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  • Repenser la fin de la Renaissance...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte de Jean Montalte, cueilli sur le site de la revue Éléments, qui nous livre une relecture cyclique de l’histoire européenne.

     

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    Repenser la fin de la Renaissance

    Cet article s’efforce de dessiner à grands traits des philosophies et courants de pensée complexes. Chaque paragraphe demanderait pour lui-même un développement spécifique. Ce n’est pas l’objet de ce texte, qui se veut synthétique et ne peut se substituer à l’étude en détail des courants abordés. La perspective du temps long et d’un cadre historique large accentue la nécessité d’un approfondissement ultérieur et d’une étude des ouvrages cités au fil du texte.

    Le sentiment de vivre une époque crépusculaire pour la civilisation européenne a été partagé par des esprits aussi divers que prestigieux : Paul Valéry, Frédéric Nietzsche, Oswald Spengler, Marcel De Corte, Nicolas Berdiaev, et plus récemment Jean-François Mattéi. Hegel écrivait dans La Phénoménologie de l’esprit : « La frivolité, ainsi que l’ennui, qui s’installent dans ce qui existe, le pressentiment vague et indéterminé de quelque chose d’inconnu, sont les prodromes de ce que quelque chose d’autre est en marche.1 »

    Peu après la révolution d’Octobre 1917, le philosophe russe Nicolas Berdiaev estimait que cette crise de la culture annonce la fin de la Renaissance, des idéaux qui en sont issus et la faillite de l’humanisme anthropocentrique. Le dépassement de cette crise ne pourrait s’effectuer, selon lui, qu’à partir d’un recours aux principes spirituels qui animaient et orientaient l’existence de l’homme médiéval, afin de susciter ce qu’il appelle le « nouveau Moyen Âge ». Ce constat d’une fin et ce souhait d’une résurrection font écho à la philosophie de Vico (philosophe italien du XVIIIe siècle) qui discernait dans l’histoire de toute civilisation trois cycles successifs : l’âge des dieux, l’âge des héros et l’âge de l’homme.

    En ce qui concerne le cycle historique qui nous occupe, à savoir la civilisation chrétienne d’Occident, l’âge des dieux correspond aux premiers siècles d’évangélisation qui ont suivi la prédication du Christ, l’élaboration doctrinale de la foi chrétienne par les Pères de l’Église et les premiers conciles sous l’Empire romain ; l’âge des héros correspond à l’ère médiévale, la chevalerie, le cycle d’Arthur, les croisades où foi et vertu de force vont de pair ; enfin l’âge de l’homme est inauguré par la Renaissance – « l’égorgement du Moyen Âge par les savantasses bourgeois de la Renaissance », selon le mot de Léon Bloy – dont nous pensons que l’antihumanisme de la postmodernité (Michel Foucault), de la déconstruction (jusqu’à la farce de l’antispécisme), annoncent la fin du cycle historique. Jean-François Mattéi a, dans L’Homme dévasté, décrit l’agonie de l’humanisme philosophique. En somme, dans une filiation nietzschéenne assumée, Michel Foucault considérait que le cadavre de Dieu ne pouvait qu’être suivi par le cadavre de l’Homme. Quoi de plus normal ? Sartre ne disait-il pas qu’il ne pouvait y avoir de nature humaine puisqu’il n’existait pas de Dieu pour la concevoir ?

    Mort de Dieu, mort de l’Homme

    La mort de la figure symbolique de l’homme pourrait n’être que funèbre et signifier la victoire définitive du nihilisme européen prophétisé par Nietzsche. Seulement Nietzsche distinguait deux aspects du nihilisme : l’un actif, signe d’un accroissement de puissance et de force ; l’autre passif, signe d’un déclin et d’un affaiblissement. La déconstruction de l’homme peut tout aussi bien renvoyer à la fin de l’âge de l’homme dont parle Vico et, si nous suivons la pensée de ce dernier, annoncer un ricorso, c’est-à-dire un retour de l’âge héroïque au terme de la décomposition de l’humanisme, celui du dernier homme de Nietzche qui a perdu tout centre de gravité, toute orientation, qui ne sait plus enfanter d’étoile. Maurras pensait que les mécanismes de l’histoire étaient héroïques…

    Aux XVe et XVIe siècles, se produisit une rupture au sein de la civilisation européenne qui brisa son unité. Deux mouvements spirituels inaugurèrent le monde moderne qui, bien qu’antagonistes, firent éclater la chrétienté médiévale : la Renaissance humaniste et la Réforme protestante. Si la Renaissance puise son inspiration dans la source antique en rompant avec la souveraineté intellectuelle de la théologie scolastique pour susciter une libération ou autonomie des savoirs profanes à l’égard de la sacra doctrina, la Réforme opère une rupture plus radicale encore. En effet, Luther ne se révolte pas seulement contre l’autorité de l’Église et de la théologie médiévale, mais contre la raison elle-même. Cette « catin », selon sa propre expression. En somme, le protestantisme proteste, il est purement négatif. Le philosophe Pierre Bayle, interrogé sur sa philosophie par le cardinal de Polignac, lui fit cette réponse : « Je suis protestant dans toute la force du terme ; je proteste contre toutes les vérités.2 » La politique de la tabula rasa la plus absolue… Le philosophe Berdiaev résume cette opposition ainsi : « La Renaissance n’a été ni révolte ni protestation, elle a été création. C’est en cela qu’est la beauté de la Renaissance, c’est en cela qu’est sa signification éternelle. La Réforme, elle, fut davantage révolte et protestation que création religieuse, elle était dirigée contre la continuité de la tradition religieuse.3 »

    Si la Réforme et la Renaissance accusent des physionomies nettement distinctes (pessimisme foncier à l’égard de l’homme irrémédiablement corrompu par le péché originel d’un côté ; exaltation de l’homme, de sa liberté et de ses forces créatrices de l’autre), elles n’en ont pas moins contribué toutes deux à accoucher du monde moderne et capitaliste que nous connaissons. Les analyses de Max Weber sont bien connues quant à la filiation protestante du capitalisme. Nous voudrions montrer comment et en quoi le rôle joué par ce que le philosophe marxiste non orthodoxe Ernst Bloch a appelé la philosophie de la Renaissance a été décisif dans l’apparition d’une nouvelle figure humaine consubstantielle au monde techniciste qui est le nôtre : l’homo faber.

    1) L’homo faber

    La philosophie médiévale – dont l’esprit fut dégagé par Étienne Gilson – accordait, en continuité avec la civilisation hellénique, un primat à la vie contemplative sur la vie pratique. La vie contemplative était considérée comme plus propre à conférer une vie bonne, à permettre une réalisation spirituelle et à conquérir les plus hauts sommets de l’être. Aristote l’enseigne dans son Éthique à Nicomaque ; et l’ère médiévale de type sacral honorera le moine comme l’homme le plus achevé.

    C’est une toute autre sorte de sentiment qui tendra à prédominer à partir de la Renaissance et qui perdure aujourd’hui. L’architecte Alberti aura cette formule significative qui exprime bien ce changement de paradigme : « L’homme est créé pour agir, l’utilité est sa destinée. » Ernst Bloch identifie la Renaissance avec la floraison des débuts du capitalisme, elle-même associée à l’apparition de l’homo faber. Ernst Bloch ne cache pas l’enthousiasme que lui font éprouver les courants philosophiques qui permirent ou accompagnèrent l’émergence du capitalisme, tant les conceptions marxistes et capitalistes sont solidaires sous quantité d’aspects, à commencer par le matérialisme et la démonie de l’économie épinglée par Julius Evola. Voici ce qu’écrit Ernst Bloch : « L’activité est le nouveau mot d’ordre. L’homme nouveau travaille, il n’a plus honte de travailler. L’interdit que la noblesse avait jeté sur le travail, considéré comme dégradant et déshonorant, est levé ; on assiste à la naissance de l’homo faber qui, sans avoir pleinement conscience du changement survenu, transforme le monde par son activité. L’économie des débuts du capitalisme s’impose résolument, la bourgeoisie citadine alliée à la royauté s’acheminant vers l’absolutisme met un terme au féodalisme chevaleresque.4 » Puis : « Le capital commercial adopte une attitude plus entreprenante, les Médicis créent à Florence la première banque. Les entreprises manufacturières s’imposent à côté et contre les entreprises artisanales ; on commence à calculer les coûts, puisqu’il ne s’agit plus d’approvisionner seulement le marché local mais d’expédier au loin ses produits. L’économie de marché des débuts du capitalisme fait son apparition en Italie ; c’est en Italie que les contraintes économiques de l’époque féodale ont été pour la première fois écartées ; c’est de l’Italie qu’est partie la Renaissance. Elle a apporté deux faits nouveaux : la conscience de l’individu telle qu’elle s’est développée à partir de l’économie capitaliste individuelle face au marché fermé des corporations ; l’impression d’immensité qui a remplacé l’image du monde artificiel et fermé de la société féodale et théologique.5 »

    Ce n’est pas tant le domaine de l’agir qui supplante celui de la contemplation. L’intelligibile et l’agibile sont remplacés par le factibile. C’est la raison poétique au sens aristotélicien du terme, c’est-à-dire fabricatrice, qui occupe le devant de la scène, au détriment de la raison spéculative et morale. La Renaissance italienne est communément et presque exclusivement associée à une renaissance des arts et des lettres. Sans être fausse, cette vue est partielle. Le domaine du faire, parfois jusqu’à l’artificiel, s’est conquis un empire quasiment sans partage, tant dans les disciplines artistiques que scientifiques, techniques et commerciales. La grande affaire est de créer, de construire et d’inventer. La conception traditionnelle du savoir comme soumission au réel et ordination réceptive à l’être s’abolit. Le cartésianisme et le kantisme radicaliseront plus tard cette tendance dans ce que l’on nommera le tournant subjectif de la modernité. Hutten, dans son exaltation, s’écrie : « La science prospère, les esprits se heurtent de face, c’est un plaisir de vivre !6 » Il s’agit d’une science quantitative qui naît alors, énoncée dans un langage logico-mathématique, qui n’a plus pour objet l’être même des choses. Einstein affirmera dans L’Évolution des idées en physiques : « Les concepts physiques sont des créations libres de l’esprit humain et ne sont pas, comme on pourrait le croire, uniquement déterminés par le monde extérieur.7 » Et Max Planck : « La clairvoyance du savant provient uniquement de ce que ce monde [de la physique] n’est rien d’autre qu’une image de monde réel créé par l’esprit humain qui, pour cette raison, en a évidemment une connaissance parfaite et la domine dans ses détails.8 »

    2) Individualisme

    Avec la Renaissance surgit l’individu. Dans le monde traditionnel prédominait ce que Julius Evola nomme l’impersonnalité active, l’effacement du moi devant les qualités intrinsèques de l’œuvre à produire. Les moines chartreux ont conservé cette mentalité aujourd’hui encore en signant leurs écrits spirituels par cette unique inscription : « Un chartreux ». À la Renaissance, on commence à s’intéresser aux artistes, à leur nom. Ernst Bloch relève que « l’invention du violon, dont le registre est aigu, marque la victoire de l’individu, une victoire qui se traduit au plan économique par la figure de l’entrepreneur9 ». Il est significatif que le philosophe médiéval saint Thomas d’Aquin ait placé dans la matière – plus précisément la matière désignée (materia signata) – le principe d’individuation (ce qui fait qu’un individu est celui-ci et non un autre). À rebours, la notion de personne est ainsi définie par Boèce : « substance individuelle de nature rationnelle ». La personne se distingue par la raison, faculté spirituelle ; l’individu par cette chair et cet os, éléments matériels. Les philosophes médiévaux ont mis en valeur la personne, non l’individu, car l’individualisme est parfaitement incompatible avec la vision holiste – qu’il ne faut pas confondre avec le collectivisme – qui était la leur.

    3) Anthropocentrisme

    Le point de mire de la Renaissance, c’est l’homme. Bien plus qu’héliocentrique, cette époque fut anthropocentrique. L’homme se sent las des exigences spirituelles que faisaient peser sur lui la société médiévale, toute adonnée à la conquête du ciel. L’homme de la Renaissance, en se détachant des finalités transcendantes fixées par la tradition chrétienne théocentrique, est bien décidé à conquérir l’ici-bas, se délecter des richesses que lui prodigue la nature, congédier un ascétisme dont les rigueurs lui deviennent insupportables. C’est jusque dans la théologie que ce déplacement du centre de gravité s’opère. Luis de Molina, le célèbre théologien espagnol du XVIe siècle, inventa alors une nouvelle théorie de la prescience divine et des relations entre la grâce et la volonté créée. Le molinisme attribue à la créature humaine une part d’initiative première dans l’ordre du bien et du salut. Ce qui nous ramène à une forme édulcorée de pélagianisme. « Jusque-là, écrit Jacques Maritain, le chrétien catholique avait pensé qu’il a bien l’initiative de ses actes bons, et de ses actes bons tout entiers, mais une initiative seconde, non première. Dieu seul en ayant la première initiative ; et nos actes bons étant ainsi tout entiers de Dieu comme cause première et tout entiers de nous comme cause seconde libre.10 »

    L’homme européen de la Renaissance semble vouloir régner sur les larges régions de son être, ainsi que sur la nature. Ce genre d’effusions ne va pas sans vertiges et l’idée d’infini lui fournira de quoi étourdir son esprit et ses sens.

    4) Infini

    Jusqu’alors, la cosmologie traditionnelle avait hérité de la Grèce la notion d’un Cosmos fini. L’idée d’associer infini et perfection rebutait la mentalité hellénique. Le monde classique se repose dans le sens d’un ordre fini, mesuré ; limites et formes agencent sa beauté, à l’image des vertus qui consistent dans une médiété (le juste milieu) entre l’excès et le défaut, selon Aristote. Le système de Ptolémée est battu en brèche par la révolution copernicienne ; Giordano Bruno reprendra de Nicolas de Cues l’idée d’un univers infini ; la représentation d’un Cosmos ordonné et clos s’évanouit. « À l’aurore de la pensée grecque, nous dit Albert Camus, Héraclite imaginait déjà que la justice pose des bornes à l’univers physique lui-même. “Le Soleil n’outrepassera pas ses bornes, sinon les Érinyes qui gardent la justice sauront le découvrir.”11 » L’infini qui ne convenait auparavant qu’à Dieu investit l’univers physique, avant de passer, beaucoup plus tard – chez les romantiques – dans l’univers moral et poétique. L’une des sources de ce que Dominique Venner appelait la métaphysique de l’illimité se fait jour. C’est à partir des ruines de l’édifice médiéval éboulé qu’a prospéré cette métaphysique. Berdiaev : « L’homme perd ses formes, ses limites, il est sans défense contre la mauvaise éternité du monde chaotique.12 » Avant d’effrayer Pascal, les espaces infinis galvanisèrent la volonté de puissance frénétique de l’homme de la Renaissance.

    5) Les prodromes du machinisme

    Si Descartes voulait, par sa méthode, rendre l’homme « comme maître et possesseur de la nature », la Renaissance en a fourni les conditions de possibilité. La Renaissance est féconde en innovations techniques, le XVIe siècle est prodigieusement inventif. Simone Weil voyait dans les victoires de l’homme moderne sur l’univers physique le résultat d’une prière exaucée : l’homme, pour avoir concentré son attention sur la matière, trouva ses vœux exaucés par la matière. L’historien Georges Bordonove a fait l’inventaire non exhaustif des réalisations techniques de cette époque : « On rationalise l’exploitation des mines par l’emploi des boisages et des chariots sur rails. On améliore l’affinage des métaux et on découvre les laminoirs. On découvre aussi le rabot de menuisier. On fabrique les aiguilles en série. On trouve la recette du verre incolore. Les teinturiers utilisent la cochenille et les bois exotiques. Les paysans se lancent dans la culture du melon, de l’artichaut, de la betterave et de la carotte, des groseilles et des framboises. Les industriels textiles connaissent une prospérité sans précédent. C’est Léonard de Vinci qui a imaginé un balancier pour le dévidage de la soie. Les Allemands inventent le ressort à spirale, fabriquent les premières horloges et les “œufs de Nuremberg” qui sont les premières montres. Mais ces progrès ont aussi leur revers : on améliore la qualité de la poudre et des canons ; on invente des armes meurtrières ; on fabrique des arquebuses et autres machines à tuer. Pour obtenir un meilleur “rendement”, on se préoccupe de la balistique. Vinci lui-même et Dürer s’occupent de chars d’assaut et de fortifications.13 »

    Ce siècle aurait fait hennir d’effroi le stoïcien Sénèque pour qui il y a « une incompatibilité foncière entre la sagesse et les techniques ». Si ce propos nous paraît exagéré, il n’est pas niable que la technicisation inhérente à la vie moderne a fait reculer les frontières de l’humain. Ce qui fit dire à Bernanos qu’un monde gagné pour la technique était perdu pour la liberté. Imputer à la Renaissance le machinisme du « stupide XIXe siècle » serait excessif tant il y va dans ce dernier siècle d’une dialectique d’auto-négation de la Renaissance, selon l’expression de Berdiaev ; et que l’effervescence vitale ne doit pas être confondue avec son processus de mécanisation mortifère. Cependant, l’un est impossible sans l’autre, même si cela s’accomplit sur le mode de la trahison. Berdiaev écrit dans La fin de la Renaissance : « Pensaient-ils que la conséquence de leur sentiment moderne de la vie, de leur rupture d’avec les profondeurs spirituelles et le centre spirituel du Moyen Âge, de leurs entreprises créatrices serait le XIXe siècle avec ses machines, avec son matérialisme et son positivisme, avec le socialisme et l’anarchisme, avec l’épuisement de l’énergie créatrice spirituelle ? Léonard, peut-être l’artiste le plus extraordinaire du monde, est coupable de la machinisation et de la matérialisation de notre vie, de sa désanimation, de la perte de son sens suprême. Il ne savait pas lui-même ce qu’il préparait.14 » Et plus loin : « La machinisation de la vie détruit la joie de la Renaissance et rend impossible toute surabondance créatrice de la vie. La machine tue la Renaissance. La culture pleine de symbolisme sacré meurt.15 »

    La Renaissance, qui était vie à profusion, se résorbe dans un monde désincarné, dévitalisé et mécanisé qui la coupe de son mouvement originel ; mais qu’elle n’a pas moins contribué à engendrer. La déesse Némésis qui châtie la démesure ne ménage pas sa cruauté. Lorsque l’homme vient à méconnaître ses limites, les ressorts de son être se brisent. Il ne perdure qu’à la faveur des prothèses techniques qu’il s’est forgées. Le transhumanisme saura faire son miel du trouble jeté dans l’âme humaine, pour achever de la détruire. L’homme tend à se mécaniser à mesure qu’il se désincarne, compensant son vide par le virtuel et la technique dont il devient le serf. Lui qui fut toujours un animal industrieux est en train de devenir un animal industriel ; de producteur, il se fait produit : dérisoire transmutation alchimique ! La comparaison du funeste Pierre Bergé entre les bras de l’ouvrier et le ventre d’une mère (« Louer son ventre pour faire un enfant ou louer ses bras pour travailler à l’usine, quelle différence ? ») n’est pas un accident ou une bévue d’excentrique, mais l’expression de l’esprit du temps. Le philosophe postmoderne Gilles Deleuze n’écrivait-il pas : « Pourtant ce sont des machines, pas du tout métaphoriquement16 », en décrivant dans un vocabulaire de latrines les opérations organiques de l’homme ?

    6) Dualisme

    Une disharmonie profonde affecte l’homme de la Renaissance. Il baigne dans une atmosphère radicalement distincte de l’homme médiéval dont la vision du monde est structurée de manière aboutie par l’aristotélisme chrétien. L’homme médiéval est fait tout d’une pièce, il ne tronçonne pas analytiquement son être entre l’âme d’un côté et le corps de l’autre, le microcosme et le macrocosme. Sa vue des choses est synthétique. Pour reprendre une formule de Péguy, le spirituel est charnel. L’hylémorphisme aristotélicien enseigne que l’homme est un composé d’âme et de corps, deux substances partielles qui, unies, forment une unité ontologique. À partir de Descartes, l’union de l’âme et du corps plongeront les philosophes dans des apories insolubles, puisqu’il les définit comme deux substances complètes. Si elles s’avèrent être telles, on voit mal la nécessité de l’une d’entre elles. Ce qui fera éclore deux mouvements opposés : l’idéalisme de Berkeley et le matérialisme de La Mettrie. Le dualisme pose l’existence de deux mondes distincts qui coexistent sans s’interpénétrer : le monde intelligible ou ciel des Idées, parfaitement harmonieux, et le monde sensible qui en est une dégradation où règne le désaccord. Dualisme qui, selon le monde avec lequel nous choisissons de nous accorder, peut engendrer des attitudes politiques diamétralement opposées. Opposition qui nous fait renouer avec le combat quasi mythologique entre les Fils de la Terre et les Amis des Formes mis en scène par Platon dans Le Sophiste. Parmi les penseurs de l’époque, deux d’entre eux nous paraissent se situer dans ces alternatives : Nicolas Machiavel et Tommaso Campanella. D’un côté, l’esprit pragmatique voire cynique, les techniques de l’âpre praxis politique appliquées aux hommes concrets d’ici-bas ; de l’autre, l’idéalisme politico-théologique d’une monarchie universelle hypothétique. À propos de l’idéalisme : s’immoler à une idée fait tour à tour l’honneur et le désastre de l’homme, le sacrifice absurde et idolâtre à de fausses croyances ou l’assomption d’une âme vers ce qui la transcende. Les modernes sauront conjuguer ces approches en alliant, selon le mot de Montaigne, « opinions supercélestes et mœurs souterraines. » Les Fils de la Terre de notre ère, appliquant un machiavélisme de fait, plus vulgaire que l’original, brandissent à tout bout de champ les immortels principes de 1789, les valeurs de la République, un utopisme égalitaire et mondialiste qui n’ont rien à envier aux rêveries utopiques de l’auteur de la Monarchie du Messie, à part la grandeur de Campanella.

    7) La postmodernité : dévoilement d’un échec de la Renaissance

    L’homme conçu comme son propre fondement s’est épuisé en répudiant toute transcendance. À l’orée de la Renaissance, les forces créatrices de l’homme européen semblèrent se décupler et assurer son règne. À mesure que la modernité approfondit son mouvement d’arrachement à la Tradition, elle se dégagea des sources antiques ranimées selon un esprit nouveau par la Renaissance et des sources médiévales. Or, nous dit Berdiaev : « L’homme européen moderne vit sur des principes antiques et médiévaux, ou bien s’épuise, se dévaste et tombe. » L’antihumanisme d’un Foucault, qui est un symptôme de l’état de la culture moderne engendrée par l’humanisme classique de la Renaissance, a eu des prédécesseurs : Nietzsche et Marx bien que ce dernier, bien à tort, se réclama de l’humanisme. Nietzsche est las de ce qui est « humain, trop humain. » Il prêche l’avènement hypothétique du surhomme. L’homme doit se fixer des buts surhumains, orienter son regard vers les hauteurs ; les montagnes semblent indispensables à sa poétique. L’image de l’homme concret y agonise. Marx perçoit l’individualité humaine comme l’émanation de l’esprit bourgeois. Elle doit être dépassée en se fondant dans le collectivisme et la production de l’être générique désentravé du sentiment aliénant de l’avoir. Le surhomme nietzschéen et l’être générique marxien sont deux succédanés du Dieu perdu et deux voies du dépassement de l’homme. Il est certain que l’homme doive se dépasser ; il est certain, aux vues des menaces qui pèsent aujourd’hui sur son humanité même et ce qui la fonde (identités sexuelle, nationale, culturelle, religieuse, ethnique, etc.), qu’il doit être préservé. Ce qui nous ramène à la notion de mesure. Ce n’est certes pas en se dérobant aux vivantes mesures qui régissent son être que l’homme s’accomplira. L’avidité et la fièvre qui nous poussent à soupirer contre les justes bornes de notre puissance doivent être tenues en laisse. Dans le cas contraire, la vie et ses revers sauront nous enseigner le sens des limites et la tempérance. Le glorieux empire napoléonien – ce Napoléon que Nietzsche désignait comme la synthèse de l’inhumain et du surhumain – ne s’achève-t-il pas dans le désastre de Waterloo ? Et c’est Talleyrand, pour qui « tout ce qui est excessif est insignifiant », qui permit à la France, au congrès de Vienne, de ne pas être dépecée et de conserver sa voix dans le chœur des nations européennes.

    Jean-François Mattéi écrit dans L’Homme dévasté : « Rémi brague, dans Le Propre de l’homme, a mis en lumière l’impuissance de l’humanisme classique et de l’antihumanisme moderne à donner une légitimité à l’existence de l’homme. L’humanisme, celui de Montaigne, parce qu’il a échoué à fonder l’homme sur une vie passagère en oubliant la nécessité d’un point d’appui extérieur. L’antihumanisme, celui d’un Foucault, parce qu’il n’a pu rompre le cercle de la mort de l’homme et de la mort de Dieu. Tous deux, en repliant l’homme sur son propre vide sans lui laisser d’issue, concourent à sa disparition. “La création de soi par soi tourne à la destruction de soi par soi.” (Rémi Brague).17 »

    Il est à espérer que les lois de l’histoire dégagées par Vico soient justes. Si tel est le cas, l’Europe vit certainement les dernières heures de l’âge de l’homme. Ce qui annonce en creux la résurgence d’un âge héroïque.

    Jean Montalte (Site de la revue Éléments, 23 novembre 2023)

     

    Notes :

    1) Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Flammarion, 1996, p. 15.

    2) Joseph de Maistre, Œuvres, Robert Laffont, « Bouquins », 2007, p. 311.

    3) Nicolas Berdiaev, La fin de la Renaissance in Le nouveau Moyen Âge, L’Âge d’Homme, 1985, p. 25.

    4) Ernst Bloch, La philosophie de la Renaissance, Payot, 2007, p. 10.

    5) Ibid. pp. 10-11.

    6) Ibid. p. 9.

    7) Albert Einstein, L’Évolution des idées en physiques, Flammarion, 1948, p. 35.

    8) Cité in L’intelligence en péril de mort, Marcel de Corte, L’Homme Nouveau, 2017, p. 98.

    9) Ernst Bloch, op. cit., p. 12.

    10) Jacques Maritain, Humanisme intégral in Œuvres complètes, vol. VI, Saint-Paul, 1984, pp. 316-317.

    11) Albert Camus, « L’exil d’Hélène » in Noces suivis de L’été, Folio, 1959, p. 134.

    12) Nicolas Berdiaev, op. cit., p. 42.

    13) Georges Bordonove, François Ier, Pygmalion, 1987, pp. 9-10.

    14) Nicolas Berdiaev, op. cit., p. 22.

    15) Ibid., p. 33.

    16) Gilles Deleuze, L’Anti-Œdipe, Minuit, 1972, p. 9.

    17) Jean-François Mattéi, L’Homme dévasté, Grasset, 2015, p. 262.

    Bibliographie :

    Nicolas Berdiaev, La fin de la Renaissance in Le Nouveau Moyen Age, éditions L’Âge d’Homme (1985).

    Ernst Bloch, La philosophie de la Renaissance, éditions Payot (2007).

    Jean-François Mattéi, L’homme dévasté, éditions Grasset (2015).

    Jean-François Mattéi, Le sens de la démesure, éditions Sulliver (2009).

    Georges Bordonove, François Ier, éditions Pygmalion (1987).

    Jacques Maritain, Humanisme intégral in Œuvres complètes, vol. VI, éditions Saint Paul (1984).

    Giambattista Vico, La science nouvelle, éditions Gallimard (1993).

    Georges Bernanos, La France contre les robots, éditions Le Castor Astral (2017).

    Marcel de Corte, L’homme contre lui-même, Nouvelles éditions latines (1962).

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  • Nietzsche, un philosophe contre les systèmes...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte de Pierre le Vigan cueilli sur le site de la revue Éléments et consacré à Friedrich Nietzsche.

    Urbaniste, collaborateur des revues Eléments, Krisis et Perspectives libres, Pierre Le Vigan a notamment publié Inventaire de la modernité avant liquidation (Avatar, 2007), Le Front du Cachalot (Dualpha, 2009), La banlieue contre la ville (La Barque d'Or, 2011), Écrire contre la modernité (La Barque d'Or, 2012), Soudain la postmodernité (La Barque d'or, 2015), Achever le nihilisme (Sigest, 2019), Nietzsche et l'Europe (Perspectives libres, 2022) et La planète des philosophes (Dualpha, 2023).

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    Nietzsche, un philosophe contre les systèmes

    Les intuitions contre les grandes machines d’idées

    Nietzsche est un penseur par aphorismes, comme Gustave Thibon qui l’a beaucoup lu. Les penseurs par aphorismes passent pour des ennemis des systèmes de pensée. Nietzsche l’est assurément. Mais il n’est pas l’ennemi d’une logique, d’une continuité dans ses développements. Il en est de Nietzsche comme des philosophes radicalement sceptiques. Ces derniers sont sceptiques sur tout, sauf sur la pertinence de leur scepticisme. Ils ne sont donc pas vraiment sceptiques. De même, Nietzsche adopte une façon systémique, à défaut d’être systématique, d’être contre les systèmes de pensée. Tour d’horizon de la démarche du plus étrange des philosophes d’Europe.  

    Multiple, foisonnante, la pensée de Nietzsche obéit à des constantes. L’une est la critique des « arrières-mondes » : ceux qui consolent, ceux qui délivrent de l’obligation de vivre ici et maintenant, et de prendre ses responsabilités dans ce monde. Les arrières-monde sont ceux qui prétendent être plus « vrais » que le monde des apparences. Être plus nobles aussi que le monde des apparences. Alors que c’est tout le contraire : seul le monde des apparences est vrai, seul il est noble. Le « royaume des ombres » n’est pas celui qui agite, comme un montreur de marionnettes, le monde des apparences. C’est au contraire un monde faux. C’est un monde inférieur. Toute métaphysique est tromperie.

    Sans doute pourtant faut-il séduire. Mais autrement, par l’art, par le génie. S’il y a un « au-delà de la physique » (la métaphysique), celui-ci doit, non pas séparer corps et esprit, mais les rapprocher. Jusqu’à ne faire qu’un avec le corps. «  Pour qu’il y ait de l’art, pour qu’il y ait un acte et un regard esthétique, une condition physiologique est indispensable : l’ivresse. Il faut d’abord que l’excitabilité de toute la machine ait été rendue plus intense par l’ivresse. Toutes sortes d’ivresses, quelle qu’en soit l’origine, ont ce pouvoir, mais surtout l’ivresse sexuelle, cette forme la plus ancienne et la plus primitive de l’ivresse «  (Crépuscule des idoles, « Divagations d’un ‘’inactuel’’ », 8,  1888).

    La généalogie des idées
    Une deuxième constante de Nietzsche est la recherche de la généalogie des idées. D’où viennent-elles ? Jusqu’où faut-il remonter ? Vers quelle caverne toujours plus profonde que la précédente ?  « L’ermite ne croit pas qu’un philosophe ait jamais exprimé ses opinions véritables et ultimes dans des livres : n’écrit-on pas des livres précisément pour cacher ce que l’on porte en soi ? Il doutera même qu’un philosophe puisse avoir de manière générale des opinions ‘’ultimes et véritables’’, qu’il n’y ait pas de toute nécessité en lui, derrière toute caverne une autre caverne plus profonde. Un arrière-fond d’abîme derrière toute ‘’fondation’’. » Nietzsche poursuit : « Toute philosophie est une philosophie de surface : il y a de l’arbitraire dans le fait qu’il se soit arrêté ici, ait regardé en arrière et alentour, qu’il n’ait pas creusé plus profondément ici et ait remisé sa bêche, il y a aussi de la méfiance là-dedans. Toute philosophie cache une philosophie ; toute opinion est aussi une cachette, toute parole est aussi un masque. » (Par-delà le bien et le mal, par. 289).  Quelle est la profondeur et le contenu de l’iceberg dont nos affirmations ne font émerger qu’une petite partie. C’est la question à laquelle Nietzsche nous invite à répondre.

    C’est-à-dire qu’il faut se poser la question des autres idées que peuvent cacher nos idées, mais aussi des pulsions, des affections ou désaffections, des espoirs déçus qu’elles dissimulent, souvent bien mal. C’est la question du ressentiment, et c’est l’origine de la pensée du soupçon. Nietzsche penseur du soupçon avec Freud et Marx : on l’a souvent dit, et avec raison. Se poser la question de la généalogie des idées, c’est soupçonner, surtout si ces idées sont « généreuses » qu’elles dissimulent des souhaits plus prosaïques, plus médiocres, de revanche sociale, ou intellectuelles, et des frustrations qui cherchent à être comblées. Freud n’est pas loin mais aussi les moralistes du XVIIe siècle, sans parler de ceux de l’Antiquité, comme les stoïciens et les épicuriens. De là un scepticisme de Nietzsche sur la rationalité des affirmations  de philosophes. Aucun d’entre eux n’a jamais eu, selon Nietzsche, des « opinions ultimes et véritables ». Il ne s’exclut pas de ce diagnostic.

    Nominalisme

    Refus des arrières-monde, méthode généalogique, mais aussi nominalisme. Ce troisième aspect, cette troisième constante de la pensée de Nietzsche consiste à considérer que la réalité est « avant tout un effet de langage ».  Le langage ne dit jamais toute la vérité. Il est un écran qui nous la cache. Il entrave nos volontés de radicalité : « Je crains que nous ne puissions nous débarrasser de Dieu, parce que nous croyons encore à la grammaire. » écrit Nietzsche dans Le crépuscule des idoles (« La raison dans la philosophie », 5). Les concepts recouvrent la réalité comme les mouches les cadavres. Le langage est une construction. Les mots ne sont pas les choses. Il faut assumer cette dimension constructiviste du langage. Il faut même en jouer. Mais elle a une conséquence : il ne faut pas trop prendre au sérieux les idées, et les systèmes d’idées.  « Je me méfie de tous les faiseurs de système et m’écarte de leur chemin. L’esprit de système est un manque de probité. » (Crépuscule des idoles, par. 26).

    De là Nietzsche tire la conclusion de la supériorité du sensible sur l’idée, sur l’intellectuel. Supériorité de l’image sur l’idée, supériorité du son sur la démonstration. « Qui songerait à réfuter un son ? » dit-il (Le Gai savoir, par. 106). Le refus des systèmes, et surtout le droit de se contredire est la quatrième constante de ce que l’on pourrait appeler la logique de l’anti-systémisme de Nietzsche. Mais cela n’a rien d’un droit à la gratuité ou à l’absurdité des affirmations que Nietzsche s’octroierait. Il s’agit de tenir compte de la possibilité de plusieurs lectures différentes d’un propos, et de la possibilité de plusieurs niveaux de lecture.  « On ne tient pas seulement à être compris quand on écrit, mais tout aussi certainement à ne pas l’être. », écrit-il (Le Gai savoir, par. 381).

    La pluralité possible et souhaitée des interprétations de ses propres propos est la cinquième constante de Nietzsche. Son fondement est le perspectivisme. Ce que je dis n’a de sens que mis en perspective. C’est la règle que je m’applique et que chacun doit appliquer à sa lecture. Les idées ont moins un sens en soi que pour soi (pour parler dans les termes de Kant), en fonction de ce que l’on est, de ce que l’on voit, et plus encore de ce que l’on veut voir.  Théorie (theoria) veut dire vision. Or, une vision n’est pas neutre.  Voilà ce que nous dit le professeur de Bâle devenu l’Européen itinérant. Telles sont les cinq constantes de Nietzsche. Le reste en découle. Et le reste, c’est l’évolution de Nietzsche. Ce sont ses basculements, de l’éloge de Schopenhauer à une critique serrée, de l’apologie de Wagner à de sérieuses réserves exprimées avec la vigueur coutumière à Nietzsche. Evolution cohérente car, de ces constantes, il découle que « tout s’écoule », c’est-à-dire que tout change, tout se transforme. Tout s’écoule et il arrive même que « tout s’écroule ». Mais tout renait. Sous une autre forme. Mais Nietzsche n’a jamais dit que les transformations arrivaient n’importe comment. Elles suivent des lois, qui sont notamment les lois de l’énergie.

    Nécessité du Vouloir-Vivre

    Voyons Schopenhauer. Nous sommes mus par le Vouloir-Vivre, dit-il et Nietzsche garde cette idée. Et quand Schopenhauer explique que ce Vouloir-Vivre est cause de toutes nos souffrances et qu’il faut donc s’en débarrasser, Nietzsche se sépare de Schopenhauer et affirme au contraire la nécessité de ce vouloir-vivre, qu’il faut affermir et remettre au feu encore et encore. L’idée complémentaire de l’existence de ce Vouloir-Vivre, déploré par Schopenhauer, chanté par Nietzsche, est que nous ne sommes pas complètement conscients des déterminations de notre pensée. De même que Clausewitz parle d’un « brouillard de la guerre » c’est-à-dire des impondérables et des conséquences inattendues de décisions, Nietzsche nous fait comprendre, à la suite de Schopenhauer, qu’il y a un « brouillard de la pensée ». Mais celui-ci ne se dissipe pas en ayant recours au domaine de la pensée elle-même. Il faut recourir pour dissiper quelque peu ce brouillard à une mise en contexte (en situation, dira Sartre)) de la pensée. Celle-ci se fait avec le corps et avec la santé. Pour Nietzsche, l’état de notre corps a un rapport étroit avec la pensée que l’on produit. Le corps façonne l’esprit.

    Mais Nietzsche renverse aussi la proposition. La pensée doit arriver à produire la grande santé. Pour cela, il faut ausculter notre santé comme notre maladie, et l’un à la lumière de l’autre. Nos ressentis doivent être analysés comme des symptômes, soit de santé soit de maladies. Le philosophe doit ainsi devenir un « médecin de la culture ».   En tant que tel, son rôle est notamment de lutter contre le nihilisme. Celui-ci peut être passif : ne croire en rien. Il peut être actif : vouloir que personne ne croit en quelque chose. Le nihilisme peut être plus subtil quand il consiste, nous dit Nietzsche, à favoriser la croyance est des idéaux trompeurs, comme la foi en la science et au progrès (Auguste Comte), en une société sans classe et « socialiste » (Marx), en une « loi morale » et un impératif catégorique (Kant), et, en remontant plus loin, en le « monde des Idées » de Platon, qu’il distingue du monde sensible. Etc. Refuser le nihilisme, c’est aussi cela : refuser de suivre ces voies toutes tracées, représentées par des « idéaux » trop faciles et trompeurs. Ces idéaux prétendent réagir contre l’ « injustice » de la vie, contre son imprévisibilité. Ils sont trompeurs, mais ils posent une bonne question : que faire de l’imprévisible ? Du tragique de l’existence ? De l’injustice de l’existence ?  Il faut l’accepter, nous dit Nietzsche, et plutôt deux fois qu’une. Éternellement. Il faut jouer avec ces injustices, avec ce hasard, comme l’enfant le fait. Il faut l’accepter l’immanence de la vie. Il faut l’aimer. C’est ce que veut dire la vision de l’ « éternel retour ». Gilles Deleuze (Nietzsche et la philosophie, 1962) résume bien le propos de Nietzsche : « Ce que tu veux, veuille-le de telle manière que tu puisses en vouloir le retour éternel ».

    Le retour éternel du grand soleil

    Ce retour, c’est celui de l’heure de Midi, c’est le retour éternel du grand soleil. « Homme ! Ta vie tout entière sera toujours de nouveau retournée comme le sablier et s’écoulera toujours de nouveau. […] Cet anneau, sur lequel tu n’es qu’un grain de blé, rayonne toujours de nouveau. Et sur chaque anneau de l’existence humaine prise dans son sens absolu, vient l’heure durant laquelle à un seul, ensuite à beaucoup, puis à tous, se manifeste la plus puissante pensée, celle du retour éternel de toutes choses – c’est à chaque fois pour  l’humanité l’heure de Midi. » (Fragments posthumes, 1881). Dans le retour, la singularité de chaque moment s’exprime à nouveau. Chaque retour est une nouvelle naissance (palingénésie). Tout a déjà été vécu mais tout s’exprime dans une jeunesse et avec une innocence toujours renouvelée. « Toutes les évolutions possibles doivent déjà s’être produites. En conséquence de quoi le développement présent doit être une répétition de ce qui a déjà eu lieu un nombre incalculable de fois » (Fragments posthumes). C’est le miracle de la vie et de l’amour de la vie. Nul regret, nul remord n’ont de sens.  « Ne pas chercher à voir au loin une félicité, un bienfait et un pardon improbables, mais vivre de telle sorte que nous voulions vivre encore et vivre ainsi pour l’éternité ! –  Notre tâche nous requiert à chaque instant. » Nietzsche dit encore: « Ma doctrine  affirme : ‘’Ton devoir est de vivre de telle sorte qu’il te faille souhaiter vivre de nouveau.’’ » Tu dois vouloir ce qui arrive, disent les stoïciens. Tu dois le vouloir à l’infini, ajoute Nietzsche.

    Cet éternel retour nécessite une éternelle volonté. Cette volonté dite de puissance, évoquée dans des extraits authentiques de Nietzsche mais livrés sans l’ordre que Nietzsche n’a pas eu le temps d’y mettre, cette volonté a été parfois assimilée à la volonté de dominer, voire de détruire les autres – interprétation « nazie » ou « fasciste ». Elle a été assimilée par d’autres, dans la lignée de la pensée de Mai 68, à la libération de tous les instincts – une interprétation « libertaire ». Ces deux interprétations sont inexactes : elles ne tiennent pas compte du fait que pour Nietzsche, l’homme ne doit pas être asservi à ses instincts, et qu’il doit appliquer la domination d’abord à lui-même, en surmontant tout ce qui, en lui, n’est pas aristocratique. Les mésinterprétations de Nietzsche sont inévitables compte tenu de la polyphonie de son œuvre, et de contradictions dues à des changements de perspectives. Difficile à comprendre, Nietzsche est même difficile à écouter. « Hélas ! Mon Zarathoustra cherche encore son auditoire, et le cherchera longtemps ! », s’exclame-t-il (Ecce Homo, 1888). Mais quand on prend la peine de le faire, on entend un chant profond qui ne nous quitte plus.

    Pierre Le Vigan (Site de la revue Éléments, 10 novembre 2023)

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  • Dominique Venner est plus que jamais notre mythe mobilisateur !...

    Alors que Gérald Darmanin est parvenu à faire interdire, sans aucune base légale, la journée-hommage à Dominique Venner qui devait se tenir dimanche 21 mai 2023, dix ans après la mort de ce dernier, jour pour jour, salle Wagram, à Paris, nous reproduisons ci-dessous le texte qu'aurait dû prononcer François Bousquet à cette occasion et qui a été publié sur le site de la revue Éléments.

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    Dominique Venner est plus que jamais notre mythe mobilisateur

    Dix ans déjà, dix ans jour pour jour, que Dominique Venner a gagné le paradis des « immortels », les Champs-Élysées homériques, à un âge, 78 ans, où même les héros vieillissants de Plutarque se retirent des affaires publiques ou succombent aux faiblesses de l’âge ; pas lui. Il n’a pas baissé les bras, encore moins les armes. Au contraire il les a brandies, d’abord contre lui, mais plus encore pour briser le maléfice de notre « dormition », selon les termes du vocabulaire orphique qu’il chérissait, celui du monde enchanté des fées et des sortilèges qu’il s’agit de rompre pour retisser la trame défaite de notre tradition. À travers son sacrifice, il a voulu dépasser le déclin de l’Europe. Y est-il parvenu ? Assurément pas. Son geste ne nous a malheureusement pas délivrés de ce maléfice. Les uns diront qu’il est déjà trop tard pour cela ; les autres – nous, qui ne cédons au découragement que pour le surmonter – qu’il n’est jamais trop tard. On ne désespère jamais assez de ne pas assez espérer. S’il y a une œuvre qui nous le rappelle avec insistance, c’est celle de Georges Bernanos, qui dit du suicide : ce « noir abîme n’accueille que les prédestinés ». Prédestiné, Dominique Venner l’était ; noir aussi : sang noir, panache noir ; mais il n’y avait chez lui nul abîme. En se donnant la mort, c’est précisément le refus de l’abîme qui proteste en lui. Sa mort est un pari et même un pari pascalien : la mort n’est pas le terme de notre civilisation ; et quand bien même elle le serait, nous ne perdons rien à parier qu’elle ne le serait pas. Mais encore faut-il consolider ce pari par des exemples de tenue et de vertu, des gestes à admirer et à reproduire, des nouvelles vies parallèles à célébrer. Ainsi de celle de Dominique Venner. Sa mort a fait entrer son nom dans la mémoire collective, pas seulement la nôtre, celle de notre adversaire aussi : il est maintenant la propriété de tous, semblable à ces héros qui s’offraient jadis à la ferveur et à l’imitation des cœurs purs, dont il nous revient de dresser l’éloge, en ce jour singulièrement.

    Pourquoi célébrer nos morts ?

    Savez-vous d’ailleurs d’où viennent les éloges et les panégyriques des grands hommes, d’où sortira plus tard la forme biographique ? De l’oraison funèbre : la laudatio funebris des Romains. Ce sont eux – les Romains, et non les Grecs – qui ont inventé en Europe ce genre illustre entre tous. Il remonte aux temps embryonnaires de la République romaine. Les grandes familles en avaient pour chacun de leurs aînés prestigieux. Chacune d’entre elles conservait pieusement ces discours sur leurs défunts. Ainsi survivaient-ils et s’adressaient-ils aux vivants. Les Romains n’avaient pas peur de ce culte des morts, nous non plus. Pourquoi ? Parce que ce culte a des vertus à la fois généalogiques et civiques ; il est célébration de la durée, du « dur désir de durer », dont parle le poète, du dur désir de persévérer dans notre être, dans notre lignée de Français et d’Européens ; et nul plus que Dominique Venner ne nous y a exhortés. La persévérance dans son être, c’est le « conatus » des philosophes, en particulier Spinoza : l’effort continu, toujours recommencé, pour être et perdurer – le cœur même de notre combat.

    Quel est l’antonyme de la laudatio funebris ? La damnatio memoriae (la « damnation de la mémoire ») ou l’abolitio nominis (la « suppression du nom »), autrement dit la « cancel culture » des Romains. Or, c’est cette damnatio memoriae qui nous menace aujourd’hui directement. La « cancel culture » est en train d’effacer notre nom de Français et d’Européens, de les « cancelliser », de les enfermer dans une malédiction – le maléfice – dont nous devons les délivrer. Tel est le sens de ce 21 mai. Brandir le nom de Dominique Venner comme une oriflamme. C’est notre mythe mobilisateur – à nous Français, à nous Européens –, puisque la figure de Dominique Venner est devenue « mythique », comme l’a entraperçu Alain de Benoist, vieux compagnon, dans son introduction au premier volume des « Carnets » posthumes de Dominique Venner.

    Le geste et la geste

    Dix ans déjà qu’il s’est donné la mort : geste fondateur, geste d’éveilleur, geste d’éclaireur. Mieux qu’un geste d’ailleurs : la geste, au sens des chansons de geste qui célébraient les exploits des preux contre les Sarazins, exploits qui remontaient au temps de Charles Martel et de Charlemagne. Depuis dix ans, c’est cette geste héroïque qui nous meut. Depuis dix ans, c’est la détonation de sa mort qui n’en finit pas de résonner en nous, comme si, à travers elle, la corne de chasse d’Artémis et de saint Hubert battait le rappel des troupes. Comme si à travers elle, l’olifant de Roland, depuis le défilé de Roncevaux, retentissait jusqu’à nous, pareil à un appel venu du tréfonds des âges qui ferait écho à la clameur de Léonidas aux Thermopyles, vieille de 2 500 ans, dans un autre défilé : « Passant, va dire à Sparte/ Que tu nous as trouvés, gisants/ Conformément à ses lois. » Déjà, l’Europe, l’Europe avant l’Europe, ne consentait pas à sa disparition.

    Gisant, Dominique Venner l’est, gisant mais vivant, tant sa mort fut un acte politique, métapolitique, spirituel, symbolique – total. Il l’a conçue comme un chef-d’œuvre, dans la perfection quasi liturgique de la règle des trois unités du théâtre classique : l’unité d’action, qui est l’unité de péril, celle de l’horizon menaçant de notre disparition en tant que peuple et civilisation ; l’unité de temps, ici dans un fascinant télescopage temporel ; l’unité de lieu, la cathédrale Notre-Dame de Paris, cœur battant de la France, chrétienne, mais aussi préchrétienne. Cette règle des trois unités, c’est ici l’unité même de notre civilisation.

    Dix ans déjà et tout fait toujours autant signe pour nous dans cette mort, parfois même comme un jeu de piste dont Dominique Venner aurait laissé la résolution à notre piété. Ceux d’entre vous qui connaissent bien Alain de Benoist savent combien il est attaché aux éphémérides. Eh bien, Alain de Benoist a remarqué que Dominique Venner s’est donné la mort un 21 mai, jour anniversaire de la naissance d’Albrecht Dürer, le 21 mai 1471. Premier signe. Second signe : c’est en 1513 que Dürer a gravé son fameux « Le Chevalier, la Mort et le Diable », soit 500 ans avant la mort de Dominique Venner, en 2013. Troisième signe : Dominique Venner a publié le 23 avril 2013, un mois avant sa mort, un texte magnifique et prémonitoire : « Salut à toi, rebelle Chevalier ! » Impossible de ne pas vous en lire un passage : « La Mort, elle, le Chevalier la connaît. Il sait bien qu’elle est au bout du chemin. Et alors ? Que peut-elle sur lui, malgré son sablier brandit pour rappeler l’écoulement inexorable de la vie ? Éternisé par l’estampe, le Chevalier vivra à tout jamais dans notre imaginaire au-delà du temps. » Quatrième signe : la couverture de son livre-testament, qui reproduit la célèbre gravure de Dürer ; et c’est ainsi qu’on imagine volontiers Dominique Venner se diriger vers la mort, avec un léger sourire en coin, comme le Chevalier en bronze de Dürer, indifférent au diable grimaçant, déterminé et impassible.

    L’audace paradoxale et provocante de cette mort

    Dix ans déjà que nous célébrons cette date. Néanmoins, ce n’est plus seulement un anniversaire, ni non plus un jour de deuil, mais un augure favorable [n’en déplaise à Gérard Darmanin, notre ministre de la Dissolution et de l’Interdiction], selon les vœux mêmes du mort, aube d’un nouveau cycle, aube d’une nouvelle aube. Car l’heure des inventaires et des bilans n’est pas venue, tant la route qui nous attend sera encore longue. Plutôt que de célébrer un nom, fût-il pour nous parmi les plus grands, il faut faire vibrer en nous la terrible leçon qu’il nous a livrée ce 21 mai 2013. Telle est l’audace paradoxale et provocante de cette mort. Il y a en elle quelque chose d’impérieux qui nous somme d’être encore plus agissants, encore plus exigeants. Émane d’elle une énergie décuplée, une force de propagation contagieuse, comme un invincible pouvoir de radiation. Elle doit être pour nous semblable à un mythe mobilisateur et à un mot de passe qui s’adressent aux Européens de sang. Dominique Venner a trempé le sien pour raffermir et retremper le nôtre. En mourant, il a allumé une flamme en chacun de nous, il nous a transmis le flambeau, il a déposé une étincelle qui doit mettre le feu à la plaine. Il ne nous laisse pas seulement un héritage, mais une promesse et un destin.

    Maurice Barrès parle dans Les Déracinés de la vertu sociale d’un cadavre à propos des funérailles de Victor Hugo. Dominique Venner n’est certes pas un cadavre au sens que Barrès donne à ce mot, mais il nous faut cependant interroger les vertus sociales et politiques de sa mort. C’est cela que nous devons questionner. Lui-même nous a invités à le faire, à donner à son geste et à sa geste une interprétation divinatoire, à fouiller dans ses entrailles, avec l’espoir de mettre à nu son âme – et la nôtre par-là même.

    L’agonie de l’agonie

    Alors, quel est pour nous le sens irrésistible de sa mort ? D’abord, c’est une mort volontaire ; et dans mort volontaire, le mot le plus important est volontaire. C’est un acte de la volonté libre – la résolution d’une âme déterminée à mourir, qui a fait le choix de s’immoler elle-même sur la table des sacrifices. Ramené à son expression la plus élémentaire, un sacrifice fait intervenir deux acteurs, l’officiant, préposé au sacrifice, et la victime sacrificielle. Mais ici les deux acteurs n’en font qu’un : le sacrifié est aussi le sacrificateur. C’est-à-dire que Dominique Venner tue et qu’il est tué. Il se tue pour ne pas mourir, plus précisément encore : il se tue physiquement pour ne pas mourir spirituellement. Dit autrement, il se tue pour que nous lui survivions ; et si nous lui survivons, c’est qu’il n’est pas mort, qu’il vit dans nos cœurs comme une puissance vitale.

    Miracle de la coïncidence des opposés, Dominique Venner est à la fois en amont et en aval, avant nous et après nous. Il est mort et il n’a jamais été aussi vivant. Pour tout dire et le redire, sa mort n’est pas un suicide. Elle en est même l’exact contraire. Elle est symboliquement, métaphoriquement, prophétiquement, performativement, suicide du suicide de l’Europe, elle est mort de la mort, elle est agonie de l’agonie, elle est négation de la négation. Aussi paradoxal que cela soit, elle est affirmation et réaffirmation du pouvoir souverain de la vie. C’est la dialectique à l’œuvre en ce jour fatidique. Dominique Venner se sacrifie pour que les siens ne soient pas sacrifiés. C’est ce qu’il a consigné dans Un samouraï d’Occident quand il évoque la « valeur sacrificielle et fondatrice » de sa mort –sacrificielle et fondatrice. Elle n’est donc pas seulement conjuration et exhortation, elle est plus encore précognition. C’est du moins ainsi qu’elle se présente à nous. Nous sommes au cœur de ce phénomène que Hans Blumenberg, un des grands noms de la philosophie allemande au XXe siècle, appelle une « préfiguration ». Une « préfiguration » consiste à s’approprier une action passée glorieuse pour en faire un symbole agissant dans le présent et le futur. Comme réappropriation, elle confère de la légitimité à nos actions. De fait, la vie et la mort de Dominique Venner sont placées sous le signe de ces « préfigurations », c’est-à-dire qu’elles figurent à l’avance notre destin.

    De Machiavel à Dominique Venner

    Machiavel rêvait d’un événement qui, tous les dix ans, frappe de sidération les peuples et retrempe leur vertu. Parfois, il suffit d’un geste, de l’exemple d’un seul, parce qu’au-delà de ces dix ans, prévient-il, « les hommes changent d’habitudes et commencent à s’élever au-dessus des lois. S’il n’arrive pas un événement qui réveille la crainte du châtiment et qui rétablisse dans tous les cœurs l’épouvante qu’inspirait la loi, les coupables se multiplient au point qu’on ne peut désormais les punir sans danger. » Prescience de Machiavel : c’est très exactement ce qui nous arrive : aujourd’hui, « les coupables se multiplient au point qu’on ne peut désormais les punir sans danger ». La mort de Dominique Venner doit être pour nous cet exemple. Machiavel parle de « rénovation ». Faute de rénovation, les corps sociaux – la société donc – dépérissent, dit-il. Or, ils ne se rénovent qu’en revenant à leur « principe vital ».

    C’est la réponse de Machiavel, dans ses Discours sur la première décade de Tite-Live, à la question du « Que faire ? », qui n’a pas seulement hanté Lénine et les révolutionnaires russes, mais aussi Dominique Venner. Que faire pour endiguer notre déclin programmé – en un mot, l’inexorable processus de décadence (Patrick Buisson, Michel Onfray, Julien Freund), cette fatalité inscrite dans le politique, mais réversible chez Machiavel ? Que faire ? Restaurer notre principe vital ! Machiavel le martèle dans ses « Discours ». Il est littéralement obsédé par cette question, ni plus ni moins que Dominique Venner : comment prévenir ou guérir la corruption des institutions, des mœurs et des cœurs ? Machiavel en appelle à des moyens qu’il qualifie lui-même d’« extraordinaires » ou d’« étranges » – ce qu’est la mort de Dominique Venner à Notre-Dame de Paris –, mais il ne dit jamais explicitement lesquels sans au préalable en désamorcer la brutalité. Je cite encore ses « Discours » : il faut « faire renaître dans l’âme des citoyens cette terreur et cette épouvante qu’ils avaient inspirées pour [s’]emparer du [pouvoir] ». Comment ? En frappant les esprits de stupeur, seule façon de les sortir de leur torpeur. Sans ce type d’actions, ajoute Machiavel, les hommes s’enhardissent et se croient au-dessus des lois et des mœurs.

    Ce faisant, Machiavel met à nu le grand non-dit du politique, sa violence constitutive, accoucheuse de l’histoire selon Marx. Il y revient toujours. Notre hypersensibilité à la violence nous l’a fait oublier. Machiavel aurait vu dans cette hypersensibilité un signe de déchéance, sachant que cette déchéance était pour lui la grande loi de l’évolution – ou de l’involution – des régimes politiques. Alors, comment retarder, inverser, renverser cette inexorable dégénérescence du politique, ce carrousel crépusculaire ? En revenant en permanence à l’origine, au principe premier. C’est là un effort sisyphéen qui nous est demandé par Machiavel et, je le crois, par Dominique Venner : toujours recommencer, toujours revenir (c’est le plus dur dans une vie d’homme).

    Un Sisyphe nietzschéen

    Loin de moi l’envie de faire de Dominique Venner un disciple d’Albert Camus – l’Algérie les a d’emblée séparés. C’est du reste plus du côté de Renaud Camus que d’Albert qu’il faudrait chercher les traces d’un camusisme de Dominique Venner. Cela étant dit, la question que soulève Le Mythe de Sisyphe de Camus est celle qui nous occupe aujourd’hui : le suicide. « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. » Dominique Venner en livre une interprétation en tous points opposée à celle de Camus. Rien d’absurde chez lui. Au contraire même. Ce qui se joue, c’est le déroulement implacable du destin – et il est librement consenti. Il y aurait néanmoins une comparaison à faire entre L’Homme révolté, qui est la réponse de Camus à son « Sisyphe », et Le Cœur rebelle, quand bien même Dominique Venner n’allait certainement pas imaginer un Sisyphe heureux, mais un Sisyphe nietzschéen, pourquoi pas ?

    Alors comment revenir à ce principe vital ? Par un sacrifice, répond Dominique Venner. C’est à l’aune du sacrifice que se mesure l’homme. Le sacrifice est la mesure de l’homme. Car il ne faut pas se méprendre sur le sens de son geste, ni sur la cible qu’il visait : c’est nous qu’il a ajustés ce jour-là, c’est nous qu’il a tenu en joue, nous qu’il a visés, nous qu’il a sommé d’agir. Si sa mort n’a pas de vertus agissantes, c’est que nous sommes morts. Si elle n’a pas de propriétés et de vertus mobilisatrices, c’est qu’elle n’est pas mort de la mort.

    Ce à quoi nous devons œuvrer, c’est à rendre cette mort encore plus éloquente, encore plus exemplaire, encore plus évocatrice, encore plus mobilisatrice. Voilà notre mission. Convenez cependant que Dominique Venner nous a facilité la tâche : il y a peu de vies aussi héroïques et sacrificielles que celle-là, une vie à la Plutarque. Cherchez bien, il n’y a pour ainsi dire plus de vie telle que la sienne parmi nos contemporains. À charge pour nous de lui conférer les vertus spécifiques et les propriétés agissantes du mythe, comme l’a soufflé Alain de Benoist.

    À quoi servent les mythes politiques ?

    C’est évidemment le mythe dans sa dimension politique qui nous intéresse ici. On pourra débattre indéfiniment sur la nature des mythes politiques comme des religions séculières. Sont-ce encore des mythes et des religions ? Faisons le pari du oui. Un mythe politique ne se décrète pas. En revanche, il nous appartient de l’identifier et de l’instrumentaliser. Les seuls régimes à y avoir recouru au XXe siècle sont les systèmes totalitaires : le mythe de la race et du sang d’un côté, le mythe du messianisme prolétarien de l’autre. Ils occupent toute la place au XXe siècle, quand bien même il en reste une pour un mythe qui leur est antérieur et qui fut le nôtre plus de deux millénaires durant : celui de la terre et des morts.

    Si nous voulons vraiment comprendre ce qu’est un mythe politique, autant se tourner vers Thomas Mann et vers son Docteur Faustus dont la rédaction remonte à la Seconde Guerre mondiale. À l’âge des masses, y est-il écrit dans une perspective critique, « les mythes populaires, ou plutôt, adaptés aux foules, [deviennent] désormais les véhicules des mouvements politiques : les fictions, les chimères, les fables. Elles n’[ont] pas besoin d’avoir le moindre rapport avec la vérité, la raison, la science, pour être créatrices, conditionner la vie et l’histoire, et ainsi s’avérer réalités dynamiques. » Thomas Mann dit encore du mythe politique que c’est une « foi formant la communauté ».

    Il y a un autre homme qui a réfléchi au mythe politique dans des termes voisins, mais positifs. Thomas Mann l’avait d’ailleurs lu attentivement : c’est Georges Sorel, l’auteur des Réflexions sur la violence. Le mythe sorélien est un mythe mobilisateur. Il repose sur un usage volontaire, volontariste, quasiment auto-réalisateur d’une trame historique. Il a une valeur motrice. C’est un principe actif, une « réalité dynamique » (Thomas Mann recopie ici Sorel). Il fournit une « image » de bataille, une image-force inflammable. Il suffit d’y mettre le feu. L’adhésion au mythe nous place « au-dessus du découragement », poursuit Sorel. C’est le levier de l’action. Sa force agissante est contagieuse. Il dessine un paysage mental propice à l’action collective. En tant que tel, c’est une construction qui transforme ce qu’elle touche en énergie cinétique, en mouvement. Il a un effet multiplicateur, mobilisateur, accélérateur. C’est un multiplicateur de puissance. Bref, c’est tout ce que le nom de Dominique Venner doit être pour nous. Étonnants d’ailleurs, les points communs entre les deux hommes. Même idéal ascétique, même culte des Anciens, mêmes valeurs morales, même éthique guerrière, même héroïsme.

    La dialectique du pessimisme et de l’optimisme

    Le mythe, c’est la révélation tautologique de ce que nous sommes, de notre destin. Il n’explique pas, il est l’explication. Il ne se démontre pas, il se contente d’être là. Toute la difficulté d’analyse provient de là. Il se confond avec ce qu’il énonce. Expliquer le mythe, c’est concéder qu’on en a perdu le sens. Ce faisant, on s’interdit tout recours au mythe. Ce n’est plus qu’une langue morte, un objet archéologique livré à la curiosité des chercheurs, qu’il appartient à des époques révolues, qu’il a fait son temps. Je ne le crois pas. La religion peut disparaître (ce qui reste à prouver), pas le religieux. Le mythe peut disparaître (ce qui reste à prouver), pas le mythique.

    Le mythe a la propriété de se réactiver, de se réactualiser en permanence. La preuve : nous sommes là. La question qui reste en suspens : sommes-nous avant ou après la bataille décisive ? Jean Raspail pensait que la bataille avait déjà eu lieu, que nous l’avions perdue. Dominique Venner, lui, pensait que la grande bataille de notre temps est devant nous. Quel que soit le génie de Raspail par ailleurs, il faut refuser de toutes nos forces la perspective qu’il nous présente en guise de punition. Il ne faut pas céder au dé-couragement, faute de braves. À nous de les susciter par notre enthousiasme, par notre détermination, par notre exemplarité. « Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté », disait en substance Antonio Gramsci, une devise qu’il tenait de Romain Rolland, lequel l’avait empruntée à Nietzsche.

    L’histoire est ouverte

    Jamais les choix n’ont été si clairs, les dangers si menaçants, les réponses aussi urgentes. L’Europe fait face au plus grand défi de son histoire, comme dit Renaud Camus, celui de sa survie en tant qu’unité de civilisation. Dans la tempête qui vient, Dominique Venner est un phare, une vigie, une sentinelle. Son geste nous place en face de nos responsabilités d’Européens. Ou nous renaissons, ou nous sombrons dans les eaux du Léthé. Quels engagements sommes-nous disposés à prendre ? Quels efforts à accomplir ? Quelle part de nous-mêmes à offrir ? Quels chantiers de fondation ou de refondation à enclencher ? Voilà ce que nous dit la mort de Dominique Venner. Elle nous oblige et nous lie pareil à un serment.

    Qu’avons-nous fait en dix ans ? Beaucoup ! Que reste-t-il à faire ? Tout ! Prendre des initiatives au lieu d’endurer celle de nos adversaires. Lancer des mots d’ordre au lieu de les subir. Ouvrir des fronts au lieu de combler des brèches. Oui, tout reste encore à faire.

    Dominique Venner en appelait à un sursaut spirituel, culturel, poétique de l’Europe, pénétré qu’il était du sentiment de la vie, une vie marquée par le refus du désespoir, des fatalités et des écoles du déclin. Il se gardait, sur sa gauche, du providentialisme hégélien et de sa fin de l’histoire, et, sur sa droite, du déclinisme inéluctable d’Oswald Spengler et de Paul Valéry. Tout n’est pas fini, tout peut recommencer, nul déclin n’est irréversible, toute décadence est provisoire. C’est l’action de la volonté des hommes qui commande l’histoire, nul fatalisme. L’histoire est toujours ouverte, la messe n’est jamais complètement dite, les dés jamais complètement jetés. Tout bien pesé, il n’y a pas de loi de la décrépitude, l’imprévu est la règle. Ce que nous ne voulons pas voir, en hommes prisonniers de l’instant, le nez collé sur les événements. Aucun recul. Là où il faudrait être aigle, nous sommes taupe. Or, et on en conviendra facilement, la myopie n’est pas la meilleure façon d’aborder l’histoire. « L’histoire n’évolue pas comme le cours d’un fleuve, professait-il, mais comme le mouvement invisible d’une marée scandée de ressacs. Nous voyons les ressacs, pas la marée. » Guettons la marée ! Hâtons-en la venue ! Faisons en sorte que l’imprévu dans l’histoire, ce soit nous qui en allumions la mèche ! Alors Dominique Venner ne sera pas mort en vain.

    François Bousquet (Site de la revue Éléments, 21 mai 2023)

     

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  • Georges Dumézil : variations sur une épopée intellectuelle...

    Nous reproduisons ci-dessous le texte d'une conférence donnée par Aristide Leucate, à l'occasion des Jeudis de l'Iliade, et consacrée à Georges Dumézil.

    Docteur en droit, journaliste et essayiste, Aristide Leucate est l'auteur notamment de Détournement d'héritages - La dérive kleptocratique du monde contemporain (L'Æncre, 2013), d'un Carl Schmitt (Pardès, 2017), d'un Dictionnaire du Grand Épuisement français et européen (Dualpha, 2018), de Carl Schmitt et la gauche radicale - Une autre figure de l'ennemi (La Nouvelle Librairie, 2021) et de Dumézil (Pardès, 2021).

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    Georges Dumézil : variations sur une épopée intellectuelle

    Érudit encyclopédique, locuteur de langues rares ou disparues, le Maître fut sans doute un des derniers grands « honnêtes hommes » de notre civilisation européenne. Évalué à l’aune des canons de notre époque, il serait assurément relégué dans le camp des maudits. Vers la fin de sa vie, ses travaux, sinon ses fréquentations, étaient minutieusement épiés par une camarilla de « vigilants » bien plus préoccupés à polir leur gloire vaine et pâle, qu’à travailler sérieusement sur l’œuvre du Maître ravalé, pro domo, au rang de faire-valoir de leur infinie médiocrité. Il n’en sera d’ailleurs nullement question dans cette conférence, sauf à leur assurer, comme à leurs plus récents épigones, une postérité ou une publicité indue.

    Toujours est-il que Georges Dumézil fut un être complexe, non dénué de contradictions, en dépit de convictions fortes et qui s’obstinait incessamment à s’effacer le plus possible derrière son œuvre, à l’instar de Pythagore ou de Thalès dont ne subsiste, pour l’essentiel, que le souvenir bien plus vivace et utile de leurs célèbres théorèmes.

    Une vie avec les Indo-Européens

    Cet homme à l’intelligence lumineuse, au savoir encyclopédique et à la prodigieuse mémoire, naquit à Paris le 4 mars 1898. Son père, Jean Anatole, était Polytechnicien et deviendra Général de Division en 1916. Durant la Grande Guerre, il supervisera pour l’Etat, la fabrication de l’artillerie.

    Le petit Georges développe précocement un gout acéré pour les langues. À 9 ans, il lit l’Enéide dans le texte, apprend l’allemand et, en parallèle, se passionne pour la mythologie, préférant Jason et Héraclès à Peau d’Ane et le Petit Poucet.

    S’étant émerveillé devant des mots de sanscrits découvert dans le Dictionnaire étymologique du latin du célèbre linguiste, Marcel Bréal, il profitera d’une amitié nouée au lycée Louis-le-Grand avec le petit fils de Bréal pour rencontrer ce dernier qui lui fera présent d’un dictionnaire sanscrit-anglais. « À partir de ce moment, ma vocation fut assurée, j’étais en quelque sorte consacré d’avance par le patriarche », confiera-t-il quelques années plus tard.

    Après son baccalauréat, il effectue ses khâgnes avant d’être reçu premier à l’Ecole normale supérieure.

    L’année suivant son entrée rue d’Ulm, en 1917, Dumézil est mobilisé sur le front. Il a 19 ans. Il sera précipité dans les orages d’acier de la seconde Bataille de la Marne, ce qui lui vaudra la Croix de guerre.

    À la fin de la guerre, il devient agrégé de lettres et part faire ses premières armes au Lycée de Beauvais. Cette expérience lui déplaira singulièrement. Il part ensuite enseigner la littérature française à Varsovie mais en revient très vite. L’appel de la thèse s’avère irrésistible.

    En réalité, il rédige deux thèses, comme il était alors en usage de le faire en ces temps universitaires révolus. Sous la direction d’Antoine Meillet (philologue très en vogue qui défendra, notamment, l’existence d’une civilisation indo-européenne attestée par une unité linguistique originelle) il soutient ses thèses qui lui vaudront la mention très honorable. Nous reviendrons un peu plus longuement sur ces premiers travaux.

    Par l’entremise de Jean Mistler, futur secrétaire perpétuel de l’Académie française, et de quelques universitaires bienveillants, Dumézil part en Turquie à la faculté de théologie d’Istanbul (qu’il quittera subrepticement pour la faculté des lettres, ne tenant pas à se mêler plus que cela de religion). Nous sommes en 1925 et les époux Dumézil (car il s’était marié entretemps) y resteront jusqu’en 1931. Durant ce séjour, n’ayant pu approfondir la question indo-européenne, il se rabattra, avec succès et profits, sur la linguistique caucasique. À son retour en 1931, il part pour deux ans en Suède, séjour qui s’avèrera décisif pour la suite de ses travaux.

    Le 29 juin 1935, Dumézil est élu au sein de la Ve section de l’Ecole pratique des hautes études, avec le soutien bienveillant et actif de Sylvain Lévi, alors un des maîtres éminent de l’indianisme français.

    En 1939, il est à nouveau mobilisé, cette fois en tant qu’officier de liaison, avant de reprendre le cours de ses activités universitaires au moment de l’armistice, jusqu’à sa destitution de la fonction publique en 1941 pour son appartenance maçonnique quelques années auparavant. Bien qu’ayant réussi à se faire réintégrer au sein de l’université, Dumézil sera quand même traduit en 1944, sur dénonciation de collègues communistes, devant la commission d’épuration de l’enseignement supérieur qui le blanchira.

    S’ouvre alors pour Dumézil une période professionnellement et intellectuellement faste, bien que sa renommée auprès du grand public se fasse jour assez tardivement.

    Cela commence par son élection, en avril 1949, au Collège de France, à la chaire, spécialement créée pour lui, de civilisation indo-européenne. Il bénéficiera de l’appui d’Emile Benveniste, linguiste à la réputation déjà établie et spécialiste incontesté de grammaire comparée des langues indo-européennes.

    Les années cinquante, en même temps qu’elles le verront inlassablement reprendre ses travaux antérieurs, le porteront à l’étranger, de la Turquie jusqu’à son cher Caucase et même au Cuzco, dans les Andes péruviennes, où, durant six mois, il s’éprendra du quechua avec une passion dévorante.

    La décennie soixante commence à marquer l’heure des « bilans ». Pour Dumézil, il s’agit moins de graver définitivement ses conclusions dans le marbre que de reprendre, totalement ou partiellement, l’ensemble de ses travaux et d’en faire le point. Extrêmement pointilleux et méticuleux, Dumézil se refuse à rédiger des manuels, estimant que la matière qu’il étudie ne se prête guère à cet exercice d’académisme. En 1966, La Religion romaine archaïque, magistrale synthèse sur la plus ancienne religion des Romains, voit le jour. S’ensuivent une série de titres qui feront la notoriété de leur auteur jusqu’à sa mort : Mythe et épopée I (1968), II (1971) et III (1973), Heur et malheur du guerrier (1969), Mariages indo-européens (1979), Apollon sonore et autres essais, (1982), L’oubli de l’homme et l’honneur des dieux (1985), Loki (1986), etc. Ouvrages auxquels il convient d’ajouter ses multiples études caucasiennes ou celle consacrées à l’oubykh, langue désormais disparue dont il fut l’un des derniers locuteurs au monde.

    La consécration ultime viendra le 26 octobre 1978, jour de son élection à l’Académie française. En réponse à son discours de réception, son ami Claude Lévi-Strauss prononce un éloge aussi célèbre que synthétique, résumant l’œuvre brillante de Dumézil.

    Dès ce moment, les grands médias, notamment la télévision, commenceront à s’intéresser à ce savant quelque peu singulier qui aura passé son existence aux confins de ce qu’il a appelé l’ultra-histoire, ces années transitoires entre la fin de la préhistoire et la très haute Antiquité.

    C’est ainsi que les Français découvriront cet homme bien mis, aussi rieur que modeste et érudit, lévitant allègrement au milieu d’un amas invraisemblable de livres et de documents constituant une bibliothèque riche d’environ 20 000 ouvrages !

    Ainsi, Parmi ses apparitions télévisuelles, l’on retiendra notamment l’entretien qu’il offrit, un an avant sa mort, à Bernard Pivot dans sa célèbre émission « Apostrophe ». Diffusée en couleur, pour la première fois, le 18 août 1985, elle demeure l’une des plus touchantes jamais consacrée au mythologue qui s’y livre avec élégance, humilité et humour.

    Malade du cœur depuis de nombreuses années, Georges Dumézil s’effondrera chez lui, le 11 octobre 1986, à l’âge de 88 ans.

    Les Indo-Européens en actes

    Après avoir tutoyé les dieux toute sa vie, il allait les rejoindre pour l’éternité et gageons qu’ils lui firent un accueil des plus triomphal.

    Ces dieux provenaient de la plus lointaine civilisation apparue entre la Mer noire et la Baltique vers le 5e ou 4e millénaire avant notre ère.

    Des peuplades s’exprimaient dans des dialectes d’une même langue qui répondra, plus tard, au nom algébrique et générique d’indo-européen.

    Ces hordes se répandirent en tous sens, vers l’Atlantique, vers le Nord, vers l’Asie, ou la Méditerranée, ce dans le courant du 3e millénaire, voire au début du 2e millénaire. Ils conquirent des territoires et se mêlèrent de gré ou de forces aux autochtones.

    Les hypothèses avancées pour expliquer cette dispersion tiendraient, selon l’anthropologue David W. Anthony, à l’invention de la roue et à la domestication du cheval (Le cheval, la roue et la langue : comment les cavaliers de l’âge de bronze des steppes eurasiennes ont façonné le monde moderne, 2007).

    Descendants des Yamna des steppes pontiques, qui enterraient leurs morts sous des kourganes – mot russe d’origine turc signifiant tumulus –, les proto Indo-Européens présentent, au surplus, des similitudes génétiques avec les locuteurs actuels des langues IE, ainsi que l’a montré David Reich dans Comment nous sommes devenus ce que nous sommes. La nouvelle histoire de nos origines (2019).

    Dumézil s’intéressa très tôt, dès ses fameuses thèses de 1924, respectivement intitulées Le Festin d’immortalité et Le Crime des Lemniennes, à ces cultures fort éloignées dans ce passé lointain qu’il allait s’efforcer de rendre accessible, après moult « tâtonnements », erreurs et autres errements.

    Sur les traces de ses maîtres Antoine Meillet et Marcel Mauss et selon une démarche comparatiste pour partie inspirée des travaux du sinologue Marcel Granet, Dumézil s’attachera à reconstituer des faits de civilisation, persuadé qu’il ne peut y avoir de langue commune sans un minimum de pensée commune.

    Par la comparaison des textes religieux et épiques de l’Inde, de Rome ou de Scandinavie, Dumézil a essayé de remonter vers des prototypes communs, soit des points fixes archétypiques dans la préhistoire. Et à partir de ces points à peu près fixes, la méthode consiste à étudier les transfigurations qui ont dû amener aux formes que nous connaissons.

    En 1938, Georges Dumézil, après de longs tâtonnements, découvre un fait qui dominera une grande partie de la matière indo-européenne.

    Les données de cette découverte sont les suivantes : on peut considérer que les peuples IE anciens construisaient leur système du monde, leur conceptions de la société, voire leur cosmologie, leur psychologie en se fondant sur l’idée que, dans leur combinaison harmonieuse, trois pesanteurs agissant sur trois niveaux sont nécessaires au bon fonctionnement du monde.

    Dumézil a mis en évidence ces trois fonctions : la souveraineté juridico-magico-religieuse, la force guerrière et la fécondité ou l’abondance.

    Selon lui, on retrouve l’agencement hiérarchisé de ces trois fonctions dans toutes les civilisations où une substantielle composante IE est attestée de manière incontestable.

    Ainsi, la division de la société indienne en brahmanes (prêtres), kṣattriya (guerriers), et vaiçya (éleveurs-agriculteurs) n’était guère propre à l’Inde des castes (ou ārya) puisqu’elle se retrouvait aussi bien à Rome dans la triade précapitoline formée par Jupiter, Mars et Quirinus, ou encore dans l’ancien monde celtique, avec les druides, les equiles et éleveurs.

    Certes, si en Inde, ces trois castes font référence à une relative organisation sociale, à Rome, la trifonctionnalité correspondrait-elle davantage à des fonctions intellectuelles, religieuses ou cosmiques, ce qui signifie, en d’autres termes, qu’il n’y a pas de lien de solidarité obligatoire entre une fonction sociale et cette conception mentale des trois fonctions, lesquelles correspondent plutôt à un cadre de pensée ou un idéal imaginé par ces sociétés.

    À l’objection selon laquelle cette tripartition se retrouve universellement parce que toute société humaine doit tendre à la satisfaction des besoins vitaux qu’impliquent la triple nécessité d’une organisation politique, d’une armée pour se défendre comme d’une économie rurale pour se nourrir, Dumézil répond que dans le monde IE, ces trois besoins constituent bien plus le cadre, la matière à réflexion qui, de proche en proche, finit par offrir une explication de tout.

    Si cette tripartition existe bien évidemment ailleurs, elle n’a jamais engendré, ailleurs que dans le monde IE, un système général de pensée.

    Ce cadre joue, de cette façon, le rôle d’une sorte de superstructure intellectuelle, morale, spirituelle venant coiffer la structure sociale naturelle.

    Pour illustrer ce propos, l’on prendra pour exemple un des rapprochements singuliers que Dumézil a effectués entre l’aire romaine et le monde scandinave.

    C’est ainsi qu’il mit en évidence, dans ce qu’il appelait lui-même le « paradigme de la comparaison », la relation du borgne et du manchot.

    À Rome, d’après les récits tardifs de Tite-Live, notamment, lors de la 1ere guerre de la République (entre la fin du VIe siècle et le début du Ve, avant notre ère) Tarquin Collatin (qui a fait lui-même, dans la relation avec son père Tarquin le Superbe, d’une analyse tripartie par Dumézil, mais ceci est une autre histoire), À Rome, donc, Tarquin Colattin fait appel au roi étrusque Porsenna pour reprendre Rome à l’armée royale mutinée.

    Dumézil distingue deux épisodes dans cette guerre de fondation (celle de la République romaine).

    Le premier, au début de la guerre, voit un guerrier romain, Horatius Coclès, qui empêche le passage du pont du Tibre (le pont Sublicius) par l’armée étrusque de Porsenna.

    Par quel moyen ? En décochant un regard terrible et noir aux assaillants étrusques qui décampèrent en désordre, permettant aux Romains de reprendre l’avantage. Ce regard perçant, sinon glaçant était d’autant plus aigu qu’il était le fait d’un borgne (Coclès).

    Le deuxième épisode a lieu à la fin de la guerre. Symétrique au premier, il narre l’audace de Mucius Scaevola qui pénètre dans le camp étrusque pour assassiner le roi Porsenna. Mais il se trompe et tue le secrétaire du roi. Amené devant celui-ci, il pose son bras droit sur un brasero qui se trouvait là et le défie en lui disant que 300 autres soldats sont aussi déterminés que lui à tuer le souverain. Très impressionné, Porsenna négocie la paix avec les Romains. Dans le même temps, Scaevola gagne son surnom de « gaucher », en référence à son unique main valide.

    À Rome, ce mythe est présenté comme une histoire terrestre. D’ailleurs, ce sera le grand apport de Dumézil, se heurtant alors aux susceptibilités des historiens romanistes, que d’avoir montré et démontré combien la plus vieille histoire de Rome n’était une mythologie transformée en histoire réelle.

    Mais ce couple du cyclope et du gaucher se retrouve dans le ciel des dieux germano-scandinaves.

    À l’aube des temps, les dieux ont vu naître Fenrir un petit loup qui, portant avec lui la promesse de la perte des dieux, était voué à être attacher avec un lien magique invisible qu’Odin, le père des dieux, avait fait tisser.

    Le jeune loup accepte de se faire ligoter, les dieux prétextant un jeu inoffensif, mais à la condition qu’un des dieux place sa main dans sa gueule pendant l’opération, pour sûreté que cette dernière se déroulera sans fausseté.

    Le dieu Tyr court le risque. Mais, à peine s’est-il exécuté, que la bête, ayant subitement compris qu’elle ne pourrait jamais se détacher, lui coupe le bras.

    À la suite de quoi, Tyr, devient le dieu manchot des procédures juridiques et du droit, le dieu du peuple rassemblé dans le thing, assemblée à la fois politique et judiciaire.

    Quant au borgne, c’est à Odin lui-même qu’il revient d’endosser cette mutilation d’origine volontaire.

    En effet, Odin a accepté de sacrifier son œil en le déposant dans la source de la sagesse, en échange d’une vue plus large et plus profonde et de pouvoirs magiques incoercibles. En temps de guerre, cette magie se manifeste par la puissance de pétrifier, d’immobiliser l’adversaire.

    Dumézil, d’autre part, a souligné l’importance fondamentale d’éclairer les détails par les ensembles.

    C’est ainsi, par exemple, que Mars n’est pas un dieu qui s’étudie en lui-même, isolément des autres, mais bien par rapport à un autre dieu qui lui est supérieur (Jupiter) et également par rapport à un autre qui lui est subordonné (Quirinus).

    Ces trois dieux forment donc un système, Dumézil se hasardant même à parler de structure, à une époque où le structuralisme philosophique triomphait littéralement.

    Sur ce point, d’ailleurs, il fit une mise au point définitive dans son introduction à Mythe et épopée III, où il écrivait : « je ne suis pas, je n’ai pas à être, ou n’être pas, structuraliste. Mon effort n’est pas d’un philosophe, il se veut d’un historien, d’un historien de la plus vieille histoire et de la frange d’ultra-histoire qu’on peut raisonnablement essayer d’atteindre, c’est-à-dire qu’il se borne à observer les données primaires sur des domaines que l’on sait génétiquement apparentés, puis, par la comparaison de certaines données primaires, à remonter aux données secondes que sont leurs prototypes communs, et cela sans idée préconçue au départ, sans espérance à l’arrivée, de résultats universellement valables ».

    Et de poursuivre, plus largement sur le sens de sa démarche épistémologique : « ce que je vois quelquefois appelé ‘‘la théorie dumézilienne’’, consiste en tout et pour tout à rappeler qu’il a existé, à un certain moment, des Indo-Européens et à penser, dans le sillage des linguistes, que la comparaison des plus vieilles traditions des peuples qui sont au moins partiellement leurs héritiers doit permettre d’entrevoir les grandes lignes de leur idéologie ».

    C’est que, tout à sa méthode particulière d’investigation, Dumézil n’a jamais prétendu travailler sur autre chose que de la matière morte – un « cadavre », disait-il.

    Les Indo-Européens en pratique

    Aussi, serait-il bien audacieux, sinon peut-être présomptueux – voire prétentieux – de s’acharner à chercher ce qui demeure de l’idéologie tripartie dans les sociétés actuelles. Bien que nous continuions à parler des langues indo-européennes, il est vain d’espérer poursuivre la quête d’éléments ou signes attestant de la persistance d’une civilisation indo-européenne originelle.

    Dumézil s’en tenant étroitement aux limites de son domaine de constante, minutieuse et infatigable recherche, s’est toujours refusé à énoncer la moindre extrapolation « paralinguistique » ou « para-mythologique » qui eût eu pour effet de fragiliser ses travaux – alors d’ailleurs vivement discutés, notamment chez les romanistes – et eût risqué même de les entacher d’une perte irrémédiable et désastreuse de crédibilité – sur ce point, nous nous contenterons de renvoyer à l’ouvrage salutaire de Didier Eribon, Faut-il brûler Dumézil ?, narrant par le menu les tentatives ineptes et insanes de démolition d’une œuvre rétrospectivement accusée de sympathies nazies.

    Sous cette expresse réserve émise par Dumézil lui-même, il n’est pas interdit, toutefois, de méditer sur ou à côté de l’œuvre, tant celle-ci semble ouvrir de fructueuses pistes de réflexions d’ordre anthropologique notamment.

    De la sorte, est-il permis d’explorer, tout au moins philosophiquement, les voies d’une intériorisation authentique de l’héritage indo-européen, lequel ne se bornerait pas exclusivement à la locution des langues dérivées.

    En d’autres termes, parce que nous sommes des Européens, devons-nous renouer, non pas seulement avec les âges, mais avec une manière d’être et de penser qui a longtemps structuré notre ethos et façonné notre « Vue du monde » – notre Welt-anschauung, pour reprendre ce terme emprunté à la philosophie allemande dont le signifié met clairement l’accent sur la vérité du monde dans sa cosmogonie profonde.

    Si, depuis longtemps – soit au moins depuis la Révolution française –, la « vue du monde » de nos contemporains n’est guère plus soutenue, même implicitement, par l’idéologie tripartie, cette dernière n’en offre pas moins une grille de lecture structurale des plus pertinentes pour interpréter nos temps actuels, et interroger cette fameuse réelle « crise morale » qu’un certain Emmanuel Macron, au début de l’année 2019, s’était, lucidement mais fugacement, aventuré à diagnostiquer.

    Tandis que la valeur explicative des trois fonctions n’acquiert de sens que par l’ordre dans lequel elles apparaissent hiérarchiquement, comme dans leurs rapports entre elles, ainsi que nous l’avons expliqué tout à l’heure, on demeure frappé, malgré tout, par la persistance têtue d’un fait triadique de première importance et qui caractérise en propre notre postmodernité harassée.

    En d’autres termes, l’idéologie tripartie que l’on croyait disparue depuis plus de deux cents ans, semble à nouveau émerger en tant que fait révélateur d’une nouvelle conception du monde symétriquement inverse à celle inventée par Georges Dumézil et qui constituait, nous l’avons dit, l’arrière-plan intellectuel et spirituel de la mentalité des proto-Indo-Européens.

    C’est ainsi, alors, que l’on constate une capitis diminutio de la première fonction, une évaporation de la deuxième et une hypertrophie symptomatique de la troisième.

    Tout d’abord, la fonction française de souveraineté s’est déplacée vers d’autres lieux, quand son correspondant bivalent, représenté par ce qui reste de la fonction sacerdotale-religieuse (l’Eglise catholique, pour être plus explicite), ne cesse de s’étrécir à proportion des fermetures ou destructions d’églises – sans parler de la crise des vocations.

    Ensuite, convenons que la deuxième n’existe quasiment plus, tant depuis la suppression chiraquienne de la conscription, que par le fait de régulières coupes claires dans le budget de la défense. Notons également que, corrélativement, la violence, naguère monopole de l’autorité légitime encadrée par le droit, s’est éparpillée au point de s’insinuer dans toutes les strates de la société (violences intrafamiliales, dans la rue, à l’école, au bureau…).

    Enfin, relativement à la troisième fonction, son poids qualitatif est devenu inversement proportionnel à sa masse quantitative. Sa participation aux deux autres fonctions étant devenue bien plus symbolique que réelle, elle aurait compensé cette « privation », par un surinvestissement au sein de son propre champ fonctionnel : explosion de l’industrie du tourisme et du loisir, consumérisme d’addiction soutenu par le crédit renouvelable, hédonisme sexuel coupé de toute préoccupation reproductrice, déspiritualisation (selon un mot emprunté à Georges Bernanos) couplée à une perte de sens de la nature et de ses lois intrinsèques, égotisme narcissique, individualisme affinitaire (communautarisme de dilection sexuelle, raciale ou culturo-religieuse).

    Ce changement qualitatif qui affecte les tréfonds de notre antique civilisation se laisse d’autant mieux observer à travers une trifonctionnalité appliquée, que Dumézil a maintes fois insisté sur la nécessité d’éclairer les détails par les ensembles.

    Chaque fonction (incarnée par un dieu ou son célébrant, dans l’optique dumézilienne) ne se laisse pas étudiée en elle-même, mais se définit par rapport aux autres fonctions ; la présence d’une fonction explique et limite les deux autres fonctions triparties.

    Cette triade dont les éléments sont interdépendants forme alors un système.

    Partant, il est loisible de comprendre que la carence ou l’insuffisance d’une fonction engendre un déséquilibre de l’ensemble dont les autres éléments constitutifs ne sortent guère indemnes.

    En l’espèce, la place démesurée occupée par la troisième fonction dans nos sociétés apparaît comme la résultante des faiblesses structurelles inhérentes aux deux autres fonctions de souveraineté et de « force ».

    Cette démarche appliquée ne doit pas évidemment pas tendre à surdéterminer l’importance de l’instrument trifonctionnel dont l’usage ne s’éclaire que parce qu’il est originellement le produit d’une mentalité propre aux lointains Européens et commune aux premiers Indiens, Perses, Grecs et Romains.

    Néanmoins, le fait même que ce schème affleure encore nos consciences démontre sa persistance entêtée, lors même qu’il serait aujourd’hui ravalé à la plus stricte insignifiance dans la psyché de nos contemporains.

    Corde tendue au-dessus du présent, entre le passé le plus lointain et l’avenir, la trifonctionnalité demeure aux fondations des murs porteurs de la civilisation.

    Cependant, et pour paraphraser – en en inversant les termes – une œuvre célèbre de Dumézil, la trajectoire suivie par nos sociétés hyper-festives entraîne les hommes sur la pente du déshonneur à proportion de ce qu’ils font tapageusement et vaniteusement profession de reléguer les dieux aux confins des plus noirs exils de l’oubli.

    Aristide Leucate (Institut Iliade, 9 décembre 2021)

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  • Comprendre le fatum pour surmonter le nihilisme...

    Nous reproduisons une belle réflexion que nous a adressée Pierre le Vigan sur l'amor fati.

    Urbaniste, collaborateur des revues Eléments, Krisis et Perspectives libres, Pierre Le Vigan a notamment publié Inventaire de la modernité avant liquidation (Avatar, 2007), Le Front du Cachalot (Dualpha, 2009), La banlieue contre la ville (La Barque d'Or, 2011), Écrire contre la modernité (La Barque d'Or, 2012), Soudain la postmodernité (La Barque d'or, 2015) et dernièrement Achever le nihilisme (Sigest, 2019).

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    Comprendre le fatum pour surmonter le nihilisme

    L’homme est un animal réflexif. Il vit et se regarde en train de vivre. Il en est de même des peuples. Ils font leur histoire, mais ils ne savent que rarement l’histoire qu’ils font. Mais ils se regardent faire l’histoire. Celle-ci leur apparait comme destin. Ce qui est destin est ce qui a eu lieu. Ce n’est aucunement l’inéluctable. Mais ce n’est pas non plus un hasard. C’est pourquoi il nous faut toujours regarder notre destin comme quelque chose qui nous était échu. Il nous enseigne sur ce que nous fûmes et sur ce que nous sommes.

    Le fatum, le destin, c’est l’acceptation de la vie comme porteuse de sens. Accepter le fatum, ce n’est pas être fataliste sur notre situation personnelle ou notre situation historique. Ce n’est pas être téléologique, et penser que les choses ne pouvaient pas être autrement. C’est être conscient qu’il y a un sens dans ce qu’elles ont été, peut-être une grandeur dans le malheur, et un malheur dans la grandeur (le fait que la Russie s’est trouvée amenée à dominer l’Europe de l’est durant plus de 40 ans, de 1945 à 1989 en est un bon exemple). C’est surtout savoir que si nous avons une liberté, cette liberté n’est pas sans limites, ni sans responsabilités. Voir et accepter les limites de notre propre liberté, c’est une force, car toute lucidité est une force. C’est pourquoi acquérir le sens du fatum n’est pas un renoncement à vivre et à agir. Le sens du fatum n’exclut pas de vouloir changer le cours des choses, le cours de nos vies, le cours de l’histoire.

    Le fatum est d’abord le sentiment de l’unité du monde. Diogène Laerce (3ème s. av. JC) dit : « Dieu, l'Intellect, le Destin et Zeus ne font qu'un » (Vies et doctrines des philosophes illustres, VII, 135, Livre de poche / Classique, 1999). Il est ensuite, avec les stoïciens, le sentiment des causalités nécessaires pour que les choses adviennent, de l’interaction de toutes choses (ou encore principe de sympathie universelle), et du principe de non-contradiction qui régit le réel : une chose ne peut être et ne pas être. « Le destin est la somme de toutes les causes », résume Marc-Aurèle en une formule qui est celle du stoïcisme tardif, de plus en plus causaliste. Le fatum c’est l’acceptation que la volonté, et le caractère de chacun, puissent ne pas suffire à changer les choses et soi-même. Ce n’est pas le renoncement à essayer de forger son destin, à avoir des ambitions pour soi et les autres. Le sentiment du fatum n’est pas le nihilisme.

    Qu’est-ce que le nihilisme ? C’est l’idée que rien ne vaut la peine de vouloir. Nietzsche distingue le nihilisme passif, qui constate que toutes les valeurs établies sont ruinées par leur propre imposture, et le nihilisme actif, qui veut sur cette table rase refonder par la seule volonté de nouvelles valeurs. « Je suis aussi une fatalité », écrit Nietzsche (Ecce Homo). Il écrit aussi dans une lettre à Georg Brandes, le 20 novembre 1888, à propos de l’Antéchrist : « - Mon "Inversion de toutes les valeurs", dont le titre principal est l'Antéchrist, est terminée ». C’est-à-dire qu’à la piété, Nietzsche a opposé la volonté, à la charité, il oppose la générosité, à la complaisance pour la faiblesse, il oppose l’admiration de la force. En d’autres termes, rien ne peut empêcher la volonté de l’homme, et certainement pas une autorité supra-humaine, de donner du sens au monde. Mais pour Nietzsche, toutes les donations de sens ne sont pas équivalentes. « Le mal suprême fait partie du bien suprême, mais le bien suprême, c'est le bien créateur. » (Ecce Homo, « Pourquoi je suis une fatalité »). Un mal aussi incontestable et profond que la guerre n’a t-il pas pu être vu comme « une revanche de l’enthousiasme orgiaque » par Jan Patocka (Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, Verdier, 1988) ? La violence peut être nihiliste, mais, comme l’ont vu Michel Maffesoli et René Girard, elle peut aussi être fondatrice.

    C’est assez signifier la question de l’ambiguïté de la volonté : la volonté peut tourner sur elle-même. Elle peut être pure « volonté de volonté » c’est-à-dire nihilisme actif, non au sens de Nietzsche (qui détruit pour reconstruire), mais au sens d’un nihilisme destructeur. De son coté, Léo Strauss avait bien montré que l’énergie nihiliste pouvait trouver l’un de ses aboutissements dans le nazisme (Nihilisme et politique, Rivages, 2000), en tant que ce dernier est héritier du positivisme (croyance scientiste au progrès) et de l’historicisme (croyance mystique en un âge d’or et millénarisme). Positivisme et historicisme millénariste : un cocktail explosif.

    Après ce que Jan Patocka a justement appelé la « traversée de la mort » (Essais hérétiques, op. cit.), représentée par les heurs et malheurs, drames inouïes et désillusions du XXème siècle, se pose la question des fondements de la volonté. Vouloir, mais pour quoi faire ? L’énergie est un bien, mais il faut aussi l’appliquer à un bien. Le bilan de la traversée du XXème siècle est double. 1/ le nihilisme acharné, destructeur et radicalisé, le nihilisme qui dit que « puisque certaines choses sont fichues, que tout soit fichu ». 2/ le nihilisme « mou » qu’est la fatigue.

    La « bonne fatigue » d’après le travail, celle qu’évoque Peter Handke (Essai sur la fatigue, Gallimard, 1991) doit, en effet, ici être opposée à une fatigue structurelle qui est une sorte de découragement, d’« à quoi-bon », d’acédie, selon Evagre et Cassien, et s. Thomas d’Aquin, qui précède même toute action, comme le dit Jean-Louis Chrétien (La fatigue, Minuit, 1996). C’est alors une grande fatigue de la volonté. Le découragement ou ce que Jacques Arènes et Nathalie Sarthou-Lajus appellent justement « La défaite de la volonté » (éponyme, Seuil, 2005), trouvent leur origine dans deux distorsions modernes du fatum, c’est-à-dire du destin.

    La première distorsion est celle qui dit que le destin moderne est que tout est possible et que tout ce qui sera possible sera réalisé. A l’échelle des subjectivités individuelles, à qui il est requis d’être « inventif », « créatif » et même « récréatif », on conçoit qu’un gouffre d’angoisse et d’incertitude s’ouvre. Quelle place subsiste pour la volonté personnelle si un mouvement anonyme et irréversible – la technique – rend tout possible et toute possibilité inéluctable ?

    La deuxième distorsion qui affecte la volonté et incline au découragement est la vision désenchantée et déterministe de la société. Si la reproduction sociale et culturelle est si fortement déterminée que le disent les sociologues tels Pierre Bourdieu, et si, en même temps, le destin est tout entier social, fait de conformité à la norme et d’intégration, quelle place y a t-il encore pour l’exercice de la volonté ?

    L’illusion de la toute-puissance et l’illusion de l’impuissance se rejoignent ainsi pour décourager l’exercice de la volonté. La négation du manque comme constitutif de la vie des hommes remplace toute énergie pour chercher à combler une incomplétude. Soit on remplit un manque par un produit ou par une pratique – et c’est l’addiction – ou bien on s’enlise dans l’ennui. La recherche d’excitations et d’excitants aboutit à la perte de la présence à soi et de la présence aux autres, à l’incapacité de faire des expériences dans la durée, donc à avoir une réelle expérience de la vie. Nous sommes ici à l’opposé du précepte de James Joyce : « Ô vie, je vais pour la millionième fois à la rencontre de la réalité de l’expérience » (Dedalus).

    L’hyperémotivité contemporaine et l’hypersensibilité nourrissent le narcissisme qui demande lui-même en retour des réassurances hyper-protectrices (cellules de soutien psychologique, etc). La volonté opiniâtre de continuer son chemin, quel qu’il soit, défaille. La société valorise la repentance plutôt que l’orgueil et la persévérance. On assiste ainsi à une déstabilisation des fondements de la volonté d’une part par le discours du bougisme, par un lent travail de sape de la longue durée de l’autre. L’instrument de ce dernier ? L’ennui. Or, l’ennui est le contraire de l’activation de la volonté, comme le montre Lars Fr. H. Svendsen (Petite philosophie de l’ennui, Fayard, 2003). C’est pourquoi entre le chagrin et le néant, ou entre le chagrin et l’ennui, certains - le mélancolique en l’occurrence – choisissent le chagrin (inguérissable de préférence).

    Mais si la volonté du mélancolique est une vraie volonté, c’est une volonté triste. C’est une des passions tristes dont parle Spinoza. Une volonté sereine suppose un fatum sans fatalisme ni culpabilité. Selon Job (Livre de Job, 9, 28 : « Je suis effrayé de toutes mes douleurs. Je sais que tu ne me tiendras pas pour innocent »), nul n’est innocent de ses maux. A défaut de trouver le responsable en soi-même, on peut toujours passer sa vie à chercher un coupable ailleurs. Il faut balayer ces âneries. Chercher un coupable, c’est justement là qu’est l’erreur. C’est là qu’est l’impasse. C’est le chemin du ressentiment, et c’est aussi le principe de nombre de pathologies.

    Michel Houellebecq résume les temps modernes en indiquant en substance que nous avons gardé du christianisme la honte mais enlevé le salut, ou encore, gardé le péché mais enlevé la grâce (Les particules élémentaires). D’où le désarroi contemporain. Voire. La honte et le péché ne sont pas la même chose. La honte renvoie à l’honneur, le péché renvoie à la culpabilité, à la faute morale. Ne cherchons pas la morale dans un monde supralunaire. Nous n’avons nul besoin d’un salut éternel. Nous devons remplacer le sentiment du péché par celui de la honte, qui, quand elle survient, n’est autre que le sentiment de l’honneur perdu.

    « Chacun est responsable de son choix, la divinité est hors de cause », écrit Platon (La République, livre X, 617, « le mythe d’Er le Pamphylien», Gallimard, 1993). Le choix (hairesis) de vie s’apparente toujours pour Platon à une partie de l’âme qui est la volonté. « Déclaration de la vierge Lachésis, fille de Nécessité. Âmes éphémères ! C'est le début pour une race mortelle d'un autre cycle porteur de mort. Ce n'est pas un "démon"  qui vous tirera au sort, mais vous allez vous choisir vous-mêmes un "démon" (le démon des Grecs n’a pas un sens négatif mais désigne une semi-divinité entre le monde des dieux et celui des hommes- PLV). Que le premier que le sort désigne se choisisse le premier une vie à laquelle il sera uni par nécessité. Mais l'excellence  n'a pas de maître ; selon qu'il lui accordera du prix ou ne lui en accordera pas, chacun en aura beaucoup ou peu. Celui qui choisit est seul en cause ; dieu est hors de cause. » (Platon, ibid.).

    Toutefois, entre les choix et les conséquences des choix se glisse le hasard. C’est le clinamen d’Epicure. C’est une déviation dans la chute des atomes qui fait qu’ils ne tombent pas exactement où on les attend et que la vie nait de cette déviation, de cet écart entre l’attendu et l’inattendu. Le tragique du fatum, c’est cela, c’est l’incertitude du destin. Elle a de quoi faire peur. « La pensée du hasard est une pensée d’épouvante », indique Clément Rosset (Logique du pire, PUF, 1971). Mais l’homme est celui qui détermine, non pas le triomphe du Bien, mais sa forme, non pas le triomphe du Beau, mais encore sa forme.

    L’homme ne détermine pas son destin, mais il donne à son destin un style. Si le fatum des Antiques est « ce qu’a annoncé l’oracle », l’histoire d’une vie est toujours celle d’une liberté. L’homme a toujours des libertés. L’amor fati est ainsi l’amour du monde compris comme liberté souterraine toujours cheminant sous les apparentes contraintes, comme liberté de s’ouvrir aux événements, au kaïros – au moment opportun. Le kaïros ne dépend pas de nous, mais le saisir ou pas dépend de nous.

    Ainsi, avec Nietzsche, l’amor fati – l’amour du destin - constitue la voie même de la sortie du nihilisme, faisant d’Apollon « l’éminence grise » de Dionysos, comme dit Mathieu Kessler (L'esthétique de Nietzsche, P.U.F, 1998). « On ne soigne pas le destin », disait Cioran (La tentation d’exister). Il voulait dire : « On n’en guérit pas ». Mais il est toujours temps de lui donner un style et de se réveiller de toute servitude.

    Pierre Le Vigan

     

     

    Pour aller plus loin :

    - Le malaise est dans l’homme, de Pierre Le Vigan, la barque d’or, 2017.

    - Achever le nihilisme, de Pierre Le Vigan, Sigest, 2019.

    - Face à l’addiction, de Pierre Le Vigan, La barque d’or, 2019.

     

     

     

     

     

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  • L’identité civilisationnelle de l’Europe est-elle « judéo-chrétienne » ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte important d'Henri Levavasseur cueilli sur le site de l'Institut Iliade et consacré l’identité civilisationnelle de l’Europe. L'auteur est docteur en histoire et linguiste.

     

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    L’identité civilisationnelle de l’Europe est-elle « judéo-chrétienne » ?

    À l’heure où l’action de réseaux d’influence islamistes, alimentée sur notre sol par des décennies d’immigration massive, se conjugue à une formidable montée du « terrorisme intellectuel » pratiqué par les militants « déconstructivistes » (« cancel culture », antiracisme racialiste, féminisme « ultra », etc.), la pérennité de l’identité ethnique et culturelle des peuples européens se trouve gravement menacée. Toutefois, des voix courageuses s’élèvent, de plus en plus nombreuses, pour appeler à la défense de notre identité civilisationnelle, que de nombreux écrivains, penseurs ou polémistes qualifient alors volontiers de « judéo-chrétienne ».

     

    Est-il cependant exact et pertinent de définir ainsi la civilisation européenne ? Cette dernière doit-elle être essentiellement conçue comme d’origine « judéo-chrétienne » ?

    Nous ne le pensons pas, pour deux raisons principales, l’une tenant à l’histoire des peuples européens, l’autre à l’histoire des religions.

    Il convient en effet de rappeler, tout d’abord, que les racines de la civilisation européenne sont antérieures au christianisme.

    Les langues parlées aujourd’hui par les peuples européens (langues romanes, germaniques, celtiques, slaves, baltes et langue grecque moderne) appartiennent en leur immense majorité (à l’exception du basque, du hongrois, du finnois et de l’estonien) à la famille des langues « indo-européennes », ce qui signifie qu’elles sont quasiment toutes issues d’une langue mère commune, vieille de plus de 5 000 ans. Or, dans la mesure où la langue structure la pensée, cet héritage constitue un pan essentiel de notre civilisation.

    En outre, aucune migration ou colonisation d’origine extérieure à l’ensemble indo-européen n’a été suffisamment massive – parmi celles qui ont touché certaines régions d’Europe depuis ces cinq derniers millénaires – pour bouleverser radicalement la composition de la population européenne à l’échelle du continent (à l’exception des vagues migratoires de ces dernières décennies, qui constituent un phénomène sans précédent dans la longue histoire de l’Europe, précisément depuis l’époque de la diffusion des langues indo-européennes). Ce constat est aujourd’hui confirmé sans équivoque par les résultats des études paléogénétiques les plus récentes. La plupart des Européens ne sont donc pas seulement les locuteurs d’une langue indo-européenne (comme le sont également les populations afro-américaines qui communiquent en anglais), mais aussi les descendants de lignées ancestrales « indo-européennes », autochtones depuis des millénaires.

    Les peuples d’Europe ont atteint un stade avancé de civilisation, dès l’âge du bronze, il y a plus de trois mille cinq cents ans.

    En ce qui concerne le développement des sciences et des arts, mais aussi dans le domaine des grands principes d’organisation sociale et politique, l’Europe est par ailleurs l’héritière de la pensée grecque et du modèle romain, qui sont également antérieurs au christianisme.

    Les sites de Stonehenge, du Parthénon ou du forum romain ont été érigés bien avant la conversion de l’Empire romain au christianisme. Ils sont les témoignages tangibles de l’antiquité de notre civilisation.

    Il ne s’agit pas pour autant de méconnaître l’importance des influences extérieures, notamment orientales, qui se sont exercées sur la civilisation européenne à différents stades de son histoire : aucune civilisation ne se développe sans contact avec ses voisines, avec lesquelles elle entretient tour à tour des rapports conflictuels ou pacifiques, ce qui conduit nécessairement à un jeu permanent d’influences mutuelles. Pour autant, la civilisation européenne est bien distincte de celles qui l’entourent ; elle possède son identité propre, et les influences qu’elle a reçues ou transmises au fil des siècles ne doivent pas conduire à ignorer la spécificité de cette identité.

    À ce titre, le christianisme n’appartient pas aux « racines » de l’Europe, mais constitue bel et bien une « greffe » qui a naturellement modifié la croissance de l’arbre sur laquelle elle s’est implantée à un stade déjà avancé de son développement plurimillénaire.

    Ici encore, le constat ne vise pas à remettre en cause l’importance de l’apport chrétien au sein de notre civilisation. Celle-ci serait sans doute fort différente de ce qu’elle est devenue (pour le meilleur ou le pire, nul ne le peut le dire), si cette « greffe » ne s’était pas produite. Vibrer au souvenir de nos lointains aïeux devant le spectacle des ruines de Stonehenge ou du Parthénon n’empêche nullement d’éprouver le même type d’émotion sous les voûtes de la cathédrale de Chartres. Admirer Homère ou Aristote n’implique pas de renoncer à apprécier saint Thomas d’Aquin ou Pascal. Ajoutons (ce qui ne va malheureusement plus de soi en cette époque d’effondrement civilisationnel où nous subissons les injonctions des « terroristes intellectuels » inspirés par les délires d’outre-Atlantique) que l’on peut admirer un penseur sans nécessairement en partager toutes les analyses. Rappelons même cette évidence : reconnaître que les « racines » de la civilisation européenne sont plus anciennes que le christianisme n’interdit pas d’être soi-même chrétien, et ne remet pas en cause la validité des dogmes catholiques pour tous ceux qui y adhèrent. Il s’agit d’un constat qui s’inscrit dans l’ordre de l’analyse historique, et non dans celui de la foi ou de la religion : il s’agit de reconnaître que la civilisation européenne est DEVENUE chrétienne, c’est-à-dire que son destin historique ne saurait être dissocié de l’apport chrétien, tout en admettant que les premiers développements de cette civilisation, qui constituent notre héritage le plus lointain, sont antérieurs à l’arrivée du christianisme en Europe. À rebours, il ne faut pas non plus oublier que le christianisme a beaucoup reçu de l’Europe, en s’implantant sur son sol : il suffit pour s’en convaincre de mesurer l’importance des emprunts à la pensée grecque, aux modes d’organisation « romains » (dans ses variantes « occidentales » et « orientales »), ainsi qu’aux traditions locales en manière de « piété populaire » depuis les premiers siècles de l’Église jusqu’à nos jours – aussi bien chez les catholiques et les protestants que chez les orthodoxes.

    La seconde raison pour laquelle l’identité civilisationnelle de l’Europe ne peut être qualifiée de « judéo-chrétienne » repose sur un autre constat, celui du refus du message chrétien par le judaïsme post-christique.

    Ce n’est pas faire insulte au judaïsme que de rappeler qu’il s’est développé à partir du début de notre ère en opposition avec le christianisme, dont il rejette les dogmes ou les articles de foi pour de nombreuses raisons, sur la validité desquelles l’historien n’a d’ailleurs pas à se prononcer.

    Cela ne signifie naturellement pas que les rapports entre les fidèles des deux religions ont été toujours conflictuels au fil des siècles, ni que les chrétiens n’ont pas poursuivi un dialogue intellectuel souvent fécond avec les représentants du judaïsme (comme cela a d’ailleurs été également le cas avec certaines élites musulmanes, sans que l’on éprouve le besoin de parler d’islamo-christianisme).

    Nul ne niera que de nombreux Juifs aient contribué de manière éminente au développement de la civilisation européenne, que ce soit dans les domaines artistiques, scientifiques ou économiques. Pour autant, cela ne fait pas du judaïsme en tant que tel, en particulier dans sa version « post-christique », une source première de notre civilisation. Le fait que le monothéisme chrétien se soit développé à partir de racines juives n’implique pas qu’il faille nécessairement parler de « judéo-christianisme » : viendrait-il à l’esprit de nos contemporains d’évoquer l’existence d’un « judéo-islamisme » ? L’islam est pourtant, à bien des titres, beaucoup plus proche du judaïsme que ne l’est demeuré le christianisme depuis son implantation en Europe. Le monothéisme musulman procède assez directement de l’inspiration du monothéisme juif, alors que le christianisme s’est écarté sur de nombreux points essentiels de ses racines juives, en particulier avec l’idée d’incarnation : l’image du Christ, « vrai Dieu et vrai homme », est tout aussi impensable pour le judaïsme que pour l’islam. On rappellera au passage que les historiens des religions ont parfois émis l’hypothèse d’une influence exercée sur le premier judaïsme par la civilisation iranienne ancienne, d’origine indo-européenne, qui a connu elle-même une évolution « monothéiste » précoce avec le zoroastrisme : les choses ne sont donc pas simples dans ce domaine.

    Si le judaïsme a exercé une influence certaine sur la civilisation occidentale à plusieurs reprises au cours de son histoire (notamment au moment du renouveau des études hébraïques dans le sillage de l’humanisme de la Renaissance), on notera que les communautés juives installées en Europe ont elles-mêmes été largement imprégnées de culture européenne, ce qui les a dotées d’une identité distincte de celles des communautés demeurées hors d’Europe.

    Le judaïsme et l’islam se distinguent cependant sur un point fondamental dans leur rapport avec l’Europe chrétienne, dans la mesure où l’islam n’a quasiment jamais cessé, depuis sa première phase d’expansion, de représenter une menace militaire et civilisationnelle pour le monde chrétien, qu’il s’agisse de l’Empire byzantin ou de l’Occident médiéval. Rappelons que la conquête de l’Espagne par les Maures est bien antérieure aux premières croisades, et que l’Empire ottoman a occupé une partie significative de l’Europe balkanique dès avant la chute de Constantinople.

    Rien de comparable ne s’est assurément produit dans le contexte des rapports entre les différentes communautés juives et l’Europe chrétienne.

    Pour autant, l’emploi de la notion de « judéo-christianisme » nous semble procéder d’un raccourci contestable, impropre à définir l’essence de notre civilisation, qu’il convient tout simplement de qualifier d’européenne, sans lui accoler d’autres qualificatifs réducteurs.

    Le judaïsme n’a pas joué un rôle suffisamment décisif et direct sur l’identité de l’Europe pour que nous puissions définir cette dernière à partir de références religieuses, ethniques ou civilisationnelles finalement distinctes de ses propres racines. Cela ne signifie naturellement pas que les communautés juives installées depuis des siècles en Europe ne soient pas devenues parfaitement européennes. Il convient simplement de ne pas inverser le rapport d’influence et d’antériorité historique en qualifiant notre civilisation de « judéo-chrétienne », ce qui procède d’une double confusion intellectuelle. Il serait à tout prendre plus conforme à la réalité historique d’évoquer la notion d’helléno-christianisme, compte tenu des emprunts majeurs réalisés par la théologie chrétienne à la tradition philosophique grecque, même si le latin s’est naturellement imposé comme la langue de l’Église dans l’Occident chrétien.

    Par ailleurs, rappeler que l’Europe a entretenu dès l’origine des rapports conflictuels avec le monde musulman n’implique pas de considérer exclusivement l’islam sous ce rapport : les impératifs géopolitiques peuvent naturellement amener des nations européennes à traiter en alliées avec des puissances appartenant à la sphère civilisationnelle musulmane, qui ne présente d’ailleurs guère d’unité, que ce soit sur le plan religieux, linguistique, ethnique ou politique. Ce constat n’implique évidemment pas de reconnaître l’islam comme une composante de notre civilisation, en dépit de la présence de nombreux musulmans sur le sol européen (présence, dans la plupart des cas, récente à l’échelle de l’histoire). Si l’on peut parfaitement être musulman et ressortissant d’un pays européen, cela ne peut conduire en aucune manière à considérer la France comme un « pays musulman » (contrairement aux propos effarants récemment tenus par un ambassadeur de France dans un pays nordique, à la suite des débats sur le « séparatisme musulman » suscités par les attentats islamistes commis dans notre pays).

    Il est évident que les vagues migratoires massives en provenance de « terres d’islam », qui ont pénétré sur le sol européen depuis un demi-siècle avec la complicité plus ou moins active des élites politiques, économiques, intellectuelles, médiatiques et même religieuses, placent l’Europe devant la menace d’une modification radicale de son identité ethnique et culturelle. Il n’est pas certain qu’il soit possible de réduire la fracture provoquée par cinquante ans de trahisons et d’impérities en recourant à une définition biaisée des origines de notre civilisation.

    Contrairement aux admonestations des thuriféraires de l’intégration « républicaine », cette fracture ne correspond pas à un risque à venir, qui procéderait du repli « identitaire » de certains Européens. Cette fracture s’est DÉJÀ produite, et elle est le résultat de cinquante années de folle politique migratoire. Est-ce à dire que cette fracture nous place dans une situation irrémédiable ? Conviendrait-il, comme certains nous y incitent, d’en nier la portée dans l’espoir d’en limiter les conséquences ?

    L’Institut Iliade propose une autre voie : celle qui consiste à inviter les Européens non seulement à retrouver la mémoire de leur passé, mais surtout à se réapproprier pour l’avenir les vertus qui ont permis à leur génie civilisationnel de se déployer, il y a plus de cinq mille ans.

    L’aventure n’est pas terminée, mais l’heure est décisive ; elle requiert la plus grande lucidité. Ne nous payons plus de mots et renonçons aux facilités de langage qui nous égarent. Le concept de « civilisation judéo-chrétienne » est vide de sens lorsqu’il s’agit de définir l’identité collective de nos peuples. Osons promouvoir, incarner et défendre la CIVILISATION EUROPÉENNE, dont les origines ont été merveilleusement mises en lumière par les travaux de Georges Dumézil et Émile Benveniste [1].

    Henri Levavasseur (Institut Iliade, mars 2021)

     

    Note :

    [1] Rappelons, à l’intention des censeurs « vigilants » à qui cette information pourrait avoir échappé, que le linguiste Émile Benveniste, auteur d’une magistrale étude sur le « Vocabulaire des institutions indo-européennes » (Paris, Les Editions de Minuit, 1969), est né à Alep en 1902, de deux parents instituteurs de l’Alliance Israélite. Naturalisé français en 1924, ce grand savant honora sa patrie d’adoption par la qualité de ses travaux. Si cet exemple éminent démontre qu’il est possible à quelques individus d’exception de DEVENIR européen, il ne nous conduit pas pour autant à penser que l’identité civilisationnelle de l’Europe se réduit à la caricature d’un grand melting pot.

     

     

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