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Textes - Page 10

  • Nouveau dispositif dans la fabrique du dernier homme... (I)

    Nous reproduisons ci-dessous la première partie d'un texte d'Olivier Rey, tiré de la revue Conférence et consacré aux liseuses électroniques et autres tablettes et à ce qu'elles impliquent. Chercheur au CNRS et enseignant à l'école Polytechnique, Olivier Rey est l'auteur d'un essai remarquable intitulé Une folle solitude - Le fantasme de l'homme auto-construit (Seuil, 2006).

     

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    Nouveau dispositif dans la fabrique du dernier homme (I)


    On connaît cette histoire de l’homme qui a prêté un chaudron à un ami et qui se plaint, après avoir récupéré son bien, d’y découvrir un trou. Pour sa défense, l’emprunteur déclare qu’il a rendu le chaudron intact, que par ailleurs le chaudron était déjà percé quand il l’a emprunté, et que de toute façon il n’a jamais emprunté de chaudron. Chacune de ces justifications, prise isolément, serait logiquement recevable. Mais leur empilement, destiné à mieux convaincre, devient incohérent. Or c’est précisément à un semblable empilement d’arguments que se trouve régulièrement confronté quiconque s’interroge sur l’opportunité d’une diffusion massive de telle ou telle innovation technique. Dans un premier temps, pour nous convaincre de donner une adhésion pleine et entière à la technique en question, ses promoteurs nous expliquent à quel point celle-ci va enchanter nos vies. Malgré une présentation aussi avantageuse, des inquiétudes se font jour : des bouleversements aussi considérables que ceux annoncés ne peuvent être entièrement positifs, il y a certainement des effets néfastes à prendre en compte. La stratégie change alors de visage : au lieu de mettre en avant la radicale nouveauté de la technique concernée on s’applique à nous montrer, au contraire, qu’elle s’inscrit dans l’absolue continuité de ce que l’homme, et même la nature, font depuis la nuit des temps. Les objections n’appellent donc même pas de réponses, elles sont sans objet. Enfin, pour les opposants qui n’auraient pas encore déposé les armes, on finit par sortir le troisième type d’argument : inutile de discuter, de toute façon cette évolution est inéluctable. Ce schéma ne cesse d’être reproduit. Prenons, par exemple, le clonage. Les tenants d’une mise en oeuvre aussi large que possible de ce procédé font, enthousiastes, miroiter les bénéfices extraordinaires qui en résulteront pour l’humanité. Face à des perspectives aussi grandioses la moindre réticence ne peut relever que de l’arriération mentale, d’une induration dans l’obscurantisme religieux, de réflexes hérités d’un autre âge (1). Pour les résistances que cette première lame n’a pas réussi à éliminer, arrive la seconde : il n’y a aucun sens à se monter la tête contre le clonage alors que la nature ne cesse d’y procéder dans les divisions cellulaires, quiconque est contre le clonage est pour ainsi dire contre la vie elle-même ; même le clonage humain n’a rien qui doive effrayer puisqu’il existe déjà des jumeaux homozygotes, etc. Finalement, à l’attention des irréductibles, on passe la troisième lame : toute résistance est une lutte d’arrière-garde vouée à l’échec et au ridicule, si vous ne le faites pas les Asiatiques le réaliseront à votre place, on n’arrête pas le progrès. Même chose avec les organismes génétiquement modifiés. Les techniques révolutionnaires de manipulation du génome des plantes vont permettre, entre autres avantages, d’augmenter les rendements agricoles dans des proportions fantastiques, de faire pousser des céréales dans le désert et de résoudre les problèmes de faim dans le monde. S’inquiète-t-on d’effets collatéraux non maîtrisés et potentiellement désastreux : brusquement, les OGM n’ont plus rien de révolutionnaire, l’homme fait évoluer les semences depuis le néolithique, la sélection naturelle fait elle-même évoluer les génomes depuis l’apparition de la vie sur terre, nous sommes nous-mêmes des OGM et s’en prendre à eux revient donc à militer contre sa propre existence. En bref, nous devons nous émerveiller de la nouveauté des OGM, et nous rassurer parce qu’ils n’ont rien de nouveau. Si cette contradiction, au lieu de produire l’hébétude, a laissé le sens critique en alerte, reste le dernier argument : que cela plaise ou non, les étendues ensemencées en OGM ne cessent d’augmenter sur la planète, les opposants sont des passéistes qui ne font que prendre du retard dans un mouvement qui est irréversible.


    La structure qui vient d’être esquissée est si générale qu’on la retrouve mobilisée pour justifier l’introduction dans la société de n’importe quel dispositif technique. Ainsi, avec le livre électronique.

    Viennent d’abord les avantages, étourdissants : le format électronique permet un accès immédiat à un corpus gigantesque, il constitue une révolution pour la diffusion de la culture et de la pensée, sans compter une interactivité jamais vue lorsqu’il est utilisé avec les appareils adéquats.

    Place ensuite à la disqualification des inquiétudes, par le « lissage » de la nouveauté : il est ridicule de croire que quelque chose d’essentiel est en jeu, alors que ce qui compte est ce qui est écrit, non le support de l’écriture ; ceux qui regardent d’un mauvais oeil le livre électronique auraient été contre le passage du papyrus au papier, des rouleaux aux codex, des manuscrits à l’imprimerie.

    Et puis, à quoi bon discuter : de toute façon, quoi qu’en disent les nostalgiques de l’imprimeriele temps de Gutenberg est révolu, le livre électronique va s’imposer de façon irrésistible.


    Revenons rapidement sur chacun de ces points, en commençant par le premier. Le gigantisme du corpus accessible — moyennant la numérisation des ouvrages anciens et leur mise en ligne à prix modique — ne présente a priori que des avantages. Un peu de réflexion suffit, cependant, à venir troubler ce paysage idyllique. Il est bon de se rappeler, au préalable, que pour lire de façon suivie de la concentration est nécessaire, et que cette concentration est d’autant moins acquise que la lecture n’a rien d’un acte naturel. Dès lors, la concentration demande à être protégée par une canalisation de l’attention. Tel est le cas lorsqu’on se trouve correctement installé dans un environnement silencieux, sans stimulations extérieures. Un confort minimal et le silence, toutefois, à eux seuls ne suffisent pas, car le danger vient aussi de l’intérieur. Parce que, comme il a été dit, la lecture ne va pas de soi et suppose une forme d’arrachement à soi-même, auquel on est sans cesse enclin à revenir, les velléités de s’échapper sont inévitables et doivent être plus ou moins découragées par les efforts à fournir pour passer à l’acte. Or ces efforts, c’est précisément ce que les tablettes tactiles visent à abolir. Lorsque, lisant sur l’une d’elles une page, l’idée nous traverse de nous reporter à un autre texte, d’interroger internet, de consulter notre boîte aux lettres électronique ou de nous informer sur le score d’un match à Roland Garros, passer de l’idée à sa concrétisation ne demande qu’un minuscule mouvement de doigt. Prétendre que la tablette électronique ne faitqu’offrir, en plus du livre que nous lisons, des possibilités supplémentaires que chacun resteparfaitement libre de ne pas utiliser ? Voilà qui est aussi sérieux que d’affirmer que la fréquentationassidue des bars ne fait courir aucun danger à un homme porté sur la boisson, dès lors qu’il a pris larésolution de se contenter d’eau minérale. Tous, autant que nous sommes, nous sommes aussi vulnérables envers les invitations à la distraction intrinsèquement offertes par les tablettes électroniques, qu’un alcoolique envers les bouteilles qu’il lui suffit d’un geste pour saisir — il estdes possibilités qui nous requièrent bien davantage que nous n’en disposons. Existent, certes, les appareils dont la seule fonction est de permettre la lecture (et qui utilisent du papier électronique, éclairé par la lumière ambiante et non par une lumière émise par l’écran). Mais ces liseuses, après avoir dominé le marché, sont de plus en plus concurrencées par les tablettes qui sont de véritables ordinateurs portables, où la lecture d’un livre ne constitue qu’une possibilité noyée parmi des dizaines ou centaines d’autres « fonctionnalités ». Significative, à cet égard, est la façon dont Apple présente son matériel (2) : « Lorsque vous prenez en main votre iPad, celui-ci devient un véritable prolongement de vous-même. C’est l’idée même qui a présidé à sa conception novatrice. Comme il ne mesure que 8,8 mm d'épaisseur pour un poids plume de 601 g, il trouve naturellement sa place entre vos mains. Et avec lui, tout devient si instinctif, comme surfer sur le Web, consulter ses emails, regarder un film ou lire un livre, que vous allez vous demander comment vous avez pu faireautrement jusqu'à présent » (nous soulignons). L’iPad 2 est équipé d’un appareil photo, de deux caméras pour enregistrer des images des deux côtés à la fois (ce qui permet de capter non seulementce que l’on voit, mais aussi son propre visage en train de jouir du spectacle, et de « partager » avecses innombrables amis les deux images en même temps : elle n’est pas belle la vie ?), il permet degérer son agenda, de recevoir et d’envoyer des messages, d’écouter de la musique, de consulter lapresse, d’être informé automatiquement en haut de l’écran de la réception de courrier ou des résultats sportifs etc. D’ores et déjà les ventes de tablettes, malgré un prix beaucoup plus élevé, ontdépassé celles des liseuses, et cela n’a rien que de très logique. Une certaine appétence pour lesliseuses électroniques trouve en effet son origine dans une accoutumance aux appareils informatiques, qui rend ceux-ci beaucoup plus familiers qu’un livre traditionnel, et cette accoutumance est liée à la multitude des activités qui passent aujourd’hui par les écrans. Il en résulte que la liseuse est un instrument bancal : même si elle ne permet que la lecture, elle ne cesse de suggérer les innombrables autres possibilités associées à l’électronique ; même sans accès à internet elle incite au type de lecture qui se pratique sur les écrans d’ordinateurs, très différent de celui auquel invite le livre sur papier — si différent, en vérité, qu’une pratique assidue du Web rend progressivement incapable de lire comme le faisaient la majorité des lecteurs jusqu’à une date récente. Nicholas Carr, dans un article de 2008 qui a engendré un certain émoi, a remarqué les effets produits sur lui par une décennie d’internet : « M’immerger dans un livre ou dans un long article m’était chose facile. Mon esprit était pris par l’histoire ou par les tournants de l’argumentation, et je pouvais passer des heures à parcourir de larges étendues de prose. Cela n’arrive plus que rarement. Maintenant, ma concentration commence souvent à se défaire après deux ou trois pages. Je deviens agité, je perds le fil, je me mets à chercher quelque chose d’autre à faire. J’ai l’impression que je suis en permanence en train de ramener mon cerveau rebelle au texte. L’absorption dans la lecture qui, auparavant, venait naturellement, est devenue un combat (3). » L’article de Carr a eu un grand retentissement, parce que d’innombrables personnes ont pu se reconnaître dans le tableau qu’il dressait. Les effets nocifs d’internet sur notre capacité de concentration et notre aptitude à la contemplation étant avérés, la conclusion s’impose : il est dément d’incorporer dans le support même des livres les éléments qui ruinent notre faculté à lire des livres. À moins, évidemment, que cette ruine soit le but poursuivi.

     

    On continuera de lire, certes, il n’est pas exclu qu’on lise même davantage qu’aujourd’hui, mais on lira autrement. L’Éducation sentimentale sera peut-être abondamment téléchargée, mais si tel est le cas on se contentera d’examiner quelques passages du roman, on cherchera à localiser telle ou telle phrase citée ici ou là, on sélectionnera les paragraphes abordant tel ou tel thème et on se laissera aller, le cas échéant, à parcourir quelques pages alentour, par curiosité, avant qu’une autre curiosité nous emporte ailleurs (4). Il est arrivé à Melville d’évoquer une certaine manière d’écrire, pratiquée par Hawthorne et plus encore par lui-même, « directement calculée pour duper, complètement duper, l’écumeur superficiel des pages (the superficial skimmer of pages) » ; sur tablettes, il n’y aura plus que ce genre d’écumeurs, aussi monstrueusement précis et apparemment érudits pourront-ils se montrer dans leurs références (5). Les adultes sont encore à même de prendre conscience du processus. Il n’en ira pas de même pour les nouvelles générations, qui n’auront même plus idée de ce que lire a pu signifier au cours des siècles précédents. Tout juste certains pressentiront-ils qu’il devait s’agir d’autre chose — comme il est des modernes pour mesurer l’abîme qui sépare leur manière de lire de ce que pouvait être la lectio divina dans les monastères du haut Moyen Âge, où il s’agissait d’incarner la Parole de Dieu dans la voix du lecteur (6).

    (A suivre)

    Olivier Rey (Juin 2012)


    Notes :

    1 Voir, par exemple, la Declaration in Defense of Cloning and the Integrity of Scientific Research publiée en 1997 parle Council for Secular Humanism, et signée entre autres par Francis Crick, Edward O. Wilson, Richard Dawkins, Simone Veil (http://www.secularhumanism.org/library/fi/cloning_declaration_17_3.html).

    2 Fin 2011 ; six mois plus tard le matériel incroyablement innovant sera déjà obsolète, remplacé par un modèle plus révolutionnaire encore.

    3 « Is Google Making Us Stupid? », The Atlantic Magazine, juillet-août 2008.

    4 Michel Serres s’émerveille : « Quand j’ai un vers latin dans la tête, je tape quelques mots et tout arrive : le poème, l’Énéide, le livre IV… […] Rendez-vous compte que la planète, l’humanité, la culture sont à la portée de chacun, quelprogrès immense ! » (Libération, 3 septembre 2011, extrait d’une interview très riche en points d’exclamation et enperles de bêtise pure). Serres déduit de l’accroissement des ressources électroniques (« Nous habitons un nouvel espace… La Nouvelle-Zélande est ici, dans mon iPhone ! J’en suis encore tout ébloui !) que les livres et les professeursont fait leur temps, sans apparemment se rendre compte que l’intérêt et le goût pour l’Énéide ne sont pas spontanés et nenaissent pas sur écran, ni mesurer que la façon dont, pour faire jeune, il célèbre avec ivresse les nouvelles technologies, est plutôt une marque de sénilité.

    5 Carr, dans l’article déjà cité, remarque : « Auparavant j’étais un plongeur dans l’océan des mots. Désormais je glissesur la surface comme un type sur son scooter des mers. » Ces expressions semblent évoquer les mots de Melville, queCarr a dû lire dans sa jeunesse, en des temps qui ne connaissaient pas le jet-ski : « J’aime tous les hommes qui plongent. » Melville lui-même se sentait appartenir à ce « corps de plongeurs de la pensée qui ont plongé et sont remontés à la surface, les yeux injectés de sang, depuis le commencement du monde » (lettre à Evert Duyckinck, 3 mars1849).

    6 Pour Ivan Illich, la transformation actuelle de la lecture doit être conçue comme une suite lointaine, une fois lesmoyens informatiques à notre disposition, de celle qui s’est opérée dans les temps médiévaux : « Commence [au XIIIe siècle] une mutation du sens premier du verbe “lire”, un sens qui n’apparaîtra dans toute son horreur qu’avec notregénération, où les ordinateurs se lisent mutuellement » (« Lectio divina dans la haute Antiquité et dans l’Antiquité tardive » [1993], in La Perte des sens, trad. Pierre-Emmanuel Dauzat, Fayard, 2004, p. 166).

     

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  • "Je suis sortie avec un électeur FN"...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte amusant de Thomas Dubois cueilli sur Boulevard voltaire. Ouvert depuis le 1er octobre, Boulevard Voltaire - le cercle des empêcheurs de penser en rond est un site d'opinions, animé par Robert Ménard et Dominique Jamet. On y trouve des signatures variées, de Bernard Lugan à Jacques Cardoze, en passant par Denis Tillinac et Pierre Conesa... A suivre !

     

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    Je suis sortie avec un électeur FN

    Adèle est une institutrice de 28 ans. Insatisfaite en amour, elle a sympathisé avec Benoît sur un site de rencontre. Grand brun ténébreux à l’allure farouche, amateur de littérature classique, Adèle pensait avoir trouvé en Benoît un compagnon idéal. Elle se ne doutait pas que sous ses airs enjôleurs se cachait un électeur de Marine Le Pen. Elle nous raconte son cauchemar :

    « J’ai eu mes premiers soupçons lorsqu’il s’est endormi devant un film de Claude Lelouch » se souvient Adèle, encore troublée par ces quelques mois passés aux côtés de l’extrémiste. Au départ charmée par les manières sophistiquées du raciste, la jeune prof ne se doute de rien, le manipulateur ayant poussé le vice jusqu’à avoir des cheveux et à porter des vêtements normaux. Diplômé de la prestigieuse université de Nanterre, Benoît était issue d’une famille unie, du moins c’est ce qu’espère encore Adèle : «J’étais persuadée que Benoît venait d’une famille normale et n’avait pas été battu par ses parents, mais maintenant j’en viens à penser qu’il a peut-être été violé par un prêtre.»

    Des propos d’une violence inouïe

    C’est après une visite au musée des arts premiers consacrée aux masques rituels de la civilisation dogon que le destin d’Adèle bascule. En sortant du musée, le couple est apostrophé par une jeune personne issue de la diversité qui leur demande une cigarette dans le langage pittoresque et savoureux popularisé par le talentueux Jamel. Non-fumeur, le couple se retrouve dans l’incapacité d’aider la jeune victime des lobbies du tabac. C’est alors que l’individu (sûrement éprouvé par une journée où il dut subir plusieurs contrôles policiers) en vient à utiliser de vive voix des métaphores freudiennes pour décrire la relation qui unissait Benoît et sa génitrice. C’est en rentrant en métro que Benoît eut cette terrible phrase « C’est vraiment tous les mêmes… »

    La descente aux enfers

    C’est alors que Benoît sombre de plus en plus dans la haine de l’autre, d’autant plus incompréhensible qu’il n’avait pas passé son enfance dans le Nord-Pas-de-Calais. Pris en flagrant délit en train d’écouter Éric Zemmour sur RTL, Benoît a du mal à trouver une explication convaincante « il a essayé de me faire croire qu’il cherchait France Inter » explique Adèle.« Par la suite, j’ai appris en lisant la presse que ces personnes avaient souvent des tendances mythomanes et j’ai pu assembler les pièces du puzzle. » De plus en plus angoissée par ces affinités cryptototalitaires, Adèle se décide à en parler à une amie qui la convainc de fouiller dans l’historique de l’ordinateur personnel de Benoît et dans ses mails.

    Un catalogue des horreurs

    Et c’est tout un pan occulte de la vie de Benoît qui défile sous les yeux ébahis d’Adèle : « Il était à la limite du néo-nazisme » raconte-t-elle en sanglotant. Il avait par exemple taxé la talentueuse chanteuse ZAZ de« pouilleuse qui ferait mieux de trouver un vrai travail » dans les commentaires en ligne du site internet d’un hebdomadaire sarkozyste. Sans oublier des liens enregistrés vers des textes du site terroriste Fdesouche.com critiquant l’association SOS Racisme. Et puis, parmi les mails conservés par Benoît, elle tombe sur l’inimaginable : il avoue à un ami qu’il envisagerait de voter Marine Le Pen puisque que nous ne serions« plus chez nous » (sic).

    Après avoir changé de numéro et déménagé, Adèle envisage depuis peu de rencontrer un nouveau partenaire, mais c’est une longue convalescence qui l’attend avant de pouvoir faire confiance aux hommes une nouvelle fois.

    « Pour me reconstruire plus rapidement, j’ai décidé de me consacrer à la prévention du lepénisme dans l’éducation. Pour éviter que d’autres femmes se fassent avoir par ce genre de maniaques, je rencontre les collégiens et je leur raconte tout simplement mon histoire. »

    Des conseils à nos lectrices pour débusquer un lepéniste ?

    Beaucoup ne portent plus leur traditionnel blouson d’aviateur et certains ont même laissé tombé les Rangers ; un crâne rasé peut être un bon indice mais n’est pas obligatoire. En tout cas, il est nécessaire de se méfier si l’on tombe sur quelqu’un qui fait preuve d’exaspération en écoutant les meilleures chansons de Cali et qui n’a jamais regardé aucun film avec Kad Merad. Il faut aussi faire extrêmement attention si la personne gagne moins de 2 000 euros par mois.

    Est-il possible de les guérir ?

    Les chercheurs sont partagés sur le sujet, quelques guérisons ont déjà été observées à la suite de visionnages massifs de sketchs d’Omar et Fred mais il est préférable d’agir par la prévention. La mairie de Paris vient d’ailleurs de financer un atelier gangsta rap pour les écoles maternelles et des projections du film « Nuit & Brouillard » pour les élèves de primaire. SOS Racisme vient aussi de sortir sa dernière campagne « Yo man ! Marine elle est vraiment pas swag » à destination des adolescents « chébrans ».

    Nous avons donc bon espoir pour les nouvelles générations.

    Thomas Dubois (Boulevard Voltaire, 1er octobre 2012)


     

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  • De la bataille contre le système...

    Nous reproduisons ci-dessous un article cueilli sur le site Entrefilets et qui  constitue une analyse passionnante du système et de ses failles. L'auteur est un ex-journaliste repenti, spécialiste du Moyen-Orient, et propose, au travers de son site, une relecture de l'actualité internationale qui fait l'économie de la narrative officielle. 

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    Essai : de la bataille contre le système

     

    Récemment, un ami ulcéré par une situation dont j’ignore encore aujourd’hui le détail, s’était plongé dans La Guerre de guérilla du Che avec une énergie combattante. Je lui avais alors humblement fait remarquer que l’hyper-puissance technologique et communicationnelle du Système rendait désormais impossible toute révolution par des moyens classiques, fussent-ils aussi honorablement inspirés que ceux du Che, et qu’il fallait plutôt réfléchir à la rédaction d’un nouveau manuel de guérilla qui viserait non plus à l’affrontement armé, mais à un travail de termites en quelque sorte, avec pour objectif l’effondrement du Système sur lui-même, sa dissolution. Pragmatique, il me demanda de lui donner l’ABC de ce nouveau manuel, ce dont je fus bien incapable. Mais cela devait amorcer le texte ci-dessous, où figurent quelques pistes.  

    La narrative

    1. Les démocraties libérales représentent la forme la plus élevée et indépassable des formes possibles d’organisation sociale. Il n’y a pas d’alternative.

    2. Les valeurs occidentales sont le fruit d’un héritage historique obtenu de haute lutte après des siècles de barbarie. Ces valeurs sont les plus élevées qui soient, les plus respectueuses et bénéfiques pour les collectivités et les individus.

    3. L’Occident est soucieux de permettre à tous les peuples de la terre de sortir de la pauvreté et d’accéder à la liberté grâce à la promotion de son modèle démocratique.

    4. L’Occident œuvre pour la paix dans le monde.

    5. L’évolution de notre civilisation tend toujours vers le mieux.

    6. Le capitalisme et son économie de marché ne sont pas parfait, mais ils sont perfectibles et sont de toute façon le seul modèle viable, il n’y a pas d’alternative.  

    Les quelques énoncés ci-dessus sont a priori indiscutables. Ils résument à peu de chose près le regard que portent sur eux-mêmes les Occidentaux. L’homos-occidentalus moyen adhère à ces « évidences » avec l’intime conviction d’être le dépositaire d’un héritage glorieux, convaincu que « sa » civilisation est lumière dans les ténèbres du monde. Il est persuadé que cette conviction est le fruit de sa raison, d’une libre pensée nourrie de sa propre observation et de son analyse.Or ces énoncés sont au mieux contestables, au pire faussaires. Car si le glorieux héritage invoqué ici n’est bien sûr pas sans fondement, l’Occident est aujourd’hui prisonnier d’un Système (américaniste, occidentaliste, anglo-saxon comme on voudra, mais que par commodité nous ne nommeront ici que par le terme générique de « Système ») qui instrumentalise désormais ses idéaux dont il ne conserve que les slogans après en avoir détruit la substance.

    Passage en revue.

    La narrative à l’épreuve du réel

    - La démocratie-libérale, modèle indépassable  Dans l’écrasante majorité des démocraties occidentales, le régime en place, idéal sur le papier, est un leurre où deux ailes d’un parti unique simulent l’affrontement des idées. Le peuple est donc l’otage d’un simulacre de démocratie. Dans les faits, chaque camp gouverne sous la dictature des marchés, se pliant aux lois d’un Système régi par les seules lois darwiniennes de l’économie.

    - Les valeurs occidentales sont les plus élevées qui soient  C’est faire peu de cas des ravages de la colonisation et de l’esclavagisme, ces deux sanglantes mamelles qui ont permis hier à l’Occident de financer son industrialisation et qui lui permettent, aujourd’hui encore, de financer son train de vie puisque toutes deux n’ont fait qu’évoluer sans disparaître. Grâce à la globalisation, le Système permet en effet aujourd’hui à l’Occident de faire travailler ses esclaves dans leur pays d’origine, et l’OMC, le FMI ou la BM assurent la poursuite d’une colonisation sans faille des pays en voie de développement par un mécanisme d’endettement forcé.

    - L’Occident soucieux de la pauvreté et de la liberté des peuples Là encore, les faits démentent la narrative puisque l’Occident continue à piller les richesses naturelles des pays pauvres tout en leur refusant un commerce équitable, ce qui a pour effet premier de bloquer leur développement et d’accroître leur pauvreté. Les multinationales ont fait main-basse sur « l’agro-business », affamant des régions entières pour maximaliser leur profit (prise en otage des paysans grâce aux OGM, monocultures intensives, rachat de concessions d’eau qu’on laisse à l’abandon pour forcer l’achat d’eau en bouteilles etc. etc Notons encore que l’essentiel des capitaux qui tournent autour de l’agro-business sont spéculatifs.). Le Système maintient ainsi artificiellement et à dessein l’essentiel de la planète dans la pauvreté pour garantir sa richesse. De plus, puisqu’il se pense universaliste, le Système est un formidable destructeur de cultures. Il assimile, nivelle, dissous les identités et les spécificités culturelles, les dilue, les absorbe, les digère, les uniformise, les reformate.

    - L’Occident œuvre pour la paix dans le monde  Rien n’est plus faux. Les seules boucheries de masse perpétrées depuis 20 ans sur cette planète (Irak-Afghanistan) l’on été et le sont encore au nom de la démocratie et des droits de l’homme par les armées occidentales, du Système donc. Dans des pays d’Afrique sub-saharienne où le sous-sol est riche en hydrocarbures, le Système et ses groupes pétroliers fomentent ou entretiennent des guerres pour endetter et donc asservir les pays concernés et empêcher par tous les moyens un scénario de type bolivien. Au Proche-Orient, la tête de pont occidentale en territoire barbare, Israël donc, est soutenue dans toutes ses boucheries depuis 60 ans par le Système. Dans sa nouvelle doctrine nucléaire, Washington menace même les pays qu’il jugera « proliférateurs » de frappes nucléaires préventives, même si ces derniers ne disposent pas de l’arme atomique (1). En clair, puisque la menace nucléaire iranienne est un conte, le Système est désormais théoriquement prêt à faire usage de l’arme atomique pour imposer son modèle aux récalcitrants trop turbulents.

    - L’évolution de notre civilisation tend toujours vers le mieux  Certes, à l’intérieur de la civilisation occidentale, on ne torture plus physiquement, on n’emprisonne plus les gens pour leurs idées (José Bové soutiendrait toutefois le contraire). Mais le Système opère un contrôle de plus en plus inquisiteur sur les individus sous couvert de sécurité, et l’on voit les prémices d’une répression « soft » mais grandissante de toute pensée non-conformiste à mesure que les contradictions du Système apparaissent. L’illusion de la liberté, et finalement de la vie pourrait-on dire, ne provient essentiellement que de l’accès d’apparence libre mais en réalité imposé (comment y échapper ?) à toutes les formes de saturations sensorielles. Simulacre d’exaltation par une sur-stimulation des sens donc, mais qui ne s’adresse toutefois jamais qu’à « nos passions tristes ». Ce qui caractérise le mieux la civilisation occidentale aujourd’hui, est le constat de la perte complète du sens. Intuitivement, on pourrait avancer que la raison n’a finalement jamais réussi à combler le vide laissé par le meurtre de Dieu (1789 : naissance de la seconde civilisation occidentale). Dans le Système occidentaliste, l’individu lutte en permanence contre une sensation de vertige, de vide, qu’il est sensé combler par un acte d’achat répété jusqu’à l’hystérie et/ou la nausée (Ô mon Dieu, mais quand va donc enfin sortir la nouvelle version du dernier MacdoPhoooone ?). En définitive, l’homo-occidentalus ne sait plus vraiment pourquoi il vit.

    - Le capitalisme n’est pas parfait, mais il est perfectible et de toute façon, il n’y a pas d’alternative Arrivé désormais à sa pleine maturité, le système capitaliste dans sa version néo-libérale se révèle une machine monstrueuse, nihiliste à l'extrême, anthropophage dans sa nature profonde. Les licenciements de masse font s’envoler les actions des entreprises; les catastrophes naturelles sont considérées comme des aubaines pour relancer l'économie; le principe de précaution est sacrifié aux exigences du profit immédiat; c’est le règne du court terme ; la privatisation et la manipulation du vivant n'est qu'une perspective de plus d'enrichissement ; on préfère laisser crever des millions d’Africains plutôt que de baisser le prix des trithérapies. Au final, le capitalisme dans sa version ultime corrompt tout ce qu'il embrasse, de l’esprit à la biosphère, se dévorant finalement lui-même à coups d’OPA agressives, imposant aux sociétés qui lui sont soumises la décadence des mœurs, le desséchement de la pensée et de l'âme, le meurtre de l’environnement. Comme l’écrit Esther Vivas  « Le capitalisme a démontré son incapacité de satisfaire les besoins fondamentaux de la majorité de la population mondiale (un accès à la nourriture, un logement digne, des services publics d’éducation et de santé de bonne qualité) tout comme son incompatibilité absolue avec la préservation de l’écosystème (destruction de la biodiversité, changement climatique en cours). » En ce sens, le capitalisme est tout simplement une dynamique destructrice du vivant. Même dans sa « zone de privilège », l’Occident donc, le capitalisme ne gouverne que par la violence : docilisation des masses par la précarisation ; paupérisation ; enfermement des individus dans les dettes pour achever de verrouiller leur dépendance au Système. Mais le capitalisme s’avère aussi incapable de résoudre ses contradictions (à qui vendre mes voitures puisque je mets mes acheteurs potentiels au chômage pour délocaliser et produire à moindre coûts etc…). Là encore, la narrative se fait d’autant plus agressive qu’il faut masquer une impasse de plus en plus visible.  

    La manipulation des psychologies  

    Et pourtant, l’Occident ne se pense qu’au travers de l’image parfaite et honorable dont il s’est doté comme une entreprise se dote d’une identité visuelle, de ce masque de vertu dessiné par sa machine de communication et qui est si prompt à se sentir outragé par la barbarie de l’« autre ».

    Comment est-ce possible ?

    C’est là qu’entre en jeu la fantastique puissance communicationnelle du Système. Un machine non pas de propagande (le propagandiste sait qu’il trompe), mais de création d’une réalité virtuelle.

    La distinction est importante. Car le Système ne peut fonctionner que sous certaines conditions, dont l’une des principales est la sujétion volontaire des masses au Système. En l’absence de cette sujétion volontaire, le Système serait en effet contraint de révéler sa nature profonde, qui est totalitaire, et s’exposerait alors à être contesté, puis combattu, ce qui serait contre-productif, donc contraire aux buts du Système.

    Or, là où la propagande s’attaque à la pensée et tente d’asséner des mensonges mille fois répétés pour en faire des vérités (cf Goebbels), la machine à réalité virtuelle du Système manipule la psychologie. C'est-à-dire le point de contact le plus intime entre le Système et l’individu. L’élément subtil par lequel l’individu perçoit, ressent le Système, et par lequel le Système touche au plus profond de l’individu.

    Et seule la manipulation de la psychologie peut susciter la sujétion volontaire recherchée.

    C’est pourquoi nonobstant une poignée de marionnettistes, tout ce qui fait la communication du Système, c'est-à-dire l’élite politique mais aussi, bien sûr, la presse-Pravda, les plumitifs du prêt-à-penser, le tout Hollywood et ses avatars, croit généralement au caractère indiscutable des énoncés cités en préambule, croit en la pureté intrinsèque du Système (n’est pas meilleur menteur que celui qui croit dire la vérité…).

    Chacun des hérauts du Système défend donc la réalité virtuelle ainsi créée avec d’autant plus de hargne qu’il lui est vital d’y croire pour son équilibre psychologique justement, au point qu’on peut même soutenir qu’il désire intensément être trompé, par paresse, conformisme et peur de l’inconnu bien sûr, par crainte de perdre ses privilèges sûrement, par angoisse du vide sans doute.

    On constate d’ailleurs que ces dociles communicateurs ne combattent jamais avec autant de rage toute contestation de Leur Vérité, que lorsqu’ils en suspectent tout à coup malgré eux l’éventuelle fausseté (l’exemple nous est donné ici par la violence avec laquelle sont traités ceux qui contestent la version officielle des attentats du 11 Septembre.)

     L’individu sous perfusion permanente

     A l’heure de l’hyper-technologie, la puissance du flux communicationnel du Système est désormais telle qu’il est bien difficile d’y résister, et impossible d’y échapper.

    La télévision est bien sûr le principal vecteur des valeurs du Système, de sa réalité virtuelle donc. Là où l’on fait globalement sans cesse l’éloge des valeurs de l’Occident, de la justesse de ses croisades, des bienfaits du libre-marché, et c’est là aussi que directement ou implicitement on désigne l’ennemi, on caricature l’autre et les valeurs de l’autre, le barbus fanatique, l’insondable et menaçant bridé, le nègre sauvage et sanguinaire.

    Or un français de plus de 4 ans passe, par exemple, en moyenne 3,36 heures devant sa télévision chaque jour. C'est-à-dire qu’en un an, il reste assis à fixer une petite boîte diffusant les messages du Système durant…. 54 jours sans discontinuer, soit presque… deux mois jours et nuits par an.

    Dans la presse, considérée généralement comme plus critique, les valeurs citées en préambule ne sont jamais fondamentalement remises en question (sauf éditos alibis s’entend). Ajoutons donc à cela le temps de lecture. Et puis les messages publicitaires qui jonchent les rues et célèbrent les vertus du consumérisme, de la joie de posséder, c'est-à-dire qui célèbrent la plus haute vertu proposée par le Système, l’orgasme marchand : l’achat.

    Bref, l’individu moyen est quotidiennement soumis aux stimuli du Système et à sa réalité virtuelle. Il est sous perfusion quasi permanente.

    L’avantage de la réalité virtuelle sur la propagande, c'est-à-dire l’avantage de manipuler les psychologies plutôt que la pensée est donc évident. Car au lieu d’avoir des individus qui ânonnent sans y croire les vertus d’un système en le honnissant (cf ex-URSS), l’homo-occidentalus fait l’apologie du Système en étant persuadé de le faire de son plein gré en fonction d’un raisonnement libre, juste et bon.

    L’individu se confond avec le Système qui a pénétré sa psychologie (2).

     La liberté dans les interstices des rouages

     Reste que cette manipulation en profondeur, malgré son caractère apparemment « soft » puisqu’elle vise une sujétion non contrainte, reste d’une violence terrible pour les psychologies. Difficile en effet de faire croire sans conséquences sur le long terme que le noir est blanc, que le bas est en haut, que la bassesse puisse être vertu.

    Instinctivement, nombreux sont donc ceux qui ressentent intuitivement un malaise au spectacle de cette réalité virtuelle : « on sent bien que quelque chose cloche, mais quoi… »

    C’est que le réel, un peu comme lorsque l’image d’une télévision est secouée par des parasites, fait régulièrement irruption dans la narrative du Système, sans que celui-ci puisse l’empêcher.

    Crise économique majeure qui oblige le Système à se sauver lui-même en reportant la dette des spéculateurs sur les peuples ; boucherie puis débandade militaires masquées en opération de libération et en victoire (Irak), manipulations trop grossières sur les buts de guerre (cf. la fable des armes de destructions massives irakiennes) ; le réel entre parfois trop brutalement en contradiction avec la narrative du Système et en démasque au moins brièvement la supercherie.

    Nombreux sont donc ceux qui, en proie à ce malaise, y cherchent une explication et sont donc réceptifs à d’autres informations, dissidentes ou alternatives comme on voudra, que le Système, et c’est là sa principale faiblesse, ne peut pas filtrer sans se désavouer lui-même puisqu’il s’affirme comme un espace de liberté. En ce sens, on constate que la narrative du Système est en même temps sa prison. 

    L’on pourrait donc caricaturer en disant que la vraie liberté se situe aujourd’hui dans les interstices des rouages du Système, dans ces espaces que le Système est contraint de laisser ouverts s’il veut lui-même fonctionner.

    Internet est truffé de ces espaces là. Il est bien sûr un outil formidable de communication au Service du Système, mais sa nature ubuesque a aussi ouvert une faille béante dans sa narrative car, pour la première fois, l’information échappe au contrôle du Système.

    De plus en plus de sites dissidents gagnent ainsi en audience et jouent un rôle « d’éveilleur » que le Système ne peut combattre frontalement. La presse-Pravda tente bien sûr désespérément de jouer l’opposition entre le mythe d’une info vérifiée, professionnelle, sérieuse contre le tout et n’importe-quoi qu’Internet produirait essentiellement. Mais c’est un baroud d’honneur.

     Vers l’esprit de résistance

     Et c’est là que l’on discerne les premières clés d’un nouveau manuel de guérilla possible, qui obéit grosso modo aux règles de la guerre de 4ème génération, c'est-à-dire ce que l’on appelle la guerre du faible au fort. Une guerre de harcèlement donc où, passez-moi l’expression, une poignée de moustiques peut efficacement s’employer à piquer le cul de l’éléphant jusqu’à le pousser à la faute, ou à le rendre fou. Les principes sont anciens (retourner les armes de l’adversaire contre lui, exploiter les failles dans sa défense, susciter la discorde chez l’ennemi), mais les moyens nouveaux.

    Il s’agit d’attaquer le Système dans sa narrative, de le marquer à la culotte, de le démasquer, d’en révéler au jour le jour les supercheries, les sophismes, les manipulations. L’objectif étant bien sûr de discréditer le Système et ses zélateurs par la mise en concurrence acharnée de sa réalité virtuelle et du réel.

    Ce combat en est au stade embryonnaire pour l’instant, et il est prévisible que le Système cherchera la parade par des astuces technologiques ou législatives.

    Mais au final, le combat est engagé. Et l’on pourrait dire que le champ de bataille se situe aujourd’hui dans cet espace infime et gigantesque à la fois que constitue le doute, la malaise que fait ressentir aux psychologies la manipulation du Système. Ce malaise est comme une faille qu’il faut élargir pour que s’y engouffre le réel. Ensuite, il appartiendra au dormeur de se réveiller en acceptant le vertige du réel, pour que puisse naître en lui l’esprit de résistance, le désir du combat.

    En attendant le coup de pouce de l’Histoire

    Aujourd’hui, le Système est profondément malade de ses contradictions. La supercherie est de plus en plus difficile à masquer. Les crises se multiplient et les seuls remèdes que sont capables de proposer les élites du Système sont de nature cosmétique bien sûr. Car le Système ne peut ni ne veut être réformé en profondeur, car ce serait admettre sa faiblesse, son inadéquation au réel. La seule préoccupation du Système est donc de protéger sa narrative, d’imposer à tous le déni du réel. Alors une crise succède à une autre crise, qui en abrite elle-même cent autres. Car le réel est là, comme un volcan, qui couve sous la cendre.

    Nous l’avons dit, la narrative du Système est en même temps sa prison. Sa force est donc sa faiblesse. Il est contrait de sauver les apparences, et sauver les apparences, c'est-à-dire la réalité virtuelle, lui impose des limitations terribles de ses capacités. Par exemple, sa machine de guerre, capable de renvoyer n’importe quel pays à l’âge de pierre, peut être réduite à l’impuissance à cause de cette narrative justement. En Afghanistan, on observe ainsi que les bavures, dès qu’elles sont connues, ont pour premier effet de compromettre les opérations en cours en obligeant le Système à clouer son aviation au sol, au moins le temps de faire oublier les crimes, de rétablir la narrative. S’en suit une suite interminable de « surge » qui ont tous ont la prétention d’être « la grande opération finale » et qui s’achèvent systématiquement en fantastiques ratages. De par les contraintes de la narrative, l’hyper-puissance militaire devient donc souvent impuissance avec, là encore, un désordre permanent qui s’installe. La hiérarchie militaire du Système se retrouve alors à hésiter sans cesse entre le désir d’atomiser les talibans, ou celui de les intégrer au gouvernement.

    C’est que le Système s’avère désormais lui aussi incapable de résoudre ses contradictions. Le Système est en crise car la structure même du Système le conduit inéluctablement vers la crise.

    Toutes les conditions sont donc réunies pour l’effondrement final. Mais à notre avis, seul un événement majeur pourra permettre aux peuples d’Occident de se libérer définitivement du Système. Un événement qui ne peut être qu’une fracture, un schisme, coup d’envoi de la dernière phase de l’effondrement attendu, à l’implosion, à la dissolution.

    Or il se trouve que la crise du Système rencontre aujourd’hui une autre crise, celle des Etats-Unis, matrice du Système justement. C’est là en effet que le monstre a été conçu, nourri, là où il a pris son envol, a déployé ses ailes.

    Notre thèse est donc que cet événement majeur tant attendu, le schisme, la fracture, pourrait prendre la forme d’une fracture transatlantique à la faveur de l’effondrement en cours de la puissance américaine.

    L’effondrement du Système américaniste et/ou occidentaliste qui enchaîne les esprits et les nations depuis la fin de la Seconde guerre mondiale pourrait donc être, pour l’Europe et l’Occident en général, le moment tant attendu de sa vraie libération, de sa renaissance.

    Encore faudra-t-il que suffisamment de dormeurs se soient réveillés d’ici là pour prendre les commandes de ce nouveau départ, et éviter que l’Histoire ne bégaie.

    C’est à notre sens l’enjeu du combat d’aujourd’hui. 

    Entrefilets (19 avril 2012)

     

    Notes :

    (1)   « J’estime que le traité de non-prolifération nucléaire (TNP) contient un message très ferme tant pour l’Iran que la Corée du Nord, a déclaré le secrétaire à la Défense américain, Robert Gates en présentant la nouvelle doctrine nucléaire américaine. Ce qui signifie que si vous acceptez de jouer selon les règles nous entreprendrons la mise en œuvre de certaines obligations envers vous; si vous devenez des « proliférateurs », alors toutes les options sont sur la table

    (2)   On sait que la CIA a expérimenté (faut-il parler au passé ?) des techniques de torture psychologique qui consistent à asséner de manière répétée des chocs sensoriels aux individus pour « laver leur psychologie ». Non pas pour y inscrire des messages nouveaux (ça c’était la technique obsolète du lavage de cerveau), mais pour en faire en quelque sorte une page blanche qui puisse être dès lors ouverte et réceptive à de nouvelles perceptions (cf Naomi Klein, La Stratégie du choc).

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  • La mémoire et l'histoire...

    Nous reproduisons ci-dessous un éditorial de Robert de Herte (alias Alain de Benoist) paru dans la revue Eléments (été 1998) et consacré à l'opposition entre la mémoire et l'histoire...

     

     

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    La mémoire et l'histoire

    «Naguère aveugle au totalitarisme, la pensée est maintenant aveuglée par lui», écrivait très justement Alain Finkielkraut en 1993 (Le Messager européen, 7). Le débat lancé en France par la parution du Livre noir du communisme est un bon exemple de cet aveuglement. D'autres événements qui, régulièrement, obligent nos contemporains à se confronter à l'histoire récente, illustrent eux aussi la difficulté de se déterminer par rapport au passé. Cette difficulté est encore accentuée aujourd'hui par la confrontation de la démarche historienne et d'une «mémoire» jalouse de ses prérogatives, qui tend désormais à se poser en valeur intrinsèque (il y aurait un «devoir de mémoire»), en morale de substitution, voire en nouvelle religiosité. Or, l'histoire et la mémoire ne sont pas de même nature. A bien des égards, elle sont même radicalement opposées.

    La mémoire a bien entendu sa légitimité propre, dans la mesure où elle vise essentiellement à fonder ou à garantir la survie des individus et des groupes. Mode de rapport affectif et souvent douloureux au passé, elle n'en est pas moins avant tout narcissique. Elle implique un culte du souvenir et une rémanence obsessionnelle du passé. Lorsqu'elle se fonde sur le souvenir des épreuves endurées, elle encourage ceux qui s'en réclament à s'éprouver comme titulaires du maximum de peines et de souffrances, pour la simple raison qu'on éprouve toujours plus douloureusement la souffrance que l'on a ressentie soi-même. (Ma souffrance et celle de mes proches est par définition plus grande que celle des autres, puisque c'est la seule que j'ai pu ressentir). Le risque est alors d'assister à une sorte de concurrence des mémoires, donnant elle-même naissance à une concurrence des victimes.

    La mémoire est en outre intrinsèquement belligène. Nécessairement sélective, puisqu'elle repose sur une «mise en intrigue du passé» (Paul Ricoeur) qui implique nécessairement un tri – et que de ce fait l'oubli est paradoxalement constitutif de sa formation –, elle interdit toute réconciliation, entretenant ainsi la haine et perpétuant les conflits. En abolissant la distance, la contextualisation, c'est-à-dire l'historicisation, elle élimine les nuances et institutionnalise les stéréotypes. Elle tend à représenter l'enchaînement des siècles comme une guerre des mêmes contre les mêmes, essentialisant ainsi les acteurs historiques et sociaux et cultivant l'anachronisme.

    Comme l'ont bien montré Tzvetan Todorov (Les abus de la mémoire, Arléa, 1995) et Henry Rousso (La haine du passé. Entretiens avec Philippe Petit, Textuel, 1998), mémoire et histoire représentent en fait deux formes antagonistes de rapport au passé. Ce rapport au passé, quand il emprunte le canal de la mémoire, n'a que faire de la vérité historique. Il lui suffit de dire : «Souviens toi !» La mémoire pousse par là au repli identitaire sur des souffrances singulières qu'on juge incomparables du seul fait qu'on s'identifie à ceux qui en ont été les victimes, alors que l'historien doit au contraire rompre autant qu'il le peut avec toute forme de subjectivité. La mémoire s'entretient par des commémorations, la recherche historienne par des travaux. La première est par définition à l'abri des doutes et des révisions. La seconde admet au contraire par principe la possibilité d'une remise en cause, dans la mesure où elle vise à établir des faits, fussent-ils oubliés ou choquants au regard de la mémoire, et à les situer dans leur contexte afin d'éviter l'anachronisme. La démarche historienne, pour être regardée comme telle, doit en d'autres termes s'émanciper de l'idéologie et du jugement moral. Là où la mémoire commande l'adhésion, elle exige la distanciation.

    C'est pour toutes ces raisons, comme l'expliquait Paul Ricoeur au colloque «Mémoire et histoire», organisé le 25 et 26 mars derniers par l'Académie universelle des cultures à l'Unesco, que la mémoire ne peut se substituer à l'histoire. «Dans un état de droit et une nation démocratique, c'est le devoir d'histoire et non le devoir de mémoire qui forme le citoyen», écrit de son côté Philippe Joutard («La tyrannie de la mémoire», in L'Histoire, mai 1998, p. 98).

    La mémoire, enfin, devient exorbitante quand elle prétend s'annexer la justice. Celle-ci n'a pas pour but, en effet, d'atténuer la douleur des victimes ou de leur offrir l'équivalent de la souffrance qu'elles ont subie. Elle a pour but de punir les criminels au regard de l'importance objective de leurs crimes, et compte tenu des circonstances dans lesquelles ils les ont commis, non au regard de la douleur qu'ils ont provoquée. Annexée par la mémoire, la justice se ramène inévitablement à la vengeance, alors que c'est précisément pour abolir la vengeance qu'elle a été créée.

    Après la parution du Livre noir, certains ont à nouveau réclamé un «Nuremberg du communisme». Cette idée, avancée pour la première fois par le dissident russe Vladimir Boukovski (Jugement à Moscou, 1995) et généralement reprise à des fins purement polémiques, est pour le moins douteuse. A quoi bon juger ceux que l'histoire a déjà condamnés ? Les anciens pays communistes ont certes tout loisir, s'ils le désirent, de traduire leurs anciens dirigeants devant leurs tribunaux, car la justice d'un pays donné garantit l'ordre interne de ce pays. Il n'en va pas de même d'une justice «internationale», dont il a surabondamment été démontré qu'elle repose sur une conception irénique de la fonction juridique, en l'occurrence sur l'idée qu'il est possible d'affranchir l'acte judiciaire de son contexte particulier et du rapport de forces qui constitue sa toile de fond. Plus profondément, on peut aussi penser que le rôle des tribunaux est de juger des hommes, non des idéologies ou des régimes. «Prétendre juger un régime, disait Hannah Arendt, c'est prétendre juger la nature humaine».

    Le passé doit passer, non pour tomber dans l'oubli, mais pour trouver sa place dans le seul contexte qui lui convienne : l'histoire. Seul un passé historicisé peut en effet informer valablement le présent, alors qu'un passé rendu toujours actuel ne peut qu'être source de polémiques partisanes et d'ambiguïtés.

    Il y a quatre siècles, l'édit de Nantes, dans son article premier, proclamait déjà la nécessité de faire taire la mémoire pour restaurer une paix civile mise à mal par les guerres de religion : «Que la mémoire de toutes choses passées d'une part et d'autre, depuis le commencement du mois de mars 1585 jusqu'à notre avènement à la couronne, et durant les autres troubles précédents et à l'occasion d'iceux, demeurera éteinte et assoupie, comme de chose non advenue : et ne sera loisible ni permis à nos procureurs généraux, ni autres personnes quelconques, publiques ni privées, en quelque temps, ni pour quelque occasion que ce soit, en faire mention, procès ou poursuite en aucune cour et juridiction que ce soit». Seule la démarche historienne peut valablement déterminer ce dont on doit se souvenir. Mais on ne peut envisager l'avenir qu'en consentant à oublier une partie du passé.

    Robert de Herte (Elément n°92, juillet 1998)

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  • Rousseau : un moderne antimoderne ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un article d'Alain de Benoist, cueilli sur le site de la revue mensuelle Le spectacle du monde et consacré à Jean-Jacques Rousseau, penseur politique et critique virulent de la philosophie des Lumières. Directeur des revues Krisis et Nouvelle école, Alain de Benoist a récemment publié aux éditions De Fallois un livre d'entretien avec François Bousquet intitulé Mémoire vive.

     

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    Jean-Jacques Rousseau, un moderne antimoderne

    Il y a tout juste un siècle, le 11 juin 1912, Maurice Barrès prononçait à la Chambre des députés un discours dans lequel il dénonçait solennellement la commémoration nationale du bicentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau, auteur qu’il avait pourtant chéri et célébré dans sa jeunesse. Le Contrat social, dira-t-il plus tard, est « profondément imbécile », et son auteur un « demi-fou ». Au siècle précédent, Joseph de Maistre, pour ne citer que lui, avait déjà donné le ton en déclarant que Rousseau « ne s’exprime clairement sur rien » et que tous ses écrits sont « méprisables ». Charles Maurras, de même, n’aura de cesse de s’en prendre au « misérable Rousseau ».

    Modèle même du « prince des nuées » aux yeux des contre-révolutionnaires, Rousseau ne trouvera pas non plus grâce aux yeux des libéraux, qui voient en lui l’inspirateur de la part la plus contestable de la Révolution française. Cette assimilation s’appuie sur la popularité du Contrat social auprès des révolutionnaires et sur le transfert solennel au Panthéon des cendres de son auteur, le 15 octobre 1794. Mais elle en dit plus long sur l’influence de la Révolution sur l’interprétation de Rousseau que sur l’influence de Rousseau sur la Révolution.

    Les écrits autobiographiques de Rousseau, les Confessions et les Rêveries, tout comme la Nouvelle Héloïse, feront surgir d’autres critiques. Cette fois-ci, on s’en prendra à la sensibilité « féminine » et à l’«exhibitionnisme maladif » – Jules Lemaître parlait d’« affreuse sensiblerie » – de ces ouvrages, présentés tantôt comme d’inspiration romantique avant la lettre, tantôt comme vantant un « retour à la nature » suspect de « panthéisme ».

    Bref, depuis deux siècles – et même trois, puisque d’innombrables manifestations nous rappellent qu’on célèbre en ce moment le tricentenaire de sa naissance –, Rousseau n’a cessé d’être convoqué au tribunal de l’histoire. Chacun s’accorde à lui reconnaître une place essentielle dans l’histoire des idées, et pourtant ceux qui tonnent contre lui, en le réduisant à des formules toutes faites (le « bon sauvage », l’« homme naturellement bon », etc.), l’ont rarement lu. La preuve en est qu’on l’assimile couramment à la philosophie des Lumières, qu’il récuse expressément.

    Mais reprenons par le début. Jean-Jacques Rousseau est né à Genève le 28 juin 1712. En 1742, il monte à Paris pour présenter un système de notation musicale chiffrée à l’Académie des sciences, qui le refuse. Deux ans plus tard, après avoir été pendant quelques mois secrétaire de l’ambassadeur de France à Venise, il revient à Paris, où il commence à fréquenter les salons. C’est là qu’il rencontre les « philosophes », c’est-à-dire les Encyclopédistes. Mais il se découvre vite en opposition avec eux. Il rompt successivement avec Condillac, avec Jean le Rond d’Alembert, et même avec Diderot, l’éditeur de l’Encyclopédie, qui fut pourtant son ami. Il se montre pareillement critique envers Condorcet, D’Holbach ou Helvétius. Quant à Voltaire, il deviendra bientôt son pire ennemi.

    Lorsqu’en 1749, il participe au concours ouvert par l’académie de Dijon sur le thème « Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les moeurs » (il obtiendra le premier prix), c’est pour répondre avec force par la négative. Sa conclusion est que les sciences, les lettres et les arts ont surtout contribué à la « corruption des moeurs » et que leur prétendu « progrès » s’est partout traduit par un abaissement de la morale : « Nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection. » Prendre une telle position, écrit Frédéric Lefebvre, « c’était déjà se tourner contre la Cour et les salons […], le paraître plutôt que l’être […] ». C’était surtout s’en prendre radicalement à l’idéologie du progrès, qui sous-tend tout le projet des Lumières. Car, dans la querelle des Anciens et des Modernes, Rousseau se situe sans équivoque du côté des premiers.

    Depuis son enfance, d’ailleurs, il admire par-dessus tout la République romaine (« A douze ans, j’étais un Romain ») et c’est à l’Antiquité qu’il se réfère tout au long de son oeuvre pour exalter la citoyenneté, la vertu antique et la patrie. « Sans cesse occupé de Rome et d’Athènes, écrira-t-il dans ses Confessions, vivant, pour ainsi dire, avec leurs grands hommes, né moi-même citoyen d’une République et fils d’un père dont l’amour de la patrie était la plus forte passion, je m’enflammais à son exemple ; je me croyais Grec ou Romain. »

    Les Lumières voyaient dans le développement du commerce un moyen, non seulement d’accroître la richesse, mais aussi de faire disparaître la guerre : la négociation intéressée, profitable à tous, devait se substituer peu à peu à la confrontation armée. Rousseau dénonce au contraire la corruption et les artifices des sociétés vouées au commerce et assure qu’à l’économie de production, qui s’attache au profit et fait de l’argent le moteur de la société, il vaut mieux préférer l’économie de subsistance, qui ne consomme que ce qu’elle produit. C’est pourquoi il fait l’éloge de l’agriculture, persuadé qu’il est en outre que le goût de la terre se confond avec l’apprentissage de la patrie : « Le meilleur mobile d’un gouvernement est l’amour de la patrie, et cet amour se cultive dans les champs. »

    De même, dans le grand débat sur le luxe qui agite tout le XVIIIe siècle, Rousseau s’affiche avec force comme un adversaire de la corruption engendrée par le luxe, au moment même où les « philosophes » en font bruyamment l’apologie. Le luxe « corrompt à la fois le riche et le pauvre, l’un par la possession, l’autre par la convoitise; il vend la patrie à la mollesse et à la vanité ». Sur le plan économique, il prône donc la modération : « Que nul citoyen ne soit assez opulent pour pouvoir en acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre […] Ne souffrez ni des gens opulents ni des gueux. Ces deux états, naturellement inséparables, sont également funestes au bien commun » (Du contrat social).

    S’opposant frontalement à la thèse de Bernard Mandeville (la Fable des abeilles, 1714), selon laquelle la recherche égoïste du profit individuel aboutit paradoxalement au bonheur de tous, Rousseau rejette l’idée d’une harmonie sociale spontanée résultant de la libre confrontation des intérêts. « Loin que l’intérêt particulier s’allie au bien général, écrit-il, ils s’excluent l’un l’autre dans l’ordre naturel des choses. » Pour lui, les échanges économiques ne réunissent les hommes qu’en les opposant. Récusant l’idée d’un fondement économique de la société, Rousseau en tient pour un fondement strictement politique et, à l’encontre des physiocrates comme des philosophes des Lumières, affirme fermement la nécessaire subordination de l’économie au politique.

    Mais il est encore un autre domaine où la pensée de Rousseau s’oppose directement à celle des Lumières. C’est la question du « cosmopolitisme ». Mably affirmait que l’« amour de l’humanité » était une « vertu supérieure à l’amour de la patrie ». Turgot, Condorcet, Voltaire, Diderot se considéraient comme avant tout chargés d’«éclairer le genre humain ». Rousseau est d’un avis tout différent. A partir du premier Discours (1755), il condamne l’universalisme avec de plus en plus de netteté. Constatant que « plus le lien social s’étend, plus il se relâche », il n’hésite pas à mettre en accusation « ces prétendus cosmopolites qui, justifiant leur amour pour la patrie par leur amour pour le genre humain, se vantent d’aimer tout le monde pour avoir droit de n’aimer personne ».

    Ici encore, il raisonne en théoricien du politique. Dans le Manuscrit de Genève, première version du Contrat social, il explique longuement pourquoi il ne croit pas à la possibilité d’instaurer une « société générale du genre humain ». Dans son système, la volonté générale n’est générale que pour les membres d’une même société politique ; elle est particulière pour les autres États. On connaît cette célèbre formule, énoncée dans l’Emile : « Il faut opter entre faire un homme ou un citoyen : car on ne peut faire à la fois l’un et l’autre. » Pour Rousseau, « nous ne commençons à devenir hommes qu’après avoir été citoyens » !

    C’est cette conviction que la citoyenneté n’a rien à voir avec l’appartenance au genre humain qui conduit le citoyen de Genève à écrire, au début de l’Emile, ces phrases étonnantes : « Tout patriote est dur aux étrangers ; ils ne sont qu’hommes, ils ne sont rien à ses yeux. Cet inconvénient est inévitable, mais il est faible. L’essentiel est d’être bon aux gens avec qui l’on vit […] Défiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher au loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent de remplir autour d’eux. »

    Des considérations analogues se retrouveront plus tard dans ses projets de Constitution pour la Corse et la Pologne. Aux Corses, Rousseau rappelle que « tout peuple a ou doit avoir un caractère national » et que, « s’il en manquait, il faudrait commencer par le lui donner ». Il en déduit que « le droit de cité ne pourra être donné à nul étranger sauf une seule fois en cinquante ans à un seul s’il se présente et qu’il en soit jugé digne, ou le plus digne de ceux qui se présenteront ». Aux Polonais, il explique que l’essentiel est de confirmer « une physionomie nationale qui les distinguera des autres peuples, qui les empêchera de se fondre[…] ». Il ajoute qu’à rebours de l’« exécrable proverbe » selon lequel « la patrie se trouve partout où l’on se trouve bien », il faut proclamer tout à l’inverse: Ubi patria, ibi bene.

    Mais alors, comment faut-il comprendre la thématique du contrat social ? Et les « rêveries » sur l’état de nature ? L’homme « naturellement bon » ? Le point de départ du raisonnement de Rousseau tient tout entier dans ce constat que dans la société moderne l’homme est tout à la fois méchant et malheureux. « Or, comme l’écrit Pierre Manent, il n’est pas naturel à l’homme d’être méchant et malheureux. Cette société est donc contre nature. » Il importe alors savoir comment l’homme moderne a été « dénaturé. » C’est la grande préoccupation de Rousseau.

    La société qu’observe Rousseau témoigne d’une aliénation généralisée, qui lui inspire les premières pages du Contrat social : « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers. Tel se croit le maître des autres, qui ne laisse pas d’être plus esclave qu’eux. » La première phrase est la plus souvent citée, mais la plus intéressante est la seconde. Rousseau ne se borne pas, en effet, à dénoncer ceux qui exercent une domination sociale, il affirme d’entrée que ceux-ci sont tout autant « esclaves » que ceux qu’ils asservissent. De façon révélatrice, et bien qu’il soit de toute évidence un adversaire des hiérarchies de l’Ancien Régime, Rousseau ne concentre donc pas ses attaques contre l’absolutisme royal. Observateur perspicace, il réalise (et en cela il est très avance sur son temps), que ce qui gouverne désormais le monde est l’« opinion ». L’opinion est une autorité sans organe, sans lieu d’exercice déterminé, mais dont l’influence se manifeste partout. Or, l’opinion, c’est d’abord l’inégalité, c’est-à-dire une distorsion pathologique des rapports sociaux.

    Mais encore faut-il s’entendre sur cette critique de l’inégalité. Chez Rousseau, la valorisation de l’égalité ne se confond nullement avec l’affirmation d’une égalité en nature de tous les hommes. Elle prend plutôt la forme d’un appel à une sorte de réciprocité entre les individus assez proche du système du don et du contre-don. Loin de préconiser un égalitarisme niveleur, Rousseau souligne la nécessité de récompenser à leur juste valeur les services rendus à la patrie. Il ne veut nullement abolir toute hiérarchie, mais fonder les distinctions sociales sur l’utilité commune.

    En cela, Rousseau manifeste une fois de plus tout ce qui le distingue des Lumières. Alors que ces dernières ne cessent de vanter la société civile par opposition à l’Etat, parce qu’elles estiment que la société civile permet aux individus de réaliser leur liberté en se soustrayant au pouvoir politique et en devenant chacun la source des actions qu’ils jugent les plus conformes à leurs intérêts (l’Etat n’ayant plus rien d’autre à faire que garantir cette liberté), Rousseau se livre au contraire à une critique radicale de cette même société civile, où s’impose le type du « bourgeois », cet homme qui dissocie radicalement son bien propre du bien commun et qui, pour réaliser son bien propre, cherche à tirer le maximum de profit de l’exploitation d’autrui.

    On a constamment accusé Rousseau de prétendre que la société n’est pas l’état naturel de l’homme et qu’il convient d’en revenir à l’état de nature, conçu comme une sorte d’âge d’or ou de paradis perdu. C’est un contresens total. Non seulement Rousseau ne prône aucun retour à l’état de nature, mais il affirme explicitement le contraire. Le passage de l’état de nature à l’état civil est pour lui irréversible.

    Certes, tout comme Hobbes, qu’il critique si radicalement par ailleurs, Rousseau commet incontestablement l’erreur de ne pas croire à la sociabilité naturelle de l’homme. Mais c’est précisément parce qu’il ne conçoit pas les hommes comme naturellement sociaux qu’il s’affirme convaincu qu’une société qui conserverait ce trait de nature serait vouée à l’impuissance et à la division. Dans une telle société, dit-il, nul ne pourrait être ni moral, ni sincère, ni même en sécurité. Rousseau exige donc que les individus soient « dénaturés », c’est-à-dire soustraits à l’individualisme et transformés en citoyens patriotes, vertueux et désintéressés, aimant leur cité plus qu’eux-mêmes et recherchant la vertu plutôt que leur propre intérêt.

    Ce qu’il veut, c’est déterminer les moyens permettant à l’individu de se défaire de son égoïsme pour s’identifier au tout social, sans pour autant renoncer à sa liberté: « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, en s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant. » Telle est la raison d’être du Contrat social.

    En fait, ce que Rousseau, dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, appelle « état de nature » est un état de simple potentialité où sommeille la perfectibilité humaine. Cette notion de perfectibilité est essentielle, car c’est elle qui assure la médiation entre la nature et la culture. Elle n’a pas de contenu propre, mais permet à toutes les autres facultés de se manifester le moment venu. Rousseau veut montrer que l’homme se construit lui-même pour une large part et que c’est en cela qu’il se distingue des animaux. Les animaux n’ont pas d’histoire, alors que l’homme se construit historiquement. Le propre de la nature humaine est d’être vouée à la culture et, comme telle, à l’historicité. L’homme, en d’autres termes, est un être qui ne peut jamais se borner à ce qu’il est. Il y a chez lui une capacité de dépassement de soi qu’on ne retrouve dans aucune autre espèce.

    Quant à la « bonté naturelle » de l’homme, ce n’est nullement une qualité morale, mais une simple propension – cet « homme » n’en étant d’ailleurs pas encore tout à fait un, puisqu’il n’a pas encore intériorisé dans sa conscience l’existence des autres. Rousseau le dit très explicitement : l’humanité proprement dite ne commence qu’avec le surgissement simultané de la conscience d’autrui, la distinction entre le bien et le mal et la possibilité d’agir librement.

    Comme l’explique Benjamin Barber, « la première phrase du Contrat social, selon laquelle l’homme, né libre, est partout dans les fers, ne signifie pas que l’homme est libre par nature et que la société l’asservisse. Elle signifie plutôt que la liberté naturelle est une abstraction, tandis que la dépendance est la réalité humaine concrète. Le but de la politique n’est donc pas tant de préserver la liberté naturelle, mais de rendre la dépendance légitime par la citoyenneté et d’établir la liberté politique grâce à la communauté démocratique ».

    N’étant pas en lui-même créateur d’un ordre juste, le contrat social de Rousseau n’a pas grand-chose à voir avec le contrat des contractualistes libéraux. « Le pacte social, peut-on lire dans l’Emile, est d’une nature particulière, et propre à lui seul, en ce que le peuple ne contracte qu’avec lui-même : c’est-à-dire, le peuple en corps comme souverain, avec les particuliers comme sujets. »

    Cette idée d’un « peuple en corps comme souverain » est incontestablement le grand apport de Rousseau. Contrairement à Diderot, pour qui « ôter du peuple son caractère de peuple équivaudrait à le rendre meilleur », Rousseau affirme que le peuple est le seul à avoir le droit de gouverner parce qu’il est le seul véritable sujet politique : « La puissance législative appartient au peuple, et ne peut appartenir qu’à lui. » Le peuple est ainsi posé d’emblée comme source première de la vie collective.

    Alors que les philosophes des Lumières ne rêvent que de transposer en France les institutions anglaises, Rousseau (qui a séjourné à Londres en 1766) se range parmi les contempteurs du système politique britannique. Dans le Contrat social, il s’en prend à la « liberté anglaise » et au système représentatif : « Le peuple anglais pense être libre; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. » C’est pourquoi Rousseau en tient pour le mandat impératif, qui maintient en permanence les élus sous le contrôle de leurs électeurs. Le gouvernement, autrement dit, doit se borner à exécuter les volontés du peuple: une loi qui n’est pas ratifiée par le peuple est nulle. Cette critique de la représentation sera reprise par Carl Schmitt (« le mythe de la représentation supprime le peuple, comme l’individualisme supprime l’individu »). La seule démocratie authentique est la démocratie directe.

    Rousseau affirme donc que c’est en s’identifiant à la communauté politique à laquelle il appartient que le citoyen pourra reconnaître son propre bien dans le bien commun que vise la volonté générale. Bien entendu, « chaque homme peut comme homme avoir une volonté particulière contraire ou dissemblable à la volonté générale qu’il a comme citoyen ». Mais Rousseau écrit alors: « Quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps: ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre. »

    Cette dernière formule lui été a beaucoup reprochée. Rousseau ne veut pourtant pas dire que la liberté individuelle doit être supprimée, mais qu’il faut lutter contre les passions personnelles qui écartent de l’intérêt commun et cultiver une vertu qui favorise le lien social. L’expression « forcer à être libre » n’évoque pas une coercition de type totalitaire, mais s’inscrit dans une réflexion sur les conditions de la liberté et celles de l’intériorisation des obligations. Rendre libre, c’est forcer l’individu récalcitrant à s’acquitter de sa part des charges publiques en parvenant à la maîtrise de soi, car l’autonomie authentique suppose de se soumettre à des normes communautaires partagées, c’est-à-dire de respecter les règles que l’on a soi-même fixées. Rousseau, à l’instar des anciens Grecs, ne conçoit donc l’homme que comme citoyen. Le bon citoyen est celui qui participe aux affaires publiques en tant qu’il est membre du peuple, détenteur du pouvoir exécutif. Le mauvais citoyen est celui qui veut faire prédominer son intérêt particulier au détriment du bien commun et qui utilise les autres comme un moyen de parvenir à cette fin. C’est pourquoi Jean-Jacques condamne les factions, les partis et les « groupes d’intérêts » particuliers, car leur existence fait perdre de vue le bien commun et dissout la volonté générale.

    Sa conception de la vie sociale est en outre marquée d’un certain organicisme. Dans son « Discours sur l’économie politique », rédigé en 1755 pour l’Encyclopédie, il affirme ainsi que « le corps politique peut être considéré comme un corps organisé, vivant et semblable à celui d’un homme ». Cependant, il réalise aussi qu’à la différence du corps humain, l’unité du corps politique reste toujours précaire, car les intérêts particuliers menacent constamment de prévaloir sur le bien commun. L’harmonie sociale ne peut donc résulter que de la mise en oeuvre d’une volonté politique. C’est la tâche qui revient au législateur, que Rousseau imagine à l’exemple de Lycurgue, de Solon ou de Numa. Le législateur ne doit pas être vu comme un démiurge, mais comme chargé d’exprimer la nature sociale des hommes en les transformant en « vertueux patriotes ». Pour édifier une « âme nationale », il faut une éducation publique qui apprenne au citoyen ce qu’est son pays, son histoire et ses lois et qui les lui fasse aimer au point qu’il se tienne toujours prêt à défendre sa terre, son peuple et sa patrie. En 1778, Jean-Jacques Rousseau accepte l’invitation du marquis de Girardin à séjourner au parc d’Ermenonville. Il y arrive le 20 mai, mais décède le 20 juillet. Ses restes ne seront transférés à Paris qu’en 1794, pour y être inhumés au Panthéon… face à ceux de Voltaire!

    Comme Leo Strauss l’a bien remarqué, Rousseau inaugure la deuxième vague de la modernité (Machiavel correspondant à la première et Nietzsche à la troisième). Prosateur incomparable, théoricien du primat du politique, adversaire résolu des Lumières auxquelles on s’obstine encore à l’assimiler au seul motif qu’il professait lui aussi un idéal d’émancipation individuelle et collective, il ne fut pas seulement un précurseur du romantisme, voire de l’écologisme, mais l’un des vrais fondateurs de la psychologie moderne et de la sociologie critique. C’est en cela qu’il défie toutes les étiquettes. Alors, Rousseau révolutionnaire conservateur ? Il serait temps de rouvrir le dossier.

    Alain de Benoist (Le spectacle du monde, juin 2012)

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  • L'idéal de l'Empire de Prométhée à Epiméthée

    Nous reproduisons ci-dessous un texte intéressant du philosophe et homme politique italien, Massimo Cacciari, cueilli sur le site du quotidien Libération. Massimo Cacciari est l'auteur de nombreux essais et une partie de son oeuvre est traduite en français. Les éditions de l'Eclat ont ainsi publié en 2011 un texte intitulé Le Jésus de Nietzsche

     

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    L'idéal de l'Empire de Prométhée à Epiméthée

    Incontestablement, la période qui va de l’écroulement du « socialisme réel » à la nouvelle « grande crise » que nous traversons actuellement peut être définie véritablement comme une époque. Le terme Epochè indique, en effet, l’arrêt, l’interruption, mais non pas comme s’il s’agissait d’un espace vide, d’un intervalle. Il signifie, au contraire, un resserrement dans le cours du temps, une abréviation extraordinaire, dans laquelle ses caractères essentiels s’expriment comme contractés les uns sur les autres et les uns contre les autres. L’époque, de ce point de vue, n’est donc nullement un « temps long », mais le concentré de ses significations dans un spasme, qui les révèle et peut aussi, en même temps, les dissoudre. De ce même point de vue, on peut définir comme « époque » la grande guerre civile qui a anéanti la centralité politique de l’Europe entre 1914 et 1944: trente ans seulement, à peine plus que « notre » 1989-2011. Dans l’époque, se précipitent évidemment des idées, des facteurs, des contradictions mûries dans le « temps long » – et c’est pourquoi il est impossible de la comprendre de manière isolée. Mais elle assume toutefois une valeur révélatrice et déploie les mêmes éléments qui étaient déjà à l’œuvre selon des dimensions et des énergies nouvelles. Alors que, précisément, toute « normalité » est arrêtée, ce qui semblait à première vue normal et facilement prévisible dans ses développements s’exprime désormais selon des formes inattendues et inquiétantes. Dans un certain sens, l’époque assume toujours une valeur « apocalyptique ». Conséquence évidente de cet état de choses : l’affirmation d’une extraordinaire porosité des mots. Leur puissance « apophantique » décroît redoutablement. Le rapport entre les mots et les choses qu’ils devraient désigner se fait dans la plus grande insécurité. Que signifient aujourd’hui les mots démocratie ? marché ? paix ? Ou encore : nous avons fait l’unité européenne – mais que signifie l’Europe ? l’Occident ? Ainsi, le terme époque résume aussi en soi sa profonde signification sceptique : toute époque authentique se révèle également en tant que doute radical sur son propre passé et ne s’ouvre au futur que de manière hasardeuse.

    À la veille d’une telle « époque », les signes qui permettent de la lire restent cachés. Les temps semblent même favoriser des prévisions contraires. La veille d’une époque se caractérise par un certain bavardage sur notre capacité à « contrôler » l’avenir, tandis que l’époque qui suit semble « faite » pour démontrer la loi éternelle de l’hétérogenèse des fins. Ce fut le cas de l’anno mirabile 1989. La troisième guerre mondiale était terminée. Un seul Titan restait en scène, à la puissance inapprochable. Mais c’était un Titan qui, malgré son nom, se voulait non-violent. C’était un Prométhée bienfaiteur des misérables mortels, qui aurait travaillé et se serait volontiers sacrifié pour harmoniser et unifier leurs désaccords et leur assurer justice et bien-être. Comme Prométhée, il avait en réserve, pour nous, le don le plus précieux: la raison, le nombre, la capacité de calculer et de transformer. L’affirmation de son modèle de rationalité aurait été le fondement de la sécurité et de la paix.

    Aube ou crépuscule ? L’époque rapproche les couleurs jusqu’à les confondre. Mais tous ou presque obéirent à cette Annonce, comme à l’aube d’un Nouveau Commencement. Le tragique vingtième siècle de la « tyrannie des valeurs » déclinait enfin et surgissait l’âge de la concorde entre science, technique, marché, démocratie et « droits de l’homme ». Qu’il y ait pu y avoir une symbiose inavouable entre les deux Titans (à partir d’une origine commune !) – qu’ils n’aient pu régner qu’ensemble – et que, donc, la fin de l’un ait pu représenter une menace mortelle pour l’autre – tout cela ne fut même pas suspecté. Tout au plus les traditionnels adversaires du vainqueur s’exercèrent à en dénigrer la puissance solitaire – justifiés en cela par l’indécente jubilation de ses vassaux.

    L’époque qui s’est ouverte alors a fait justice de cette antiquaille, nous rappelant le célèbre dit romain : vae victoribus ! « Malheur aux vainqueurs ! » On ne remporte pas la victoire dans la guerre tant qu’on n’a pas remporté la victoire dans la paix. Prométhée pouvait-il vaincre ? Ce Titan pouvait-il mener à terme l’ordinatio ad unum, cette « aspiration à l’unité » de cette planète toujours plus étriquée et plus pauvre, pour laquelle il se sentait depuis longtemps appelé? Certes, il représentait le courant spirituel et politique le plus fort d’Occident, la seule puissance hégémonique qui avait survécu au suicide d’Europe, profondément enracinée dans une grande culture populaire, forte de valeurs partagées. Mais là aussi résidait sa faiblesse. Sa propre puissance créait l’illusion que le monde pouvait être guidé depuis les sommets du Capitole. Il l’avait déjà été péniblement au cours des décennies précédentes à travers le foedus, l’«alliance», toujours incertaine, mais aussi toujours opérante, entre Empire d’Occident et Empire d’Orient. L’écroulement de ce dernier ébranlait de manière automatique des régions tout entières, stratégiques d’un point de vue géopolitique et sur lesquelles le vainqueur n’avait quasiment aucune prise : il «  libérait » des énergies auparavant contrôlées de quelque manière et contraintes à jouer toujours, en tout cas à l’intérieur de la « guerre mondiale » ; il brisait le conflit, en le rendant illisible pour celui qui avait été formé à calculer selon les paramètres « universalistes » de cette guerre.

    L’époque a mis à l’ordre du jour, impérieusement, l’idée d’Empire – et tout aussi impérieusement elle l’a démantelée. Voici un exemple éclatant de cette morsure du temps qu’une époque représente. L’occasion impériale s’avérait presque comme nécessaire à la proclamation de la victoire. Les vassaux européens suivaient, en applaudissant, son char. Mais les adversaires en faisaient tout autant. Aucune apologie de l’Empire ne fut plus convaincante, concernant le destin qu’il aurait dû représenter, que les critiques de ses détracteurs. Mais Prométhée n’est pas intrinsèquement capable d’Empire. Il ne sait pas le concevoir ex nationibus ; il n’a aucune idée du pluralisme (idéologique, religieux, culturel) qui est immanent à son concept; par conséquent, il ne parvient pas à donner naissance à des formes de gouvernements authentiquement « impériales ». La guerre – que, tout au long des années 60 et 70, le vainqueur s’était déjà montré incapable de conduire efficacement en dehors des schémas de la rationalité militaire, fondés sur le concept de justus hostis – n’était que la poursuite de la faillite de la politique par d’autres moyens. L’Empire dure jusqu’au 11 septembre. Puis l’époque en consume l’écroulement.

    Le 11 septembre crée l’illusion d’une relance en grandes pompes de l’idée impériale ; en réalité, elle en marque la fin. Les désastreuses guerres de Bush junior en poursuivent le fantôme, tandis qu’elles essaient de masquer les causes aussi matérielles qui en décrètent la faillite.

    Il s’est avéré, toujours lors de ce temps bref, dans le dialogue tout aussi bref de l’époque, que le nouvel Empire avait construit une grande partie de son hégémonie en étendant sa dette ; il s’est avéré que son peuple, même en se fondant sur la foi en sa propre mission, s’est caractérisé par une épargne négative. Il s’est avéré que les politiques de l’aspirant Empire ont donné libre cours à la plus glorieuse période de dérégulation que l’histoire du capitalisme ait peut-être jamais connue et à l’écroulement de toute forme de contrôle sur les activités économiques et financières. Il s’est avéré que tout cela portait le vainqueur à dépendre tout d’abord du Japon, puis de la Chine pour le financement de sa propre dette. Il s’est avéré encore que ce financement impliquait la « reddition » à la Chine sur des questions fondamentales, comme son entrée dans l'OMC en tant qu’économie de marché (sic !) et le maintien de sa monnaie à des niveaux incroyablement bas. Il s’avère maintenant que l’Empire est dans une situation de « souveraineté limitée », comme n’importe quel Etat de la vieille Europe.

    Naturellement les ressources de Prométhée sont immenses. Mais il est évident que ses velléités d’unification ont échoué. Et elles ne pouvaient qu’échouer. La présidence d’Obama enregistre et administre cet échec. Ce sera un blasphème – et ça l’est certainement – mais on ne peut s’empêcher de le penser. Qui n’a pas salué comme un nouveau lever du jour la perestroïka de Gorbatchev ? Quelqu’un s’en souvient-il ? Mais Gorbatchev était, tragiquement, uniquement, rex destruens, « roi démolisseur ». Lourd destin – mais il revient toujours à quelqu’un dans l’Histoire de devoir défaire, de n’avoir rien d’autre à faire que défaire, sans même espérer pouvoir repartir de là. Il n’y a pas de feu sans cendres. Obama : nouvelle ère, nouveau siècle, et même : nouveau millénaire. Nouveau visage à tout point de vue – comme Gorbatchev, qui ne ressemblait certes pas aux vieux staliniens, ni au typique représentant du KGB, comme Poutine. Obama : voici la possibilité de relancer l’idée impériale selon le fil d’Ariane des « droits de l’homme » de l’évangile démocratique, de l’œcuménisme dialogique. Avec l’icône éternelle de JFK dans le dos. Mais il semble qu’il ne lui reste qu’à « démonter » les guerres des autres, qu’à traiter avec les « maudites » agences de notation, qui, après avoir réduit en poussière tout contrôle effectif dans les années de la grande bulle, désignent maintenant, comme des censeurs sévères, les victimes imminentes à la spéculation internationale ; qu’à essayer de donner une forme plausible à l’embrouillamini inextricable qui s’est formé entre économie américaine et République populaire chinoise.

    Il n’y a aucun Empire à la fin de l’époque, et moins encore quelque organisation multipolaire fondée sur d’authentiques alliances. Celui qui, il y a vingt ans, semblait pouvoir aspirer à servir de « cocher » global, arrive à peine aujourd’hui à se tenir debout. Celui qui remplit aujourd’hui une fonction économique et financière clé n’est nullement en mesure d’assumer une fonction politiquement hégémonique. Le premier pourra-t-il renaître ? Le second pourra-t-il se transformer en puissance politique globale ? Les anciennes et nouvelles puissances pourront-elles donner vie à une organisation commune, à partir des « fondamentaux » financiers, économiques et commerciaux ? L’époque suspend son jugement. Les Prométhée qui croient tout prévoir ne sont que ceux qui la projettent et la préparent. Finalement, on « calcule » comment ce qui est arrivé correspond à ce qui était attendu en moindre proportion – et l’on n’ose pas faire de prévision. L’époque commence avec Prométhée, le «  prévoyant », et s’achève avec Epiméthée, « celui qui réfléchit après coup ». De la modestie de son doute et du réalisme désenchanté de ses analyses, nous pourrons peut-être tirer quelque bénéfice.

    Massimo Cacciari (Libération, 30 juin 2012)

    Traduit de l'italien par Michel Valensi

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