Poutine, on le sait, ne fait pas dans la dentelle. A l'écouter, la Russie ne fait que se défendre en envahissant l'Ukraine ; Zelensky est un brigand ; l'Amérique et son Otan veulent imposer aux Slaves un impérialisme dont la première cible est la Sainte Russie.
Mais en face, l'heure est aussi aux slogans. Sur fond de vérités simplifiées, l'enjeu est d'obtenir l'adhésion des opinions européennes, à juste titre émues par les images d'atrocités commises contre des civils, à un soutien inconditionnel à Kiev. Une sorte de guerre juste de l'Occident par procuration.
Ces simplifications réciproques ne doivent ni nous scandaliser ni interdire la réflexion. Même une cause légitime a besoin de slogans: c'est la guerre et l'Ukraine se bat pour son intégrité. Poutine, lui, joue son pouvoir et peut-être sa vie.
Cependant, quand chaque camp peint ainsi la réalité à ses couleurs, quand l'enjeu n'est plus que la lutte du bien contre le mal, chaque surenchère ferme pourtant une nouvelle voie de résolution de la crise. Lorsque la guerre ne sera plus dans l'intérêt de l'un ou l'autre camp, voire des deux, les diplomates devront se dépatouiller de ces demi-vérités, de ces exagérations et de ces occultations aussi volontaires que provisoirement nécessaires de la réalité.
Quoi qu'on puisse en penser, cette crise plonge en effet ses racines dans un passé lointain, classique interaction entre les causes profondes et les causes directes. Avoir à l'esprit les premières n'excuse rien ni personne mais permet de comprendre les problèmes dans leur profondeur.
Les gestionnaires de l'immédiat diront que l'on s'en moque et que seuls comptent les faits et l'émotion qu'ils génèrent ; que seule doit être prise en compte la personnalité cynique et cruelle du nouveau tsar ; que l'urgence est de mettre fin à son ambition impériale. C'est évidemment nécessaire pour gérer le court terme, encore qu'on puisse exiger de nos dirigeants qu'ils aient en tête quelques notions historiques et géopolitiques pour garder la tête froide et comprendre leur adversaire, ce qui est le b.a.-ba d'une bonne négociation.
L'histoire ne donne aucune solution directe, mais permet d'avoir en toile de fond ce qui est enraciné chez les uns et les autres, car ce qui est enraciné ne peut jamais être effacé à court terme. Voici donc quelques sujets de réflexions qui ne constituent pas des excuses pour Vladimir Poutine et sa clique. Précision importante en ces temps où le moindre mot de travers vous envoie dans la case des «complices des méchants».
Le premier élément qu'il faut garder à l'esprit est l'importance de l'histoire dans la culture politique et populaire russe. Elle est d'ailleurs soigneusement entretenue et souvent dévoyée par les régimes successifs. Ça n'est pas pour rien que Vladimir Poutine a justifié l'attaque de l'Ukraine dans un long texte à prétention historique, une histoire à laquelle il tord le bras mais qui a un écho majoritairement positif dans son peuple.
Dans le même ordre d'idées, on s'étonne parfois du faste déployé le 9 mai par les autorités russes pour le défilé de la victoire. Sur la place Rouge et dans tout le pays, on se souvient ce jour-là des sacrifices inouïs consentis par un peuple qui perdit sans doute près de 20 millions d'hommes et connut plusieurs centaines d'Oradour-sur-Glane. La responsabilité et les erreurs de Staline dans l'hécatombe sont noyées par la fierté et le chagrin. Ne pas le savoir ou, pour être concret, mépriser de s'y rendre pour des raisons d'actualité –comme l'a fait François Hollande en 2015 pour le 70e anniversaire -, c'est humilier non pas Poutine, mais chaque Russe individuellement.
Et lorsque Poutine traite les Ukrainiens de «nazis», c'est ce ressort qu'il utilise, reprenant l'antienne soviétique de la complicité objective de l'Occident avec Hitler. Nos diplomates de bureau et nos chroniqueurs haussent les épaules lorsque nos ambassadeurs, leurs conseillers de terrain et les russologues tentent de le leur rappeler. Cette morgue assez courante en Occident, contribue à renforcer ce que les spécialistes appellent le «tropisme eurasien» des Russes.
De quoi s'agit-il ? L'Eurasie est certes avant tout une réalité géographique qui veut que l'Europe et l'Asie soient un seul «continent». Mais les théoriciens et publicistes russes se sont depuis longtemps saisis de ce concept qui, selon eux, donne à la Russie une mission spéciale. C'est, après d'autres, l'idée d'Alexandre Douguine, un politologue nationaliste bien en cour auprès de Poutine, qui s'inspire en la détournant de la théorie du britannique Halford Mackinder (1861-1947). Selon eux, l'espace eurasien est appelé à s'unir autour de la Russie ou d'un axe russo-turc, complété d'alliances «asiatiques» avec l'Iran et la Chine. «Monde du milieu» pour Mackinder, l'Eurasie est ainsi «le pivot géographique de l'histoire». Douguine en tire la conclusion que seule la Russie pourrait l'unifier. Poutine y croit, et avec lui son entourage et une grande partie de la doctrine géopolitique russe. C'est le fondement théorique essentiel de l'ambition impériale.
Selon cette doctrine, le monde non-russe a compris et craint cette importance historique de la Russie. Il y répond depuis toujours par une politique d'encerclement. Inquiets des progrès et de la puissance russes, l'Occident, la Chine et la Perse ne peuvent que s'unir pour la contenir. Et Moscou doit tout faire pour l'empêcher. Elle y répond par la diplomatie et souvent par des actions militaires. Car il est vital de «briser le siège».
Et d'abord en Asie centrale. Les règnes de Pierre le Grand et de Catherine la Grande ont ici marqué depuis trois siècles la politique russe et soviétique, avec la conquête ou la domination des espaces kazakh et ouzbek, œuvre achevée à la fin du XVIIIe siècle. Les bolcheviques ont prolongé purement et simplement cette mainmise, au prix de sévères répressions, mal amorties par une politique des nationalités en trompe-l’œil.
Ce schéma éclata à la chute de l'URSS avec l'accession de ces anciens dominions à l'indépendance, mais ce pôle reste aujourd'hui dans la zone d'influence russe. Poutine n'entend pas en discuter. Les dirigeants de ces pays l'ont bien compris qui, s'ils veulent la paix, doivent se soumettre aux exigences du nouveau tsar. Sur l'affaire ukrainienne, on fait quasiment silence dans ces contrées pour ne pas froisser l'ours.
Le deuxième axe pour briser «l'encerclement» est l'alliance, toujours difficile, avec la Chine. Les relations entre les deux pays ont formellement commencé en 1619 avec la réception d'envoyés russes à la cour impériale chinoise. Jusqu'à la rupture sino-soviétique, en 1961, les deux puissances entretenaient des relations essentiellement commerciales mais plutôt amicales, à quelques accès de fièvre près. Elles se sont refroidies sous Nikita Khrouchtchev, vrai-faux déstalinisateur (ce que les Chinois n'aimaient pas), et ont abouti à un bref, mais violent conflit frontalier en 1969. Lorsque Pékin voulut se rapprocher des États-Unis, dans les années 1970, la Russie ressentit à nouveau le risque d'encerclement, d'autant qu'en Europe, l'Otan resserrait sa pression.
Il fallut attendre la mort de Mao en 1976 pour que les tensions s'apaisent. La relance de la politique sino-russe traditionnelle a aujourd'hui abouti, même si les relations restent celles des intérêts: «partenariat constructif» en 1996, traité «d'amitié et de coopération», création de l'Organisation de coopération de Shanghai (OCS), avec le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan et l'Ouzbékistan pour contrer l'influence des États-Unis en Asie centrale, en 2001, etc. En décembre 2017, les deux pays se sont engagés à approfondir leur coopération militaire. Si l'on y ajoute les relations nouées entre la Russie et l'Iran, même avec difficultés, Poutine est rassuré sur son flanc est. La Chine voit dans le Donbass et la Crimée le «Taïwan» de l'hôte du Kremlin et se tient coite. Rassuré de ce côté, Poutine peut s'occuper de l'Europe.
Catherine II a entamé il y a 240 ans le renforcement du flanc ouest de son empire en achevant la conquête des steppes situées au bord de la mer Noire. La Crimée fut annexée à l'empire en 1783. La tsarine et ses successeurs, y compris communistes, repoussèrent leurs frontières vers l'ouest grâce au partage ou à l'occupation indirecte de la Pologne, tandis que la «Petite Russie» (Ukraine) et la «Russie blanche» (Biélorussie) étaient désormais entièrement en territoire russe.
Ces deux siècles et demi ont laissé des traces dans la façon dont ses dirigeants voient la Russie et sa place en Europe. Cette certitude a été remise en cause par l'éclatement de l'URSS. Pour les élites –Poutine n'a cessé de le répéter– et même à certains égards le peuple russe, ce fut un traumatisme: réduction du territoire, délitement de la zone d'influence, abaissement de la puissance, désastre économique, menace directe de l'Otan sans cesse élargie.
Ils oublient trop facilement que loin de vouloir la dépecer, l'Occident a tenu la Russie à bout de bras, à coups de milliards, certes en contrepartie de l'abandon de sa politique d'expansion européenne, mais tout de même de façon décisive. N'empêche que Poutine a fait un argument de cette légende de l'étranglement par l'Occident qui a suivi l'exclusion de son pays de l'espace européen.
L'Europe reste en ce sens un terrain essentiel de la diplomatie et des ambitions russes. Depuis Pierre le Grand et Catherine II (toujours eux), la Russie a vis-à-vis de l'occident européen une politique relativement stable, à laquelle ni les tsars du XIXe siècle, ni Staline, ni Brejnev, ni Poutine n'ont renoncé. En gros, ils ont tous voulu être considérés comme «Européens» à part entière. En plus des efforts de civilisation et de relative modernisation économique, il leur a fallu développer des ambitions spécifiques et pas toujours pacifiques. Pour être Européens, il leur fallait avancer vers l'ouest (Pays Baltes et Pologne), être accepté dans les affaires occidentales (Allemagne). Comme les unions dynastiques ne suffisaient plus, ce furent les armes qui parlèrent, avec succès à la fin du congrès de Vienne (1815) et de la Seconde Guerre mondiale. Le reflux des années 1990 a été vécu comme un drame historique.
Autre facteur, les Russes ont toujours cherché un accès aux mers chaudes et, au premier chef, à la Méditerranée, en avançant vers les Balkans, en se frottant à l'Empire ottoman et en prenant des positions stratégiques. Que l'on regarde le nombre de conflits russo-turcs, jusqu'à la fin du XIXe siècle pour se convaincre de ce projet. Après d'autres tentatives manquées à Malte (1800) ou dans les îles ioniennes (1807-1815), des guerres incessantes pour les Détroits et, finalement, l'apaisement russo-turc, ils obtinrent les bases tant souhaitées en Syrie, à Tartous et Hmeimin. Le soutien de Poutine au dictateur syrien trouve ici aussi de profondes racines historiques, spécifiquement russes et non issues d'une pseudo-ligue des dictateurs. Nul n'en a tenu compte. Pis, les Américains prétendaient expulser les Russes de ces points essentiels en Méditerranée.
L'histoire n'est décidément pas que le passé, on peut s'en apercevoir au travers de ce bref et –ô combien– incomplet panorama de l'histoire diplomatique russe. Au moment du règlement du conflit actuel, s'il sera nécessaire évidemment de rétablir l'Ukraine dans ses droits (et aussi ses devoirs, auxquels elle a parfois manqué), il ne faudra pas non plus négliger les facteurs géopolitiques et historiques. La nostalgie de la grandeur de l'Empire des tsars et de l'Union soviétique, le traumatisme des années 1990, la réalité séculaire des zones d'influence, l'accueil de la Russie dans une Europe stabilisée pour éviter de la pousser vers l'est devront servir de toile de fond aux négociations.
On conçoit bien que ces impératifs fleurent la quadrature du cercle. Ils n'en sont pas moins à prendre en compte. Car après Poutine, un autre viendra, qui ne changera pas l'histoire de la Russie.
Thierry Lentz (Figaro Vox, 5 juillet 2022)