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Textes - Page 6

  • L'Europe espionnée par la NSA...

    Nous reproduisons ci-dessous le texte d'une conférence de Robert Steuckers, donnée à Genève dans le cadre du Cercle Proudhon en avril 2014 et consacrée à l'espionnage de la NSA contre l'Europe.

    Robert Steuckers a récemment publié La Révolution conservatrice allemande - Biographie de ses principaux acteurs et textes choisis aux éditions du Lore.

     

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    L'Europe espionnée par la NSA

    La réalité dans laquelle nous vivons aujourd’hui est une réalité entièrement sous surveillance, sous l’oeil d’un “panopticon” satellitaire et électronique. Tous les citoyens de l’américanosphère sinon du monde entier sont surveillés étroitement dans leurs activités “sensibles” ou dans leurs faits et gestes quotidiens. L’Etat a certes le droit, le cas échéant, de surveiller des individus qu’il juge dangereux mais là n’est pas vraiment le problème pour nos polities développées d’Europe. Le problème le plus grave, c’est la surveillance permanente et étroite que subissent nos entreprises de pointe, nos ingénieurs les plus performants, dans l’Union Européenne, pour ne même pas mentionner nos institutions diplomatiques et militaires. L’installation du système global de surveillance ne concerne donc pas le terrorisme —là n’est que le prétexte— mais bel et bien les fleurons de nos industries et les laboratoires de recherche de nos entreprises de haute technologie, d’électronique, d’avionique ou de bio-chimie. Le “telescreen” réel d’aujourd’hui ne surveille donc pas en priorité des citoyens rétifs susceptibles de devenir un jour de dangereux subversifs ou des révolutionnaires violents, comme l’imaginait encore Orwell à la fin des années 40 du 20ème siècle. Via Facebook, Twitter ou autres procédés de même nature, le “telescreen” actuel surveille certes la vie privée de tous les citoyens du globe mais cette surveillance se rapproche davantage du Palais des rêves d’Ismaïl Kadaré que du 1984 d’Orwell.

     

    L’Europe a fait mine de s’étonner des révélations d’Edward Snowden en juin 2013. Pourtant, ce n’est jamais que le troisième avertissement qui lui a été lancé depuis 1997, les précédents n’ayant pas été suivis d’effets, de réactions salutaires et légitimes. D’abord, il y a eu, en cette année 1997, la révélation de l’existence du réseau ECHELON et, consécutivement, le fameux “Rapport de Duncan Campbell”, journaliste d’investigation écossais, qui a été établi après la demande d’enquête des instances européennes. Le réseau ECHELON avait suscité l’inquiétude il y a seize ans: depuis lors l’amnésie et l’inertie ont fait oublier aux grandes entreprises de pointe et aux masses de citoyens qu’ils étaient étroitement espionnés dans leurs activités quotidiennes. Ensuite, les révélations “Wikileaks” de Julian Assange révélaient naguère ce que l’hegemon pense réellement de ses vassaux et du reste du monde. L’affaire Snowden est donc le troisième avertissement lancé à l’Europe: la NSA, principal service secret américain, déploie un système d’espionnage baptisé “Prism” avec la complicité très active du GCHQ britannique. Les révélations de Snowden ne sont ni plus ni moins “révélatrices” que celles que nous dévoilait naguère l’existence du réseau ECHELON: simplement les techniques avaient considérablement évolué et l’internet s’était généralisé depuis 1997 jusqu’à équiper le commun des mortels, des milliards de quidams apparemment sans importance. Les écoutes sont perpétrées avec davantage de sophistication: Angela Merkel l’a appris à ses dépens.

     

    Le réseau ECHELON

     

    Revenons à l’année 1997, quand le parlement européen apprend l’existence du réseau ECHELON et manifeste son inquiétude. Il mande le STOA (Bureau d’Evaluation des options techniques et scientifiques) pour que celui-ci établisse un rapport sur l’ampleur de cet espionnage anglo-saxon et sur les effets pratiques de cette surveillance ubiquitaire. Les instances européennes veulent tout connaître de ses effets sur les droits civiques et sur l’industrie européenne. Plus tard, l’IC 2000 (“Interception Capabilities 2000”) dresse le bilan de l’espionnage commis par les satellites commerciaux qui interceptent les communications privées et commerciales. En effet, l’essentiel de cet espionnage s’effectue à des fins commerciales et non politiques et militaires au sens strict de ces termes. Les satellites ne sont pas les seuls en cause, le rapport vise aussi les câbles sous-marins, notamment en Méditerranée. Le résultat de l’enquête montre que les firmes françaises Alcatel et Thomson CSF ont été surveillées étroitement afin de leur rafler certains marchés extra-européens.

     

    L’hegemon indépassable doit le rester

     

    Le premier rapport du STOA évoque la possibilité d’intercepter les courriels, les conversations téléphoniques, les fax (télécopies par procédé xérographique). Il constate que les cibles sont certes les messages militaires et les communications diplomatiques (ruinant du même coup toute indépendance et toute autonomie politiques chez les nations européennes, grandes comme petites). L’espionnage systématique pratiqué par les Etats-Unis et les autres puissances anglo-saxonnes (Canada, Australie, Nouvelle-Zélande et Grande-Bretagne) est un avatar direct de la fameuse doctrine Clinton pour laquelle les opinions publiques et les espaces médiatiques des alliés et vassaux ne sont pas mieux considérés que ceux de leurs homologues relevant de l’ennemi ou d’anciens ennemis: tous sont à égalité des “alien audiences” qu’il s’agit de maintenir dans un état d’infériorité économico-technologique. L’hegemon américain —s’insiprant, à l’époque où est énoncée la doctrine Clinton, de la pensée du Nippo-Américain Francis Fukuyama— se donne pour objectif d’organiser le “monde de la fin de l’histoire”. Pour y parvenir et pérenniser la domination américaine, il ne faut plus laisser émerger aucune suprise, aucune nouveauté. Washington se pose donc comme l’hegemon indépassable: il l’est, il doit le rester.

     

    Le gouvernement profond de la planète

     

    Les rapports successifs du STOA et d’IC 2000 révèlent donc au monde l’accord secret UKUSA (United Kingdom + United States of America). Celui-ci date cependant de 1947, tout en étant la prolongation de la fameuse Charte de l’Atlantique signée par Churchill et Roosevelt en 1941. Chronologiquement, l’accord secret UKUSA précède donc la guerre froide et se forge avant le fameux coup de Prague qui fait basculer, en 1948, la Tchécoslovaquie dans le camp communiste; celui-ci acquiert ainsi l’espace hautement stratégique qu’est le “quadrilatère bohémien” qui avait procuré tant d’atouts à Hitler suite aux accords de Munich de 1938. Il précède aussi l’existence de l’Etat d’Israël (né également en 1948). Aux deux puissances fondatrices, le Royaume-Uni et les Etats-Unis, se joignent la Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande puis, progressivement, en tant que “cercle extérieur”, la Norvège, le Danemark, l’Allemagne (en tant que pays occupé et non entièrement souverain) et la Turquie. Le GCHQ britannique surveille l’Afrique et l’Europe (jusqu’à l’Oural), le Canada surveille, quant à lui, la zone arctique. Le personnel qui travaille au service de ce système d’espionnage est soumis à une discipline de fer et doit garder pendant toute sa vie les secrets qu’il a appris pendant ses années de service. Ces membres du personnel sont endoctrinés et ré-endoctrinés (si la perspective change, si, à l’instar du scénario imaginé par Orwell dans son 1984, l’ennemi n’est plus, tout d’un coup, l’Eurasia mais devient, en un tourne-main, l’Eastasia...). En 1995, aucun gouvernement n’a reconnu publiquement l’existence du réseau UKUSA. Rien n’a transparu. Nous pouvons donc parler du “gouvernement profond” de la planète,  qui n’a jamais fondamentalement connu d’échecs, juste quelques petits ressacs, bien vite rattrapés....

     

    Jusqu’en 1989-1991, la politique officielle était d’endiguer l’Union Soviétique, le bloc communiste. Après l’effondrement définitif de ce bloc soviétique et la dissolution de ses franges stratégiques, le réseau justifie son existence en prétextant la lutte contre le terrorisme ou le narco-trafic. Cette nouvelle “mission” est donc officiellement dirigée contre, il faut le rappeler, des golems fabriqués par la CIA elle-même dans le but de mener un “low intensity warfare” (une belligérance de basse intensité), à l’instar des talibans afghans ou des islamistes tchétchènes, ou générés pour financer des guerres en contournant les contrôles parlementaires, comme l’a été le trafic de drogues au départ du “triangle d’or” en Asie du Sud-Est. L’existence réelle, bien médiatisée, de ces deux fléaux que sont le terrorisme et le narco-trafic, postule que l’hegemon et ses alliés proches doivent sans cesse “élargir la surveillance”, une surveillance élargie qui ne visera évidemment plus les seuls narco-trafic et terrorisme, pour autant que leur surveillance ait même été imaginée autrement que pour faire pure diversion. En 1992, quand l’URSS a cessé d’exister et que la Russie résiduaire entre dans une phase de déliquescence sous Eltsine, le directeur de la NSA, William Studeman prononce son discours d’adieu. On peut y lire les phrases suivantes: 1) “Les demandes pour un accès global accru se multiplient”; et 2) “La partie commerciale de cet accès global est une des deux jambes sur laquelle la NSA devra s’appuyer”. L’espionnage, d’ECHELON à Prism, n’est donc plus seulement militaire mais aussi civil. Ce sont d’ailleurs des civils qui dirigent les bases de Mennwith Hill (Grande-Bretagne), de Bad Aibling (Allemagne) et de Yakima (Etat de Washington, Etats-Unis).

     

    Le phénomène n’est toutefois pas nouveau. Déjà, il y a 80 ou 90 ans, l’ILC (“International Leased Carrier”) collectait toutes les informations arrivant des Etats-Unis en Grande-Bretagne et partant de Grande-Bretagne vers les Etats-Unis. En 1960, les puissances anglo-saxonnes ne peuvent pas (encore) contrôler les câbles terrestres mais bien les ondes radiophoniques de haute fréquence par lesquelles passent les messages militaires et les communications diplomatiques. Elles contrôlent aussi les câbles subaquatiques assurant les communications téléphoniques entre les continents. En 1967, les Etats-Unis lancent les premiers satellites de communication. En 1971, c’est au tour du programme Intelsat d’être lancé, procédé permettant la transmission des communications téléphoniques, du télex, de la télégraphie, de la télévision, des données informatiques et des télécopies. En l’an 2000, dix-neuf satellites du programme Intelsat sont à l’oeuvre dans l’espace circumterrestre: ils relèvent de la cinquième à la huitième générations de satellites.

     

    De 1945 à nos jours, le programme codé “Shamrock” assure le travail en tandem de la NSA et des principales entreprises de télécommunications (RCA, ITT; Western Union). Le 8 août 1975, le Lieutenant-Général Lew Allen, directeur de la NSA, reconnait que son service intercepte systématiquement les communications internationales, les appels téléphoniques et tous les messages câblés. Cet aveu est retranscrit intégralement dans le rapport de Duncan Campbell qui, en plus, nous explicite tous les aspects techniques de ce gigantesque pompage de données. 

     

    Ordinateur dictionnaire

     

    Nous sommes à l’heure de la captation des données circulant sur l’internet. On a cru, dans l’euphorie qui annonçait le lancement de cette technique “conviviale” (“user’s friendly”), qu’on allait échapper au contrôle total, qu’on allait communiquer à l’abri des regards indiscrets. Mais tous les instruments de pompage étaient déjà présents, dès leur commercialisation à grande échelle. L’“ordinateur dictionnaire” du GCQH britannique trie systématiquement les données avec la complicité d’ingénieurs de la British Telecom. Cet instrument a été sans cesse affiné et constitue désormais la plus grande banque de données du monde. Si l’objectif de ce contrôle avait une destination purement militaire ou s’il servait réellement à combattre le terrorisme ou le narco-trafic, personne ne pourrait avancer des arguments moraux sérieux pour critiquer l’ampleur de cette surveillance. Mais, on le sait, les drogues ou les terroristes ne sont que des prétextes. Le but réel, comme l’atteste le rapport de Duncan Campbell, est l’espionnage commercial qui, lui, a un impact direct sur notre vie réelle, notre vie quotidienne. Ce but véritable ne date pas de la découverte d’ECHELON ou de la doctrine Clinton, c’est-à-dire des années 90 du 20ème siècle. L’espionnage est commercial dès les années 60, et date même d’avant si l’on veut bien admettre que le but réel de la guerre menée par les Etats-Unis contre l’Allemagne n’était nullement la lutte contre l’idéologie nationale-socialiste ou contre le totalitarisme hitlérien ou était dictée par la nécessité de sauver et de libérer des personnes exclues ou persécutées par les politiques nazies, mais bien plus prosaïquement la conquête des brevets scientifiques allemands raflés au titre de butin de guerre (course aux brevets à laquelle Français et Soviétiques ont également participé). Gérard Burke, ponte de la NSA, déclare en 1970: “Dorénavant l’espionnage commercial devra être considéré comme une fonction de la sécurité nationale, jouissant d’une priorité équivalente à l’espionnage diplomatique, militaire et technologique”. Ce nouvel aveu d’un haut fonctionnaire de la NSA montre que les actions de son service secret n’ont plus seulement un impact sur la sphère étatique, sur les fonctions régaliennes d’un Etat allié ou ennemi, mais sur toutes les sociétés civiles, entraînant à moyen ou long terme la dislocation des polities, des espaces politiques et civils, autres que ceux de l’hegemon, quels qu’ils soient.

     

    Nouvelle cible: les affaires économiques

     

    Dans cette optique, celle d’une “commercialisation” des intentions hostiles concoctées par les Etats-Unis à l’endroit des autres puissances de la planète, il faut retenir une date-clef, celle du 5 mai 1977. Ce jour-là, la NSA, la CIA et le Département du Commerce fusionnent leurs efforts au sein d’un organisme nouveau, l’OIL ou “Office of Intelligence Liaison” (= “Bureau de liaison des renseignements”), dont la base principale est logée dans les bâtiments du “Département du Commerce” américain. Le but est d’informer et de soutenir les intérêts commerciaux et économiques des Etats-Unis. En avril 1992, le but à annoncer aux employés de la NSA ou de l’OIL n’est évidemment plus de lutter contre le bloc soviétique, alors en pleine déliquescence “eltsiniste”. L’Amiral William O. Studeman, de la NSA, désigne les nouvelles cibles: ce sont tout bonnement les “affaires économiques des alliés des Etats-Unis”, plus précisément leurs groupes industriels. La notion d’“allié” n’existe désormais plus: les Etats-Unis sont en guerre avec le monde entier, et il faut désormais être d’une naïveté époustouflante pour croire à l’“alliance” et à la “protection” des Etats-Unis et à l’utilité de l’OTAN. Aux “affaires économiques des alliés”, visées par l’espionnage des services américains, s’ajoutent des cibles nouvelles: les “BEM” ou “Big Emerging Markets”, les “gros marchés émergents”, tels la Chine, le Brésil ou l’Indonésie. Le but est d’obtenir des “renseignements compétitifs”, comme les définit la nouvelle terminologie, soit les offres formulées par les grandes entreprises de pointe européennes ou autres, les ébauches d’innovations technologiques intéressantes.

     

    Balladur à Riyad

     

    En 1993, Clinton opte “pour un soutien agressif aux acheteurs américains dans les compétitions mondiales, là où leur victoire est dans l’intérêt national”. Ce “soutien agressif” passe par un “aplanissement du terrain”, consistant à collecter des informations commerciales, industrielles et technologiques qui, pompées, pourraient servir à des entreprises américaines homologues. Quels sont dès lors les effets premiers de cette doctrine Clinton énoncée en 1993? Ils ne se font pas attendre: en janvier 1994, le ministre français Balladur se rend à Riyad, en Arabie Saoudite, pour signer un contrat général englobant la vente d’armes françaises et d’Airbus à la pétromonarchie, pour un montant de 6 milliards de dollars. Il revient les mains vides: un satellite américain a préalablement tout pompé en rapport avec les tractations. Et la presse américaine, pour enjoliver cette vilénie, argue de pots-de-vin payés à des Saoudiens et accuse la France et l’Europe de “concurrence déloyale”. Boeing rafle le marché. Et a forcément donné des pots-de-vin aux mêmes Saoudiens... mais personne en Europe n’a pu pomper les communications entre la firme aéronautique américaine et les bénéficiaires arabes de ces largesses indues. Ce contexte franco-saoudien illustre bien la situation nouvelle issue de l’application de la doctrine Clinton: les Etats-Unis ne veulent pas d’une industrie aéronautique européenne. Déjà en 1945, l’Allemagne avait dû renoncer à produire des avions; elle ne doit pas revenir subrepticement sur le marché aéronautique mondial par le biais d’une coopération aéronautique intereuropéenne, où elle est partie prenante. En 1975, lors du marché du siècle pour équiper de nouveaux chasseurs les petites puissances du Bénélux et de la Scandinavie, les Américains emportent le morceau en imposant leurs F-16, réduisant à néant tous les espoirs de Dassault et de Saab de franchir, grâce au pactole récolté, le cap des nouveaux défis en avionique.

     

    En 1994 toujours, le Brésil s’adresse à Thomson CSF pour mettre au point le “Programme Sivam”, qui devra surveiller la forêt amazonienne. L’enjeu est de 1,4 milliards de dollars. Le même scénario est mis en oeuvre: les Français sont accusés de payer des pots-de-vin donc de commettre une concurrence déloyale. La firme américaine Raytheon rafle le contrat; elle fournit par ailleurs la NSA. Dans son rapport sur ECHELON, sur la surveillance électronique planétaire, Duncan Campbell dresse la liste, pp. 98-99, des entreprises européennes flouées et vaincues entre 1994 et 1997, pour un total de 18 milliards de dollars. Une analyse de la situation, sur base des principes énoncés par Carl Schmitt sous la République de Weimar, tracerait le parallèle entre cette pratique de pompage et la piraterie anglaise dans la Manche au 14ème siècle où un “maître des nefs”, le Comtois Jean de Vienne, a tenté d’y mettre fin (cf. “Les Maîtres des Nefs” de Catherine Hentic). Au 16ème siècle, la Reine d’Angleterre Elisabeth I annoblit les pirates de la Manche et de la Mer du Nord pour vaincre la Grande Armada: l’historiographie espagnole les a nommés “los perros de la Reina” (= “les chiens de la Reine”). Aujourd’hui, on pourrait tout aussi bien parler de “los hackers de la Reina”. Le principe est le même: rafler sans créer ou créer uniquement en tirant bénéfice de ce que l’on a raflé. Depuis la rédaction du rapport de Campbell, rien ne s’est passé, l’Europe n’a eu aucun réaction vigoureuse et salutaire; elle est entrée dans un lent déclin économique, celui qui accentue encore les misères des “Trente Piteuses”, advenues à la fin des “Trente Glorieuses”.

     

    Julian Assange et Wikileaks

     

    Il y a ensuite l’affaire dite “Wikileaks”, médiatisée surtout à partir d’octobre 2010 quand d’importants organes de presse comme Le Monde, Der Spiegel, The Guardian, le New York Times et El Pais publient des extrtaits des télégrammes, dépêches et rapports d’ambassades américaines pompés par le lanceur d’alerte Julian Assange. Celui-ci divulguait des documents confidentiels depuis 2006. Il disposerait de 250.000 télégrammes diplomatiques américains rédigés entre mars 2004 et mars 2010. Obama a tenté d’allumer des contre-feux pour éviter le scandale, en vain (du moins provisoirement, les Européens ont la mémoire si courte...). Les révélations dues au hacker Assange portent essentiellement sur le travail des ambassades américaines et dévoilent la vision sans fard que jettent les Etats-Unis sur leurs propres “alliés”. Bornons-nous à glaner quelques perles qui concernent la France. Sarkozy est “très bien” parce qu’il “possède une expérience relativement limitée des affaires étrangères”, parce qu’il “est instinctivement pro-américain et pro-israélien”; par ailleurs, il aurait “une position ferme à l’égard de l’Iran” et “accepterait le principe d’un front uni contre la Russie”; “son réseau de relations personnelles” serait “moindre avec les leaders africains que celui de Chirac”; “il ménagera moins la Russie et la Chine au nom de la Realpolitik que Chirac”. Ces deux dernières caractéristiques prêtées à l’ex-président français indiquent clairement un espoir américain de voir disparaître définitivement la politique gaullienne. C’est au fond l’objectif des Américains depuis Roosevelt, en dépit de l’alliance officielle entre gaullistes et Anglo-Saxons... Continuons à éplucher les rapports qui ont Sarkozy pour objet: celui-ci sera un bon président de France car “il acceptera des mesures sortant du cadre des Nations Unies”. Cette remarque montre que les Etats-Unis abandonnent le projet mondialiste et “nations-uniste” de Roosevelt car il ne va plus nécessairement dans le sens voulu par Washington. Il s’agit aussi d’un rejet des critères usuels de la diplomatie et la fin non seulement des stratégies gaulliennes, mais de tout espoir de voir se forger et se consolider un “Axe Paris-Berlin-Moscou”. Sarkozy devra toutefois “accepter la Turquie dans l’Union Européenne”. Son absence de “réalpolitisme” à l’endroit de la Russie et de la Chine permettra à terme “un front uni occidental au conseil de sécurité de l’ONU” (sinon il n’y aurait pas de majorité). Sarkozy “rompt avec les politiques traditionnelles de la France” et “sera un multiplicateur de force pour les intérêts américains en politique étrangère”.

     

    DSK, Ségolène Royal et le pôle aéronautique franco-brésilien

     

    Dominique Strauss-Kahn est largement évoqué dans les documents de “Wikileaks”. Des oreilles attentives, au service de l’ambassade des Etats-Unis, ont consigné ses paroles dans un rapport: pour le futur scandaleux priapique de Manhattan, “Segolène Royal”, au moment des présidentielles françaises de 2007, “ne survivra pas face à Sarkozy”. Mieux, en dépit de l’appartenance de DSK au parti socialiste français, celui-ci déclare à ses interlocuteurs au service des Américains: “La popularité de Segolène Royal est une ‘hallucination collective’”. Coup de canif dans le dos de sa camarade... Cynisme effrayant face aux croyances du bon peuple socialiste de toutes les Gaules... Quant à Hollande, “il est”, selon DSK, “bon tacticien mais médiocre stratège”. Bis. Cependant le dossier “Wikileaks” à propos de Sarkozy contient quelques notes discordantes: il y a d’abord les transactions aéronautiques avec le Brésil, où “Paris tente de vendre le Rafale”, concurrent du F/A-18 américain et du Gripen suédois. Ces rapports discordants reprochent à Sarkozy de faire de la “France le partenaire idéal pour les Etats qui ne veulent pas dépendre de la technologie américaine”. C’est évidemment qualifiable, à terme, de “crime contre l’humanité”... Le but de la politique américaine est ici, à l’évidence, d’éviter toute émergence d’un vaste complexe militaro-industriel dans l’hémisphère sud, grâce à une collaboration euro-brésilienne. Le pôle franco-brésilien, envisagé à Paris sous le quinquennat de Sarkozy, doit donc être torpillé dans les plus brefs délais. Ce torpillage est une application de la vieille “Doctrine de Monroe”: aucune présence ni politique ni économique ni technologique de l’Europe dans l’hémisphère occidental n’est tolérable. Nouer des relations commerciales normales avec un pays latino-américain est considéré à Washington comme une “agression”. La politique aéronautique et militaro-industrielle franco-brésilienne, poursuivie selon les règles gaulliennes en dépit du réalignement de la France sur l’OTAN, est-elle l’une des raisons de l’abandon puis de la chute de Sarkozy, coupable d’avoir gardé quand même quelques miettes de l’“alter-diplomatie” gaullienne? Les historiens de notre époque y répondront dans une ou deux décennies.

     

    Wikileaks et les banlieues de l’Hexagone

     

    Les dossiers de Wikileaks révèlent aussi le spectre d’une instrumentalisation potentielle des banlieues françaises par les stratégistes américains: si la France branle dans le manche, renoue avec ses traditions diplomatiques et géopolitiques gaulliennes, persiste à commercer avec les Brésiliens ou d’autres Ibéro-Américains, les “services” de l’Oncle Sam mettront le feu aux banlieues de Lille à Marseille en passant par Paris et Lyon. Le scénario imaginé par Guillaume Faye d’un embrasement général des quartiers immigrés, où la République s’avèrerait incapable de juguler les débordements par manque de moyens et d’effectifs, est bel et bien retenu dans les officines stratégiques des Etats-Unis. Les textes de Wikileaks, révélés par un numéro spécial du Monde (et non pas par une officine nationaliste ou identitaire) dévoilent les liens systématiques qu’entretient l’ambassade des Etats-Unis avec les populations arabo-musulmanes en France. On constate, à la lecture de ces documents, que les Etats-Unis, en s’appuyant sur les réseaux associatifs de ces communautés allochtones, visent “à créer les conditions d’une ‘démocratie participative’, prélude à une intégration totale”. Les Etats-Unis doivent y travailler, favoriser et accélérer le processus “parce que l’établissement français se montre réticent face aux problèmes des immigrés”. On y lit aussi cette phrase: “Nous poussons la France à une meilleure mise en oeuvre des valeurs démocratiques qu’elle dit épouser”. L’ambassade des Etats-Unis regrette aussi qu’en France, il subsiste “trop d’inégalités” (ah bon...? Au pays de l’égalitarisme maniaque et forcené...?). Un rédacteur anonyme estime quant à lui que “la laïcité est une vache sacré” (ce qui est exact mais sa définition de la “laïcité” ne doit pas être exactement la nôtre, qui est inspirée d’Erasme et des “letrados” espagnols du début du 16ème siècle, et non pas des pèlerins du Mayflower ou des sans-culottes). Dans une autre dépêche, le rédacteur anonyme promet “un soutien aux activistes médiatiques et politiques”, afin de “faciliter les échanges interreligieux” (voilà pourquoi la “laïcité” est une “vache sacrée”...) et de “soutenir les leaders communautaires modérés” (tiens, tiens...). L’intermédiaire de cette politique a sans nul doute été le “très démocratique” émirat du Qatar... On le voit: tout retard dans la politique d’une “intégration totale” pourrait donner lieu au déclenchement d’une mini-apocalypse dans les banlieues avec pillages de belles boutiques dans les centres urbains plus bourgeois. Or tout observateur un tant soit peu avisé des méthodes de propagande, d’agitprop, de “révolutions colorées” ou de guerres indirectes sait qu’il y a toujours moyen de “faire imaginer”, par des dizaines de milliers d’échaudés sans jugeote, un “retard” d’intégration, médiatiquement posé comme scandaleux, anti-démocratique, xénophobe ou “raciste” pour mettre le feu aux poudres. Le panmixisme idéologique des bêtas “républicains”, laïcards ou maritainistes, pétris de bonnes intentions, s’avère une arme, non pas au service d’une intégration qui renforcerait la nation selon la définition volontariste qu’en donnait Renan, mais au service d’une puissance étrangère, bien décidée à réduire cette nation à l’insignifiance sur l’échiquier international et dans le domaine des industries et des technologies de pointe.

     

    L’affaire Snowden

     

    Passons à l’affaire Snowden, qui éclate en juin 2013, quand le “lanceur d’alerte” publie ses premières révélations. Qui est cet homme? L’un des 29.000 employés civils de la NSA (qui compte également 11.000 collaborateurs militaires). Sa biographie était jusqu’alors inodore et incolore. On savait qu’il avait été un adolescent plutôt renfermé et un élève assez médiocre. Il avait cependant développé, pendant ses heures de loisir, des talents pour le piratage informatique qu’il qualifiait de “sanction contre l’incompétence des fabricants”. Sur le plan politique, Snowden s’est toujours montré un défenseur sourcilleux des libertés démocratiques et s’est opposé au “Patriotic Act” de Bush qui jugulait certaines d’entre elles. Sa manière à lui d’être rebelle, dans ses jeunes années, était de se déclarer “bouddhiste” et fasciné par le Japon. Il avait voulu s’engager à l’armée qui l’a refusé. En 2006, il s’est mis à travailler pour la CIA à Genève. Pourquoi cette ville suisse? Parce qu’elle abrite d’importants centres de décision pour le commerce international, qu’elle est un centre de télécommunication, qu’on y fixe les normes industrielles et qu’elle est une plaque tournante pour toutes les décisions qui concernent l’énergie nucléaire. Il constate, en tant qu’adepte naïf des libertés démocratiques et qu’admirateur des qualités éthiques du bouddhisme, que, pour les services américains, tous les moyens sont bons: comme, par exemple, saoûler un banquier suisse pour qu’il soit arrêté au volant en état de franche ébriété et qu’on puisse le faire chanter. En 2009, Snowden tente pour la première fois d’accéder à des documents auxquels il n’avait normalement pas accès. En 2008, il soutient la candidature d’Obama car celui-ci promet de mettre un terme à la surveillance généralisée découlant du “Patriotic Act”. Mais, par ailleurs, il n’aime pas la volonté des démocrates de supprimer le droit de posséder et de porter des armes ni leur projet de mettre sur pied un système public de retraite. Comme beaucoup d’Américains, son coeur penche vers certaines positions démocrates comme, simultanément, vers certaines options républicaines. Finalement, pour trancher, il devient un partisan de Ron Paul, défenseur, à ses yeux, des libertés constitutionnelles.

     

    Entre 2008 et 2012, il sera progressivement très déçu d’Obama qui, en fin de compte, poursuit la politique anti-démocratique de ses prédécesseurs républicains. En 2009, Snowden part travailler pour Dell à Tokyo. Il vient d’être formé aux techniques offensives de la cyberguerre. Il a appris à pénétrer un système sans laisser de traces. Il est devenu un “cyberstratégiste” au service des “services”. En langage actuel, cela s’appelle un “hacker”, soit un pirate moderne au service d’une civilisation particulière qui doit son envol à l’annoblissement des pirates de la Manche et de la Mer du Nord par la Reine d’Angleterre Elisabeth I. Snowden travaillait chez Booz Allen Hamilton à Hawaï quand il a déserté et commencé son odyssée de “lanceur d’alerte”, de “whistleblower”, série de tribulations qui le conduiront à son actuel exil moscovite. Pour donner un impact international à son travail de dénonciation des méthodes de la NSA, il choisit de rechercher l’appui de Glenn Greenwald et de la journaliste Laura Poitras, animatrice principale de la “Freedom of the Press Foundation”, qui s’était donnée pour spécialité de dénoncer le faux humanitarisme de la propagande américaine, notamment en révélant les atrocités de la prison irakienne d’Abou Ghraïb et l’inconduite des soldats américains, membres des troupes d’occupation en Mésopotamie. Snowden, Poitras et Greenwald vont mettre au point la divulgation des documents, en sécurisant leurs communications grâce à des normes de sécurité et de cryptage que le journaliste français Antoine Lefébure décrit en détail dans le livre fouillé qu’il consacre à l’affaire (cf. bibliographie).

     

    L’UE fait montre de servilité

     

    Rétrospectivement, on peut dire que, malgré l’impact que cet espionnage généralisé a de facto sur l’Europe asservie, aucune réaction n’a eu lieu; de même, aucun rejet de la tutelle américaine ni aucune modification du comportement servile d’une eurocratie qui n’est qu’atlantiste alors que, pour survivre, même à court terme, elle ne devrait plus l’être. Déjà, après le rapport pourtant révélateur de Duncan Campbell en 1997-98, l’eurocatie, maîtresse de l’Europe asservie, n’avait pas réagi. Elle s’était empressée d’oublier qu’elle était totalement sous surveillance pour vaquer à son train-train impolitique, pour se complaire dans l’insouciance de la cigale de la fable. Avec l’affaire Snowden, on a eu l’été dernier, peut-être jusqu’en octobre 2013, quelques réactions timides, notamment quand les Allemands ont appris que le portable personnel de la Chancelière Merkel était systématiquement pompé. Mais il ne faudra pas s’attendre à plus. L’affaire ECHELON, les révélations de Wikileaks par Julian Assange et l’affaire Snowden sont les preuves d’une soumission totale, d’une paralysie totale, d’une incapacité à réagir: les ambassades européennes aux Etats-Unis et dans les autres pays anglo-saxons qui participent au réseau ECHELON, les instances de Bruxelles et de Strasbourg sont sous étroite surveillance. Aucun secret diplomatique, aucune liberté d’action ne sont possibles. L’Europe ne répond pas, comme elle le devrait, par une sortie fracassante hors de l’américanosphère, au contraire, elle fait montre de servilité, au nom d’une alliance devenue sans objet et des vieilles lunes de la seconde guerre mondiale, ce qui n’empêche nullement les Etats-Unis de considérer, en pratique, que l’Europe (et surtout l’Allemagne qui en est la seule incarnation sérieuse, tout simplement parce que son territoire constitue le centre névralgique du sous-continent), est considérée comme un ensemble de pays “suspects”, de nations ennemies qu’il convient de surveiller pour qu’elles n’aient plus aucune initiative autonome. La seconde guerre mondiale est terminée mais le centre du continent européen, l’Allemagne, demeure un allié de “troisième zone”, un Etat toujours considéré comme “ennemi des Nations Unies”, comme le constate avec grande amertume Willy Wimmer, haut fonctionnaire fédéral affilié à la CDU d’Angela Merkel, dans un article publié sur le site suisse, www.horizons-et-debats.ch .

     

    Le vague projet de Viviane Reding

     

    Viviane Reding, commissaire européenne à la justice, annonce la mise en place d’une “législation solide” pour protéger les données individuelles et les communications entre entreprises de pointe, selon le modèle officiel américain (qui est une illusion, tous les citoyens américains étant étroitement surveillés, non pas directement par des instances étatiques mais par des entreprises privées qui refilent leurs données à la NSA contre monnaie sonnante et trébuchante et passe-droits divers). Le projet de Reding s’avèrera pure gesticulation car, il faut bien le constater, il n’y a aucune cohésion entre les Européens: la Grande-Bretagne, est juge et partie, et n’a pas intérêt à interrompre sa “special relationship” avec Washinton, pour les beaux yeux des Français ou des Allemands, des Espagnols ou des Italiens, tous ex-ennemis à titres divers. La “Nouvelle Europe” (Pologne et Pays Baltes), chantée par les néo-conservateurs de l’entourage des présidents Bush, père et fils, cherche surtout à s’allier aux Américains au nom d’une russophobie anachronique. La Grande-Bretagne avance comme argument majeur pour saboter toute cohésion continentale que “cette affaire ne peut être traitée au niveau européen”. Cette position britannique, exprimée de manière tranchée, a immédiatement provoqué la débandade et aussi, notamment, la reculade de François Hollande. Il n’y aura pas de demande d’explication commune! L’Europe est donc bel et bien incapable de défendre ses citoyens et surtout ses entreprises de pointe. On le savait depuis l’affaire ECHELON et le rapport de Duncan Campbell. Les révélations de Wikileaks et de Snowden n’y changeront rien. L’inféodation à Washington est un dogme intangible pour les eurocrates, l’Europe et la construction européenne (au meilleur sens du terme) dussent-elles en pâtir, en être ruinées.

     

    Ingratitude à l’égard de Snowden

     

    Antoine Lefébure nous rappelle, dans son enquête, que, dès 2005, le Président Bush junior nomme Clayland Boyden Gray ambassadeur des Etats-Unis auprès des instances européennes. Cet homme, avait constaté une enquête minutieuse du Spiegel de Hambourg, est un lobbyiste du secteur pétrolier et de l’industrie automobile américaine. Il est clair que sa nomination à ce poste-clef vise non pas l’établissement de relations diplomatiques normales mais bien plutôt la systématisation de l’espionnage américain en Europe et le sabotage de toutes les mesures visant à réduire la pollution et donc la consommation de pétrole en tant que carburant pour les automobiles. Plus tard, la France, qui, cette fois, avait protesté moins vigoureusement que l’Allemagne, constate que ses institutions sont également truffées d’instruments d’espionnage, que leurs disques durs sont régulièrement copiés par une structure annexe, le SCS (“Special Connection Service”), fusion de certains services de la CIA et d’autres de la NSA. Les Etats-Unis se méfient en effet de toutes velléités de politique étrangère autonome que pourrait mener Paris et s’intéressent de très près aux marchés militaires, au nucléaire et au commerce international, tous domaines où la politique gaullienne avait toujours cherché, depuis les années soixante, une voie originale, non inféodée aux directives atlantistes. L’Europe fait donc montre d’ingratitude à l’endroit de Snowden en ne lui accordant pas l’asile politique, en le considérant comme persona non grata. On a alors eu le scandale de juillet 2013: sous pression américaine, l’Espagne, le Portugal et la France interdisent le survol de leur territoire à l’avion du Président bolivien parce que ces trois Etats, inféodés à l’atlantisme, croient que Snowden se cache dans l’appareil pour aller demander ensuite l’asile politique au pays enclavé du centre du continent sud-américain. L’Autriche, neutre, non membre de l’OTAN, ne cède pas à la pression, mais l’avion ne peut dépasser Vienne. La réaction des pays ibéro-américains a été plus musclée que celle des pigeons européens: la Bolivie, l’Argentine, le Brésil, l’Uruguay et le Vénézuela rappellent leurs ambassadeurs à Paris pour consultation. La servilité de l’Europe, et celle de François Hollande, suscitent le mépris des pays émergents d’un continent avec lequel l’Europe pourrait entretenir les meilleures relations, au bénéfice de tous.

     

    Une surveillance serrée des ingénieurs allemands

     

    L’Allemagne est un pays qui, à cause de son passé et de l’issue de la seconde guerre mondiale, se trouve en état d’inféodation totale, depuis la naissance du fameux réseau Gehlen, du nom d’un général national-socialiste ayant eu de hautes responsabilités dans les services de renseignement du Troisième Reich. En 1946, Gehlen est rayé de la liste des criminels de guerre, en échange de ses dossiers qu’exploiteront dorénavant les services secrets américains. Depuis, l’Allemagne ne cesse d’adopter un profil bas, de tolérer une base du réseau ECHELON sur son territoire en Bavière et aussi, nous le verrons, d’autres centres d’écoute sur son territoire, en Rhénanie notamment. Quand éclate l’affaire Snowden, le ministre Pofalla dit “ne pas être au courant”! Il minimise l’affaire. Il faudra attendre fin octobre 2013 pour que Berlin hausse le ton: on a appris, en effet, dans la capitale allemande, que la Chancelière Angela Merkel était étroitement surveillée depuis 2002. En effet, les documents dévoilés par Snowden contiennent une liste de chefs d’Etat pour lesquels il faut dresser en permanence un “profil complet”. Merkel figure sur la liste. Cependant, toute la population allemande, y compris les “non suspects” de subversion anti-américaine, est surveillée selon le “Fisa Amendments Act” de 2008, au même titre que les ressortissants de Chine, du Yémen, du Brésil, du Soudan, du Guatemala, de Bosnie et de Russie. Dans son n°14/2014 le Spiegel divulgue des révélations complémentaires: le GCHQ britannique, chargé de surveiller l’Europe et donc l’Allemagne, espionne surtout les ingénieurs allemands via une station de relais satellitaire au sol, installée à Hürth près de Cologne ou via CETEL, qui surveille tout particulièrement les ingénieurs qui travaillent avec l’Afrique ou le Moyen Orient ou encore via IABG qui se concentre principalement sur les dossiers du Transrapid (l’aérotrain allemand), sur Airbus, sur le programme des fusées Ariane et sur tous les contrats liant des ingénieurs non militaires à la Bundeswehr. Toutes les plaintes sont restées sans suite: le tribunal constitutionnel de Karlsruhe, si prompt à faire alpaguer quelques déments et psychopathes paléo-communistes ou néo-nazilloneurs qui relèvent davantage des facultés de médecine psychiatrique que des tribunaux, hésite à dénoncer les violations de la sphère privée de citoyens honorables, au-dessus de tout soupçon, perpétrées par les Britanniques et les Américains à l’encontre d’honnêtes citoyens allemands pratiquant le noble métier d’ingénieur. Le risque serait trop grand, paraît-il, car cela “compliquerait les relations transatlantiques”. Ben voyons...!

     

    Courageuse et lucide Finlande

     

    Le seul pays européen à avoir réagi correctement, à ne pas avoir succombé à l’atlantisme généralisé, est la Finlande. Le gouvernement finnois, en effet, a décidé que “toute entreprise qui espionnerait les Finlandais” se verrait infliger des amendes carabinées, jusqu’à 25% du chiffre d’affaires, y compris si l’espionnage est organisé depuis un pays tiers. En outre, les lanceurs d’alerte, ne pourrait en aucun cas être expulsés ou extradés du pays. L’exemple finlandais, c’est un minimum: il devrait être généralisé à l’ensemble de l’UE. Toujours dans le numéro 14 de 2014 du Spiegel, Viviane Reding, répondant aux questions des journalistes de l’hebdomadaire, estime que les entreprises lésées devraient pouvoir bénéficier d’un droit de recours, que le principe de “Safe harbour” devrait être généralisé, que les amendes doivent être prévues (comme la France qui a infligé à Google une amende de 150.000 euro, soit 2% du chiffre d’affaire annuels de la firme). Elle souligne également les contradictions de l’Allemagne: Merkel veut un “plan européen” mais n’est pas suivie par ses fonctionnaires. Il faut également, disent la Chancelière et la Commissaire, élever considérablement le niveau de protection interne, mais, par ailleurs, l’Allemagne vend au secteur privé des données statistiques relatives à ses propres citoyens.

     

    Les nouvelles superpuissances

     

    Il reste à formuler quelques remarques, tirées d’une lecture du livre de Daniel Ichbiah, intitulé Les nouvelles superpuissances. Celles-ci, pour notre auteur, sont les entreprises telles Facebook, Wikipedia, Google, Twitter, etc. Facebook, par exemple, collecte des données émanant de tout un chacun et les conserve pour toujours, comme si elles devenaient, une fois affichées sur la grande toile, son exclusive propriété. Facebook coopère avec la NSA, si bien, écrit Ichbiah, que l’on peut parler de “réseaux cafteurs”. Mais il y a pire: la mémoire de l’humanité, potentiellement exhaustive depuis l’apparition de Facebook, demeurera-t-elle? Si Facebook, ou d’autres entreprises similaires, peuvent les conserver, elles pourraient tout aussi bien les effacer. Les supports, qu’on nous offre, sont tous périssables, les mémoires informatiques tout à la fois effaçables et réinscriptibles. Idem pour Wikipedia. Les données révélées par Wikipedia ne sont pas toujours exactes parfois mensongères ou carrément fausses, fruits de manipulations évidentes, mais il y a grande difficulté sinon impossibilité de faire aboutir des requêtes individuelles formulées devant tribunaux contre la teneur diffamatoire ou insultante de bon nombre d’informations divulguées sur la grande toile. Ces “nouvelles superpuissances” (selon la définition qu’en donne Ichbiah) sont au-dessus des lois, en Europe, parce qu’elles ne relèvent pas de lois européennes: Google, Facebook, Twitter sont des entreprises basées en Californie ou dans l’Etat de New York qui n’ont pas la même conception de la “privacy” que nous Européens.

     

    La solution serait de ne pas utiliser Facebook ou Twitter ou de ne les utiliser qu’avec parcimonie. Quelques exemples de bon sens: supprimer tous les “amis” que l’on ne connaît pas personnellement; ne pas utiliser trop de produits Google; ne pas organiser sa vie autour des services Google; diversifier au maximum. Et surtout ne pas oublier que Google possède plus d’informations sur les citoyens américains que la NSA! Car l’avènement de ces “nouvelles superpuissances” équivaut à la négation totale des droits individuels, au nom, bien entendu, des “droits de l’homme”. On est en plein cauchemar orwellien: la propagande dit que nous bénéficions des “droits de l’homme” mais nos droits individuels (au jardin secret, à l’intimité), par l’effet des articifes mis en place par ces “nouvelles superpuissances”, sont totalement niés au nom d’une “transparence  cool”: nous ne sommes pas obligés, en effet, de dévoiler nos intimités sur la grande toile, mais l’exhibitionnisme humain est tel qu’hommes et femmes racontent tout, spontanément, au grand bonheur des flics et des censeurs. Il n’y a dès lors plus, à notre époque, de distinction entre sphère personnelle et sphère publique. En bref, la contre-utopie imaginée par l’écrivain albanais Ismaïl Kadaré dans son oeuvre Le palais des rêves, annonçant la venue d’un monde finalement problématique et dangereux, où règne la transparence totale, à cause précisément de la promptitude des sujets de l’empire décrit à confier la teneur de leurs rêves aux scribes désignés par le souverain. Nous y sommes.

     

    Robert Steuckers (Cercle Proudhon, mars-septembre 2014).

     

    BIBLIOGRAPHIE:

     

    -          Duncan CAMPBELL, Surveillance électronique planétaire, Ed. Allia, Paris, 2001.

    -          Daniel ICHBIAH, Les nouvelles superpuissances, Ed. First, Paris, 2013.

    -          Joseph FOSCHEPOTH, “Die Alliierten Interessen sind längst in deutschem Recht verankert”, in: Hintergrund, Nr.4/2013 (propos recueillis par Sebastian Range).

    -          Antoine LEFEBURE, L’affaire Snowden. Comment les Etats-Unis espionnent le monde, La Découverte, Paris, 2014.

    -          Hans-Georg MAASSEN, “Von angeleinten Wachhunden”, in: Der Spiegel, Nr. 14/2014.

    -          Yann MENS, “Guerres secrètes sur Internet”, in: Alternatives internationales, n°59, juin 2013.

    -          Laura POITRAS, Marcel ROSENBACH & Holger STARK, “ ‘A’ wie Angela”, in: Der Spiegel, Nr. 14/2014.

    -          Viviane REDING, “Ich werde hart bleiben”, in: Der Spiegel, Nr. 14/2014 (propos recuellis par Christoph Pauly & Christoph Schult).

    -          Marcel ROSENBACH & Holger STARK, Der NSA-Komplex – Edward Snowden und der Weg in die totale Überwachung, Deutsche Verlags-Anstalt, München, 2014.

    -          Matthias RUDE, “Partnerdienst – US-Geheimdienste in der BRD”, in: Hintergrund, Nr. 4/2014.

    -          Peter Dale SCOTT, American War Machine. La machine de guerre américaine – La politique profonde, la CIA, la drogue, l’Afghanistan, Ed. Demi-Lune, Coll. Résistances, Plogastel Saint-Germain, 2012.

    -          Andreas von WESTPHALEN, “Rechtlos: Whistleblower in Deutschland”, in: Hintergrund, Nr. 4/2013.

     

    Dossiers et articles anonymes:

     

    -          Le Monde hors série, Les rapports secrets du département d’Etat américain – Le meilleur de Wikileaks, s.d.

    -          “Grenzenloser Informant”, in: Der Spiegel, Nr. 27/2013.

    -          “Angriff aus Amerika”, in: Der Spiegel, Nr. 27/2013.

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  • La France doit quitter l'OTAN !...

    Nous reproduisons ci-dessous un article de Régis Debray, publié dans le Monde diplomatique en forme de réponse à Hubert Védrine, après la rédaction par celui-ci d'un rapport adressé au Président de la République et favorable au maintien de la France dans l'OTAN. Le texte date de mars 2013, mais garde plus que jamais sa pertinence, même si on peut ne pas partager toutes les appréciations de son auteur...

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    La France doit quitter l'OTAN

    Cher Hubert,

    Les avis rendus par un « gaullo-mitterrandien » — intrépide oxymore — connu pour son aptitude à dégonfler les baudruches pèsent lourd. Ainsi de ton rapport sur le retour de la France dans l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), que t’avait demandé en 2012 le président François Hollande, confiant — et qui ne le serait ? — en ton expertise et en ton expérience. Le bruit médiatique étant inversement proportionnel à l’importance du sujet, il n’y a pas de quoi s’étonner de la relative discrétion qui l’a entouré. Les problèmes de défense ne mobilisent guère l’opinion, et la place de la France dans le monde ne saurait faire autant de buzz que Baby et Népal, les éléphantes tuberculeuses du zoo de Lyon. Sauf quand une bataille d’Austerlitz nous emplit de fierté, comme récemment avec cette héroïque avancée dans le désert malien qui, sans trop de morts ni coups de feu, fit reculer dans la montagne des bandes errantes de djihadistes odieux.

    Ce rapport m’a beaucoup appris, tout en me laissant perplexe. Tu donnes indirectement quitus à M. Nicolas Sarkozy, avec une sorte de oui mais, d’avoir fait retour au bercail atlantique. Réintégration que tu n’aurais pas approuvée en son temps, mais qu’il y aurait plus d’inconvénient à remettre en cause qu’à entériner. Dans l’Union européenne, personne ne nous suivrait. Resterait pour la France à y reprendre fermement l’initiative, sans quoi il y aurait « normalisation et banalisation » du pays. Voilà qui me donne l’envie de poursuivre avec toi un dialogue ininterrompu depuis mai 1981, quand nous nous sommes retrouvés à l’Elysée dans deux bureaux voisins et heureusement communicants (1).

    Le système pyramidal serait devenu un forum qui n’engage plus à grand-chose, un champ de manœuvre où chaque membre a ses chances, pourvu qu’il sache parler fort. Bref, cette OTAN affaiblie ne mériterait plus l’opprobre d’antan. Je la jugeais, de loin, plus florissante que cela. Considérablement étendue. Douze pays en 1949, vingt-huit en 2013 (avec neuf cent dix millions d’habitants). Le pasteur a doublé son troupeau. L’Alliance était atlantique, on la retrouve en Irak, dans le Golfe, au large de la Somalie, en Asie centrale, en Libye (où elle a pris en charge les frappes aériennes). Militaire au départ, elle est devenue politico-militaire. Elle était défensive, la voilà privée d’ennemi mais à l’offensive. C’est le nouveau benign neglect des Etats-Unis qui aurait à tes yeux changé la donne. Washington a viré de bord, vers le Pacifique, avec Pékin et non Moscou pour adversaire-partenaire. Changement de portage général. D’où des jeux de scène à la Marivaux : X aime Y, qui aime Z. L’Europe énamourée fixe ses regards vers l’Américain, qui, fasciné, tourne les siens vers l’Asie.

    Le Vieux Continent a l’air fin, mais le cocu ne s’en fait pas trop. Il demande seulement quelques égards. Nous, Français, devrions nous satisfaire de quelques postes honorifiques ou techniques dans les états-majors, à Norfolk (Etats-Unis), à Mons (Belgique), de vagues espoirs de contrats pour notre industrie, et de quelques centaines d’officiers dans les bureaux, réunions et raouts à foison.

    La relation transatlantique a sa dynamique. Evident est le déclin relatif de la puissance américaine dans le système international, mais le nôtre semble être allé encore plus vite. L’OTAN n’est plus ce qu’elle était en 1966 (2) ? Peut-être, mais la France non plus.

    Nos compatriotes broient déjà assez du noir pour leur éviter la cruauté d’un avant/après en termes de puissance, de rayonnement international et d’indépendance d’allure (« indépendance », le leitmotiv d’hier, étant désormais gommé par « démocratie »). Emploi, services publics, armée, industrie, francophonie, indice des traductions, grands projets : les chiffres sont connus, mais passons. En taille et en volume, le rapport reste ce qu’il était : de un à cinq. En termes de tonus et de vitalité, il est devenu de un à dix.

    Une nation normalisée et renfrognée

    Etats-Unis : une nation convaincue de son exceptionnalité où la bannière étoilée est hissée chaque matin dans les écoles et se promène en pin’s au revers des vestons, et dont le président proclame haut et fort que son seul but est de rétablir le leadership mondial de son pays. « Boosté » par la révolution informatique qui porte ses couleurs et parle sa langue, au cœur, grâce à ses entreprises, du nouvel écosystème numérique, il n’est pas près d’en rabattre. Sans doute, avec ses Latinos et ses Asiatiques, peut-on parler d’un pays posteuropéen dans un monde postoccidental, mais s’il n’est plus seul en piste, avec la moitié des dépenses militaires du monde, il peut garder la tête haute. Et mettre en œuvre sa nouvelle doctrine : leading from behind diriger sans se montrer »).

    France : une nation normalisée et renfrognée, dont les beaux frontons — Etat, République, justice, armée, université, école — se sont évidés de l’intérieur comme ces nobles édifices délabrés dont on ne garde que la façade. Où la dérégulation libérale a rongé les bases de la puissance publique qui faisait notre force. Où le président doit dérouler le tapis rouge devant le président-directeur général de Google, acteur privé qui jadis eût été reçu par un secrétaire d’Etat. Sidérante diminutio capitis (3). Nous avons sauvé notre cinéma, par bonheur, mais le reste, le régalien…

    Le Français de 1963 (4), s’il était de gauche, espérait en des lendemains chanteurs ; et s’il était de droite, il avait quelque raison de se croire le pivot de la construction européenne, avec les maisons de la culture et la bombe thermonucléaire en plus. Celui de 2013 ne croit en rien ni en personne, bat sa coulpe et a peur autant de son voisin que de lui-même. Son avenir l’angoisse, son passé lui fait honte. Morose, le Français moyen ? C’est sa résilience qui devrait étonner. Pas de suicide collectif : un miracle.

    Garder une capacité propre de réflexion et de prévision ? Indispensable, en effet. Quand notre ministre de la défense vient invoquer, pour expliquer l’intervention au Mali, la « lutte contre le terrorisme international », absurdité qui n’a même plus cours outre-Atlantique, force est de constater un état de phagocytose avancée, quoique retardataire. Loger dans le fourre-tout « terrorisme » (un mode d’action universel) les salafistes wahhabites que nous pourchassons au Mali, courtisons en Arabie saoudite et secourons en Syrie conduit à se demander si, à force d’être interopérable, on ne va pas devenir interimbécile.

    Le défi que tu lances — agir de l’intérieur — exige et des capacités et une volonté.

    1. Pour montrer « exigence, vigilance et influence », il faut des moyens financiers et des think tanks compétitifs. Il faut surtout des esprits originaux, avec d’autres sources d’inspiration et lieux de rencontre que le Center for Strategic and International Studies (CSIS) de Washington ou l’International Institute for Strategic Studies (IISS) de Londres. Où sont passés les équivalents des maîtres d’œuvre de la stratégie nucléaire française, les généraux Charles Ailleret, André Beaufre, Pierre Marie Gallois ou Lucien Poirier ? Ces stratèges indépendants, s’ils existent, ont apparemment du mal à se faire connaître.

    2. Il faut une volonté. Elle peut parfois tirer parti de l’insouciance générale, qui n’a pas que des mauvais côtés. Elle a permis à Pierre Mendès France, dès 1954, et à ses successeurs de lancer et de poursuivre en sous-main la fabrication d’une force de frappe nucléaire. Or l’actuelle démocratie d’opinion porte en première ligne, gauche ou droite, des hommes-baromètres plus sensibles que la moyenne aux pressions atmosphériques. On gouverne à la godille, le dernier sondage en boussole et cap sur les cantonales. En découdre dans les sables avec des gueux isolés et dépourvus d’Etat-sanctuaire, avec un bain de foule à la clé, tous nos présidents, après Georges Pompidou, se sont offert une chevauchée fantastique de ce genre (hausse de la cote garantie). Heurter en revanche la première puissance économique, financière, militaire et médiatique du monde reviendrait à prendre le taureau par les cornes, ce n’est pas dans les habitudes de la maison. La croyance dans le droit et dans la bonté des hommes n’entraîne pas à la virtu, mais débouche régulièrement sur l’obéissance à la loi du plus fort. Le socialiste de 2013 prend l’attache du département d’Etat aussi spontanément qu’en 1936 celui du Foreign Office. Le pli a la vie dure. WikiLeaks nous a appris que, peu après la seconde guerre d’Irak, l’actuel ministre de l’économie et des finances M. Pierre Moscovici, alors chargé des relations internationales au Parti socialiste, s’en est allé rassurer les représentants de l’OTAN sur les bons sentiments de son parti envers les Etats-Unis, jurant que s’il remportait les élections, il ne se conduirait pas comme un Jacques Chirac. M. Michel Rocard avait déjà manifesté auprès de l’ambassadeur américain à Paris, le 24 octobre 2005, sa colère contre le discours de M. Dominique de Villepin à l’Organisation des Nations unies (ONU) en 2003, en précisant que, lui président, il serait resté silencieux (5). Demander à l’ex-« gauche américaine » de ruer dans les brancards est un pari hasardeux. Napoléon en 1813 n’a pas demandé à ses Saxons de reprendre leur poste sous la mitraille.

    L’« embêteuse du monde »

    Dans l’ADN de nos amis socialistes, il y a un gène colonial et un gène atlantiste. Personne n’est parfait. On peut échapper à la génétique, bien sûr, mais à sa génération ? On a les valeurs de ses épreuves. François Mitterrand et Gaston Defferre, MM. Pierre Joxe et Jean-Pierre Chevènement avaient l’expérience de la guerre, de la Résistance, de l’Algérie. L’Amgot (6), Robert Murphy (7) à Vichy et les crocs-en-jambe de Franklin Delano Roosevelt flottaient encore dans les têtes, à côté du débarquement et des libérateurs de 1944. La génération actuelle a la mémoire courte et n’a jamais pris de coups sur la figure. Grandie dans une bulle, elle traverse dans les clous. Et subit l’obligation d’être sympa. Ceux qui cassent la baraque ne sont jamais sympas. Chaque fois que la France fut l’« embêteuse du monde », elle s’est mis à dos tout ce qui compte chez elle, grands patrons, grands corps et grande presse (lire « Les lobbyistes de Washington », dans « Citations et extraits »). Le sursaut que tu préconises exigerait une mise sous tension des appareils d’Etat et des habitudes, avec sortie du placard, des mal-pensants, qu’on taxera soit de folie, soit de félonie (les nouveaux chiens de garde étant mieux introduits que les anciens). Il jure avec le « passer entre les gouttes » qui fait loi dans un milieu où tout « anaméricain » est baptisé antiaméricain. D’autant que « les Américains, ça leur fait l’effet d’une insulte dès que nous n’acceptons pas d’être leurs satellites » (de Gaulle, encore). Surtout quand le rapport de force se noie dans la décontraction, prénom, tutoiement et tapes dans le dos.

    « Clarifier, dis-tu, notre conception de l’Alliance » ? Oui, et ce qui se conçoit bien s’énonce clairement. Tu parles clair, avec faits et chiffres. Mais c’est la langue de coton qui règne, mélasse d’euphémismes où nous enlisent les technostructures atlantique et bruxelloise, avec leurs prétendus experts. Nous parlons par exemple de commandement intégré, quand c’est le leader qui intègre les autres, mais garde, lui, sa liberté pleine et entière. L’intégration n’a rien de réciproque. Aussi les Etats-Unis sont-ils en droit d’espionner (soudoyer, intercepter, écouter, désinformer) leurs alliés qui, eux, se l’interdisent ; leurs soldats et leurs officiers ne sauraient avoir de comptes à rendre devant la justice internationale, dont seuls leurs alliés seront passibles ; et nos compagnies aériennes sont tenues de livrer toutes informations sur leurs passagers à des autorités américaines qui trouveraient la réciproque insupportable.

    Chaque stéréotype est ainsi à traduire. « Apporter sa contribution à l’effort commun » : fournir les supplétifs requis sur des théâtres choisis par d’autres. « Supprimer les duplications inutiles dans les programmes d’équipement » : Européens, achetez nos armes et nos équipements, et ne développez pas les vôtres. C’est nous qui fixons les standards. « Mieux partager le fardeau » : financer des systèmes de communication et de contrôle conçus et fabriqués par la métropole. « L’Union européenne, ce partenaire stratégique avec une place unique aux yeux de l’administration américaine » — alors que l’hypopuissance européenne n’est pas un partenaire, mais un client et un instrument de l’hyperpuissance. Il n’y a qu’une et non deux chaînes de commandement dans l’OTAN. Le commandant suprême des forces alliées en Europe (Saceur) est américain ; et américaine, la présidente du groupe de réflexion chargé de la prospective (Mme Madeleine Albright, ancienne ministre des affaires étrangères).

    Cette novlangue poisseuse est indigne d’une diplomatie française qui, de Chateaubriand à Romain Gary, a eu le culte du mot juste et le goût de la littérature, qui est l’art d’appeler un chat un chat. Le premier temps d’une action extérieure, c’est la parole. La formule qui réveille. Le mot cru. De Gaulle et Mitterrand les pratiquaient allègrement. Tu as connu le second de près. Et le premier, en privé et dès 1965 en public, qualifiait l’OTAN de protectorat, hégémonie, tutelle, subordination. « Allié, non aligné » veut dire d’abord : retrouver sa langue, ses traces et ses valeurs. « Sécurité » accolé à « défense », fétichisme technologique et aspiration à dominer le monde (d’origine théologique) jurent avec notre personnalité laïque et républicaine. Pourquoi donc la gauche au gouvernement devrait-elle entériner ce qu’elle a condamné dans l’opposition ?

    Pour ma part, je m’en tiens à l’appréciation de M. Gabriel Robin, ambassadeur de France, notre représentant permanent auprès de l’OTAN et du Conseil de l’Atlantique nord de 1987 à 1993. Je le cite : « L’OTAN pollue le paysage international dans toutes les dimensions. Elle complique la construction de l’Europe. Elle complique les rapports avec l’OSCE [Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe] (mais ce n’est pas le plus important). Elle complique les rapports avec la Russie, ce qui n’est pas négligeable. Elle complique même le fonctionnement du système international parce que, incapable de signer une convention renonçant au droit d’utiliser la force, l’OTAN ne se conforme pas au droit international. Le non-recours à la force est impossible à l’OTAN car elle est précisément faite pour recourir à la force quand bon lui semble. Elle ne s’en est d’ailleurs pas privée, sans consulter le Conseil de sécurité des Nations unies. Par conséquent, je ne vois pas très bien ce qu’un pays comme la France peut espérer de l’OTAN, une organisation inutile et nuisible, sinon qu’elle disparaisse (8). »

    Inutile, parce qu’anachronique. A l’heure où chaque grand pays joue son propre jeu (comme on le voit dans les conférences sur le climat, par exemple), où s’affirment et s’exaspèrent fiertés religieuses et identités culturelles, ce n’est pas bâtir l’avenir que de s’enrôler. Sont à l’ordre du jour des coalitions ad hoc, des coopérations bilatérales, des arrangements pratiques, et non un monde bichrome et manichéen. L’OTAN est une survivance d’une ère révolue. Les guerres classiques entre Etats tendent à disparaître au bénéfice de conflits non conventionnels, sans déclarations de guerre ni lignes de front. Au moment où les puissances du Sud s’affranchissent de l’hégémonie intellectuelle et stratégique du Nord (Brésil, Afrique du Sud, Argentine, Chine, Inde), nous tournons le dos à l’évolution du monde.

    Pourquoi nocive ? Parce que déresponsabilitante et anesthésiante. Trois fois nuisible. A l’ONU d’abord, et au respect du droit international, parce que l’OTAN soit détourne à son profit, soit contourne et ignore les résolutions du Conseil de sécurité. Nuisible à la France, ensuite, dont elle tend à annuler les avantages comparatifs chèrement acquis, en l’incitant à faire siens par toutes sortes d’automatismes des ennemis qui ne sont pas les nôtres, en diminuant notre liberté de parler directement avec tous, sans veto extérieur, en ruinant son capital de sympathie auprès de nombreux pays du Sud. Nous sommes fiers d’avoir obtenu d’obligeantes déclarations sur le maintien de la dissuasion nucléaire à côté de la défense antimissile balistique dont le déploiement, en réalité, ne peut que marginaliser à terme la dissuasion du faible au fort, dont nous avons les outils et la maîtrise. Mais peut-être va-t-on nous convaincre que nous vivons, à Paris, Londres et Berlin, sous la terrible menace de l’Iran et de la Corée du Nord…

    Nuisible, enfin, à tout projet d’Europe-puissance, dont l’OTAN entérine l’adieu aux armes, la baisse des budgets de défense et le rétrécissement des horizons. Si l’Europe veut avoir un destin, elle devra prendre une autre route que celle qui la rive à son statut de dominion (l’Etat indépendant dont la politique extérieure et la défense dépendent d’une capitale étrangère). On comprend que cela soit un bien pour l’Europe centrale et balkanique (notre Amérique de l’Est), car de deux grands frères mieux vaut le plus lointain, et ne pas rester seul face à la Russie. Pourquoi oublier que tout Etat a la politique de sa géographie et que nous n’avons pas la même que celle de nos amis ?

    La « famille occidentale », une mystification

    Rentrer dans le rang pour viabiliser une défense européenne, la grande pensée du règne précédent, témoigne d’un curieux penchant pour les cercles carrés. Neuf Européens sur dix ont pour stratégie l’absence de stratégie. Il n’y a plus d’argent et on ne veut plus risquer sa peau (on a déjà donné). D’où la fumisterie d’un « pilier européen » ou d’un « état-major européen au sein de l’OTAN ». Le seul Etat apte à des accords de défense conséquents avec la France, le Royaume-Uni, conditionne ceux-ci à leur approbation par Washington. Il vient d’ailleurs d’abandonner le porte-avions commun. L’Alliance atlantique ne supplée pas à la faiblesse de l’Union européenne (sa « politique de sécurité et de défense commune »), elle l’entretient et l’accentue. En attendant Godot, nos jeunes et brillants diplomates filent vers un « service diplomatique européen » richement doté, mais chargé d’une tâche surhumaine : assumer l’action extérieure d’une Union sans positions communes, sans armée, sans ambition et sans idéal. Sous l’égide d’une non-personnalité.

    Quant au langage de l’« influence », il fleure bon la ive République. « Ceux qui acceptent de devenir piétaille détestent dire qu’ils sont piétaille » (de Gaulle encore, à l’époque). Ils assurent qu’ils ont de l’influence, ou qu’ils en auront demain. Produire des effets sans disposer des causes relève de la pensée magique. Influer veut dire peser sur une décision. Quand avons-nous pesé sur une décision américaine ? Je ne sache pas que M. Barack Obama ait jamais consulté nos influentes autorités nationales avant de décider d’un changement de stratégie ou de tactique en Afghanistan, où nous n’avions rien à faire. Il décide, on aménage.

    La place du brillant second étant très logiquement occupée par le Royaume-Uni, et l’Allemagne, malgré l’absence d’un siège permanent au Conseil de sécurité, faisant désormais le troisième, nous serons donc le souffleur n° 4 de notre allié n° 1 (et en Afghanistan, nous fûmes bien, avec notre contingent, le quatrième pays contributeur). Evoquer, dans ces conditions, « une influence de premier plan au sein de l’Alliance » revient à faire cocorico sous la table.

    Nous glissions depuis longtemps le long du toit, me diras-tu, et M. Sarkozy n’a fait que parachever un abandon commencé sous ses prédécesseurs. Certes, mais il lui a donné son point d’orgue symbolique avec cette phrase : « Nous rejoignons notre famille occidentale. » Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’un champ clos de rivalités ou un système de domination se déguise en famille. Vieille mystification qu’on croyait réservée à la « grande famille des Etats socialistes ». D’où l’intérêt d’en avoir plusieurs, des familles naturelles et des électives, pour compenser l’une par l’autre.

    Sentimentalement, j’appartiens à la famille francophone, et me sens autant et plus d’affinités avec un Algérien, un Marocain, un Vietnamien ou un Malgache qu’avec un Albanais, un Danois ou un Turc (tous trois membres de l’OTAN). Culturellement, j’appartiens à la famille latine (Méditerranée et Amérique du Sud). Philosophiquement, à la famille humaine. Pourquoi devrais-je m’enfermer dans une seule ? Pourquoi sortir de la naphtaline la notion chérie de la culture ultraconservatrice (Oswald Spengler, Henri Massis, Maurice Bardèche, les nervis d’Occident (9)), qui ne figure pas, d’ailleurs, dans le traité de l’Atlantique nord de 1949, qui n’apparaît presque jamais sous la plume de de Gaulle et que je ne me souviens pas avoir entendue dans la bouche de Mitterrand ?

    En réalité, si l’Occident doit aux yeux du monde s’identifier à l’Empire américain, il récoltera plus de haines que d’amour, et suscitera plus de rejet que de respect. Il revenait à la France d’animer un autre Occident, de lui donner un autre visage que Guantánamo, le drone sur les villages, la peine de mort et l’arrogance. Y renoncer, c’est à fois compromettre l’avenir de ce que l’Occident a de meilleur, et déjuger son propre passé. Bref, nous avons raté la marche.

    Mais au fond, pourquoi monter sur ses grands chevaux ? Il se pourrait bien que la métamorphose de l’ex-« grande nation » en « belle province » vers quoi on se dirige — sans tourner les yeux vers le Québec, hélas, où des stages de formation seraient les bienvenus — serve finalement notre bonheur et notre prospérité. De quoi se plaint-on ? Intervenir manu militari dans l’ancien Soudan [Mali], sans concours européen notable, avec une aide technique américaine (dont les satellites d’observation militaires, contrairement aux nôtres, ne sont pas repérables et traçables sur la Toile), n’est-ce pas, pour un pays très moyen (1 % de la population et 3 % du produit intérieur brut de la planète), amplement suffisant pour l’amour propre national ? Que demander de plus, au-delà d’un retrait rapide de nos troupes pour éviter l’ensablement ?

    Je n’ignore pas qu’un disciple de Raymond Aron, l’ex-procureur de la « force de frappe » et chef de l’école euro-atlantique, puisse saluer comme un beau geste envers notre vieil allié le fait de rallier sa bannière au mauvais moment. Ce juste retour de gratitude, après 1917 et 1944, a pu tourner la tête d’un enfant de la télé et de John Wayne fier de pouvoir jogger dans les rues de Manhattan avec un tee-shirt NYPD.

    Et si on prend un peu plus de hauteur, toujours derrière Hegel, il se pourrait bien que l’américanisation des modes de vie et de penser (rouleau compresseur qui n’a pas besoin de l’OTAN pour poursuivre sa course) ne soit que l’autre nom d’une marche en avant de l’individu commencée avec l’avènement du christianisme. Et donc une extension du domaine de la douceur, une bonne nouvelle pour les minorités et dissidences de toutes espèces, sexuelles, religieuses, ethniques et culturelles. Une étape de plus dans le processus de civilisation, comme passage du brut au raffiné, de la rareté à l’abondance, du groupe à la personne, qui vaut bien qu’on en rabatte localement sur la gloriole. Ce qui peut nous rester d’une vision épique de l’histoire, ne devrions-nous pas l’enterrer au plus vite si l’on veut vivre heureux au XXIe siècle de notre ère, et non au XIXe ?

    Verdun, Stalingrad, Hiroshima… Alger, Hanoï, Caracas… Des millions de morts, des déluges de souffrances indicibles, dans quel but, finalement ? Il m’arrive de penser que notre indifférence au destin collectif, le repli sur la sphère privée, notre lente sortie de scène ne sont pas qu’un lâche soulagement mais l’épanouissement de la prophétie de Saint-Just, « le bonheur est une idée neuve en Europe ». En conséquence de quoi il y a plus de sens et de dignité dans des luttes pour la qualité de l’air, l’égalité des droits entre homos et hétéros, la sauvegarde des espaces verts et les recherches sur le cancer que dans de sottes et vaines querelles de tabouret sur un théâtre d’ombres.

    Affres et atouts mêlés de la virilité

    Vénus après Mars. Vénus supérieure à Mars ? Après tout, si la femme est l’avenir de l’homme, l’effémination des valeurs et des mœurs qui caractérisera le mieux l’Europe d’aujourd’hui aux yeux des historiens de demain est une bonne nouvelle. Se rangeront sous cette rubrique, au-delà des belles victoires du féminisme et de la parité, le dépérissement du nom du père dans la dévolution du nom de famille, le remplacement du militaire par l’humanitaire, du héros par la victime, de la conviction par la compassion, du chirurgien social par l’infirmière, du cure par le care cher à Mme Martine Aubry. Adieu faucille et marteau, bonjour pincettes et compresses.

    « Ce n’est pas avec l’école, ce n’est pas avec le sport que nous avons un problème, c’est avec l’amour. » Ainsi parlait non Zarathoustra mais M. Sarkozy, chef d’Etat (à Montpellier, le 3 mai 2007). Nietzsche aurait hurlé, mais Ibn Khaldoun lui aurait tiré la manche. Tu sais que, dans son Discours sur l’histoire universelle, ce philosophe arabe et perspicace (1332-1406) observe que les Etats voient le jour grâce aux vertus viriles et disparaissent avec leur abandon. Puritanisme de Bédouin on ne peut plus incorrect, mais description intéressante de l’entropie des civilisations. « Comme le ver file sa soie, puis trouve sa fin en s’empêtrant dans ses fils… »

    Un Ibn Khaldoun saluerait peut-être le talent des Etats-Unis d’Amérique pour freiner le processus et retarder la fin. Tout en poussant hors périmètre, par leurs technologies et leurs images, aux joies de l’hyperindividualisme et du quant-à-soi festif, ils conservent par-devers eux les affres et les atouts mêlés de la virilité : culte des armes, gaz de schiste, budget militaire écrasant, massacres dans les écoles, patriotisme exacerbé. Phallocrates et souverainistes pour ce qui les concerne, mais soutenant ailleurs ce qu’on pourrait appeler la féminisation des cadres et des valeurs. Les derricks pour eux, les éoliennes pour nous. D’où une Europe plus écologique et pacifique et paradoxalement moins traditionaliste que l’Amérique elle-même. Pendant que notre littérature et notre cinéma cultivent l’intime, les leurs cultivent la fresque historique et sociale. Steven Spielberg élève une statue à Lincoln, la Central Intelligence Agency (CIA) nous met la larme à l’œil avec ses agents — voir Argo. OSS 117, avec Jean Dujardin, nous fait pleurer, mais de rire.

    Bref, si le problème c’est Hegel, et la solution Bouddha, mes objections tombent à l’eau. Je ne l’exclus pas a priori. Mais c’est une autre discussion. En attendant, je me félicite de te savoir en réserve de la République et me réjouis pour ma part, spectateur dégagé, de revenir à mes chères études. Sans rapport avec l’actualité, elles me préservent de toute mauvaise humeur. Chacun ses défenses.

    Bien amicalement à toi.

    Régis Debray (Le Monde diplomatique, mars 2013)

     

    (1) En 1981, Régis Debray devient chargé de mission pour les relations internationales auprès du président François Mitterrand. La même année, M. Hubert Védrine est nommé conseiller à la cellule diplomatique de l’Elysée. (Les notes sont de la rédaction.)

    (2) En 1966, la France annonce son retrait du commandement intégré de l’OTAN.

    (3) En droit romain, réduction de capacité civique pouvant aller jusqu’à la perte de liberté et de citoyenneté.

    (4) En 1963, le général de Gaulle s’oppose à l’entrée du Royaume-Uni dans la Communauté économique européenne (CEE), le jugeant trop proche des Etats-Unis (vis-à-vis desquels le président français souligne l’autonomie de la défense nucléaire nationale).

    (5) Le Monde, 2 décembre 2010.

    (6) L’Allied Military Government of Occupied Territories (Amgot), ou gouvernement militaire des territoires occupés, piloté par des officiers américains et britanniques, était chargé d’administrer les territoires libérés au cours de la seconde guerre mondiale.

    (7) Chargé d’affaires américain auprès du régime de Vichy (1940-1944).

    (8) « Sécurité européenne : OTAN, OSCE, pacte de sécurité », colloque de la fondation Res publica, 30 mars 2009.

    (9) Respectivement philosophe allemand, auteur de l’essai Le Déclin de l’Occident (1918), associé à la « révolution conservatrice » allemande ; essayiste et critique littéraire français ayant participé au régime de Vichy ; écrivain français ayant soutenu la collaboration et dénoncé la Résistance comme « illégale » ; et groupuscule français d’extrême droite (ayant compté parmi ses membres MM. Patrick Devedjian, Gérard Longuet et Alain Madelin).

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  • Les derniers fidèles d'une austère religion...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte de Dominique Venner cueilli dans la revue Item en 1977 et consacré à l'armée comme refuge de valeurs essentielles à la vie de la cité.

     

    Commandos en opération.jpg

     

    Les derniers fidèles d'une austère religion

    Je me sens peu de goût pour défendre les militaires indéfendables. Leurs insuffisances sont les causes premières de l'antimilitarisme. Il me suffit d'éveiller mes propres souvenirs. Durant les trente mois passés sous l'uniforme pendant la guerre d'Algérie, j'ai connu peu d'hommes de qualité. En fait de guerriers, j'ai surtout rencontré des fonctionnaires timorés. Cette armée était une remarquable machine à tuer les vocations. Chez les cadres, en dehors de fulgurantes exceptions, la mollesse du caractère, l'apathie intellectuelle et même le débraillé physique semblaient la règle. En dessous, se traînait en maugréant un bétail sale et aviné. Cette caricature d'armée était à l'image de la société. Les choses ne se sont pas améliorées.

    Mais il y avait des exceptions. Là, battait le cœur véritable de l'Armée. Les paras n'étaient pas seuls à donner le ton. Il arriva qu'au sein du régiment « cul de plomb » le plus loqueteux, une compagnie, voire une section tranchât, par la seule grâce d'un officier ou d'un sous-officier différent. Ceux-là avaient transformé les bidasses en hommes.

    Tel est le miracle de la société militaire, si malade fût-elle. Tout y est possible pour des tempéraments forts et imaginatifs.

    Depuis trente ans et plus, l'armée propose aux lecteurs de ses affiches « un métier, un avenir ». Du temps de Montluc ou du Maréchal de Saxe, les rutilants sergents-recruteurs promettaient l'aventure et la gloire. Rien n'interdirait d'actualiser. Quand elle a des chefs capables, l'Armée offre aux jeunes hommes tout juste sortis de l'adolescence les grandes vacances des servitudes civiles. Plus de profs, plus de patrons, plus de factures ni de percepteur. L'anti-« métro-boulot-dodo ». Le plaisir d'être jeunes, souples, agiles et forts. Le régiment, c'est la bande, avec ses rites et ses lois.

    Dans les sociétés industrielles bourgeoises ou socialistes qui sécrètent un égal ennui, l'homme de guerre, dans son isolement, son insolence, est seul à porter une part de rêve.

    A condition d'être lui-même, le soldat de métier exerce une fascination à laquelle même ses détracteurs n'échappent pas. Mais qu'il s'abandonne au courant, à la faiblesse d'être ordinaire, qu'il dépose ses orgueilleuses prérogatives, il n'est plus qu'un fonctionnaire de statut médiocre et méprisé. Les militaires qui veulent assumer leur condition se trouvent nécessairement en rupture avec l'esprit des sociétés utilitaires soumises aux seuls impératifs économiques. Les hommes de guerre viennent d'un autre temps, d'un autre ciel. Ce sont les derniers fidèles d'une austère religion. Celle du courage et de la mort.

    Ils sont de l'espèce qui se rase pour mourir. Ils croient à la rédemption de l'homme par la vertu de l'exercice et du pas cadencé. Ils cultivent la forme physique et la belle gueule. S'offrant le luxe de réveils précoces dans les matins glacés et des marches harassantes pour la joie de s'éprouver. Ce sont les derniers poètes de la gratuité absolue.

    Le privilège moral de l'armée réside tout entier dans une différence acceptée, entretenue, cultivée. Sa philosophie tragique ne tourne pas aux vents de la mode ou des majorités politiques. Elle ne varie jamais. Elle est propre à son état, à sa destination qui est la guerre. Guerre classique ou guerre subversive, car sa vocation est de veiller sur la Cité, même quand celle-ci s'abandonne.

    Les divisions sibériennes qui brisèrent l'offensive allemande devant Moscou, en- décembre 1941, ne devaient rien à Marx, mais beaucoup à Clausewitz. Si les troupes nord-vietnamiennes ont conquis Saïgon, ce n'est point le fait de leurs vertus communistes, mais de leurs qualités militaires. En revanche, on peut juger des effets de la mode permissive du libéralisme avancé sur la risible et inutile armée hollandaise.

    De bons apôtres nullement innocents prêchent, au nom des mœurs nouvelles, la répudiation par l'Armée de ce qui lui reste d'esprit militaire. C'est bien visé. De cette façon, il n'y aurait plus de Défense.

    Plus la société change, plus l'Armée évolue dans ses armements, sa stratégie, son organisation, plus l'esprit militaire doit être renforcé. Il est la seule réponse jamais inventée par l'homme face à la guerre. Pour les gardiens des empires et des nations, Sparte la divine, chère au vieil Homère, reste le maître étalon.

    Dominique Venner (Item, décembre 1977)


     

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  • Une petite histoire de la préférence nationale...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un texte de Pierre Milloz, cueilli sur Polémia, dans lequel l'auteur dresse un historique éclairant de l'idée de préférence nationale...

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    La préférence nationale et la République : un regard historique

    On connaît les arguments des adversaires de la préférence nationale : ils s’appuient de manière assez peu convaincante sur les textes constitutionnels et font surtout référence à la philosophie des droits de l'homme et aux Déclarations qui l'expriment. Le présent article n'a pas pour objet de recommencer ce débat devenu classique. Cet article prétend plutôt s'en tenir à la réalité historique et, sans se perdre dans une discussion théorique, il entend montrer que, dans les faits, la préférence nationale a toujours pleinement appartenu à la tradition républicaine.

    Quand René Cassin, père des droits de l’homme, légitimait la préférence nationale

    Afin de ne pas donner le sentiment de vouloir fuir le sujet des droits de l'homme, cet article mettra brièvement en relief le jugement que portait sur la préférence nationale l'un des plus célèbres thuriféraires de ceux-ci. On fait allusion ici à celui qui fut l'auteur principal de la Déclaration universelle de 1948, qui fut le président de la Cour européenne des droits de l'homme, qui fut la figure emblématique honorée du « Prix des droits de l'homme des Nations unies », en un mot celui qui dans le monde moderne est le chevalier des droits de l'homme : René Cassin.

    Car René Cassin s'est intéressé au sujet qui nous occupe ici : la préférence nationale. Dès 1948, il l'évoquait succinctement devant l'Assemblée générale de l'ONU. Et en 1951 il s'exprimait plus longuement à l'occasion de cours donnés à l'Académie de droit international de La Haye. Il écrivait alors : « Une société démocratique peut instaurer des limitations des droits fondamentaux dictées par de justes exigences de l'ordre public et du bien-être, plus rigoureuses pour les étrangers que pour les nationaux. On ne saurait donc considérer que le progrès vers l'universalité dont témoigne la déclaration conduise à l'uniformité du régime de l'étranger et du national ».

    On ne peut être plus clair. Les droits de l'homme et l'idée républicaine qui leur est si étroitement liée n'exigent nullement que soient traités identiquement Français et étrangers sur le territoire national et la France est parfaitement fondée à prendre des dispositions plus rigoureuses pour les étrangers lorsque l'exigent l'ordre public ou le bien-être de ses citoyens : la préférence nationale est légitime. Et d'ailleurs toute l'histoire de la République française est marquée par ce concept. Voyons-en un bref aperçu en nous bornant aux droits fondamentaux évoqués par René Cassin. Préférence nationale et droits politiques

    On passera rapidement sur les droits politiques. Sur ce plan la 1ère République (pour la commodité, on y assimilera la période comprise entre la réunion inaugurale des Etats généraux et la chute de la monarchie) a, dès ses débuts, confirmé les dispositions de l'Ancien Régime. Pour être électeur aux Etats généraux, il fallait être français et dès juillet 1789, l'assemblée constituante, issue de ces derniers, invalidait deux députés « attendu qu'ils sont étrangers ». La Convention confirmera cette attitude le 25 décembre 1793 en refusant aux étrangers le droit de représenter le peuple français. Aucune des cinq républiques qui se sont succédé depuis lors ne s'est (le cas particulier de l'Union européenne mis à part) départie de cette attitude. Jusqu'ici du moins.

    Préférence nationale et droits publics

    Dans le domaine des droits publics, la question est plus complexe.

    La première République a rapidement manifesté une vive méfiance envers les étrangers. En juin-juillet 1791, divers décrets s'intéressent à eux : l'un les soumet à la surveillance des municipalités, l'autre subordonne leur droit de quitter le territoire à la délivrance d'un passeport par le ministre des Affaires étrangères, un autre ordonne aux habitants de Paris de déclarer les noms et qualités des étrangers même s'ils sont domiciliés à Paris.

    Avec la Convention leur situation devient plus difficile, même si on considère seulement les étrangers relevant de nations neutres dans le conflit de l'époque. Des textes divers (et surtout la loi sur les étrangers du 23 mars 1793) imposent à tous les étrangers arrivant à Paris de déclarer dans les 24 heures leur habitation et leurs occupations journalières, étendent cette obligation à ceux qui arrivent en un point quelconque du territoire, puis imposent à tous de déclarer leurs moyens d'existence. Dans chaque commune, un comité local composé de 12 citoyens est chargé de les surveiller (quant aux étrangers relevant de pays en guerre avec la France, des mesures particulières s'ajoutent aux précédentes pour aggraver encore leur situation).

    Sous le Directoire la situation des étrangers est moins difficile en raison de l'abrogation de la loi du 23 mars 1793, mais ils restent soumis à des restrictions à leurs libertés : le ministère de la police est habilité à prendre contre eux « des mesures particulières de police en conformité avec la constitution ». Des traités passés notamment avec la République helvétique et les Pays-Bas interdisent aux Etats cocontractants de donner asile aux émigrés et déportés.

    Cette tradition discriminatoire est reprise par la IIe République : une loi du 3 décembre 1849 permet au ministre de l'Intérieur ou à un préfet de prononcer l'expulsion d'un étranger sans avoir à la motiver et sans aucune possibilité de recours contentieux. Une autre loi, en date du 15 mars 1850, subordonne à autorisation ministérielle la possibilité pour un étranger de devenir directeur d'un établissement d'enseignement primaire ou secondaire.

    IIIe République et discrimination systématique au détriment des étrangers

    Mais c'est surtout la IIIe République qui allait pratiquer une discrimination systématique au détriment des étrangers et multiplier les textes les maintenant en une position diminuée à divers points de vue.

    • Exercice des libertés individuelles.

    En 1893 une loi du 9 août, reprenant et renforçant les dispositions d'un décret de 1888, obligeait les étrangers à s'inscrire sur un registre d'immatriculation, ouvert à la mairie de leur domicile. Et toute personne hébergeant un étranger devait en faire la déclaration dans les 24 heures.

    La guerre de 1914 suscitait une mesure complémentaire : la création d'une carte d'identité « étranger » autorisant le séjour en France. Elle cédait la place en 1927 à une carte d'identité, valable deux ans et imposée à tout étranger voulant résider plus de deux mois en France.

    Dans le même ordre d'idées, il faut relever la soumission de la presse étrangère au pouvoir exécutif (le conseil des ministres pouvait interdire de circulation les journaux publiés à l'étranger, et le seul ministre de l'Intérieur pouvait frapper de la même mesure un simple numéro).

    • Exercice de responsabilités sociales

    Dans le dernier quart du XIXe siècle, la République interdit aux étrangers l'accès aux fonctions suivantes : administrateur d'un syndicat, délégué à la sécurité minière, membre du conseil des prud'hommes, représentant des salariés, et enfin (sauf autorisation ministérielle) directeur d'un établissement d'enseignement supérieur.

    De plus, en 1933, la loi Armbruster réservait aux Français l'exercice de la médecine et de la chirurgie dentaire, tandis que les avocats édictaient la mesure équivalente pour l'accès au barreau.

    • Protection de la main-d'œuvre

    Toute une série de textes (1889, 1922, 1926) tendait par des moyens divers à protéger la main-d'œuvre nationale : fixation de pourcentages maximum d'étrangers pour l'exécution de certains travaux publics, délivrance de la carte d'identité liée à l'état du marché du travail, interdiction du débauchage de la main-d'œuvre étrangère, etc. Cette série de textes fut couronnée par la loi du 10 août 1932, qui donnait au gouvernement le droit de fixer, soit par profession, soit par région, soit pour l'ensemble du pays, le pourcentage maximum de main-d'œuvre étrangère employable. Le gouvernement de Front populaire n'abrogea point cette loi.

    Il est vrai que la Ligue des droits de l'homme pratiquait, elle aussi, la préférence nationale : elle admettait, certes, les étrangers en son sein, mais elle leur refusait la possibilité d'accéder aux bureaux de ses sections et de ses fédérations (résolution votée à son congrès des 26/27 décembre 1926)…

    La préférence : une obligation existentielle pour une communauté politique

    La préférence accordée à un compatriote est une attitude naturelle qui de tout temps s'est imposée au sein de toutes les unités politiques constituées.

    Comment, en outre, nier la nécessité pour tout groupe de distinguer entre ses membres et les autres ? Comment nier qu'à confondre les uns et les autres, on compromet nécessairement l'existence du groupe en tant que tel ?

    Les différents régimes français (et pas seulement les républiques) l'ont bien compris qui, jusqu'aux années 1970, n'ont jamais hésité sur ce point. Il aura fallu le triomphe de l'idée cosmopolite et sa traduction dans les lois Pleven (1972) et Gayssot (1990) pour voir cette tradition républicaine et française abandonnée. On en voit bien le résultat quarante ans plus tard.

    Concluons avec ce texte de Rousseau dans l'Encyclopédie : « Voulez-vous que les peuples soient vertueux ? Commençons par leur faire aimer la patrie. Mais comment le pourrions-nous, comment le feraient-ils si elle n'est rien de plus pour eux que pour les étrangers et qu'elle ne leur accorde que ce qu'elle ne peut refuser à personne ? » .

    Pierre Milloz (Polémia, 31 octobre 2012)
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  • Raymond Aron, penseur machiavélien...

    Nous reproduisons ci-dessous un article remarquable d'Arnaud Imatz, cueilli sur Polémia et consacré à  Raymond Aron comme penseur du politique... L'œuvre de Raymond Aron est énorme, mais on pourra retenir en particulier Penser la guerre, Clausewitz ou Paix et guerre entre les nations...

     

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    Raymond Aron, penseur machiavélien

    A l’occasion du trentième anniversaire de la disparition de Raymond Aron (1905-1983) les éloges pompeux, grandiloquents, voire dithyrambiques, n’ont pas manqué. « Modèle d’intégrité intellectuelle », « héros d’intelligence »,  « immense talent », « figure majeure de la pensée française du XXe siècle », tels sont les qualificatifs flatteurs qu’on a pu lire sous les plumes des nombreux « spécialistes » et disciples patentés du célèbre philosophe, sociologue et journaliste. Cette emphase, digne des intellectuels des régimes totalitaires (et donc fort peu aronienne), prête à sourire lorsqu’on sait que l’auteur de « L’Opium des intellectuels » se voyait affublé, il n’y a pas si longtemps, des épithètes les plus insultantes. On se souvient de ces légions d’intellectuels dogmatiques (parfois les mêmes), qui imposaient avec fruition l’adage : « Il vaut mieux avoir tort avec Sartre que raison avec Aron ». Mais oublions la désagréable compagnie de ces courtisans et opportunistes et félicitons-nous de ces éloges somme toute sans barguigner. Raymond Aron mérite d’être honoré à double titre : d’une part, parce qu’il nous a offert une interprétation magistrale de son époque et cela en pleine période de terrorisme intellectuel et d’intoxication freudo-marxiste et, d’autre part, parce qu’il nous a légué une méthode de recherche et d’analyse de la réalité historique particulièrement utile pour comprendre notre époque.

    On déplorera cependant qu’une grande partie de la bibliographie aronienne soit aujourd’hui tombée dans une vision consensuelle, adaptative, neutraliste et finalement déformatrice de sa pensée. L’objectif de la manœuvre est évidemment clair : présenter un Raymond Aron parfaitement lisse, « politiquement correct », une image acceptable par tous, ou presque, du héraut de la communauté spirituelle internationale de la pensée libérale et sociale-démocrate

    Réalisme machiavélien versus machiavélisme :

    Anticommuniste « sans remords », atlantiste « résolu », Aron est à l’évidence un continuateur de la tradition libérale, minoritaire en France, qui va de Montesquieu à Elie Halévy en passant par Tocqueville. Il se disait même social-démocrate, ou plus exactement keynésien en matière économique. Il acceptait l’économie mixte et une certaine dose d’interventionnisme de l’Etat. Mais son libéralisme politique ne doit pas pour autant se confondre, comme le prétendent certains, avec le réductionnisme économique de l’Ecole autrichienne (von Mises, Hayek), ni avec l’anarcho-capitalisme des libertariens (Rothbard, Hoppe), ni avec le social-libéralisme de Bouglé, ni avec le néo-social démocratisme d’Habermas. Aron se sépare de tous ces auteurs et de leurs écoles de pensée en raison de leur incapacité à comprendre l’autonomie et la légitimité du politique dans l’histoire.

    Le réalisme politique de Raymond Aron, aspect le moins célébré et le moins étudié de ses écrits (trente-cinq livres, plus de deux cents articles scientifiques et d’innombrables articles de journaux), est capital pour ceux qui veulent vraiment comprendre et apprécier l’originalité et la portée de son œuvre. La dimension tragique et pessimiste, clairement assumée, n’est pas chez lui accidentelle ou contingente ; elle est fondamentale voire essentielle. Aron s’est intéressé à Machiavel et au machiavélisme, très tôt, dès le printemps 1937 (1). Avec Montesquieu, Clausewitz, Tocqueville, Pareto, Marx et Weber, Machiavel fut l’un de ses principaux interlocuteurs. Les affinités pour la pensée du Florentin furent chez lui d’abord répulsives en raison de sa formation socialiste, mais bien vite elles se transformèrent en affinités électives. La conversion au machiavélisme politique, face à l’idéalisme ingénu de ses adversaires, date très exactement de la « drôle de guerre ». C’est alors qu’Aron comprend que pour survivre les régimes démocratiques doivent être capables des mêmes vertus politiques que les régimes totalitaires (notamment en matière de politiques sociales et démographiques et de lutte contre le chômage). La nécessité d’un minimum de foi et de volonté commune relève pour lui de l’évidence. Il préconise dès lors de remédier aux défaillances de la démocratie libérale en lui insufflant une dose de décisionnisme. Les valeurs d’une saine religion civile doivent animer impérativement les démocraties libérales. Elles seules sont capables, selon lui, de galvaniser l’esprit public dans une situation de survie nationale.

    L’Espagnol Jerónimo Molina Cano (2), un des plus grands connaisseurs du réalisme politique, souligne que le libéral Aron figure en bonne place dans toutes les généalogies des penseurs machiavéliens. Il écrit justement à ce propos : « On peut extraire des pages des livres que sont Polémiques, L’Homme contre les tyrans, Les guerres en chaîne, Démocratie et totalitarisme ou encore Machiavel et les tyrannies modernes, des affirmations convaincantes sur la primauté du politique, l’impossibilité du choix inconditionnel des moyens de l’action politique, la condition oligarchique de tout régime, l’accidentalité des formes de gouvernement, la corruption inéluctable de tout pouvoir politique, etc ».

    Mais qu’entend-on exactement par réalisme politique ou tradition de pensée machiavélienne (non-machiavélique) de la politique ? Il ne s’agit pas d’une école homogène, ni d’une famille intellectuelle unitaire. C’est seulement un habitus mental, une disposition intellectuelle et un point de vue d’étude ou de recherche qui vise à éclairer les règles que suit la politique. Il suffit de jeter un rapide coup œil sur l’imposante liste des auteurs étudiés par les divers participants au Congrès international, Il realismo politico: temi, figura e prospettive di ricerca (octobre 2013), organisé par Alessandro Campi et la revue de La Società Italiana di Scienza Politica, pour se convaincre de la diversité et de l’importance de cette tradition de pensée (3)

    Le réalisme politique ne se réduit pas à la défense du statu quo ou à la défense de l’ordre établi comme le prétendent ses adversaires. Il n’est pas la doctrine qui justifie la situation des hommes au pouvoir. Il est une méthode d’analyse et de critique de tout pouvoir constitué. Le machiavélisme vulgaire et caricatural n’est au fond que le cynisme des amoureux de la justice abstraite. Le véritable réalisme politique part de l’évidence des faits, mais ne se rend pas devant eux. Il ne se désintéresse pas des fins dernières et se distingue en cela du pseudo-réalisme de type cynique. Le réaliste politique peut être un idéaliste ou tout au moins un homme avec des principes, une morale, une profonde conscience des devoirs et des responsabilités de l’action politique. L’œuvre de Baltazar Gracian, pour ne citer qu’elle, montre que la prudence, la sagesse, l’équilibre, le sens de la responsabilité et la fermeté de caractère sont les clefs du réalisme.

    Raymond Aron s’est toujours démarqué de l’image du machiavéliste cynique, qui réduit la politique à la seule volonté de puissance, au règne et au culte de la force à l’état pur. Il refuse ce machiavélisme vulgaire et caricatural : la conception darwinienne de l’homme, la simple technique de conquête du pouvoir, l’instrument de manipulation du peuple, la manière totalement amorale ou immorale de comprendre la lutte politique.

    Julien Freund, autre penseur machiavélien majeur de langue française de l’après deuxième guerre mondiale, auteur du magistral L’Essence du politique (1965), souligne lui aussi, tout à la fois, l’importance de la finalité propre à la politique, le bien commun (la politique au service de l’homme, la politique dont la mission n’est pas de changer l’homme ou de le rendre meilleur, mais  d’organiser les conditions de la coexistence humaine, de mettre en forme la  collectivité, d’assurer la concorde intérieure et la sécurité extérieure) et la nécessité vitale des finalités non politiques (le bonheur, la justice).

    A dire vrai, le juif-agnostique et libéral classique, Raymond Aron, rédacteur de La France libre à Londres et le catholique, conservateur-libéral, ancien résistant, Julien  Freund, se retrouvent sur un bon nombre de points. Il en est ainsi de l’attachement aux libertés individuelles et au partage du pouvoir, de l’affirmation de la nécessité de l’autorité de l’Etat, de la confiance dans la politique pour maintenir l’ordre social, du refus du dépérissement utopique du politique et du rejet du « Tout est politique » ou du « Tout est idéologie », chemin inévitable du totalitarisme. Pour les deux politologues, l’ordre politique, avec ses nécessités et ses valeurs, ne constitue pas la totalité de l’existence humaine. Scientifiquement, il est impossible de prononcer un jugement catégorique sur la convenance de l’un ou l’autre des régimes en place. Il n’y a pas de régime optimal ou parfait. A leurs yeux la société libérale est une société de conflits, et ces conflits doivent être canalisés, réglementés, institutionnalisés. Ils doivent être résolus autant que possible sans violence. Le conservateur-libéral, Freund, ne se sépare vraiment du libéral politique, Aron, que dans sa critique plus musclée de l’altération du libéralisme : son évolution vers la défiance à l’égard de la politique comme de l’Etat, sa transformation du principe de tolérance en principe de permissivité, son scepticisme à l’égard de l’idée du progrès (alors qu’Aron, sensible aux désillusions du progrès, veut néanmoins encore y croire), sa méfiance des excès de l’individualisme, son incapacité à penser suffisamment l’existence des relations extérieures communautaires et la diversité et l’identité des collectivités humaines. Le manque de vertu civique, d’indépendance et de responsabilité personnelle et la trahison ou la dépolitisation des élites constituent, selon Freund, le problème majeur des démocraties parlementaires modernes.

    Il convient de rappeler ici le fameux dialogue entre le philosophe hégélien, socialiste et pacifiste Jean Hyppolite et Julien Freund. C’était le jour de la soutenance de thèse de Freund (le 26 juin 1965) (4), et le futur professeur de sociologie à l’Université de Strasbourg articulait sa réflexion autour de trois principes qu’il jugeait constitutifs de la politique : souveraineté/obéissance, public/privé et ami/ennemi. Raymond Aron, directeur de thèse, présidait le jury composé de cinq membres.

    Hyppolite, heurté au plus profond de sa sensibilité et de ses convictions, dit à Freund : « Sur la question de la catégorie de l’ami-ennemi [catégorie que l’on sait tirée des travaux de Carl Schmitt, qui insiste sur le fait que l’essence de la politique n’est pas l’inimitié mais la distinction entre ami et ennemi et qui exclue l’élimination absolue de l’ennemi (nda)] si vous avez vraiment raison, il ne me reste plus qu’à aller cultiver mon jardin. »

    Freund réplique : « Ecoutez, Monsieur Hyppolite, vous avez dit […] que vous aviez commis une erreur à propos de Kelsen. Je crois que vous êtes en train de commettre une autre erreur, car vous pensez que c’est vous qui désignez l’ennemi, comme tous les pacifistes. Du moment que nous ne voulons pas d’ennemis, nous n’en aurons pas, raisonnez-vous. Or c’est l’ennemi qui vous désigne. Et s’il veut que vous soyez son ennemi, vous pouvez lui faire les plus belles protestations d’amitiés. Du moment qu’il veut que vous soyez son ennemi, vous l’êtes. Et il vous empêchera même de cultiver votre jardin ».

    Hyppolite, agacé, répond alors de façon pathétique : « Dans ce cas, il ne me reste plus qu’à me suicider. »

    Et Raymond Aron de conclure: « Votre position est dramatique et typique de nombreux professeurs. Vous préférez vous anéantir plutôt que de reconnaître que la politique réelle obéit à des règles qui ne correspondent pas à vos normes idéales ».

    Ces mots résument assez bien le thème de cet article. Mais pour être mieux compris, encore faut-il tenter de dresser le catalogue des points qui relient Aron à la tradition machiavélienne.

    Aron et les principales idées de la tradition machiavélienne :

    Sept repères peuvent être indiqués :

    1. L’idée de l’existence d’une nature humaine.  L’étude de la politique ne peut pas faire l’économie d’une vision de l’homme. « L’homme est dans l’histoire. L’homme est historique. L’homme est histoire », nous dit Aron. La nature humaine demeure inaltérable dans le temps. Les pulsions humaines expliquent en partie le caractère instable des institutions politiques et le caractère conflictuel de la politique. Il peut y avoir des phases exceptionnelles d’équilibre relativement satisfaisant de l’ordre politique, mais la stabilité définitive, la fin de l’Histoire, relève du rêve, de l’utopie, de la mystification ou de la manipulation idéologique.

    2. L’affirmation de l’autonomie du politique voire de la relative suprématie de la politique sur les autres sphères de l’activité humaine (économie, culture, morale, religion). Aron ne prétend pas substituer un déterminisme par un autre, mais reconnaître que la politique est plus importante que les autres activités parce qu’elle affecte directement le sens de l’existence. Elle est la caractéristique fondamentale d’une collectivité, la condition essentielle de la coopération entre les hommes. Aron proclame, en outre, la primauté de  la politique extérieure sur la politique intérieure. Il ne s’agit pas chez lui de préférer le bien commun à la puissance ou la gloire, mais de comprendre que la puissance est la condition du bien commun.

    3. Le caractère inévitable de la classe politique, de l’oligarchie et de la division gouvernants-gouvernés.  Aron, comme toute une pléiade d’auteurs aux sensibilités très différentes, tels Carlyle, Ostrogorsky, Spengler, Schmitt, Weber, Madariaga, Vegas Latapie, Evola, Duguit, De Man ou Laski, sait les limites et le caractère nettement oligarchique de la démocratie parlementaire. Pareto, Mosca, Michels ont souligné l’existence d’une véritable loi d’airain de l’oligarchie. De manière tout aussi explicite, le philosophe politique Gonzalo Fernández de la Mora parle de « démocratie résiduelle », se résumant, selon lui, à l’opportunité que les oligarchies partitocratiques offrent aux gouvernés de se prononcer sur une option, généralement limitée, après avoir procédé à une opération d’ « information » de l’opinion publique (5)

    5. La reconnaissance de la nature intrinsèquement conflictuelle de la politique. La vie sera toujours le théâtre de conflits et de différences. Les passions, la multiplicité des fins, le choix des moyens disponibles, etc., sont le fondement d’une perpétuelle dialectique universelle. Imaginer un monde politique sans adversaires, sans tensions, sans conflits, c’est comme se représenter une morale sans la présence du mal ou une esthétique sans laideur. La politique au sens traditionnel est la grande « neutralisatrice » des conflits. Voilà pourquoi la résistance systématique à toute forme de pouvoir peut constituer une excellente méthode pour accélérer la corruption du pouvoir et entraîner sa substitution par d’autres formes de pouvoir beaucoup plus problématiques et despotiques. Enfin, ce n’est pas parce qu’un peuple perd la force ou la volonté de survivre ou de s’affirmer dans la sphère politique que la politique va disparaître du monde. Qui peut croire qu’à défaut de la persistance des anciennes nations de nouveaux groupes de peuples ne se formeront pas et ne tendront pas à s’exclure réciproquement ? Le mondialisme, débilité intellectuelle, est le propre des ignorants du passé de l’humanité.  L’histoire n’est pas tendre… malheur au fort qui devient faible !

    6. Le rejet de toute interprétation mono-causale de la politique comme partiale et arbitraire. Les explications mono-causales « en dernière instance » par l’économie, par la politique, par la culture, par la morale, etc., n’ont aucun sens. Aron refuse sans la moindre ambiguïté de subordonner la politique à l’économie. Selon lui, la politique n’est jamais réductible à l’économie, bien que la lutte pour la possession du pouvoir soit liée de multiples manières au mode de production et à la répartition des richesses. La surestimation de l’économie est l’erreur radicale, la mystification majeure d’Auguste Comte, de Karl Marx et de tant de philosophes et économistes modernes. Aron nie que les régimes d’économie dirigée soient la cause des tyrannies politiques. La planification et la tyrannie ont souvent une origine commune, mais la semi-planification ou la planification indicative ne conduisent pas nécessairement à la planification totale et à la tyrannie comme le prétendent Hayek et les ultralibéraux de l’Ecole autrichienne. L’expérience de l’histoire (Espagne de Franco, Chili de Pinochet, République populaire de Chine actuelle, etc.) montre qu’il n’existe pas de lien causal nécessaire entre un type d’économie et un régime politique déterminé.

    7. Le scepticisme en matière de formes de gouvernement. Aron s’affirme libéral politique, mais il reconnaît la pluralité des régimes politiques, chacun conçu comme une solution contingente et singulière, comme une réponse transitoire à l’éternel problème du politique. Tous les régimes sont par ailleurs également soumis à l’usure du temps et à la corruption. Aron est enfin plutôt indifférent, sinon hostile, au clivage gauche-droite. Dans la Préface à L’Opium des intellectuels, il écrit : « On n’apportera quelque clarté dans la confusion des querelles françaises qu’en rejetant ces concepts équivoques [de droite et de gauche] ». On sait d’ailleurs qu’Aron appréciait La Révolte des masses, de José Ortega y  Gasset, et faisait grand cas de son célèbre aphorisme : « Être de gauche ou être de droite c’est choisir une des innombrables manières qui s’offrent à l’homme d’être un imbécile ; toutes deux, en effet, sont des formes d’hémiplégie morale ».

    Arrivé à ce point de la démonstration, il n’est peut être pas inutile d’esquisser une seconde comparaison, un second rapprochement, plus inattendu, mais tout aussi valable, celui du libéral politique Aron et du national-libéral, conservateur résolu, que fut Jules Monnerot. Monnerot, le grand censuré, honni et exclus de l’Université française, l’auteur génial de Sociologie du communisme (1949) et de Sociologie de la Révolution (1969), le résistant, l’activiste de la deuxième guerre mondiale, le premier franc-tireur intellectuel important contre la politique eschatologique, contre les religions totalitaires du salut collectif, Monnerot, l’esprit libre et indépendant, qui fut du petit nombre de ceux qui représentèrent dignement la philosophie et la sociologie politique de langue française dans les années 1945-1960, Monnerot, la bête noire « fasciste » des marxistes, crypto-marxistes et gauchistes, parce qu’il dénonça trop tôt l’essence religieuse du communisme et fut ensuite un précurseur de la dissidence contre « la pensée unique » et le multiculturalisme de la fin du XXe siècle. Comparer Aron et Monnerot, alors que le premier, professeur à la Sorbonne et au Collège de France, s’est toujours gardé de citer le second, conscient qu’il était de n’avoir pas la force de briser le terrible cordon sanitaire dressé autour de son collègue (?), comparer deux figures aussi inégales en réputation académique et médiatique (?), voilà de quoi offusquer les mandarins et autres gardiens du temple. Et pourtant, Monnerot, victime de la censure mais bon prince et surtout bien plus tolérant que ses censeurs, ne déclarait-il pas encore quelques années avant de mourir : « La pensée occidentale n’admet pas ce qui doit entraîner la suppression intellectuelle, voire physique, du réfractaire à la vérité… la pensée occidentale admet une sorte de pluralisme et de perspectivisme – c’est d’ailleurs la lignée intellectuelle à laquelle on peut me rattacher (6) » ?

    Les atteintes à la liberté d’expression, la censure, sont à l’évidence de tous les lieux et de toutes les époques. Au sein de l’Université française, la fréquentation affichée de certains auteurs a toujours attiré les foudres, le reproche moraliste et finalement l’ostracisme actif du coupable. Mais les universitaires qui avaient vingt ans en 1968 et qui n’étaient pas aveuglés par l’idéologie savent combien les intellectuels non conformistes, ouvertement opposés à la doxa freudo-marxiste, devaient alors savoir faire preuve de détermination et de courage (7)

    On comprend d’autant mieux la bienveillance et le respect que professent les esprits indépendants de ma génération pour les maîtres d’hygiène intellectuelle que sont les réalistes politiques (machiavéliens, antimachiavéliques) Raymond Aron, Julien Freund et Jules Monnerot. Aron, pour ne citer ici que lui, nous donna deux dernières leçons de rigueur et de probité à la veille de sa disparition. A l’occasion de la publication de L’Idéologie française, de Bernard-Henri Lévy, il n’hésita pas à écrire que l’auteur « viole toutes les règles de l’interprétation honnête et de la méthode historique » (Express, février 1981). Deux ans plus tard, le 17 octobre 1983, il témoigna en faveur de son ami Bertrand de Jouvenel contre l’historien israélien Zeev Sternhell qui prétendait que l’auteur de Du Pouvoir avait manifesté des sympathies pro-nazies en tant que théoricien majeur du fascisme français. A la barre, il dénonça de sa voix ferme « l’amalgame au nom de la vérité historique ». Puis, sortant du Palais de justice de Paris, il prononça ces derniers mots : « Je crois que je suis arrivé à dire l’essentiel », avant de s’éteindre terrassé par une crise cardiaque. Ces déclarations ne sauraient s’oublier !

    Pour Jerónimo Molina Cano, spécialiste du machiavélisme aronien, le réalisme politique du fondateur de la revue Commentaire constitue la voie de connaissance la plus adéquate pour explorer la « verita effetuale della cosa ». Ajoutons, pour notre part, que Raymond Aron, ex-président de l’Académie des sciences morales et politiques de France, n’était pas seulement un brillant intellectuel, mais d’abord et avant tout un homme, tout un Homme, « todo un caballero », comme disent les Espagnols.

    Arnaud Imatz (Polémia, 16 janvier 2014)

    Notes  :

    1)   Par une curieuse coïncidence, l’année 2013 a été marquée à la fois par la célébration du 500eanniversaire du Prince de Nicolas Machiavel (avec une exposition Il Principe di Machiavello e il suo tempo 1513-2013 (Rome, avril-juin 2013) et par le 30e anniversaire  de la mort de l’un de ses lecteurs et commentateurs majeurs, Raymond Aron (célébré le 17 octobre 2013)

    2)   Jerónimo Molina Cano, Raymond Aron, realista político. Del maquiavelismo a la crítica de las religiones seculares, Madrid, Ediciones Sequitur, 2013. Professeur de sociologie et de politique sociale à l’Université de Murcie, directeur de la revue Empresas Políticas, Molina Cano est un disciple du politologue Dalmacio Negro Pavón, professeur à l’Université Complutense et à l’Université CEU San Pablo de Madrid.

    3)   Les précurseurs de cette école de pensée sont Han Fei Zi, Thucydide, Aristote, Kautilya (Chânakya), Ibn Khaldoun, Nicolas Machiavel, Gabriel Naudé, Hobbes, Tocqueville. Parmi ses figures contemporaines ou modernes les plus représentatives on peut citer : Raymond Aron, Gaston Bouthoul, Jacob Burckhardt, James Burnham, Filippo Burzio, Federico Chabod, Benedetto Croce, Gonzalo Fernández de la Mora, Julien Freund, Paul Gottfried, Bertrand de Jouvenel, Günter Maschke, H. J. Mackinder, John Mearsheimer, Robert Michels, Gianfranco Miglio, Jules Monnerot, Gaetano Mosca, Dalmacio Negro Pavón, Reinhold Niebuhr, Michael Oakeshott, Vilfredo Pareto, Paul Piccone, Giuseppe Rensi, Giovanni Sartori, Carl Schmitt, Nicholas J. Spykman, Leo Strauss, Piet Tommissen, Gioacchino Volpe, Eric Voegelin, Max Weber et Simone Weil.

    4)   Ce dialogue est cité dans les livres de Jerónimo Molina, Julien Freund, lo político y la política, Madrid, Sequitur, 2000, Sébastien de la Touanne, Julien Freund, penseur « machiavélien » de la politique, Paris, L’Harmattan, 2005 et P.-A. Taguieff, Julien Freund. Au cœur du politique, Paris, La Table Ronde, 2008.

    5)  Gonzalo Fernández de la Mora, La partitocracia (La particratie), Madrid, Instituto de Estudios Politicos, 1977.

    6)  Entretien de Jules Monnerot avec Jean-José Marchand pour Les archives du XXe siècle de la Télévision française, 1988.

    7)  Par curiosité, j’ai exhumé les vieilles éditions des manuels d’Histoire des idées politiques de Touchard et de Prélot, que j’utilisais à la veille de ma soutenance de thèse de doctorat d’Etat, en 1975. Il n’y est fait mention ni de Monnerot, ni de Freund !

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  • Les petits monstres...

    Nous reproduisons ci-dessous la dernière Chronique d'une fin du monde sans importance, de Xavier Eman, publiée dans le numéro 151 de la revue Éléments, actuellement en kiosque, et cueillie sur l'excellent blog A moy que chault !...

     

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    Les petits monstres

    « Tu n'envisages tout de même pas de sortir avec nous habillé comme cela ? »

    Noémie avait frémis de surprise et de colère en voyant apparaître Etham, son fils de 7 ans, qu'elle venait d'appeler pour la promenade familiale dominicale. Elle n'en croyait pas ses yeux et agitait la tête de gauche à droite dans une expression d'incompréhension et d'accablement mêlés. Pour un peu elle en aurait fait tomber son Télérama sur la moquette à boucles épaisses couleur « ventre de taupe » du salon. Dans l'encablure de la porte, stoppé net dans l'élan qui le conduisait aux bras de sa mère, le gamin était déjà aux bord des larmes. Vêtu d'une salopette, d'une chemise bleue à carreaux et d'une paire de baskets à scratch, Etham hésitait entre fureur et sanglots, tremblotant de tout son petit être frustré de l'affection attendue.

    « Ha, ne commence pas à pleurer, je t'ai dit cent fois de ne pas prendre les affaires de ta sœur ! Remonte vite et va mettre la robe que Mum t'a préparé ! »

    « Mum » c'était quand même moins plouc que « maman ». Bien sûr, cela restait encore assez largement hétéro-normé, encore confiné dans le dualisme périmé du père/mère, mais elle n'était toutefois pas mécontente d'avoir réussi à imposer ces anglicismes « Mum » et « Dad » qui lui semblaient moins agressivement archaïques.

    « Dad » d'ailleurs, entra à son tour dans la pièce et interrogea du regard Noémie sur la raison de son courroux.

    « Je te jure, ce projet parental finira par me rendre folle ! » s'exclama-t-elle pour toute réponse. André insista donc :

    « Qu'est-ce qu'il a encore fait ? »

    « Il voulait sortir avec une salopette de sa sœur ! Tu imagines ce qu'auraient dit les voisins s'ils avaient vu ça ? » hurla presque Noémie, comme terrorisée par la perspective.

    Soucieux d'apaiser le trouble de sa compagne-partenaire, André engagea alors une stratégie de détournement en déclarant :

    - « Oh, eux, ils n'ont pas grand chose à dire, hier encore j'ai surpris leur petite dernière en train de jouer avec un poupon dans le jardin. Elle s'amusait à le changer, tu imagines ! Dans le genre formatage domestico-sexué, on peut difficilement faire pire ! »

    Mais l'argument ne porta qu'à moitié car l'aîné des voisins, lui, avait fait son coming-out il y a un peu plus d'un an et vivait depuis lors avec un immigré clandestin gabonais en attente d'une opération de changement de sexe, ce qui conférait à l'ensemble de la famille une inattaquable respectabilité et même une sorte d'autorité morale sur tout le quartier.

    Noémie souffrait, sans vouloir jamais le formuler, de ne pas se sentir totalement au niveau de cette rude concurrence. Elle sentait bien, malgré ses efforts incessants, toutes les scléroses, les vétustés et les anachronismes qui encombraient encore son organisation familiale : Etham qui avait abandonné la gymnastique rythmique pour le football (« Dad » ayant cédé après des nuits entières de larmes et une dramaturgie digne d'une sorte de « Billy Elliot » inversé...), les grands-parents qui s'acharnaient à offrir des opuscules fascistes à leurs petits-enfants (Cendrillon,la Belle au bois dormant, le Prince Eric... toutes les saloperies occidentalo-machistes y passaient...) et elle-même qui, encore entravée par des vestiges de son éducation étriquée et obscurantiste, n'avait pas pu retenir un léger haut-le-coeur en assistant à la séance obligatoire de projection de la « Vie d'Adèle » organisée par l'école primaire de son fils. Le broutage de minou en gros plan au Ce2, à sa grande honte, elle avait encore quelques difficultés à intégrer toute la portée pédagogico-citoyenne de la chose...

    Pourtant, elle avait fait de considérables progrès, grâce notamment à ses abonnements à Technikart et Libé, et sentait bien que, sans être arrivée à la totale plénitude de la libération de tous les carcans hérités, elle s'était largement avancée sur la voie de l'interchangeable et de l'indéfini, vers le monde merveilleux où chacun n'est déterminé que par ses désirs de l'instant.

    Le plus dur finalement avait été de faire accepter par André le fait de se laisser sodomiser en levrette, à l'aide d'un godemichet-ceinture, afin de rompre définitivement avec l'oppression machiste de la pénétration hétérosexuelle unilatérale qui imprégnait leurs relations intimes depuis trop d'années. Dorénavant, il avait régulièrement les fesses douloureuses mais pouvait au moins regarder les voisins droit dans les yeux.

    Xavier Eman (A moy que chault ! , 4 mai 2014)

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