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Textes - Page 11

  • Géographie sociale et fractures françaises...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte du géographe et sociologue Christophe Guilluy, publié par Le Nouvel Economiste et extrait de son livre Fractures françaises (Bourin, 2010).

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    Boboïsation d'un quartier populaire

     

    «Fractures françaises»

    La transformation des anciens quartiers populaires en quartiers bourgeois et l’appropriation d’un parc de logements historiquement destinés aux couches populaires par des catégories supérieures ne suscitent aucun émoi particulier. Alors que les discours incantatoires sur le manque de logements sociaux n’ont jamais été aussi présents, rares sont les politiques qui s’émeuvent aujourd’hui de la conquête par une petite bourgeoisie du parc privé “social de fait” des grandes villes.

    Ce silence est d’autant plus étourdissant que c’est ce parc privé, et non le parc social, qui, jusqu’à aujourd’hui, a toujours répondu majoritairement aux besoins des couches populaires, et l’ampleur de cette perte ne sera que très partiellement compensée par la construction sociale.

    Le changement de destination d’un parc de logements occupés depuis deux siècles par des catégories modestes est d’autant moins dénoncé qu’il bénéficie aux catégories supérieures et aux prescripteurs d’opinions. On arrive ainsi à une situation ubuesque où ces catégories moyennes et supérieures, celles qui participent le plus à l’éviction des catégories populaires et à l’appropriation de leurs logements, sont aussi celles qui plébiscitent le plus la mixité dans la ville et qui soulignent la nécessité de construire des logements sociaux.

    En réalité, et au-delà des discours grandiloquents, ce sont des logiques foncières et patrimoniales qui déterminent les dynamiques à l’œuvre. Ainsi, si les espaces publics dans les grandes villes ont donné lieu à un partage savant qui permet de maintenir le décorum ouvriériste ou ethnique, les commerces ethniques et les hard-discounters côtoient désormais les bistrots-bobos et les supérettes bio. En revanche, la répartition du patrimoine immobilier ne fait l’objet d’aucune “négociation” de la part des couches supérieures. On accepte à la rigueur le maintien d’un parc social marginal (surtout s’il est destiné aux petites classes moyennes), mais pas le maintien dans le parc privé des catégories populaires. Dans ces quartiers, les bobos sont en train de se constituer un patrimoine d’une très grande valeur en acquérant de grandes surfaces industrielles, artisanales ou en réunissant de petits appartements. Les services des impôts ont ainsi enregistré une explosion des ménages payant l’ISF dans tous les quartiers populaires des grandes villes et notamment à Paris.

    Pour se maintenir dans les grandes métropoles, les catégories modestes n’ont qu’une solution : intégrer le parc de logements sociaux. Hier, très majoritairement locataires dans le parc privé ou propriétaires, les catégories populaires sont dorénavant de plus en plus locataires dans le parc social. De la même manière, alors que la part des propriétaires occupants n’a cessé d’augmenter dans les grandes zones urbaines, celle des propriétaires occupants modestes baisse. Ce basculement du statut d’occupation est un indicateur culturel de la place qu’on accorde aux catégories populaires dans les grandes agglomérations.

    L’embourgeoisement des grandes villes entraîne ainsi une socialisation du statut d’occupation des couches populaires. Cette dépendance croissante vis-à-vis de l’Etat est une caractéristique des couches populaires résidant dans les grandes métropoles embourgeoisées. Elle est d’autant plus grande que, par ailleurs, la part des revenus sociaux a fortement augmenté pour ces populations qui éprouvent de grandes difficultés à s’intégrer à un marché de l’emploi très qualifié. L’évolution de leur statut souligne la marginalisation et la précarisation dont elles font désormais l’objet dans les grandes villes. La différence avec les catégories ouvrières de la ville industrielle est considérable. Intégrées économiquement et politiquement, les catégories populaires étaient hier moins dépendantes de l’Etat.

    Le processus d’embourgeoisement des métropoles risque de s’accentuer par le double effet d’une spécialisation du marché de l’emploi mais aussi de l’influence croissante d’un pouvoir “vert”, qui tend à améliorer la qualité de vie dans les grandes villes en les rendant de plus en plus attractives. L’intérêt des catégories supérieures pour l’achat d’appartements en ville, au détriment des zones périurbaines ou rurales, n’a jamais été aussi élevé.

    L’émergence de la ville mondialisée
    Le mouvement de recomposition sociale des métropoles ne se résume pourtant pas à un simple processus d’embourgeoisement. Il s’accompagne aussi d’un renouvellement des couches populaires grâce à l’arrivée de populations issues de l’immigration. La sociologie traditionnelle héritée de l’ère industrielle s’efface peu à peu pour laisser la place à une sociologie issue du développement métropolitain et de la mondialisation. Ce double mouvement de gentrification et d’immigration participe à un processus de substitution de population complexe, où les couches populaires traditionnelles, ouvriers et employés, sont remplacées par des couches moyennes et supérieures et par des couches populaires immigrées.

    Il apparaît ainsi que la spécialisation du marché du travail des grandes villes vers des emplois très qualifiés, qui a contribué à l’éviction des catégories populaires traditionnelles, ne représente pas un frein à l’arrivée des couches populaires immigrées. Le passage d’une immigration de travail à une immigration familiale a orienté les nouveaux flux migratoires vers les territoires qui concentraient déjà des populations immigrées. L’importance du parc de logements sociaux et de logements privés dégradés a rendu possible l’accueil et le maintien de ces nouvelles couches populaires dans des métropoles où le prix des loyers et des logements avait explosé.

    L’arrivée de ces nouvelles couches populaires, souvent peu ou pas qualifiées, sur un marché de l’emploi très qualifié explique l’importance des difficultés sociales de certains de ces quartiers. La déconnexion au marché de l’emploi métropolitain masque une autre réalité, celle de l’exploitation de ces populations précaires. La main-d’œuvre immigrée, parfois illégale, et mal rémunérée répond fort bien aux besoins de certains secteurs économiques.

    Si l’immigration présente un intérêt certain pour le patronat (dumping social, pression à la baisse des salaires, affaissement de la protection sociale), en revanche, on ne souligne pas assez un autre aspect de cette nouvelle exploitation, qui permet d’offrir un train de vie “bourgeois” aux nouvelles couches supérieures sans en payer véritablement le prix. La nounou et la femme de ménage immigrées, et parfois sans papiers, ne ponctionnent que marginalement le budget des cadres. De la même manière, c’est bien grâce à l’exploitation en cuisine des immigrés que le bobo peut continuer à fréquenter assidûment les restaurants pour une note assez modique. Produit de la mondialisation libérale, la ville prospère non seulement sur un marché de l’emploi très qualifié et bien rémunéré, mais aussi sur un marché de l’emploi précaire caractérisé par une forte pression sur les coûts salariaux. Perceptible dans toutes les métropoles, le remplacement des couches populaires traditionnelles, protégées et structurées politiquement, par des couches populaires immigrées sans poids politique s’inscrit dans une logique économique qui favorise une recomposition sociale basée sur les extrêmes de l’éventail social : couches supérieures et intellectuelles d’un côté, catégories populaires immigrées de l’autre.

    Le problème est que la majorité des prescripteurs d’opinions et des responsables politiques, qui le plus souvent vivent dans ces grandes villes, confondent cette “sociologie métropolitaine” avec la sociologie française dans son ensemble. Ceci explique la facilité avec laquelle la représentation d’une société divisée entre des couches supérieures (le plus souvent “blanches”) et des couches populaires précarisées issues des minorités s’est imposée de gauche à droite.

    Une nouvelle sociologie de la jeunesse
    La nouvelle sociologie des villes a également donné naissance à une nouvelle jeunesse, une jeunesse particulièrement inégalitaire. Les quartiers où la transformation sociale a été portée par un double mouvement d’embourgeoisement et d’immigration ont ainsi vu apparaître une jeunesse issue de l’immigration et une jeunesse issue de la gentrification.

    Cette sociologie inégalitaire de la jeunesse est à l’origine de l’accentuation des écarts socioculturels constatés dans certains collèges des grandes villes. Dans tous les quartiers populaires qui s’embourgeoisent, on assiste à une augmentation concomitante du nombre d’enfants de cadres et d’enfants issus de l’immigration, notamment dans les XVIIIe, XIXe et XXe arrondissements parisiens. Cette situation inédite revêt par ailleurs une dimension “ethnoculturelle”. Une partie de la jeunesse “petite bourgeoise”, le plus souvent blanche, “côtoie” ainsi une jeunesse populaire issue des “minorités visibles”. Ce “contact”, ou plutôt cette coexistence, entre les extrêmes de l’éventail social et culturel est souvent source de tensions et parfois de violences. Certaines manifestations ou rassemblements de jeunes et d’étudiants, comme les manifestations lycéennes de février et mars 2005, ont ainsi dégénéré en violences “anti-Blancs 78”. La cohabitation entre une jeunesse issue de l’immigration et une jeunesse issue de la gentrification, distinction dont on parle peu, est pourtant devenue un enjeu considérable dans des villes de plus en plus inégalitaires.

    Une société sur le chemin d’un modèle communautaire
    Le modèle métropolitain est plébiscité par les élites et plus largement par les catégories qui bénéficient le plus de la mondialisation. Modèle économique, il dessine aussi les contours d’un nouveau modèle d’organisation sociale. Dans ce système, les inégalités sociales laissent la place aux inégalités ethnoculturelles au plus grand bénéfice des classes dominantes. Mieux encore, il apparaît que des populations a priori en conflits d’intérêts, couches supérieures et couches populaires immigrées, adhèrent dans une même euphorie au processus d’intégration à l’économie-monde et aux valeurs d’une société multiculturelle “déterritorialisée”. Comment expliquer ce paradoxe ?

    Jamais la “bourgeoisie” ou la “petite bourgeoisie” n’a vécu dans des espaces aussi inégalitaires. Cette accentuation des inégalités au cœur des lieux de pouvoir n’a pourtant débouché sur aucun conflit social majeur. Si les violences urbaines et les émeutes sont récurrentes, elles ne traduisent nullement une contestation radicale du système et restent donc inoffensives. L’économie de marché et l’idéologie libérale ne souffrent d’aucune remise en cause dans les quartiers dits sensibles. D’ailleurs, les émeutes n’ont jamais débouché sur la moindre conquête d’acquis sociaux mais sur des relances de la politique de la ville centrée sur la discrimination positive.

    Laboratoire sociologique et idéologique, les grandes métropoles montrent leur capacité à gérer une société de plus en plus inégalitaire en substituant la question ethnoculturelle à la question sociale. Cette opération vise à désamorcer par avance tout conflit de classes, potentiellement très coûteux. Paradoxalement, dans ce système, les inégalités socioculturelles favorisent la cohabitation. Les différences de classes entre couches populaires immigrées et catégories supérieures disparaissent, tandis que les différences culturelles sont valorisées. La diversité culturelle des grandes métropoles participe ainsi à un efficace brouillage de classe qui permet aux couches supérieures urbaines de maintenir leur domination.

    On comprend dans ce contexte l’attachement de plus en plus marqué des classes dominantes des pays développés à une diversité qui rend acceptables les inégalités en faisant disparaître toute concurrence. La lutte des classes pour l’égalité sociale laisse ainsi la place à un combat pour la diversité et à une légitimisation de l’inégalité. Ne doutons pas d’ailleurs que les minorités visibles puissent obtenir rapidement une meilleure représentation, notamment politique, c’est le prix, relativement modique, de la continuité du système. On comprend donc que, dans les métropoles, l’immigration soit majoritairement perçue comme un processus positif. Elle empêche toute résurgence du conflit de classes, assure la pérennité d’un système de plus en plus inégalitaire socialement pour un coût relativement modeste en comparaison des bénéfices tirés de la mondialisation économique.

    Débarrassé d’une “question sociale”, aujourd’hui délocalisée dans les espaces périurbains et ruraux où se concentrent désormais la majorité des ouvriers et des employés, le champ politique des métropoles s’avère particulièrement apaisé. Les débats politiques se focalisent sur les sujets de société où les socialistes et les Verts excellent. Des majorités vertes et roses se sont ainsi constituées dans la plupart des grandes métropoles et confirment le choix d’une “gestion sociétale” de la ville inégalitaire.

    Dans ce système, les rapports entre dominants et dominés ne se déployant désormais plus que sur un registre sociétal, les nouvelles couches populaires ne peuvent plus jouer que sur la victimisation et la mauvaise conscience des couches supérieures pour influencer le jeu politique. Les politiques publiques en direction des couches populaires (politique de la ville) ou plus largement les mesures de discrimination positive ne sont pas le fruit d’une négociation sociale mais d’abord celui d’un compromis sociétal sur une base ethnoculturelle.

    On peut d’ailleurs se demander si aujourd’hui les métropoles ne sont pas le laboratoire d’un “communautarisme à la française”. Car si le renforcement des flux migratoires et les concentrations ethnoculturelles favorisent un communautarisme de fait, il convient de s’interroger sur une “gestion de plus en plus communautaire” des politiques municipales. Si cette dérive s’explique par la sociologie particulière des métropoles, elle est aussi favorisée par une nouvelle bourgeoisie dont les idéaux l’éloignent de l’égalitarisme républicain.

    La mobilité est l’une des caractéristiques des habitants des métropoles. Dans la logique de la mondialisation libérale, les individus doivent être mobiles, nomades. La positivité des concepts de “villes en mouvement”, de “mondialisation des échanges”, de “mobilité” permet de légitimer la recomposition sociale, c’est-à-dire l’embourgeoisement des villes et la relégation des couches populaires. La “mobilité” et le “nomadisme” ne décrivent plus seulement des déplacements dans l’espace, mais représentent des valeurs positives indépassables. Il apparaît ainsi que, pour les élites, le “world way of life” passe par une mobilité permanente des personnes.

    Dans ce contexte, l’immigration devient peu à peu la norme. Peu importe que le fait migratoire ne concerne en réalité qu’à peine 3 % de la population mondiale, la mobilité des personnes apparaît désormais comme un horizon indépassable. L’immigration sera ainsi perçue comme un progrès, jamais comme un arrachement.
    Dans les métropoles, cette idéologie, qui confère au “bougisme”, est d’autant plus forte que la mobilité caractérise l’ensemble de l’éventail social, des couches supérieures aux couches populaires immigrées. La sociologie des métropoles est aussi une sociologie de la mobilité. Cette dernière constitue une part de l’identité des habitants des grandes villes et sous-tend un rapport particulier au territoire et à la Nation. Cette “déterritorialisation”, qui se confond parfois avec une “dénationalisation”, explique que les métropoles mondialisées soient les territoires qui plébiscitent le plus la gouvernance européenne en attendant la gouvernance mondiale.

    Christophe Guilluy (Le Nouvel Economiste, 26 juin 2012)

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  • Petits meurtres entre auteurs...

    Nous reproduisons ci-dessous un excellent texte, cueilli sur le site Idiocratie (qui mérite tout particulièrement d'être visité) et consacré à la nouvelle «affaire Renaud Camus». Dans une tribune libre publiée dans le quotidien Le Monde avant le 1er tour de l'élection présidentielle, cet auteur avait expliqué pourquoi il s'apprêtait à voter pour Marine Le Pen, déclenchant ainsi un scandale dans le Tout-Paris littéraire...

     

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    Petits meurtres entre auteurs
    En 1827, Sir Thomas de Quincey ajoute une pierre à l’édifice du romantisme noir en publiant De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts, ouvrage que l’on peut considérer comme la première grande œuvre théorique du romantisme noir. L'assassinat, comme le titre l’indique, y est considéré pour ses qualités esthétiques et même célébré par une société d’amateurs éclairés vantant tous les agréments que l’homme de goût peut trouver dans l’exercice de la tuerie, du massacre et du crime. De nos jours malheureusement, l’homme de goût qui souhaiterait satisfaire les exigences d’une sensibilité exquise et morbide en passant son prochain par le fil de l’épée se verrait immanquablement exposé aux tracasseries en tout genre générées par une législation chicaneuse et une horde de fonctionnaires vétilleux. Pourtant, le spectacle offert par nombre de personnages désagréables et d’individus grossiers que nous croisons tous les jours au hasard de nos déplacements laisse pourtant à penser qu’un petit meurtre de temps à autre, orchestré avec tact et exécuté avec finesse, contribuerait certainement de façon significative au maintien du vivre-ensemble.
    Cependant, si le permis de tuer n’est plus accordé aujourd'hui avec autant de libéralité qu’au temps de Thomas de Quincey, notre société semble s’être reportée sur un autre mode d’exécution qui semble tout aussi efficace que la suppression physique, à savoir l’exécution médiatique, pratique dont l’efficacité et le cynique raffinement eurent certainement gagné l’estime de la société des esthètes de De Quincey. Il y a quelques semaines, Marie Darrieussecq a ainsi fait avec brio la démonstration que l’on pouvait fort bien s’acquitter en douceur d’un assassinat radiophonique tout aussi implacable qu’un bon coup de poignard entre les omoplates. Avec une meurtrière condescendance, l’auteur de Truismes s’est en effet livré à un fort civil jeu de massacre sur la personne de l’écrivain Renaud Camus le 3 avril dernier :
    Je suis publiée par la même maison d’édition, P.O .L., qu’un écrivain qui s’appelle Renaud Camus, j’y suis heureuse comme écrivain, mais je trouve dérangeant d’être dans le même catalogue que quelqu’un qui prône publiquement, je cite : « la nécessité de mettre un terme, par toutes mesures appropriées, dans le strict respect de l’Etat de droit mais quitte à modifier profondément la loi, la nécessité, donc, de mettre un terme au grand remplacement du peuple français par d’autres peuples de toutes origines et à la substitution, sur son territoire même, d’autres cultures et d’autres civilisations, à celle qu’il avait lui-même portée si haut. »
    En l’espace de trois minutes, Marie Darrieussecq, petit procureur à la voix flûtée et au ton sec, égrène avec une bonne conscience visiblement satisfaite tous les griefs qui pèsent sur l’accusé Camus et, en premier lieu, celui de « l’affaire Renaud Camus » qu’elle exhume pour l’occasion, rappelant que l’écrivain dans son Journal de 1994 publié chez P.O.L. « compte les juifs de l’émission Panorama de France Culture. » Poursuivant sa suave diatribe, Marie Darrieussecq rappelle alors que « quelqu’un qui compte le nombre de juifs, où que l’on soit, et parce que les nazis les ont comptés et ont voulu les détruire est quelqu’un qui est disons, au minimum, POTENTIELLEMENT antisémite ».
    On peut s’accorder ou non avec les thèses défendues par Renaud Camus au sein de son Parti de l’In-nocence et sa condamnation de ce qu’il nomme « l’immigration de peuplement ». Marie Darrieussecq a tout à fait le droit de ne pas partager, voire de condamner ces opinions, de même que Camus peut les exprimer, dans le cadre délimité à la fois par la loi Gayssot et la tradition pluraliste démocratique française. L’utilisation que la chroniqueuse de France Culture fait en revanche de « l’affaire Renaud Camus » est nettement plus condamnable, au moins sur le plan moral. Il faut en effet rappeler que le but de Renaud Camus dans son journal en 1994 (paru en 2000 sous le titre La Campagne de France) n’était pas de « compter les juifs », au sens d’une recension ethnique, comme semble le suggérer Marie Darrieussecq, mais de déplorer la surreprésentation prosélyte affichée dans une émission à priori non confessionnelle. Il faut, à ce sujet, rappeler que des intellectuels comme Alain Finkielkraut ou Elisabeth Lévy, se sont à l’époque élevés contre la cabale médiatique qui s’était ensuivie, et citer à nouveau le passage incriminé pour mettre suffisamment les choses au clair :
    « Les collaborateurs juifs du Panorama de France-Culture exagèrent un peu tout de même : d’une part ils sont à peu près quatre sur cinq à chaque émission, ou quatre sur six ou cinq sur sept, ce qui, sur un poste national ou presque officiel, constitue une nette sur-représentation d’un groupe ethnique ou religieux donné ; d’autre part, ils font en sorte qu’une émission par semaine au moins soit consacrée à la culture juive, à la religion juive, à des écrivains juifs, à l’État d’Israël et à sa politique, à la vie des juifs en France et de par le monde, aujourd’hui ou à travers les siècles. » (Renaud Camus. La campagne de France: journal, 1994. Fayard. 2000)
    Est-il nécessaire de préciser à la lecture de cet extrait que la citation et l’interprétation proposées par Marie Darrieussecq relèvent d’une forme de malhonnêteté intellectuelle qui fait aujourd’hui toujours autant recette qu’il y a douze ans ? En réactualisant, avec la subtilité d’un panzer en manœuvre, les accusations portées contre Renaud Camus et en comparant de fait l’auteur des Demeures de l’esprit, identifié comme « potentiellement antisémite », aux nazis qui comptèrent les juifs pour les exterminer, Marie Darrieussecq ne se contente pas seulement de récolter avec brio un beau point Godwin en un peu plus d’une minute de temps de parole sur l’antenne d’une station supposément dédiée à la culture, elle ouvre également la voie à une nouvelle cabale lancée, avec toute la fatuité que peut conférer la bonne conscience, contre un auteur dont l’œuvre mérite certainement plus que l’auteur des Truismes, d’être distinguée sur le plan littéraire.
    Avec la rigueur idéologique que l’on peut attendre d’un commissaire politique consciencieux, Marie Darrieussecq a échafaudé une théorie assez simple de l’évolution idéologique de Renaud Camus : « La suite a malheureusement confirmé que Renaud Camus n’avait pas proféré là une espèce de provocation politiquement incorrecte un jour en passant, mais que la graine était là, que c’était un élément d’une pensée qui aboutirait à son actuel appel à voter MARINE LE PEN. » La démonstration semble lumineuse en effet : un écrivain a été soupçonné il y a douze ans d’avoir proféré des propos antisémites après avoir dénoncé ce qu’il identifiait comme une dérive communautaire sur une antenne culturelle de grande écoute. Même si un certain nombre d’intellectuels, que l’on peut difficilement soupçonner d’antisémitisme, sont venus à son secours, Marie Darrieussecq entend donc démontrer que les accusations, à l’époque formulées par Marc Weiztmann dans les Inrockuptibles, se trouvent aujourd’hui justifiées par l’engagement de Renaud Camus aux côtés de Marine Le Pen qui révèle ainsi sa véritable nature de gros con nazi. 
    On pourrait tout de même répondre à Marie Darrieussecq qu’une chronique malhonnête ne réécrit pas l’histoire et que, pas plus qu’hier, une citation sortie de son contexte ne fait de son auteur un partisan du génocide, quelle que soit la répugnance que l’on puisse afficher par ailleurs à l’encontre de ses engagements politiques, qui ne font pas plus de lui cependant un ignoble antisémite ou un forcené de la pureté raciale. Le couperet pourtant n’a pas tardé à tomber. Invoquant des raisons budgétaires, les éditions Fayard ont décidé il y a quelques temps de cesser toute collaboration avec l’écrivain qu’elles publiaient depuis vingt-cinq ans, suivant en cela la décision des éditions P.O.L.. Quel que soit le jugement que l’on porte sur les idées défendues par Renaud Camus, on ne peut constater qu’une chose, c’est qu’il ne fait pas bon aujourd’hui s’éloigner du mainstream idéologique qui prévaut au sein des élites françaises. La sanction dans ce cas-là, fut immédiate.
    Marie Darrieussecq peut se réjouir. Elle n’aura plus à partager le catalogue de P.O.L. avec un écrivain d’extrême-droite. Le lecteur un peu sensible à certaines vertus stylistiques pourra toutefois regretter la mise au placard d’un écrivain comme Renaud Camus. Mais qui se soucie encore de ce lecteur-là ? Et qui se soucie encore de ces écrivains-là ? Pour Marie Darrieussecq, le souci de la langue dont fait preuve l'auteur des Eglogues le condamne à "l'hermétisme". En plus d'être un facho, Camus se paie le luxe d'être élitiste. Il y en a qui méritent vraiment ce qui leur arrive. A peu de frais, Marie Darrieussecq aura pu au moins redorer un blason quelque peu terni par les accusations de plagiat lancées il y a quelques années par Marie N’Diaye et Camille Laurens en adoptant la posture fort commode de la courageuse intellectuelle qui prend des risques et dénonce. Peut-être le fait que Camille Laurens ait fait partie de ceux qui avaient soutenu Renaud Camus en 2000 n’est-il pas étranger à cette petite chronique vitupérante d’avril dernier. On pourra cependant rappeler à notre vaillante artiste engagée la différence subtile qui s’établit entre la dénonciation perçue comme une forme de devoir civique et de geste éthique, formulée au nom du respect de la personne humaine ou de sa dignité, et l’acte qui consiste à s’attaquer, sur la base de faits inexacts et de jugements biaisés, à une personne isolée, à seule fin de salir et de nuire et d’en retirer pour soi-même quelques compensations en terme de prestige, de situation matérielle ou de reconnaissance sociale. Dans ce dernier cas, il nous faudrait rappeler à Marie Darrieussecq que cette forme-là de dénonciation s’apparente bien plus à la délation, que Gérard Cornu, dans son Vocabulaire juridique (Puf, collection « Quadrige », 7e édition, 2005), définit comme une « dénonciation méprisable et honteuse », inspirée « par un motif contraire à la morale et à l’éthique ». Peut-être alors serait-on tenté de penser que Marie Darrieussecq, qui se rêve peut-être dans ce genre d’exercice en Emile Zola, s'apparente tout au plus à un pauvre Iago de bas-étage, mais ce serait là une dénonciation sans doute elle aussi bien mesquine de notre part.
    Le Journal de Renaud Camus a été publié chez P.O.L., puis chez Fayard, de 1987 à 2012. On trouvera aussi chez Flammarion, les deux premiers tomes des Eglogues (1975) et les suivants chez Hachette et P.O.L. (1982 à 2012). Romans et écrits politiques sont publiés chez P.O.L. et Fayard.
    Compte tenu de la situation actuelle de l’auteur, remercié par Fayard après P.O.L., la publication du Journal 2013 et d’autres textes se poursuivra pour le moment en ligne à l’adresse suivante : http://www.renaud-camus.net/
    (Idiocratie, 4 juin 2012)
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  • Julien Freund, penseur du politique...

    «Personne n'est assez naïf pour penser qu'un pays n'aura pas d'ennemis parce qu'il ne veut pas en avoir.»

     

    La lecture de l'excellent site de polémologie Theatrum Belli nous donne l'occasion de vous proposer la lecture de cet article d'Alain de Benoist, paru initialement dans la revue Le Spectacle du Monde et consacré à Julien Freund.


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    Julien Freund, penseur du politique

    Une forme classique d’impolitique consiste à croire que les fins du politique peuvent être déterminées par des catégories qui lui sont étrangères, économiques, esthétiques, morales ou éthiques principalement. Impolitique est aussi l’idée que la politique a pour objet de réaliser une quelconque fin dernière de l’humanité, comme le bonheur, la liberté en soi, l’égalité absolue, la justice universelle ou la paix éternelle. Impolitique encore, l’idée que « tout est politique » (car si la politique est partout, elle n’est plus nulle part), ou encore celle, très à la mode aujourd’hui, selon laquelle la politique se réduit à la gestion administrative ou à une « gouvernance » inspirée du management des grandes entreprises.

     

    Mais alors qu’est-ce que la politique ? Quels sont ses moyens ? Sa finalité ? C’est à ces questions que Julien Freund, décrit aujourd’hui par Pierre-André Taguieff comme « l’un des rares penseurs du politique que la France a vu naître au XXe  siècle », s’est employé à répondre dans la quinzaine d’ouvrages de philosophie politique, de sociologie et de polémologie qu’il publia au cours de son existence.

     

    Né le 9 janvier 1921 dans le village mosellan de Henridorff, d’une mère paysanne et d’un père ouvrier socialiste, Julien Freund était l’aîné de six enfants. Son père étant mort très tôt, il devient instituteur à l’âge de dix-sept ans.

     

    Deux ans plus tard, en juillet 1940, il est pris en otage par les Allemands, mais parvient à passer en zone libre et à se réfugier à Clermont-Ferrand, où s’est repliée l’Université de Strasbourg. Résistant de la première heure, il milite dès janvier 1941 dans le mouvement « Libération » fondé par son professeur de philosophie, Jean Cavaillès, puis dans les Groupes Francs de « Combat », animés par Jacques Renouvin et Henri Frenay, tout en achevant une licence de philosophie. Arrêté, emprisonné successivement à Clermont-Ferrand, Lyon et Sisteron, il s’évade en 1944 et rejoint dans la Drôme les maquis FTP.

     

    Cette époque lui laissera des souvenirs mitigés, suite à l’affreuse expérience qu’il connut durant l’été 1944, lorsque le chef de son groupe FTP accusa son ancienne maîtresse, une jeune institutrice coupable d’avoir rompu avec lui, d’être passée du côté de la Gestapo et la fit « juger » par un tribunal de fortune : « Ce fut terrible. Elle était innocente et le tribunal la condamna à mort. Il y eu cette nuit d’épouvante où les partisans la violèrent dans une grange à foin. Et à l’aube, elle fut exécutée sur une petite montagne appelée Stalingrad […] On avait demandé des volontaires. Tous furent volontaires. J’étais le seul à ne pas y être allé. Après une telle expérience, vous ne pouvez plus porter le même regard sur l’humanité ».

     

    Ayant postulé dès 1946 un poste de professeur de philosophie, Freund enseigne successivement à Sarrebourg, Metz et Strasbourg. En 1948, il épouse la fille du peintre alsacien René Kuder. En 1960, il devient maître de recherche au CNRS. Cinq ans plus tard, il est élu professeur de sociologie à l’Université de Strasbourg, où il créera plusieurs institutions, dont un Laboratoire de sociologie régionale et un Institut de polémologie.

     

    A cette date, il s’est beaucoup familiarisé avec la philosophie d’Aristote, mais aussi avec la sociologie allemande, principalement Max Weber, dont il sera le premier traducteur en France (Le savant et le politique, 1959) et Georg Simmel. Il s’est aussi imprégné de l’œuvre de l’Italien Vilfredo Pareto, et surtout de celle de Machiavel. Pour Sébastien de La Touanne, qui lui a également consacré un livre, Freund serait machiavélien par sa méthode et aristotélicien par sa conception de la politique. La conciliation de ces deux pensées, l’une et l’autre « réalistes » au plus haut degré, mais qui divergent néanmoins sur plusieurs points (Aristote étant le seul à tenter de définir la finalité du politique), sera en tout cas l’une des grandes affaires de sa vie.

     

    Après avoir obtenu, en 1949, son agrégation de philosophie, Freund a commencé à travailler sur sa thèse de doctorat, intitulée L’essence du politique. Son directeur de thèse sera Raymond Aron, le philosophe Jean Hyppolite ayant préféré se récuser au motif qu’en tant qu’homme des Lumières acquis à l’idée de progrès, il ne pouvait patronner un travail dont l’auteur affirmait qu’« il n’y a de politique que là où il y a un ennemi » !

     

    Le 26 juin 1965, âgé de quarante-quatre ans, Freund soutient sa thèse à la Sorbonne, devant un jury comprenant, outre Raymond Aron, les philosophes Paul Ricœur, Jean Hyppolite et Raymond Polin, ainsi que le germaniste Pierre Grappin. Ricœur déclare la trouver « géniale », tandis qu’Hyppolite ne peut que redire son accablement : « Si vous avez vraiment raison, il ne me reste qu’à cultiver mon jardin ! » A quoi Julien Freund répond : « Comme tous les pacifistes, vous pensez que c’est vous qui désignez l’ennemi. Or, c’est l’ennemi qui vous désigne. Et s’il veut que vous soyez son ennemi, vous pouvez lui faire les plus belles protestations d’amitié. Du moment qu’il veut que vous soyez l’ennemi, vous l’êtes. Et il vous empêchera même de cultiver votre jardin ».Publiée la même année, L’essence du politique reste encore aujourd’hui son œuvre principale.

     

    En tant que catégorie conceptuelle, l’essence désigne chez Julien  Freund l’une des « activités  originaires » ou orientations fondamentales de l’existence humaine. Freund en distingue six : le politique, l’économique, le religieux, la science, la morale et l’esthétique. Il hésitera à y adjoindre le droit, qu’il regardera longtemps comme une sorte de médiateur entre le politique et la morale.

     

    Dire qu’il y a une essence du politique, c’est dire que la politique est une activité  consubstantielle à l’existence humaine et qu’elle n’est donc plus à inventer. Mais cela signifie aussi qu’on ne saurait la faire disparaître, ainsi que le marxisme et le libéralisme ont pu l’espérer, l’un en y voyant une simple aliénation (l’instrument de domination d’une classe sociale), l’autre en la concevant comme une activité irrationnelle appelée à être supplantée par les lois du marché. Comme Aristote, Freund soutient que l’homme est par nature un être politique et social. L’état politique ne dérive donc pas d’un état antérieur : contrairement à ce qu’affirment les théoriciens du contrat, il n’y a jamais eu d’« état de nature » pré-politique ou présocial. Etant intrinsèque à la société, la politique n’est pas le résultat d’une convention.

     

    Mais cela ne veut pas dire qu’elle soit une notion immobile ou figée. En même temps qu’elle permet de distinguer entre les genres, l’essence définit seulement la part d’invariant existant dans une activité appelée dans la vie concrète à revêtir les figures les plus diverses.

     

    Vilfredo Pareto disait déjà que le changement ne se comprend que par rapport à ce qui ne change pas. Freund, lui, distingue la politique, activité variable et circonstancielle, et le politique, catégorie conceptuellement immuable (les Italiens disent « la politica » et « lo politico »). La politique est toujours changeante, mais le politique est toujours le même. Ce que Freund traduit d’une formule : « S’il y a des révolutions politiques, il n’y a pas de révolution dans le politique ».

     

    Comme toute activité, la politique possède des présupposés, c’est-à-dire des conditions constitutives qui font que cette activité est ce qu’elle est, et non pas autre chose. Freund en retient trois : la relation du commandement et de l’obéissance, la relation du public et du privé, la relation de l’ami et de l’ennemi.

     

    Chacun de ces présupposés constitue un couple antagoniste, ce qui fait immédiatement surgir une dialectique. Formulant sa théorie des contraires à partir d’Aristote, Freund distingue la dialectique antithétique, qui oppose deux concepts contraires à l’intérieur d’un même présupposé, et la dialectique antinomique, qui oppose les essences entre elles (la politique à l’économie, la religion, la morale, etc.). Pour Freund, l’histoire résulte des rapports conflictuels entre les essences et les dialectiques qu’elles engendrent.

     

    Concernant le premier présupposé, Freund souligne qu’il n’exclut pas le consentement. Loin d’être des sujets passifs, les gouvernés doivent pouvoir participer à la vie publique et contribuer à en déterminer les orientations. Le pouvoir peut et doit être partagé. Le deuxième présupposé lui permet de récuser aussi bien le libéralisme, qui tend à étendre la sphère privée au détriment de la sphère publique, que le totalitarisme, qui cherche à supprimer le privé pour politiser toutes les activités humaines. Le troisième, enfin, est directement emprunté au juriste allemand Carl Schmitt, que Freund a découvert en 1952 et qu’il a rencontré pour la première fois à Colmar en juin 1959.

     

    Théoricien de la décision souveraine et de l’ordre concret, Carl Schmitt, qui deviendra vite l’un des plus proches amis de Julien Freund, voit dans la relation ami-ennemi un critère permettant d’identifier ce qui est politique et ce qui ne l’est pas : le politique se définit chez lui par la possibilité d’un conflit, tout conflit devenant lui-même politique dès l’instant qu’il atteint un certain degré d’intensité.  Renoncer à la distinction de l’ami et de l’ennemi, dit Carl Schmitt dans La notion de politique, ce serait céder au mirage d’un « monde sans politique ».

     

    Comme ses deux maîtres, Raymond Aron et Carl Schmitt, Julien Freund soutient donc la thèse de l’autonomie du politique. Ce n’est pas à dire que l’action politique ne doit pas tenir compte des données économiques, morales, culturelles, ethniques, esthétiques et autres, mais qu’une politique exclusivement fondée sur elles n’en est tout simplement pas une. Chaque activité humaine est en effet dotée d’une rationalité qui lui est propre. L’erreur commune du libéralisme et d’un certain marxisme est de faire de la rationalité économique le modèle de toute rationalité. « La pensée magique, dira Freund, consiste justement en la croyance que l’on pourrait réaliser l’objectif d’une activité avec les moyens propres à un autre ».

     

    Freund insiste tout particulièrement sur la nécessité de bien distinguer la politique et la morale. D’abord, explique-t-il, parce que la première répond à une nécessité de la vie sociale alors que la seconde est de l’ordre du for intérieur privé (Aristote distinguait déjà vertu morale et vertu civique, l’homme de bien et le bon citoyen), ensuite parce que l’homme moralement bon n’est pas forcément politiquement compétent, enfin parce que la politique ne se fait pas avec de bonnes intentions morales, mais en sachant ne pas faire de choix politiquement malheureux. Agir moralement n’est pas la même chose qu’agir politiquement. C’est ce que Max Weber disait aussi en attirant l’attention sur le « paradoxe des conséquences » : l’enfer est pavé de bonnes intentions.

     

    La politique n’en est pas pour autant « immorale ». Elle a même sa propre dimension morale, en ce sens qu’elle est ordonnée au bien commun, qui n’est nullement la somme des biens ou des intérêts particuliers, mais ce que Hobbes appelait le « bien du peuple », et Tocqueville le « bien de pays ». « Il n’y a pas de politique morale, écrit Julien Freund en 1987, dans Politique et impolitique, mais il y a une morale de la politique ».

     

    Le bien commun est aussi ce qui assure la cohésion des citoyens. « Une collectivité politique qui n’est plus une patrie pour ses membres, écrit Freund dans Qu’est-ce que la politique ? (1967), cesse d’être défendue pour tomber plus ou moins rapidement sous la dépendance d’une autre unité politique. Là où il n’y a pas de patrie, les mercenaires ou l’étranger deviennent les maîtres ».

     

    A la suite de Max Weber, Freund affirme en outre que la politique est avant tout affaire de puissance. Agir politiquement, c’est exercer une puissance. Y renoncer, c’est se soumettre par avance à la puissance des autres. La souveraineté elle-même n’est pas fondamentalement un concept juridique, mais d’abord un phénomène de puissance. Georg Simmel, de son côté, a montré que les conflits naissent de la diversité humaine, car les différentes aspirations des hommes ne se laissent pas aisément concilier entre elles. La même idée se retrouve chez Max Weber, selon qui la rationalisation ne parviendra jamais à réduire le foisonnement des points de vue et des opinions (le « polythéisme des valeurs »). Si, comme le dit Clausewitz, la guerre est la poursuite de la politique par d’autres moyens, c’est que le politique est intrinsèquement conflictuel. Il en va de même de la vie sociale.

     

    Mais Julien Freund ne croit pas que les antagonismes se résolvent par une synthèse-dépassement comme dans l’« Aufhebung » hégélienne. Les valeurs, au rebours des intérêts, ne sont pas  négociables. Comme Pareto, il pense que l’ordre social se fonde sur un équilibre plus ou moins précaire entre des forces antagonistes qu’il appartient aux pouvoirs publics de chercher à réguler en faisant usage de son autorité. Le compromis dont il fait l’éloge en politique ne réalise pas la conciliation des contraires, car jamais l’un des deux termes ne se laisse définitivement absorber ou transcender par l’autre, mais instaure entre des forces antagonismes un équilibre toujours provisoire. C’est le caractère provisoire de cet équilibre qui donne à la politique son caractère tragique.

     

    La force, non la ruse, est le moyen naturel du politique, car ce n’est qu’en recourant à la force qu’on peut triompher des autres forces (« dès que la force est contestée, naît la violence »). Au même titre que la contrainte, elle fait partie de l’essence du politique. Et c’est elle aussi qui donne sa validité empirique au droit : le droit n’est rien sans la force qui permet de l’instituer, de le garantir et de le faire appliquer.

     

    Dans Utopie et violence, Freund écrit : « Justement, parce que la violence est fondatrice de la société, le problème politique consiste essentiellement à comprimer ses manifestations ou du moins à mettre en œuvre des moyens pour en limiter les effets ». Une société politiquement organisée est une société capable de réglementer la violence.

     

    D’où le regard qu’il porte sur l’homme. Celui-ci n’est pas plus « naturellement bon » qu’il n’est « naturellement mauvais », car il est capable du meilleur comme du pire, de générosité comme de méchanceté. Mais c’est justement en raison de cette ambivalence qu’il faut, comme le disait Machiavel, garder présent à l’esprit que les hommes seront « toujours prêts à montrer  leur méchanceté toutes les fois qu’ils en trouveront l’occasion ». Le sens politique se reconnaît alors à la capacité d’envisager le pire : « En politique, il faut envisager, non pas le mieux, mais le pire, pour que ce pire ne se produise pas, pour que l’on se donne les moyens de le combattre ».

     

    Freund réhabilite ici Machiavel, dont a trop longtemps donné l’image d’un personnage « immoral » et retors. Si Machiavel avait été machiavélique, et non machiavélien, remarque Julien Freund, il n’aurait pas écrit Le Prince, mais un anti-Prince. « Etre machiavélien, ajoute-t-il, […].ce n’est pas être immoral, mais essayer entre autres de déterminer avec la plus grande perspicacité possible la nature des relations entre la morale et la politique »Machiavel incite en fait à la lucidité, à la recherche de la verità effettuale, la « vérité effective de la chose ». Freund lui emprunte surtout une méthode, celle d’une sociologie qui ne s’attache pas seulement à l’histoire des faits, mais aussi à celle des idées. Mais il le rejoint aussi dans ses conclusions, qui mettent l’accent sur l’importance de la volonté en politique et sur le conflit comme facteur essentiel de liberté.

     

    Freund peut alors donner cette définition canonique de la politique : « Elle est l’activité sociale qui se propose d’assurer par la force, généralement fondée sur le droit, la sécurité extérieure et la concorde intérieure d’une unité politique particulière en garantissant l’ordre au milieu de luttes qui naissent de la diversité et de la divergence des opinions et des intérêts ».

     

    Polémologue, Julien Freund montre par ailleurs que le pacifisme, loin d’être véritablement ordonné à la paix, est au contraire profondément polémogène. Le pacifisme qui, dans l’esprit du pacte Briand-Kellog d’août 1928, se donne pour but de supprimer la guerre est inexorablement voué à en livrer une à ceux qui ne partagent pas sa façon de voir. Max Scheler avait prévu qu’une guerre menée au nom de la paix et de l’humanité serait plus inhumaine que toutes les autres. Lorsque le conflit est posé en mal absolu, la guerre contre la guerre ne peut en effet plus connaître de limites.

     

    La guerre et la paix sont en réalité des notions corrélatives, inséparables. Penser l’une implique de savoir penser l’autre, car « la politique porte en elle le conflit qui peut, dans les cas extrêmes, dégénérer en guerre ». Mais la paix est aussi le but de la guerre, ce qu’oublient ceux qui rêvent au nom d’un idéal guerrier d’une vie qui serait un « perpétuel combat ». Or, il n’y a de guerre ou de paix que provisoire. La paix n’est pas absence  de guerre, mais « équilibre entre les inimitiés ». La condition de la paix, c’est la reconnaissance de l’ennemi : on ne peut faire la paix qu’à deux. Refuser de négocier avec le vaincu en lui imposant purement et simplement les conditions du vainqueur, équivaut à ne pas le reconnaître comme un interlocuteur politique, mais à le tenir pour un coupable. « La paix n’est donc pas l’abolition de l’ennemi, mais un accommodement avec lui ». La paix qui exclut l’ennemi s’appelle guerre.

     

    Dans le domaine des relations internationales, Julien Freund pense  que le droit reste subordonné aux intérêts de la politique. C’est pourquoi il critique l’attitude moraliste consistant à croire que l’idéologie des droits de l’homme peut régler les rapports entre les Etats ou que l’on peut mettre fin aux guerres par la voie juridique, en faisant l’économie de la puissance.

     

    « Les vrais penseurs, observe Pierre-André Taguieff, apparaissent le plus souvent comme des mal-pensants ». Frappé d’ostracisme après Mai 1968 par la frange la plus conformiste de l’intelligentsia de gauche, Julien Freund décide à cette époque de prendre une retraite anticipée. Lorrain jusqu’au bout des ongles, il refusa un poste aux Etats-Unis, puis la chaire de Raymond Aron, qu’on lui avait proposée, pour se retirer en Alsace, à Villé, et y travailler à son aise loin des coteries parisiennes. « Kant vivait à Königsberg et non à Berlin »,répliquait-il à ceux qui s’étonnaient de ce « provincialisme ». En 1979, il sera quand même nommé président de l’Association internationale de philosophie politique.

     

    Il multiplie alors les publications et les conférences, continuant à dénoncer la « politique idéale et utopique » et exerçant une grande influence sur ses anciens  élèves, dont la philosophe Chantal Delsol, directrice de la collection où a été publié l’essai de Taguieff, et le sociologue Michel Maffesoli, qui fut en 1978 son assistant à l’Institut de polémologie.

     

    En 1980, dans La fin de la Renaissance, il observe qu’« une civilisation décadente n’a plus d’autre projet que celui de se conserver ». En 1984, dans un grand essai sur la décadence, il étudie l’histoire de cette notion, de Thucydide à Spengler et Valéry, mais aussi la façon dont celle-ci s’impose aujourd’hui à l’esprit. A la même époque,  il déclare : « La société actuelle est devenue tellement molle qu’elle n’est même plus capable de faire la politique du pire. Tout ce qu’elle me paraît encore de taille à faire, c’est de se laisser porter par le courant ». Face à cette issue tragique, il ne voit dans l’espérance qu’une vertu théologale. Il meurt le 10 septembre 1993, laissant inachevé un ouvrage sur le droit. Dans les années suivantes, il n’y aura guère que certains politologues espagnols (Jerónimo Molina, Juan Carlos Valderrama), italiens (Alessandro Campi, Simone Paliaga) et argentins (Juan Carlos Corbetta) pour s’intéresser à lui. C’est de cet injuste oubli que s’attacheront à le faire sortir Sébastien de La Touanne, en 2004, et Pierre-André Taguieff, tout récemment.

     

    Ce dernier pense, faute de mieux, pouvoir présenter Freund comme un « libéral conservateur insatisfait », tout en admettant le caractère « problématique » de cette expression. Conservateur, Freund le fut incontestablement, mais en France le sens de ce mot est vague. Il ne peut en outre être décrit comme un libéral, en raison de son scepticisme vis-à-vis de l’idée de progrès et de l’abstraction des droits de l’homme, de sa critique de l’individualisme et des doctrines du contrat social, de son refus de soumettre la politique au droit, ainsi que le font les tenants de l’« Etat de droit », ou de laisser les lois du marché se substituer à la décision politique. Lui-même se disait « français, gaulliste, européen et régionaliste », se qualifiant aussi parfois, non sans ironie, de « réactionnaire de gauche ». Il fut en fait un théoricien et un pédagogue du réalisme politique.

     

    Chantal Delsol a écrit : « C’est un homme qui subit l’ostracisme pour des idées auxquelles ses adversaires vont finalement se rendre, mais après sa mort ». Le regard malicieux, les cheveux en neige coupés en brosse et coiffés d’un éternel béret basque, quand on demandait à Julien Freund de réfléchir à l’avenir, il disait avec un gros rire : « L’avenir, c’est le massacre ! »

     

    Alain de Benoist  (Spectacle du monde, juin 2008)


     


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  • Le peuple et "la France moisie"...

    Nous reproduisons ci-dessous un article de Stéphane François, cueilli sur le site Fragments sur les temps présents et consacré au peuple, à ce peuple qui vote mal et fait peur aux éluites médiatiques. Chercheur au CNRS dans le domaine de l'histoire des idées, l'auteur a notamment publié La musique europaïenne (L'Harmattan, 2006), Les Néo-paganismes et la Nouvelle droite (Arche, 2008), Le néo-paganisme : une vision du monde en plein essor (La Hutte, 2012) et récemment L'Écologie politique - Une vision du monde réactionnaire ? (Cerf, 2012). 

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    Le peuple et "la France moisie"

    Cette campagne présidentielle a montré de nouveau le mépris de certaines élites médiatiques vis-à-vis des classes populaires, en raison du score élevé du Front national, reprenant à leur compte le postulat de Philippe Sollers quant à l’existence d’une supposée « France moisie »1. Toutefois, évidemment, la réalité est plus subtile. À l’époque, ce texte avait fait scandale, mais l’idée persista et s’enracina chez certaines élites. Elle réapparut régulièrement depuis, tel un serpent de mer, chez des « faiseurs d’opinions » et chez certains intellectuels. Nous retrouvons dans leur bouche le même mépris du peuple que celui des bourgeois de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle : un mépris de classe, les expressions « peuple » et « classes populaires » ayant dans leur discours une même connotation fortement péjorative (les « classes dangereuses »). Cela montre surtout une chose : cette élite, à l’instar de la bourgeoisie arrogante du XIXe siècle, fait preuve à la fois d’une méconnaissance du « peuple » et, paradoxalement, d’une idéalisation de celui-ci ; il doit être comme ils l’imaginent et non pas tel qu’il est. Petit retour en arrière.

    Rappel(s) historique(s)

    L’idéalisation et la méconnaissance du peuple sont anciennes : elles sont parallèles à l’apprentissage de la démocratie en France, c’est-à-dire depuis le XIXe siècle2, voire dès l’Ancien Régime, avec le soulèvement de la Ligue et des Parlements. Les différents représentants de cette gauche du XIXe, en gros des républicains libéraux, en avaient peur et se demandaient s’il était assez mature pour participer à la vie politique. Les représentants des formations radicales, tels les blanquistes, le jugeaient apathique, voire inféodés à certains élus conservateurs. Ils se proposaient donc de le guider vers la bonne voie, via leurs chefs, ancêtres du révolutionnaire professionnel marxiste-léniniste. L’histoire de la gauche et du peuple dura jusqu’à la chute du communisme en 1989. Cependant, le divorce entre le parti communiste et les classes populaires commença dès la fin des années 1970, à une époque où ce parti surfait sur un national-communisme aux accents xénophobes, cherchant à arrêter l’immigration.

    En effet, au cours de cette période, dans les bassins industriels, qui furent longtemps des bastions communiste, socialiste ou cégétiste, les votes ouvriers ont changé. Depuis le milieu des années 1980, ces régions connaissent une forte augmentation du vote Front national. Ce parti a commencé à séduire le monde ouvrier à partir de 1986, avant de l’attirer massivement à compter de 19953. Les classes populaires, ne sentant pas leurs revendications sociales prises en compte par les politiques, ont alors investi le champ idéologique identitaire comme une thématique de compensation, voire comme une volonté de réduire l’accès au travail, l’emploi se raréfiant. Ces deux points ont été cernés tôt et avec acuités par l’extrême droite. Ces thématiques ont été largement encouragées à cette époque par des stratèges d’extrême droite comme Jean-Yves Le Gallou, à l’origine avec Yvan Blot du concept de « préférence nationale ». Jean-Yves Le Gallou a joué un rôle théorique, une influence intellectuelle importante mais discrète à compter des années 1980. Dès le début des années 1970, alors membre à la fois du GRECE, du Club de l’Horloge (dont il est le cofondateur en 1974 avec Yvan Blot) et du Parti républicain, il condamna l’immigration de masse, destructrice de peuples. La décennie suivante, Le Gallou est l’un des premiers à théoriser cette « préférence nationale »4 et la combiner aux discours mixophobes issus de la Nouvelle Droite des années 1970. Dès lors, il va anticiper les positions identitaires et soutenir l’idée d’une immigration zéro, solution selon lui face à l’« invasion » que serait l’immigration.

    Parallèlement à ces formulations, les références ouvrières furent abandonnées par les partis de gauche, au profit des classes moyennes, une stratégie encore à l’œuvre dans des think tank de gauche comme Terra Nova. L’origine de cette évolution de la gauche est à chercher, dans les acquis de Mai 68, et surtout dans les évolutions des sciences sociales qui en ont découlé. Cette évolution est flagrante, par exemple chez Henri Lefebvre dès le début des années soixante-dix. Celui-ci passa à cette époque du marxisme-léninisme à la défense de la « différence » : « S’il n’y a pas de peuple ou de “culture” privilégiés, il n’y a pas davantage identité ou analogie foncière entre les cultures, les façons de vivre. Chacune à sa raison d’exister, c’est-à-dire une raison de non-identité et de non-ressemblance. L’hypothèse d’une structure intellectuelle identique était encore réductrice. Il n’est dès lors plus question de substituer à la tyrannie des privilégiés celle des modèles prétendument généraux et toujours piégés. Que chacun découvre pour la prendre en charge, en usant de ses moyens (la langue, les œuvres, le style) sa différence. Qu’il l’a situe et l’accentue. À ses risques et périls. Ce qui peut se dire de vastes unités – “L’Afrique”, les “Jaunes”, l’Islam – peut aussi s’affirmer d’unités moindre : les Basques, les Bretons, les Occitans, les Canadiens français, etc. »5.

    En outre, comme le remarque Slavoi Zizek, l’Autre, dans ce type de discours, est parfois « privé de son Altérité (cet autre idéalisé qui danse de façon fascinante, nourrit une approche écologique, saine et holiste de la réalité, dans lequel un phénomène comme celui des femmes battues n’a plus cours…) »6, ou, dans le cas inverse, enfermé dans une altérité extrême, dans une mise « sous cloche ». Dès lors, l’engouement postmoderniste pour le multiculturalisme et le différentialisme culturel devient compréhensible. Ce qui provoquera les évolutions que nous connaissons actuellement, et conduira en retour à la réaffirmation d’une forme d’ethnocentrisme.

    Cette évolution a donc permis au Front national d’investir le rôle de « porte-parole » des « français d’en bas », substituant le marqueur identitaire de classe à celui de race : « La conjoncture économique et sociale, caractérisée par un niveau de chômage élevé, une désindustrialisation rapide et une forte dépendance des sociétés privées les plus performantes par rapport aux capitaux étrangers, produit, surtout parmi les classes moyennes et populaires, un mécontentement réel par rapport à la mondialisation libérale et au désengagement de l’État, caractérisé notamment par les coupes dans le service public et les privatisations.7 » Peut-on dire dès lors que les classes populaires ont basculées massivement vers l’extrême droite ? Cela est plus compliqué. 

    Une anthropologie du peuple

    S’il est vrai que le vote frontiste est élevé chez les ouvriers, nous ne pouvons pas dire qu’ils votent tous pour le Front national. En revanche, d’un point de vue anthropologique, les milieux analysés développent un discours fortement structuré : ils condamnent la mondialisation, mais cette condamnation se double d’un refus des sociétés ouvertes, magistralement analysé en 1945 par Karl Popper8, c’est-à-dire démocratiques libérales en opposition aux « sociétés fermées » d’où est évacué l’« Autre ». Nous sommes en présence d’une sous-culture, à prendre dans le sens d’une subculture9, populaire, d’une sous-culture ouvrière10, d’une « culture du pauvre », comme pouvait la décrire Hoggart11 qui s’exprime par un sentiment d’appartenance sans conscience de classe, par une valorisation du « nous » et par conséquent par un rejet des « autres » qui ne sont pas comme « nous », sans autre forme d’idéologisation. Ce sentiment communautaire/affinitaire, pouvait être contenu, jusqu’au milieu des années 1980, par les partis et syndicats ouvriers et transcendé par un discours politique. Depuis cette époque, ce n’est plus le cas, et le « sens commun » partagé par ces classes populaires en crise d’identité, du fait de l’effacement de ses repères traditionnels, notamment produits par le monde du travail, fait que la qualité de « français » s’est substitué à l’ancienne qualification « d’ouvrier ».

    En retour, ceux-ci font l’éloge des communautés enracinées. De fait, ces milieux, à défaut d’avoir en face de soi un « Autre » lointain et exotique, s’emploient « à mettre en distance le proche (individu ou groupe) pour mieux en faire émerger ce qui constitue “son” identité »12. Bref, « Le lieu de l’altérité s’est déplacé et en quelque sorte intériorisé »13. En outre, Claude Lévi-Strauss, que nous pouvons guère suspecter de racisme, a montré dans Race et culture, une conférence prononcée en 1971, que l’esprit de fermeture et l’hostilité envers l’étranger sont des propriétés inhérentes à l’espèce humaine, donc sur une forme de xénophobie, qui protégerait les sociétés de l’uniformisation, et assurerait donc leur pérennité. D’autres anthropologues ont montré que l’altérophobie est le versant péjoratif du sentiment d’appartenance communautaire ; tandis que l’ethnocentrisme entretient pour sa part des liens étroits avec ces deux éléments. Selon Jean-Pierre Warnier, « sous peine de se marginaliser, tout individu est, et doit être à quelque degré, atteint d’ethnocentrisme »14. Cet ethnocentrisme fait obstacle aux contacts entre les cultures. Il est donc distinct du racisme, mais peut être, parfois, l’expression d’un racisme mixophobique, en particulier dans les milieux d’extrême droite. Tout particulièrement, cet ethnocentrisme, sous ses différentes variantes (extrême ou subtil), se retrouve, au début des années 2000, dans les discours des mouvements dits « identitaires ». Globalement, depuis la fin du XIXe siècle, c’est dans notre système politique « l’extrême droite » qui occupe le créneau principal de ce « nationalisme politique ». On ne saurait cependant réduire les problématiques autophiles et altérophobes à ce champ idéologique15. Ne le nions pas, « l’ethnocentrisme peut prendre des formes extrême d’intolérance culturelle, religieuse, voire politique. Il peut aussi prendre des formes subtiles et rationnelles »16.

    Ces discours correspondent aussi à ce que Pierre-André Taguieff a appelé

    « […] la quatrième vague du nationalisme, celle que nos contemporains vivent dans la fausse conscience, la crainte et la culpabilité diffuse depuis quelques années, pourrait simplement se définir comme l’ensemble des réactions identitaires contre les effets ambigus, à la fois déstructurant et uniformisant, du “turbo-capitalisme”, réactions ethno-nationalistes et séparatistes suscitées par l’achèvement du marché planétaire stigmatisé en tant que “mondialisation sauvage”. Le néo-nationalisme, ou la quatrième vague du nationalisme, renvoie à des formes de mobilisation diversifiées (de l’ethnicité au fondamentalisme religieux), à différents modes de rébellion identitaire, ou plus précisément de résistance des “communautés” ou des identités collectives (dotées ou non d’une conscience nationale) aux effets désagrégateurs, voire désintégrateurs, de la globalisation économique et de la mondialisation de l’information et de la communication, dont les conséquences les plus visibles sont le chômage structurel, la fragilisation de la condition salariale et l’imposition d’une culture de masse planétaire, porteuse d’uniformisation appauvrissante, et plus ou moins violente, des valeurs et des formes de vie.17 »

    Il s’agit donc d’une volonté de repli « entre soi », entre « mêmes » et en rejetant l’« Autre » par peur de l’« insécurité culturelle » provoquée par la mondialisation néolibérale. Nous sommes loin des discours de nos élites mondialisées dans lesquelles Jonathan Friedman voit l’expression d’un ethos cosmopolitique18 « propres aux nouvelles élites transnationales qui détiennent le pouvoir économique et exaltent les vertus de l’ouverture et du voyage »19, tel Jacques Attali. Marc Abélès, voit en outre, dans cette attitude, « un dénigrement de tout attachement au local, à l’État-nation, au collectif. Les “petits”, les rednecks, sont stigmatisés, eux qui se cramponnent à ces repères et qui demeurent “enracinés” »20, c’est-à-dire qui restent attachés à leur commune, à leur région, à leurs pratiques festives populaires, à leur lieu de travail.

    Une communauté populaire antiprogressiste

    En outre, il faut prendre en compte que le monde ouvrier n’est pas forcément intéressé par le progressisme. C’est la grande leçon de Jean-Claude Michéa. Selon, lui, le « peuple » et l’idée de « progrès », à prendre dans son sens sociétal, sont antinomiques : le peuple et ceux qui s’en inspirent s’oppose à l’idée de progrès, qui elle, est défendue par la gauche dite progressiste, faisant l’éloge du déracinement. Si cette dernière, issue des Lumières, fustige depuis les années 1980 l’enracinement, les coutumes et la tradition, les « gens ordinaires », pour reprendre l’une de ses expressions, s’y réfèrent et défendent des solidarités traditionnelles : c’est la « France moisie » de Sollers. Ainsi, Michéa écrit que « Tous ceux – ontologiquement incapables d’admettre que les temps changent – qui manifesteront, dans quelques domaines que ce soit, un quelconque attachement (ou une quelconque nostalgie) pour ce qui existait encore hier trahiront ainsi un inquiétant “conservatisme” ou même, pour les plus impies d’entre eux, une nature irrémédiablement “réactionnaire”.21 » Chez cette gauche, l’idée de progrès est directement associée au libéralisme. N’oublions pas que Georges Sorel voyait dans le progrès « une doctrine bourgeoise ». De fait, Michéa affirme que « le socialisme, à l’origine, n’était ni de gauche, ni de droite »22. En effet, dans les années 1830, lorsque le terme « socialisme » apparaît la gauche était incarnée par les libéraux, qui ne souhaitaient que réformer la société. Ce point a été très bien montré par Christopher Lasch : il a mis en évidence l’absence de « progressisme » dans les mouvements ouvriers et socialistes de cette époque23. Toutefois, cela peut mener soit vers un barrésisme en France, soit vers un socialisme lassalien en Allemagne.

    Pour ces premiers militants, il ne faut pas l’oublier, la révolution industrielle met à mal les « communautés naturelles », c’est-à-dire villageoise. En ce sens, ils se placent dans la continuité de la « société naturelle traditionnelle », théorisée en 1887 par Ferdinand Tönnies. Celui-ci distinguait la Gesellschaft (« société ») de la Gemeinschaft (« communauté ») : la première était selon lui dirigée vers un objectif abstrait, la société, où les relations sont impersonnelles et les obligations morales à l’égard des autres personnes quasiment absentes et la seconde, au contraire, étant un lien social de type naturel et organique, la communauté24. Cette préoccupation communautaire se retrouvait aussi chez un Émile Durkheim, influencée en cela par des penseurs contre-révolutionnaires comme Joseph de Maistre et Louis de Bonald. De fait, la sociologie naissante se pencha sur les maux qui frappaient la communauté. Émile Durkheim, le premier titulaire de la chaire de sociologie, considérait en effet que la société moderne était frappée d’« anomie », c’est-à-dire une dérive sans but de gens sans liens sociaux. Il s’interrogea sur les raisons de cette anomie. Il se pencha tout particulièrement sur le remplacement de la solidarité « organique », c’est-à-dire sur les liens formés dans le contexte naturel des communautés villageoises, des familles et des paroisses, par la solidarité « mécanique », autrement dit sur les liens formés artificiellement par la propagande moderne et les médias. Cette réflexion doit être replacée dans son contexte historique : les premières révoltes socialistes, prémarxistes, visaient non seulement l’égoïsme libéral, mais aussi l’atomisation croissante de la société25. Nous sommes dans un contexte qui donne raison aux thèses de l’économiste socialiste hongrois Karl Polanyi, en particulier dans la continuité des thèses développées en 1944 dans La Grande transformation26 sur l’inexistence dans l’histoire d’un marché libre.

    Toutefois, des auteurs comme Michéa ont tendance à oublier que l’idée de « préférence nationale », parfois rebaptisée « patriotisme social » par Marine Le Pen, n’est pas une innovation idéologique. La « protection du travail national » contre l’immigration de travail était un thème déjà bien connu en France depuis les dernières décennies du XIXe siècle, le socialiste Jules Guesde estimant ainsi que la main d’œuvre immigrée était une modalité patronale de casse des salaires et de la conscience prolétarienne. Les années 1880-1890 avaient vu diverses nouvelles dispositions juridiques limiter les possibilités d’emploi des étrangers en France, réservant certaines professions aux nationaux, tandis que la pratique judiciaire avait utilisé les dispositions prises à l’encontre du terrorisme anarchiste contre des réfugiés ipso facto amalgamés avec ce terrorisme sans raison empiriquement fondée27. Cette idée fut analysée en profondeur en 1997 par Marc Crapez dans sa Gauche réactionnaire28.

    Par ailleurs, dans notre contexte de mondialisation29 et de démondialisation, la solidarité populaire, « communautaire » doit être vue comme une action positive. En effet, la communauté pourrait devenir donc l’une des formes possiblesde dépassement d’une modernité finissante. Le communautarisme permettrait aussi d’arrêter la dissolution du lien social, caractéristique, selon les théoriciens communautaristes anglo-saxons, de notre époque individualiste30. Cependant, nous devons préciser que certains de ces théoriciens communautariens, comme Charles Taylor ou Michael Walzer, ne sont pas fermés à la modernité, mais sont, avant tout, des observateurs attentifs des traits singuliers de certaines « sphères de justice », selon l’expression de ce dernier31. Cette notion de « communauté » renvoie aussi à des pratiques sociales disparues : la réciprocité, l’entraide, la solidarité, les valeurs partagées, etc. De ce point de vue, le mythe communautaire institue, crée du social. Il porte en lui une forte contestation de la réalité, foncièrement néolibérale et destructrice32. Il donne en retour du sens aux déceptions et aux frustrations, permet l’élaboration des projets de régénération de l’ordre social, et enfin, nourrit l’attente d’un bouleversement radical, qui peut être vu dans le vote pour un parti comme le Front national.

    Néanmoins, il faut garder à l’esprit que les bourgeois votent aussi pour le Front national, mais en une optique complètement différente, voire opposée : par antisocialisme, et par habitus culturels. Également, il ne faut pas oublier que la critique du « bobo » conspuant l’électeur frontiste issu des classes populaire masque fréquemment une autre forme du mépris de classe, issu d’une bourgeoisie réactionnaire et cherchant à légitimer en retour un discours que nous pourrions qualifier de « lepénisant ». En effet, par une pirouette conceptuelle, ces personnes, comme Éric Zemmour, ou ces médias, tel Causeur, qui, en condamnant la « boboïtude », tente à la fois de légitimer un discours altérophobe ( avec la critique omniprésente des individus d’origine arabo-musulmanes), proche de celui du Front national et de déligitimer la gauche, forcément « bobo » et mondialiste, auprès des classes populaires et moyennes paupérisées, tout en cherchant à préserver le néolibéralisme. 

    Φ

    L’étude de ces milieux sociaux, populaires, montre un net scepticisme à l’égard de l’expertocratie médiatique, vue comme le lieu de l’émission de la « pensée unique », voire un lieu d’émission d’une « science officielle ». En ce sens, les couches populaires suivent Nietzsche qui écrivait : « Maintenant, pour atteindre la connaissance, il faut trébucher sur des mots devenus éternels et durs comme de la pierre, et la jambe se cassera plus facilement que le mot »33… Ce qui n’est pas forcément un mal. Toutefois, les personnes étudiées ici ont un trait psychologique marqué, commun avec les milieux conservateurs : ils refusent de faire confiance aux hommes et au temps. Or, cette méfiance est l’une des caractéristiques du discours de droite. Et ce point déplaît aux belles âmes qui y voient l’expression d’une « idéologie française »34, quand ils ne considèrent pas les électeurs du Front national comme de grands enfants caractériels qui ont besoin d’une leçon, comme le firent Caroline Fourest et Fiammenta Venner35. Mais, il est vrai que dans cette vision du monde, le présent est odieux en ce qu’il est une étape de la dégradation d’un modèle d’origine valorisé comme un temps béni, un paradis, perdu sous les coups de la modernité36. Pourtant, certains, tel l’écologiste Jean-Paul Besset, essaient ne plus être « progressiste sans devenir réactionnaire »37 : il s’agit, selon nous, de la voie à suivre pour récupérer de nouveau les voix des classes populaires, l’objectif étant de défendre une démondialisation et les emplois industriels. En outre, un intellectuel comme Christopher Lasch, a réhabilité une forme de populisme dans son ouvrage La Révolte des élites, paru en 1995 et traduit en français dès l’année suivante38. Il s’agit aussi d’un exemple à suivre, les classes populaires n’ayant plus confiance dans l’« expertocratie » médiatique, expression, avant tout, de la pensée unique qui a fait tant de ravage. En effet, pendant longtemps nous avons cru en Occident à la révolte des masses. Or, de nos jours, la menace viendrait plutôt de la pensée unique émanant de nos « élites politico-médiatiques ». Il est temps de relire Lasch et de mener un combat pour la liberté et l’égalité au nom des vertus populaires.

    Stéphane François (Fragments sur les temps présents, 7 mai 2012)

     

    Notes

    1 Philippe Sollers, Le Monde, 28 janvier 1999.

    2 Laurent Bouvet, Le Sens du peuple. La gauche, la démocratie, le populisme, Paris, Gallimard, 2012.

    3 Nonna Mayer, Ces Français qui votent Le Pen, Paris, Flammarion, 2002, pp. 35-36. Voir aussi Jean-Yves Camus, Le Front national, histoire et analyse, Paris, Éditions Olivier Laurens, 1996 et Erwan Lecoeur, Un Néo-populisme à la française. 30 ans de Front national, Paris, La Découverte, 2003.

    4 Jean-Yves Le Gallou, La Préférence nationale. Réponse à l’immigration, Paris, Albin Michel, 1985.

    5 Henri Lefebvre, «  Le Manifeste différentialiste », inStéphane Courtois, Jean-Pierre Deschodt et Yolène Dilas-Rocherieux (dir.), Démocratie et révolution. 1789-2011. 100 textes fondateurs, Paris, Éditions du Cerf, 2012,p. 1033.

    6 Slavoi Zizek, Bienvenue dans le désert du réel, Paris, Flammarion, 2005, p. 31.

    7 Jean-Yves Camus, « Le Front national : état des forces en perspective », Les Cahiers du CRIF, n°5, novembre 2004, p. 8.

    8 Karl Popper, La Société ouverte et ses ennemis, Paris, Seuil 1979, p. 20.

    9 Nous employons le terme « subculture », à « sous-culture », car cette dernière expression « contre-culture » a une connotation négative, dommageable pour la compréhension de l’idée sous-jacente.

    10 Cf. Michel Wieviorka, La France raciste, Paris, Seuil, 1992.

    11 Richard Hoggart, La Culture du pauvre, Paris, Minuit, 1970.

    12 Marc Abélès, Anthropologie de la globalisation, Paris, Payot, 2012, p. 79.

    13 Marc Augé, « Qui est l’autre ? Un itinéraire anthropologique », L’Homme, n° 103, 1987, pp. 7-26.

    14 Jean-Pierre Warnier, La Mondialisation de la culture, La Découverte, Paris, 2003, p. 29.

    15 Cf. Nicolas Lebourg, « La diffusion des péjorations communautaires après 1945. Les nouvelles altérophobies », Revue d’éthique et de théologie morale, n° 267, 2011, p. 35-58.

    16 Denys Cuche, La Notion de culture dans les sciences sociales, La Découverte, Paris, 2010, p. 23.

    17 Pierre-André Taguieff L’Effacement de l’avenir, Paris, Galilée, 2000, p. 157.

    18 Jonathan Friedman, « Globalization », in M. Edelman & A. Haugerud (dir.), The Anthropology of Development and Globalization. From Classical Political Economy to Contemporary Neoliberalism, Malden, Blackwells, 2005, pp. 179-197.

    19 Marc Abélès, Anthropologie de la globalisation, op. cit., p. 34.

    20 Ibid., p. 34.

    21 Jean-Claude Michéa, Le Complexe d’Orphée. La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès, Paris, Climats, 2011, p. 14.

    22 Ibid., p. 22.

    23 Christopher Lasch, Le Seul et vrai paradis. Une histoire de l’idéologie du progrès et de ses critiques, Paris, Climats, 2002.

    24 Cf. Ferdinand Tönnies, Communauté et société, Paris, Presses Universitaires de France, 1946.

    25 Sur le premier socialisme français, voir Tony Judt, Le Marxisme et la gauche française 1830-1981, Paris, Hachette, 1987, en particulier les pages 37-123.

    26 Karl Polanyi, La Grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983.

     

    27 Léon Gani, « Jules Guesde, Paul Lafargue et les problèmes de population », Population, n°6, 1979, pp. 1023-1044 ; Pierre Guillen, « L’Evolution du statut des migrants en France aux XIXe-XXe siècles », L’Emigration politique en Europe aux XIXe et XXe siècles. Actes du colloque de Rome (3-5 mars 1988), École Française de Rome, Rome, 1991. pp. 35-55 ; Laurent Dornel, La France hostile. Socio-histoire de la xénophobie en France (1870-1914), Hachette Littératures, Paris, 2004.

    28 Marc Crapez, La Gauche réactionnaire. Mythes de la plèbe et de la race, Paris, Berg International, 1997.

    29 Cf. Marc Abélès, Anthropologie de la globalisation, Paris, Payot, 2012.

    30 Cf. Laurent Bouvet, Le Communautarisme: Mythe et réalité, Paris, Lignes de repères Éditions, 2007.

    31 Cf. Charles Taylor, Multiculturalisme. Différence et démocratie, Paris, Aubier, 1994 ; Michael Walzer, Pluralisme et démocratie, Paris, Esprit, 1997.

    32 Serge Audier, Néo-libéralisme(s). Une archéologie intellectuelle, Paris, Grasset, 2012

    33 Friedrich Nietzsche, Aurore, inŒuvres complètes, t. 1, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1993, p. 998.

    34 Bernard-Henri Lévy, L’idéologie française, Paris, Grasset, 1981.

    35 Caroline Fourest & Fiammenta Venner, Marine Le Pen, Paris, Grasset, 2011.

    36 Michel Winock, « L’éternelle décadence », Lignes, nº 4, octobre 1988, p. 62.

    37 Jean-Paul Besset, Comment ne plus être progressiste sans devenir réactionnaire, Paris, Fayard, 2005.

    38 Christopher Lasch, La Révolte des élites, Paris, Climats, 1996.

     

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  • La boussole s'est rompue !...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte du philosophe italien Costanzo Preve, traduit par Yves Branca et consacré au nécessaire dépassement du clivage Droite/Gauche...

    Marxiste critique et atypique, Costanzo Preve a noué un dialogue fécond avec Alain de Benoist depuis plusieurs années et est maintenant bien connu des lecteurs d'Éléments et de Krisis. Un de ses ouvrages, Histoire critique du marxisme, a été publié en 2011 aux éditions Armand Colin.

     

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    La boussole s'est rompue

    1: On ne peut décemment demander au marin de partir en mer sans compas, surtout lorsque le ciel est couvert et que l’on ne peut s’orienter par les étoiles. Mais qu’arrive-t-il, si l’on croit que le compas fonctionne, alors qu’il est falsifié par un aimant invisible placé dessous ? Eh bien, voilà une métaphore assez claire de notre situation présente. 


    2 : En Italie, avec le gouvernement Monti, les choses sont devenues à la fois plus claires et plus obscures. Plus claires, parce qu’il est bien évident que la décision politique démocratique (dans son ensemble, de gauche, du centre, de droite) a été vidée de tout contenu ; et que nous sommes devant une situation que n’avaient jamais imaginée les manuels d’histoire des doctrines politiques (bien évident : du moins pour ces deux pour cent de bipèdes humains qui entendent faire usage de la liberté de leur intelligence ; je ne tiendrai pas compte ici des quatre-vingt dix-huit pour cent restant).

    En bref, nous sommes devant une dictature d’économistes, à légitimation électorale référendaire indirecte et formelle. Il est évident  que cette dictature s’exerce pour le compte de quelqu’un, mais ce serait se tromper que de trop « anthropomorphiser » ce quelqu’un : les riches, les capitalistes, les banquiers, les américains, etc.. Cette dictature d’économistes est au service d’une entité impersonnelle (que Marx aurait qualifiée de «sensiblement suprasensible »), qui est la reproduction en forme « spéculative » de la forme historique actuelle du mode de production capitaliste (v. Diego Fusaro, Minima mercatazlia. Philosophie et capitalisme, Bompiani, Milan, 2012). A ce point de vue, les choses sont claires. 

    Ce qui n’est pas clair du tout, et même obscur, c’est la manière dont cette junte d’économistes peut « conduire l’Italie hors de la crise ». Elle est au service exclusif de créanciers internationaux ; son unique horizon est la dette. La logique du modèle néo-libéral consiste à « délocaliser » de Faenza jusqu’en Serbie la fabrication des chaussures Omca, afin de pouvoir payer les ouvrier deux cents euros. 

    Dans cette situation, le maintien du clivage Droite/Gauche n’est plus seulement une erreur théorique. C’est potentiellement un crime politique.   


    3 : Dernièrement, je suis resté ébahi en lisant un tract du groupuscule « La Gauche critique ». Je ne comprenais même pas pourquoi, et puis tout d’un coup j’ai cru comprendre. Le terme même de « gauche critique » est une contradiction, puisque le présupposé principal et très essentiel de toute critique, sans lequel le terme de « critique » perd tout son sens, est justement le dépassement de cette dichotomie « Droite/Gauche ». On ne peut plus être à la fois critiques, et de gauche ; non plus que de droite, ce qui revient au même.  

    Je viens de renvoyer au dernier livre de Diego Fusaro. Dans cette histoire philosophique du capitalisme, depuis ses origines au XVIe siècle jusqu’à aujourd’hui, ces deux petits mots, Droite et Gauche, n’apparaissent absolument jamais, par ce fait tout simple et nu que la mondialisation capitaliste, et la dictature des économistes qui   nécessairement en est la forme, a entièrement vidé ces catégories de leur sens. Norberto Bobbio(1) pouvait encore en parler en toute bonne foi, en un temps où existait encore une souveraineté monétaire de l’Etat national, et où les partis de « gauche » pouvaient appliquer des  politiques économiques de redistribution plus généreuses que celle des  partis « de droite ». Mais aujourd’hui, avec la globalisation néo-libérale, le discours de Bobbio ne correspond plus à la réalité. 

    Il y a, bien sûr, un problème, du moment que la dictature « neutre » des économistes a cependant toujours besoin d’être légitimée constitutionnellement par des élections, fussent-elles vides de tout sens de décision. C’est donc ici que se met en scène une comédie à l’italienne ; personnages : la « gauche responsable » : Bersani, D’Alema, Veltroni, tout le communisme togliattien recyclé ; le bouffon qui fait la parade, Vendola, dont on sait bien à priori que  ses suffrages iront de toute façon au Parti Démocrate (2) ; les « témoins du bon vieux temps » Diliberto et Ferrero, dont les suffrages iront toujours au même Parti Démocrate, sous le prétexte du péril raciste, fasciste, populiste, etc. ; les petits partis à préfixe téléphonique ( respectivement « Pour la refondation de la IVe internationale bolchevique », « refondateurs communistes » ), de Turigliatto et Ferrando, fidèles au principe olympique « l’important n’est pas de vaincre, mais de participer » ; enfin, les Témoins de Jéhovah du communisme (Lutte communiste), dans l’attente du réveil du bon géant salvifique, la classe ouvrière et salariée mondiale. 

    L’idéal serait que, selon la fiction du romancier portugais José Saramago, personne n’allât plus voter; je souligne : personne. Si personne n’allait plus voter, la légitimation formelle de la dictature des économistes s’écroulerait. Le magicien capitaliste trouverait encore le moyen de tirer un nouveau lapin de son chapeau, mais on s’amuserait bien en attendant. Hélas! Cela est un rêve irréalisable. La machine  Attrape-couillons est trop efficace pour qu’on la laisse tomber en désuétude.  


    4 : Et pourtant, la solution pourrait bien être à la portée de la main : une nouvelle force politique radicalement critique à l’égard du capitalisme libériste mondialisé, et tout à fait étrangère au clivage Droite/Gauche. Une force politique qui laisse tomber tous les projets de « refondation du communisme » (la pensée de Marx est encore vivants, mais le communisme historique est mort), et qui retrouve plutôt des inspirations solidaristes et communautaires (4). En théorie, c’est l’œuf de Christophe Colomb ; en théorie, il faudra encore plusieurs décennies, à moins d’improbables accélérations imprévues de l’histoire, pour que l’on comprenne bien que la boussole est hors d’usage, et que « droite » et « gauche » ne sont plus désormais que des espèces de panneaux de signalisation routière. 


    5 : Et c’est ici que je vais donner l’occasion à tous les scorpions, araignées, et vipères de m’accuser: « Preve fasciste ! ». Il est vrai que, si l’on a peur de briser les tabous, mieux vaut se reposer et lire des romans policiers. 

    Voici : un cher ami français vient de m’envoyer le livre qu’a écrit Marine Le Pen (Pour que vive la France, Grancher, Paris, février 2012). Je sais déjà qu’on va parler d’une astucieuse manœuvre d’infiltration populiste par l’éternel fascisme ; mais ce livre, lisez-le, au moins. Il est étonnant. Moi, il  ne m’étonne pas, puisque je connais bien la dialectique de Hegel, l’unité des contraires, et la logique du développement tant de la gauche que de la droite depuis une vingtaine d’années. 

    Voyons cela. A la page 135, Marine Le Pen écrit : « Je n’ai pour ma part aucun état d’âme à le dire : le clivage entre la gauche et la droite n’existe plus. Il brouille même la compréhension des enjeux réels de notre époque ». Je vois que ses principales références philosophiques dont deux penseurs « de gauche » : Bourdieu et Michéa (page 148). Je vois que Georges Marchais, ce représentant du vieux communisme français, est cité, favorablement. Plus de Pétain ni de Vichy. Sarkozy est condamné tant pour sa politique extérieure au service des Etats-Unis que pour sa politique intérieure qui aggrave l’inégalité sociale. Sur la question du marché, sa principale référence théorique est Polanyi (page26). Le Non français à la guerre d’Irak de 2003 est revendiqué (p.37). Marx est cité (page 61) ; le grand économiste Maurice Allais est souvent cité, pour soutenir l’incompatibilité du marché et de la démocratie. Mais surtout, j’y ai retrouvé avec plaisir ce qui me séduisait dans le communisme des années soixante, à savoir que la parlotte polémique à courte portée marche derrière, et non devant : le livre commence par un long chapitre intitulé, à la française « Le mondialisme n’est pas un humanisme ». La globalisation est très justement qualifiée d’«horizon de renoncement », et il y est réaffirmé que « l’empire du Bien est avant tout dans nos têtes », ce qui est vrai. 

    Je pourrais continuer. Je sais que j’ai donné aux vipères et aux scorpions une belle occasion de m’outrager; c'est ce qui va arriver. 

    Mais pour moi, tout ce que je veux, en réalité, c’est faire réfléchir. 


    6 : Pour comprendre ce que sont aujourd’hui la Droite et la Gauche, nul besoin de s’adresser à des défenseurs « idéal-typiques » de la fameuse dichotomie, en termes de valeurs éternelles et de catégories de l’Esprit, comme un Marco Revelli. Il suffit de lire des défenseurs du système comme Antonio Polito (dans le Corriere della sera, 25 février 2012). Polito dit ouvertement que la compétition politique peut désormais avoir lieu dans le seul cadre, tenu pour définitif, de l’économie globalisée ; que tout le reste, du pitre Nichi Vendola (Mouvement pour la gauche) à Forza Nuova (d’« extrême droite »), n’est qu’agitation insignifiante ; que cela est notre destin. 

    Que proposent donc les « gauches » encore en activité, d’Andrea Catone à Giacche et à Brancaccio ? Une relance du keynesisme  et de la dépense publique en déficit à l’intérieur de l’Union européenne ? Une nouvelle mise en garde après tant d’autres contre la menace du racisme, de la Ligue du Nord, du populisme ? Une « alter-globalisation à visage humain » ? A présent que le Grand Putassier n’occupe plus le devant de la scène, avec quoi va-t-on continuer à fanatiser comme des supporters de foot le «peuple de gauche» ?  

    Si on lit le dossier « Chine 2020 » de la banque mondiale, récemment présenté à Pékin, on verra que la dictature des économistes s’étend sur le monde entier. Aujourd’hui, la révolution n’est pas mûre ; elle n’est à l’ordre du jour ni selon sa variante stalinienne (Rizzo), ni selon sa variante trotskiste (Ferrando). Ni même le réformisme, puisque le réformisme suppose la souveraineté de l’Etat national. Et il y en a encore qui jouent comme des enfants avec la panoplie du petit fasciste contre le petit communiste ? Ou du petit communiste contre le petit fasciste ? Aujourd’hui, l’ennemi, c’est la dictature des économistes néo-libéraux. Avec ceux-ci, pas de compromis ! Voilà le premier pas. Si on le fait, on pourra faire les suivants. 


    Deux mots encore à propos de la manie du vote compulsif. 

    Il est probable que l’américanisation intégrale et radicale, bien plus grave encore que l’européisme, que va apporter le gouvernement Monti, produise une diminution de la participation électorale des italiens, qui depuis 1945 a toujours atteint des niveaux délirants. Cette compulsion électoraliste, qui est évidente chez les personnes âgées, était liée à l’opposition Démocratie Chrétienne/ Parti communiste; elle s’est prolongée, par inertie, au temps de Craxi, de  Prodi, et de Berlusconi. Mais à présent que l’Etat prend tout et ne donne plus rien, elle devrait diminuer ; pas assez vite, hélas ! Il y aura toujours du champ pour des clowns comme les Casini, les Veltroni, les Vendola, etc. 

    A côté de cet affaiblissement du vote compulsif, ou notera un second aspect de l’américanisation : le déclin des débats sur la politique extérieure. Aux USA, il est naturel que les gens ne sachent pas où sont l’Afghanistan, l’Irak, la Syrie, etc. , dont les bombardements sont confiés à d’obscurs spécialistes. Les temps où tous s’intéressaient à la Corée ou au Vietnam sont bien passés, irréversiblement. Toute la caste journalistique, sans aucune exception, est devenus une parfaite machine de guerre qui produit joyeusement du mensonge. 

    Au temps de la guerre du golfe de 1991, il y avait encore de la discussion ; puis elle s’est tue. On a eu alors ce que Carl Schmitt a appelé la reductio ad hitlerum, c'est-à-dire l’attribution de tous les malheurs du monde à de féroces dictateurs, et l’invention (dont l’origine est « de gauche ») de peuples unis contre les dictateurs. Les peuples furent médiatiquement unis contre des Hitler toujours nouveaux, ennemis des droits de l’homme. Le jeu commença avec Caucescu, continua avec Noriega, puis ce furent Saddam Hussein, Ahmadinejad, Milosevic, Kadhafi, et maintenant Assad. L’histoire a été abolie; on l’a remplacée par un argument de comédie, toujours le même : un peuple uni contre le féroce dictateur ; le silence coupable de l’Occident ; les « bons » dissidents, auxquels est réservé le droit à la parole. Depuis un an, je n’ai jamais entendu à la télévision manipulée un seul partisan de Assad, et pourtant, la Syrie en est pleine. 

    C’est seulement lorsque le jeu se durcit qu’il importe que les durs commencent à jouer. Tant que règne la comédie italienne de la parodie Droite/Gauche, il en est toujours comme de ces spectacles de catch américain où tout n’est que simulation devant des spectateurs idiots. 

    Etat national, souveraineté nationale, programme de solidarité de la communauté nationale, non à la globalisation sous toutes ses formes, et à la dictature des économistes anglophones ! 

    Turin, le 3 mars 2012.

    Costanzo Preve 

    Traduit de l’italien par Yves Branca.    

     

    Notes:

    (1) : Norberto Bobbio, 1909-2004. turinois, professeur de philosophie politique socialiste, célèbre en Italie. Plusieurs de ses ouvrages ont été traduits en français. Signalons, Droite et gauche, Paris, Le Seuil, 1996 ; L'État et la démocratie internationale. De l'histoire des idées à la science politique, Bruxelles, Complexe, 1999. Ce dernier ouvrage est considéré comme son œuvre majeure. Costanzo Preve a correspondu avec lui et a écrit une étude critique courtoise, mais radicale, de sa pensée, comme forme classique d’un politiquement correct de gauche : Les contradictions de Norberto Bobbio. Pour une critique du bobbioisme  cérémoniel, Petite plaisance, 2004. 

    (2) : Fondé en 2007, par une coalition de divers courants de gauche et centristes (démocrates chrétiens) ; d’une tonalité analogue au Nouveau Centre de l’UMP en France. 

    (3) : respectivement trotskiste à la manière du Parti des travailleurs ou de Lutte ouvrière, et refondateur communiste. Susceptibles de s’unir dans une sorte de « front de gauche » à l’italienne. Diliberto et Ferrero cités auparavant sont les chefs de file d’autres courants gauchistes et « refondateurs communistes ». 

    (4) : Preve a quant à lui retrouvé l’inspiration aristotélicienne; à ses yeux, la communauté est la société même.

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  • Le nouveau Kulturkampf...

    Nous reproduisons ci-dessous un article passionnant de l'intellectuel non-conformiste allemand Werner Olles, collaborateur de l'hebdomadaire Junge Freiheit, publié initialement dans la revue Catholica et que nous avons découvert sur le site d'Euro-Synergies.

     

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    [Werner Olles fait partie, comme Günter Maschke ou Botho Strauss, des Konvertiten, ces anciens activistes du mouvement de 1968 qui ont abandonné leurs attaches d’origine. En 1968-1969, Werner Olles militait à Francfort dans les rangs du SDS de Rudi Dutschke. Après être passé dans différents mouvements de la gauche radicale, il est devenu permanent des jeunesses socialistes (Juso) entre 1973 et 1977. Ce n’est que dans la fin des années soixante-dix qu’il rompt avec ce milieu. Il collabore aujourd’hui régulièrement à l’hebdomadaire berlinois Junge Freiheit, organe de presse non conformiste, idéologiquement composite, stupidement désigné du doigt comme néonazi par la propagande marxiste toujours culturellement dominante outre-Rhin, particulièrement haineuse contre les transfuges de son camp.]

     

    Le nouveau Kulturkampf

    C’est dans les années soixante, alors que l’école de Francfort prend ses distances avec le marxisme pour se rallier à la variante antifasciste du libéralisme, que l’on assiste à la fin des débats intellectuels entre gauche et droite. Pour les deux camps, bien qu’ils ne l’avouent pas, il s’agit d’une défaite intellectuelle : pour la gauche, car même si elle conserve certains restes du marxisme, elle poursuit désormais une forme de sentimentalisme moralisateur fondé sur l’antifascisme ; pour la droite conservatrice, dans la mesure où, se définissant par opposition, elle perd son adversaire et donc sa raison d’être intellectuelle.

    Dans son cas la crise prend cependant l’allure d’une tempête dans un verre d’eau, car il est difficile d’identifier chez elle le moindre projet, qu’il s’agisse d’un projet intellectuel, populiste, voire même terroriste. L’époque est aux grandes ruptures. L’Eglise catholique n’arrête pas de se réformer et les syndicats se transforment en sociétés d’assurances, tandis que les partis font semblant de faire de la politique. L’extension de l’utilitarisme a joué un rôle important dans cette évolution, avec pour effet de transformer en norme le matérialisme, sous la forme d’une idolâtrie de la marchandise, et de disqualifier la différence entre la vérité et l’erreur, ce qui fait que tout est possible pour arriver à ses fins. Dans cette idolâtrie de la marchandise, les verts allemands, les Grünen, ont joué un rôle d’avant-garde. Le communiste Rudolf Bahro disait à leur sujet : « La classe la plus corrompue psychologiquement est la classe intellectuelle bourgeoise de type alternatif dont le seul objectif est l’expansion de son propre style de vie ». Il y a quelque temps, nous avons eu un grand débat visant à faire le bilan du mouvement de 1968. La conclusion s’est imposée : la protestation révolutionnaire, loin de donner un coup de frein à la société de consommation, a paradoxalement accéléré son développement. L’adaptation a été si parfaite que les soixante-huitards n’ont même pas remarqué qu’ils étaient devenus les défenseurs d’un système qu’ils étaient censés avoir attaqué. C’est l’une des forces de ce système que de pouvoir anéantir ses ennemis par l’intégration. Dans cette grande révolution sociale, on a donc cherché la rupture avec la tradition, mais sans trop savoir vers où on allait, et c’est de cette manière que s’est construite la critique sociale. Mais maintenant que l’Etat est aux mains des soixante-huitards, les masques sont tombés et avec eux les grands idéaux, et le climat est donc au désarroi : désarroi des militants qui ont l’impression d’avoir été trompés, désarroi de la société qui ne parvient plus à distinguer les messages des uns et des autres. Et cette nouvelle situation engendre une crise de confiance vis-à-vis de la sphère politique, chacun prenant peu à peu conscience du décalage entre les discours et les actes. Au-delà des grands objectifs proclamés, il devient manifeste que les hommes politiques constituent une classe homogène qui cherche avant tout son intérêt propre. Le discrédit se porte donc à la fois sur les hommes du fait de leur hypocrisie, et sur les idées qu’ils véhiculent parce qu’elles apparaissent de plus en plus clairement comme un vulgaire alibi. Les grands concepts de souveraineté populaire et de représentation perdent leur brillant et apparaissent brutalement comme des concepts vides visant à masquer la captation du pouvoir par une classe spécialisée.

    Dans cette situation de désillusion, il est étonnant de constater à quel point l’imagination politique a pu manquer. Si la classe politique n’a pas intérêt à sortir de ce système, qui constitue son gagne-pain, la société, de son côté, tient aux avantages acquis et ne souhaite en rien sacrifier son mode de vie individualiste et hédoniste. En définitive, c’est la peur de l’inconnu qui domine : même si les gens ne sont pas satisfaits du régime actuel, ils craignent les nécessaires remises en cause que pourrait impliquer un changement. En fait, ils ne sont pas suffisamment désillusionnés pour passer à un rejet militant. Toute forme d’alternative semble impensable, si bien qu’on assiste à la victoire du mot d’ordre de Churchill : « La démocratie est le pire des régimes à l’exception de tous les autres ». Quant aux milieux conservateurs dont on attendrait une opposition plus résolue, c’est le fatalisme du fait accompli qui les anéantit. Ils sont tellement englués dans la réalité quotidienne de l’ordre des choses en vigueur que celui-ci leur masque toute autre perspective. L’imagination et l’audace politique disparaissent, la seule réponse possible restant de nature purement défensive.

    Si l’on veut comprendre ce phénomène de résignation désillusionnée ou de désillusion résignée, il faut prendre la mesure de l’extension aux masses de l’utilitarisme ironique. Si personne ne croit plus aux grands discours, seule compte désormais l’utilité individuelle. On retrouve le même processus d’ironisation du côté de l’Etat et du côté du peuple, les deux se conditionnant d’ailleurs mutuellement. Alors qu’autrefois l’Etat était convaincu de la noblesse de sa mission, aujourd’hui tel n’est plus le cas. La crise touche tout autant la classe politique que celle des fonctionnaires qui, persuadés jusque-là d’assurer une mission de bien public, tombent désormais dans la désillusion et se mettent comme les autres à adopter l’utilitarisme ambiant. Du côté de la société, le processus est analogue. A la différence d’il y a une cinquantaine d’années, personne ne croit plus aux grands discours et à la mission de l’Etat. Dans ce climat, chacun se met donc à chercher son bien propre. La société se transforme en une juxtaposition de mafias qui cherchent toutes leur intérêt. Cependant, puisque personne ne croit plus à rien si ce n’est à l’organisation du bien-être personnel, on pourrait imaginer que l’espace public affiche cet individualisme radical. Or, il semble que l’ensemble des acteurs tiennent malgré tout à sauver la face en faisant comme si de rien n’était. Pour maintenir l’illusion, on trouve de nouveaux projets ou, pour reprendre l’expression du président Kennedy, de nouvelles frontières. La construction de l’Europe tout comme le bricolage du vivant remplissent typiquement cette fonction.

    Si l’on voulait adopter une perspective de rupture, il faudrait identifier les lieux de production de l’idéologie et du conformisme, car ce sont eux qui font constamment de la publicité pour le monde tel qu’il est. La gauche, qui est allée à pas de géant de Marx à Habermas, n’est plus en mesure d’analyser les structures d’encadrement intellectuel et social des masses. Tout occupée avec sa propre subjectivité, elle n’en finit plus de s’autocélébrer. La « postpolitique » constituant le paradigme dominant, il s’opère une clôture de l’organisation sociale sur elle-même, ce qui fait que plus personne ne pense à la remettre en cause. Il n’y a plus ni ami ni ennemi, mais seulement des malades et des gens en bonne santé. Tout cela débouche sur une nouvelle forme de Kulturkampf, où il n’y a plus de véritable débat, où toutes sortes de placebos sont administrés pour faire face à la dépression de chaque camp et où l’opposant doit être « traité » pour revenir à la normalité. Ce que l’on appelle en Allemagne la « révolte des bien-pensants » (Der Aufstand der Anständigen) est typique de ce phénomène : il s’agit en effet d’une coalition hétéroclite regroupant Eglises, syndicats, partis et bonnes gens de toute couleur politique dont l’objectif est de pourchasser tous ceux qui ne sont pas dans la ligne en les accusant de néonazisme. L’ironie de l’histoire, c’est que ceux qui sont exclus se prennent pour des résistants héroïques au même titre que les bien-pensants, ce qui vient confirmer que l’idéologie actuelle fonctionne comme une machine à fabriquer de l’autosatisfaction.

    Même si on ne peut reporter toute la responsabilité sur le mouvement de 1968, il est évident que toute cette agitation a contribué à la déconstruction de l’Etat dans sa forme autoritaire telle qu’elle a existé jusque dans les années cinquante. L’objectif était de casser ce qui pouvait rester d’unité sociale pour aboutir à l’éclatement dans tous les domaines : politique, culturel, et aussi religieux. Et ce processus a pris corps avec la politisation et la démocratisation de tous les secteurs de la vie. L’une des fonctions essentielles de 1968 aura été de faire sauter un certain nombre de verrous. Dans les années soixante, la société était mûre pour se libéraliser tandis que l’Etat travaillait à sa propre dissolution/recomposition (Entkernen). La nouveauté, c’est alors l’éclatement de la société en de très nombreux petits groupes d’intérêt qui fonctionnent tous à la manière de gangs. L’Etat lui-même est devenu mafieux au point qu’il n’est plus possible de le distinguer du reste de la société. Certes, nous ne touchons pas encore le fond et il est difficile de discerner la sortie de ce processus de déclin, mais personne ne paraît aujourd’hui en mesure de donner un coup de frein. En fait, le système a découvert les lois de l’éternelle stabilité ! Il s’agit d’une grande tromperie dont personne n’est dupe mais que tout le monde accepte.

    C’est là que la question du « que faire ? » prend tout son sens. Malheureusement, du côté de ceux qui sont censés refuser l’effondrement, on ne peut que constater le manque d’idées visant à arrêter ce dernier. Et pourtant il y a suffisamment de raisons qui devraient pousser à la révolte contre le système technocratique, d’autant plus que si ce dernier est très puissant, il est en même temps très vulnérable. Du fait de cette contradiction interne, je pense qu’il vaudrait mieux parler d’ordre instable. Le paradoxe est si fort que le scénario de l’implosion n’est pas à exclure : ce serait la réitération à l’Ouest de ce qui s’est passé à l’Est pour le régime communiste. Cependant, il nous faut prendre conscience qu’aussi longtemps que la grande coalition de technocrates-chrétiens et des sociaux-technocrates, des réalistes pragmatiques et des gens de droite, s’appuyant sur les restes de la théorie critique, entretiendra son hégémonie culturelle sous la forme de l’évangile de la « société civile » ou sous la forme de l’engagement en faveur des droits de l’homme, toute révolte contre cette technocratie sera impossible et de ce fait devra être pensée dans la durée. Une autre difficulté vient du caractère insaisissable des centres de pouvoir, puisque la technocratie est tout à la fois partout et nulle part. Auparavant, il était facile d’identifier les lieux du pouvoir : c’était l’empereur, le tsar, le roi. Avec la nouvelle technocratie, le pouvoir devient à la fois tentaculaire et anonyme. La révolte devient de ce fait beaucoup plus difficile.

    * * *

    Plusieurs éléments peuvent cependant jouer à l’avenir et la démographie n’est pas l’aspect le moins important. On va en effet tout droit vers le suicide démographique : il s’agit d’une vague de fond irrésistible. Le système a trouvé malgré tout la parade en recourant massivement à l’immigration. Et je ne crois pas que de ce fait nous allions au devant d’une grande guerre civile, car les nouveaux arrivants vont progressivement s’assimiler et, un jour ou l’autre, ils seront aussi décadents et corrompus que le reste de la population. Certes, on peut imaginer qu’une minorité restée religieuse garde un mode de vie différent, mais il ne peut s’agir que d’une minorité. De toute façon, si elle garde sa religion, ce sera uniquement à titre privé. Même si les futurs immigrés parviennent à constituer une force sociale, ils prendront les mêmes habitudes et deviendront aussi mafieux que les autres. Je ne crois ni à un clash violent ni à la république islamique. En revanche, la décadence occidentale se renforcera.

    Aussi, je ne vois aujourd’hui aucune issue dans la décennie qui vient. Même en France où un contexte plus favorable permet l’expression politique dissidente, le système sait gérer cette « crise » en mettant en place tous les contre-feux nécessaires. Je suis donc plutôt pessimiste dans le court terme. Avec la disparition de l’attachement à la religion, à la nation ou à la famille, on assiste à une nouvelle aggravation du drame de l’homme moderne. Il est vrai que la société atomisée peut encore enivrer ses membres avec plus de loisirs, de vacances, de télévision, de consommation et de drogue. Comme dirait mon ami Günter Maschke, il nous faut faire face à un phénomène d’« individualisation sur fond de massification totale ». Tandis que la reproduction industrielle de l’homme est à portée de la main, jamais on ne lui a autant expliqué combien il constituait une créature singulière ! Mais parallèlement l’homme expérimente quotidiennement sa solitude, son désarroi et sa totale impuissance. Il va donc falloir admettre un jour que le projet des Lumières a échoué et que la société moderne est régie par un anti-humanisme. Mais comme personne n’ose le dire — car il faudrait alors admettre que l’existence humaine est une « vallée de larmes » — le train est déjà parti et on ne peut plus l’arrêter.

    Pourrait-on reprendre contre le système technocratique la révolte inaugurée par le surréalisme à l’encontre la domination de la raison ? Ce ne serait qu’un jeu, une mise en scène esthétique. « Qui ne fait plus aucune conquête, consent à être conquis », écrivait Cioran. Il est difficile de discerner les contours que la dissidence peut et doit prendre si elle veut échapper à certains courants pessimistes. Sans objectif, elle oscillera en tout cas entre ralliement « réaliste » et opposition totale mais stérile. Je ne vois malheureusement nulle part une volonté politique de dépasser la situation présente. Il se passera encore beaucoup de temps avant que les nappes de brouillard ne se dissipent et que l’on puisse distinguer les nouvelles lignes de front pour que finalement sonne l’heure du politique et du réveil national. Si bien qu’aujourd’hui je pense que notre devoir est de créer un peu de désordre intellectuel dans une sphère publique occupée par un Kulturkampf au rabais, et dont le caractère artificiel tient à la mise en scène stéréotypée des protagonistes, la figure du conservateur jouant le rôle de bouc émissaire. Je ne crois pas au caractère réformable du système et toute stratégie participative, notamment par l’insertion au sein des partis, est vouée à l’échec. En revanche, il est possible à mon sens de travailler dans deux directions. C’est ce que j’ai eu l’occasion d’expliquer, il y a un certain temps, en marge d’une conférence tournant autour de mon article Das Verlust des Politischen (« La perte du politique », Junge Freiheit, 11 août 2000). Une première piste consiste à tisser des liens micro-sociaux. Face à l’isolement, la survie ne peut passer que par l’entretien de relations actives à cette échelle. L’autre piste, c’est le travail intellectuel, sachant qu’il ne faut surestimer aucune des deux pistes. En effet, d’un côté, il y a ceux qui croient à l’activisme — au collage d’affiches ! — mais qui ne se rendent pas compte que cela ne sert à rien, tandis que de l’autre il y a ceux qui écrivent des articles pour une douzaine de personnes qui acquiescent tout en se demandant ce qu’il faut faire. Le drame, c’est que ces deux populations ne se rencontrent pas. Tout se passe comme s’il existait un fossé entre les pragmatiques et les intellectuels. Or il est important d’unir les deux dimensions si l’on veut éviter l’écueil de l’intellectualisme désincarné tout comme celui de l’activisme irresponsable. Mais avant cela, il faut fixer les objectifs et se clarifier les choses à soi-même. Et en ce sens, démystifier l’ordre existant est un moyen de comprendre ce qui se passe et de saisir les occasions quand elles se présentent.

    Werner Olles (Catholica, 22 juillet 2008)

    Article disponible sur le site de la revue Catholica: http://www.catholica.presse.fr

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