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Textes - Page 10

  • Un marché des nationalités ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte important de Jacques Sapir, cueilli sur son carnet RussEurope et consacré à une réflexion sur les notions de nation, de souveraineté et de démocratie. Economiste hétérodoxe, Jacques Sapir est notamment l'auteur d'un essai intitulé La démondialisation (Seuil, 2011).

     

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    Un marché des nationalités ou de quoi Arnault, Bardot et Depardieu sont-ils le nom


    Un commentaire sur une note de Michel Wieviorka

    Michel Wieviorka vient de publier sur son carnet une réaction aux cas Arnault, Depardieu et Bardot1 qui soulève des problèmes de fond. Avec ce texte, court mais dense, nous sommes à mille lieux des remarques et réactions journalistiques suscitées par l’« exil fiscal » des uns et des autres. Ce texte est important, et sans doute plus que ne le pense son auteur, car il touche à des problèmes qui sont réellement fondamentaux. C’est la raison pour laquelle il me semble nécessaire d’aller au fond de ce débat.

    Michel Wieviorka pointe, à très juste titre, que ces comportements remettent en cause l’idée même de Nation. Il dit, et je le cite :

    « La citoyenneté, l’identité nationale deviennent un attribut de la personne, qui peut dans cette perspective nouvelle juger bon de s’en dessaisir, de faire le choix d’une autre citoyenneté. »

    Comment ne pas constater que telle est bien la logique dans laquelle s’inscrivent, pour des raisons d’ailleurs différentes, tant Arnault que Depardieu ou Bardot. Cette citation cependant renvoie à une remarque antérieure sur le débat que Nicolas Sarkozy a voulu lancer sur l’identité nationale (et que Jean-François Copé à sa manière très instrumentale a repris). Michel Wieviorka remarque alors :

    « Il n’est pas ici question de droit du sang, puisque l’appartenance à une nation devient un choix personnel qui n’a rien à voir avec un quelconque déterminisme sanguin.

    Il ne s’agit pas pour autant de droit du sol, la question n’est pas de savoir où l’on vit en citoyen, physiquement, géographiquement, sur quel territoire, en solidarité avec la population et, comme dit Renan, avec une conscience morale partagée. Mais de soupeser et de comparer les législations fiscales pour opter pour celle qui apparaît la plus avantageuse, ou tout simplement de faire de son appartenance nationale un instrument de chantage (Bardot).

    Ainsi s’esquisse une mise en cause du cadre philosophique et politique à l’intérieur duquel s’est construit le grand débat sur l’identité nationale à partir de la fin du XVIIIème siècle. »

    En remarquant que ces comportements s’inscrivent dans ce qu’il appelle le « grand débat » sur l’identité nationale, Michel Wieviorka a certainement raison, mais sans doute pas pour les raisons qu’il croit ; de plus, il fait une erreur de perspective en opposant que ce soit Renan ou Fichte aux comportements de notre « sainte trinité » bien française. Les choses sont à la fois plus profondes et plus triviales. Il est par contre parfaitement à sa place quand, en sociologue, il pressent que ceci pourrait anticiper sur des fractures radicales dans nos sociétés. Pour tenter de démêler l’écheveau de cette affaire, entre représentations immédiates et problèmes réels, il faut commencer par revenir sur l’Histoire.

    La Nation, le noble et le bourgeois

    Rappelons, tout d’abord, qu’un tel comportement où l’on met les États, et leurs souverains, en concurrence, a été considéré comme « normal » dans la très haute noblesse d’ancien régime qui se considérait naturellement comme apatride. Pour cette haute noblesse, la notion de Patrie n’avait pas de sens. Seul comptait le lien de vassalité et les alliances familiales. Or, ces dernières étaient suffisamment entrelacées entre pays pour que tel ou tel puisse décider de servir un jour le Roi de France, le lendemain celui d’Espagne, ou le surlendemain le Prince d’Orange. Il suffit de rappeler quelles furent les carrières militaires du Grand Condé, de Turenne et de bien d’autres. Et, lorsque Condé négocie son ralliement à Louis XIV après l’échec de la Fronde et avoir offert ses services au Roi d’Espagne, il ne le fait point sur une base « nationale » mais sur une base dynastique. D’ailleurs Louis XIV lui-même est autant espagnol ou autrichien qu’il n’est français. Eugène Lavisse remarque dans son livre qu’il est autant un « infant » qu’un dauphin. Mazarin fut d’ailleurs le serviteur de plusieurs maîtres avant de se donner à la famille royale française. Est-ce donc à dire que le patriotisme n’existe pas à l’époque ?

    Le sentiment d’appartenance nationale apparaît en fait autour de deux événements clefs de l’Histoire de France. Le premier est bien connu, c’est l’épisode symbolisé par Jeanne d’Arc. Issue des frontières de l’Est, elle est particulièrement réceptive à l’idée de Nation qui s’oppose ici directement au principe dynastique. Dans cette guerre de 100 ans, qualifiée par un historien anglais de « problème d’héritage envenimé par des avocats ambitieux », se heurtent ces deux principes, celui de la logique dynastique et celui de la Nation. Jeanne d’Arc symbolise alors une forme de soulèvement populaire contre le premier et en faveur du second. Le second événement fondateur se situe à l’époque des guerres de religions. À un principe religieux transcendant les frontières s’oppose, porté tant par la bourgeoisie, la noblesse de robe et une partie de la noblesse d’épée, le principe de Nation. C’est lui qui motive le camp des Catholiques dits « politiques » qui finiront par s’allier aux Protestants conduits par Henri de Navarre pour chasser la Ligue et ses alliés espagnols du territoire français.  Et c’est aussi pourquoi Henry IV, même après son abjuration, reste le symbole d’une unité nationale dépassant les religions. Il forme d’ailleurs avec son double protestant, Sully, l’intéressante figure d’un Janus uni pour l’intérêt du Royaume.

    Dans ces deux cas, on constate que des principes que l’on pourrait qualifier, au prix d’un anachronisme, « d’internationalistes », comme le principe dynastique et le principe religieux, se sont heurtés à l’idée d’un enracinement du « vivre ensemble » sur un territoire donné. Dans le « Dialogue du Maheustre et du Manant », texte datant de la fin des guerres de religions, l’auteur met en scène l’opposition entre un principe fondamental, Dieu est Dieu et ne peut être que catholique, et ce principe du vivre ensemble qu’ouvre la cohabitation de deux religions via l’Edit de Nantes. Jean Bodin, l’un des pères de la pensée politique moderne en France au XVIème siècle en avait pris conscience. En contrepoint à son chef d’œuvre, Les Six livres de la République, il a produit un ouvrage bien moins connu mais non moins important, le “Colloque des Sept” ou Colloquium Heptaplomeres2. Organisant, sous la forme classique du “banquet” socratique, un dialogue entre sept personnages incarnant les diverses religions de son temps, Bodin montre la futilité des controverses théologiques. Dans le domaine de la croyance, on ne peut convaincre l’autre, seulement le convertir. Il prend alors le deuil de l’unité religieuse et en tire la seule conclusion possible. Pour vivre ensemble, ses sept personnages décident de ne plus jamais parler entre eux de religion, c’est-à-dire d’exclure le religieux de l’espace public et de le renvoyer à l’espace privé. Bodin fonde ainsi la notion moderne de laïcité.

    Mais, si l’unicité de religion ne peut plus être un principe fondateur, alors il faut organiser autour de la « chose publique » les principes de la politique. Ce n’est pas un hasard si Jean Bodin écrit à ce moment même les Six livres de la République3. Car, ce que l’on oublie un peu vite, est que si l’on veut « dépasser » la Nation, il faut nécessairement trouver des principes légitimes alternatifs. Mais, pour l’instant, les seuls compétiteurs possibles restent le marché ou la religion, et l’on sait trop à quelles abominations ils conduisent.

    L’adhésion au principe national n’a jamais été totale. Le XVIIIème siècle témoigne justement de la coexistence d’une élite apatride et d’une majorité qui s’enracine dans le sentiment national. Pour Louis XVI, il était « normal » d’aller chercher de l’aide auprès d’autres souverains. Pour la bourgeoisie comme pour la paysannerie française, cela constituait une trahison qui délégitimait radicalement la dynastie. Et c’est là que nous butons sur le principe de souveraineté.

    Le principe de souveraineté

    À l’origine, nous trouvons l’articulation entre légitimité et légalité. La légitimité est fonctionnellement antérieure à la légalité en ceci que toute action légale peut être questionnée en justesse et non pas seulement en justice (la vérification technique de la légalité). Un monde qui confondrait justesse et justice serait une tyrannie en ceci qu’il supposerait que le législateur ne puisse se tromper. La souveraineté signifie donc l’identification de qui règle et organise les modalités de vérification de la légitimité, soit l’organisation d’une Constitution. Hors de ces modalités, la légitimité ne serait qu’un vain mot. La souveraineté signifie donc le pouvoir de décider et la capacité à déterminer des procédures de légitimation. Il reste que ces procédures ne peuvent se matérialiser que si l’on a précisé qui était soumis aux lois dont on vérifie la légitimité, qui pouvait être contrôlé par l’institution chargée de faire exécuter la loi. La légitimité n’a de sens que dans une communauté sociale et politique définie. Elle implique un principe d’inclusion (qui est citoyen) et un principe d’exclusion (qui ne l’est pas).

    Mais la souveraineté n’est pas seulement cela. Elle est la capacité à décider en ultime recours dans le cadre d’une communauté sociale et politique donnée. Cette capacité représente une extension ultime du principe précédent. La souveraineté signifie la capacité à définir quelle est l’idée de droit valable pour une communauté donnée. Ceci implique qu’il ne saurait y avoir de droit sans définition simultanée de la communauté souveraine. Si l’on admet l’idée qu’il n’est pas de droit qui ne pense la légitimité, alors il n’est pas de droit sans une définition préalable de l’espace de souveraineté et une identification du souverain.

    Comme une décision sans mise en œuvre n’est qu’un mot, la souveraineté implique que la communauté sociale et politique ait la possibilité de faire pleinement appliquer les principes du droit qu’elle a décidée. Une souveraineté qui ne pourrait dire qu’une partie du droit, ou qu’un droit ne s’appliquant que sur des segments de la communauté, est une contradiction dans les termes. Il faut donc que la possibilité de dire le droit soit pleine et entière ou que la communauté prenne conscience qu’elle a été privée de sa souveraineté.

    En ce sens, la souveraineté fait tout autant référence à un espace qu’à un mécanisme d’inclusion/exclusion, à un principe qu’à l’ensemble des domaines sur lesquels se manifestera la vérification de ce principe. Le Souverain est donc, par nature, au-dessus de tout statut constitutionnel puisqu’il le crée4. Mais il n’est pas au-dessus d’une communauté politique. C’est un point extrêmement important quand on veut penser la Nation comme communauté politique.

    Ce statut particulier ouvre la possibilité au Souverain en des temps exceptionnels d’user de méthodes exceptionnelles. Une action exceptionnelle qui n’aurait d’autres buts que de rétablir les conditions de fonctionnement de la légitimité et de ses principes fondateurs, palliant les effets d’une situation d’exception risquant de mettre à mal ces principes et d’empêcher leur application, ne saurait constituer une violence hors de toute règle. Elle peut s’affranchir pour un temps limité des règles communes pour rétablir le cadre d’application des principes fondamentaux. Elle n’en reste pas moins liée au cadre dont elle est issue. Et ce cadre au sein duquel elle peut s’exercer, c’est justement la Nation. Les formes et la taille de cette dernière peuvent varier. Une Nation peut se fondre dans une autre, mais sans souveraineté il ne peut y avoir de constitution.

    La souveraineté doit se penser avec le principe de légitimité. C’est cela qui permet de faire la distinction entre le Dictateur (forme de la démocratie) et le Tyran (qui est la négation de la démocratie). Ainsi, l’action d’un gouvernement qui, face à une crise économique et financière extrême, suspend les règles de circulation des capitaux, ou les règles comptables, afin d’empêcher un petit groupe d’agents d’imposer indûment leur volonté au plus grand nombre par l’agiotage et la spéculation, n’est pas un acte d’arbitraire, quand bien même seraient alors piétinées règles et lois nationales et internationales. Ce serait bien au contraire un acte plus fidèle à l’esprit des principes de la démocratie que l’application procédurière des lois et règlements qui, elle, serait alors un acte illégitime. Affirmer cela implique, bien entendu, que la responsabilité du gouvernant face aux gouvernés soit préservée. Ceci implique bien le maintien de la formule du Peuple Souverain comme seul fondement possible, hors les dérives théologiques, à la possibilité d’une action exceptionnelle.

    La critique de la souveraineté

    Le principe de souveraineté, tout comme celui de légitimité, ont fait l’objet de nombreuses critiques. Ainsi, la  critique de la souveraineté comme concept vide de sens ou dépassé est un point de passage obligé des argumentations qui prétendent « dépasser » le stade de la Nation. Traditionnellement, la critique porte alors sur les limitations « objectives » de l’État.

    Dans la mesure où ce dernier contrôlerait du moins les choses en raison des effets d’interdépendance avec d’autres acteurs étatiques, son importance et sa pertinence en diminueraient d’autant. La thèse de la « mondialisation » de l’économie sert ainsi à « démontrer » la réduction des pouvoirs de l’État et à justifier des abandons progressifs de souveraineté. Mais il y a là une série de confusions. Comme le montre Simone Goyard-Fabre, le fait que l’exercice de la souveraineté puisse être techniquement difficile, par exemple pour des raisons de complexité, n’affecte nullement la nature de la souveraineté.

    Que l’exercice de la souveraineté ne puisse se faire qu’au moyen d’organes différenciés, aux compétences spécifiques et travaillant indépendamment les uns des autres, n’implique rien quant à la nature de la puissance souveraine de l’État. Le pluralisme organique (…) ne divise pas l’essence ou la forme de l’État; la souveraineté est une et indivisible5.

    L’argument prétendant fonder sur la limitation pratique de la souveraineté une limitation du principe de celle-ci est, quant au fond, d’une grande faiblesse. Les États n’ont pas prétendu pouvoir tout contrôler matériellement, même et y compris sur le territoire qui est le leur. Le despote le plus puissant et le plus absolu était sans effet devant l’orage ou la sécheresse. Il ne faut pas confondre les limites liées au domaine de la nature et la question des limites de la compétence du Souverain.

    On avance souvent l’hypothèse que les traités internationaux limitent la souveraineté des États. Les traités sont en effet perçus comme des obligations absolues au nom du principe Pacta sunt servanda 6. Mais, ce principe peut donner lieu à deux interprétations. On peut considérer qu’il n’est rien d’autre qu’une mise en œuvre d’un autre principe, celui de la rationalité instrumentale. Il implique donc de supposer une Raison Immanente et une complétude des contrats que sont les traités, deux hypothèses dont il est facile de montrer la fausseté. Nul traité n’est rédigé pour durer jusqu’à la fin des temps. On peut aussi considérer qu’il signifie que la capacité des gouvernements à prendre des décisions suppose que toutes les décisions antérieures ne soient pas tout le temps et en même temps remises en cause. Dans ce cas, l’argument fait appel à une vision réaliste des capacités cognitives des agents. Un traité qui serait immédiatement rediscuté, l’encre de la signature à peine sèche, impliquerait un monde d’une confusion et d’une incertitude dommageables pour tous. Si tel était le cas mieux vaudrait n’en pas signer. Mais dire qu’il est souhaitable qu’un traité ne soit pas immédiatement contesté n’implique pas qu’il ne puisse jamais l’être. Il est opportun de pouvoir compter, à certaines périodes, sur la stabilité des cadres qu’organisent des traités, mais ceci ne fonde nullement leur supériorité sur le pouvoir décisionnel des parties signataires.

    C’est pourquoi d’ailleurs le droit international est nécessairement un droit de coordination et non un droit de subordination7. L’unanimité y est la règle et non la majorité. Cela veut dire que la communauté politique est celle des États participants, et non la somme indifférenciée des populations de ces États. Un traité n’est contraignant que pour ses signataires, et chaque signataire y jouit d’un droit égal quand il s’engage par signature, quelle que soit sa taille, sa richesse, ou le nombre de ses habitants. Il ne peut y avoir de droit de subordination que si les États signataires se fondent en une seule et même communauté sociale et politique. C’est le cas de la fédération. Dès lors, un souverain unique se substitue à tous les autres. Quand l’État indépendant du Texas décida librement au début du XIXème siècle de rejoindre les États-Unis, il abandonna sa souveraineté pour rejoindre tous les autres composants de cette fédération.

    Fors ce processus, vouloir substituer le droit de subordination au droit de coordination n’a qu’une seule signification : la création d’un droit qui serait séparé du principe de souveraineté et n’aurait d’autre fondement à son existence que lui-même. Un tel droit, s’il se rattache ou prétend se rattacher à un principe démocratique, nie le principe de légitimité.

    De l'origine de la souveraineté

    Cela conduit à revenir sur l’origine des deux origines du principe de souveraineté de l’État et donc de la Nation. La première, telle qu’elle se manifeste en France au XIVème siècle, vise à dégager un espace d’action sur un territoire donné et d’une puissance qui se veut non territorialisée, celle du pape, et d’une puissance qui au contraire se fonde sur un micro-territoire, la seigneurie8. La seconde, telle qu’elle s’exprime deux siècles plus tard dans l’œuvre de Jean Bodin, réside dans la prise en compte d’intérêts collectifs, se matérialisant dans la chose publique. Le principe de souveraineté se fonde alors sur ce qui est commun dans une collectivité, et non plus sur celui qui exerce cette souveraineté9. La souveraineté correspond ainsi à la prise de conscience des effets d’interdépendance et des conséquences de ce que l’on a appelé le principe de densité. Elle traduit la nécessité de fonder une légitimation de la constitution d’un espace de méta-cohérence, conçu comme le cadre d’articulation de cohérences locales et sectorielles. Cette nécessité n’existe que comme prise en compte subjective d’intérêts communs articulés à des conflits. Que des éléments objectifs puissent intervenir ici est évident ; néanmoins la collectivité politique ne naît pas d’une réalité « objective » mais d’une volonté affirmée de vivre ensemble.

    La question de la souveraineté ne dépend donc pas seulement de qui prend les décisions, autrement dit de savoir si le processus est interne ou externe à la communauté politique concernée. La souveraineté dépend aussi de la pertinence des décisions qui peuvent être prises sur la situation de cette communauté et de ses membres. Une communauté qui ne pourrait prendre que des décisions sans importance sur la vie de ses membres ne serait pas moins asservie que celle sous la botte d’une puissance étrangère. Ceci rejoint alors la conception de la démocratie développée par Adam Przeworski. Pour cet auteur, dans un article où il s’interroge justement sur les transitions à la démocratie en Europe de l’Est et en Amérique du Sud, la démocratie ne peut résulter d’un compromis sur un résultat. Toute tentative pour pré-déterminer le résultat du jeu politique, que ce soit dans le domaine du politique, de l’économique ou du social, ne peut que vicier la démocratie. Le compromis ne peut porter que sur les procédures organisant ce jeu politique10.

    Cela implique de déterminer ce qu’est l’ordre démocratique, qui s’oppose tant à l’ordre d’ancien régime qu’à l’ordre marchand que nous voyons en action sous nos yeux.

    L'ordre démocratique et Jurgen Habermas

    L’ordre démocratique a, alors, deux fondements. Il est d’abord une chaîne logique qui découle de la notion de souveraineté du peuple et des contraintes qui en découlent quant aux possibilités de dévolution. La souveraineté du peuple est première, à travers, d’une part le couple contrôle/responsabilité fondateur de la liberté comme on l’a montré plus haut. Elle fonde la légitimité du cadre politique qui est alors organisé par des lois, et soumis au principe de légalité. D’autre part, si l’on prend le parti de considérer les principes fonctionnels de la décision de manière réaliste11, l’ordre démocratique est une réponse au fait que la coordination de décisions décentralisées, dans une société répondant au principe d’hétérogénéité, implique que des agents ayant des positions inégales se voient mis dans une position formelle d’égalité. Le couple contrôle/responsabilité résulte ainsi du principe de densité sociale ; il en est une manifestation.Il implique alors que le peuple soit identifié à travers la détermination d’un espace de souveraineté. C’est pourquoi l’ordre démocratique implique des frontières (qui est responsable de quoi), mais aussi une conception de l’appartenance qui soit territoriale (le droit du sol). On le voit, ici resurgit un débat que l’on croyait pouvoir dépasser. Le droit du sol est une des conditions d’existence du couple contrôle/responsabilité qui, dans une société hétérogène est nécessaire à l’existence d’un ordre démocratique. De ce point de vue, l’absence de frontières, l’indétermination de la communauté de référence, conduit au découplage du contrôle et de la responsabilité.

    Nier les frontières et les Nations est une démarche tentante. Telle est la base de la pensée politique de Jurgen Habermas qui propose un « dépassement » de l’opposition entre la conception dite « française » de la Nation (le droit du sol) et la conception dite « allemande » (le droit du sang) dans une Constitution européenne et dans un « patriotisme de la Constitution ». Le problème est de savoir ce qui rattacherait cette Constitution tant à la légitimité qu’à la souveraineté. La démocratie, soit l’existence d’un espace politique où l’on puisse vérifier et le contrôle et la responsabilité, implique l’une et l’autre. Cette dernière, en effet, ne peut se contenter, comme chez Jurgen Habermas d’être simplement délibérative12, ce qui reviendrait à concevoir le principe de légalité comme incluant la légitimité. Il y a certainement de nombreux points positifs dans la conception délibérative de la démocratie. Néanmoins, elle contient des dimensions idéalistes et irréalistes qui la rendent très vulnérable à la critique. Rappelons que la délibération doit être gouvernée par des normes d’égalité et de symétrie, que chacun a le droit de mettre en cause l’ordre du jour, et qu’il n’y a pas de règles limitant l’ordre du jour ou l’identité des participants aussi longtemps que chaque personne exclue peut de manière justifiée montrer qu’elle est affectée par les normes en discussion. De plus, si nous incluons la légitimité dans la légalité, cela revient à dire que tout ce qui a été décidé dans les règles démocratiques est par essence juste. On ne peut plus distinguer la justesse de la justice. Le législateur se constitue alors en Tyran.

    On peut aller plus loin dans le questionnement de cette démocratie délibérative. Pour qu’une délibération ait un sens, il faut nécessairement qu’elle ait un enjeu. Il faut qu’elle porte sur un objet par rapport auquel existent des moyens d’action. Discuter d’une chose sur laquelle nous ne pouvons agir n’a pas de sens d’un point de vue démocratique. Une délibération n’a de sens que si elle se conclut sur une décision se traduisant par une action. Seulement, si l’action existe, la responsabilité des conséquences de cette action existe aussi par définition. L’identité des participants à la délibération doit donc être clairement déterminée pour savoir qui est responsable de quoi. On ne peut laisser dans l’indétermination le corps politique. Une constitution européenne est en théorie possible, mais à la condition que l’existence d’un peuple européen ait été au préalable constatée. Or, il faut ici rappeler l’arrêt de la cour constitutionnelle de Karlsruhe qui constate que la démocratie n’existe QUE dans le cadre des nations européennes13. De ce point de vue, la position d’Habermas revient à supposer qu’une Raison s’imposera sur toutes les autres, alors que l’on sait qu’il existe des modèles multiples de rationalité, et que les choix des individus sont changeants tout comme le sont leurs préférences individuelles14. En fait, sur ce point, Habermas ne fait que reprendre les hypothèses les plus discutables de l’économie orthodoxe15.

    Ensuite, s’il est juste de mettre en garde contre des limitations des ordres du jour16, il est aussi clair que les ordres du jour doivent être organisés. Une discussion où tout pourrait être simultanément débattu ne serait plus une délibération. Il est légitime, compte tenu des limites cognitives des individus, de penser des ordres de priorité. Ces derniers peuvent être l’objet de discussions. Ils sont néanmoins contraignants et impliquent l’existence de procédures d’autorité et de vérification. Il n’est pas possible, sauf à accepter que la délibération soit vidée de son sens, de prétendre que ces ordres de priorité peuvent être en permanence contestés par n’importe qui. Il y a là une grande faiblesse dans la conception pure de la démocratie délibérative.

    Supposer que la délibération puisse se faire dans un cadre entièrement homogène, ignorant la présence de routines et de délégations de pouvoir, témoigne d’hypothèses implicites quant aux capacités cognitives des individus qui ne sont pas recevables. En ce sens la position d’Habermas n’est pas compatible avec l’approche réaliste que l’on défend que ce soit dans ce texte ou dans d’autres qui sont antérieures17. Seulement, si on admet la présence des routines et des délégations de pouvoir, la composition des participants au débat doit être relativement stable au moins pour les périodes marquées par ces routines et délégations. De plus, il faut que les effets des routines et délégations que l’on doit mettre en œuvre s’appliquent bien sur ceux qui les ont décidées. La démocratie délibérative proposée par Habermas, et qui fonde son projet de Constitution Européenne, porte en elle un risque de dissolution à l’infini du constituant du pouvoir, et donc le risque de l’irresponsabilité généralisée. Il en est ainsi en raison des limites cognitives des individus et de ce qui en découle, le principe de densité et celui de la contrainte temporelle. On ne peut considérer les effets d’une délibération en niant la densité ou en considérant, ce qui revient au même, que le degré de densité est uniforme au niveau mondial.

    Nous sommes donc bien obligés de constater la justesse et la force de l’arrêt du 30 juin 2009 de la Cour Constitutionnelle de Karlsruhe. La démocratie est toujours enracinée dans un cadre national, non par tradition (encore que le rôle de cette dernière ne soit pas négligeable) mais pour des raisons fonctionnelles et de principe. Toute tentative pour dépasser la Nation ne fait qu’ouvrir la voie soit à une régression de type technocratique ou à une régression de type religieux.

    De quoi Arnault, Depardieu et Bardot sont-ils le nom ?

    Nous voici loin de la France de cette fin d’année 2012, des aventures de Bernard Arnault, de Gérard Depardieu ou de Brigitte Bardot semble-t-il. En fait, bien au contraire.

    Ce que montrent ces comportements, ce n’est pas une crise de l’idée de Nation, ni une remise en cause des différents modèles de définition de la nationalité. C’est au contraire le retour à une situation de l’Ancien Régime à la fin du XVIIIème siècle. Nous avons aujourd’hui une petite élite de « super-riches » qui s’est internationalisée au point de devenir apatride. Cette élite attire idéologiquement à elle de 5% à 8% de la population, soit la proportion des Français qui voyagent régulièrement à l’étranger. Cette élite rejette les entraves d’un pouvoir national, et en particulier son droit de lever l’impôt, tout comme elle a rejeté l’idée d’une monnaie nationale. Son mode de vie est cohérent avec ses intérêts et ses comportements. Mais, face à elle, nous avons l’immense majorité de la population, celle qui affirme à 62% son attachement à cette monnaie nationale (et 66% des moins de 35 ans)18. Les comportements des Arnault, Depardieu et Bardot indique que la confrontation entre cette petite minorité et cette immense majorité est devenue inévitable, et qu’elle sera probablement violente.

    À cet égard l’article de Michel Wieviorka est le bienvenu. Il attire notre attention sur un problème majeur de notre société, sur un clivage qui va s’approfondissant ; telle est la tache du sociologue.

    Jacques Sapir (RussEurope, 10 janvier 2013)


    Notes :

    1. Michel Wieviorka, “Arnault, Bardot et Depardieu : qu’est ce qu’une nation ?”, billet publié sur le carnet de Michel Wieviorka sur hypotheses.org le 07/01/2013, URL: http://wieviorka.hypotheses.org/109 []
    2. Cet ouvrage, publié bien après la mort de Jean Bodin, peut être téléchargé sur le site de la Bibliothèque Nationale (manuscrit). On trouvera un commentaire éclairant de sa contribution aux idées de tolérance et de laicité dans: J. Lecler, Histoire de la Tolérance au siècle de la réforme, Aubier Montaigne, Paris, 1955, 2 vol; vol. 2; pp. 153-159. Voir aussi, Marion L. Kuntz, “Bodin’s Demons” in New York Review of Books, vol. 24, n°3/1977, mars. []
    3. J. Bodin, Les six livres de la République, Réimpression, Scientia Aulem, Amsterdam, 1961. []
    4. G. Burdeau, Droit Constitutionnel et Institutions Politiques, Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, Paris, 1972, 15ème édition, pp. 28-29. []
    5. S. Goyard-Fabre, “Y-a-t-il une crise de la souveraineté?”, in Revue Internationale de Philosophie, Vol. 45, n°4/1991, pp. 459-498, p. 480-1. []
    6. Idem, p. 485. []
    7. R. J. Dupuy, Le Droit International, PUF, Paris, 1963. []
    8. Voir R. Carré de Malberg, Contribution à la Théorie Générale de l’État, Éditions du CNRS, Paris, 1962 (première édition, Paris, 1920-1922), 2 volumes. T. 1, pp. 75-76. []
    9. J. Bodin, Les Six Livres de la République, Réimpression, Scientia Aulem, Amsterdam, 1961. []
    10. A. Przeworski, “Democracy as a contingent outcome of conflicts”, in J. Elster & R. Slagstad, (eds.), Constitutionalism and Democracy, Cambridge University Press, Cambridge, 1993, pp. 59-80. []
    11. J’ai expliqué ce qu’il fallait entendre par « réalisme » dans deux ouvrages ; J. Sapir, Les Économistes contre la démocratie, Albin Michel, Paris, 2002 et J. Sapir, Quelle Économie pour le XXIe Siècle ?, Odile Jacob, Paris, 2005. []
    12. Pour un exposé précis des conceptions d’Habermas, S. Benhabib, “Deliberative Rationality and Models of Democratic Legitimacy”, in Constellations, vol.I, n°1/avril 1994. []
    13. Arrêt du 30 juin 2009, affirmant la suprématie du Parlement allemand sur les institutions européennes. Marie-François Bechtel, Fondation ResPublica, URL : http://www.fondation-res-publica.org/L-arret-du-30-juin-2009-de-la-cour-constitutionnelle-et-l-Europe-une-revolution-juridique_a431.html []
    14. J. Sapir, Quelle Économie pour le XXIe siècle, Odile Jacob, Paris, 2005, chap 1. []
    15. J. Sapir, Les Trous noirs de la science économique, Albin Michel, Paris, 2000. []
    16. S. Holmes, “Gag rules or the politics of omission”, in J. Elster & R. Slagstad, (eds.), Constitutionalism and Democracy, pp. 19-58. []
    17. J. Sapir, Les Économistes contre la démocratie – Les économistes et la politique économique entre pouvoir, mondialisation et démocratie, Albin Michel, Paris, 2002. Idem, Quelle Économie pour le XXIe siècle ?, op.cit. []
    18. « Onze ans après la mise en place de l’euro, 62% des Français regrettent le Franc », Atlantico-IFOP, Atlantico, URL : http://www.atlantico.fr/decryptage/onze-ans-apres-mise-en-place-euro-62-francais-regrettent-franc-jerome-fourquet-590903.html []

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  • Nouveau dispositif dans la fabrique du dernier homme... (II)

    Nous reproduisons ci-dessous un la deuxième partie du texte d'Olivier Rey, tiré de la revue Conférence et consacré aux liseuses électroniques et autres tablettes et à ce qu'elles impliquent.

    Lire la première partie :

    Nouveau dispositif dans la fabrique du dernier homme... (I)

     

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    Nouveau dispositif dans la fabrique du dernier homme (II)

    Par la façon dont nous avons contesté le premier argument des chantres du livre électronique (dont l’apparition constituerait selon eux une chance extraordinaire pour la pensée), nous avons également montré que le procédé classique pour calmer les inquiétudes (inutile de s’alarmer pour ce qui est un simple changement de support) est inopérant. En effet, ce sont précisément les caractéristiques du support qui introduisent au sein du don pour la pensée — les ressources immenses immédiatement accessibles —, le poison — l’insidieuse désagrégation de la pensée que ces ressources devraient nourrir ; l’élément essentiel n’est pas le remplacement du papier imprimé par l’écran, mais les possibilités innombrables et permanentes de distraction que la tablette met à portée de doigt du lecteur, possibilités qui minent la concentration nécessaire à l’acte si peu naturel qu’est la lecture suivie d’un texte, dès lors qu’il dépasse une certaine longueur. Qu’à cela ne tienne, les tenants du livre électronique opposent à leurs détracteurs une variante de l’argument « rien ne change ». D’accord, conviennent-ils, quelque chose change, mais ce qui ne change pas en revanche, c’est le fait que n’importe quelle innovation d’importance a toujours suscité des résistances qui se sont avérées, avec le recul, à la fois inutiles et ridicules. Les critiques de la transformation, parce qu’ils demeurent ancrés dans l’ancien monde en train de disparaître, ne sont sensibles qu’à ce qui se perd et se révèlent incapables de rendre justice au nouveau qui apparaît ; l’expérience montre que le monde a toujours survécu aux catastrophes qu’ils prédisaient, et a même « évolué dans le bon sens».

     

    Notons cependant qu'eu égard aux bouleversements induits par les développements très rapides et spectaculaires de la technique moderne, notre recul est insuffisant pour déduire avec assez de vraisemblance des événements passés que le mouvement initié au cours des derniers siècles ne conduit pas à la catastrophe. Au demeurant, quiconque a des yeux pour voir et des oreilles pour entendre doit reconnaître que discuter de la probabilité ou non d’une catastrophe est oiseux, puisque la catastrophe en question est déjà en cours. Il n’est que de comparer ce qu’on appelle aujourd’hui le « centre historique » des villes aux immenses extensions suburbaines pour trouver, inscrite dans notre mode même d’habiter le monde, la démonstration que ce que nous appelions le progrès s’apparente, depuis plusieurs décennies au moins, à un cancer. Les amis du désastre croient toujours tenir un argument définitif contre ceux qui diagnostiquent le désastre comme désastre, en prétendant qu’une telle appréciation est purement subjective et ne relève que d’une hostilité de principe au changement : avec un esprit aussi rétif aux innovations, assurent-ils, nous en serions encore à grelotter dans des cavernes. Argument très faible en vérité : c’est comme si on objectait aux médecins qui luttent dans les services d’oncologie contre la prolifération maligne des cellules, que soumis aux traitements qu’ils infligent le foetus n’aurait jamais pu se développer (7). Il ne s’agit pas d’être contre la division cellulaire en tant que telle, mais de chercher à entraver la division cellulaire quand celle-ci s’emballe, se poursuit pour elle-même sans égard aux tissus environnant et pour l’organisme qu’elle finit par tuer ; de même ne s’agit-il pas d’être contre la technique en tant que telle, ce qui serait absurde, mais contre ses métastases qui, au lieu de servir la vie, se mettent à en détruire les conditions les plus élémentaires d’épanouissement (8).

     

    L’inflation de l’écrit, consécutif à l’invention de l’imprimerie, fait partie intégrante de ce cancer. D’une part parce que l’évolution du monde au cours des derniers siècles est impensable sans l’imprimerie, d’autre part parce que, du processus cancéreux général, l’accumulation des écrits est à la fois la matrice et le modèle. L’Encyclopédie du XVIIIe siècle était habitée par le désir perdurant d’une totalisation du savoir, en même temps qu’elle avait déjà renoncé à structurer organiquement ce savoir, en classant les articles par ordre alphabétique. Depuis cette époque, le savoir accumulé a crû dans des proportions gigantesques, décourageant tout espoir de totalisation même partielle. Les grandes bibliothèques, rassemblant des millions d’ouvrages (plus de trente millions d’imprimés pour la bibliothèque du Congrès, la moitié environ pour la British Library ou la Bibliothèque nationale de France) sont devenues des lieux non de rassemblement du savoir, mais des lieux témoignant de l’impossibilité de rassembler le savoir, des lieux de la disproportion, écrasants pour des êtres humains complètement dépassés par l’ensemble de ce qu’ils ont élaboré et entreposé, des êtres humains de plus en plus nanifiés à mesure que le nombre d’oeuvres et de documents devient colossal dans leurs répertoires. « Frappante est avant tout l’obésité de tous les systèmes actuels, cette “grossesse diabolique”, comme dit Susan Sontag du cancer, qui est celle de nos dispositifs d’information, de communication, de mémoire, de stockage, de production et de destruction, tellement pléthoriques qu’ils sont assurés à l’avance de ne plus pouvoir servir. […] Tant de choses sont produites et accumulées qu’elles n’auront plus jamais le temps de servir. […] Il y a une nausée particulière dans cette inutilité prodigieuse. La nausée d’un monde qui prolifère, qui s’hypertrophie, et qui n’arrive pas à accoucher (9). » À cette prolifération, la numérisation n’apporte aucun remède. À contempler la disproportion terrifiante entre des kilomètres de rayonnages et la taille de notre corps, à nous confronter à l’évidence matérielle que ce qui devait nous « augmenter » s’est mis à nous rendre impotents du seul fait de dépasser toute mesure humaine, une chance nous était donnée de nous ressaisir, de repenser ce qui vaut d’être écrit, imprimé, catalogué, conservé. La numérisation et la miniaturisation, en permettant de stocker une encyclopédie sur un DVD, est une façon de refuser cette chance, de permettre au processus cancéreux de se poursuivre. La tablette de lecture est un instrument de survie dans un monde devenu inhabitable, et qui continuera de devenir de plus enplus inhabitable au fur et à mesure qu’on inventera de tels moyens d’y survivre.

     

    Il y a bien un point où ceux qui accueillent le livre électronique avec faveur ont raison, c’est en présentant son prochain triomphe comme inéluctable. La lecture suivie d’un livre suppose un sujet pourvu lui-même d’une certaine continuité, de plus en plus problématique au fur et à mesure que l’attitude consumériste s’empare des moindres instants de l’existence, et en particulier des moments de loisir. Günther Anders, il y a plus d’un demi-siècle, avait déjà parfaitement décrit le phénomène. « Dans la deuxième de ses Méditations, Descartes remarquait qu’il était impossible de “concevoir la moitié d’aucune âme”. Aujourd’hui, une âme coupée en deux est un phénomène quotidien. C’est même le trait le plus caractéristique de l’homme contemporain, tout au moins dans ses loisirs, que son penchant à se livrer à deux ou plusieurs occupations disparates en même temps. L’homme qui prend un bain de soleil, par exemple, fait bronzer son dos pendant que ses yeux parcourent un magazine, que ses oreilles suivent un match et que ses mâchoires mastiquent un chewing-gum. Cette figure d’homme orchestre passif et de paresseux hyperactif est un phénomène quotidien et international. Le fait qu’elle aille de soi et qu’on l’accepte comme normale ne la rend pourtant pas inintéressante. Elle mérite au contraire quelques éclaircissements. Si l’on demandait à cet homme qui prend un bain de soleil en quoi consiste “proprement” son occupation, il serait bien en peine de répondre. Car cette question sur quelque chose qui lui serait “propre” repose déjà sur un présupposé erroné, à savoir qu’il serait encore le sujet de cette occupation et de cette détente. Si l’on peut encore ici parler de “sujet”, au singulier ou au pluriel, c’est seulement à propos de ses organes : ses yeux qui s’attardent sur leurs images, ses oreilles qui écoutent leur match, sa mâchoire qui mastique son chewing-gum ; bref son identité est tellement destructurée que si l’on partait à la recherche de “lui-même”, on partirait à la recherche d’un objet qui n’existe pas. Il n’est pas seulement dispersé (comme précédemment) en une multiplicité d’endroits du monde, mais en une pluralité de fonctions séparées (10). » Ces observations, formulées dans les années 1950, nous font mesurer que les écrans, internet, la multifonctionnalité des appareils actuels ne sont pas seulement une cause des difficultés de l’homme contemporain à fixer son attention, à se concentrer, à méditer, à accomplir patiemment une tâche unique, mais s’inscrivent également dans une dynamique générale, un développement toujours plus poussé de la société de consommation qui entraîne avec elle une transformation des êtres humains, la mutation progressive du sujet moderne, qui s’en remettait d’abord à lui-même, en un faisceau mouvant de besoins, d’appétits, d’envies cherchant satisfaction dans ce que le marché leur propose (aussi incroyablement imbu de lui-même puisse être le « je » flageolant qui revendique ces besoins, appétits et envies pour siens). Dans un tel contexte, le livre à l’ancienne qui, par sa présence silencieuse, son calme être-là, à la fois compact et feuilleté, son rassemblement en objet parfaitement tangible en appelle à un sujet lui-même rassemblé, tend à engendrer le malaise, à devenir insupportable. S’il continue à trouver droit de cité dans les logements ce sera, probablement, à titre d’antiquité, d’ornement d’étagère, à l’instar des casseroles de cuivre accrochées au mur des résidences secondaires et dans lesquelles personne ne songerait plus à faire cuire quoi que ce soit. À cela s’ajoute la logique techno-économique, qui ne peut admettre ce scandale : que le maillon essentiel qu’a été le livre dans l’avènement de la modernité se soit au fil des siècles si peu modernisé, jusqu’à prendre l’aspect, à notre époque, de fossile préindustriel incongru. À tous points de vue le livre traditionnel est trop inerte, trop durable : pour les personnes labiles susceptibles de le lire, et pour une économie qui repose sur l’obsolescence accélérée des produits — une bibliothèque peut se transmettre de génération en génération (à supposer, il est vrai, que les livres soient correctement fabriqués), alors que la fragilité et les évolutions constantes de l’informatique obligent à changer de matériel de nombreuses fois en une vie.

     

    Cela étant, le règne du livre électronique sera autrement plus court que celui du livre imprimé. Son triomphe sera à durée limitée, même s’il est difficile de donner, comme Jacques Attali sait le faire dans ses prévisions, des échéances précises. Les impasses actuelles de l’économie capitaliste tiennent grandement à ce que celle-ci s’est développée grâce à ce qu’Ernest Renan appelait les « vieilles économies du globe », dont il prédisait le tarissement, à ce qu’elle s’est déployée en puisant dans un fonds, tant matériel que moral, accumulé par le passé et qu’elle n’a pas pris soin d’entretenir ou de renouveler, de sorte qu’on commence à racler le fond du pot, que viennent à manquer aussi bien les ressources naturelles que les êtres capables d’entretenir le mouvement. De façon similaire, les sociétés contemporaines savent concevoir et fabriquer des machines d’une sophistication inouïe, mais cette faculté est enracinée dans une civilisation du livre imprimé, dans des esprits formés par ces livres et la forme de lecture qu’ils réclamaient. Sans cette forme de lecture, que les instruments qui se répandent contribuent à éliminer, le mouvement peut se poursuivre un moment sur sa lancée, mais pas indéfiniment, et même pas très longtemps. Finalement, le règne du dernier homme pourrait bien ne pas être aussi durable que Nietzsche lepronostiquait, dans la mesure où son existence est de plus en plus dépendante d’une machinerie que, avec son attention sautillante, il se révélera incapable d’entretenir. Comme le dit Curtis LaForche, le personnage central du film inspiré de Jeff Nichols, Take Shelter, à ses concitoyens hébétés : « There is a bad storm coming, and you are not ready. » De fait, nous ne sommes pas ready du tout. Le danger croît, les capacités à l’affronter diminuent, et elles diminueront encore plus vite avec l’usage généralisé des tablettes électroniques dont les écrans, au coeur de l’orage, demeureront parfaitement vides.

    Olivier Rey (Juin 2012)


    Notes :

    7 Il y a des arguments à opposer aux pratiques de la médecine moderne, mais pas celui-là.

    8 « Bien sûr, il est difficile de dire où doit s’arrêter le “oui” [à la technique] pour laisser la place à un “non”. […] L’unedes tâches principales de la philosophie de la technique sera de découvrir et de déterminer le point dialectique où notreoui” doit se transformer en scepticisme ou en “non” inflexible » (Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme – II :Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle [1979], trad. Christophe David, Paris, Fario, 2011, p. 127). À vrai dire, il est moins besoin à l’heure actuelle d’une philosophie de la technique sophistiquéeque du simple bon sens pour constater que le point où le oui doit se muer en non est dépassé dans à peu près tous lesdomaines.

    9 Jean Baudrillard, La Transparence du mal – essais sur les phénomènes extrêmes, Paris, Galilée, 1990, p. 39.

    10 L’Obsolescence de l’homme - Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle [1956], trad. ChristopheDavid, Paris, Éditions de l’Encyclopédie des nuisances / Ivrea, 2002, p. 160-161.

     

     

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  • Nouveau dispositif dans la fabrique du dernier homme... (I)

    Nous reproduisons ci-dessous la première partie d'un texte d'Olivier Rey, tiré de la revue Conférence et consacré aux liseuses électroniques et autres tablettes et à ce qu'elles impliquent. Chercheur au CNRS et enseignant à l'école Polytechnique, Olivier Rey est l'auteur d'un essai remarquable intitulé Une folle solitude - Le fantasme de l'homme auto-construit (Seuil, 2006).

     

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    Nouveau dispositif dans la fabrique du dernier homme (I)


    On connaît cette histoire de l’homme qui a prêté un chaudron à un ami et qui se plaint, après avoir récupéré son bien, d’y découvrir un trou. Pour sa défense, l’emprunteur déclare qu’il a rendu le chaudron intact, que par ailleurs le chaudron était déjà percé quand il l’a emprunté, et que de toute façon il n’a jamais emprunté de chaudron. Chacune de ces justifications, prise isolément, serait logiquement recevable. Mais leur empilement, destiné à mieux convaincre, devient incohérent. Or c’est précisément à un semblable empilement d’arguments que se trouve régulièrement confronté quiconque s’interroge sur l’opportunité d’une diffusion massive de telle ou telle innovation technique. Dans un premier temps, pour nous convaincre de donner une adhésion pleine et entière à la technique en question, ses promoteurs nous expliquent à quel point celle-ci va enchanter nos vies. Malgré une présentation aussi avantageuse, des inquiétudes se font jour : des bouleversements aussi considérables que ceux annoncés ne peuvent être entièrement positifs, il y a certainement des effets néfastes à prendre en compte. La stratégie change alors de visage : au lieu de mettre en avant la radicale nouveauté de la technique concernée on s’applique à nous montrer, au contraire, qu’elle s’inscrit dans l’absolue continuité de ce que l’homme, et même la nature, font depuis la nuit des temps. Les objections n’appellent donc même pas de réponses, elles sont sans objet. Enfin, pour les opposants qui n’auraient pas encore déposé les armes, on finit par sortir le troisième type d’argument : inutile de discuter, de toute façon cette évolution est inéluctable. Ce schéma ne cesse d’être reproduit. Prenons, par exemple, le clonage. Les tenants d’une mise en oeuvre aussi large que possible de ce procédé font, enthousiastes, miroiter les bénéfices extraordinaires qui en résulteront pour l’humanité. Face à des perspectives aussi grandioses la moindre réticence ne peut relever que de l’arriération mentale, d’une induration dans l’obscurantisme religieux, de réflexes hérités d’un autre âge (1). Pour les résistances que cette première lame n’a pas réussi à éliminer, arrive la seconde : il n’y a aucun sens à se monter la tête contre le clonage alors que la nature ne cesse d’y procéder dans les divisions cellulaires, quiconque est contre le clonage est pour ainsi dire contre la vie elle-même ; même le clonage humain n’a rien qui doive effrayer puisqu’il existe déjà des jumeaux homozygotes, etc. Finalement, à l’attention des irréductibles, on passe la troisième lame : toute résistance est une lutte d’arrière-garde vouée à l’échec et au ridicule, si vous ne le faites pas les Asiatiques le réaliseront à votre place, on n’arrête pas le progrès. Même chose avec les organismes génétiquement modifiés. Les techniques révolutionnaires de manipulation du génome des plantes vont permettre, entre autres avantages, d’augmenter les rendements agricoles dans des proportions fantastiques, de faire pousser des céréales dans le désert et de résoudre les problèmes de faim dans le monde. S’inquiète-t-on d’effets collatéraux non maîtrisés et potentiellement désastreux : brusquement, les OGM n’ont plus rien de révolutionnaire, l’homme fait évoluer les semences depuis le néolithique, la sélection naturelle fait elle-même évoluer les génomes depuis l’apparition de la vie sur terre, nous sommes nous-mêmes des OGM et s’en prendre à eux revient donc à militer contre sa propre existence. En bref, nous devons nous émerveiller de la nouveauté des OGM, et nous rassurer parce qu’ils n’ont rien de nouveau. Si cette contradiction, au lieu de produire l’hébétude, a laissé le sens critique en alerte, reste le dernier argument : que cela plaise ou non, les étendues ensemencées en OGM ne cessent d’augmenter sur la planète, les opposants sont des passéistes qui ne font que prendre du retard dans un mouvement qui est irréversible.


    La structure qui vient d’être esquissée est si générale qu’on la retrouve mobilisée pour justifier l’introduction dans la société de n’importe quel dispositif technique. Ainsi, avec le livre électronique.

    Viennent d’abord les avantages, étourdissants : le format électronique permet un accès immédiat à un corpus gigantesque, il constitue une révolution pour la diffusion de la culture et de la pensée, sans compter une interactivité jamais vue lorsqu’il est utilisé avec les appareils adéquats.

    Place ensuite à la disqualification des inquiétudes, par le « lissage » de la nouveauté : il est ridicule de croire que quelque chose d’essentiel est en jeu, alors que ce qui compte est ce qui est écrit, non le support de l’écriture ; ceux qui regardent d’un mauvais oeil le livre électronique auraient été contre le passage du papyrus au papier, des rouleaux aux codex, des manuscrits à l’imprimerie.

    Et puis, à quoi bon discuter : de toute façon, quoi qu’en disent les nostalgiques de l’imprimeriele temps de Gutenberg est révolu, le livre électronique va s’imposer de façon irrésistible.


    Revenons rapidement sur chacun de ces points, en commençant par le premier. Le gigantisme du corpus accessible — moyennant la numérisation des ouvrages anciens et leur mise en ligne à prix modique — ne présente a priori que des avantages. Un peu de réflexion suffit, cependant, à venir troubler ce paysage idyllique. Il est bon de se rappeler, au préalable, que pour lire de façon suivie de la concentration est nécessaire, et que cette concentration est d’autant moins acquise que la lecture n’a rien d’un acte naturel. Dès lors, la concentration demande à être protégée par une canalisation de l’attention. Tel est le cas lorsqu’on se trouve correctement installé dans un environnement silencieux, sans stimulations extérieures. Un confort minimal et le silence, toutefois, à eux seuls ne suffisent pas, car le danger vient aussi de l’intérieur. Parce que, comme il a été dit, la lecture ne va pas de soi et suppose une forme d’arrachement à soi-même, auquel on est sans cesse enclin à revenir, les velléités de s’échapper sont inévitables et doivent être plus ou moins découragées par les efforts à fournir pour passer à l’acte. Or ces efforts, c’est précisément ce que les tablettes tactiles visent à abolir. Lorsque, lisant sur l’une d’elles une page, l’idée nous traverse de nous reporter à un autre texte, d’interroger internet, de consulter notre boîte aux lettres électronique ou de nous informer sur le score d’un match à Roland Garros, passer de l’idée à sa concrétisation ne demande qu’un minuscule mouvement de doigt. Prétendre que la tablette électronique ne faitqu’offrir, en plus du livre que nous lisons, des possibilités supplémentaires que chacun resteparfaitement libre de ne pas utiliser ? Voilà qui est aussi sérieux que d’affirmer que la fréquentationassidue des bars ne fait courir aucun danger à un homme porté sur la boisson, dès lors qu’il a pris larésolution de se contenter d’eau minérale. Tous, autant que nous sommes, nous sommes aussi vulnérables envers les invitations à la distraction intrinsèquement offertes par les tablettes électroniques, qu’un alcoolique envers les bouteilles qu’il lui suffit d’un geste pour saisir — il estdes possibilités qui nous requièrent bien davantage que nous n’en disposons. Existent, certes, les appareils dont la seule fonction est de permettre la lecture (et qui utilisent du papier électronique, éclairé par la lumière ambiante et non par une lumière émise par l’écran). Mais ces liseuses, après avoir dominé le marché, sont de plus en plus concurrencées par les tablettes qui sont de véritables ordinateurs portables, où la lecture d’un livre ne constitue qu’une possibilité noyée parmi des dizaines ou centaines d’autres « fonctionnalités ». Significative, à cet égard, est la façon dont Apple présente son matériel (2) : « Lorsque vous prenez en main votre iPad, celui-ci devient un véritable prolongement de vous-même. C’est l’idée même qui a présidé à sa conception novatrice. Comme il ne mesure que 8,8 mm d'épaisseur pour un poids plume de 601 g, il trouve naturellement sa place entre vos mains. Et avec lui, tout devient si instinctif, comme surfer sur le Web, consulter ses emails, regarder un film ou lire un livre, que vous allez vous demander comment vous avez pu faireautrement jusqu'à présent » (nous soulignons). L’iPad 2 est équipé d’un appareil photo, de deux caméras pour enregistrer des images des deux côtés à la fois (ce qui permet de capter non seulementce que l’on voit, mais aussi son propre visage en train de jouir du spectacle, et de « partager » avecses innombrables amis les deux images en même temps : elle n’est pas belle la vie ?), il permet degérer son agenda, de recevoir et d’envoyer des messages, d’écouter de la musique, de consulter lapresse, d’être informé automatiquement en haut de l’écran de la réception de courrier ou des résultats sportifs etc. D’ores et déjà les ventes de tablettes, malgré un prix beaucoup plus élevé, ontdépassé celles des liseuses, et cela n’a rien que de très logique. Une certaine appétence pour lesliseuses électroniques trouve en effet son origine dans une accoutumance aux appareils informatiques, qui rend ceux-ci beaucoup plus familiers qu’un livre traditionnel, et cette accoutumance est liée à la multitude des activités qui passent aujourd’hui par les écrans. Il en résulte que la liseuse est un instrument bancal : même si elle ne permet que la lecture, elle ne cesse de suggérer les innombrables autres possibilités associées à l’électronique ; même sans accès à internet elle incite au type de lecture qui se pratique sur les écrans d’ordinateurs, très différent de celui auquel invite le livre sur papier — si différent, en vérité, qu’une pratique assidue du Web rend progressivement incapable de lire comme le faisaient la majorité des lecteurs jusqu’à une date récente. Nicholas Carr, dans un article de 2008 qui a engendré un certain émoi, a remarqué les effets produits sur lui par une décennie d’internet : « M’immerger dans un livre ou dans un long article m’était chose facile. Mon esprit était pris par l’histoire ou par les tournants de l’argumentation, et je pouvais passer des heures à parcourir de larges étendues de prose. Cela n’arrive plus que rarement. Maintenant, ma concentration commence souvent à se défaire après deux ou trois pages. Je deviens agité, je perds le fil, je me mets à chercher quelque chose d’autre à faire. J’ai l’impression que je suis en permanence en train de ramener mon cerveau rebelle au texte. L’absorption dans la lecture qui, auparavant, venait naturellement, est devenue un combat (3). » L’article de Carr a eu un grand retentissement, parce que d’innombrables personnes ont pu se reconnaître dans le tableau qu’il dressait. Les effets nocifs d’internet sur notre capacité de concentration et notre aptitude à la contemplation étant avérés, la conclusion s’impose : il est dément d’incorporer dans le support même des livres les éléments qui ruinent notre faculté à lire des livres. À moins, évidemment, que cette ruine soit le but poursuivi.

     

    On continuera de lire, certes, il n’est pas exclu qu’on lise même davantage qu’aujourd’hui, mais on lira autrement. L’Éducation sentimentale sera peut-être abondamment téléchargée, mais si tel est le cas on se contentera d’examiner quelques passages du roman, on cherchera à localiser telle ou telle phrase citée ici ou là, on sélectionnera les paragraphes abordant tel ou tel thème et on se laissera aller, le cas échéant, à parcourir quelques pages alentour, par curiosité, avant qu’une autre curiosité nous emporte ailleurs (4). Il est arrivé à Melville d’évoquer une certaine manière d’écrire, pratiquée par Hawthorne et plus encore par lui-même, « directement calculée pour duper, complètement duper, l’écumeur superficiel des pages (the superficial skimmer of pages) » ; sur tablettes, il n’y aura plus que ce genre d’écumeurs, aussi monstrueusement précis et apparemment érudits pourront-ils se montrer dans leurs références (5). Les adultes sont encore à même de prendre conscience du processus. Il n’en ira pas de même pour les nouvelles générations, qui n’auront même plus idée de ce que lire a pu signifier au cours des siècles précédents. Tout juste certains pressentiront-ils qu’il devait s’agir d’autre chose — comme il est des modernes pour mesurer l’abîme qui sépare leur manière de lire de ce que pouvait être la lectio divina dans les monastères du haut Moyen Âge, où il s’agissait d’incarner la Parole de Dieu dans la voix du lecteur (6).

    (A suivre)

    Olivier Rey (Juin 2012)


    Notes :

    1 Voir, par exemple, la Declaration in Defense of Cloning and the Integrity of Scientific Research publiée en 1997 parle Council for Secular Humanism, et signée entre autres par Francis Crick, Edward O. Wilson, Richard Dawkins, Simone Veil (http://www.secularhumanism.org/library/fi/cloning_declaration_17_3.html).

    2 Fin 2011 ; six mois plus tard le matériel incroyablement innovant sera déjà obsolète, remplacé par un modèle plus révolutionnaire encore.

    3 « Is Google Making Us Stupid? », The Atlantic Magazine, juillet-août 2008.

    4 Michel Serres s’émerveille : « Quand j’ai un vers latin dans la tête, je tape quelques mots et tout arrive : le poème, l’Énéide, le livre IV… […] Rendez-vous compte que la planète, l’humanité, la culture sont à la portée de chacun, quelprogrès immense ! » (Libération, 3 septembre 2011, extrait d’une interview très riche en points d’exclamation et enperles de bêtise pure). Serres déduit de l’accroissement des ressources électroniques (« Nous habitons un nouvel espace… La Nouvelle-Zélande est ici, dans mon iPhone ! J’en suis encore tout ébloui !) que les livres et les professeursont fait leur temps, sans apparemment se rendre compte que l’intérêt et le goût pour l’Énéide ne sont pas spontanés et nenaissent pas sur écran, ni mesurer que la façon dont, pour faire jeune, il célèbre avec ivresse les nouvelles technologies, est plutôt une marque de sénilité.

    5 Carr, dans l’article déjà cité, remarque : « Auparavant j’étais un plongeur dans l’océan des mots. Désormais je glissesur la surface comme un type sur son scooter des mers. » Ces expressions semblent évoquer les mots de Melville, queCarr a dû lire dans sa jeunesse, en des temps qui ne connaissaient pas le jet-ski : « J’aime tous les hommes qui plongent. » Melville lui-même se sentait appartenir à ce « corps de plongeurs de la pensée qui ont plongé et sont remontés à la surface, les yeux injectés de sang, depuis le commencement du monde » (lettre à Evert Duyckinck, 3 mars1849).

    6 Pour Ivan Illich, la transformation actuelle de la lecture doit être conçue comme une suite lointaine, une fois lesmoyens informatiques à notre disposition, de celle qui s’est opérée dans les temps médiévaux : « Commence [au XIIIe siècle] une mutation du sens premier du verbe “lire”, un sens qui n’apparaîtra dans toute son horreur qu’avec notregénération, où les ordinateurs se lisent mutuellement » (« Lectio divina dans la haute Antiquité et dans l’Antiquité tardive » [1993], in La Perte des sens, trad. Pierre-Emmanuel Dauzat, Fayard, 2004, p. 166).

     

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  • "Je suis sortie avec un électeur FN"...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte amusant de Thomas Dubois cueilli sur Boulevard voltaire. Ouvert depuis le 1er octobre, Boulevard Voltaire - le cercle des empêcheurs de penser en rond est un site d'opinions, animé par Robert Ménard et Dominique Jamet. On y trouve des signatures variées, de Bernard Lugan à Jacques Cardoze, en passant par Denis Tillinac et Pierre Conesa... A suivre !

     

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    Je suis sortie avec un électeur FN

    Adèle est une institutrice de 28 ans. Insatisfaite en amour, elle a sympathisé avec Benoît sur un site de rencontre. Grand brun ténébreux à l’allure farouche, amateur de littérature classique, Adèle pensait avoir trouvé en Benoît un compagnon idéal. Elle se ne doutait pas que sous ses airs enjôleurs se cachait un électeur de Marine Le Pen. Elle nous raconte son cauchemar :

    « J’ai eu mes premiers soupçons lorsqu’il s’est endormi devant un film de Claude Lelouch » se souvient Adèle, encore troublée par ces quelques mois passés aux côtés de l’extrémiste. Au départ charmée par les manières sophistiquées du raciste, la jeune prof ne se doute de rien, le manipulateur ayant poussé le vice jusqu’à avoir des cheveux et à porter des vêtements normaux. Diplômé de la prestigieuse université de Nanterre, Benoît était issue d’une famille unie, du moins c’est ce qu’espère encore Adèle : «J’étais persuadée que Benoît venait d’une famille normale et n’avait pas été battu par ses parents, mais maintenant j’en viens à penser qu’il a peut-être été violé par un prêtre.»

    Des propos d’une violence inouïe

    C’est après une visite au musée des arts premiers consacrée aux masques rituels de la civilisation dogon que le destin d’Adèle bascule. En sortant du musée, le couple est apostrophé par une jeune personne issue de la diversité qui leur demande une cigarette dans le langage pittoresque et savoureux popularisé par le talentueux Jamel. Non-fumeur, le couple se retrouve dans l’incapacité d’aider la jeune victime des lobbies du tabac. C’est alors que l’individu (sûrement éprouvé par une journée où il dut subir plusieurs contrôles policiers) en vient à utiliser de vive voix des métaphores freudiennes pour décrire la relation qui unissait Benoît et sa génitrice. C’est en rentrant en métro que Benoît eut cette terrible phrase « C’est vraiment tous les mêmes… »

    La descente aux enfers

    C’est alors que Benoît sombre de plus en plus dans la haine de l’autre, d’autant plus incompréhensible qu’il n’avait pas passé son enfance dans le Nord-Pas-de-Calais. Pris en flagrant délit en train d’écouter Éric Zemmour sur RTL, Benoît a du mal à trouver une explication convaincante « il a essayé de me faire croire qu’il cherchait France Inter » explique Adèle.« Par la suite, j’ai appris en lisant la presse que ces personnes avaient souvent des tendances mythomanes et j’ai pu assembler les pièces du puzzle. » De plus en plus angoissée par ces affinités cryptototalitaires, Adèle se décide à en parler à une amie qui la convainc de fouiller dans l’historique de l’ordinateur personnel de Benoît et dans ses mails.

    Un catalogue des horreurs

    Et c’est tout un pan occulte de la vie de Benoît qui défile sous les yeux ébahis d’Adèle : « Il était à la limite du néo-nazisme » raconte-t-elle en sanglotant. Il avait par exemple taxé la talentueuse chanteuse ZAZ de« pouilleuse qui ferait mieux de trouver un vrai travail » dans les commentaires en ligne du site internet d’un hebdomadaire sarkozyste. Sans oublier des liens enregistrés vers des textes du site terroriste Fdesouche.com critiquant l’association SOS Racisme. Et puis, parmi les mails conservés par Benoît, elle tombe sur l’inimaginable : il avoue à un ami qu’il envisagerait de voter Marine Le Pen puisque que nous ne serions« plus chez nous » (sic).

    Après avoir changé de numéro et déménagé, Adèle envisage depuis peu de rencontrer un nouveau partenaire, mais c’est une longue convalescence qui l’attend avant de pouvoir faire confiance aux hommes une nouvelle fois.

    « Pour me reconstruire plus rapidement, j’ai décidé de me consacrer à la prévention du lepénisme dans l’éducation. Pour éviter que d’autres femmes se fassent avoir par ce genre de maniaques, je rencontre les collégiens et je leur raconte tout simplement mon histoire. »

    Des conseils à nos lectrices pour débusquer un lepéniste ?

    Beaucoup ne portent plus leur traditionnel blouson d’aviateur et certains ont même laissé tombé les Rangers ; un crâne rasé peut être un bon indice mais n’est pas obligatoire. En tout cas, il est nécessaire de se méfier si l’on tombe sur quelqu’un qui fait preuve d’exaspération en écoutant les meilleures chansons de Cali et qui n’a jamais regardé aucun film avec Kad Merad. Il faut aussi faire extrêmement attention si la personne gagne moins de 2 000 euros par mois.

    Est-il possible de les guérir ?

    Les chercheurs sont partagés sur le sujet, quelques guérisons ont déjà été observées à la suite de visionnages massifs de sketchs d’Omar et Fred mais il est préférable d’agir par la prévention. La mairie de Paris vient d’ailleurs de financer un atelier gangsta rap pour les écoles maternelles et des projections du film « Nuit & Brouillard » pour les élèves de primaire. SOS Racisme vient aussi de sortir sa dernière campagne « Yo man ! Marine elle est vraiment pas swag » à destination des adolescents « chébrans ».

    Nous avons donc bon espoir pour les nouvelles générations.

    Thomas Dubois (Boulevard Voltaire, 1er octobre 2012)


     

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  • De la bataille contre le système...

    Nous reproduisons ci-dessous un article cueilli sur le site Entrefilets et qui  constitue une analyse passionnante du système et de ses failles. L'auteur est un ex-journaliste repenti, spécialiste du Moyen-Orient, et propose, au travers de son site, une relecture de l'actualité internationale qui fait l'économie de la narrative officielle. 

    Effondrement du système.jpg

    Essai : de la bataille contre le système

     

    Récemment, un ami ulcéré par une situation dont j’ignore encore aujourd’hui le détail, s’était plongé dans La Guerre de guérilla du Che avec une énergie combattante. Je lui avais alors humblement fait remarquer que l’hyper-puissance technologique et communicationnelle du Système rendait désormais impossible toute révolution par des moyens classiques, fussent-ils aussi honorablement inspirés que ceux du Che, et qu’il fallait plutôt réfléchir à la rédaction d’un nouveau manuel de guérilla qui viserait non plus à l’affrontement armé, mais à un travail de termites en quelque sorte, avec pour objectif l’effondrement du Système sur lui-même, sa dissolution. Pragmatique, il me demanda de lui donner l’ABC de ce nouveau manuel, ce dont je fus bien incapable. Mais cela devait amorcer le texte ci-dessous, où figurent quelques pistes.  

    La narrative

    1. Les démocraties libérales représentent la forme la plus élevée et indépassable des formes possibles d’organisation sociale. Il n’y a pas d’alternative.

    2. Les valeurs occidentales sont le fruit d’un héritage historique obtenu de haute lutte après des siècles de barbarie. Ces valeurs sont les plus élevées qui soient, les plus respectueuses et bénéfiques pour les collectivités et les individus.

    3. L’Occident est soucieux de permettre à tous les peuples de la terre de sortir de la pauvreté et d’accéder à la liberté grâce à la promotion de son modèle démocratique.

    4. L’Occident œuvre pour la paix dans le monde.

    5. L’évolution de notre civilisation tend toujours vers le mieux.

    6. Le capitalisme et son économie de marché ne sont pas parfait, mais ils sont perfectibles et sont de toute façon le seul modèle viable, il n’y a pas d’alternative.  

    Les quelques énoncés ci-dessus sont a priori indiscutables. Ils résument à peu de chose près le regard que portent sur eux-mêmes les Occidentaux. L’homos-occidentalus moyen adhère à ces « évidences » avec l’intime conviction d’être le dépositaire d’un héritage glorieux, convaincu que « sa » civilisation est lumière dans les ténèbres du monde. Il est persuadé que cette conviction est le fruit de sa raison, d’une libre pensée nourrie de sa propre observation et de son analyse.Or ces énoncés sont au mieux contestables, au pire faussaires. Car si le glorieux héritage invoqué ici n’est bien sûr pas sans fondement, l’Occident est aujourd’hui prisonnier d’un Système (américaniste, occidentaliste, anglo-saxon comme on voudra, mais que par commodité nous ne nommeront ici que par le terme générique de « Système ») qui instrumentalise désormais ses idéaux dont il ne conserve que les slogans après en avoir détruit la substance.

    Passage en revue.

    La narrative à l’épreuve du réel

    - La démocratie-libérale, modèle indépassable  Dans l’écrasante majorité des démocraties occidentales, le régime en place, idéal sur le papier, est un leurre où deux ailes d’un parti unique simulent l’affrontement des idées. Le peuple est donc l’otage d’un simulacre de démocratie. Dans les faits, chaque camp gouverne sous la dictature des marchés, se pliant aux lois d’un Système régi par les seules lois darwiniennes de l’économie.

    - Les valeurs occidentales sont les plus élevées qui soient  C’est faire peu de cas des ravages de la colonisation et de l’esclavagisme, ces deux sanglantes mamelles qui ont permis hier à l’Occident de financer son industrialisation et qui lui permettent, aujourd’hui encore, de financer son train de vie puisque toutes deux n’ont fait qu’évoluer sans disparaître. Grâce à la globalisation, le Système permet en effet aujourd’hui à l’Occident de faire travailler ses esclaves dans leur pays d’origine, et l’OMC, le FMI ou la BM assurent la poursuite d’une colonisation sans faille des pays en voie de développement par un mécanisme d’endettement forcé.

    - L’Occident soucieux de la pauvreté et de la liberté des peuples Là encore, les faits démentent la narrative puisque l’Occident continue à piller les richesses naturelles des pays pauvres tout en leur refusant un commerce équitable, ce qui a pour effet premier de bloquer leur développement et d’accroître leur pauvreté. Les multinationales ont fait main-basse sur « l’agro-business », affamant des régions entières pour maximaliser leur profit (prise en otage des paysans grâce aux OGM, monocultures intensives, rachat de concessions d’eau qu’on laisse à l’abandon pour forcer l’achat d’eau en bouteilles etc. etc Notons encore que l’essentiel des capitaux qui tournent autour de l’agro-business sont spéculatifs.). Le Système maintient ainsi artificiellement et à dessein l’essentiel de la planète dans la pauvreté pour garantir sa richesse. De plus, puisqu’il se pense universaliste, le Système est un formidable destructeur de cultures. Il assimile, nivelle, dissous les identités et les spécificités culturelles, les dilue, les absorbe, les digère, les uniformise, les reformate.

    - L’Occident œuvre pour la paix dans le monde  Rien n’est plus faux. Les seules boucheries de masse perpétrées depuis 20 ans sur cette planète (Irak-Afghanistan) l’on été et le sont encore au nom de la démocratie et des droits de l’homme par les armées occidentales, du Système donc. Dans des pays d’Afrique sub-saharienne où le sous-sol est riche en hydrocarbures, le Système et ses groupes pétroliers fomentent ou entretiennent des guerres pour endetter et donc asservir les pays concernés et empêcher par tous les moyens un scénario de type bolivien. Au Proche-Orient, la tête de pont occidentale en territoire barbare, Israël donc, est soutenue dans toutes ses boucheries depuis 60 ans par le Système. Dans sa nouvelle doctrine nucléaire, Washington menace même les pays qu’il jugera « proliférateurs » de frappes nucléaires préventives, même si ces derniers ne disposent pas de l’arme atomique (1). En clair, puisque la menace nucléaire iranienne est un conte, le Système est désormais théoriquement prêt à faire usage de l’arme atomique pour imposer son modèle aux récalcitrants trop turbulents.

    - L’évolution de notre civilisation tend toujours vers le mieux  Certes, à l’intérieur de la civilisation occidentale, on ne torture plus physiquement, on n’emprisonne plus les gens pour leurs idées (José Bové soutiendrait toutefois le contraire). Mais le Système opère un contrôle de plus en plus inquisiteur sur les individus sous couvert de sécurité, et l’on voit les prémices d’une répression « soft » mais grandissante de toute pensée non-conformiste à mesure que les contradictions du Système apparaissent. L’illusion de la liberté, et finalement de la vie pourrait-on dire, ne provient essentiellement que de l’accès d’apparence libre mais en réalité imposé (comment y échapper ?) à toutes les formes de saturations sensorielles. Simulacre d’exaltation par une sur-stimulation des sens donc, mais qui ne s’adresse toutefois jamais qu’à « nos passions tristes ». Ce qui caractérise le mieux la civilisation occidentale aujourd’hui, est le constat de la perte complète du sens. Intuitivement, on pourrait avancer que la raison n’a finalement jamais réussi à combler le vide laissé par le meurtre de Dieu (1789 : naissance de la seconde civilisation occidentale). Dans le Système occidentaliste, l’individu lutte en permanence contre une sensation de vertige, de vide, qu’il est sensé combler par un acte d’achat répété jusqu’à l’hystérie et/ou la nausée (Ô mon Dieu, mais quand va donc enfin sortir la nouvelle version du dernier MacdoPhoooone ?). En définitive, l’homo-occidentalus ne sait plus vraiment pourquoi il vit.

    - Le capitalisme n’est pas parfait, mais il est perfectible et de toute façon, il n’y a pas d’alternative Arrivé désormais à sa pleine maturité, le système capitaliste dans sa version néo-libérale se révèle une machine monstrueuse, nihiliste à l'extrême, anthropophage dans sa nature profonde. Les licenciements de masse font s’envoler les actions des entreprises; les catastrophes naturelles sont considérées comme des aubaines pour relancer l'économie; le principe de précaution est sacrifié aux exigences du profit immédiat; c’est le règne du court terme ; la privatisation et la manipulation du vivant n'est qu'une perspective de plus d'enrichissement ; on préfère laisser crever des millions d’Africains plutôt que de baisser le prix des trithérapies. Au final, le capitalisme dans sa version ultime corrompt tout ce qu'il embrasse, de l’esprit à la biosphère, se dévorant finalement lui-même à coups d’OPA agressives, imposant aux sociétés qui lui sont soumises la décadence des mœurs, le desséchement de la pensée et de l'âme, le meurtre de l’environnement. Comme l’écrit Esther Vivas  « Le capitalisme a démontré son incapacité de satisfaire les besoins fondamentaux de la majorité de la population mondiale (un accès à la nourriture, un logement digne, des services publics d’éducation et de santé de bonne qualité) tout comme son incompatibilité absolue avec la préservation de l’écosystème (destruction de la biodiversité, changement climatique en cours). » En ce sens, le capitalisme est tout simplement une dynamique destructrice du vivant. Même dans sa « zone de privilège », l’Occident donc, le capitalisme ne gouverne que par la violence : docilisation des masses par la précarisation ; paupérisation ; enfermement des individus dans les dettes pour achever de verrouiller leur dépendance au Système. Mais le capitalisme s’avère aussi incapable de résoudre ses contradictions (à qui vendre mes voitures puisque je mets mes acheteurs potentiels au chômage pour délocaliser et produire à moindre coûts etc…). Là encore, la narrative se fait d’autant plus agressive qu’il faut masquer une impasse de plus en plus visible.  

    La manipulation des psychologies  

    Et pourtant, l’Occident ne se pense qu’au travers de l’image parfaite et honorable dont il s’est doté comme une entreprise se dote d’une identité visuelle, de ce masque de vertu dessiné par sa machine de communication et qui est si prompt à se sentir outragé par la barbarie de l’« autre ».

    Comment est-ce possible ?

    C’est là qu’entre en jeu la fantastique puissance communicationnelle du Système. Un machine non pas de propagande (le propagandiste sait qu’il trompe), mais de création d’une réalité virtuelle.

    La distinction est importante. Car le Système ne peut fonctionner que sous certaines conditions, dont l’une des principales est la sujétion volontaire des masses au Système. En l’absence de cette sujétion volontaire, le Système serait en effet contraint de révéler sa nature profonde, qui est totalitaire, et s’exposerait alors à être contesté, puis combattu, ce qui serait contre-productif, donc contraire aux buts du Système.

    Or, là où la propagande s’attaque à la pensée et tente d’asséner des mensonges mille fois répétés pour en faire des vérités (cf Goebbels), la machine à réalité virtuelle du Système manipule la psychologie. C'est-à-dire le point de contact le plus intime entre le Système et l’individu. L’élément subtil par lequel l’individu perçoit, ressent le Système, et par lequel le Système touche au plus profond de l’individu.

    Et seule la manipulation de la psychologie peut susciter la sujétion volontaire recherchée.

    C’est pourquoi nonobstant une poignée de marionnettistes, tout ce qui fait la communication du Système, c'est-à-dire l’élite politique mais aussi, bien sûr, la presse-Pravda, les plumitifs du prêt-à-penser, le tout Hollywood et ses avatars, croit généralement au caractère indiscutable des énoncés cités en préambule, croit en la pureté intrinsèque du Système (n’est pas meilleur menteur que celui qui croit dire la vérité…).

    Chacun des hérauts du Système défend donc la réalité virtuelle ainsi créée avec d’autant plus de hargne qu’il lui est vital d’y croire pour son équilibre psychologique justement, au point qu’on peut même soutenir qu’il désire intensément être trompé, par paresse, conformisme et peur de l’inconnu bien sûr, par crainte de perdre ses privilèges sûrement, par angoisse du vide sans doute.

    On constate d’ailleurs que ces dociles communicateurs ne combattent jamais avec autant de rage toute contestation de Leur Vérité, que lorsqu’ils en suspectent tout à coup malgré eux l’éventuelle fausseté (l’exemple nous est donné ici par la violence avec laquelle sont traités ceux qui contestent la version officielle des attentats du 11 Septembre.)

     L’individu sous perfusion permanente

     A l’heure de l’hyper-technologie, la puissance du flux communicationnel du Système est désormais telle qu’il est bien difficile d’y résister, et impossible d’y échapper.

    La télévision est bien sûr le principal vecteur des valeurs du Système, de sa réalité virtuelle donc. Là où l’on fait globalement sans cesse l’éloge des valeurs de l’Occident, de la justesse de ses croisades, des bienfaits du libre-marché, et c’est là aussi que directement ou implicitement on désigne l’ennemi, on caricature l’autre et les valeurs de l’autre, le barbus fanatique, l’insondable et menaçant bridé, le nègre sauvage et sanguinaire.

    Or un français de plus de 4 ans passe, par exemple, en moyenne 3,36 heures devant sa télévision chaque jour. C'est-à-dire qu’en un an, il reste assis à fixer une petite boîte diffusant les messages du Système durant…. 54 jours sans discontinuer, soit presque… deux mois jours et nuits par an.

    Dans la presse, considérée généralement comme plus critique, les valeurs citées en préambule ne sont jamais fondamentalement remises en question (sauf éditos alibis s’entend). Ajoutons donc à cela le temps de lecture. Et puis les messages publicitaires qui jonchent les rues et célèbrent les vertus du consumérisme, de la joie de posséder, c'est-à-dire qui célèbrent la plus haute vertu proposée par le Système, l’orgasme marchand : l’achat.

    Bref, l’individu moyen est quotidiennement soumis aux stimuli du Système et à sa réalité virtuelle. Il est sous perfusion quasi permanente.

    L’avantage de la réalité virtuelle sur la propagande, c'est-à-dire l’avantage de manipuler les psychologies plutôt que la pensée est donc évident. Car au lieu d’avoir des individus qui ânonnent sans y croire les vertus d’un système en le honnissant (cf ex-URSS), l’homo-occidentalus fait l’apologie du Système en étant persuadé de le faire de son plein gré en fonction d’un raisonnement libre, juste et bon.

    L’individu se confond avec le Système qui a pénétré sa psychologie (2).

     La liberté dans les interstices des rouages

     Reste que cette manipulation en profondeur, malgré son caractère apparemment « soft » puisqu’elle vise une sujétion non contrainte, reste d’une violence terrible pour les psychologies. Difficile en effet de faire croire sans conséquences sur le long terme que le noir est blanc, que le bas est en haut, que la bassesse puisse être vertu.

    Instinctivement, nombreux sont donc ceux qui ressentent intuitivement un malaise au spectacle de cette réalité virtuelle : « on sent bien que quelque chose cloche, mais quoi… »

    C’est que le réel, un peu comme lorsque l’image d’une télévision est secouée par des parasites, fait régulièrement irruption dans la narrative du Système, sans que celui-ci puisse l’empêcher.

    Crise économique majeure qui oblige le Système à se sauver lui-même en reportant la dette des spéculateurs sur les peuples ; boucherie puis débandade militaires masquées en opération de libération et en victoire (Irak), manipulations trop grossières sur les buts de guerre (cf. la fable des armes de destructions massives irakiennes) ; le réel entre parfois trop brutalement en contradiction avec la narrative du Système et en démasque au moins brièvement la supercherie.

    Nombreux sont donc ceux qui, en proie à ce malaise, y cherchent une explication et sont donc réceptifs à d’autres informations, dissidentes ou alternatives comme on voudra, que le Système, et c’est là sa principale faiblesse, ne peut pas filtrer sans se désavouer lui-même puisqu’il s’affirme comme un espace de liberté. En ce sens, on constate que la narrative du Système est en même temps sa prison. 

    L’on pourrait donc caricaturer en disant que la vraie liberté se situe aujourd’hui dans les interstices des rouages du Système, dans ces espaces que le Système est contraint de laisser ouverts s’il veut lui-même fonctionner.

    Internet est truffé de ces espaces là. Il est bien sûr un outil formidable de communication au Service du Système, mais sa nature ubuesque a aussi ouvert une faille béante dans sa narrative car, pour la première fois, l’information échappe au contrôle du Système.

    De plus en plus de sites dissidents gagnent ainsi en audience et jouent un rôle « d’éveilleur » que le Système ne peut combattre frontalement. La presse-Pravda tente bien sûr désespérément de jouer l’opposition entre le mythe d’une info vérifiée, professionnelle, sérieuse contre le tout et n’importe-quoi qu’Internet produirait essentiellement. Mais c’est un baroud d’honneur.

     Vers l’esprit de résistance

     Et c’est là que l’on discerne les premières clés d’un nouveau manuel de guérilla possible, qui obéit grosso modo aux règles de la guerre de 4ème génération, c'est-à-dire ce que l’on appelle la guerre du faible au fort. Une guerre de harcèlement donc où, passez-moi l’expression, une poignée de moustiques peut efficacement s’employer à piquer le cul de l’éléphant jusqu’à le pousser à la faute, ou à le rendre fou. Les principes sont anciens (retourner les armes de l’adversaire contre lui, exploiter les failles dans sa défense, susciter la discorde chez l’ennemi), mais les moyens nouveaux.

    Il s’agit d’attaquer le Système dans sa narrative, de le marquer à la culotte, de le démasquer, d’en révéler au jour le jour les supercheries, les sophismes, les manipulations. L’objectif étant bien sûr de discréditer le Système et ses zélateurs par la mise en concurrence acharnée de sa réalité virtuelle et du réel.

    Ce combat en est au stade embryonnaire pour l’instant, et il est prévisible que le Système cherchera la parade par des astuces technologiques ou législatives.

    Mais au final, le combat est engagé. Et l’on pourrait dire que le champ de bataille se situe aujourd’hui dans cet espace infime et gigantesque à la fois que constitue le doute, la malaise que fait ressentir aux psychologies la manipulation du Système. Ce malaise est comme une faille qu’il faut élargir pour que s’y engouffre le réel. Ensuite, il appartiendra au dormeur de se réveiller en acceptant le vertige du réel, pour que puisse naître en lui l’esprit de résistance, le désir du combat.

    En attendant le coup de pouce de l’Histoire

    Aujourd’hui, le Système est profondément malade de ses contradictions. La supercherie est de plus en plus difficile à masquer. Les crises se multiplient et les seuls remèdes que sont capables de proposer les élites du Système sont de nature cosmétique bien sûr. Car le Système ne peut ni ne veut être réformé en profondeur, car ce serait admettre sa faiblesse, son inadéquation au réel. La seule préoccupation du Système est donc de protéger sa narrative, d’imposer à tous le déni du réel. Alors une crise succède à une autre crise, qui en abrite elle-même cent autres. Car le réel est là, comme un volcan, qui couve sous la cendre.

    Nous l’avons dit, la narrative du Système est en même temps sa prison. Sa force est donc sa faiblesse. Il est contrait de sauver les apparences, et sauver les apparences, c'est-à-dire la réalité virtuelle, lui impose des limitations terribles de ses capacités. Par exemple, sa machine de guerre, capable de renvoyer n’importe quel pays à l’âge de pierre, peut être réduite à l’impuissance à cause de cette narrative justement. En Afghanistan, on observe ainsi que les bavures, dès qu’elles sont connues, ont pour premier effet de compromettre les opérations en cours en obligeant le Système à clouer son aviation au sol, au moins le temps de faire oublier les crimes, de rétablir la narrative. S’en suit une suite interminable de « surge » qui ont tous ont la prétention d’être « la grande opération finale » et qui s’achèvent systématiquement en fantastiques ratages. De par les contraintes de la narrative, l’hyper-puissance militaire devient donc souvent impuissance avec, là encore, un désordre permanent qui s’installe. La hiérarchie militaire du Système se retrouve alors à hésiter sans cesse entre le désir d’atomiser les talibans, ou celui de les intégrer au gouvernement.

    C’est que le Système s’avère désormais lui aussi incapable de résoudre ses contradictions. Le Système est en crise car la structure même du Système le conduit inéluctablement vers la crise.

    Toutes les conditions sont donc réunies pour l’effondrement final. Mais à notre avis, seul un événement majeur pourra permettre aux peuples d’Occident de se libérer définitivement du Système. Un événement qui ne peut être qu’une fracture, un schisme, coup d’envoi de la dernière phase de l’effondrement attendu, à l’implosion, à la dissolution.

    Or il se trouve que la crise du Système rencontre aujourd’hui une autre crise, celle des Etats-Unis, matrice du Système justement. C’est là en effet que le monstre a été conçu, nourri, là où il a pris son envol, a déployé ses ailes.

    Notre thèse est donc que cet événement majeur tant attendu, le schisme, la fracture, pourrait prendre la forme d’une fracture transatlantique à la faveur de l’effondrement en cours de la puissance américaine.

    L’effondrement du Système américaniste et/ou occidentaliste qui enchaîne les esprits et les nations depuis la fin de la Seconde guerre mondiale pourrait donc être, pour l’Europe et l’Occident en général, le moment tant attendu de sa vraie libération, de sa renaissance.

    Encore faudra-t-il que suffisamment de dormeurs se soient réveillés d’ici là pour prendre les commandes de ce nouveau départ, et éviter que l’Histoire ne bégaie.

    C’est à notre sens l’enjeu du combat d’aujourd’hui. 

    Entrefilets (19 avril 2012)

     

    Notes :

    (1)   « J’estime que le traité de non-prolifération nucléaire (TNP) contient un message très ferme tant pour l’Iran que la Corée du Nord, a déclaré le secrétaire à la Défense américain, Robert Gates en présentant la nouvelle doctrine nucléaire américaine. Ce qui signifie que si vous acceptez de jouer selon les règles nous entreprendrons la mise en œuvre de certaines obligations envers vous; si vous devenez des « proliférateurs », alors toutes les options sont sur la table

    (2)   On sait que la CIA a expérimenté (faut-il parler au passé ?) des techniques de torture psychologique qui consistent à asséner de manière répétée des chocs sensoriels aux individus pour « laver leur psychologie ». Non pas pour y inscrire des messages nouveaux (ça c’était la technique obsolète du lavage de cerveau), mais pour en faire en quelque sorte une page blanche qui puisse être dès lors ouverte et réceptive à de nouvelles perceptions (cf Naomi Klein, La Stratégie du choc).

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  • La mémoire et l'histoire...

    Nous reproduisons ci-dessous un éditorial de Robert de Herte (alias Alain de Benoist) paru dans la revue Eléments (été 1998) et consacré à l'opposition entre la mémoire et l'histoire...

     

     

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    La mémoire et l'histoire

    «Naguère aveugle au totalitarisme, la pensée est maintenant aveuglée par lui», écrivait très justement Alain Finkielkraut en 1993 (Le Messager européen, 7). Le débat lancé en France par la parution du Livre noir du communisme est un bon exemple de cet aveuglement. D'autres événements qui, régulièrement, obligent nos contemporains à se confronter à l'histoire récente, illustrent eux aussi la difficulté de se déterminer par rapport au passé. Cette difficulté est encore accentuée aujourd'hui par la confrontation de la démarche historienne et d'une «mémoire» jalouse de ses prérogatives, qui tend désormais à se poser en valeur intrinsèque (il y aurait un «devoir de mémoire»), en morale de substitution, voire en nouvelle religiosité. Or, l'histoire et la mémoire ne sont pas de même nature. A bien des égards, elle sont même radicalement opposées.

    La mémoire a bien entendu sa légitimité propre, dans la mesure où elle vise essentiellement à fonder ou à garantir la survie des individus et des groupes. Mode de rapport affectif et souvent douloureux au passé, elle n'en est pas moins avant tout narcissique. Elle implique un culte du souvenir et une rémanence obsessionnelle du passé. Lorsqu'elle se fonde sur le souvenir des épreuves endurées, elle encourage ceux qui s'en réclament à s'éprouver comme titulaires du maximum de peines et de souffrances, pour la simple raison qu'on éprouve toujours plus douloureusement la souffrance que l'on a ressentie soi-même. (Ma souffrance et celle de mes proches est par définition plus grande que celle des autres, puisque c'est la seule que j'ai pu ressentir). Le risque est alors d'assister à une sorte de concurrence des mémoires, donnant elle-même naissance à une concurrence des victimes.

    La mémoire est en outre intrinsèquement belligène. Nécessairement sélective, puisqu'elle repose sur une «mise en intrigue du passé» (Paul Ricoeur) qui implique nécessairement un tri – et que de ce fait l'oubli est paradoxalement constitutif de sa formation –, elle interdit toute réconciliation, entretenant ainsi la haine et perpétuant les conflits. En abolissant la distance, la contextualisation, c'est-à-dire l'historicisation, elle élimine les nuances et institutionnalise les stéréotypes. Elle tend à représenter l'enchaînement des siècles comme une guerre des mêmes contre les mêmes, essentialisant ainsi les acteurs historiques et sociaux et cultivant l'anachronisme.

    Comme l'ont bien montré Tzvetan Todorov (Les abus de la mémoire, Arléa, 1995) et Henry Rousso (La haine du passé. Entretiens avec Philippe Petit, Textuel, 1998), mémoire et histoire représentent en fait deux formes antagonistes de rapport au passé. Ce rapport au passé, quand il emprunte le canal de la mémoire, n'a que faire de la vérité historique. Il lui suffit de dire : «Souviens toi !» La mémoire pousse par là au repli identitaire sur des souffrances singulières qu'on juge incomparables du seul fait qu'on s'identifie à ceux qui en ont été les victimes, alors que l'historien doit au contraire rompre autant qu'il le peut avec toute forme de subjectivité. La mémoire s'entretient par des commémorations, la recherche historienne par des travaux. La première est par définition à l'abri des doutes et des révisions. La seconde admet au contraire par principe la possibilité d'une remise en cause, dans la mesure où elle vise à établir des faits, fussent-ils oubliés ou choquants au regard de la mémoire, et à les situer dans leur contexte afin d'éviter l'anachronisme. La démarche historienne, pour être regardée comme telle, doit en d'autres termes s'émanciper de l'idéologie et du jugement moral. Là où la mémoire commande l'adhésion, elle exige la distanciation.

    C'est pour toutes ces raisons, comme l'expliquait Paul Ricoeur au colloque «Mémoire et histoire», organisé le 25 et 26 mars derniers par l'Académie universelle des cultures à l'Unesco, que la mémoire ne peut se substituer à l'histoire. «Dans un état de droit et une nation démocratique, c'est le devoir d'histoire et non le devoir de mémoire qui forme le citoyen», écrit de son côté Philippe Joutard («La tyrannie de la mémoire», in L'Histoire, mai 1998, p. 98).

    La mémoire, enfin, devient exorbitante quand elle prétend s'annexer la justice. Celle-ci n'a pas pour but, en effet, d'atténuer la douleur des victimes ou de leur offrir l'équivalent de la souffrance qu'elles ont subie. Elle a pour but de punir les criminels au regard de l'importance objective de leurs crimes, et compte tenu des circonstances dans lesquelles ils les ont commis, non au regard de la douleur qu'ils ont provoquée. Annexée par la mémoire, la justice se ramène inévitablement à la vengeance, alors que c'est précisément pour abolir la vengeance qu'elle a été créée.

    Après la parution du Livre noir, certains ont à nouveau réclamé un «Nuremberg du communisme». Cette idée, avancée pour la première fois par le dissident russe Vladimir Boukovski (Jugement à Moscou, 1995) et généralement reprise à des fins purement polémiques, est pour le moins douteuse. A quoi bon juger ceux que l'histoire a déjà condamnés ? Les anciens pays communistes ont certes tout loisir, s'ils le désirent, de traduire leurs anciens dirigeants devant leurs tribunaux, car la justice d'un pays donné garantit l'ordre interne de ce pays. Il n'en va pas de même d'une justice «internationale», dont il a surabondamment été démontré qu'elle repose sur une conception irénique de la fonction juridique, en l'occurrence sur l'idée qu'il est possible d'affranchir l'acte judiciaire de son contexte particulier et du rapport de forces qui constitue sa toile de fond. Plus profondément, on peut aussi penser que le rôle des tribunaux est de juger des hommes, non des idéologies ou des régimes. «Prétendre juger un régime, disait Hannah Arendt, c'est prétendre juger la nature humaine».

    Le passé doit passer, non pour tomber dans l'oubli, mais pour trouver sa place dans le seul contexte qui lui convienne : l'histoire. Seul un passé historicisé peut en effet informer valablement le présent, alors qu'un passé rendu toujours actuel ne peut qu'être source de polémiques partisanes et d'ambiguïtés.

    Il y a quatre siècles, l'édit de Nantes, dans son article premier, proclamait déjà la nécessité de faire taire la mémoire pour restaurer une paix civile mise à mal par les guerres de religion : «Que la mémoire de toutes choses passées d'une part et d'autre, depuis le commencement du mois de mars 1585 jusqu'à notre avènement à la couronne, et durant les autres troubles précédents et à l'occasion d'iceux, demeurera éteinte et assoupie, comme de chose non advenue : et ne sera loisible ni permis à nos procureurs généraux, ni autres personnes quelconques, publiques ni privées, en quelque temps, ni pour quelque occasion que ce soit, en faire mention, procès ou poursuite en aucune cour et juridiction que ce soit». Seule la démarche historienne peut valablement déterminer ce dont on doit se souvenir. Mais on ne peut envisager l'avenir qu'en consentant à oublier une partie du passé.

    Robert de Herte (Elément n°92, juillet 1998)

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