Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Textes - Page 5

  • La société au risque de la souveraineté... Une réflexion autour de la pensée de Carl Schmitt

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jacques Sapir, cueilli sur son site RussEurope et consacré à la question de la souveraineté...

     

    Jacques Sapir.jpg

     

    La société au risque de la souveraineté

    L’une des erreurs les plus fréquemment commises est de penser qu’il pourrait y avoir une « société de marché » dérivant d’une « économie de marché ». En réalité, ces deux termes – société et marché – sont antinomiques. Le marché est l’espace des contrats, et les contrats ne sauraient fonder une société, quoi qu’en disent certains.

     

    La société ne se réduit pas au marché

     

    Deux raisons, qui se situent à des niveaux différents, s’opposent en effet à la réduction de la société à cet ensemble de contrats entre des « individus » réputés pleinement indépendants. La première renvoie à un paradoxe informationnel. Pour que des contrats puissent fonder une société, ils devraient se suffire à eux-mêmes, autrement dit être « complets » (inclure toutes les possibilités) et « parfaits » (prévoir tous les déroulements possibles). Or, ceci exige soit l’hypothèse d’un monde stationnaire, soit celle de capacités d’omniscience divine pour qui écrit le contrat[1].

     

    Si des contrats ne peuvent être ni « complets » ni « parfaits », ils doivent pouvoir être examinés par une règle de niveau supérieur. Qu’à cela ne tienne rétorquent les partisans de la société-contrat ; c’est cette règle qui est en réalité « le » contrat. Mais, les mêmes problèmes se reproduisent alors. On ne peut imaginer de règle complète ou parfaite avec des acteurs imparfaits et aux compétences cognitives limitées. Cela ne veut pas dire qu’il ne peut y avoir de règles, de loi, de règlement, mais qu’il faut une instance autre pour dire le droit quand les problèmes liés à l’incertitude se manifestent. Il faut donc pouvoir dire le juste et non seulement le légal. Et c’est donc ici qu’émerge le problème de la légitimité.

     

    Ici, cependant, se manifeste la seconde raison qui empêche de considérer la société comme une somme de contrats autosuffisants. Qu’est-ce qui incite les contractants à respecter leur parole ? Il faut bien une instance de force qui rende la rupture de la parole donnée, ou de la parole écrite, coûteuse[2], que ce coût soit monétaire, matériel ou symbolique. On voit donc la nécessité d’une autorité, c’est-à-dire la combinaison d’un pouvoir d’agir, de punir, de sanctionner, et d’une légitimité à le faire.

     

    C’est donc le principe de la décision et de la coercition qui est ici en cause. Nous somme donc confrontés à la combinaison de la Potestas c’est à dire du pouvoir d’agir et de faire et de l’Auctoritas soit du droit moral et politique (au sens où la morale est partagée par une communauté politique) de le faire. C’est donc la question de la légalité et de la légitimité de la personne qui décide. Autrement dit nous sommes en plein dans la nature politique de la société et cette dernière, on le constate bien, ne saurait alors être réduite à une somme de contrats.

     

    Importance de la légitimité

     

    On mesure donc l’importance de la notion de légitimité ou d’Auctoritas qui définit ce qui est considéré comme juste. Pourtant, la notion de légitimité est aujourd’hui mal-aimée des politistes, et en particulier de ceux qui sont sensibles aux modes venues du monde anglo-saxon. Outre que l’on y trouve une critique possible de la notion de légalité, et cette notion est essentielle au fonctionnement des marchés financiers, la légitimité peut être entachée de ce qu’elle fut défendue par l’un des grands penseurs du droit, mais qui fut aussi un grand penseur d’extrême droite, il s’agit de Carl Schmitt, et il le fit dans son ouvrage Légalité, Légitimité[3].

     

    L’importance pour notre propos de Carl Schmitt vient de la manière dont il défend l’impérieuse nécessitée de distinguer le juste du légal. Dans la critique de la démocratie libérale qui construit, dans le procès contre le parlementarisme libéral qu’il instruit, on peut trouver les éléments qui vont nous aider à penser la société politique et à la penser justement dans un sens démocratique. Pour cela, il faut comprendre que Carl Schmitt articule une critique du libéralisme, perçu tout à la fois comme une idéologie et une pratique, sur une critique des fondements du légalisme démocratique. Cette attaque contre la démocratie parlementaire et le pouvoir de la majorité permet de comprendre ce qu’il vise en réalité : la dépersonnalisation de l’action politique. Cette dépersonnalisation doit conduire selon lui à une dépolitisation des sociétés, processus qui porte en lui le germe de leur disparition.

     

    Dans la démocratie parlementaire parfaite, le pouvoir a cessé d’être celui des hommes pour devenir celui des lois. Mais, les lois ne “règnent” pas ; elles s’imposent comme des normes générales, on pourrait dire de manière « technique » aux individus. Dans un tel régime, il n’y a plus de place pour la controverse et la lutte pour le pouvoir et pour l’action politique. C’est d’ailleurs le sens profond de la « démocratie apaisée », qui est un concept qu’affectionnent tant nos divers Présidents, de Jacques Chirac à François Hollande en passant par Nicolas Sarkozy. On est bien, en réalité, en présence d’une dépolitisation totale.

     

    Selon le principe fondamental de la légalité ou conformité à la loi, qui régit toute l’activité de l’État, on arrive en fin de compte à écarter toute maîtrise et tout commandement, car ce n’est que d’une manière impersonnelle que le droit positif entre en vigueur. la légalité de tous les actes de gouvernement forme le critère de l’État Législateur. Un système légal complet érige en dogme le principe de la soumission et de l’obéissance et supprime tout droit d’opposition. En un mot, le droit se manifeste par la loi, et le pouvoir de coercition de l’État trouve sa justification dans la légalité“[4].

     

    Le légalisme est ainsi présenté comme un système total, imperméable à toute contestation. C’est ce qui permet, ou est censé permettre à un politicien de prétendre à la pureté originelle et non pas aux mains sales du Prince d’antan[5]. En fait, le fonctionnement du système politique tend à absoudre les dirigeants alors même qu’ils sont de plus en plus impliqués dans des taches de répression et des fonctions d’oppressions[6]. En effet, seuls des fous, des « terroristes » et n’oublions pas que ce mot fut utilisé par les Nazis et leurs séides français pour désigner les résistants, peuvent s’opposer à une politique qui est l’image même de la Raison.

     

    Ce qui est remarquable, c’est que ceci est repris par des auteurs que l’on pourrait penser à l’opposé de Carl Schmitt. Il suffit pour cela de regarder le fonctionnement des lois et des règles à l’intérieur de l’Union européenne. Pourtant, Schmitt ne figure pas parmi les inspirateurs des institutions européennes. C’est un autre grand théoricien du droit, Hans Kelsen[7], qui peut passer pour l’inspirateur de ces institutions. Pour ce dernier la validité d’une norme juridique ne peut se juger par rapport à son contexte d’application. La seule manière d’apprécier une norme ne peut être qu’une autre norme. Ainsi la décision d’envoyer quelqu’un en prison, qui repose sur un Code pénal dans toute société de droit, renvoie elle-même au fait que ce Code a été adopté de manière conforme à la Constitution. Le droit apparaît alors une hiérarchie de normes[8]. La science juridique, à écouter Kelsen, doit s’en tenir là. Savoir pourquoi le droit s’applique n’est pas de son ressort et n’est pas une question à laquelle elle peut apporter une réponse. A cela, Schmitt rétorque que le droit est toujours un droit « en situation », et que dans toute loi il y a une nécessité d’interprétation car aucune situation précise ne correspond à ce que l’on trouve dans les traités. Mais, qui dit nécessité d’interprétation dit alors nécessité de définir qui pourra interpréter, et au nom de quoi.

     

    La critique de Carl Schmitt porte, car elle se situe dans l’espace d’une analyse dominée par le réalisme méthodologique. Schmitt s’élève contre la volonté de dépersonnaliser le droit, et de lui retirer sa dimension subjective, celle de la décision[9]. Quand il invoque le décisionisme, soit cette capacité de l’Etat de prendre des décisions en dehors de tout cadre juridique, il indique qui est le « souverain ». C’est dans l’état d’exception, principe reconnu par tout juriste conséquent, que s’affirme et se révèle la souveraineté.

     

    L’état d’exception et la souveraineté

     

    Mais, parler de l’état d’exception a immédiatement d’autres implication. Giorgio Agamben, qui y a consacré un ouvrage, considère qu’il y a une similitude entre le droit et le langage[10]. Le langage, lui aussi, doit s’interpréter, et cette interprétation se fait toujours dans un contexte donné. Les mêmes mots n’ont pas exactement le même sens dans différentes situations en fonction du contexte. Cette réalité est d’ailleurs au cœur des problèmes de la traduction. Ce que dit Schmitt, et sur ce point on lui donne raison, c’est qu’il en est de même pour le droit. Mais, ce besoin d’une interprétation de la règle de droit, cette incapacité à aboutir en tout temps et en tout lieu à une lecture simple et automatique, suppose alors que l’on définisse qui doit posséder ce pouvoir d’interprétation, et au nom de quoi doit se faire ce dite interprétation. Le juge, en tant que représentant la règle de droit ne peut constituer cette instance. Il peut, et c’est le rôle des cours spécialisées, porter un jugement sur les possibles contradictions au sein de la règle de droit. Il peut vérifier qu’un jugement a bien été pris « dans les règles » ; tel est le rôle des cours de cassation. Il peut vérifier qu’une loi est constitutionnelle. Mais, il ne peut fixer cette constitutionnalité, et il ne peut décider à jamais qu’il n’y aura qu’une et une seule interprétation de la règle de droit. Cela signifie que la légalité ne suffit pas. C’est qui institue l’importance de la notion de légitimité. Schmitt, ici, précise que c’est dans l’action d’exception, cette action qui se libère des règles légales, que s’affirme le souverain. On le voit, poser la question de la légalité et de la légitimité revient à poser celle de la souveraineté qui se situe en fait en amont.

     

    Pour appuyer son argumentation, Schmitt récuse alors rapidement les anciennes distinctions, qui proviennent des modèles traditionnels tels qu’ils ont été développés par Platon et Aristote. Il le fait parce qu’ils sont des États sans administrations. Ce sont des Etats où la division technique du travail était encore à un stade très embryonnaire. Et il est vrai que l’émergence d’une administration professionnelle, autrement dit d’un corps intermédiaire entre le souverain et le peuple, corps chargé de la gestion des dimensions techniques du pouvoir, a changé radicalement la donne. La naissance des administrations va de pair avec la complexification croissante des sociétés mais aussi des taches de gouvernement.

     

     

    Légitimité et Etat moderne

     

    Schmitt considère alors que les formes traditionnelles ne sont pas des États, et que, par voie de conséquence, les modèles anciens sont inaptes à penser le monde moderne[11]. Il saisit le pivotement du monde moderne, pivotement qui est lié à la généralisation de l’économie décentralisée. Il y a bien une rupture importante, liée aux formes économiques de la production et de l’échange, et que l’on peut dater de la fin du XIIIème siècle à la première moitié du XIXème. C’est l’émergence du capitalisme, depuis ses premiers balbutiements dans les cités italiennes et dans les grandes foires de la fin du Moyen-Âge jusqu’à son triomphe sous la forme d’un Prométhée déchaîné[12], qui a provoqué cette rupture essentielle dans les formes de l’Etat.

     

    Il propose alors à leur place un système de quatre idéaux-types, lui-même développé comme une suite de couples opposés. En fait, on peut considérer que dans tout Etat moderne on trouve des éléments de chacun de ces idéaux-types. Leur définition est ainsi formelle, mais elle permet d’éclairer des dynamiques différentes de la structuration et de l’exercice du pouvoir.

     

    Nous avons donc tout d’abord le couple définit par l’État Législateur (le modèle de la démocratie légaliste) sui s’oppose à l’État gouvernemental (celui du Souverain tout puissant). Puis, nous avons un autre couple, celui constitué par l’État Juridictionnel (le pouvoir du juge), qui s’oppose à l’État Administratif (celui de la bureaucratie). L’Etat législateur s’est développé à la suite de la révolution française, mais aussi de la transformation progressive du système politique britannique en une démocratie. L’Etat administratif, quant à lui, est héritier en quelque sorte des Etats de l’économie de guerre du premier conflit mondial ; il tend à devenir un État totalitaire en cela que ses attributions sont totales.

     

    La critique du légalisme et les bornes de la critiques de Schmitt

     

    Schmitt construit ainsi une critique du légalisme formel, mais il ne la construit pas hors de tout contexte. On peut d’ailleurs argumenter que tous les textes qu’il a écrits furent des textes de combats[13]. Certains de ceux-ci furent incontestablement des combats douteux. Mais, au travers de ces différents combats, il construit une pensée qui se révèle profondément originale. A cet égard il faut penser avec Carl Schmitt pour pouvoir penser contre Carl Schmitt, et que ceux que cela effraient passent leur chemin.

     

    Il considère ainsi que le parlementarisme libéral vise à créée les conditions pour que la légalité supplante la légitimité, et que le pouvoir de la majorité supplante le droit. Le formalisme qui en découle est, selon lui, la manifestation de cette fiction de la légalité, et il aboutit à ruiner l’État législateur lui-même[14]. Le droit de l’Etat législateur n’est que l’émanation d’une majorité et les actions politiques, on l’a dit, des actes mécaniques conformes à ce droit. La question du contenu du droit n’est plus posée. Ceci est très vrai et aujourd’hui parfaitement évident si l’on regarde le fonctionnement des institutions de l’Union européenne mais aussi ce qui se passe dans notre pays.

     

    Pourtant, un tel État est en permanence menacé de dissolution par les conflits issus de la participation des masses à la politique[15]. Mais, c’est là où les opinions politiques particulières de C. Schmitt interfèrent avec son raisonnement théorique. Car Schmitt pourrait en effet s’accommoder d’un État Législateur s’il n’était pas démocratique. En fait, ce qui le choque n’est pas l’hypothèse implicite de stationnarité que l’on a détectée dans l’Etat Législateur. Il remarque que si un tel État est démocratique, alors la volonté du peuple se confond avec l’état de droit, et l’État n’est plus limité par la loi, il cesse d’appartenir au modèle de l’État Législateur. Ceci provient du fait que, dans la théorie libérale, une loi est légale si elle a été élaborée et mise en œuvre dans les procédures fixées par la loi. Cette situation autoréférentielle va concentrer, à juste titre, les critiques de Schmitt. Mais il faut comprendre que ce n’est que l’une des critiques que l’on peut porter à l’encontre de l’Etat Législateur.

     

    Il se dégage de cette critique de la nature autoréférentielle de l’Etat Législateur une nette préférence pour l’État Juridictionnel, car intrinsèquement conservateur. Il y a là une intéressante préfiguration des thèses qui seront celles de Hayek dans son ouvrage tardif The Political Order of a Free People[16], et qui semblent lier ces deux auteurs pourtant en apparence si opposés[17]. Cependant, Schmitt est aussi conscient que le pouvoir du juge implique l’homogénéité des représentations. Ceci n’est possible que dans ce qu’il qualifie alors de situation “calme” ou “normale”. Il est ici intéressant de constater que des auteurs très divers ont insisté sur la notion de situation « normale » opposée à celle de situation « anormale ». On retrouve ici un problème présent dans la sociologie, en particulier chez Bourdieu dans sa notion d’habitus en économie. Mais, en économie, Keynes à maintes fois insisté sur la différence qu’il y avait tant dans les comportements que dans les règles, entre une situation de « reposefulness »[18] et une situation de crise. En fait, un système politique doit être capable de fonctionner dans l’ensemble des situations. Et ceci nous renvoie au problème de la décision et de l’action exceptionnelle.

     

    Schmitt et la critique de la démocratie

     

     

    Néanmoins, la critique de Schmitt met parfaitement en évidence et le danger d’une définition autoréférentielle de la légalité, et la tendance inhérente dans ce genre de système à dériver vers une forme d’État non-démocratique. C’est ce qui se passe sous nos yeux au sein de l’Union européenne et, bien entendu, les réactions des populations sont de plus en plus violentes. Le raisonnement de C. Schmitt permet de montrer en quoi et pourquoi la notion de légitimité est absolument centrale à un fonctionnement réellement démocratique. Toute tentative pour se débarrasser de la légitimité aboutit en réalité à se défaire de la démocratie. La critique que Schmitt argumente contre la démocratie est en réalité double. Elle est à la fois une critique en immoralité (on ne peut plus distinguer le juste du légal) et en impossibilité (les conditions de mise en œuvre sont contradictoires avec les principes fondateurs). En fait, et contrairement à l’ordre de présentation des arguments dans Légalité et Légitimité, cette seconde critique fonde en réalité la première. C’est parce que la démocratie parlementaire ne peut fonctionner dans le monde réel comme dans le modèle idéal, que surgit le problème de la distinction entre légalité et légitimité. Alors surgit  l’immoralité d’un système qui prétend être à lui-même sa seule justification, et a rompu avec les bases du Droit.

     

    Le refus des bases catholiques antidémocratiques qui fondent pour Schmitt la supériorité du Droit sur la décision majoritaire n’est pas un argument suffisant en soi pour prétendre à une réfutation de son argumentation. Il est certainement inacceptable de prétendre établir en raisonnement scientifique ce qui est acte de foi. Une croyance métaphysique ne peut être respectée que si elle se donne pour ce qu’elle est et non si elle veut faire croire en une analyse. Mais, derrière la métaphysique se profile aussi une analyse pertinente des contradictions de la démocratie et de la République. C’est elle qui nous intéresse.

     

     

    L’illusion des méta-valeurs

     

    On touche ici à un point absolument essentiel. Le saut dans la métaphysique montre le point de rupture qui est atteint par une certaine pensée libérale. Toute tentative pour faire jouer à une croyance religieuse le rôle d’un argument scientifique, que ce soit dans ce contexte précis avec la notion de Droit immanent ou dans celui de l’harmonisation des intérêts privés par la Main Invisible, refiguration de Dieu chez A. Smith, (pour ne pas parler des meta-valeurs kantiennes invoquées par Hayek), est parfaitement irrecevable. On ne peut introduire dans une discussion des éléments d’argumentation qui par définition ne peuvent être discutés. Or, il ne peut y avoir de discussion rationnelle sur ce qui concerne la foi. Ainsi, la dimension théologique de l’analyse constitutionnelle chez Schmitt doit être rejetée, comme d’ailleurs toute dimension théologique en sciences sociales.

     

    Pour autant, et ce point est important, cela ne signifie pas que tout le raisonnement soit ici réductible à cette dimension théologique. Il y a chez Carl Schmitt des éléments d’analyse réaliste qui nécessitent discussion et qui sont profitables pour tenter de mieux comprendre le rapport entre règles d’organisation et règles de fonctionnement. Son refus d’une naturalisation de la politique et sa démonstration de la nature subjective du droit constitue incontestablement un point fort de l’analyse. Ces éléments critiques sont positifs pour pouvoir penser l’organisation des sociétés, même s’il prétend les fonder, bien à tort, dans un fétichisme de la force. La nécessaire distinction entre légalité et légitimité est un point sur lequel Schmitt a touché juste. L’absence de distinction entre les deux notions dans le libéralisme moderne courant, et sa fétichisation de l’état de droit comme état de légalité, est certainement une des tendances les plus dangereuses pour la démocratie elle-même.

     

    La dénonciation du formalisme de la démocratie parlementaire par C. Schmitt interpelle, parce qu’il s’attaque à des conceptions qui, en un sens, sont tout autant idéalistes que les siennes, mais sans en avoir la cohérence. La question implicitement posée est alors de savoir s’il est possible d’aboutir à une formulation qui ne soit ni formaliste ni métaphysique du problème de la légitimité. Comment peut-on distinguer le juste du légal sans invoquer des principes qui ne peuvent être l’objet de discussion car ils relèvent de la croyance ?

     

     

    Organisation politique, règles symboliques

     

    Il faut alors considérer l’Etat dans sa complexité. La seigneurie n’est pas l’Etat, mais la « principauté » l’est. Tout espace soumis à un pouvoir ne constitue pas nécessairement un Etat. Encore faut-il que ce pouvoir se constitue en autorité, c’est à dire qu’il soit intériorisé par ceux qui vivent dans ce territoire. C’est la question, posée par Max Weber, du « monopole de la violence légale »[19].

     

    Mais, l’État n’est-il pas aujourd’hui contesté par la grande entreprise, ce que les anglo-saxons appellent la « corporation » ? Autrement dit, même si un accord pouvait se dégager au sujet de l’Etat ne serait-il pas remis en cause par le développement des compagnies multinationales et leur puissance matérielle et financière qui, bien souvent, est de la même taille que celle de nombre d’Etats ? Ainsi, William Dugger[20] reproche ainsi à la définition classique de l’État donnée par M. Weber, une communauté qui a le monopole légitime de la violence, d’être trop étroite[21]. Si les fonctions de l’État consistent à définir des droits, régler des conflits et contrôler des performances, ces fonctions sont aussi celles des grandes entreprises. Et l’on voit que dans nombre d’accords internationaux, qu’ils soient signés ou à venir, comme l’accord de partenariat transatlantique (le TIPP), le droit privé risque de l’emporter sur le droit public.

     

    La position de William Dugger est intéressante, mais elle constitue à la fois un progrès et une régression. Le progrès ici réside en ce que la définition des fonctions institutionnelles de l’État permet de comprendre comment le domaine d’action de ce dernier peut-être grignoté, soumis à la concurrence d’autres grandes organisations. Il y a là une dimension réaliste dans l’analyse de Dugger. En même temps, en évacuant la notion de monopole de la violence, Dugger évacue l’aspect de régulation de cette concurrence. Tant qu’une organisation détient ce monopole, et peut donc l’utiliser contre d’autres organisations, même si les taches que ces dernières remplissent dont de même nature, il est clair qu’une hiérarchie s’établit, et que des liens de subordination se mettent en place. Si le monopole est érodé, alors cette hiérarchie entre en crise. Il faut alors se demander si ce monopole est érodé sur la totalité du territoire que l’État prétend contrôler, ou seulement sur une partie de ce dernier.

     

    En fait, le raisonnement est limité parce qu’il est organisé autour d’une confrontation entre l’État et une entreprise. Si on admet maintenant que l’État est confronté à plusieurs grandes entreprises, chacune cherchant (intentionnellement ou non) à s’approprier des fonctions régaliennes, alors, la question des relations entre l’État et la grande corporation devient plus complexe. Néanmoins, l’argument a une valeur descriptive incontestable. On doit ajouter qu’il n’est pas nouveau et l’assimilation de l’État à une entreprise, même si c’est une entreprise dont la finalité est de maintenir son pouvoir[22]. Les conditions de faiblesse relative de l’État face à la corporation sont bien indiquées. Elles contiennent implicitement un argument pour un secteur étatique productif, même limité: celui d’offrir à l’État une alternative face aux demandes de la corporation en se situant sur son terrain.

     

    Qui contrôle qui ?

     

    La question des contrôles procéduraux (les contrôles de légalité ou de conformité du règlement à la loi), de contrôle des décisions d’application (sont-elles conformes aux règles de fonctionnement) est, bien entendu, tout aussi importante. Pour que des vérifications de ce type soient possibles, et que la règle puisse être améliorée dans le futur, il importe de vérifier comment elle a été mise en œuvre. Il n’en reste pas moins que ces deux dimensions ne couvrent pas le problème central, qui est celui de l’acceptabilité de la contrainte.

     

    L’acceptabilité d’une décision ne peut se déduire ni de l’efficacité de la règle, ni de sa régularité procédurale[23]. L’efficacité ne pourrait fonder l’acceptabilité que si le critère retenu était lui-même indiscutable. Ceci impliquerait soit que l’on se trouve dans un univers unidimensionnel (un univers technique par exemple), soit que l’on puisse démontrer une parfaite stabilité du contexte et l’inexistence d’effets de dotation entre les personnes composant la population concernée par la règle. Faute de satisfaire ces conditions, le résultat deviendrait discutable, et par là un jugement d’efficacité ne pourrait plus être naturellement partagé. Or, dans le domaine économique, il est extrêmement rare que ces conditions soient remplies. La régularité des procédures, c’est-à-dire la légalité de la règle, ne saurait fonder l’acceptabilité que si la description préalable des procédures avait été exhaustive quant aux états du monde auxquels les agents peuvent être confrontés. Autrement dit, la régularité des procédures n’est un critère décisif qu’à la condition d’être en information parfaite ou à l’état stationnaire. Nous voici revenu au paradoxe des contrats. Mais, si tel était le cas, comme nous l’avons vu, les règles seraient superflues. Il faut donc admettre que l’acceptabilité de la contrainte inclue dans toute règle renvoie à la légitimité de cette dernière et de ceux qui la mettent en œuvre ; nous voici à nouveau renvoyé au couple Auctoritas et Potestas. Ceci implique de penser un système commun de valeurs au groupe qui sera concerné par la règle.

     

    Nous voici revenu à notre point de départ, c’est à dire à la question de la souveraineté et de ce qui la fonde. Sans souveraineté, on ne peut penser la question de la légitimité et de la décision « juste ». Mais, peut-on penser la souveraineté sans être réduit à formuler une profession de foi ? C’est ici qu’entre en scène le penseur principal de la souveraineté dans la culture politique et juridique française, Jean Bodin. Or, il s’avère être aussi un précurseur dans le domaine de la laïcité. Ce n’est pas un hasard. Il y a des liens nombreux et étroits entre la question de la souveraineté et celle de la laïcité.

     

    Le principe de souveraineté dans l’Etat moderne

     

    Pour comprendre l’État moderne, il faut comprendre le principe de dépersonnalisation de l’État, qui lie désormais la souveraineté non plus à une personne donnée mais à un principe politique. L’affirmation du peuple, lui même représenté symboliquement, comme Prince à la place d’un prince donné, a constitué un élément important dans le constitution de l’État moderne. Ceci peut prendre des formes concrètes différentes par ailleurs. Dire que le peuple est souverain n’implique pas de dire qu’il doit exercer ce pouvoir. Mais, quel que soit la personne ou l’institution qui l’exerce, elle doit par contre admettre qu’elle tire son pouvoir du peuple et elle est donc soumise, à des intervalles réguliers, à des procédures de vérification.

     

    Cependant, l’État a existé bien avant l’évolution qui a conduit à l’Etat moderne. Ce dernier n’est qu’un sous-ensemble dans la catégorie « État ». L’émergence de ce dernier, la distinction entre la principauté comme principe et la principauté comme propriété du Prince, se déroule depuis le Moyen Age. En France, c’est avec le règne de Philippe le Bel (1285-1314) que l’on commence à voir s’autonomiser un appareil d’État, les « légistes royaux »[24], dont le champ des attributions dépasse largement celui de la propriété royale. C’est aussi sous son règne que le double mouvement de lutte contre les seigneuries locales (lutte commencée un siècle plus tôt) et contre un pouvoir à vocation internationale (celui du pape[25]) a pris toute son ampleur[26]. La dissociation entre la « propriété du Prince » et l’État où le Prince est souverain s’affirme par étape. Commencée avec Philippe-Auguste[27], magnifiée par les conquêtes militaires du roi[28], consolidée par la naissance d’une « idéologie royale », elle est à peu de choses complète sous Philippe le Bel. Cette dissociation entre la propriété privée du Prince et son pouvoir public sort renforcée de l’épreuve de la guerre de 100 ans.

     

    La Nation, désormais, a remplacé le lien religieux comme lien principal. La majorité des contemporains se définissent dès lors comme « Français » et non plus à travers leur allégeance religieuse. Quels que pourront être les soubresauts de l’histoire, les tentatives pour revenir en arrière, il y a un acquis fondamental. L’idée qu’il existe un « bien commun » entre Français, cette fameuse Res Publica, a été théorisée par Jean Bodin, qui servit Henri III et se rallia à Henri IV, dans Les Six Livres de la République[29]. Cet ouvrage montre que la période de constitution de l’Etat-Nation est close, puisque l’on peut en produire la théorie, et ouvre celle de l’évolution vers l’Etat moderne. Bodin, à la suite de Machiavel et vraisemblablement sous son inspiration à distance, imagine la puissance profane.

     

    La puissance profane

     

    Bodin se retrouve alors dans l’obligation d’évacuer le fondement divin du pouvoir puis de l’ensemble de la vie sociale, ce que Bodin théorisera dans l’Heptaplomeres[30]. Ce faisant il évacue aussi la loi naturelle et divine. Si la souveraineté doit être dite, en son essence, puissance profane, c’est parce qu’elle ne repose pas sur une loi de nature ou une loi révélée. De ce point de vue, Bodin anticipe Spinoza qui écrira lui aussi que « la nature ne crée pas le peuple », autrement dit qu’il est vain de vouloir imaginer une origine « naturelle » à l’ordre social. Elle ne procède pas de la loi divine comme de son origine ou de son fondement. Si le prince pour Jean Bodin est « image » de Dieu, il ne tient pas pour autant son pouvoir de Dieu. La distinction entre le monde symbolique et le monde réel est désormais acquise. Le sacré, le religieux, est appelé à la rescousse pour configurer l’imaginaire des contemporains, mais il est mis au profit d’une situation qui tire ses racines du monde réel. Bodin affirme entre autres que le sacrement à Reims n’est pas de l’essence de la souveraineté. Le monarque n’a pas lieu d’être chrétien. Il peut l’être, mais c’est son choix personnel.

     

    Il y a là une leçon importante, et même fondamentale pour le monde moderne.

    Jacques Sapir (RussEurope, 3 septembre 2015)

     

     

     

    Notes

     

    [1] Sapir J., Les trous noirs de la pensée économique, Pais, Albin Michel, 2000.

     

    [2] Spinoza B., Traité Theologico-Politique, traduction de P-F. Moreau et F. Lagrée, PUF, Paris, coll. Epithémée, 1999, XVI, 7.

     

    [3] Schmitt C., Légalité, Légitimité, traduit de l’allemand par W. Gueydan de Roussel, Librairie générale de Droit et Jurisprudence, Paris, 1936; édition allemande, 1932

     

    [4] Idem, p. 40.

     

    [5] R. Bellamy (1999), Liberalism and Pluralism: Towards a Politics of Compromise, Londres, Routledge,

     

    [6] R. Bellamy, « Dirty Hands and Clean Gloves: Liberal Ideals and Real Politics », European Journal of Political Thought, Vol. 9, No. 4, pp. 412–430, 2010

     

    [7] Kelsen H., Théorie générale des normes, Paris, PUF, 1996,

     

    [8] Kelsen H., Théorie pure du droit, (1934), rééd. La Baconnière, Paris, 1988.

     

    [9] Scheuerman W.E., « Down on Law: The complicated legacy of the authoritarian jurist Carl Schmitt », Boston Review, vol. XXVI, n° 2, avril-mai 2001.

     

    [10] Agamben G., État d’exception. Homo sacer, Seuil, Paris, 2003.

     

    [11] Schmitt C., Légalité, Légitimité, p. 47.

     

    [12] Landes D.S., The Unbound Prometheus: Technological Change and Industrial Development in Western Europe from 1750 to the Present, Cambridge-New Yorck, Cambridge University Press, 1969.

     

    [13] Balakrishnan G., The Ennemy: An intellectual portait of Carl Schmitt, op.cit.,

     

    [14] Schmitt C., Légalité, Légitimité, op.cit., pp. 50-51.

     

    [15] Hirst P., “Carl Schmitt’s Decisionism” in C. Mouffe, (ed.), The Challenge of Carl Schmitt, Verson, Londres, 1999, pp. 7-17

     

    [16] Hayek F.A., The Political Order of a Free People, Law, Legislation and Liberty, vol 3, Univ. Of Chicago Press, 1979, Chicago, Ill..

     

    [17] Voir la très pertinente critique de R. Bellamy, “Dethroning Politics: Liberalism, Constitutionalism and Democracy in the Thought of F.A. Hayek”, in British Journal of Political science, vol. 24, part. 4, Octobre 1994, pp. 419-441

     

    [18] Ou situation marquée, ou suggérant, une quiétude et une tranquillité.

     

    [19] Weber, M., Le savant et le Politique, trad. J. Freund, Plon, Paris, 1959.

     

    [20] Dugger, W.M., “An evolutionary theory of the state and the market”, in W.M. Dugger et W.T. Waller Jr., (eds), The Stratified state , M.E. Sharpe, New York, 1992

     

    [21] Dugger W.M., “Transaction cost Economics and the State”, in C. Pitelis, (ed.), Transaction Costs, Markets and Hierarchies, Basil Blackwell, Oxford, 1993, pp. 188-216. Voir aussi, W.M. Dugger, “An evolutionary theory of the state and the market”, op.cit..

     

    [22] Voir à ce sujet Hintze, O., Féodalité, Capitalisme et État moderne, éd. H. Bruhns, trad. F. Laroche, Paris, MSH, 1991 et surtout Weber, M., Économie et société, 2 vol., Paris, Pocket (1992 pour l’édition française, 1922 pour l’édition originelle).

     

    [23] J. Sapir, Les économistes contre la démocratie, Albin Michel, Paris, 2002.

     

    [24] Favier J., Les légistes et le gouvernement de Philippe le Bel », in Journal des savants, no 2, 1969, p. 92-108. Idem, Un Conseiller de Philippe le Bel : Enguerran de Marigny, Paris, Presses universitaires de France, (Mémoires et documents publiés par la Société de l’École des chartes), 1963.

     

    [25] C’est le fameux « incident d’Anagni ».

     

    [26] Voir Carré de Malberg R., Contribution à la Théorie Générale de l’État, Éditions du CNRS, Paris, 1962 (première édition, Paris, 1920-1922), 2 volumes. T. 1, pp. 75-76.

     

    [27] Flori J., Philippe Auguste – La naissance de l’État monarchique, éditions Taillandier, Paris, 2002 ; Baldwin J.W., (trad. Béatrice Bonne, préf. Jacques Le Goff), Philippe Auguste et son gouvernement. Les fondations du pouvoir royal en France au Moyen Âge, Paris, Fayard,‎ Paris,1991.

     

    [28] Qui, après la bataille de Bouvines fut le premier roi à être dit « empereur en son royaume ». Duby G., Le Dimanche de Bouvines, Gallimard,‎ Paris,1973.

     

    [29] Bodin J., Les Six Livres de la République, (1575), Librairie générale française, Paris, Le livre de poche, LP17, n° 4619. Classiques de la philosophie, 1993.

     

    [30] Bodin J., Colloque entre sept sçavants qui sont de différents sentiments des secrets cachés des choses relevées, traduction anonyme du Colloquium Heptaplomeres de Jean Bodin, texte présenté et établi par François Berriot, avec la collaboration de K. Davies, J. Larmat et J. Roger, Genève, Droz, 1984, LXVIII-591,

    Lien permanent Catégories : Textes 0 commentaire Pin it!
  • Cinéma et identité...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un article de Michel Mourlet cueilli sur le site Papiers en ligne et consacré à la question de l'identité au travers du cinéma. Ce texte a été publié dans le numéro de la revue Krisis intitulé Identité ? (n°40, mars 2015).

     

    CINÉMA ET IDENTITÉ

    par Michel Mourlet

    Cette étude prend appui sur deux de mes ouvrages : l’Écran éblouissant (Presses Universitaires de France, 2011) et Français, mon beau souci (France Univers, 2009). Plutôt que de me répéter, j’ai choisi d’en citer les passages qui, sur certains points, m’ont paru adaptés au sujet. 

     

    L’identité, ce qui fait qu’A est A et n’est pas non-A, reste un concept anthropologique peu utilisable tant qu’on n’en a pas précisé la qualification. Il existe plusieurs identités principales, s’appliquant soit aux individus, soit aux collectivités,  telles que la personnelle, la génétique, l’ethnique, la nationale, et secondaires, comme l’appartenance à un métier par exemple. On peut se représenter cela comme autant de cercles concentriques s’élargissant à partir du point central qu’est l’individu ; ces multiples identités s’imprègnent les unes les autres et se confondent dans l’identité personnelle complète. Cependant, nettement séparées par leurs attributs, elles  ne concernent pas les mêmes objets : avant d’examiner les rapports qui peuvent s’établir entre cinéma et identité, il importe donc de sélectionner la ou les identités pertinentes eu égard à de tels rapports.

    Il va sans dire que l’identité personnelle ne saurait être accueillie ici qu’à la faveur de l’étude d’œuvres particulières : quelle relation entre l’homme Welles et ses films, produits de son idiosyncrasie ? Ce point de vue, quoique d’un intérêt primordial, n’est pas notre sujet, car il introduirait des facteurs personnels valables pour n’importe quelle activité créatrice. Or ce qui se propose ici à notre réflexion est « le cinéma » en général, et seulement le cinéma, tel qu’il se pratique sur l’ensemble de la planète, à présent et depuis ses débuts, avec les ressemblances et les dissemblances qui composent son histoire et sa diversité. Vers quel référentiel identitaire se tourner pour rendre compte du cinéma en général, du point de vue du déroulement de son histoire et de la diversité de ses œuvres ?

    On le savait même avant Malraux : le cinéma est à la fois un art et une industrie. L’industrie, en l’occurrence production et distribution, est liée de manière simple à l’économie et au savoir scientifique et technique, qui renvoient en gros à l’identité nationale, les économies continentales ou mondiale n’étant ‒ on le voit un peu plus clairement chaque jour de crise ou de non crise ‒ que des ensembles abstraits, fragiles, pour tout dire virtuels, qui reposent concrètement, tout comme le savoir d’ailleurs, sur les capacités propres à chaque nation.

    Les arts renvoient à un système plus composite où s’interpénètrent les identités nationale, religieuse, ethnique, et, si l’on quitte le plan général, l’identité personnelle, voire familiale (dynasties artistiques). Le cinéma, art et industrie, considéré globalement, est par conséquent en relation directe avec les identités ethnique, nationale et religieuse, cette dernière composante demeurant relativement secondaire dans la mesure où elle réside au fond des œuvres et n’influe guère sur leur forme : « L’art catholique italien (peinture, sculpture, architecture) n’entretient aucun autre rapport que thématique avec l’art catholique espagnol », écrivais-je dans l’Écran éblouissant. Ce qui prédomine dans les ouvrages en question, c’est le style italien, le style espagnol. Le phénomène est encore plus flagrant au cinéma, art tout récent privé de tradition religieuse. À l’exception de quelques cinéastes tels que DeMille ou Bresson par foi, Rohmer par éducation morale, Rossellini par sensibilité, le christianisme au cinéma aura suscité plus de révolte ou de blasphèmes que de Magnificat. Et dans les films qui s’en réclament ‒ par le scénario et les dialogues ‒, rien en matière de mise en scène et en images qui soit le reflet partagé et spécifique d’une identité religieuse commune.  On voit bien en revanche par quoi DeMille est typiquement américain, Bresson et Rohmer, français jusqu’au bout des ongles.

    Quant à l’identité ethnique, si tant est qu’on puisse employer de nos jours cette alliance de mots (il faudrait avoir suivi avec assez d’attention les derniers progrès accomplis dans les démocraties libérales par la libre circulation des idées), on en fera vite le tour, du fait que le cinéma est un art totalement européen et plus largement occidental (Etats-Unis) dont l’invention, les techniques, les formes, la théorisation, la pratique et la critique ont pris naissance et se sont développées pour l’essentiel dans les pays appartenant à la partie du monde ainsi désignée. Éric Rohmer, comme le remarque Antoine de Baecque dans sa récente biographie du cinéaste, n’a pas manqué dans ses écrits théoriques d’insister sur cette unicité originelle – et originale ‒ du cinéma. La conséquence en est que même des cinématographies extra-européennes majeures, comme celle du Japon (les chefs-d’œuvre de Mizoguchi et Ozu au tout premier rang), bien que  son écriture soit nourrie de traditions nipponnes notamment théâtrales, ne peuvent faire qu’elles n’aient comme ultime horizon la mise en scène et les techniques définies et pratiquées en Occident.

    On objectera qu’à l’intérieur de ce périmètre occidental délimité ici par le cinéma agissent des identités culturelles plus spécifiques, moins étendues, à quoi se rattachent des cinématographies diversifiées. Ici apparaît à l’évidence l’identité nationale, sur laquelle nous allons revenir ; mais aussi deux autres variantes souvent mises en exergue aujourd’hui en France au détriment de l’identité nationale, pour tenter de les substituer à celle-ci  : la régionale et la continentale ; en ce qui nous concerne, « européenne » Si l’on peut discuter à l’infini de l’importance des identités picarde, bretonne, provençale dans le domaine des arts traditionnels ou de la langue, l’objection régionaliste en matière de cinéma, d’où le recours à un passé multiséculaire est exclu d’office, apparaîtrait vide de sens. Reste l’autre identité culturelle de substitution, dite européenne :

         …je sais bien que la mode est actuellement d’invoquer une « culture européenne », mais de quoi parle-t-on exactement ?

       Certes, tous les peuples d’Europe peuvent se réclamer de deux grands courants intellectuels, littéraires et artistiques : l’antiquité gréco-latine et le judéo-christianisme. Ce n’est évidemment pas suffisant pour justifier le concept d’une culture à l’échelon continental. Ce qui importe, c’est l’usage que chacun de nos peuples a fait à travers les siècles et continue à faire de ces deux instruments qu’il a façonnés selon les besoins, les aspirations, les contraintes nés de son sol, de son ciel, de son tempérament et de son histoire.

       Les œuvres produites sont-elles interchangeables ? Rossini aurait-il pu composer l’Or du Rhin ? Dostoïevski écrire comme Voltaire ou Ibsen comme Marivaux ? Canova sculpter les statues polychromes du musée de Valladolid ou Le Vau concevoir les façades tourmentées de Gaudi ? Turner peindre la Montagne Sainte-Victoire ? Sibelius faire danser comme Théodorakis ?  Évidemment non, et ces incompatibilités aussi flagrantes que si l’on rapprochait la musique japonaise de la musique chinoise, ces disparates de style, de pensée, de couleurs, de dessin, de rythme, d’atmosphère, chacun le sent bien au fond de lui-même, ne sont pas issues de différences personnelles. Elles procèdent de quelque chose de plus vaste qui rattache entre elles, par des traits fondamentaux et spécifiques (la clarté française, le baroquisme espagnol, les brouillards scandinaves, etc.) toutes les œuvres norvégiennes ou toutes les œuvres d’outre-monts, et qu’on appellera l’identité culturelle nationale, irréductible tant aux individus qu’à l’empire-mosaïque de Bruxelles ou de Charlemagne.

    Français, mon beau souci, « Souveraineté culturelle et linguistique »

    Il suffit d’appliquer les considérations ci-dessus à l’histoire du cinéma. Qu’y a-t-il de commun entre Affreux, sales et méchants et les Vacances de M. Hulot ? Rien de plus qu’entre une pièce de Goldoni et un portrait de La Bruyère : quoi de plus italien que Barouf à Chioggia ? Quoi de plus français que Ménalque ? Imagine-t-on la froideur allemande, méthodique et implacable de Fritz Lang derrière la caméra de Jean Renoir ? Le pince-sans-ririsme de Guitry trempé dans l’acide de Jules Renard, au service d’un baroque espagnol obsédé par le crucifix ? À part leur localisation sur la mappemonde, on voit mal ce que partageraient les films de Tati et de Comencini. En revanche, on distingue clairement ce qui rapproche le premier de toute la  psychologie française de caractère, comique ou tragique, et le second de la longue tradition italienne de la comédie de mœurs.

    Après avoir placé entre parenthèses l’identité personnelle, réduit à leur juste rôle les identités religieuse, ethnique, régionale, continentale, que reste-t-il comme identité de référence en relation forte et légitime avec le cinéma ?

    Toute l’histoire de ce dernier, les analyses critiques, théoriques, sociologiques, économiques qu’il a suscitées, ses modes de production et de diffusion, les batailles d’influence qui continuent de se livrer en son sein sont engendrés par le statut national des entités productrices qui le constituent. Les coproductions internationales, où s’exerce par nécessité une seule responsabilité créatrice, ne modifient pas cette règle générale.  Le « cinéma », notion  abstraite obtenue en additionnant une par une les cinématographies du monde, deviendrait inanalysable hors du contexte des identités nationales.

    Penchons-nous comme il est naturel sur le cas du cinéma français.

        Bien que d’apparition récente, le Septième Art prend place parmi les éléments fondateurs de notre culture telle qu’on peut l’appréhender aujourd’hui. Cela pour une raison historique précise, quelles que soient les revendications adventices et subalternes : dans la grande chaîne d’inventions  qui va de la photographie de Niepce et Daguerre au premier film tourné en 1953 selon le procédé du Pr Chrétien (cinémascope et son stéréophonique), la part de loin la plus importante revient à la France, et guère moins que dans l’histoire de l’aviation. C’est pourquoi, en dépit des chausses baissées de nos élites « morales » toujours à l’affût des plus tartuffiennes résipiscences, nous avons célébré en 1995 le centenaire de la première séance de cinéma publique au monde, celle des Frères Lumière.

       D’autres motifs font que le cinéma, comme art et comme industrie, revêt en France une extrême importance : notre patrimoine cinématographique compte un nombre considérable de chefs-d’œuvre reconnus par la communauté internationale. D’autre part, c’est dans notre pays qu’ont vu le jour et se sont développées une véritable critique et une véritable esthétique de l’« image mécanique »[1]. Dès avant la guerre de 1914, avec le futur « capitaine Canudo », ami d’Apollinaire et chantre (d’origine italienne) de l’« impérialisme artistique français », avec Louis Delluc, avec les éclairs prophétiques d’Abel Gance, jusqu’au milieu des années soixante, durant un demi-siècle s’est affirmée chez nous, et presque exclusivement chez nous, une faculté quasiment spontanée, sans précédent,  d’appréhender et de théoriser le cinéma selon des critères aussi ambitieux et complexes que ceux qu’avaient suscités les arts traditionnels. Ainsi les Français et, partant, les Francophones dans leur ensemble (cf le lustre des cinématographies québécoise, belge, suisse, algérienne, etc.), sont-ils fondés à considérer le Septième Art (terme inventé par Canudo) comme un des piliers de leur culture.

    Ibid., « Cinéma, langue et exception culturelle »

    Un des aspects les plus caractéristiques de cette part occupée par le cinéma dans l’identité culturelle française est la rivalité entre notre cinématographie et celle des Etats-Unis. Depuis Edison et les Frères Lumière, et surtout depuis le début du XXe siècle, Français et Américains ne cessent de se mesurer et de se combattre sur ce terrain, tout en reconnaissant toujours les mérites de l’adversaire.

        L’histoire de notre cinéma sous l’aspect de ses relations conflictuelles avec celui des Etats-Unis offre depuis l’origine un modèle réduit et précurseur de ce qu’on nomme à présent la mondialisation, euphémisme destiné à diluer, ad usum populi, dans une apparente globalisation des échanges l’économie du « nouvel ordre mondial » sous hégémonie américaine. Depuis le début du siècle dernier, en effet, on assiste à un duel entre nos deux « industries du rêve », duel inégal, non point tant par les moyens mis en œuvre (ils étaient même supérieurs du côté français avant la Grande Guerre) que par les circonstances historiques ayant entraîné pour les cinématographies des deux nations des effets opposés.

       Bref rappel. Avant la première guerre mondiale, prépondérance du cinéma français, du fait d’avoir été pratiquement le premier en date et d’avoir installé non seulement sur son territoire mais dans le monde entier un système de distribution (Gaumont et Pathé) sans concurrence.

       Cela fonctionna très bien jusqu’à la date fatidique de 1914, qui vit à la fois l’interruption totale de la production française et l’installation de Cecil B. DeMille à Hollywood, dans son premier studio, une grange de ce village appelé à devenir la « Mecque du cinéma ».[2] À partir de ce moment, l’intention américaine tantôt affichée, tantôt dissimulée, de conquérir la plus grande part et si possible la totalité du marché mondial du film s’est continuellement manifestée.

       La guerre terminée, le cinéma français se releva de ses ruines. La machine recommença de tourner. Cela dura jusqu’à la seconde guerre mondiale et même pendant celle-ci, puisque les effets sur notre production en ont été fort différents de la première. Paradoxalement, la période 1940-1944 aura été l’une des plus brillantes de notre histoire cinématographique, avec une multitude d’œuvres présentes dans toutes les mémoires, de Carné, Decoin, L’Herbier, Gance, Clouzot, Guitry, Pagnol, Grémillon, Christian-Jaque, Daquin, Autant-Lara, Bresson, Delannoy, Becker, etc. Alors que dans le même temps, la production allemande se révélait particulièrement médiocre, cette vitalité du cinéma occupé constitua une forme de résistance authentique, aussi exemplaire que celle de la culture hellénique durant l’occupation romaine.

        Dans l’immédiat après-guerre, la capacité de résistance  du cinéma français devait à nouveau être mise à l’épreuve et ne plus cesser de l’être. Mais cette fois on revenait à une autre guerre, celle que se livraient depuis le début du siècle Français et Américains à coups de faisceaux lumineux sur leurs écrans de toile blanche.

       En mai 1946, sortie exsangue du conflit et de l’Occupation, la France signe avec les Etats-Unis les accords Blum-Byrnes : elle obtient l’annulation de 2,85 millions de dollars de dettes et un crédit de 1,4 million en échange de l’ouverture de son marché aux produits américains. Pendant quatre ans, le cinéma d’outre-Atlantique avait été absent d’Europe, situation qui avait entraîné une accumulation considérable de films en souffrance que les distributeurs devaient absolument dégorger dans les salles de notre continent. En vertu des accords, le cinéma français se trouvait contingenté sur son propre sol au bénéfice du concurrent.

       C’était la première manifestation ostensible du projet américain d’étouffer systématiquement les autres cinématographies nationales. Car, depuis 1945, et surtout depuis une trentaine d’années, on assiste au grignotement progressif de toutes les industries cinématographiques européennes, à l’exception de la nôtre. (…) Le lent amaigrissement des cinématographies nationales  (en chiffres de production, mais davantage encore en parts de marché) est la conséquence directe de la diffusion hégémonique dans nos pays de la production d’outre-Atlantique, tant destinée au grand qu’au petit écran, puisque les deux supports, on le sait, tendent de plus en plus à unir leurs forces et à confondre leurs objectifs.

       Si cette hégémonie résultait d’une excellence incontestable des œuvres, ce serait de bonne guerre et l’observateur impartial ne pourrait que s’incliner. Mais, inondés de sitcoms débiles, de séries toutes sorties du même moule, de comédies cucu-la-praline, de crétins sanguinolents et d’héroïnes de bandes dessinées, à des années-lumière du grand cinéma américain que nous aimions, nous sommes loin de compte et voyons bien que le combat est truqué.

       D’une part, il convient de remarquer qu’avant toute exportation les produits audiovisuels américains sont déjà largement amortis et bénéficiaires sur le territoire d’origine (300 millions de téléspectateurs, un milliard d’entrées en salle par an). Ils peuvent dans ces conditions arriver sur les marchés étrangers soit, en ce qui concerne le cinéma, appuyés sur des budgets de distribution et de publicité colossaux, soit, pour la télévision, en cassant les prix ; ce qui suffit à expliquer leur omniprésence en dépit d’une qualité artistique souvent faible, voire calamiteuse (bien que nous connaissions à cette triste règle toutes les notables exceptions).

       D’autre part, il n’est pas possible non plus de lutter à armes égales chez l’adversaire, puisqu’un dispositif de règlements et de pratiques établi par notre bon Oncle Sam (si libéral pour ses propres produits) limite de façon draconienne l’accès de nos films à son marché intérieur.

        En 1980, avec le large sourire rayonnant du crocodile repu, Jack Valenti, président de la Motion Picture Association of America qui regroupe les grandes compagnies et les représente à travers le monde[3],  ne craignait pas de déclarer à la presse française : « Il y a en Amérique un formidable marché pour les films français. Les Etats-Unis sont un marché libre. Tout film étranger peut y entrer sans problème, exactement sur les mêmes bases qu’un film américain. Il n’existe ici aucune restriction de quelque nature que ce soit. Vous payez les mêmes taxes. Il n’y a pas de discrimination. » 

       Puisque tout cela allait tellement de soi, convenait-il de se demander pourquoi M. Valenti éprouvait la nécessité de le dire ? Contentons-nous de citer, tenue dans la foulée, une remarque de M. Yves Rousset-Rouard, alors président d’Unifrance Film : « La pénétration des films français sur le marché américain se heurte à une sorte de protectionnisme latent qui est sans doute plus le fait, d’ailleurs, des structures professionnelles en place que du public. »

       Au même moment, le directeur général de Gaumont, Daniel Toscan du Plantier,  confirmait : « Le fameux libéralisme américain admet, dans la pratique et dans le droit, quelques nuances : c’est un imbroglio extraordinaire et rien n’est fait à ce niveau pour que les étrangers réussissent. Rien ! »

        On n’eût pu mieux dire que le modèle libéral américain est un leurre destiné aux naïfs, leurre qui, malgré leurs perpétuelles déconvenues, continue à les faire rêver – et disserter avec assurance – des bienfaits du capitalisme mondial.

          Dans cette guerre économique sans merci livrée par les Etats-Unis aux cinématographies rivales, il reste pourtant, on l’a dit, un bastion, le bastion français, qui agace beaucoup les Américains et contre lequel ils s’acharnent depuis des années.[4]

      Une fois dévoilé le contenu des accords Blum-Byrnes, le tollé des professionnels du cinéma français fut tel qu’il fallut parvenir à un modus vivendi en assouplissant les règles du jeu. C’est ainsi que notre cinéma retrouva peu à peu sa vigueur.

       Depuis les années cinquante, le système français de production repose en grande partie sur le fonds de soutien et l’avance sur recettes. Le fonds de soutien est une idée géniale du premier directeur du C.N.C. : afin de constituer cette réserve, Michel Fourré-Cormeray a imaginé de prélever une taxe sur chaque billet d’entrée, pour tout film aussi bien étranger qu’indigène. En conséquence de quoi les Américains se sont aperçus avec horreur que leurs propres films contribuaient à financer leur plus coriace adversaire. D’où leur acharnement, dès lors, à tenter de démanteler notre système en cherchant parfois, à Bruxelles, des alliés.

       Le fonds de soutien alimente l’avance sur recettes. Ce serait bel et bon si cette avance était toujours répartie à bon escient. Or nous trouverons ici, sans doute, une des causes de la relative désaffection du public, exprimée en parts de marché, à l’égard de notre cinéma : l’avance est saupoudrée par des commissions dont la compétence artistique n’est pas toujours indiscutable et dont les critères relèvent trop souvent des idéologies à la mode, de l’épate-bourgeois ou du simple « copinage ». Pour des raisons quelque peu voisines, les fameux quotas télévisuels au service de la production nationale, arrachés de haute lutte, engendrent des investissements parfois aberrants, dans des films si exécrables qu’ils ne sont pas même diffusés par les chaînes commanditaires. Lesdits quotas, faut-il le rappeler ? firent l’objet de batailles acharnées contre la bureaucratie européiste entraînée à se courber sous les fourches caudines de Washington.

    Ibid.

    En dépit de ces carences occasionnelles mais qu’il ne faut pas dissimuler, abolir le système français de financement comme le préconisent parfois des irresponsables serait renoncer à notre privilège : rester le seul cinéma national à faire pièce au rouleau compresseur hollywoodien. N’oublions pas que les studios britanniques survivent pour le principal grâce aux tournages internationaux sous obédience américaine, que le cinéma espagnol, en déroute, ne conservait plus sur son propre territoire que 13 % de part de marché en 2013 (chiffre fourni par Cinespagne), qu’à l’exception de Nanni Moretti le cinéma italien est en crise permanente depuis un quart de siècle, sans parler du notable recyclage en Allemagne de la production grand écran dans le petit. À l’inverse, signalons qu’en France les premiers chiffres de 2014 indiquent près de 47 % de part de marché pour les films français contre 40 % pour les films d’outre-Atlantique.

        Un dernier danger guette la production audiovisuelle française et francophone, tous écrans confondus ; le même que celui qui menace notre langue : le mimétisme.

       C’est en raison d’un effondrement de nos ventes de films sur le marché américain (effondrement au demeurant guère catastrophique, vu le faible volume de notre chiffre d’affaires moyen sur ce marché) que les années 1978-1980 ont vu apparaître dans les milieux professionnels concernés une réflexion d’ensemble plus systématique et plus fouillée sur les raisons de nos échecs, de nos médiocres résultats et sur les pistes à suivre pour tenter d’y remédier. Entre 1975 et 1978, les ventes de films français aux Etats-Unis ont chuté de 48 millions de francs à 11 millions et demi, soit de plus des trois quarts. Il y avait de quoi réfléchir, en effet !

       Toujours sur la brèche (la nôtre), l’inévitable Jack Valenti, de son bureau, lança : « Le cinéma français peut tripler son chiffre d’affaires dans ce pays. (Après avoir dégringolé des trois quarts : M. Valenti ne prenait pas un gros risque…) L’influence des cinéastes français y est considérable. L’avenir ne devrait pas présenter de problème pour les producteurs français s’ils font le genre de films que les gens d’ici veulent voir. » 

       Cette dernière petite phrase fut lourde de conséquences dans les cerveaux fumants de la profession et les avis divergents qu’elle suscita ne sont pas encore complètement parvenus à se rejoindre. Grosso modo, deux écoles s’affrontèrent, dont nous avons une longue expérience car elles accompagnent toute l’histoire de la France : celles de la résistance et de la collaboration. Autrement dit, en termes de sujets et de narration sur pellicule, il y eut ceux qui pensèrent que pour plaire au public américain il fallait faire des films comme les Américains, et ceux qui pensèrent qu’il fallait faire des films résolument français.[5]

       En tout état de cause, le point important était que tout le monde prît conscience de la nécessité d’une analyse globale des faiblesses structurelles – et non pas seulement conjoncturelles – de notre système de soutien à l’exportation : renforcement de l’action d’Unifrance, entretien de bureaux à l’étranger, investigations et documentation sur les marchés extérieurs, relations publiques, promotion par des manifestations occasionnelles et les festivals, etc. Cette dernière partie de l’analyse devait d’ailleurs, en réponse à Deauville, déboucher à plus ou moins long terme sur  la création de plusieurs rendez-vous très appréciés du public et des professionnels américains avec le cinéma français : le V.C.U. de Richmond, Col Coa à Los Angeles, Sacramento, Saratosa…

       L’infrastructure économique était évidemment primordiale, mais il ne suffisait pas de parvenir jusqu’au public américain ; encore fallait-il l’intéresser. Précédant de quelques années l’effondrement de nos ventes et de nos parts de marché sur le sol national, une déclaration de M. Gérald Calderon, un des financiers du cinéma français, mérite un sort particulier : « La conquête du marché américain ne peut passer que par une certaine adaptation à ses standards (sic, sans doute pour « modèles », « canons », « archétypes », « moules », etc., selon la nuance désirée). Notre film national ne deviendra un véritable produit d’exportation que dans la mesure où le principe de la double version originale, impliquant un tournage direct en langue américaine, sera passé dans les mœurs et qu’à la condition expresse que nos productions sachent intégrer le concours des scénaristes et surtout des vedettes américaines, seules à posséder, pour l’heure, la « classe » internationale qui justifie des cachets de plusieurs millions. » 

       Il semble difficile d’accumuler plus de contrevérités, de contresens, d’abandons, de soumission à l’adversaire qu’en cette profession de non-foi dans  les ressources de la créativité nationale. On pataugeait, il est vrai, dans la pleine période du pseudo  réalisme  masochiste et capitulard à la Servan-Schreiber (anti-nucléaire, anti-Concorde, anti-Le France (le navire), anti-nation, anti-toute manifestation de puissance et d’identité française quelle qu’elle fût), tandis qu’un certain polytechnicien au pouvoir fondait arithmétiquement le poids et le rayonnement de la France dans le monde sur le rapport du nombre de ses habitants à la population  du globe. N’osant sans doute pas aller jusqu’au bout de sa pensée, M. Calderon nous privait d’une solution plus réaliste encore : renoncer carrément à notre cinématographie et nous borner à financer Hollywood. (D’aucuns s’y essayèrent d’ailleurs, qui ne s’en sont pas encore remis.)

       Les propos de ce financier comme de ses pareils s’appuyaient sur l’idée qu’il y aurait des films « internationaux » qui marchent et d’autres, nationaux, qui ne marchent pas. Or un examen même rudimentaire de la saga hollywoodienne montre que son succès repose essentiellement, on pourrait dire uniquement, sur le nationalisme pur et dur, l’ethnicité, les présupposés politiques, la fierté historique, la revendication scientifique et jusqu’à la religiosité exacerbée propres au peuple américain. Rien n’est moins « international » que la substance de ce cinéma, de la comédie sentimentale jusqu’à l’Odyssée de l’espace en passant par le western, la guerre de Sécession, le Débarquement  ou la Bible en images.

         J’ai cité dans la Télévision ou le Mythe d’Argus la réponse judicieuse du président de Gaumont, M. Nicolas Seydoux, solidement épaulée entre 1975 et 1978 par Cousin Cousine de Tacchella, Coup de tête de Jean-Jacques Annaud, l’oscar de Bertrand Blier ou encore la notoriété des films de Truffaut outre-Atlantique.

    Ibid.

        Ce détour par la guerre des écrans n’avait d’autre objet que de mettre en relief le lien entre cinéma et identité française, la culture stricto sensu faisant partie de l’identité nationale au même titre que l’histoire politique de la nation, sa géographie, sa langue ou les constantes de sa psychologie collective. Il n’est pas jusqu’aux politiciens les moins guidés par le sens de la nation qui ne perçoivent le cinéma comme un enjeu, non seulement économique, mais politique. C’est pourquoi, comme nous l’avons vu, ils ont toujours plié sous sa pression corporative, au risque de fâcher Washington ou Bruxelles.

    Est-il besoin de le dire : ce qui est valable pour le cinéma français ne l’est pas moins pour les autres cinématographies. Certaines facettes des films de Risi ou de Monicelli brilleront davantage aux yeux d’un connaisseur du théâtre transalpin, depuis Ruzzante jusqu’à Dario Fo. Et comment pénétrer la substance intime de Voyage à Tokyo, de Fin d’automne, sans avoir contemplé, au moins en imagination, un jardin au Soleil Levant ?

    À la question qui me fut posée en 2008 : « Y a-t-il un génie national qui s’exprimerait dans le cinéma, comme dans l’art en général, et, en ce qui concerne le cinéma français, comment celui-ci se manifesterait-il ? », je répondis :

       Il y a un génie national, que des gens comme Debussy ou Barrès, qui n’avaient pas comme nos contemporains l’esprit paralysé par des utopies de fraternité et la sanctification de l’individu (chaque époque sécrétant ses mythes et ses tabous), percevaient avec  autant de finesse que de vigueur. Ce génie national est le génie du lieu (les sources, les forêts, les ciels et les dieux qui les hantent) combiné avec la mémoire historique la plus longue. De ce creuset sortent, si on le leur permet, les œuvres enracinées : dans un terroir, un passé, une langue. Ce sont les seules qui durent. Voyez Gance, Renoir, Pagnol, Guitry, Rohmer, Sautet, Pialat, Gérard Blain, Tavernier, Bertrand Blier, certains films de Chabrol et de Corneau…[6] Comment définir ce génie pour que la définition englobe des tempéraments et des inspirations aussi diverses ? Je dirais peut-être : une grâce poétique et une liberté d’allure consubstantiellement liées à la clarté toujours lumineuse de l’expression. 

    L’Écran éblouissant

    Tout langage, et donc tout langage artistique, moyen d’expression de quelque pays que ce soit, considéré dans son ensemble et non sous l’angle particulier de telle ou telle œuvre,  entretient avec l’identité nationale de ce pays ‒ qui lui apporte, imprimé par la matrice de l’Histoire et de la Géographie, l’essentiel de son message ‒ une relation privilégiée, plus étroite qu’avec aucun autre déterminant. Si, comme c’est le cas en France et pour le cinéma, ledit langage, depuis la formation de son embryon le plus sommaire jusqu’à nos jours, y a toujours été brillamment pratiqué, la relation est évidemment plus « fusionnelle » encore. C’est sans doute pourquoi, tant qu’existera la France, ni le capitalisme cannibale ni la bureaucratie apatride ne parviendront à démanteler notre « industrie du rêve ».

    [1] Fait établi et admis même par la critique d’outre-Atlantique, comme en témoigne cette phrase de Peter von Bagh, préfacier d’un récent ouvrage sur Raoul Walsh : « les meilleures études (et la meilleure approche) semblent toujours venir de France » (2003).

    [2] Cf. Cecil B. DeMille, le Fondateur de Hollywood (éd. la plus récente : Durante Poche, 2002).

    [3] Décédé en 2007, J. Valenti a été décoré de la légion d’honneur en 2004… probablement pour avoir activement promu le festival  de Deauville, d’ailleurs souvent d’excellente qualité mais tête de pont publicitaire en France des films américains de petit ou moyen budget.

    [4] Pour plus de détails, se reporter à l’Envahisseur américain, Hollywood contre Billancourt (Éd. Favre, 1999), par Philippe d’Hugues, historien du cinéma, ancien administrateur général du Palais de Tokyo et conseiller scientifique au C.N.C. On peut consulter également, dans les numéros de mars et avril 2000 du mensuel La Une, les extraits du débat que j’ai organisé et conduit autour du même sujet, en décembre 1999, au Centre Multimédia de l’ADAC-Ville de Paris.

    [5] J’ai également abordé cette question, en insistant sur la production télévisuelle, dans la Télévision ou le Mythe d’Argus, au sous-chapitre intitulé « Mariages de carpes et de lapins », pp. 132 à 134. (Éd. France Univers, 2002.)

    [6] Si nous avions abordé le sujet sous les espèces particulières des cinéastes et de leurs oeuvres, l’identité nationale n’y serait pas moins présente puisque nous avons observé qu’elle participe de l’identité personnelle complète. Cependant, d’autres éléments tout aussi prégnants viendraient complexifier l’analyse.

     

    Lien permanent Catégories : Cinéma / Théatre, Textes 0 commentaire Pin it!
  • La fête de Pâques et du Printemps...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte de Charles Ledoux, cueilli sur le site de l'Iliade, l'Institut pour la longue mémoire européenne, et consacré à la tradition européenne de la fête de Pâques...

     

    Ostara.jpg

    La fête de Pâques et du Printemps

    Pâques est en quelque sorte la fête de l’équinoxe de printemps. C’est le retour du soleil, le soleil fécondant sans lequel rien ne naîtrait. L’hiver meurt, les neiges fondent, les rivières sont en crue, la nature retrouve sa verdure, les plantes leurs boutons, les arbres leurs bourgeons, le soleil est redevenu suffisamment puissant pour réchauffer la terre et lui apporter la vie. Jonquilles, primevères, jacinthes fleurissent dans les jardins et les jachères.

    A l’avènement du christianisme la fête de Pâques – qui est la célébration de la résurrection du Christ (rappelons que la fête de Pâques a longtemps été la plus importante de la tradition chrétienne et qu’elle marquait le début de l’année, et cela jusqu’en 1563) – remplaça la fête d’Ostara ou fête du printemps, qui est la fête du renouveau, de la fécondité et de la fertilité dont les origines sont très anciennes. Cette fête porte le nom d’une déesse lunaire, Ostara, qu’un héros solaire aurait délivrée de la captivité au moment de l’équinoxe de printemps. On retrouve là un mythe très présent dans les mythologies européennes et même dans les contes (qui ne sont qu’une retranscription de ces mythes) auxquels Dominique Venner faisait souvent référence (*voir en encart : texte inédit). C’est Ariane délivrée par Thésée, Andromède délivrée par Persée, Brunhilde délivrée par Siegfried ou la Belle au bois dormant et Cendrillon de Charles Perrault, Blanche Neige et Raiponce des frères Grimm…

    Pâques est un mot d’origine hébraïque qui se dit en allemand Ostern et en anglais Easter.

    A Pâques c’est l’œuf qui symbolise la renaissance de la nature, la fécondité, la vie qui s’apprête à éclore. Symboliquement, l’aube du jour et l’aube de la renaissance de la vie sont intimement liées à Ostara, comme le blanc et le jaune de l’œuf qui vont donner la vie.

    Il est une vieille tradition qui nous vient des pays germaniques et slaves qui consiste à décorer des œufs, de les offrir ou de les cacher pour qu’ils soient trouvés. La symbolique en est très forte. En effet, trouver un œuf peint c’est trouvé une image de ce que nous sommes : une forme abstraite, une apparence. C’est l’apparence du monde, son décor, dont nous faisons partie. Derrière il y a une coquille. Il faut briser la coquille, aller au-delà de cette apparence. Et on trouve à l’intérieur de l’œuf la couleur blanche, la couleur des origines, du commencement, de la pureté. Puis le globe d’or, symbole du cœur primordial qui contient l’essence d’un peuple, d’une race, d’une civilisation. Le printemps, symbolisé par l’œuf nous renvoie aux temps de l’Age d’Or et de l’Age d’Argent, les temps primordiaux qu’il s’agit de renouveler.

    Sont associés à ces œufs des jeux comme par exemple : lancer un œuf en l’air qui doit être rattrapé par une personne et relancé de nouveau par une autre personne. Celui qui le laisse tomber ou qui l’écrase reçoit un gage. Ou « la toquée », un jeu d’origine grecque où chaque joueur tient fermement un œuf (cuit et dur) dans son poing fermé et l’emploi comme arme pour « toquer » les œufs des autres joueurs. L’objectif étant d’arriver à casser les œufs des adversaires sans casser le sien. A gagné celui qui a cassé le plus d’œufs. Que les brutes s’abstiennent car il faut doser ses coups… Ou encore, « la roulée » pratiquée en France, en Ecosse, dans le nord de l’Angleterre, en Ulster, en Autriche et en Suisse. Le jeu consiste tout simplement à faire rouler des œufs durs peints de couleurs vives, sur un plan incliné naturel jusqu’à ce qu’ils soient cassés. Le vainqueur est celui dont l’œuf reste intact le plus longtemps. Dans le même esprit, la course aux œufs portés à l’aide d’une cuillère serrée entre les dents. Un parcours à embuches est préparé pour faire en sorte que les œufs tombent et se cassent.

    En Ukraine comme en Pologne, l’œuf de Pâques rituellement associé à la venue du printemps s’appelle le Pyssanka, “l’œuf écrit” car, coloré ou peint. Il est en effet chargé de symboles : étoiles, soleils, roues solaires, cercles et spirales qui font partie d’un répertoire au même titre que la croix, le triangle ou la ligne. En Russie, c’est justement l’œuf de Pâques qui est à l’origine des célèbres œufs impériaux russes que l’on doit à l’imagination de Peter Carl Fabergé, orfèvre du Tsar.

    Mais, dans tout cela, n’oublions pas de cacher des œufs décorés ou en chocolat dans le jardin ou la maison, la chasse à ces trésors ravira les enfants. Une tradition très française appréciée en son temps par Louis XIV qui faisait bénir solennellement le jour de Pâques de grandes corbeilles d’œufs dorés qu’il remettait en cérémonie à ses proches.

    Si l’œuf est lié à la poule il l’est aussi avec le lièvre, l’animal sacré de la déesse Ostara, animal lunaire (il dort le jour et gambade la nuit), animal de passage qui assure la transition entre le monde des hommes et le monde merveilleux des esprits, des génies et des dieux. Il symbolise l’abondance de biens et la prospérité, c’est lui justement qui cache les œufs. Dans les pays germaniques, on trouve l’Oster Hase, « le lièvre de Pâques ». C’est l’animal qui entend de très loin. Dans les contes populaires il est souvent présenté habitant les mondes souterrains, les profondeurs de la Terre, grande réserve où sont entassées les inépuisables richesses. Il représente les richesses cachées du monde, la fécondité du sol, appelant à casser la coquille de l’œuf.

    Si le Moyen Age ignore le lièvre distributeur de cadeaux et de friandises, il connaît d’autres figures tout aussi merveilleuses. La biche blanche ou le cerf blanc des récits arthuriens hantent ces périodes de transition entre les quarantaines de l’année. Dans le roman de Chrétien de Troyes intitulé Erec et Enide, la chasse au Blanc Cerf a lieu le lundi de Pâques, comme s’il fallait rappeler le lien de cet animal avec la lune d’équinoxe. Ces animaux conducteurs d’âmes servent de médiateurs entre le monde humain et l’Autre Monde.

    Dans le folklore moderne, les traditionnels œufs de Pâques sont censés être apportés aux enfants par les cloches qui reviennent de Rome ou par le lièvre de Pâques lui-même. Toutefois, dans les régions germaniques, l’animal féerique change d’apparence : en Westphalie, c’est un renard, en Thuringe une cigogne, au Tyrol une poule blanche, en Suisse un coucou et en Saxe un coq. La présence d’animaux de basse-cour semble plus vraisemblable à côté de ces œufs rituels. Cependant, il est évident que les œufs de Pâques sont investis d’une valeur mythique qui n’a rien à voir avec leur usage proprement alimentaire.

    Charles Ledoux (Iliade, 3 avril 2015)

    Lien permanent Catégories : Textes 0 commentaire Pin it!
  • Qu'est-ce qu'un événement ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte de Grégoire Gambier, cueilli sur le site de l'Iliade, l'institut pour la longue mémoire européenne, et consacré à la notion d'événement...

    Thucydide_Spengler_Toynbee.jpg

    Qu'est-ce qu'un événement ?

    Les attaques islamistes de ce début janvier 2015 à Paris constituent à l’évidence un événement. Tant au sens historique que politique et métapolitique – c’est-à-dire total, culturel, civilisationnel. Il provoque une césure, un basculement vers un monde nouveau, pour partie inconnu : il y aura un « avant » et un « après » les 7-9 janvier 2015. Au-delà des faits eux-mêmes, de leur « écume », ce sont leurs conséquences, leur « effet de souffle », qui importent. Pour la France et avec elle l’Europe, les semaines et mois à venir seront décisifs : ce sera la Soumission ou le Sursaut.

    Dans la masse grouillante des « informations » actuelles et surtout à venir, la sidération politico-médiatique et les manipulations de toute sorte, être capable de déceler les « faits porteurs d’avenir » va devenir crucial. Une approche par l’Histoire s’impose. La critique historique, la philosophie de l’histoire et la philosophie tout court permettent en effet chacune à leur niveau de mieux reconnaître ou qualifier un événement. « Pour ce que, brusquement, il éclaire » (George Duby).

    C’est donc en essayant de croiser ces différents apports qu’il devient possible de mesurer et « pré-voir » les moments potentiels de bifurcation, l’avènement de l’imprévu qui toujours bouscule l’ordre – ou en l’espèce le désordre – établi. Et c’est dans notre plus longue mémoire, les plis les plus enfouis de notre civilisation – de notre « manière d’être au monde » – que se trouvent plus que jamais les sources et ressorts de notre capacité à discerner et affronter le Retour du Tragique.

    Tout commence avec les Grecs…

    Ce sont les Grecs qui, les premiers, vont « penser l’histoire » – y compris la plus immédiate.

    Thucydide ouvre ainsi son Histoire de la guerre du Péloponnèse : « Thucydide d’Athènes a raconté comment se déroula la guerre entre les Péloponnésiens et les Athéniens. Il s’était mis au travail dès les premiers symptômes de cette guerre, car il avait prévu qu’elle prendrait de grandes proportions et une portée dépassant celle des précédentes. (…) Ce fut bien la plus grande crise qui émut la Grèce et une fraction du monde barbare : elle gagna pour ainsi dire la majeure partie de l’humanité. » (1)

    Tout est dit.

    Et il n’est pas anodin que, engagé dans le premier conflit mondial, Albert Thibaudet ait fait « campagne avec Thucydide » (2)

    Le Centre d’Etude en Rhétorique, Philosophie et Histoire des Idées analyse comme suit ce court mais très éclairant extrait :

    1) Thucydide s’est mis à l’œuvre dès le début de la guerre : c’est la guerre qui fait événement, mais la guerre serait tombée dans l’oubli sans la chronique de Thucydide. La notion d’événement est donc duale : s’il provient de l’action (accident de l’histoire), il doit être rapporté, faire mémoire, pour devenir proprement « historique » (c’est-à-dire mémorable pour les hommes). C’est-à-dire qu’un événement peut-être méconnu, mais en aucun cas inconnu.

    2) Il n’y a pas d’événement en général, ni d’événement tout seul : il n’y a d’événement que par le croisement entre un fait et un observateur qui lui prête une signification ou qui répond à l’appel de l’événement. Ainsi, il y avait déjà eu des guerres entre Sparte et Athènes. Mais celle-ci se détache des autres guerres – de même que la guerre se détache du cours ordinaire des choses.

    3) Etant mémorable, l’événement fait date. Il inaugure une série temporelle, il ouvre une époque, il se fait destin. Irréversible, « l’événement porte à son point culminant le caractère transitoire du temporel ». L’événement, s’il est fugace, n’est pas transitoire : c’est comme une rupture qui ouvre un nouvel âge, qui inaugure une nouvelle durée.

    4) L’événement ouvre une époque en ébranlant le passé – d’où son caractère de catastrophe, de crise qu’il faudra commenter (et accessoirement surmonter). Ce qu’est un événement, ce dont l’histoire conserve l’écho et reflète les occurrences, ce sont donc des crises, des ruptures de continuité, des remises en cause du sens au moment où il se produit. L’événement est, fondamentalement, altérité.

    5) Thucydide, enfin, qui est à la fois l’acteur, le témoin et le chroniqueur de la guerre entre Sparte et Athènes, se sent convoqué par l’importance de l’événement lui-même. Celui-ci ne concerne absolument pas les seuls Athéniens ou Spartiates, ni même le peuple grec, mais se propage progressivement aux Barbares et de là pour ainsi dire à presque tout le genre humain : l’événement est singulier mais a une vocation universalisante. Ses effets dépassent de beaucoup le cadre initial de sa production – de son « avènement ».

    Repérer l’événement nécessite donc d’évacuer immédiatement l’anecdote (le quelconque remarqué) comme l’actualité (le quelconque hic et nunc). Le « fait divers » n’est pas un événement. Un discours de François Hollande non plus…

    Il s’agit plus fondamentalement de se demander « ce que l’on appelle événement » au sens propre, c’est-à-dire à quelles conditions se produit un changement remarquable, dont la singularité atteste qu’il est irréductible à la série causale – ou au contexte – des événements précédents.

    Histoire des différentes approches historiques de « l’événement »

    La recherche historique a contribué à défricher utilement les contours de cette problématique.

    L’histoire « positiviste », exclusive jusqu’à la fin du XIXe siècle, a fait de l’événement un jalon, au moins symbolique, dans le récit du passé. Pendant longtemps, les naissances, les mariages et les morts illustres, mais aussi les règnes, les batailles, les journées mémorables et autres « jours qui ont ébranlé le monde » ont dominé la mémoire historique. Chronos s’imposait naturellement en majesté.

    Cette histoire « événementielle », qui a fait un retour en force académique à partir des années 1980 (3), conserve des vertus indéniables. Par sa recherche du fait historique concret, « objectif » parce qu’avéré, elle rejette toute généralisation, toute explication théorique et donc tout jugement de valeur. A l’image de la vie humaine (naissance, mariage, mort…), elle est un récit : celui du temps qui s’écoule, dont l’issue est certes connue, mais qui laisse place à l’imprévu. L’événement n’est pas seulement une « butte témoin » de la profondeur historique : il est un révélateur et un catalyseur des forces qui font l’histoire.

    Mais, reflet sans doute de notre volonté normative, cartésienne et quelque peu « ethno-centrée », elle a tendu à scander les périodes historiques autour de ruptures nettes, et donc artificielles : le transfert de l’Empire de Rome à Constantinople marquant la fin de l’Antiquité et les débuts du Moyen Age, l’expédition américaine de Christophe Colomb inaugurant l’époque moderne, la Révolution de 1789 ouvrant l’époque dite « contemporaine »… C’est l’âge d’or des « 40 rois qui ont fait la France » et de l’espèce de continuum historique qui aurait relié Vercingétorix à Gambetta.

    Cette vision purement narrative est sévèrement remise en cause au sortir du XIXe siècle par une série d’historiens, parmi lesquels Paul Lacombe (De l’histoire considérée comme une science, Paris, 1894), François Simiand (« Méthode historique et science sociale », Revue de Synthèse historique, 1903) et Henri Berr (L’Histoire traditionnelle et la Synthèse historique, Paris, 1921).

    Ces nouveaux historiens contribuent à trois avancées majeures dans notre approche de l’événement (4) :

    1) Pour eux, le fait n’est pas un atome irréductible de réalité, mais un « objet construit » dont il importe de connaître les règles de production. Ils ouvrent ainsi la voie à la critique des sources qui va permettre une révision permanente de notre rapport au passé, et partant de là aux faits eux-mêmes.

    2) Autre avancée : l’unique, l’individuel, l’exceptionnel ne détient pas en soi un privilège de réalité. Au contraire, seul le fait qui se répète, qui peut être mis en série et comparé peut faire l’objet d’une analyse scientifique. Même si ce n’est pas le but de cette première « histoire sérielle », c’est la porte ouverte à une vision « cyclique » de l’histoire dont vont notamment s’emparer Spengler et Toynbee.

    3) Enfin, ces historiens dénoncent l’emprise de la chronologie dans la mesure où elle conduit à juxtaposer sans les expliquer, sans les hiérarchiser vraiment, les éléments d’un récit déroulé de façon linéaire, causale, « biblique » – bref, sans épaisseur ni rythme propre. D’où le rejet de l’histoire événementielle, c’est-à-dire fondamentalement de l’histoire politique (Simiand dénonçant dès son article de 1903 « l’idole politique » aux côtés des idoles individuelle et chronologique), qui ouvre la voie à une « nouvelle histoire » incarnée par l’Ecole des Annales.

    Les Annales, donc, du nom de la célèbre revue fondée en 1929 par Lucien Febvre et Marc Bloch, vont contribuer à renouveler en profondeur notre vision de l’histoire, notre rapport au temps, et donc à l’événement.

    Fondée sur le rejet parfois agressif de l’histoire politique, et promouvant une approche de nature interdisciplinaire, cette école va mettre en valeur les autres événements qui sont autant de clés de compréhension du passé. Elle s’attache autant à l’événementiel social, l’événementiel économique et l’événementiel culturel. C’est une histoire à la fois « totale », parce que la totalité des faits constitutifs d’une civilisation doivent être abordés, et anthropologique. Elle stipule que « le pouvoir n’est jamais tout à fait là où il s’annonce » (c’est-à-dire exclusivement dans la sphère politique) et s’intéresse aux groupes et rapports sociaux, aux structures économiques, aux gestes et aux mentalités. L’analyse de l’événement (sa structure, ses mécanismes, ce qu’il intègre de signification sociale et symbolique) n’aurait donc d’intérêt qu’en permettant d’approcher le fonctionnement d’une société au travers des représentations partielles et déformées qu’elle produit d’elle-même.

    Par croisement de l’histoire avec les autres sciences sociales (la sociologie, l’ethnographie, l’anthropologie en particulier), qui privilégient généralement le quotidien et la répétition rituelle plutôt que les fêlures ou les ruptures, l’événement se définit ainsi, aussi, par les séries au sein desquelles il s’inscrit. Le constat de l’irruption spectaculaire de l’événement ne suffit pas: il faut en construire le sens, lui apporter une « valeur ajoutée » d’intelligibilité (5).

    L’influence marxiste est évidemment dominante dans cette mouvance, surtout à partir de 1946 : c’est la seconde génération des Annales, avec Fernand Braudel comme figure de proue, auteur en 1967 du très révélateur Vie matérielle et capitalisme.

    Déjà, la thèse de Braudel publiée en 1949 (La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II) introduisait la notion des « trois temps de l’histoire », à savoir :

    1) Un temps quasi structural, c’est-à-dire presque « hors du temps », qui est celui où s’organisent les rapports de l’homme et du milieu ;

    2) Un temps animé de longs mouvements rythmés, qui est celui des économies et des sociétés ;

    3) Le temps de l’événement enfin, ce temps court qui ne constituerait qu’« une agitation de surface » dans la mesure où il ne fait sens que par rapport à la dialectique des temps profonds.

    Dans son article fondateur sur la « longue durée », publié en 1958, Braudel explique le double avantage de raisonner à l’aune du temps long :

    • l’avantage du point de vue, de l’analyse (il permet une meilleure observation des phénomènes massifs, donc significatifs) ;
    • l’avantage de la méthode (il permet le nécessaire dialogue – la « fertilisation croisée » – entre les différentes sciences humaines).

    Malgré ses avancées fécondes, ce qui deviendra la « nouvelle histoire » (l’histoire des mentalités et donc des représentations collectives, avec une troisième génération animée par Jacques Le Goff et Pierre Nora en particulier) a finalement achoppé :

    • par sa rigidité idéologique (la construction de modèles, l’identification de continuités prévalant sur l’analyse du changement – y compris social) ;
    • et sur la pensée du contemporain, de l’histoire contemporaine (par rejet initial, dogmatique, de l’histoire politique).

    Pierre Nora est pourtant obligé de reconnaître, au milieu des années 1970, « le retour de l’événement », qu’il analyse de façon défensive comme suit : « L’histoire contemporaine a vu mourir l’événement ‘naturel’ où l’on pouvait idéalement troquer une information contre un fait de réalité ; nous sommes entrés dans le règne de l’inflation événementielle et il nous faut, tant bien que mal, intégrer cette inflation dans le tissu de nos existences quotidiennes. » (« Faire de l’histoire », 1974).

    Nous y sommes.

    L’approche morphologique : Spengler et Toynbee

    Parallèlement à la « nouvelle histoire », une autre approche a tendu à réhabiliter, au XXe siècle, la valeur « articulatoire » de l’événement – et donc les hommes qui le font. Ce sont les auteurs de ce qu’il est convenu d’appeler les « morphologies historiques » : Toynbee et bien sûr Spengler.

    L’idée générale est de déduire les lois historiques de la comparaison de phénomènes d’apparence similaire, même s’ils se sont produits à des époques et dans des sociétés très différentes. Les auteurs des morphologies cherchent ainsi dans l’histoire à repérer de « grandes lois » qui se répètent, dont la connaissance permettrait non seulement de comprendre le passé mais aussi, en quelque sorte, de « prophétiser l’avenir ».

    Avec Le déclin de l’Occident, publié en 1922, Oswald Spengler frappe les esprits – et il frappe fort. Influencé par les néokantiens, il propose une modélisation de l’histoire inspirée des sciences naturelles, mais en s’en remettant à l’intuition plutôt qu’à des méthodes proprement scientifiques. Sa méthode : « La contemplation, la comparaison, la certitude intérieure immédiate, la juste appréciation des sentiments » (7). Comme les présupposés idéologiques pourraient induire en erreur, la contemplation doit porter sur des millénaires, pour mettre entre l’observateur et ce qu’il observe une distance – une hauteur de vue – qui garantisse son impartialité.

    De loin, on peut ainsi contempler la coexistence et la continuité des cultures dans leur « longue durée », chacune étant un phénomène singulier, et qui ne se répète pas, mais qui montre une évolution par phases, qu’il est possible de comparer avec celles d’autres cultures (comme le naturaliste, avec d’autres méthodes, compare les organes de plantes ou d’animaux distincts).

    Ces phases sont connues : toute culture, toute civilisation, naît, croît et se développe avant de tomber en décadence, sur des cycles millénaires. Etant entendu qu’« il n’existe pas d’homme en soi, comme le prétendent les bavardages des philosophes, mais rien que des hommes d’un certain temps, en un certain lieu, d’une certaine race, pourvus d’une nature personnelle qui s’impose ou bien succombe dans son combat contre un monde donné, tandis que l’univers, dans sa divine insouciance, subsiste immuable à l’entour. Cette lutte, c’est la vie » (8).

    Certes, le terme de « décadence » est discutable, en raison de sa charge émotive : Spengler précisera d’ailleurs ultérieurement qu’il faut l’entendre comme « achèvement » au sens de Goethe (9). Certes, la méthode conduit à des raccourcis hasardeux et des comparaisons parfois malheureuses. Mais la grille d’analyse proposée par Spengler reste tout à fait pertinente. Elle réintroduit le tragique dans l’histoire. Elle rappelle que ce sont les individus, et non les « masses », qui font l’histoire. Elle stimule enfin la nécessité de déceler, « reconnaître » (au sens militaire du terme) les éléments constitutifs de ces ruptures de cycles.

    L’historien britannique Arnold Toynbee va prolonger en quelque sorte cette intuition avec sa monumentale Etude de l’histoire (A Study of History) en 12 volumes, publiée entre 1934 et 1961 (10). Toynbee s’attache également à une « histoire comparée » des grandes civilisations et en déduit, notamment, que les cycles de vie des sociétés ne sont pas écrits à l’avance dans la mesure où ils restent déterminés par deux fondamentaux :

    1) Le jeu de la volonté de puissance et des multiples obstacles qui lui sont opposés, mettant en présence et développant les forces internes de chaque société ;

    2) Le rôle moteur des individus, des petites minorités créatrices qui trouvent les voies que les autres suivent par mimétisme. Les processus historiques sont ainsi affranchis des processus de nature sociale, ou collective, propres à l’analyse marxiste – malgré la théorie des « minorités agissantes » du modèle léniniste.

    En dépit de ses limites méthodologiques, et bien que sévèrement remise en cause par la plupart des historiens « professionnels », cette approche morphologique est particulièrement stimulante parce qu’elle intègre à la fois la volonté des hommes et le « temps long » dans une vision cyclique, et non pas linéaire, de l’histoire. Mais elle tend à en conserver et parfois même renforcer le caractère prophétique, « hégélien », mécanique. Surtout, elle semble faire de l’histoire une matière universelle et invariante en soi, dominée par des lois intangibles. Pourtant, Héraclite déjà, philosophe du devenir et du flux, affirmait que « Tout s’écoule ; on ne se baigne jamais dans le même fleuve » (Fragment 91).

    Le questionnement philosophique

    La philosophie, par son approche conceptuelle, permet justement de prolonger cette première approche, historique, de l’événement.

    Il n’est pas question ici d’évoquer l’ensemble des problématiques soulevées par la notion d’événement, qui a bien évidemment interrogé dès l’origine la réflexion philosophique par les prolongements évidents que celui-ci introduit au Temps, à l’Espace, et à l’Etre.

    L’approche philosophique exige assez simplement de réfléchir aux conditions de discrimination par lesquelles nous nommons l’événement : à quelles conditions un événement se produit-il ? Et se signale-t-il comme événement pour nous ? D’un point de vue philosophique, déceler l’événement revient donc à interroger fondamentalement l’articulation entre la continuité successive des « ici et maintenant » (les événements quelconques) avec la discontinuité de l’événement remarquable (celui qui fait l’histoire) (11).

    Dès lors, quelques grandes caractéristiques s’esquissent pour qualifier l’événement :

    1) Il est toujours relatif (ce qui ne veut pas dire qu’il soit intrinsèquement subjectif).

    2) Il est toujours double : à la fois « discontinu sur fond de continuité », et « remarquable en tant que banal ».

    3) Il se produit pour la pensée comme ce qui lui arrive (ce n’est pas la pensée qui le produit), et de surcroît ce qui lui arrive du dehors (il faudra d’ailleurs déterminer d’où il vient, qui le produit). Ce qui n’empêche pas l’engagement, comme l’a souligné – et illustré –Thucydide.

    Le plus important est que l’événement « fait sens » : il se détache des événements quelconques, de la série causale précédente pour produire un point singulier remarquable – c’est-à-dire un devenir.

    L’événement projette de façon prospective, mais aussi rétroactive, une possibilité nouvelle pour les hommes. Il n’appartient pas à l’espace temps strictement corporel, mais à cette brèche entre le passé et le futur que Nietzsche nomme « l’intempestif » et qu’il oppose à l’historique (dans sa Seconde Considération intempestive, justement). Concept que Hannah Arendt, dans la préface à La Crise de la culture, appelle « un petit non espace-temps au cœur même du temps » (12).

    C’est un « petit non espace-temps », en effet, car l’événement est une crise irréductible aux conditions antécédentes – sans quoi il serait noyé dans la masse des faits. Le temps n’est donc plus causal, il ne se développe pas tout seul selon la finalité interne d’une histoire progressive : il est brisé. Et l’homme (celui qui nomme l’événement) vit dans l’intervalle entre passé et futur, non dans le mouvement qui conduirait, naïvement, vers le progrès.

    Pour autant, Arendt conserve la leçon de Marx : ce petit non-espace-temps est bien historiquement situé, il ne provient pas de l’idéalité abstraite. Mais elle corrige l’eschatologie du progrès historique par l’ontologie du devenir initiée par Nietzsche : le devenir, ce petit non espace-temps au cœur même du temps, corrige, bouleverse et modifie l’histoire mais n’en provient pas – « contrairement au monde et à la culture où nous naissons, [il] peut seulement être indiqué, mais ne peut être transmis ou hérité du passé. » (13) Alors que « la roue du temps, en tous sens, tourne éternellement » (Alain de Benoist), l’événement est une faille, un moment où tout semble s’accélérer et se suspendre en même temps. Où tout (re)devient possible. Ou bien, pour reprendre la vision « sphérique » propre à l’Eternel Retour (14) : toutes les combinaisons possibles peuvent revenir un nombre infini de fois, mais les conditions de ce qui est advenu doivent, toujours, ouvrir de nouveaux possibles. Car c’est dans la nature même de l’homme, ainsi que l’a souligné Heidegger : « La possibilité appartient à l’être, au même titre que la réalité et la nécessité. » (15)

    Prédire ? Non : pré-voir !

    Pour conclure, il convient donc de croiser les apports des recherches historiques et des réflexions philosophiques – et en l’espèce métaphysiques – pour tenter de déceler, dans le bruit, le chaos et l’écume des temps, ce qui fait événement.

    On aura compris qu’il n’y a pas de recette miracle. Mais que s’approcher de cette (re)connaissance nécessite de décrypter systématiquement un fait dans ses trois dimensions :

    1) Une première dimension, horizontale sans être linéaire, plutôt « sphérique » mais inscrite dans une certaine chronologie : il faut interroger les causes et les remises en causes (les prolongements et les conséquences) possibles, ainsi que le contexte et les acteurs : qui sont-ils et surtout « d’où parlent-ils » ? Pourquoi ?

    2) Une deuxième dimension est de nature verticale, d’ordre culturel, social, ou pour mieux dire, civilisationnel : il faut s’attacher à inscrire l’événement dans la hiérarchie des normes et des valeurs, le discriminer pour en déceler la nécessaire altérité, l’« effet rupture », le potentiel révolutionnaire qu’il recèle et révèle à la fois.

    3) Une troisième dimension, plus personnelle, à la fois ontologique et axiologique, est enfin nécessaire pour que se croisent les deux dimensions précédentes : c’est l’individu qui vit, et qui pense cette vie, qui est à même de (re)sentir l’événement. C’est son histoire, biologique et culturelle, qui le met en résonance avec son milieu au sens large.

    C’est donc fondamentalement dans ses tripes que l’on ressent que « plus rien ne sera comme avant ». L’observateur est un acteur « en dormition ». Dominique Venner a parfaitement illustré cette indispensable tension.

    Il convient cependant de rester humbles sur nos capacités réelles.

    Et pour ce faire, au risque de l’apparente contradiction, relire Nietzsche. Et plus précisément Par-delà le bien et le mal : « Les plus grands événements et les plus grandes pensées – mais les plus grandes pensées sont les plus grands événements – sont compris le plus tard : les générations qui leur sont contemporaines ne vivent pas ces événements, elles vivent à côté. Il arrive ici quelque chose d’analogue à ce que l’on observe dans le domaine des astres. La lumière des étoiles les plus éloignées parvient en dernier lieu aux hommes ; et avant son arrivée, les hommes nient qu’il y ait là … des étoiles. »

    Grégoire Gambier (Institut Iliade, 18 janvier 2015)

    Ce texte est une reprise actualisée et légèrement remaniée d’une intervention prononcée à l’occasion des IIe Journées de réinformation de la Fondation Polemia, organisées à Paris le 25 octobre 2008.

    Notes

    (1) Histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide, traduction, introduction et notes de Jacqueline De Romilly, précédée de La campagne avec Thucydide d’Albert Thibaudet, Robert Laffont, coll. « Bouquins », Paris, 1990.

    (2) Ibid. Dans ce texte pénétrant, Thibaudet rappelle notamment l’histoire des livres sibyllins : en n’achetant que trois des neuf ouvrages proposés par la Sybille et où était contenu l’avenir de Rome, Tarquin condamna les Romains à ne connaître qu’une fraction de vérité – et d’avenir. « […] peut-être, en pensant aux six livres perdus, dut-on songer que cette proportion d’un tiers de notre connaissance possible de l’avenir était à peu près normale et proportionnée à l’intelligence humaine. L’étude de l’histoire peut nous amener à conclure qu’en matière historique il y a des lois et que ce qui a été sera. Elle peut aussi nous conduire à penser que la durée historique comporte autant d’imprévisible que la durée psychologique, et que l’histoire figure un apport incessant d’irréductible et de nouveau. Les deux raisonnements sont également vrais et se mettraient face à face comme les preuves des antinomies kantiennes. Mais à la longue l’impression nous vient que les deux ordres auxquels ils correspondent sont mêlés indiscernablement, que ce qui est raisonnablement prévisible existe, débordé de toutes parts par ce qui l’est point, par ce qui a pour essence de ne point l’être, que l’intelligence humaine, appliquée à la pratique, doit sans cesse faire une moyenne entre les deux tableaux ».

    (3) Après bien des tâtonnements malheureux, les manuels scolaires ont fini par réhabiliter l’intérêt pédagogique principal de la chronologie. Au niveau académique, on doit beaucoup notamment à Georges Duby (1919-1996). Médiéviste qui s’est intéressé tour à tour, comme la plupart de ses confrères de l’époque, aux réalités économiques, aux structures sociales et aux systèmes de représentations, il accepte en 1968 de rédiger, dans la collection fondée par Gérald Walter, « Trente journées qui ont fait la France », un ouvrage consacré à l’un de ces jours mémorables, le 27 juillet 1214. Ce sera Le dimanche de Bouvines, publié pour la première fois en 1973. Une bombe intellectuelle qui redécouvre et exploite l’événement sans tourner le dos aux intuitions braudeliennes. Cf. son avant-propos à l’édition en poche (Folio Histoire, 1985) de cet ouvrage (re)fondateur : « C’est parce qu’il fait du bruit, parce qu’il est ‘grossi par les impressions des témoins, par les illusions des historiens’, parce qu’on en parle longtemps, parce que son irruption suscite un torrent de discours, que l’événement sensationnel prend son inestimable valeur. Pour ce que, brusquement, il éclaire. »

    (4) Cette analyse, ainsi que celle qui suit concernant l’Ecole des Annales, est directement inspirée de La nouvelle histoire, sous la direction de Jacques Le Goff, Roger Chartier et Jacques Revel, CEPL, coll. « Les encyclopédies du savoir moderne », Paris, 1978, pp. 166-167.

    (5) Cf. la revue de sociologie appliquée « Terrain », n°38, mars 2002.

    (6) Cf. L’histoire, Editions Grammont, Lausanne, 1975, dont s’inspire également l’analyse proposée des auteurs « morphologistes » – Article « Les morphologies : les exemples de Spengler et Toynbee », pp. 66-73.

    (7) Ibid.

    (8) Ecrits historiques et philosophiques – Pensées, préface d’Alain de Benoist, Editions Copernic, Paris, 1979, p. 135.

    (9) Ibid., article « Pessimisme ? » (1921), p. 30.

    (10) Une traduction française et condensée est disponible, publiée par Elsevier Séquoia (Bruxelles, 1978). Dans sa préface, Raymond Aron rappelle que, « lecteur de Thucydide, Toynbee discerne dans le cœur humain, dans l’orgueil de vaincre, dans l’ivresse de la puissance le secret du destin », ajoutant : « Le stratège grec qui ne connaissait, lui non plus, ni loi du devenir ni décret d’en haut, inclinait à une vue pessimiste que Toynbee récuse tout en la confirmant » (p. 7).

    (11) L’analyse qui suit est directement inspirée des travaux du Centre d’Etudes en Rhétorique, Philosophie et Histoire des Idées (Cerphi), et plus particulièrement de la leçon d’agrégation de philosophie « Qu’appelle-t-on un événement ? », www.cerphi.net.

    (12) Préface justement intitulée « La brèche entre le passé et le futur », Folio essais Gallimard, Paris, 1989 : « L’homme dans la pleine réalité de son être concret vit dans cette brèche du temps entre le passé et le futur. Cette brèche, je présume, n’est pas un phénomène moderne, elle n’est peut-être même pas une donné historique mais va de pair avec l’existence de l’homme sur terre. Il se peut bien qu’elle soit la région de l’esprit ou, plutôt, le chemin frayé par la pensée, ce petit tracé de non-temps que l’activité de la pensée inscrit à l’intérieur de l’espace-temps des mortels et dans lequel le cours des pensées, du souvenir et de l’attente sauve tout ce qu’il touche de la ruine du temps historique et biographique (…) Chaque génération nouvelle et même tout être humain nouveau en tant qu’il s’insère lui-même entre un passé infini et un futur infini, doit le découvrir et le frayer laborieusement à nouveau » (p. 24). Etant entendu que cette vision ne vaut pas négation des vertus fondatrices de l’événement en soi : « Ma conviction est que la pensée elle-même naît d’événements de l’expérience vécue et doit leur demeurer liés comme aux seuls guides propres à l’orienter » – Citée par Anne Amiel, Hannah Arendt – Politique et événement, Puf, Paris, 1996, p. 7.

    (13) Ibid. Ce que le poète René Char traduira, au sortir de quatre années dans la Résistance, par l’aphorisme suivant : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament » (Feuillets d’Hypnos, Paris, 1946).

    (14) Etant entendu que le concept n’a pas valeur historique, ni même temporelle, car il se situe pour Nietzsche en dehors de l’homme et du temps pour concerner l’Etre lui-même : c’est « la formule suprême de l’affirmation, la plus haute qui se puisse concevoir » (Ecce Homo). L’Eternel retour découle ainsi de la Volonté de puissance pour constituer l’ossature dialectique du Zarathoustra comme « vision » et comme « énigme » pour le Surhomme, dont le destin reste d’être suspendu au-dessus du vide. Pour Heidegger, les notions de Surhomme et d’Eternel retour sont indissociables et forment un cercle qui « constitue l’être de l’étant, c’est-à-dire ce qui dans le devenir est permanent » (« Qui est le Zarathoustra de Nietzsche ? », in Essais et conférences, Tel Gallimard, 1958, p. 139).

    (15) « Post-scriptum – Lettre à un jeune étudiant », in Essais et conférences, ibid., p. 219. En conclusion à la conférence sur « La chose », Heidegger rappelle utilement que « ce sont les hommes comme mortels qui tout d’abord obtiennent le monde comme monde en y habitant. Ce qui petitement naît du monde et par lui, cela seul devient un jour une chose »…

    Lien permanent Catégories : Textes 0 commentaire Pin it!
  • Tombeau pour une touriste innocente...

    Vous pouvez écouter ci-dessous le poème de Philippe Muray, Tombeau pour une touriste innocente, dit par son auteur sur un accompagnement musical...

     

    Lien permanent Catégories : Textes 0 commentaire Pin it!
  • La mélancolie comme figure de la condition néolibérale...

    Nous reproduisons ci-dessous un article, cueilli sur le site du Cercle Aristote, du jeune philosophe italien Diego Fusaro. Auteur d'une dizaine d'essai, l'auteur, à la lumière de la crise actuelle du système capitaliste, a entrepris de réévaluer l’œuvre de Marx...

    Mélancolie Munch.jpg

    La mélancolie comme figure de la condition néolibérale

    La condition néolibérale dont nous sommes les habitants contraints présente un caractère structurellement mélancolique. Selon la leçon de Freud, la mélancolie se configure comme souffrance pour un objet perdu dont, en fin de compte, l’on ressent incessamment la présence oppressante sous la forme de la conscience de son absence. Il s’agit, toujours en termes freudiens, du renversement du deuil : se sentant comme trop proche de l’objet perdu, le mélancolique ne peut procéder à la symbolisation de la perte. Pour le dire avec les mots de Freud, l’ombre de l’objet ne cesse de tomber sur le moi.

    La perte qui rend mélancolique l’actuelle condition néolibérale est double et concerne l’avenir comme dimension projectible et la politique entendue comme lieu du conflit, et comme espace social de la discussion rationnelle de futurs alternatifs devant être concertés unanimement. Comme l’a récemment démontré Giovanni Leghissa dans son essai Néolibéralisme, Une introduction critique, le néolibéralisme se présente comme la condition dans laquelle la politique n’est plus rien. Celle-ci, variant de la formule de von Clausewitz, est avilie dans une pure continuation de l’économie avec d’autres moyens, servant le marché et les multinationales. La dépolitisation de l’économie est l’autre visage de l’économisation de la politique : la gestion techno-administrative glaciale du social et la gouvernementalisation biopolitique de la vie nue, détrônent la décision politique de la communauté souveraine. La ratio œconomica de la théologie mercantile n’accepte d’autres raisons, y compris celle du politique. C’est pour cela qu’il est aujourd’hui plus que jamais nécessaire de décliner la critique marxiste de l’économie politique sous la forme inédite d’une critique de l’économie dépolitisée. Le rêve de Lénine « tout le pouvoir aux soviets ! » s’est renversé pour devenir le cauchemar néolibéral « tout le pouvoir aux économistes ! ».

    La raison pour laquelle le capital post-1989 procède à la dépolitisation intégrale du monde est même trop évidente. Comme j’ai essayé de le démontrer de façon étendue dans mon étude Minima mercatalia. Filosofia e capitalismo (2012), nous sommes dorénavant dans une phase du capitalisme qui peut de droit se qualifier de « capitalisme absolu », c’est-à-dire l’époque du fanatisme de l’économie et du monothéisme du marché. Le capital est aujourd’hui absolu parce qu’il est « délié de » (ab-solutus) chaque limite résiduelle, de tout frein pouvant limiter son développement. Dans l’actuelle conjoncture, le capital s’est affranchi de toute valeur (morale, religieuse, etc..) qui puisse le freiner ou même seulement en ralentir le développement, et c’est en ce sens qu’il faut expliquer le démantèlement de la culture bourgeoise, composée de valeurs non apparentées à la reproduction mercantile, que le capital a réalisé à partir de 68. Soixante-huit n’est pas un moment où l’on s’émancipe du capital, c’est le capital qui s’émancipe, libéré de cette vieille culture bourgeoise (étique, religion, Etat, Buildung etc.) : la lutte soixante-huitarde contre la culture bourgeoise a ouvert la route à l’actuel capitalisme post bourgeois. Ce dernier est lui-même soixante-huitard et contestateur, permissif et anti-disciplinaire, ne reconnaissant aucune autorité pouvant freiner la souveraineté absolue de la forme marchande. Le contrôle total de la société, à partir de 68, advient à travers la libéralisation toujours croissante de la sphère privée confiée au self-service généralisé du consumérisme de la part d’individus isolés à la recherche de l’enrichissement esthético-hédoniste du propre moi individuel : tout est possible, à condition qu’il y en ait toujours plus et que l’on possède une valeur d’échange correspondante pour se le permettre.

    Si 68 a liquidé la culture bourgeoise, la phase qui s’ouvrit avec 1989 a en revanche inauguré une phase de programmatique « dépolitisation » (Schmitt) cohérente avec l’absolutisation même du nomos de l’économie. L’économie se maintient, par sa nature, sur un espace sans confins, en produisant une globocratie anonyme et impersonnelle, déterritorialisée et sans culture, sans Etats et sans une résiduelle force pour la freiner. Détacher l’économie de la politique – le rêve réalisé du néolibéralisme aujourd’hui triomphant – signifie épargner la première des interventions régulatrices de la seconde, neutralisant cette dernière et favorisant le plein déploiement de l’actuelle situation mondiale, dans laquelle il n’y a de souverain que le marché. En cohérence avec sa logique de développement absolutus, le capital correspondant à lui-même doit neutraliser chaque pouvoir politique capable de le freiner, de façon à ce que le glacial rapport de force économique s’impose sans limites dans la forme d’un ordre dépolitisé : la deregulation[1] et « l’Etat minime » représentent le visage de ce programme de dépolitisation dont le but est la suppression de tout élément pouvant discipliner l’économie autonomisée.

    En 1800, dans son travail L’Etat commercial fermé, Fichte avait condensé l’essence du nomos de l’économie dans la formule Handelsanarchie, « anarchie commerciale » : la théologie secrète consubstantielle au rythme de la mondialisation coïncide avec la désarticulation de l’ordo politicus, remplacé par la désorganisation organisée du marché international et de sa structure enracinée et réfutant toute norme, amorphe et non gérable par la politique des traditionnels Etats nationaux. Le pouvoir apolitique de l’économie peut ainsi naviguer sans être dérangé dans l’espace mondialisé, en dehors du rayon de l’action de la politique. L’anarchie commerciale dénoncée par Fichte correspond à l’actuelle deregulation[2] propre au laissez faire[3] global du code néolibéral : le capitalisme régulé ne peut exister, puisque son essence même est la dérégulation, l’entropie efficace qui emporte toute norme qui aspire à freiner et limiter la dynamique de la croissance infinie.

    Ainsi, le dépassement de la traditionnelle forme étatique constitue un passage obligatoire pour la dépolitisation, pour l’anéantissement de la force d’une politique encore capable d’agir sur l’économique. Rendre inefficientes les unités étatiques à travers l’instauration d’un ordre apolitique est la condition pour imposer les deux principes convergents de l’anarchie commerciale et de la dépolitisation intégrale de la sphère économique. Si aujourd’hui toute tentative d’une politique qui ne serait au service du nomos de l’économie est inefficiente, ou même d’une politique qui rechercherait son contrôle (l’on pense déjà simplement au projet de la « Taxe Tobin » sur les transactions financières), cela dépend essentiellement du fait que le politique, à la différence de l’économique, ne peut être opérant que dans l’espace circonscrit de la décision souveraine de la communauté avec primauté du politique. C’est pour cette raison que l’idée d’une politique internationale est aujourd’hui, ipso facto, impossible et, en plus, révèle le vrai visage idéologique de la légitimation de la soumission du politique à l’économie.

    L’idéologie de la mondialisation représente le plus emblématique accomplissement idéologique du capitalisme absolu. Elle présente en positif, toujours en omettant d’exhiber l’enchevêtrement de contradictions qui l’accompagne, l’idéal devenu maintenant réalité d’un capitalisme sans confins ni limites. La mondialisation est la forme flexible et post moderne de l’impérialisme : l’exact contraire, donc, du tranquillisant universalisme paisible des droits de l’Homme avec lequel est présentée cette mondialisation, par la pensée unique politiquement correcte. Au lieu de la rassurante formule « Mondialisation », « globalisation », il serait alors opportun d’employer le néologisme « mondialitarisme » démontrant comment la mondialisation capitaliste coïncide avec ce totalitarisme réalisé à échelle planétaire qui, sans frontières le séparant d’autres réalités, ne laisse rien en dehors de lui.

    Le nouvel impérialisme de l’ère mondialisée vise aujourd’hui à inclure, avec une hospitalité seulement apparente, tous les peuples et les nations dans l’unique model internationalisé du système néolibéral, dans un asséchement à peu de choses près intégral de la souveraineté nationale et de l’hégémonie du politique sur l’économique. Un fait est révélateur : la politique, entendue comme continuation de l’économie par d’autres moyens, est étiquetée de plus en plus rigoureusement en langue anglaise, comme governance[4], autrement dit avec une expression qui dit ouvertement la réduction de l’espace politique en pure gestion économique analogue au gouvernement d’entreprise des multinationales capitalistes, ou mieux, de l’actuelle unique immense entreprise capitaliste coïncidant avec l’espace du globe. C’est justement le temps de la politique absente.

    Diego Fusaro (Cercle Aristote, 29 octobre 2014)

     

    Notes :

    [1] En anglais dans le texte

    [2] Idem

    [3] En français dans le texte

    [4] En anglais dans le texte

    Lien permanent Catégories : Textes 0 commentaire Pin it!