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Textes - Page 11

  • Rousseau : un moderne antimoderne ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un article d'Alain de Benoist, cueilli sur le site de la revue mensuelle Le spectacle du monde et consacré à Jean-Jacques Rousseau, penseur politique et critique virulent de la philosophie des Lumières. Directeur des revues Krisis et Nouvelle école, Alain de Benoist a récemment publié aux éditions De Fallois un livre d'entretien avec François Bousquet intitulé Mémoire vive.

     

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    Jean-Jacques Rousseau, un moderne antimoderne

    Il y a tout juste un siècle, le 11 juin 1912, Maurice Barrès prononçait à la Chambre des députés un discours dans lequel il dénonçait solennellement la commémoration nationale du bicentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau, auteur qu’il avait pourtant chéri et célébré dans sa jeunesse. Le Contrat social, dira-t-il plus tard, est « profondément imbécile », et son auteur un « demi-fou ». Au siècle précédent, Joseph de Maistre, pour ne citer que lui, avait déjà donné le ton en déclarant que Rousseau « ne s’exprime clairement sur rien » et que tous ses écrits sont « méprisables ». Charles Maurras, de même, n’aura de cesse de s’en prendre au « misérable Rousseau ».

    Modèle même du « prince des nuées » aux yeux des contre-révolutionnaires, Rousseau ne trouvera pas non plus grâce aux yeux des libéraux, qui voient en lui l’inspirateur de la part la plus contestable de la Révolution française. Cette assimilation s’appuie sur la popularité du Contrat social auprès des révolutionnaires et sur le transfert solennel au Panthéon des cendres de son auteur, le 15 octobre 1794. Mais elle en dit plus long sur l’influence de la Révolution sur l’interprétation de Rousseau que sur l’influence de Rousseau sur la Révolution.

    Les écrits autobiographiques de Rousseau, les Confessions et les Rêveries, tout comme la Nouvelle Héloïse, feront surgir d’autres critiques. Cette fois-ci, on s’en prendra à la sensibilité « féminine » et à l’«exhibitionnisme maladif » – Jules Lemaître parlait d’« affreuse sensiblerie » – de ces ouvrages, présentés tantôt comme d’inspiration romantique avant la lettre, tantôt comme vantant un « retour à la nature » suspect de « panthéisme ».

    Bref, depuis deux siècles – et même trois, puisque d’innombrables manifestations nous rappellent qu’on célèbre en ce moment le tricentenaire de sa naissance –, Rousseau n’a cessé d’être convoqué au tribunal de l’histoire. Chacun s’accorde à lui reconnaître une place essentielle dans l’histoire des idées, et pourtant ceux qui tonnent contre lui, en le réduisant à des formules toutes faites (le « bon sauvage », l’« homme naturellement bon », etc.), l’ont rarement lu. La preuve en est qu’on l’assimile couramment à la philosophie des Lumières, qu’il récuse expressément.

    Mais reprenons par le début. Jean-Jacques Rousseau est né à Genève le 28 juin 1712. En 1742, il monte à Paris pour présenter un système de notation musicale chiffrée à l’Académie des sciences, qui le refuse. Deux ans plus tard, après avoir été pendant quelques mois secrétaire de l’ambassadeur de France à Venise, il revient à Paris, où il commence à fréquenter les salons. C’est là qu’il rencontre les « philosophes », c’est-à-dire les Encyclopédistes. Mais il se découvre vite en opposition avec eux. Il rompt successivement avec Condillac, avec Jean le Rond d’Alembert, et même avec Diderot, l’éditeur de l’Encyclopédie, qui fut pourtant son ami. Il se montre pareillement critique envers Condorcet, D’Holbach ou Helvétius. Quant à Voltaire, il deviendra bientôt son pire ennemi.

    Lorsqu’en 1749, il participe au concours ouvert par l’académie de Dijon sur le thème « Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les moeurs » (il obtiendra le premier prix), c’est pour répondre avec force par la négative. Sa conclusion est que les sciences, les lettres et les arts ont surtout contribué à la « corruption des moeurs » et que leur prétendu « progrès » s’est partout traduit par un abaissement de la morale : « Nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection. » Prendre une telle position, écrit Frédéric Lefebvre, « c’était déjà se tourner contre la Cour et les salons […], le paraître plutôt que l’être […] ». C’était surtout s’en prendre radicalement à l’idéologie du progrès, qui sous-tend tout le projet des Lumières. Car, dans la querelle des Anciens et des Modernes, Rousseau se situe sans équivoque du côté des premiers.

    Depuis son enfance, d’ailleurs, il admire par-dessus tout la République romaine (« A douze ans, j’étais un Romain ») et c’est à l’Antiquité qu’il se réfère tout au long de son oeuvre pour exalter la citoyenneté, la vertu antique et la patrie. « Sans cesse occupé de Rome et d’Athènes, écrira-t-il dans ses Confessions, vivant, pour ainsi dire, avec leurs grands hommes, né moi-même citoyen d’une République et fils d’un père dont l’amour de la patrie était la plus forte passion, je m’enflammais à son exemple ; je me croyais Grec ou Romain. »

    Les Lumières voyaient dans le développement du commerce un moyen, non seulement d’accroître la richesse, mais aussi de faire disparaître la guerre : la négociation intéressée, profitable à tous, devait se substituer peu à peu à la confrontation armée. Rousseau dénonce au contraire la corruption et les artifices des sociétés vouées au commerce et assure qu’à l’économie de production, qui s’attache au profit et fait de l’argent le moteur de la société, il vaut mieux préférer l’économie de subsistance, qui ne consomme que ce qu’elle produit. C’est pourquoi il fait l’éloge de l’agriculture, persuadé qu’il est en outre que le goût de la terre se confond avec l’apprentissage de la patrie : « Le meilleur mobile d’un gouvernement est l’amour de la patrie, et cet amour se cultive dans les champs. »

    De même, dans le grand débat sur le luxe qui agite tout le XVIIIe siècle, Rousseau s’affiche avec force comme un adversaire de la corruption engendrée par le luxe, au moment même où les « philosophes » en font bruyamment l’apologie. Le luxe « corrompt à la fois le riche et le pauvre, l’un par la possession, l’autre par la convoitise; il vend la patrie à la mollesse et à la vanité ». Sur le plan économique, il prône donc la modération : « Que nul citoyen ne soit assez opulent pour pouvoir en acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre […] Ne souffrez ni des gens opulents ni des gueux. Ces deux états, naturellement inséparables, sont également funestes au bien commun » (Du contrat social).

    S’opposant frontalement à la thèse de Bernard Mandeville (la Fable des abeilles, 1714), selon laquelle la recherche égoïste du profit individuel aboutit paradoxalement au bonheur de tous, Rousseau rejette l’idée d’une harmonie sociale spontanée résultant de la libre confrontation des intérêts. « Loin que l’intérêt particulier s’allie au bien général, écrit-il, ils s’excluent l’un l’autre dans l’ordre naturel des choses. » Pour lui, les échanges économiques ne réunissent les hommes qu’en les opposant. Récusant l’idée d’un fondement économique de la société, Rousseau en tient pour un fondement strictement politique et, à l’encontre des physiocrates comme des philosophes des Lumières, affirme fermement la nécessaire subordination de l’économie au politique.

    Mais il est encore un autre domaine où la pensée de Rousseau s’oppose directement à celle des Lumières. C’est la question du « cosmopolitisme ». Mably affirmait que l’« amour de l’humanité » était une « vertu supérieure à l’amour de la patrie ». Turgot, Condorcet, Voltaire, Diderot se considéraient comme avant tout chargés d’«éclairer le genre humain ». Rousseau est d’un avis tout différent. A partir du premier Discours (1755), il condamne l’universalisme avec de plus en plus de netteté. Constatant que « plus le lien social s’étend, plus il se relâche », il n’hésite pas à mettre en accusation « ces prétendus cosmopolites qui, justifiant leur amour pour la patrie par leur amour pour le genre humain, se vantent d’aimer tout le monde pour avoir droit de n’aimer personne ».

    Ici encore, il raisonne en théoricien du politique. Dans le Manuscrit de Genève, première version du Contrat social, il explique longuement pourquoi il ne croit pas à la possibilité d’instaurer une « société générale du genre humain ». Dans son système, la volonté générale n’est générale que pour les membres d’une même société politique ; elle est particulière pour les autres États. On connaît cette célèbre formule, énoncée dans l’Emile : « Il faut opter entre faire un homme ou un citoyen : car on ne peut faire à la fois l’un et l’autre. » Pour Rousseau, « nous ne commençons à devenir hommes qu’après avoir été citoyens » !

    C’est cette conviction que la citoyenneté n’a rien à voir avec l’appartenance au genre humain qui conduit le citoyen de Genève à écrire, au début de l’Emile, ces phrases étonnantes : « Tout patriote est dur aux étrangers ; ils ne sont qu’hommes, ils ne sont rien à ses yeux. Cet inconvénient est inévitable, mais il est faible. L’essentiel est d’être bon aux gens avec qui l’on vit […] Défiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher au loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent de remplir autour d’eux. »

    Des considérations analogues se retrouveront plus tard dans ses projets de Constitution pour la Corse et la Pologne. Aux Corses, Rousseau rappelle que « tout peuple a ou doit avoir un caractère national » et que, « s’il en manquait, il faudrait commencer par le lui donner ». Il en déduit que « le droit de cité ne pourra être donné à nul étranger sauf une seule fois en cinquante ans à un seul s’il se présente et qu’il en soit jugé digne, ou le plus digne de ceux qui se présenteront ». Aux Polonais, il explique que l’essentiel est de confirmer « une physionomie nationale qui les distinguera des autres peuples, qui les empêchera de se fondre[…] ». Il ajoute qu’à rebours de l’« exécrable proverbe » selon lequel « la patrie se trouve partout où l’on se trouve bien », il faut proclamer tout à l’inverse: Ubi patria, ibi bene.

    Mais alors, comment faut-il comprendre la thématique du contrat social ? Et les « rêveries » sur l’état de nature ? L’homme « naturellement bon » ? Le point de départ du raisonnement de Rousseau tient tout entier dans ce constat que dans la société moderne l’homme est tout à la fois méchant et malheureux. « Or, comme l’écrit Pierre Manent, il n’est pas naturel à l’homme d’être méchant et malheureux. Cette société est donc contre nature. » Il importe alors savoir comment l’homme moderne a été « dénaturé. » C’est la grande préoccupation de Rousseau.

    La société qu’observe Rousseau témoigne d’une aliénation généralisée, qui lui inspire les premières pages du Contrat social : « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers. Tel se croit le maître des autres, qui ne laisse pas d’être plus esclave qu’eux. » La première phrase est la plus souvent citée, mais la plus intéressante est la seconde. Rousseau ne se borne pas, en effet, à dénoncer ceux qui exercent une domination sociale, il affirme d’entrée que ceux-ci sont tout autant « esclaves » que ceux qu’ils asservissent. De façon révélatrice, et bien qu’il soit de toute évidence un adversaire des hiérarchies de l’Ancien Régime, Rousseau ne concentre donc pas ses attaques contre l’absolutisme royal. Observateur perspicace, il réalise (et en cela il est très avance sur son temps), que ce qui gouverne désormais le monde est l’« opinion ». L’opinion est une autorité sans organe, sans lieu d’exercice déterminé, mais dont l’influence se manifeste partout. Or, l’opinion, c’est d’abord l’inégalité, c’est-à-dire une distorsion pathologique des rapports sociaux.

    Mais encore faut-il s’entendre sur cette critique de l’inégalité. Chez Rousseau, la valorisation de l’égalité ne se confond nullement avec l’affirmation d’une égalité en nature de tous les hommes. Elle prend plutôt la forme d’un appel à une sorte de réciprocité entre les individus assez proche du système du don et du contre-don. Loin de préconiser un égalitarisme niveleur, Rousseau souligne la nécessité de récompenser à leur juste valeur les services rendus à la patrie. Il ne veut nullement abolir toute hiérarchie, mais fonder les distinctions sociales sur l’utilité commune.

    En cela, Rousseau manifeste une fois de plus tout ce qui le distingue des Lumières. Alors que ces dernières ne cessent de vanter la société civile par opposition à l’Etat, parce qu’elles estiment que la société civile permet aux individus de réaliser leur liberté en se soustrayant au pouvoir politique et en devenant chacun la source des actions qu’ils jugent les plus conformes à leurs intérêts (l’Etat n’ayant plus rien d’autre à faire que garantir cette liberté), Rousseau se livre au contraire à une critique radicale de cette même société civile, où s’impose le type du « bourgeois », cet homme qui dissocie radicalement son bien propre du bien commun et qui, pour réaliser son bien propre, cherche à tirer le maximum de profit de l’exploitation d’autrui.

    On a constamment accusé Rousseau de prétendre que la société n’est pas l’état naturel de l’homme et qu’il convient d’en revenir à l’état de nature, conçu comme une sorte d’âge d’or ou de paradis perdu. C’est un contresens total. Non seulement Rousseau ne prône aucun retour à l’état de nature, mais il affirme explicitement le contraire. Le passage de l’état de nature à l’état civil est pour lui irréversible.

    Certes, tout comme Hobbes, qu’il critique si radicalement par ailleurs, Rousseau commet incontestablement l’erreur de ne pas croire à la sociabilité naturelle de l’homme. Mais c’est précisément parce qu’il ne conçoit pas les hommes comme naturellement sociaux qu’il s’affirme convaincu qu’une société qui conserverait ce trait de nature serait vouée à l’impuissance et à la division. Dans une telle société, dit-il, nul ne pourrait être ni moral, ni sincère, ni même en sécurité. Rousseau exige donc que les individus soient « dénaturés », c’est-à-dire soustraits à l’individualisme et transformés en citoyens patriotes, vertueux et désintéressés, aimant leur cité plus qu’eux-mêmes et recherchant la vertu plutôt que leur propre intérêt.

    Ce qu’il veut, c’est déterminer les moyens permettant à l’individu de se défaire de son égoïsme pour s’identifier au tout social, sans pour autant renoncer à sa liberté: « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, en s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant. » Telle est la raison d’être du Contrat social.

    En fait, ce que Rousseau, dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, appelle « état de nature » est un état de simple potentialité où sommeille la perfectibilité humaine. Cette notion de perfectibilité est essentielle, car c’est elle qui assure la médiation entre la nature et la culture. Elle n’a pas de contenu propre, mais permet à toutes les autres facultés de se manifester le moment venu. Rousseau veut montrer que l’homme se construit lui-même pour une large part et que c’est en cela qu’il se distingue des animaux. Les animaux n’ont pas d’histoire, alors que l’homme se construit historiquement. Le propre de la nature humaine est d’être vouée à la culture et, comme telle, à l’historicité. L’homme, en d’autres termes, est un être qui ne peut jamais se borner à ce qu’il est. Il y a chez lui une capacité de dépassement de soi qu’on ne retrouve dans aucune autre espèce.

    Quant à la « bonté naturelle » de l’homme, ce n’est nullement une qualité morale, mais une simple propension – cet « homme » n’en étant d’ailleurs pas encore tout à fait un, puisqu’il n’a pas encore intériorisé dans sa conscience l’existence des autres. Rousseau le dit très explicitement : l’humanité proprement dite ne commence qu’avec le surgissement simultané de la conscience d’autrui, la distinction entre le bien et le mal et la possibilité d’agir librement.

    Comme l’explique Benjamin Barber, « la première phrase du Contrat social, selon laquelle l’homme, né libre, est partout dans les fers, ne signifie pas que l’homme est libre par nature et que la société l’asservisse. Elle signifie plutôt que la liberté naturelle est une abstraction, tandis que la dépendance est la réalité humaine concrète. Le but de la politique n’est donc pas tant de préserver la liberté naturelle, mais de rendre la dépendance légitime par la citoyenneté et d’établir la liberté politique grâce à la communauté démocratique ».

    N’étant pas en lui-même créateur d’un ordre juste, le contrat social de Rousseau n’a pas grand-chose à voir avec le contrat des contractualistes libéraux. « Le pacte social, peut-on lire dans l’Emile, est d’une nature particulière, et propre à lui seul, en ce que le peuple ne contracte qu’avec lui-même : c’est-à-dire, le peuple en corps comme souverain, avec les particuliers comme sujets. »

    Cette idée d’un « peuple en corps comme souverain » est incontestablement le grand apport de Rousseau. Contrairement à Diderot, pour qui « ôter du peuple son caractère de peuple équivaudrait à le rendre meilleur », Rousseau affirme que le peuple est le seul à avoir le droit de gouverner parce qu’il est le seul véritable sujet politique : « La puissance législative appartient au peuple, et ne peut appartenir qu’à lui. » Le peuple est ainsi posé d’emblée comme source première de la vie collective.

    Alors que les philosophes des Lumières ne rêvent que de transposer en France les institutions anglaises, Rousseau (qui a séjourné à Londres en 1766) se range parmi les contempteurs du système politique britannique. Dans le Contrat social, il s’en prend à la « liberté anglaise » et au système représentatif : « Le peuple anglais pense être libre; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. » C’est pourquoi Rousseau en tient pour le mandat impératif, qui maintient en permanence les élus sous le contrôle de leurs électeurs. Le gouvernement, autrement dit, doit se borner à exécuter les volontés du peuple: une loi qui n’est pas ratifiée par le peuple est nulle. Cette critique de la représentation sera reprise par Carl Schmitt (« le mythe de la représentation supprime le peuple, comme l’individualisme supprime l’individu »). La seule démocratie authentique est la démocratie directe.

    Rousseau affirme donc que c’est en s’identifiant à la communauté politique à laquelle il appartient que le citoyen pourra reconnaître son propre bien dans le bien commun que vise la volonté générale. Bien entendu, « chaque homme peut comme homme avoir une volonté particulière contraire ou dissemblable à la volonté générale qu’il a comme citoyen ». Mais Rousseau écrit alors: « Quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps: ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre. »

    Cette dernière formule lui été a beaucoup reprochée. Rousseau ne veut pourtant pas dire que la liberté individuelle doit être supprimée, mais qu’il faut lutter contre les passions personnelles qui écartent de l’intérêt commun et cultiver une vertu qui favorise le lien social. L’expression « forcer à être libre » n’évoque pas une coercition de type totalitaire, mais s’inscrit dans une réflexion sur les conditions de la liberté et celles de l’intériorisation des obligations. Rendre libre, c’est forcer l’individu récalcitrant à s’acquitter de sa part des charges publiques en parvenant à la maîtrise de soi, car l’autonomie authentique suppose de se soumettre à des normes communautaires partagées, c’est-à-dire de respecter les règles que l’on a soi-même fixées. Rousseau, à l’instar des anciens Grecs, ne conçoit donc l’homme que comme citoyen. Le bon citoyen est celui qui participe aux affaires publiques en tant qu’il est membre du peuple, détenteur du pouvoir exécutif. Le mauvais citoyen est celui qui veut faire prédominer son intérêt particulier au détriment du bien commun et qui utilise les autres comme un moyen de parvenir à cette fin. C’est pourquoi Jean-Jacques condamne les factions, les partis et les « groupes d’intérêts » particuliers, car leur existence fait perdre de vue le bien commun et dissout la volonté générale.

    Sa conception de la vie sociale est en outre marquée d’un certain organicisme. Dans son « Discours sur l’économie politique », rédigé en 1755 pour l’Encyclopédie, il affirme ainsi que « le corps politique peut être considéré comme un corps organisé, vivant et semblable à celui d’un homme ». Cependant, il réalise aussi qu’à la différence du corps humain, l’unité du corps politique reste toujours précaire, car les intérêts particuliers menacent constamment de prévaloir sur le bien commun. L’harmonie sociale ne peut donc résulter que de la mise en oeuvre d’une volonté politique. C’est la tâche qui revient au législateur, que Rousseau imagine à l’exemple de Lycurgue, de Solon ou de Numa. Le législateur ne doit pas être vu comme un démiurge, mais comme chargé d’exprimer la nature sociale des hommes en les transformant en « vertueux patriotes ». Pour édifier une « âme nationale », il faut une éducation publique qui apprenne au citoyen ce qu’est son pays, son histoire et ses lois et qui les lui fasse aimer au point qu’il se tienne toujours prêt à défendre sa terre, son peuple et sa patrie. En 1778, Jean-Jacques Rousseau accepte l’invitation du marquis de Girardin à séjourner au parc d’Ermenonville. Il y arrive le 20 mai, mais décède le 20 juillet. Ses restes ne seront transférés à Paris qu’en 1794, pour y être inhumés au Panthéon… face à ceux de Voltaire!

    Comme Leo Strauss l’a bien remarqué, Rousseau inaugure la deuxième vague de la modernité (Machiavel correspondant à la première et Nietzsche à la troisième). Prosateur incomparable, théoricien du primat du politique, adversaire résolu des Lumières auxquelles on s’obstine encore à l’assimiler au seul motif qu’il professait lui aussi un idéal d’émancipation individuelle et collective, il ne fut pas seulement un précurseur du romantisme, voire de l’écologisme, mais l’un des vrais fondateurs de la psychologie moderne et de la sociologie critique. C’est en cela qu’il défie toutes les étiquettes. Alors, Rousseau révolutionnaire conservateur ? Il serait temps de rouvrir le dossier.

    Alain de Benoist (Le spectacle du monde, juin 2012)

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  • L'idéal de l'Empire de Prométhée à Epiméthée

    Nous reproduisons ci-dessous un texte intéressant du philosophe et homme politique italien, Massimo Cacciari, cueilli sur le site du quotidien Libération. Massimo Cacciari est l'auteur de nombreux essais et une partie de son oeuvre est traduite en français. Les éditions de l'Eclat ont ainsi publié en 2011 un texte intitulé Le Jésus de Nietzsche

     

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    L'idéal de l'Empire de Prométhée à Epiméthée

    Incontestablement, la période qui va de l’écroulement du « socialisme réel » à la nouvelle « grande crise » que nous traversons actuellement peut être définie véritablement comme une époque. Le terme Epochè indique, en effet, l’arrêt, l’interruption, mais non pas comme s’il s’agissait d’un espace vide, d’un intervalle. Il signifie, au contraire, un resserrement dans le cours du temps, une abréviation extraordinaire, dans laquelle ses caractères essentiels s’expriment comme contractés les uns sur les autres et les uns contre les autres. L’époque, de ce point de vue, n’est donc nullement un « temps long », mais le concentré de ses significations dans un spasme, qui les révèle et peut aussi, en même temps, les dissoudre. De ce même point de vue, on peut définir comme « époque » la grande guerre civile qui a anéanti la centralité politique de l’Europe entre 1914 et 1944: trente ans seulement, à peine plus que « notre » 1989-2011. Dans l’époque, se précipitent évidemment des idées, des facteurs, des contradictions mûries dans le « temps long » – et c’est pourquoi il est impossible de la comprendre de manière isolée. Mais elle assume toutefois une valeur révélatrice et déploie les mêmes éléments qui étaient déjà à l’œuvre selon des dimensions et des énergies nouvelles. Alors que, précisément, toute « normalité » est arrêtée, ce qui semblait à première vue normal et facilement prévisible dans ses développements s’exprime désormais selon des formes inattendues et inquiétantes. Dans un certain sens, l’époque assume toujours une valeur « apocalyptique ». Conséquence évidente de cet état de choses : l’affirmation d’une extraordinaire porosité des mots. Leur puissance « apophantique » décroît redoutablement. Le rapport entre les mots et les choses qu’ils devraient désigner se fait dans la plus grande insécurité. Que signifient aujourd’hui les mots démocratie ? marché ? paix ? Ou encore : nous avons fait l’unité européenne – mais que signifie l’Europe ? l’Occident ? Ainsi, le terme époque résume aussi en soi sa profonde signification sceptique : toute époque authentique se révèle également en tant que doute radical sur son propre passé et ne s’ouvre au futur que de manière hasardeuse.

    À la veille d’une telle « époque », les signes qui permettent de la lire restent cachés. Les temps semblent même favoriser des prévisions contraires. La veille d’une époque se caractérise par un certain bavardage sur notre capacité à « contrôler » l’avenir, tandis que l’époque qui suit semble « faite » pour démontrer la loi éternelle de l’hétérogenèse des fins. Ce fut le cas de l’anno mirabile 1989. La troisième guerre mondiale était terminée. Un seul Titan restait en scène, à la puissance inapprochable. Mais c’était un Titan qui, malgré son nom, se voulait non-violent. C’était un Prométhée bienfaiteur des misérables mortels, qui aurait travaillé et se serait volontiers sacrifié pour harmoniser et unifier leurs désaccords et leur assurer justice et bien-être. Comme Prométhée, il avait en réserve, pour nous, le don le plus précieux: la raison, le nombre, la capacité de calculer et de transformer. L’affirmation de son modèle de rationalité aurait été le fondement de la sécurité et de la paix.

    Aube ou crépuscule ? L’époque rapproche les couleurs jusqu’à les confondre. Mais tous ou presque obéirent à cette Annonce, comme à l’aube d’un Nouveau Commencement. Le tragique vingtième siècle de la « tyrannie des valeurs » déclinait enfin et surgissait l’âge de la concorde entre science, technique, marché, démocratie et « droits de l’homme ». Qu’il y ait pu y avoir une symbiose inavouable entre les deux Titans (à partir d’une origine commune !) – qu’ils n’aient pu régner qu’ensemble – et que, donc, la fin de l’un ait pu représenter une menace mortelle pour l’autre – tout cela ne fut même pas suspecté. Tout au plus les traditionnels adversaires du vainqueur s’exercèrent à en dénigrer la puissance solitaire – justifiés en cela par l’indécente jubilation de ses vassaux.

    L’époque qui s’est ouverte alors a fait justice de cette antiquaille, nous rappelant le célèbre dit romain : vae victoribus ! « Malheur aux vainqueurs ! » On ne remporte pas la victoire dans la guerre tant qu’on n’a pas remporté la victoire dans la paix. Prométhée pouvait-il vaincre ? Ce Titan pouvait-il mener à terme l’ordinatio ad unum, cette « aspiration à l’unité » de cette planète toujours plus étriquée et plus pauvre, pour laquelle il se sentait depuis longtemps appelé? Certes, il représentait le courant spirituel et politique le plus fort d’Occident, la seule puissance hégémonique qui avait survécu au suicide d’Europe, profondément enracinée dans une grande culture populaire, forte de valeurs partagées. Mais là aussi résidait sa faiblesse. Sa propre puissance créait l’illusion que le monde pouvait être guidé depuis les sommets du Capitole. Il l’avait déjà été péniblement au cours des décennies précédentes à travers le foedus, l’«alliance», toujours incertaine, mais aussi toujours opérante, entre Empire d’Occident et Empire d’Orient. L’écroulement de ce dernier ébranlait de manière automatique des régions tout entières, stratégiques d’un point de vue géopolitique et sur lesquelles le vainqueur n’avait quasiment aucune prise : il «  libérait » des énergies auparavant contrôlées de quelque manière et contraintes à jouer toujours, en tout cas à l’intérieur de la « guerre mondiale » ; il brisait le conflit, en le rendant illisible pour celui qui avait été formé à calculer selon les paramètres « universalistes » de cette guerre.

    L’époque a mis à l’ordre du jour, impérieusement, l’idée d’Empire – et tout aussi impérieusement elle l’a démantelée. Voici un exemple éclatant de cette morsure du temps qu’une époque représente. L’occasion impériale s’avérait presque comme nécessaire à la proclamation de la victoire. Les vassaux européens suivaient, en applaudissant, son char. Mais les adversaires en faisaient tout autant. Aucune apologie de l’Empire ne fut plus convaincante, concernant le destin qu’il aurait dû représenter, que les critiques de ses détracteurs. Mais Prométhée n’est pas intrinsèquement capable d’Empire. Il ne sait pas le concevoir ex nationibus ; il n’a aucune idée du pluralisme (idéologique, religieux, culturel) qui est immanent à son concept; par conséquent, il ne parvient pas à donner naissance à des formes de gouvernements authentiquement « impériales ». La guerre – que, tout au long des années 60 et 70, le vainqueur s’était déjà montré incapable de conduire efficacement en dehors des schémas de la rationalité militaire, fondés sur le concept de justus hostis – n’était que la poursuite de la faillite de la politique par d’autres moyens. L’Empire dure jusqu’au 11 septembre. Puis l’époque en consume l’écroulement.

    Le 11 septembre crée l’illusion d’une relance en grandes pompes de l’idée impériale ; en réalité, elle en marque la fin. Les désastreuses guerres de Bush junior en poursuivent le fantôme, tandis qu’elles essaient de masquer les causes aussi matérielles qui en décrètent la faillite.

    Il s’est avéré, toujours lors de ce temps bref, dans le dialogue tout aussi bref de l’époque, que le nouvel Empire avait construit une grande partie de son hégémonie en étendant sa dette ; il s’est avéré que son peuple, même en se fondant sur la foi en sa propre mission, s’est caractérisé par une épargne négative. Il s’est avéré que les politiques de l’aspirant Empire ont donné libre cours à la plus glorieuse période de dérégulation que l’histoire du capitalisme ait peut-être jamais connue et à l’écroulement de toute forme de contrôle sur les activités économiques et financières. Il s’est avéré que tout cela portait le vainqueur à dépendre tout d’abord du Japon, puis de la Chine pour le financement de sa propre dette. Il s’est avéré encore que ce financement impliquait la « reddition » à la Chine sur des questions fondamentales, comme son entrée dans l'OMC en tant qu’économie de marché (sic !) et le maintien de sa monnaie à des niveaux incroyablement bas. Il s’avère maintenant que l’Empire est dans une situation de « souveraineté limitée », comme n’importe quel Etat de la vieille Europe.

    Naturellement les ressources de Prométhée sont immenses. Mais il est évident que ses velléités d’unification ont échoué. Et elles ne pouvaient qu’échouer. La présidence d’Obama enregistre et administre cet échec. Ce sera un blasphème – et ça l’est certainement – mais on ne peut s’empêcher de le penser. Qui n’a pas salué comme un nouveau lever du jour la perestroïka de Gorbatchev ? Quelqu’un s’en souvient-il ? Mais Gorbatchev était, tragiquement, uniquement, rex destruens, « roi démolisseur ». Lourd destin – mais il revient toujours à quelqu’un dans l’Histoire de devoir défaire, de n’avoir rien d’autre à faire que défaire, sans même espérer pouvoir repartir de là. Il n’y a pas de feu sans cendres. Obama : nouvelle ère, nouveau siècle, et même : nouveau millénaire. Nouveau visage à tout point de vue – comme Gorbatchev, qui ne ressemblait certes pas aux vieux staliniens, ni au typique représentant du KGB, comme Poutine. Obama : voici la possibilité de relancer l’idée impériale selon le fil d’Ariane des « droits de l’homme » de l’évangile démocratique, de l’œcuménisme dialogique. Avec l’icône éternelle de JFK dans le dos. Mais il semble qu’il ne lui reste qu’à « démonter » les guerres des autres, qu’à traiter avec les « maudites » agences de notation, qui, après avoir réduit en poussière tout contrôle effectif dans les années de la grande bulle, désignent maintenant, comme des censeurs sévères, les victimes imminentes à la spéculation internationale ; qu’à essayer de donner une forme plausible à l’embrouillamini inextricable qui s’est formé entre économie américaine et République populaire chinoise.

    Il n’y a aucun Empire à la fin de l’époque, et moins encore quelque organisation multipolaire fondée sur d’authentiques alliances. Celui qui, il y a vingt ans, semblait pouvoir aspirer à servir de « cocher » global, arrive à peine aujourd’hui à se tenir debout. Celui qui remplit aujourd’hui une fonction économique et financière clé n’est nullement en mesure d’assumer une fonction politiquement hégémonique. Le premier pourra-t-il renaître ? Le second pourra-t-il se transformer en puissance politique globale ? Les anciennes et nouvelles puissances pourront-elles donner vie à une organisation commune, à partir des « fondamentaux » financiers, économiques et commerciaux ? L’époque suspend son jugement. Les Prométhée qui croient tout prévoir ne sont que ceux qui la projettent et la préparent. Finalement, on « calcule » comment ce qui est arrivé correspond à ce qui était attendu en moindre proportion – et l’on n’ose pas faire de prévision. L’époque commence avec Prométhée, le «  prévoyant », et s’achève avec Epiméthée, « celui qui réfléchit après coup ». De la modestie de son doute et du réalisme désenchanté de ses analyses, nous pourrons peut-être tirer quelque bénéfice.

    Massimo Cacciari (Libération, 30 juin 2012)

    Traduit de l'italien par Michel Valensi

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  • Géographie sociale et fractures françaises...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte du géographe et sociologue Christophe Guilluy, publié par Le Nouvel Economiste et extrait de son livre Fractures françaises (Bourin, 2010).

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    Boboïsation d'un quartier populaire

     

    «Fractures françaises»

    La transformation des anciens quartiers populaires en quartiers bourgeois et l’appropriation d’un parc de logements historiquement destinés aux couches populaires par des catégories supérieures ne suscitent aucun émoi particulier. Alors que les discours incantatoires sur le manque de logements sociaux n’ont jamais été aussi présents, rares sont les politiques qui s’émeuvent aujourd’hui de la conquête par une petite bourgeoisie du parc privé “social de fait” des grandes villes.

    Ce silence est d’autant plus étourdissant que c’est ce parc privé, et non le parc social, qui, jusqu’à aujourd’hui, a toujours répondu majoritairement aux besoins des couches populaires, et l’ampleur de cette perte ne sera que très partiellement compensée par la construction sociale.

    Le changement de destination d’un parc de logements occupés depuis deux siècles par des catégories modestes est d’autant moins dénoncé qu’il bénéficie aux catégories supérieures et aux prescripteurs d’opinions. On arrive ainsi à une situation ubuesque où ces catégories moyennes et supérieures, celles qui participent le plus à l’éviction des catégories populaires et à l’appropriation de leurs logements, sont aussi celles qui plébiscitent le plus la mixité dans la ville et qui soulignent la nécessité de construire des logements sociaux.

    En réalité, et au-delà des discours grandiloquents, ce sont des logiques foncières et patrimoniales qui déterminent les dynamiques à l’œuvre. Ainsi, si les espaces publics dans les grandes villes ont donné lieu à un partage savant qui permet de maintenir le décorum ouvriériste ou ethnique, les commerces ethniques et les hard-discounters côtoient désormais les bistrots-bobos et les supérettes bio. En revanche, la répartition du patrimoine immobilier ne fait l’objet d’aucune “négociation” de la part des couches supérieures. On accepte à la rigueur le maintien d’un parc social marginal (surtout s’il est destiné aux petites classes moyennes), mais pas le maintien dans le parc privé des catégories populaires. Dans ces quartiers, les bobos sont en train de se constituer un patrimoine d’une très grande valeur en acquérant de grandes surfaces industrielles, artisanales ou en réunissant de petits appartements. Les services des impôts ont ainsi enregistré une explosion des ménages payant l’ISF dans tous les quartiers populaires des grandes villes et notamment à Paris.

    Pour se maintenir dans les grandes métropoles, les catégories modestes n’ont qu’une solution : intégrer le parc de logements sociaux. Hier, très majoritairement locataires dans le parc privé ou propriétaires, les catégories populaires sont dorénavant de plus en plus locataires dans le parc social. De la même manière, alors que la part des propriétaires occupants n’a cessé d’augmenter dans les grandes zones urbaines, celle des propriétaires occupants modestes baisse. Ce basculement du statut d’occupation est un indicateur culturel de la place qu’on accorde aux catégories populaires dans les grandes agglomérations.

    L’embourgeoisement des grandes villes entraîne ainsi une socialisation du statut d’occupation des couches populaires. Cette dépendance croissante vis-à-vis de l’Etat est une caractéristique des couches populaires résidant dans les grandes métropoles embourgeoisées. Elle est d’autant plus grande que, par ailleurs, la part des revenus sociaux a fortement augmenté pour ces populations qui éprouvent de grandes difficultés à s’intégrer à un marché de l’emploi très qualifié. L’évolution de leur statut souligne la marginalisation et la précarisation dont elles font désormais l’objet dans les grandes villes. La différence avec les catégories ouvrières de la ville industrielle est considérable. Intégrées économiquement et politiquement, les catégories populaires étaient hier moins dépendantes de l’Etat.

    Le processus d’embourgeoisement des métropoles risque de s’accentuer par le double effet d’une spécialisation du marché de l’emploi mais aussi de l’influence croissante d’un pouvoir “vert”, qui tend à améliorer la qualité de vie dans les grandes villes en les rendant de plus en plus attractives. L’intérêt des catégories supérieures pour l’achat d’appartements en ville, au détriment des zones périurbaines ou rurales, n’a jamais été aussi élevé.

    L’émergence de la ville mondialisée
    Le mouvement de recomposition sociale des métropoles ne se résume pourtant pas à un simple processus d’embourgeoisement. Il s’accompagne aussi d’un renouvellement des couches populaires grâce à l’arrivée de populations issues de l’immigration. La sociologie traditionnelle héritée de l’ère industrielle s’efface peu à peu pour laisser la place à une sociologie issue du développement métropolitain et de la mondialisation. Ce double mouvement de gentrification et d’immigration participe à un processus de substitution de population complexe, où les couches populaires traditionnelles, ouvriers et employés, sont remplacées par des couches moyennes et supérieures et par des couches populaires immigrées.

    Il apparaît ainsi que la spécialisation du marché du travail des grandes villes vers des emplois très qualifiés, qui a contribué à l’éviction des catégories populaires traditionnelles, ne représente pas un frein à l’arrivée des couches populaires immigrées. Le passage d’une immigration de travail à une immigration familiale a orienté les nouveaux flux migratoires vers les territoires qui concentraient déjà des populations immigrées. L’importance du parc de logements sociaux et de logements privés dégradés a rendu possible l’accueil et le maintien de ces nouvelles couches populaires dans des métropoles où le prix des loyers et des logements avait explosé.

    L’arrivée de ces nouvelles couches populaires, souvent peu ou pas qualifiées, sur un marché de l’emploi très qualifié explique l’importance des difficultés sociales de certains de ces quartiers. La déconnexion au marché de l’emploi métropolitain masque une autre réalité, celle de l’exploitation de ces populations précaires. La main-d’œuvre immigrée, parfois illégale, et mal rémunérée répond fort bien aux besoins de certains secteurs économiques.

    Si l’immigration présente un intérêt certain pour le patronat (dumping social, pression à la baisse des salaires, affaissement de la protection sociale), en revanche, on ne souligne pas assez un autre aspect de cette nouvelle exploitation, qui permet d’offrir un train de vie “bourgeois” aux nouvelles couches supérieures sans en payer véritablement le prix. La nounou et la femme de ménage immigrées, et parfois sans papiers, ne ponctionnent que marginalement le budget des cadres. De la même manière, c’est bien grâce à l’exploitation en cuisine des immigrés que le bobo peut continuer à fréquenter assidûment les restaurants pour une note assez modique. Produit de la mondialisation libérale, la ville prospère non seulement sur un marché de l’emploi très qualifié et bien rémunéré, mais aussi sur un marché de l’emploi précaire caractérisé par une forte pression sur les coûts salariaux. Perceptible dans toutes les métropoles, le remplacement des couches populaires traditionnelles, protégées et structurées politiquement, par des couches populaires immigrées sans poids politique s’inscrit dans une logique économique qui favorise une recomposition sociale basée sur les extrêmes de l’éventail social : couches supérieures et intellectuelles d’un côté, catégories populaires immigrées de l’autre.

    Le problème est que la majorité des prescripteurs d’opinions et des responsables politiques, qui le plus souvent vivent dans ces grandes villes, confondent cette “sociologie métropolitaine” avec la sociologie française dans son ensemble. Ceci explique la facilité avec laquelle la représentation d’une société divisée entre des couches supérieures (le plus souvent “blanches”) et des couches populaires précarisées issues des minorités s’est imposée de gauche à droite.

    Une nouvelle sociologie de la jeunesse
    La nouvelle sociologie des villes a également donné naissance à une nouvelle jeunesse, une jeunesse particulièrement inégalitaire. Les quartiers où la transformation sociale a été portée par un double mouvement d’embourgeoisement et d’immigration ont ainsi vu apparaître une jeunesse issue de l’immigration et une jeunesse issue de la gentrification.

    Cette sociologie inégalitaire de la jeunesse est à l’origine de l’accentuation des écarts socioculturels constatés dans certains collèges des grandes villes. Dans tous les quartiers populaires qui s’embourgeoisent, on assiste à une augmentation concomitante du nombre d’enfants de cadres et d’enfants issus de l’immigration, notamment dans les XVIIIe, XIXe et XXe arrondissements parisiens. Cette situation inédite revêt par ailleurs une dimension “ethnoculturelle”. Une partie de la jeunesse “petite bourgeoise”, le plus souvent blanche, “côtoie” ainsi une jeunesse populaire issue des “minorités visibles”. Ce “contact”, ou plutôt cette coexistence, entre les extrêmes de l’éventail social et culturel est souvent source de tensions et parfois de violences. Certaines manifestations ou rassemblements de jeunes et d’étudiants, comme les manifestations lycéennes de février et mars 2005, ont ainsi dégénéré en violences “anti-Blancs 78”. La cohabitation entre une jeunesse issue de l’immigration et une jeunesse issue de la gentrification, distinction dont on parle peu, est pourtant devenue un enjeu considérable dans des villes de plus en plus inégalitaires.

    Une société sur le chemin d’un modèle communautaire
    Le modèle métropolitain est plébiscité par les élites et plus largement par les catégories qui bénéficient le plus de la mondialisation. Modèle économique, il dessine aussi les contours d’un nouveau modèle d’organisation sociale. Dans ce système, les inégalités sociales laissent la place aux inégalités ethnoculturelles au plus grand bénéfice des classes dominantes. Mieux encore, il apparaît que des populations a priori en conflits d’intérêts, couches supérieures et couches populaires immigrées, adhèrent dans une même euphorie au processus d’intégration à l’économie-monde et aux valeurs d’une société multiculturelle “déterritorialisée”. Comment expliquer ce paradoxe ?

    Jamais la “bourgeoisie” ou la “petite bourgeoisie” n’a vécu dans des espaces aussi inégalitaires. Cette accentuation des inégalités au cœur des lieux de pouvoir n’a pourtant débouché sur aucun conflit social majeur. Si les violences urbaines et les émeutes sont récurrentes, elles ne traduisent nullement une contestation radicale du système et restent donc inoffensives. L’économie de marché et l’idéologie libérale ne souffrent d’aucune remise en cause dans les quartiers dits sensibles. D’ailleurs, les émeutes n’ont jamais débouché sur la moindre conquête d’acquis sociaux mais sur des relances de la politique de la ville centrée sur la discrimination positive.

    Laboratoire sociologique et idéologique, les grandes métropoles montrent leur capacité à gérer une société de plus en plus inégalitaire en substituant la question ethnoculturelle à la question sociale. Cette opération vise à désamorcer par avance tout conflit de classes, potentiellement très coûteux. Paradoxalement, dans ce système, les inégalités socioculturelles favorisent la cohabitation. Les différences de classes entre couches populaires immigrées et catégories supérieures disparaissent, tandis que les différences culturelles sont valorisées. La diversité culturelle des grandes métropoles participe ainsi à un efficace brouillage de classe qui permet aux couches supérieures urbaines de maintenir leur domination.

    On comprend dans ce contexte l’attachement de plus en plus marqué des classes dominantes des pays développés à une diversité qui rend acceptables les inégalités en faisant disparaître toute concurrence. La lutte des classes pour l’égalité sociale laisse ainsi la place à un combat pour la diversité et à une légitimisation de l’inégalité. Ne doutons pas d’ailleurs que les minorités visibles puissent obtenir rapidement une meilleure représentation, notamment politique, c’est le prix, relativement modique, de la continuité du système. On comprend donc que, dans les métropoles, l’immigration soit majoritairement perçue comme un processus positif. Elle empêche toute résurgence du conflit de classes, assure la pérennité d’un système de plus en plus inégalitaire socialement pour un coût relativement modeste en comparaison des bénéfices tirés de la mondialisation économique.

    Débarrassé d’une “question sociale”, aujourd’hui délocalisée dans les espaces périurbains et ruraux où se concentrent désormais la majorité des ouvriers et des employés, le champ politique des métropoles s’avère particulièrement apaisé. Les débats politiques se focalisent sur les sujets de société où les socialistes et les Verts excellent. Des majorités vertes et roses se sont ainsi constituées dans la plupart des grandes métropoles et confirment le choix d’une “gestion sociétale” de la ville inégalitaire.

    Dans ce système, les rapports entre dominants et dominés ne se déployant désormais plus que sur un registre sociétal, les nouvelles couches populaires ne peuvent plus jouer que sur la victimisation et la mauvaise conscience des couches supérieures pour influencer le jeu politique. Les politiques publiques en direction des couches populaires (politique de la ville) ou plus largement les mesures de discrimination positive ne sont pas le fruit d’une négociation sociale mais d’abord celui d’un compromis sociétal sur une base ethnoculturelle.

    On peut d’ailleurs se demander si aujourd’hui les métropoles ne sont pas le laboratoire d’un “communautarisme à la française”. Car si le renforcement des flux migratoires et les concentrations ethnoculturelles favorisent un communautarisme de fait, il convient de s’interroger sur une “gestion de plus en plus communautaire” des politiques municipales. Si cette dérive s’explique par la sociologie particulière des métropoles, elle est aussi favorisée par une nouvelle bourgeoisie dont les idéaux l’éloignent de l’égalitarisme républicain.

    La mobilité est l’une des caractéristiques des habitants des métropoles. Dans la logique de la mondialisation libérale, les individus doivent être mobiles, nomades. La positivité des concepts de “villes en mouvement”, de “mondialisation des échanges”, de “mobilité” permet de légitimer la recomposition sociale, c’est-à-dire l’embourgeoisement des villes et la relégation des couches populaires. La “mobilité” et le “nomadisme” ne décrivent plus seulement des déplacements dans l’espace, mais représentent des valeurs positives indépassables. Il apparaît ainsi que, pour les élites, le “world way of life” passe par une mobilité permanente des personnes.

    Dans ce contexte, l’immigration devient peu à peu la norme. Peu importe que le fait migratoire ne concerne en réalité qu’à peine 3 % de la population mondiale, la mobilité des personnes apparaît désormais comme un horizon indépassable. L’immigration sera ainsi perçue comme un progrès, jamais comme un arrachement.
    Dans les métropoles, cette idéologie, qui confère au “bougisme”, est d’autant plus forte que la mobilité caractérise l’ensemble de l’éventail social, des couches supérieures aux couches populaires immigrées. La sociologie des métropoles est aussi une sociologie de la mobilité. Cette dernière constitue une part de l’identité des habitants des grandes villes et sous-tend un rapport particulier au territoire et à la Nation. Cette “déterritorialisation”, qui se confond parfois avec une “dénationalisation”, explique que les métropoles mondialisées soient les territoires qui plébiscitent le plus la gouvernance européenne en attendant la gouvernance mondiale.

    Christophe Guilluy (Le Nouvel Economiste, 26 juin 2012)

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  • Petits meurtres entre auteurs...

    Nous reproduisons ci-dessous un excellent texte, cueilli sur le site Idiocratie (qui mérite tout particulièrement d'être visité) et consacré à la nouvelle «affaire Renaud Camus». Dans une tribune libre publiée dans le quotidien Le Monde avant le 1er tour de l'élection présidentielle, cet auteur avait expliqué pourquoi il s'apprêtait à voter pour Marine Le Pen, déclenchant ainsi un scandale dans le Tout-Paris littéraire...

     

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    Petits meurtres entre auteurs
    En 1827, Sir Thomas de Quincey ajoute une pierre à l’édifice du romantisme noir en publiant De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts, ouvrage que l’on peut considérer comme la première grande œuvre théorique du romantisme noir. L'assassinat, comme le titre l’indique, y est considéré pour ses qualités esthétiques et même célébré par une société d’amateurs éclairés vantant tous les agréments que l’homme de goût peut trouver dans l’exercice de la tuerie, du massacre et du crime. De nos jours malheureusement, l’homme de goût qui souhaiterait satisfaire les exigences d’une sensibilité exquise et morbide en passant son prochain par le fil de l’épée se verrait immanquablement exposé aux tracasseries en tout genre générées par une législation chicaneuse et une horde de fonctionnaires vétilleux. Pourtant, le spectacle offert par nombre de personnages désagréables et d’individus grossiers que nous croisons tous les jours au hasard de nos déplacements laisse pourtant à penser qu’un petit meurtre de temps à autre, orchestré avec tact et exécuté avec finesse, contribuerait certainement de façon significative au maintien du vivre-ensemble.
    Cependant, si le permis de tuer n’est plus accordé aujourd'hui avec autant de libéralité qu’au temps de Thomas de Quincey, notre société semble s’être reportée sur un autre mode d’exécution qui semble tout aussi efficace que la suppression physique, à savoir l’exécution médiatique, pratique dont l’efficacité et le cynique raffinement eurent certainement gagné l’estime de la société des esthètes de De Quincey. Il y a quelques semaines, Marie Darrieussecq a ainsi fait avec brio la démonstration que l’on pouvait fort bien s’acquitter en douceur d’un assassinat radiophonique tout aussi implacable qu’un bon coup de poignard entre les omoplates. Avec une meurtrière condescendance, l’auteur de Truismes s’est en effet livré à un fort civil jeu de massacre sur la personne de l’écrivain Renaud Camus le 3 avril dernier :
    Je suis publiée par la même maison d’édition, P.O .L., qu’un écrivain qui s’appelle Renaud Camus, j’y suis heureuse comme écrivain, mais je trouve dérangeant d’être dans le même catalogue que quelqu’un qui prône publiquement, je cite : « la nécessité de mettre un terme, par toutes mesures appropriées, dans le strict respect de l’Etat de droit mais quitte à modifier profondément la loi, la nécessité, donc, de mettre un terme au grand remplacement du peuple français par d’autres peuples de toutes origines et à la substitution, sur son territoire même, d’autres cultures et d’autres civilisations, à celle qu’il avait lui-même portée si haut. »
    En l’espace de trois minutes, Marie Darrieussecq, petit procureur à la voix flûtée et au ton sec, égrène avec une bonne conscience visiblement satisfaite tous les griefs qui pèsent sur l’accusé Camus et, en premier lieu, celui de « l’affaire Renaud Camus » qu’elle exhume pour l’occasion, rappelant que l’écrivain dans son Journal de 1994 publié chez P.O.L. « compte les juifs de l’émission Panorama de France Culture. » Poursuivant sa suave diatribe, Marie Darrieussecq rappelle alors que « quelqu’un qui compte le nombre de juifs, où que l’on soit, et parce que les nazis les ont comptés et ont voulu les détruire est quelqu’un qui est disons, au minimum, POTENTIELLEMENT antisémite ».
    On peut s’accorder ou non avec les thèses défendues par Renaud Camus au sein de son Parti de l’In-nocence et sa condamnation de ce qu’il nomme « l’immigration de peuplement ». Marie Darrieussecq a tout à fait le droit de ne pas partager, voire de condamner ces opinions, de même que Camus peut les exprimer, dans le cadre délimité à la fois par la loi Gayssot et la tradition pluraliste démocratique française. L’utilisation que la chroniqueuse de France Culture fait en revanche de « l’affaire Renaud Camus » est nettement plus condamnable, au moins sur le plan moral. Il faut en effet rappeler que le but de Renaud Camus dans son journal en 1994 (paru en 2000 sous le titre La Campagne de France) n’était pas de « compter les juifs », au sens d’une recension ethnique, comme semble le suggérer Marie Darrieussecq, mais de déplorer la surreprésentation prosélyte affichée dans une émission à priori non confessionnelle. Il faut, à ce sujet, rappeler que des intellectuels comme Alain Finkielkraut ou Elisabeth Lévy, se sont à l’époque élevés contre la cabale médiatique qui s’était ensuivie, et citer à nouveau le passage incriminé pour mettre suffisamment les choses au clair :
    « Les collaborateurs juifs du Panorama de France-Culture exagèrent un peu tout de même : d’une part ils sont à peu près quatre sur cinq à chaque émission, ou quatre sur six ou cinq sur sept, ce qui, sur un poste national ou presque officiel, constitue une nette sur-représentation d’un groupe ethnique ou religieux donné ; d’autre part, ils font en sorte qu’une émission par semaine au moins soit consacrée à la culture juive, à la religion juive, à des écrivains juifs, à l’État d’Israël et à sa politique, à la vie des juifs en France et de par le monde, aujourd’hui ou à travers les siècles. » (Renaud Camus. La campagne de France: journal, 1994. Fayard. 2000)
    Est-il nécessaire de préciser à la lecture de cet extrait que la citation et l’interprétation proposées par Marie Darrieussecq relèvent d’une forme de malhonnêteté intellectuelle qui fait aujourd’hui toujours autant recette qu’il y a douze ans ? En réactualisant, avec la subtilité d’un panzer en manœuvre, les accusations portées contre Renaud Camus et en comparant de fait l’auteur des Demeures de l’esprit, identifié comme « potentiellement antisémite », aux nazis qui comptèrent les juifs pour les exterminer, Marie Darrieussecq ne se contente pas seulement de récolter avec brio un beau point Godwin en un peu plus d’une minute de temps de parole sur l’antenne d’une station supposément dédiée à la culture, elle ouvre également la voie à une nouvelle cabale lancée, avec toute la fatuité que peut conférer la bonne conscience, contre un auteur dont l’œuvre mérite certainement plus que l’auteur des Truismes, d’être distinguée sur le plan littéraire.
    Avec la rigueur idéologique que l’on peut attendre d’un commissaire politique consciencieux, Marie Darrieussecq a échafaudé une théorie assez simple de l’évolution idéologique de Renaud Camus : « La suite a malheureusement confirmé que Renaud Camus n’avait pas proféré là une espèce de provocation politiquement incorrecte un jour en passant, mais que la graine était là, que c’était un élément d’une pensée qui aboutirait à son actuel appel à voter MARINE LE PEN. » La démonstration semble lumineuse en effet : un écrivain a été soupçonné il y a douze ans d’avoir proféré des propos antisémites après avoir dénoncé ce qu’il identifiait comme une dérive communautaire sur une antenne culturelle de grande écoute. Même si un certain nombre d’intellectuels, que l’on peut difficilement soupçonner d’antisémitisme, sont venus à son secours, Marie Darrieussecq entend donc démontrer que les accusations, à l’époque formulées par Marc Weiztmann dans les Inrockuptibles, se trouvent aujourd’hui justifiées par l’engagement de Renaud Camus aux côtés de Marine Le Pen qui révèle ainsi sa véritable nature de gros con nazi. 
    On pourrait tout de même répondre à Marie Darrieussecq qu’une chronique malhonnête ne réécrit pas l’histoire et que, pas plus qu’hier, une citation sortie de son contexte ne fait de son auteur un partisan du génocide, quelle que soit la répugnance que l’on puisse afficher par ailleurs à l’encontre de ses engagements politiques, qui ne font pas plus de lui cependant un ignoble antisémite ou un forcené de la pureté raciale. Le couperet pourtant n’a pas tardé à tomber. Invoquant des raisons budgétaires, les éditions Fayard ont décidé il y a quelques temps de cesser toute collaboration avec l’écrivain qu’elles publiaient depuis vingt-cinq ans, suivant en cela la décision des éditions P.O.L.. Quel que soit le jugement que l’on porte sur les idées défendues par Renaud Camus, on ne peut constater qu’une chose, c’est qu’il ne fait pas bon aujourd’hui s’éloigner du mainstream idéologique qui prévaut au sein des élites françaises. La sanction dans ce cas-là, fut immédiate.
    Marie Darrieussecq peut se réjouir. Elle n’aura plus à partager le catalogue de P.O.L. avec un écrivain d’extrême-droite. Le lecteur un peu sensible à certaines vertus stylistiques pourra toutefois regretter la mise au placard d’un écrivain comme Renaud Camus. Mais qui se soucie encore de ce lecteur-là ? Et qui se soucie encore de ces écrivains-là ? Pour Marie Darrieussecq, le souci de la langue dont fait preuve l'auteur des Eglogues le condamne à "l'hermétisme". En plus d'être un facho, Camus se paie le luxe d'être élitiste. Il y en a qui méritent vraiment ce qui leur arrive. A peu de frais, Marie Darrieussecq aura pu au moins redorer un blason quelque peu terni par les accusations de plagiat lancées il y a quelques années par Marie N’Diaye et Camille Laurens en adoptant la posture fort commode de la courageuse intellectuelle qui prend des risques et dénonce. Peut-être le fait que Camille Laurens ait fait partie de ceux qui avaient soutenu Renaud Camus en 2000 n’est-il pas étranger à cette petite chronique vitupérante d’avril dernier. On pourra cependant rappeler à notre vaillante artiste engagée la différence subtile qui s’établit entre la dénonciation perçue comme une forme de devoir civique et de geste éthique, formulée au nom du respect de la personne humaine ou de sa dignité, et l’acte qui consiste à s’attaquer, sur la base de faits inexacts et de jugements biaisés, à une personne isolée, à seule fin de salir et de nuire et d’en retirer pour soi-même quelques compensations en terme de prestige, de situation matérielle ou de reconnaissance sociale. Dans ce dernier cas, il nous faudrait rappeler à Marie Darrieussecq que cette forme-là de dénonciation s’apparente bien plus à la délation, que Gérard Cornu, dans son Vocabulaire juridique (Puf, collection « Quadrige », 7e édition, 2005), définit comme une « dénonciation méprisable et honteuse », inspirée « par un motif contraire à la morale et à l’éthique ». Peut-être alors serait-on tenté de penser que Marie Darrieussecq, qui se rêve peut-être dans ce genre d’exercice en Emile Zola, s'apparente tout au plus à un pauvre Iago de bas-étage, mais ce serait là une dénonciation sans doute elle aussi bien mesquine de notre part.
    Le Journal de Renaud Camus a été publié chez P.O.L., puis chez Fayard, de 1987 à 2012. On trouvera aussi chez Flammarion, les deux premiers tomes des Eglogues (1975) et les suivants chez Hachette et P.O.L. (1982 à 2012). Romans et écrits politiques sont publiés chez P.O.L. et Fayard.
    Compte tenu de la situation actuelle de l’auteur, remercié par Fayard après P.O.L., la publication du Journal 2013 et d’autres textes se poursuivra pour le moment en ligne à l’adresse suivante : http://www.renaud-camus.net/
    (Idiocratie, 4 juin 2012)
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  • Julien Freund, penseur du politique...

    «Personne n'est assez naïf pour penser qu'un pays n'aura pas d'ennemis parce qu'il ne veut pas en avoir.»

     

    La lecture de l'excellent site de polémologie Theatrum Belli nous donne l'occasion de vous proposer la lecture de cet article d'Alain de Benoist, paru initialement dans la revue Le Spectacle du Monde et consacré à Julien Freund.


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    Julien Freund, penseur du politique

    Une forme classique d’impolitique consiste à croire que les fins du politique peuvent être déterminées par des catégories qui lui sont étrangères, économiques, esthétiques, morales ou éthiques principalement. Impolitique est aussi l’idée que la politique a pour objet de réaliser une quelconque fin dernière de l’humanité, comme le bonheur, la liberté en soi, l’égalité absolue, la justice universelle ou la paix éternelle. Impolitique encore, l’idée que « tout est politique » (car si la politique est partout, elle n’est plus nulle part), ou encore celle, très à la mode aujourd’hui, selon laquelle la politique se réduit à la gestion administrative ou à une « gouvernance » inspirée du management des grandes entreprises.

     

    Mais alors qu’est-ce que la politique ? Quels sont ses moyens ? Sa finalité ? C’est à ces questions que Julien Freund, décrit aujourd’hui par Pierre-André Taguieff comme « l’un des rares penseurs du politique que la France a vu naître au XXe  siècle », s’est employé à répondre dans la quinzaine d’ouvrages de philosophie politique, de sociologie et de polémologie qu’il publia au cours de son existence.

     

    Né le 9 janvier 1921 dans le village mosellan de Henridorff, d’une mère paysanne et d’un père ouvrier socialiste, Julien Freund était l’aîné de six enfants. Son père étant mort très tôt, il devient instituteur à l’âge de dix-sept ans.

     

    Deux ans plus tard, en juillet 1940, il est pris en otage par les Allemands, mais parvient à passer en zone libre et à se réfugier à Clermont-Ferrand, où s’est repliée l’Université de Strasbourg. Résistant de la première heure, il milite dès janvier 1941 dans le mouvement « Libération » fondé par son professeur de philosophie, Jean Cavaillès, puis dans les Groupes Francs de « Combat », animés par Jacques Renouvin et Henri Frenay, tout en achevant une licence de philosophie. Arrêté, emprisonné successivement à Clermont-Ferrand, Lyon et Sisteron, il s’évade en 1944 et rejoint dans la Drôme les maquis FTP.

     

    Cette époque lui laissera des souvenirs mitigés, suite à l’affreuse expérience qu’il connut durant l’été 1944, lorsque le chef de son groupe FTP accusa son ancienne maîtresse, une jeune institutrice coupable d’avoir rompu avec lui, d’être passée du côté de la Gestapo et la fit « juger » par un tribunal de fortune : « Ce fut terrible. Elle était innocente et le tribunal la condamna à mort. Il y eu cette nuit d’épouvante où les partisans la violèrent dans une grange à foin. Et à l’aube, elle fut exécutée sur une petite montagne appelée Stalingrad […] On avait demandé des volontaires. Tous furent volontaires. J’étais le seul à ne pas y être allé. Après une telle expérience, vous ne pouvez plus porter le même regard sur l’humanité ».

     

    Ayant postulé dès 1946 un poste de professeur de philosophie, Freund enseigne successivement à Sarrebourg, Metz et Strasbourg. En 1948, il épouse la fille du peintre alsacien René Kuder. En 1960, il devient maître de recherche au CNRS. Cinq ans plus tard, il est élu professeur de sociologie à l’Université de Strasbourg, où il créera plusieurs institutions, dont un Laboratoire de sociologie régionale et un Institut de polémologie.

     

    A cette date, il s’est beaucoup familiarisé avec la philosophie d’Aristote, mais aussi avec la sociologie allemande, principalement Max Weber, dont il sera le premier traducteur en France (Le savant et le politique, 1959) et Georg Simmel. Il s’est aussi imprégné de l’œuvre de l’Italien Vilfredo Pareto, et surtout de celle de Machiavel. Pour Sébastien de La Touanne, qui lui a également consacré un livre, Freund serait machiavélien par sa méthode et aristotélicien par sa conception de la politique. La conciliation de ces deux pensées, l’une et l’autre « réalistes » au plus haut degré, mais qui divergent néanmoins sur plusieurs points (Aristote étant le seul à tenter de définir la finalité du politique), sera en tout cas l’une des grandes affaires de sa vie.

     

    Après avoir obtenu, en 1949, son agrégation de philosophie, Freund a commencé à travailler sur sa thèse de doctorat, intitulée L’essence du politique. Son directeur de thèse sera Raymond Aron, le philosophe Jean Hyppolite ayant préféré se récuser au motif qu’en tant qu’homme des Lumières acquis à l’idée de progrès, il ne pouvait patronner un travail dont l’auteur affirmait qu’« il n’y a de politique que là où il y a un ennemi » !

     

    Le 26 juin 1965, âgé de quarante-quatre ans, Freund soutient sa thèse à la Sorbonne, devant un jury comprenant, outre Raymond Aron, les philosophes Paul Ricœur, Jean Hyppolite et Raymond Polin, ainsi que le germaniste Pierre Grappin. Ricœur déclare la trouver « géniale », tandis qu’Hyppolite ne peut que redire son accablement : « Si vous avez vraiment raison, il ne me reste qu’à cultiver mon jardin ! » A quoi Julien Freund répond : « Comme tous les pacifistes, vous pensez que c’est vous qui désignez l’ennemi. Or, c’est l’ennemi qui vous désigne. Et s’il veut que vous soyez son ennemi, vous pouvez lui faire les plus belles protestations d’amitié. Du moment qu’il veut que vous soyez l’ennemi, vous l’êtes. Et il vous empêchera même de cultiver votre jardin ».Publiée la même année, L’essence du politique reste encore aujourd’hui son œuvre principale.

     

    En tant que catégorie conceptuelle, l’essence désigne chez Julien  Freund l’une des « activités  originaires » ou orientations fondamentales de l’existence humaine. Freund en distingue six : le politique, l’économique, le religieux, la science, la morale et l’esthétique. Il hésitera à y adjoindre le droit, qu’il regardera longtemps comme une sorte de médiateur entre le politique et la morale.

     

    Dire qu’il y a une essence du politique, c’est dire que la politique est une activité  consubstantielle à l’existence humaine et qu’elle n’est donc plus à inventer. Mais cela signifie aussi qu’on ne saurait la faire disparaître, ainsi que le marxisme et le libéralisme ont pu l’espérer, l’un en y voyant une simple aliénation (l’instrument de domination d’une classe sociale), l’autre en la concevant comme une activité irrationnelle appelée à être supplantée par les lois du marché. Comme Aristote, Freund soutient que l’homme est par nature un être politique et social. L’état politique ne dérive donc pas d’un état antérieur : contrairement à ce qu’affirment les théoriciens du contrat, il n’y a jamais eu d’« état de nature » pré-politique ou présocial. Etant intrinsèque à la société, la politique n’est pas le résultat d’une convention.

     

    Mais cela ne veut pas dire qu’elle soit une notion immobile ou figée. En même temps qu’elle permet de distinguer entre les genres, l’essence définit seulement la part d’invariant existant dans une activité appelée dans la vie concrète à revêtir les figures les plus diverses.

     

    Vilfredo Pareto disait déjà que le changement ne se comprend que par rapport à ce qui ne change pas. Freund, lui, distingue la politique, activité variable et circonstancielle, et le politique, catégorie conceptuellement immuable (les Italiens disent « la politica » et « lo politico »). La politique est toujours changeante, mais le politique est toujours le même. Ce que Freund traduit d’une formule : « S’il y a des révolutions politiques, il n’y a pas de révolution dans le politique ».

     

    Comme toute activité, la politique possède des présupposés, c’est-à-dire des conditions constitutives qui font que cette activité est ce qu’elle est, et non pas autre chose. Freund en retient trois : la relation du commandement et de l’obéissance, la relation du public et du privé, la relation de l’ami et de l’ennemi.

     

    Chacun de ces présupposés constitue un couple antagoniste, ce qui fait immédiatement surgir une dialectique. Formulant sa théorie des contraires à partir d’Aristote, Freund distingue la dialectique antithétique, qui oppose deux concepts contraires à l’intérieur d’un même présupposé, et la dialectique antinomique, qui oppose les essences entre elles (la politique à l’économie, la religion, la morale, etc.). Pour Freund, l’histoire résulte des rapports conflictuels entre les essences et les dialectiques qu’elles engendrent.

     

    Concernant le premier présupposé, Freund souligne qu’il n’exclut pas le consentement. Loin d’être des sujets passifs, les gouvernés doivent pouvoir participer à la vie publique et contribuer à en déterminer les orientations. Le pouvoir peut et doit être partagé. Le deuxième présupposé lui permet de récuser aussi bien le libéralisme, qui tend à étendre la sphère privée au détriment de la sphère publique, que le totalitarisme, qui cherche à supprimer le privé pour politiser toutes les activités humaines. Le troisième, enfin, est directement emprunté au juriste allemand Carl Schmitt, que Freund a découvert en 1952 et qu’il a rencontré pour la première fois à Colmar en juin 1959.

     

    Théoricien de la décision souveraine et de l’ordre concret, Carl Schmitt, qui deviendra vite l’un des plus proches amis de Julien Freund, voit dans la relation ami-ennemi un critère permettant d’identifier ce qui est politique et ce qui ne l’est pas : le politique se définit chez lui par la possibilité d’un conflit, tout conflit devenant lui-même politique dès l’instant qu’il atteint un certain degré d’intensité.  Renoncer à la distinction de l’ami et de l’ennemi, dit Carl Schmitt dans La notion de politique, ce serait céder au mirage d’un « monde sans politique ».

     

    Comme ses deux maîtres, Raymond Aron et Carl Schmitt, Julien Freund soutient donc la thèse de l’autonomie du politique. Ce n’est pas à dire que l’action politique ne doit pas tenir compte des données économiques, morales, culturelles, ethniques, esthétiques et autres, mais qu’une politique exclusivement fondée sur elles n’en est tout simplement pas une. Chaque activité humaine est en effet dotée d’une rationalité qui lui est propre. L’erreur commune du libéralisme et d’un certain marxisme est de faire de la rationalité économique le modèle de toute rationalité. « La pensée magique, dira Freund, consiste justement en la croyance que l’on pourrait réaliser l’objectif d’une activité avec les moyens propres à un autre ».

     

    Freund insiste tout particulièrement sur la nécessité de bien distinguer la politique et la morale. D’abord, explique-t-il, parce que la première répond à une nécessité de la vie sociale alors que la seconde est de l’ordre du for intérieur privé (Aristote distinguait déjà vertu morale et vertu civique, l’homme de bien et le bon citoyen), ensuite parce que l’homme moralement bon n’est pas forcément politiquement compétent, enfin parce que la politique ne se fait pas avec de bonnes intentions morales, mais en sachant ne pas faire de choix politiquement malheureux. Agir moralement n’est pas la même chose qu’agir politiquement. C’est ce que Max Weber disait aussi en attirant l’attention sur le « paradoxe des conséquences » : l’enfer est pavé de bonnes intentions.

     

    La politique n’en est pas pour autant « immorale ». Elle a même sa propre dimension morale, en ce sens qu’elle est ordonnée au bien commun, qui n’est nullement la somme des biens ou des intérêts particuliers, mais ce que Hobbes appelait le « bien du peuple », et Tocqueville le « bien de pays ». « Il n’y a pas de politique morale, écrit Julien Freund en 1987, dans Politique et impolitique, mais il y a une morale de la politique ».

     

    Le bien commun est aussi ce qui assure la cohésion des citoyens. « Une collectivité politique qui n’est plus une patrie pour ses membres, écrit Freund dans Qu’est-ce que la politique ? (1967), cesse d’être défendue pour tomber plus ou moins rapidement sous la dépendance d’une autre unité politique. Là où il n’y a pas de patrie, les mercenaires ou l’étranger deviennent les maîtres ».

     

    A la suite de Max Weber, Freund affirme en outre que la politique est avant tout affaire de puissance. Agir politiquement, c’est exercer une puissance. Y renoncer, c’est se soumettre par avance à la puissance des autres. La souveraineté elle-même n’est pas fondamentalement un concept juridique, mais d’abord un phénomène de puissance. Georg Simmel, de son côté, a montré que les conflits naissent de la diversité humaine, car les différentes aspirations des hommes ne se laissent pas aisément concilier entre elles. La même idée se retrouve chez Max Weber, selon qui la rationalisation ne parviendra jamais à réduire le foisonnement des points de vue et des opinions (le « polythéisme des valeurs »). Si, comme le dit Clausewitz, la guerre est la poursuite de la politique par d’autres moyens, c’est que le politique est intrinsèquement conflictuel. Il en va de même de la vie sociale.

     

    Mais Julien Freund ne croit pas que les antagonismes se résolvent par une synthèse-dépassement comme dans l’« Aufhebung » hégélienne. Les valeurs, au rebours des intérêts, ne sont pas  négociables. Comme Pareto, il pense que l’ordre social se fonde sur un équilibre plus ou moins précaire entre des forces antagonistes qu’il appartient aux pouvoirs publics de chercher à réguler en faisant usage de son autorité. Le compromis dont il fait l’éloge en politique ne réalise pas la conciliation des contraires, car jamais l’un des deux termes ne se laisse définitivement absorber ou transcender par l’autre, mais instaure entre des forces antagonismes un équilibre toujours provisoire. C’est le caractère provisoire de cet équilibre qui donne à la politique son caractère tragique.

     

    La force, non la ruse, est le moyen naturel du politique, car ce n’est qu’en recourant à la force qu’on peut triompher des autres forces (« dès que la force est contestée, naît la violence »). Au même titre que la contrainte, elle fait partie de l’essence du politique. Et c’est elle aussi qui donne sa validité empirique au droit : le droit n’est rien sans la force qui permet de l’instituer, de le garantir et de le faire appliquer.

     

    Dans Utopie et violence, Freund écrit : « Justement, parce que la violence est fondatrice de la société, le problème politique consiste essentiellement à comprimer ses manifestations ou du moins à mettre en œuvre des moyens pour en limiter les effets ». Une société politiquement organisée est une société capable de réglementer la violence.

     

    D’où le regard qu’il porte sur l’homme. Celui-ci n’est pas plus « naturellement bon » qu’il n’est « naturellement mauvais », car il est capable du meilleur comme du pire, de générosité comme de méchanceté. Mais c’est justement en raison de cette ambivalence qu’il faut, comme le disait Machiavel, garder présent à l’esprit que les hommes seront « toujours prêts à montrer  leur méchanceté toutes les fois qu’ils en trouveront l’occasion ». Le sens politique se reconnaît alors à la capacité d’envisager le pire : « En politique, il faut envisager, non pas le mieux, mais le pire, pour que ce pire ne se produise pas, pour que l’on se donne les moyens de le combattre ».

     

    Freund réhabilite ici Machiavel, dont a trop longtemps donné l’image d’un personnage « immoral » et retors. Si Machiavel avait été machiavélique, et non machiavélien, remarque Julien Freund, il n’aurait pas écrit Le Prince, mais un anti-Prince. « Etre machiavélien, ajoute-t-il, […].ce n’est pas être immoral, mais essayer entre autres de déterminer avec la plus grande perspicacité possible la nature des relations entre la morale et la politique »Machiavel incite en fait à la lucidité, à la recherche de la verità effettuale, la « vérité effective de la chose ». Freund lui emprunte surtout une méthode, celle d’une sociologie qui ne s’attache pas seulement à l’histoire des faits, mais aussi à celle des idées. Mais il le rejoint aussi dans ses conclusions, qui mettent l’accent sur l’importance de la volonté en politique et sur le conflit comme facteur essentiel de liberté.

     

    Freund peut alors donner cette définition canonique de la politique : « Elle est l’activité sociale qui se propose d’assurer par la force, généralement fondée sur le droit, la sécurité extérieure et la concorde intérieure d’une unité politique particulière en garantissant l’ordre au milieu de luttes qui naissent de la diversité et de la divergence des opinions et des intérêts ».

     

    Polémologue, Julien Freund montre par ailleurs que le pacifisme, loin d’être véritablement ordonné à la paix, est au contraire profondément polémogène. Le pacifisme qui, dans l’esprit du pacte Briand-Kellog d’août 1928, se donne pour but de supprimer la guerre est inexorablement voué à en livrer une à ceux qui ne partagent pas sa façon de voir. Max Scheler avait prévu qu’une guerre menée au nom de la paix et de l’humanité serait plus inhumaine que toutes les autres. Lorsque le conflit est posé en mal absolu, la guerre contre la guerre ne peut en effet plus connaître de limites.

     

    La guerre et la paix sont en réalité des notions corrélatives, inséparables. Penser l’une implique de savoir penser l’autre, car « la politique porte en elle le conflit qui peut, dans les cas extrêmes, dégénérer en guerre ». Mais la paix est aussi le but de la guerre, ce qu’oublient ceux qui rêvent au nom d’un idéal guerrier d’une vie qui serait un « perpétuel combat ». Or, il n’y a de guerre ou de paix que provisoire. La paix n’est pas absence  de guerre, mais « équilibre entre les inimitiés ». La condition de la paix, c’est la reconnaissance de l’ennemi : on ne peut faire la paix qu’à deux. Refuser de négocier avec le vaincu en lui imposant purement et simplement les conditions du vainqueur, équivaut à ne pas le reconnaître comme un interlocuteur politique, mais à le tenir pour un coupable. « La paix n’est donc pas l’abolition de l’ennemi, mais un accommodement avec lui ». La paix qui exclut l’ennemi s’appelle guerre.

     

    Dans le domaine des relations internationales, Julien Freund pense  que le droit reste subordonné aux intérêts de la politique. C’est pourquoi il critique l’attitude moraliste consistant à croire que l’idéologie des droits de l’homme peut régler les rapports entre les Etats ou que l’on peut mettre fin aux guerres par la voie juridique, en faisant l’économie de la puissance.

     

    « Les vrais penseurs, observe Pierre-André Taguieff, apparaissent le plus souvent comme des mal-pensants ». Frappé d’ostracisme après Mai 1968 par la frange la plus conformiste de l’intelligentsia de gauche, Julien Freund décide à cette époque de prendre une retraite anticipée. Lorrain jusqu’au bout des ongles, il refusa un poste aux Etats-Unis, puis la chaire de Raymond Aron, qu’on lui avait proposée, pour se retirer en Alsace, à Villé, et y travailler à son aise loin des coteries parisiennes. « Kant vivait à Königsberg et non à Berlin »,répliquait-il à ceux qui s’étonnaient de ce « provincialisme ». En 1979, il sera quand même nommé président de l’Association internationale de philosophie politique.

     

    Il multiplie alors les publications et les conférences, continuant à dénoncer la « politique idéale et utopique » et exerçant une grande influence sur ses anciens  élèves, dont la philosophe Chantal Delsol, directrice de la collection où a été publié l’essai de Taguieff, et le sociologue Michel Maffesoli, qui fut en 1978 son assistant à l’Institut de polémologie.

     

    En 1980, dans La fin de la Renaissance, il observe qu’« une civilisation décadente n’a plus d’autre projet que celui de se conserver ». En 1984, dans un grand essai sur la décadence, il étudie l’histoire de cette notion, de Thucydide à Spengler et Valéry, mais aussi la façon dont celle-ci s’impose aujourd’hui à l’esprit. A la même époque,  il déclare : « La société actuelle est devenue tellement molle qu’elle n’est même plus capable de faire la politique du pire. Tout ce qu’elle me paraît encore de taille à faire, c’est de se laisser porter par le courant ». Face à cette issue tragique, il ne voit dans l’espérance qu’une vertu théologale. Il meurt le 10 septembre 1993, laissant inachevé un ouvrage sur le droit. Dans les années suivantes, il n’y aura guère que certains politologues espagnols (Jerónimo Molina, Juan Carlos Valderrama), italiens (Alessandro Campi, Simone Paliaga) et argentins (Juan Carlos Corbetta) pour s’intéresser à lui. C’est de cet injuste oubli que s’attacheront à le faire sortir Sébastien de La Touanne, en 2004, et Pierre-André Taguieff, tout récemment.

     

    Ce dernier pense, faute de mieux, pouvoir présenter Freund comme un « libéral conservateur insatisfait », tout en admettant le caractère « problématique » de cette expression. Conservateur, Freund le fut incontestablement, mais en France le sens de ce mot est vague. Il ne peut en outre être décrit comme un libéral, en raison de son scepticisme vis-à-vis de l’idée de progrès et de l’abstraction des droits de l’homme, de sa critique de l’individualisme et des doctrines du contrat social, de son refus de soumettre la politique au droit, ainsi que le font les tenants de l’« Etat de droit », ou de laisser les lois du marché se substituer à la décision politique. Lui-même se disait « français, gaulliste, européen et régionaliste », se qualifiant aussi parfois, non sans ironie, de « réactionnaire de gauche ». Il fut en fait un théoricien et un pédagogue du réalisme politique.

     

    Chantal Delsol a écrit : « C’est un homme qui subit l’ostracisme pour des idées auxquelles ses adversaires vont finalement se rendre, mais après sa mort ». Le regard malicieux, les cheveux en neige coupés en brosse et coiffés d’un éternel béret basque, quand on demandait à Julien Freund de réfléchir à l’avenir, il disait avec un gros rire : « L’avenir, c’est le massacre ! »

     

    Alain de Benoist  (Spectacle du monde, juin 2008)


     


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  • Le peuple et "la France moisie"...

    Nous reproduisons ci-dessous un article de Stéphane François, cueilli sur le site Fragments sur les temps présents et consacré au peuple, à ce peuple qui vote mal et fait peur aux éluites médiatiques. Chercheur au CNRS dans le domaine de l'histoire des idées, l'auteur a notamment publié La musique europaïenne (L'Harmattan, 2006), Les Néo-paganismes et la Nouvelle droite (Arche, 2008), Le néo-paganisme : une vision du monde en plein essor (La Hutte, 2012) et récemment L'Écologie politique - Une vision du monde réactionnaire ? (Cerf, 2012). 

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    Le peuple et "la France moisie"

    Cette campagne présidentielle a montré de nouveau le mépris de certaines élites médiatiques vis-à-vis des classes populaires, en raison du score élevé du Front national, reprenant à leur compte le postulat de Philippe Sollers quant à l’existence d’une supposée « France moisie »1. Toutefois, évidemment, la réalité est plus subtile. À l’époque, ce texte avait fait scandale, mais l’idée persista et s’enracina chez certaines élites. Elle réapparut régulièrement depuis, tel un serpent de mer, chez des « faiseurs d’opinions » et chez certains intellectuels. Nous retrouvons dans leur bouche le même mépris du peuple que celui des bourgeois de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle : un mépris de classe, les expressions « peuple » et « classes populaires » ayant dans leur discours une même connotation fortement péjorative (les « classes dangereuses »). Cela montre surtout une chose : cette élite, à l’instar de la bourgeoisie arrogante du XIXe siècle, fait preuve à la fois d’une méconnaissance du « peuple » et, paradoxalement, d’une idéalisation de celui-ci ; il doit être comme ils l’imaginent et non pas tel qu’il est. Petit retour en arrière.

    Rappel(s) historique(s)

    L’idéalisation et la méconnaissance du peuple sont anciennes : elles sont parallèles à l’apprentissage de la démocratie en France, c’est-à-dire depuis le XIXe siècle2, voire dès l’Ancien Régime, avec le soulèvement de la Ligue et des Parlements. Les différents représentants de cette gauche du XIXe, en gros des républicains libéraux, en avaient peur et se demandaient s’il était assez mature pour participer à la vie politique. Les représentants des formations radicales, tels les blanquistes, le jugeaient apathique, voire inféodés à certains élus conservateurs. Ils se proposaient donc de le guider vers la bonne voie, via leurs chefs, ancêtres du révolutionnaire professionnel marxiste-léniniste. L’histoire de la gauche et du peuple dura jusqu’à la chute du communisme en 1989. Cependant, le divorce entre le parti communiste et les classes populaires commença dès la fin des années 1970, à une époque où ce parti surfait sur un national-communisme aux accents xénophobes, cherchant à arrêter l’immigration.

    En effet, au cours de cette période, dans les bassins industriels, qui furent longtemps des bastions communiste, socialiste ou cégétiste, les votes ouvriers ont changé. Depuis le milieu des années 1980, ces régions connaissent une forte augmentation du vote Front national. Ce parti a commencé à séduire le monde ouvrier à partir de 1986, avant de l’attirer massivement à compter de 19953. Les classes populaires, ne sentant pas leurs revendications sociales prises en compte par les politiques, ont alors investi le champ idéologique identitaire comme une thématique de compensation, voire comme une volonté de réduire l’accès au travail, l’emploi se raréfiant. Ces deux points ont été cernés tôt et avec acuités par l’extrême droite. Ces thématiques ont été largement encouragées à cette époque par des stratèges d’extrême droite comme Jean-Yves Le Gallou, à l’origine avec Yvan Blot du concept de « préférence nationale ». Jean-Yves Le Gallou a joué un rôle théorique, une influence intellectuelle importante mais discrète à compter des années 1980. Dès le début des années 1970, alors membre à la fois du GRECE, du Club de l’Horloge (dont il est le cofondateur en 1974 avec Yvan Blot) et du Parti républicain, il condamna l’immigration de masse, destructrice de peuples. La décennie suivante, Le Gallou est l’un des premiers à théoriser cette « préférence nationale »4 et la combiner aux discours mixophobes issus de la Nouvelle Droite des années 1970. Dès lors, il va anticiper les positions identitaires et soutenir l’idée d’une immigration zéro, solution selon lui face à l’« invasion » que serait l’immigration.

    Parallèlement à ces formulations, les références ouvrières furent abandonnées par les partis de gauche, au profit des classes moyennes, une stratégie encore à l’œuvre dans des think tank de gauche comme Terra Nova. L’origine de cette évolution de la gauche est à chercher, dans les acquis de Mai 68, et surtout dans les évolutions des sciences sociales qui en ont découlé. Cette évolution est flagrante, par exemple chez Henri Lefebvre dès le début des années soixante-dix. Celui-ci passa à cette époque du marxisme-léninisme à la défense de la « différence » : « S’il n’y a pas de peuple ou de “culture” privilégiés, il n’y a pas davantage identité ou analogie foncière entre les cultures, les façons de vivre. Chacune à sa raison d’exister, c’est-à-dire une raison de non-identité et de non-ressemblance. L’hypothèse d’une structure intellectuelle identique était encore réductrice. Il n’est dès lors plus question de substituer à la tyrannie des privilégiés celle des modèles prétendument généraux et toujours piégés. Que chacun découvre pour la prendre en charge, en usant de ses moyens (la langue, les œuvres, le style) sa différence. Qu’il l’a situe et l’accentue. À ses risques et périls. Ce qui peut se dire de vastes unités – “L’Afrique”, les “Jaunes”, l’Islam – peut aussi s’affirmer d’unités moindre : les Basques, les Bretons, les Occitans, les Canadiens français, etc. »5.

    En outre, comme le remarque Slavoi Zizek, l’Autre, dans ce type de discours, est parfois « privé de son Altérité (cet autre idéalisé qui danse de façon fascinante, nourrit une approche écologique, saine et holiste de la réalité, dans lequel un phénomène comme celui des femmes battues n’a plus cours…) »6, ou, dans le cas inverse, enfermé dans une altérité extrême, dans une mise « sous cloche ». Dès lors, l’engouement postmoderniste pour le multiculturalisme et le différentialisme culturel devient compréhensible. Ce qui provoquera les évolutions que nous connaissons actuellement, et conduira en retour à la réaffirmation d’une forme d’ethnocentrisme.

    Cette évolution a donc permis au Front national d’investir le rôle de « porte-parole » des « français d’en bas », substituant le marqueur identitaire de classe à celui de race : « La conjoncture économique et sociale, caractérisée par un niveau de chômage élevé, une désindustrialisation rapide et une forte dépendance des sociétés privées les plus performantes par rapport aux capitaux étrangers, produit, surtout parmi les classes moyennes et populaires, un mécontentement réel par rapport à la mondialisation libérale et au désengagement de l’État, caractérisé notamment par les coupes dans le service public et les privatisations.7 » Peut-on dire dès lors que les classes populaires ont basculées massivement vers l’extrême droite ? Cela est plus compliqué. 

    Une anthropologie du peuple

    S’il est vrai que le vote frontiste est élevé chez les ouvriers, nous ne pouvons pas dire qu’ils votent tous pour le Front national. En revanche, d’un point de vue anthropologique, les milieux analysés développent un discours fortement structuré : ils condamnent la mondialisation, mais cette condamnation se double d’un refus des sociétés ouvertes, magistralement analysé en 1945 par Karl Popper8, c’est-à-dire démocratiques libérales en opposition aux « sociétés fermées » d’où est évacué l’« Autre ». Nous sommes en présence d’une sous-culture, à prendre dans le sens d’une subculture9, populaire, d’une sous-culture ouvrière10, d’une « culture du pauvre », comme pouvait la décrire Hoggart11 qui s’exprime par un sentiment d’appartenance sans conscience de classe, par une valorisation du « nous » et par conséquent par un rejet des « autres » qui ne sont pas comme « nous », sans autre forme d’idéologisation. Ce sentiment communautaire/affinitaire, pouvait être contenu, jusqu’au milieu des années 1980, par les partis et syndicats ouvriers et transcendé par un discours politique. Depuis cette époque, ce n’est plus le cas, et le « sens commun » partagé par ces classes populaires en crise d’identité, du fait de l’effacement de ses repères traditionnels, notamment produits par le monde du travail, fait que la qualité de « français » s’est substitué à l’ancienne qualification « d’ouvrier ».

    En retour, ceux-ci font l’éloge des communautés enracinées. De fait, ces milieux, à défaut d’avoir en face de soi un « Autre » lointain et exotique, s’emploient « à mettre en distance le proche (individu ou groupe) pour mieux en faire émerger ce qui constitue “son” identité »12. Bref, « Le lieu de l’altérité s’est déplacé et en quelque sorte intériorisé »13. En outre, Claude Lévi-Strauss, que nous pouvons guère suspecter de racisme, a montré dans Race et culture, une conférence prononcée en 1971, que l’esprit de fermeture et l’hostilité envers l’étranger sont des propriétés inhérentes à l’espèce humaine, donc sur une forme de xénophobie, qui protégerait les sociétés de l’uniformisation, et assurerait donc leur pérennité. D’autres anthropologues ont montré que l’altérophobie est le versant péjoratif du sentiment d’appartenance communautaire ; tandis que l’ethnocentrisme entretient pour sa part des liens étroits avec ces deux éléments. Selon Jean-Pierre Warnier, « sous peine de se marginaliser, tout individu est, et doit être à quelque degré, atteint d’ethnocentrisme »14. Cet ethnocentrisme fait obstacle aux contacts entre les cultures. Il est donc distinct du racisme, mais peut être, parfois, l’expression d’un racisme mixophobique, en particulier dans les milieux d’extrême droite. Tout particulièrement, cet ethnocentrisme, sous ses différentes variantes (extrême ou subtil), se retrouve, au début des années 2000, dans les discours des mouvements dits « identitaires ». Globalement, depuis la fin du XIXe siècle, c’est dans notre système politique « l’extrême droite » qui occupe le créneau principal de ce « nationalisme politique ». On ne saurait cependant réduire les problématiques autophiles et altérophobes à ce champ idéologique15. Ne le nions pas, « l’ethnocentrisme peut prendre des formes extrême d’intolérance culturelle, religieuse, voire politique. Il peut aussi prendre des formes subtiles et rationnelles »16.

    Ces discours correspondent aussi à ce que Pierre-André Taguieff a appelé

    « […] la quatrième vague du nationalisme, celle que nos contemporains vivent dans la fausse conscience, la crainte et la culpabilité diffuse depuis quelques années, pourrait simplement se définir comme l’ensemble des réactions identitaires contre les effets ambigus, à la fois déstructurant et uniformisant, du “turbo-capitalisme”, réactions ethno-nationalistes et séparatistes suscitées par l’achèvement du marché planétaire stigmatisé en tant que “mondialisation sauvage”. Le néo-nationalisme, ou la quatrième vague du nationalisme, renvoie à des formes de mobilisation diversifiées (de l’ethnicité au fondamentalisme religieux), à différents modes de rébellion identitaire, ou plus précisément de résistance des “communautés” ou des identités collectives (dotées ou non d’une conscience nationale) aux effets désagrégateurs, voire désintégrateurs, de la globalisation économique et de la mondialisation de l’information et de la communication, dont les conséquences les plus visibles sont le chômage structurel, la fragilisation de la condition salariale et l’imposition d’une culture de masse planétaire, porteuse d’uniformisation appauvrissante, et plus ou moins violente, des valeurs et des formes de vie.17 »

    Il s’agit donc d’une volonté de repli « entre soi », entre « mêmes » et en rejetant l’« Autre » par peur de l’« insécurité culturelle » provoquée par la mondialisation néolibérale. Nous sommes loin des discours de nos élites mondialisées dans lesquelles Jonathan Friedman voit l’expression d’un ethos cosmopolitique18 « propres aux nouvelles élites transnationales qui détiennent le pouvoir économique et exaltent les vertus de l’ouverture et du voyage »19, tel Jacques Attali. Marc Abélès, voit en outre, dans cette attitude, « un dénigrement de tout attachement au local, à l’État-nation, au collectif. Les “petits”, les rednecks, sont stigmatisés, eux qui se cramponnent à ces repères et qui demeurent “enracinés” »20, c’est-à-dire qui restent attachés à leur commune, à leur région, à leurs pratiques festives populaires, à leur lieu de travail.

    Une communauté populaire antiprogressiste

    En outre, il faut prendre en compte que le monde ouvrier n’est pas forcément intéressé par le progressisme. C’est la grande leçon de Jean-Claude Michéa. Selon, lui, le « peuple » et l’idée de « progrès », à prendre dans son sens sociétal, sont antinomiques : le peuple et ceux qui s’en inspirent s’oppose à l’idée de progrès, qui elle, est défendue par la gauche dite progressiste, faisant l’éloge du déracinement. Si cette dernière, issue des Lumières, fustige depuis les années 1980 l’enracinement, les coutumes et la tradition, les « gens ordinaires », pour reprendre l’une de ses expressions, s’y réfèrent et défendent des solidarités traditionnelles : c’est la « France moisie » de Sollers. Ainsi, Michéa écrit que « Tous ceux – ontologiquement incapables d’admettre que les temps changent – qui manifesteront, dans quelques domaines que ce soit, un quelconque attachement (ou une quelconque nostalgie) pour ce qui existait encore hier trahiront ainsi un inquiétant “conservatisme” ou même, pour les plus impies d’entre eux, une nature irrémédiablement “réactionnaire”.21 » Chez cette gauche, l’idée de progrès est directement associée au libéralisme. N’oublions pas que Georges Sorel voyait dans le progrès « une doctrine bourgeoise ». De fait, Michéa affirme que « le socialisme, à l’origine, n’était ni de gauche, ni de droite »22. En effet, dans les années 1830, lorsque le terme « socialisme » apparaît la gauche était incarnée par les libéraux, qui ne souhaitaient que réformer la société. Ce point a été très bien montré par Christopher Lasch : il a mis en évidence l’absence de « progressisme » dans les mouvements ouvriers et socialistes de cette époque23. Toutefois, cela peut mener soit vers un barrésisme en France, soit vers un socialisme lassalien en Allemagne.

    Pour ces premiers militants, il ne faut pas l’oublier, la révolution industrielle met à mal les « communautés naturelles », c’est-à-dire villageoise. En ce sens, ils se placent dans la continuité de la « société naturelle traditionnelle », théorisée en 1887 par Ferdinand Tönnies. Celui-ci distinguait la Gesellschaft (« société ») de la Gemeinschaft (« communauté ») : la première était selon lui dirigée vers un objectif abstrait, la société, où les relations sont impersonnelles et les obligations morales à l’égard des autres personnes quasiment absentes et la seconde, au contraire, étant un lien social de type naturel et organique, la communauté24. Cette préoccupation communautaire se retrouvait aussi chez un Émile Durkheim, influencée en cela par des penseurs contre-révolutionnaires comme Joseph de Maistre et Louis de Bonald. De fait, la sociologie naissante se pencha sur les maux qui frappaient la communauté. Émile Durkheim, le premier titulaire de la chaire de sociologie, considérait en effet que la société moderne était frappée d’« anomie », c’est-à-dire une dérive sans but de gens sans liens sociaux. Il s’interrogea sur les raisons de cette anomie. Il se pencha tout particulièrement sur le remplacement de la solidarité « organique », c’est-à-dire sur les liens formés dans le contexte naturel des communautés villageoises, des familles et des paroisses, par la solidarité « mécanique », autrement dit sur les liens formés artificiellement par la propagande moderne et les médias. Cette réflexion doit être replacée dans son contexte historique : les premières révoltes socialistes, prémarxistes, visaient non seulement l’égoïsme libéral, mais aussi l’atomisation croissante de la société25. Nous sommes dans un contexte qui donne raison aux thèses de l’économiste socialiste hongrois Karl Polanyi, en particulier dans la continuité des thèses développées en 1944 dans La Grande transformation26 sur l’inexistence dans l’histoire d’un marché libre.

    Toutefois, des auteurs comme Michéa ont tendance à oublier que l’idée de « préférence nationale », parfois rebaptisée « patriotisme social » par Marine Le Pen, n’est pas une innovation idéologique. La « protection du travail national » contre l’immigration de travail était un thème déjà bien connu en France depuis les dernières décennies du XIXe siècle, le socialiste Jules Guesde estimant ainsi que la main d’œuvre immigrée était une modalité patronale de casse des salaires et de la conscience prolétarienne. Les années 1880-1890 avaient vu diverses nouvelles dispositions juridiques limiter les possibilités d’emploi des étrangers en France, réservant certaines professions aux nationaux, tandis que la pratique judiciaire avait utilisé les dispositions prises à l’encontre du terrorisme anarchiste contre des réfugiés ipso facto amalgamés avec ce terrorisme sans raison empiriquement fondée27. Cette idée fut analysée en profondeur en 1997 par Marc Crapez dans sa Gauche réactionnaire28.

    Par ailleurs, dans notre contexte de mondialisation29 et de démondialisation, la solidarité populaire, « communautaire » doit être vue comme une action positive. En effet, la communauté pourrait devenir donc l’une des formes possiblesde dépassement d’une modernité finissante. Le communautarisme permettrait aussi d’arrêter la dissolution du lien social, caractéristique, selon les théoriciens communautaristes anglo-saxons, de notre époque individualiste30. Cependant, nous devons préciser que certains de ces théoriciens communautariens, comme Charles Taylor ou Michael Walzer, ne sont pas fermés à la modernité, mais sont, avant tout, des observateurs attentifs des traits singuliers de certaines « sphères de justice », selon l’expression de ce dernier31. Cette notion de « communauté » renvoie aussi à des pratiques sociales disparues : la réciprocité, l’entraide, la solidarité, les valeurs partagées, etc. De ce point de vue, le mythe communautaire institue, crée du social. Il porte en lui une forte contestation de la réalité, foncièrement néolibérale et destructrice32. Il donne en retour du sens aux déceptions et aux frustrations, permet l’élaboration des projets de régénération de l’ordre social, et enfin, nourrit l’attente d’un bouleversement radical, qui peut être vu dans le vote pour un parti comme le Front national.

    Néanmoins, il faut garder à l’esprit que les bourgeois votent aussi pour le Front national, mais en une optique complètement différente, voire opposée : par antisocialisme, et par habitus culturels. Également, il ne faut pas oublier que la critique du « bobo » conspuant l’électeur frontiste issu des classes populaire masque fréquemment une autre forme du mépris de classe, issu d’une bourgeoisie réactionnaire et cherchant à légitimer en retour un discours que nous pourrions qualifier de « lepénisant ». En effet, par une pirouette conceptuelle, ces personnes, comme Éric Zemmour, ou ces médias, tel Causeur, qui, en condamnant la « boboïtude », tente à la fois de légitimer un discours altérophobe ( avec la critique omniprésente des individus d’origine arabo-musulmanes), proche de celui du Front national et de déligitimer la gauche, forcément « bobo » et mondialiste, auprès des classes populaires et moyennes paupérisées, tout en cherchant à préserver le néolibéralisme. 

    Φ

    L’étude de ces milieux sociaux, populaires, montre un net scepticisme à l’égard de l’expertocratie médiatique, vue comme le lieu de l’émission de la « pensée unique », voire un lieu d’émission d’une « science officielle ». En ce sens, les couches populaires suivent Nietzsche qui écrivait : « Maintenant, pour atteindre la connaissance, il faut trébucher sur des mots devenus éternels et durs comme de la pierre, et la jambe se cassera plus facilement que le mot »33… Ce qui n’est pas forcément un mal. Toutefois, les personnes étudiées ici ont un trait psychologique marqué, commun avec les milieux conservateurs : ils refusent de faire confiance aux hommes et au temps. Or, cette méfiance est l’une des caractéristiques du discours de droite. Et ce point déplaît aux belles âmes qui y voient l’expression d’une « idéologie française »34, quand ils ne considèrent pas les électeurs du Front national comme de grands enfants caractériels qui ont besoin d’une leçon, comme le firent Caroline Fourest et Fiammenta Venner35. Mais, il est vrai que dans cette vision du monde, le présent est odieux en ce qu’il est une étape de la dégradation d’un modèle d’origine valorisé comme un temps béni, un paradis, perdu sous les coups de la modernité36. Pourtant, certains, tel l’écologiste Jean-Paul Besset, essaient ne plus être « progressiste sans devenir réactionnaire »37 : il s’agit, selon nous, de la voie à suivre pour récupérer de nouveau les voix des classes populaires, l’objectif étant de défendre une démondialisation et les emplois industriels. En outre, un intellectuel comme Christopher Lasch, a réhabilité une forme de populisme dans son ouvrage La Révolte des élites, paru en 1995 et traduit en français dès l’année suivante38. Il s’agit aussi d’un exemple à suivre, les classes populaires n’ayant plus confiance dans l’« expertocratie » médiatique, expression, avant tout, de la pensée unique qui a fait tant de ravage. En effet, pendant longtemps nous avons cru en Occident à la révolte des masses. Or, de nos jours, la menace viendrait plutôt de la pensée unique émanant de nos « élites politico-médiatiques ». Il est temps de relire Lasch et de mener un combat pour la liberté et l’égalité au nom des vertus populaires.

    Stéphane François (Fragments sur les temps présents, 7 mai 2012)

     

    Notes

    1 Philippe Sollers, Le Monde, 28 janvier 1999.

    2 Laurent Bouvet, Le Sens du peuple. La gauche, la démocratie, le populisme, Paris, Gallimard, 2012.

    3 Nonna Mayer, Ces Français qui votent Le Pen, Paris, Flammarion, 2002, pp. 35-36. Voir aussi Jean-Yves Camus, Le Front national, histoire et analyse, Paris, Éditions Olivier Laurens, 1996 et Erwan Lecoeur, Un Néo-populisme à la française. 30 ans de Front national, Paris, La Découverte, 2003.

    4 Jean-Yves Le Gallou, La Préférence nationale. Réponse à l’immigration, Paris, Albin Michel, 1985.

    5 Henri Lefebvre, «  Le Manifeste différentialiste », inStéphane Courtois, Jean-Pierre Deschodt et Yolène Dilas-Rocherieux (dir.), Démocratie et révolution. 1789-2011. 100 textes fondateurs, Paris, Éditions du Cerf, 2012,p. 1033.

    6 Slavoi Zizek, Bienvenue dans le désert du réel, Paris, Flammarion, 2005, p. 31.

    7 Jean-Yves Camus, « Le Front national : état des forces en perspective », Les Cahiers du CRIF, n°5, novembre 2004, p. 8.

    8 Karl Popper, La Société ouverte et ses ennemis, Paris, Seuil 1979, p. 20.

    9 Nous employons le terme « subculture », à « sous-culture », car cette dernière expression « contre-culture » a une connotation négative, dommageable pour la compréhension de l’idée sous-jacente.

    10 Cf. Michel Wieviorka, La France raciste, Paris, Seuil, 1992.

    11 Richard Hoggart, La Culture du pauvre, Paris, Minuit, 1970.

    12 Marc Abélès, Anthropologie de la globalisation, Paris, Payot, 2012, p. 79.

    13 Marc Augé, « Qui est l’autre ? Un itinéraire anthropologique », L’Homme, n° 103, 1987, pp. 7-26.

    14 Jean-Pierre Warnier, La Mondialisation de la culture, La Découverte, Paris, 2003, p. 29.

    15 Cf. Nicolas Lebourg, « La diffusion des péjorations communautaires après 1945. Les nouvelles altérophobies », Revue d’éthique et de théologie morale, n° 267, 2011, p. 35-58.

    16 Denys Cuche, La Notion de culture dans les sciences sociales, La Découverte, Paris, 2010, p. 23.

    17 Pierre-André Taguieff L’Effacement de l’avenir, Paris, Galilée, 2000, p. 157.

    18 Jonathan Friedman, « Globalization », in M. Edelman & A. Haugerud (dir.), The Anthropology of Development and Globalization. From Classical Political Economy to Contemporary Neoliberalism, Malden, Blackwells, 2005, pp. 179-197.

    19 Marc Abélès, Anthropologie de la globalisation, op. cit., p. 34.

    20 Ibid., p. 34.

    21 Jean-Claude Michéa, Le Complexe d’Orphée. La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès, Paris, Climats, 2011, p. 14.

    22 Ibid., p. 22.

    23 Christopher Lasch, Le Seul et vrai paradis. Une histoire de l’idéologie du progrès et de ses critiques, Paris, Climats, 2002.

    24 Cf. Ferdinand Tönnies, Communauté et société, Paris, Presses Universitaires de France, 1946.

    25 Sur le premier socialisme français, voir Tony Judt, Le Marxisme et la gauche française 1830-1981, Paris, Hachette, 1987, en particulier les pages 37-123.

    26 Karl Polanyi, La Grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983.

     

    27 Léon Gani, « Jules Guesde, Paul Lafargue et les problèmes de population », Population, n°6, 1979, pp. 1023-1044 ; Pierre Guillen, « L’Evolution du statut des migrants en France aux XIXe-XXe siècles », L’Emigration politique en Europe aux XIXe et XXe siècles. Actes du colloque de Rome (3-5 mars 1988), École Française de Rome, Rome, 1991. pp. 35-55 ; Laurent Dornel, La France hostile. Socio-histoire de la xénophobie en France (1870-1914), Hachette Littératures, Paris, 2004.

    28 Marc Crapez, La Gauche réactionnaire. Mythes de la plèbe et de la race, Paris, Berg International, 1997.

    29 Cf. Marc Abélès, Anthropologie de la globalisation, Paris, Payot, 2012.

    30 Cf. Laurent Bouvet, Le Communautarisme: Mythe et réalité, Paris, Lignes de repères Éditions, 2007.

    31 Cf. Charles Taylor, Multiculturalisme. Différence et démocratie, Paris, Aubier, 1994 ; Michael Walzer, Pluralisme et démocratie, Paris, Esprit, 1997.

    32 Serge Audier, Néo-libéralisme(s). Une archéologie intellectuelle, Paris, Grasset, 2012

    33 Friedrich Nietzsche, Aurore, inŒuvres complètes, t. 1, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1993, p. 998.

    34 Bernard-Henri Lévy, L’idéologie française, Paris, Grasset, 1981.

    35 Caroline Fourest & Fiammenta Venner, Marine Le Pen, Paris, Grasset, 2011.

    36 Michel Winock, « L’éternelle décadence », Lignes, nº 4, octobre 1988, p. 62.

    37 Jean-Paul Besset, Comment ne plus être progressiste sans devenir réactionnaire, Paris, Fayard, 2005.

    38 Christopher Lasch, La Révolte des élites, Paris, Climats, 1996.

     

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