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Textes - Page 13

  • Qu'est-ce que le gramscisme ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte d'Alain de Benoist, publié en mars 1978 dans le Figaro magazine et consacré à Antonio Gramsci et à sa théorie de l'hégémonie culturelle.

     

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    GRAMSCI ET LA CONQUETE DU POUVOIR CULTUREL

     

    Lorsque l'on essaie de caractériser le débat politique et idéologique qui se déroule actuellement dans les pays occidentaux, le mot qui vient le plus spontanément à l'esprit est celui de « totalité ». Nous sommes en présence d'un débat total. Entendons par là, non un débat de caractère ou d'esprit « totalitaire » (encore que la tentation totalitaire, malheureusement, n'en soit pas toujours absente), mais un débat qui, de plus en plus, porte aussi bien sur les domaines politiques traditionnels que sur des sujets qu'on avait antérieurement l'habitude de considérer comme « neutres ».

    Il y a encore quelques années, les factions et les partis ne s'affrontaient guère que sur des questions directement politiques, telles que le système des institutions, le mode du gouvernement, le programme de législature, etc., tandis qu'un consensus tacite se faisait sur les structures élémentaires fondamentales. La famille était rarement remise en cause, on n’en discutait pas la valeur intrinsèque de l'école, de la médecine, de la psychiatrie. Enfin, on considérait qu'un accord pouvait facilement s'établir sur les vérités scientifiques. Cette situation a aujourd'hui complètement changé. Les sociétés modernes sont confrontées à une contestation qui ne récuse pas seulement telle ou telle modalité de pouvoir ou de gouvernement, mais qui s'attaque à la structure même de la société, qui affirme tour à tour qu'il n'a pas de différences entre les hommes, que l'autorité des parents sur leurs enfants est toujours injustifiée, que les malades mentaux sont moins fous que les gens normaux, que l'école est une insitution intrinsèquement « répressive », que le pouvoir est le mal en soi, et qu'enfin les faits scientifiques ne doivent plus être jugés selon leur degré de réalité, mais selon leur désirabilité au regard des idéologies à la mode.

    Dans ces conditions la notion même de politique se transforme. On dit parfois aujourd’hui que « la politique a tout envahi ». Et c'est vrai, comme le remarque M.A. Macciocchi, que la politique semble partout passée « au poste de commandement ». Mais constater cette politisation générale, c'est du même coup reconnaître que la « politique » ne se fait plus uniquement dans ses lieux traditionnels. Les idéologies sont devenues conscientes d'elles-mêmes : tous les domaines de la pensée et de l'action, en tant qu'ils appartiennent à l'espace humain, se révèlent dotés d'une dimension idéologique. De ce fait, les secteurs d'activité ou de réflexion non directement politiques ont perdu, irréversiblement sans doute, la « neutralité » qu'on avait cru pouvoir leur attribuer. La neutralité est morte. Le seul fait d'appartenir à une école de pensée, de voter pour un parti plutôt que pour un autre, de professer une idée générale sur quelque sujet que ce soit, implique que une prise de position susceptible de s'étendre, de proche en proche, à tous les autres domaines.

    On peut dès lors se demander si l'enjeu fondamental du politique se joue encore dans l'arène de la « politique politicienne ». Les compétitions électorales ne seraient-elles pas plutôt l'occasion de mesurer, de façon concrète, la résultante politique d'une action plus diffuse, de type « métapolitique », mise en œuvre ailleurs que dans le cercle étroit des états-majors de parti?

    Poser cette question, c'est évoquer l'existence d'un pouvoir culturel, qui s'est mis en place face au pouvoir politique et qui, d’une certaine façon, l’a précédé. C'est évoquer aussi la figure de celui qui fut le grand théoricien de ce « pouvoir culturel » : le communiste italien Antonio Gramsci, mort en 1937, et dont l'influence dans les milieux de la gauche européenne s’est révélée considérable – sinon décisive.

    Comment l'esprit du temps transforme l'esprit des lois

    Emprisonné sous le fascisme, Antonio Gramsci se livre à une réflexion en profondeur sur les causes de l'échec des partis socialistes et communistes pendant les années 1920. Les questions qu'il se pose sont celles-ci : comment se fait-il que la conscience des hommes soit « en retard » sur ce que devrait leur dicter leur « conscience de classe »? Comment les couches dominantes minoritaires parviennent-elles à se faire obéir « naturellement » des couches dominées majoritaires? Dans une société développée, quelles sont les voies de passage au socialisme? Gramsci répond à ces questions en étudiant de plus près la notion d'idéologie et en opérant une distinction décisive entre « société politique » et « société civile ».

    Par société civile (terme qu'il reprend chez Hegel bien qu'il ait été critiqué par Marx), Gramsci désigne l'ensemble du secteur « privé ». C'est-à-dire le domaine culturel, intellectuel, religieux et moral tel qu'il s'exprime dans le système des besoins, la mentalité collective, etc. La société politique, elle, recouvre les institutions et l’appareil coercitif de l’Etat. La grande erreur des communistes, dit Gramsci, a été de croire que l’Etat ne repose que sur son appareil politique. En fait, l'État « organise le consentement », c'est-à-dire dirige, tout autant par le moyen d'une idéologie implicite, ayant ses racines dans la société civile et reposant sur des valeurs admises et considérées comme « allant de soi » par la majorité des sociétaires. Il possède donc un appareil civil, qui englobe la culture, les idées, les mœurs et jusqu'au sens commun. L’Etat, autrement dit, n'exerce pas seulement son autorité par la coercition. À côté de la domination directe, du commandement qu'il exerce par le canal du pouvoir politique, il bénéficie aussi d'une sorte d'« hégémonie idéologique », d’une adhésion spontanée de la majorité des esprits à une conception du monde, à une vue du monde qui le conforte dans ce qu'il est. (Cette distinction, on le notera, n’est pas très éloignée de celle faite par Louis Althusser entre l’« appareil répressif d’Etat » et les « appareils idéologiques d’Etat », ce qui n’a d’ailleurs pas empêché Althusser de critiquer violemment Gramsci, à propos notamment de son « historicisme »).

    Réalisant parfaitement que c'est dans la société civile que s'élaborent, se diffusent et se reproduisent les conceptions du monde, les philosophies, les religions et toutes les activités intellectuelles ou spirituelles qui contribuent à façonner le consensus social, Gramsci affirme, à l’encontre du marxisme orthodoxe, qu'au sein de la société la superstructure (rapports idéologiques et culturels) est dans une certaine mesure autonome par rapport à l'infrastructure (rapports économiques), et que dans certains cas c'est la première qui détermine la forme de la seconde. Il en découle que l'abolition de la propriété des moyens de production ne suffit pas à marquer le passage au socialisme. Il faut encore transformer les hommes, transformer les rapports sociaux et proposer un autre modèle de vie quotidienne.

    Alors qu'« en Orient, l'État était tout, tandis que la société civile était primitive et gélatineuse » (lettre à Togliatti 1924), en Occident, et tout particulièrement dans les sociétés modernes ou le pouvoir tend à devenir diffus, le rôle joué par la partie « civile » de la superstructure sociale, celle qui détermine la mentalité de l'époque – l’esprit du temps –, est considérable. C'est de ce facteur que les mouvements communistes des années vingt n'ont pas tenu compte. Ils ont été induits en erreur par l'exemple de la révolution de 1917 : si Lénine, en effet, a pu s'emparer du pouvoir, c'est (entre autres raisons) parce qu'en Russie la société civile était pratiquement inexistante. Dans les sociétés occidentales modernes, la situation se présente différemment : il n'y a pas de prise du pouvoir politique possible sans prise préalable du pouvoir idéologique et culturel.

    La Révolution de 1789 est un exemple : elle n'a été possible que dans la mesure où elle a été préparée par une « révolution des esprits », en l'occurrence par la diffusion de la philosophie des Lumières auprès des milieux aristocratiques et bourgeois représentant les centres de décision du moment.

    En d'autres termes, un renversement politique ne crée pas une situation, il la consacre. « Un groupe social, écrit Gramsci, peut et même doit être dirigeant dès avant de conquérir le pouvoir gouvernemental : c'est une des conditions essentielles pour la conquête même du pouvoir » (Cahiers de prison). Dans cette perspective, remarque Hélène Védrine, « la prise du pouvoir ne s'effectue pas seulement par une insurrection politique qui prend en main l'État, mais par un long travail idéologique dans la société civile qui permet de préparer le terrain » (Les philosophes de l'histoire, Payot, 1975). Dans une société développée, le passage au socialisme ne s'opèrera ni par le putsch ni par l'affrontement direct, mais par une transformation des idées générales, équivalant à une lente subversion des esprits. L'avenir n'est plus à la guerre de mouvement, mais à la guerre de positions. Et l'enjeu de cette « guerre de positions » est la culture, considérée comme le poste central de commandement et de spécification des valeurs et des idées.

    Gramsci récuse donc à la fois le léninisme classique (théorie de l'affrontement révolutionnaire), le révisionnisme stalinien des années trente (stratégie de « front populaire » ou de « programme commun ») et les thèses de Kautsky (stratégie du « vaste rassemblement ouvrier »). Parallèlement au « travail de parti », qui est un travail directement politique, il propose d'entreprendre un « travail culturel », consistant à substituer une « hégémonie culturelle prolétarienne » à l'« hégémonie bourgeoise », et qui aura pour but de rendre compatible la mentalité de l'époque (c’est-à-dire la somme de sa raison et de sa sensibilité) avec un message politique nouveau. Pour obtenir de façon durable la majorité politique, affirme Gramsci, il faut d'abord obtenir la majorité idéologique, car c'est seulement lorsque la société en place sera gagnée à des valeurs différentes des siennes propres qu'elle commencera à vaciller sur ses bases – et que son pouvoir effectif commencera à s'effriter. La situation, alors, pourra être exploitée sur le plan politique : l'action historique ou le suffrage populaire confirmeront – en la transposant au plan des institutions et du système de gouvernement – une évolution déjà acquise dans les mentalités.

    La fonction des intellectuels

    C'est évidemment aux intellectuels – à l'intelligentsia – que Gramsci demande de « gagner la guerre culturelle ». Il donne toutefois de cette catégorie une définition nouvelle, très large, Pour Gramsci, l'intellectuel se définit d'abord par sa fonction sociale (sa « dimension organique »), et par la place qu'il occupe au sein d'un processus historique. « Tout groupe social, qui naît sur le terrain originaire d'une fonction essentielle dans le monde de la production économique, écrit-il, se crée en même temps de façon organique une ou plusieurs couches d'intellectuels qui lui donnent homogénéité et conscience de sa fonction, non seulement dans le domaine économique, mais également dans le domaine social et politique » (Cahier 12).

    Les intellectuels sont donc, dans un sens non péjoratif, les « commis » du groupe dominant : ce sont eux qui organisent « le consentement spontané des grandes masses de la population à la direction imprimée à la vie sociale par le groupe fondamental dominant » et qui, en même temps permettent « le fonctionnement de l'appareil de coercition de l'État ». La tâche de la nouvelle intelligentsia sera de conquérir la majorité idéologique, « terreau » sans lequel le pouvoir en place ne peut que dépérir. C'est au niveau de ces « intellectuels organiques » que Gramsci recrée le sujet de la politique et de l'histoire – « le Nous organisateur des autres groupes sociaux », pour reprendre une expression d'Henri Lefebvre (La fin de l'histoire, Minuit. 1970). Ce sujet n'est plus le Prince ni l'État, ni même le parti, mais l'avant-garde intellectuelle qui, par un lent « travail de termites » (évoquant la « vieille taupe » dont parle Marx), remplit une « fonction de classe » en se faisant le porte-parole des « groupes représentés dans les forces de production » et en donnant au prolétariat l'« homogénéité idéologique » et la conscience propre à assurer son hégémonie (terme qui, chez Gramsci, remplace et déborde celui de « dictature du prolétariat »)

    Au passage, Gramsci détaille les moyens qu'il estime propres à la persuasion permanente: appel à la sensibilité populaire, renversement des valeurs courantes, création de « héros socialistes », promotion du théâtre, du folklore et de la chanson populaire, expression de nouvelles valeurs « métapolitiques » dans le domaine de la mode, de l'urbanisme, des spectacles, de la littérature, etc. Dans ses propositions, Gramsci s’inspire d’ailleurs de certains succès initiaux du fascisme italien (en 1914-15, il était assez proche du jeune Mussolini, alors leader socialiste révolutionnaire).

    Au moment où il écrit – dans le courant des années trente –, Antonio Gramsci sait très bien que l'après-fascisme ne sera pas socialiste. Mais il pense que cette période, durant laquelle le libéralisme régnera à nouveau, sera une excellente occasion de pratiquer l'encerclement du pouvoir politique par le pouvoir culturel. D'abord parce que les tenants du socialisme et du communisme y seront moralement en position de force. Ensuite parce que les régimes libéraux, où le pluralisme politique est la règle, sont par nature ceux où l'intelligentsia a le plus de libertés d'exercer sa fonction critique, en même temps que ceux ou le consensus populaire est le plus évanescent.

    Gramsci meurt le 25 avril 1937 dans une clinique italienne. Recueillis par sa belle-sœur, ses Cahiers de prison – trente-trois fascicules au total – vont exercer, après la guerre, une influence considérable, d'abord sur le PC italien qui, sous l’influence notamment de Palmiro Togliatti, va mettre en œuvre une stratégie politico-culturelle directement inspirée du « gramscisme », ensuite sur des fractions de plus en plus larges de la gauche et de l'extrême gauche des pays européens.

    Si l'on s'en tient à leurs aspect purement méthodologique, les vues de Gramsci se sont révélées prophétiques. Aussi ne doit-on pas s'étonner de la part qu'elles ont pu prendre dans la redéfinition actuelle des stratégies de gauche et d'extrême gauche. La naissance d'un véritable pouvoir culturel dans tous les pays occidentaux, la recherche d'un nouveau « bloc historique » par plusieurs partis communistes européens, l'abandon par le PC français de la notion de « dictature du prolétariat », certaines évolutions tactiques des communistes espagnols et italiens, la multiplication et la diffusion des phénomènes « culturels » dérivés de Mai 1968, tous ces événements s'inscrivent, malgré leur caractère très divers, dans un contexte profondément marqué, entre autres, par la pensée de Gramsci, dont le point d'aboutissement logique est le renversement de la « majorité idéologique » par substitution de valeurs et transformation de l'esprit du temps. Il y a quatre ans, Bernard-Henri Lévy titrait l'un de ses articles : « Gramsci, c'est fini! » (Le Quotidien de Paris, 5 Juillet 1974). On peut dire aujourd'hui : Gramsci, ça ne fait que commencer.

     

    Alain de Benoist (Le Figaro magazine, 11-12 mars 1978)

     

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  • L'imprévu, la Chine et l'occasion favorable...

    Nous reproduisons ci-dessous l'éditorial de Dominique Venner publié dans le dernier numéro la Nouvelle Revue d'Histoire, actuellement en kiosque, et consacré à l'imprévu dans l'histoire.

     

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    L'imprévu, la Chine et l'occasion favorable

    L’actualité offre parfois des exemples saisissants d’imprévu. Au printemps dernier, chacun a été frappé par le choc des images montrant l’un des puissants de ce monde, visage défait, menottes aux mains, déchu de façon soudaine de son statut d’impunité. Par médias interposés, les spectateurs ont senti qu’ils assistaient à beaucoup plus qu’un fait divers. En une seconde, l’un des princes de l’époque, par la révélation imprévue d’une sordide incartade, se trouvait précipité à terre, et avec lui les espérances d’une coterie arrogante.

    Chacun pouvait en tirer la conclusion que l’inattendu est roi, non seulement en petite politique, mais aussi en histoire. Soudain, le dérisoire humain triomphait de la puissance. Mais en d’autres occasions, la puissance agissante sait trouver des instruments pour faire choir un obstacle condensé en une personne, comme le montrent les révolutions colorées de notre époque.

    Nous le savons, l’histoire est le lieu de l’inattendu. La guerre en offre de brutales démonstrations. Il est assez surprenant qu’en Europe une réflexion sérieuse sur le sujet ait dû attendre les lendemains de l’aventure napoléonienne. Clausewitz fit alors le constat que l’Europe avait échoué à penser la guerre. Paradoxalement, disait-il, si elle a échoué de la sorte, c’est qu’elle a toujours voulu prévoir la guerre et la modéliser. Elle a voulu la penser en référence à un « modèle » qui ne se rencontre jamais dans la réalité. Le propre de la guerre, dit-il, c’est que sa réalité ne coïncide jamais avec le « modèle » (1). On l’a souvent dit pour l’armée française, mais cela vaudrait pour d’autres. En 1914, elle préparait la guerre de 1870 et, en 1940, celle de 1914… Les Américains n’ont pas agi autrement. Ils voulurent en Irak et en Afghanistan éviter les erreurs de leur guerre du Vietnam, ce fut pour y retomber d’une autre façon.

    Finalement, qu’attend-on du grand stratège politique ou militaire, sinon « le coup de génie » qui consiste à laisser de côté toutes les modélisations, saisir au vol les « facteur porteurs », se fier à son flair et à sa perspicacité, ce que les Anciens appelaient la Mètis, dont Ulysse, dans l’Odyssée est l’incarnation même.

    À la différence des Européens, les Chinois anciens avaient développé une vraie pensée de la guerre à l’époque des Royaumes combattants, aux Ve et IVe siècles avant notre ère. La Chine était alors divisée en principautés rivales qui se faisaient une guerre continuelle pour restaurer à leur profit l’unité de l’Empire. C’est alors qu’ont été écrits les traités de Sun Zi et de quelques autres, dont on ne trouve pas l’équivalent en Europe, sinon dans la patience et de la ruse d’Ulysse révélées par l’Odyssée. Ulysse n’a pas modélisé à l’avance un plan de survie ou de victoire. Mais, avec un talent inné, il observe la situation, voit comment elle évolue et sait en tirer profit, réagissant alors comme la foudre (pour aveugler le cyclope Polyphène ou pour neutraliser la magicienne Circé), mais parfois aussi en s’armant de patience (« patience, mon cœur »), durant sa longue captivité chez Calypso ou encore dans la préparation de sa vengeance après son retour à Ithaque.

    Détecter les facteurs « porteurs », cela signifie être capable d’attendre l’occasion, le retour de la « fortune ». Comme au bridge ou au poker, il y a des moments où il faut « laisser passer », faute de « jeu ». Dans l’Odyssée, cette notion stratégique est constamment présente. Ulysse ne cesse de patienter dans l’attente du moment propice. Alors, il fonce comme l’éclair (la liquidation des « prétendants »). La notion même de la Mètis (ruse) disparut cependant de la pensée grecque et même de la langue à l’époque classique quand s’imposa le raisonnement philosophique (Platon). La notion des essences platoniciennes, en disqualifiant la méthode empirique au profit d’une construction abstraite, instaura pour longtemps l’ère de la modélisation. Celle-ci fit la force mais aussi la faiblesse de l’Europe.

    Que faire quand la « fortune » se dérobe, quand le facteur « porteur » est absent ? On peut, bien entendu, de façon très européenne, se jeter quand même dans une action inutile mais héroïque. En fait, il y a des moments où il faut savoir se retirer en soi en attendant que la situation change. Et elle change toujours. C’est ce que fit par exemple un stratège politique appelé De Gaulle. Pendant sa « traversée du désert », faute de « jeu » au sens chinois du mot, il écrivit ses Mémoires de guerre. C’était une façon d’attendre et de préparer l’avenir.

    Dominique Venner (Nouvelle Revue d'Histoire n°56, septembre-octobre 2011)

    Notes :

    1.François Jullien, Conférence sur l’efficacité, Paris, PUF, 2005.

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  • L'immigration, armée de réserve du capital !...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte important d'Alain de Benoist, publié initialement dans la revue Eléments et consacré à la question de l'immigration.

    Directeur des revues Krisis et Nouvelle Ecole, Alain de Benoist a récemment publié un essai sur la question animale, Des animaux et des hommes, aux éditions Alexipharmaque.

     

     

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    Immigration, l'armée de réserve du capital

     

    En 1973, peu de temps avant sa mort, le président Pompidou reconnaissait avoir ouvert les vannes de l’immigration à la demande d’un certain nombre de grands patrons, tel Francis Bouygues, désireux de bénéficier d’une main-d’œuvre docile, bon marché, dépourvue de conscience de classe et de toute tradition de luttes sociales, afin d’exercer une pression à la baisse sur les salaires des travailleurs français, de réduire leurs ardeurs revendicatrices, et subsidiairement de briser l’unité du mouvement ouvrier. Ces grands patrons, soulignait-il, en « veulent toujours plus ».

    Quarante ans plus tard, rien n’a changé. A un moment où plus aucun parti de gouvernement ne se risquerait à demander qu’on accélère encore le rythme de l’immigration, seul le patronat se prononce en ce sens, tout simplement parce que c’est toujours son intérêt. La seule différence est que les secteurs économiques concernés sont désormais plus nombreux, dépassant le secteur industriel ou la restauration pour s’étendre à des professions autrefois épargnées, telles que les ingénieurs ou les informaticiens.

    La France, on le sait, a fait massivement appel à l’immigration dès le XIXe siècle. La population immigrée représentait déjà 800 000 personnes en 1876, 1,2 million de personnes en 1911. D’abord centre d’attraction des émigrations italienne et belge, l’industrie française a par la suite attiré les Polonais, puis les Espagnols et les Portugais. « Cette immigration, peu qualifiée et non syndiquée, va permettre à l’employeur de se soustraire aux contraintes croissantes du droit du travail »1. En 1924, une Société générale d’immigration (SGI) est même créée à l’initiative du Comité des houillères et des gros exploitants agricoles du Nord-Est. Elle ouvre des bureaux de placement en Europe, qui fonctionnent comme une pompe aspirante. En 1931, on comptera 2,7 millions d’étrangers en France, soit 6,6 % de la population totale. La France affiche alors le plus fort taux d’immigration du monde (515 pour 100 00 habitants). « Un bon moyen pour toute une partie du patronat de faire pression à la baisse sur les salaires […] Dès cette époque, le capitalisme cherche à mettre en concurrence la force de travail en faisant appel à des armées de réserve salariales »2.

    Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, les immigrés vont de plus en plus fréquemment venir des pays du Maghreb, Algérie d’abord, puis Maroc. Des camions affrétés par les grandes entreprises (surtout dans le secteur automobile et le bâtiment) viennent par centaines les recruter sur place. De 1962 à 1974, près de deux millions d’immigrés supplémentaires vont ainsi gagner la France, dont 550 000 recrutés par l’Office national d’immigration (ONI), organisme géré par l’Etat, mais contrôlé en sous-main par le patronat. Depuis lors, la vague n’a cessé de s’amplifier.
       
    « Quand il y a pénurie de main-d’œuvre dans un secteur, explique François-Laurent Balssa, de deux choses l’une, soit on augmente les salaires, soit on fait appel à la main-d’œuvre étrangère. C’est généralement la seconde option qui restera privilégiée par le Conseil national du patronat français (CNPF), puis, à partir de 1998, par le Mouvement des entreprises (Medef) qui prend sa succession. Choix témoignant d’une volonté de profits à court terme, qui devait retarder d’autant l’amélioration des outils de production et l’innovation en matière industrielle. Dans le même temps, en effet, l’exemple du Japon montre que le refus de l’immigration au profit de l’emploi autochtone a permis à ce pays d’accomplir sa révolution technologique avant la plupart de ses concurrents occidentaux »3.

    L’immigration a donc au départ été un phénomène patronal. Elle continue de l’être aujourd’hui. Ceux qui veulent toujours plus d’immigration, ce sont les grandes entreprises. Cette immigration est conforme à l’esprit même du capitalisme, qui tend à l’abolition des frontières (« laissez faire, laissez passer »). « Obéissant à la logique du dumping social, poursuit François-Laurent Balssa, un marché du travail “low cost” s’est ainsi créé avec des “sans-papiers” peu qualifiés faisant office de bouche-trou. Comme si les grands patrons et l’extrême gauche s’étaient donné la main, les uns pour démanteler l’Etat-social, à leurs yeux trop coûteux, les autres pour abattre l’Etat-nation, trop archaïque »4. C’est la raison pour laquelle le parti communiste et la CGT – qui ont radicalement changé d’orientation depuis – ont combattu jusqu’en 1981 le principe libéral de l’ouverture des frontières, au nom de la défense des intérêts de la classe ouvrière.

    « Laissez passer les hommes, mais aussi les capitaux et les marchandises ; telle est la doctrine de la Commission européenne. Mieux : laissez passer les hommes pour mieux rentabiliser le mouvement des capitaux et des marchandises », écrit également Eric Zemmour, qui rappelle que « les mouvements migratoires très importants de ces vingt dernières années ont été une des composantes majeures d’une croissance économique sans inflation, puisque ce flot continu de travailleurs à bas prix a pesé comme une chape de plomb sur les salaires des travailleurs occidentaux »5. Michèle Tribalat, elle, observe de son côté que « l’immigration modifie la répartition du gâteau économique, et cet indéniable constat à beaucoup à voir avec le fait que certains sont favorables à une forte immigration quand d’autres cherchent à la réduire ou à l’arrêter »6.

    Pour une fois bien inspiré, le libéral Philippe Nemo confirme ces observations : « Il y a en en Europe des responsables économiques qui rêvent de faire venir en Europe une main-d’œuvre bon marché capable, d’abord, d’occuper certains emplois pour lesquels la main-d’œuvre locale est insuffisante, ensuite de peser sensiblement à la baisse sur les salaires des autres travailleurs européens. Ces lobbies, qui ont tous les moyens de se faire entendre tant des gouvernements nationaux que de la Commission de Bruxelles, sont donc favorables tant à l’immigration en général qu’à un élargissement de l’Europe qui faciliterait considérablement les migrations du travail. Ils ont raison du point de vue qui est le leur, c’est-à-dire selon une logique purement économique […] Le problème est qu’on ne peut raisonner ici selon une logique seulement économique, puisque l’afflux en Europe de populations exogènes a aussi des conséquences sociologiques lourdes. Si les capitalistes en question prêtent peu d’attention à ce problème, c’est peut-être qu’ils jouissent en général des bénéfices économiques de l’immigration sans en subir eux-mêmes les nuisances sociales. Grâce à l’argent gagné par leurs entreprises, dont la profitabilité est ainsi assurée, ils peuvent habiter les beaux quartiers, en laissant leurs compatriotes moins fortunés se débrouiller, dans les banlieues déshéritées, avec les populations allogènes »7.

    Telle est aussi l’opinion des experts. C’est ce qu’a montré, en 2009, un rapport du Conseil d’analyse économique (CAE), organisme dépendant directement des services de Matignon. Intitulé Immigration, qualification et marché du travail, ce document explique d’abord que la notion de « pénurie de main-d’œuvre », traditionnellement alléguée pour justifier le recours à l’immigration, ne signifie à peu près rien en période de chômage. « Du point de vue de la science économique, la notion de pénurie n’est pas évidente », peut-on lire dans le texte, car le « fait que certains natifs rejettent certains types d’emploi peut simplement signifier que les travailleurs ont de meilleures opportunités que d’occuper ces emplois, et donc que les salaires correspondants devraient augmenter pour qu’ils soient pourvus » (p. 45). Ce qui montre très clairement que la pénurie ne se forme que lorsqu’un secteur n’offre pas des salaires suffisants – et que le recours à l’immigration est en fait un moyen de ne pas augmenter les salaires, quitte à créer artificiellement une « pénurie » que l’on comblera en allant chercher ailleurs une main-d’œuvre acceptant d’être sous-payée. Le rapport conclut d’ailleurs que, « dans le cas du marché du travail, cela signifie qu’à la place de l’immigration des années 1960 on aurait pu envisager une hausse du salaire des moins qualifiés » (p. 46).

    Le même document recense par ailleurs une série d’études qui ont tenté, en France comme à l’étranger, de chiffrer l’impact de l’immigration sur les salaires : « Atlonji et Card trouvent qu’une hausse de la proportion d’immigrés d’un point de pourcentage réduit le salaire de 1,2 % […] Boris conclut son étude en affirmant qu’entre 1980 et 2000, l’immigration aurait accueilli l’offre de travail d’environ 11 %, ce qui aurait réduit le salaire des natifs d’environ 3,2 % » (pp. 37-38).

    Depuis le début des années 2000, l’apport annuel de l’immigration à la population française est d’environ 350 000 personnes, pour la plupart d’origine extra-européenne (dont 200 000 entrées régulières dans le cadre de l’immigration professionnelle ou du regroupement familial, 50 000 demandeurs d’asile et 80 000 naissances d’origine étrangère). Le nombre d’immigrés devenus français augmentant chaque année de près de 150 000, un bon tiers de la population française devrait, au milieu de ce siècle, être issue de l’immigration.

    Selon les chiffres officiels, les immigrés vivant dans un ménage ordinaire représentent aujourd’hui 5 millions de personnes, soit 8 % de la population française en 2008. Les enfants d’immigrés, descendants directs d’un ou deux immigrés, représentent 6,5 millions de personnes, soit 11 % de la population. Les clandestins sont évalués entre 300 000 et 550 000 personnes. (Les expulsions de clandestins coûtent 232 millions d’euros par an, soit 12 000 euros par reconduite). Jean-Paul Gourévitch, de son côté, évalue la population d’origine étrangère vivant en France en 2009 à 7,7 millions de personnes (dont 3,4 millions de Maghrébins et 2,4 millions d’originaires de l’Afrique subsaharienne), soit 12,2 % de la population métropolitaine actuelle. En 2006, cette population immigrée contribuait à hauteur de 17 % à la natalité.

    Or, si l’immigration rapporte au secteur privé beaucoup plus qu’elle ne lui coûte, elle coûte en revanche au secteur public beaucoup plus qu’elle ne lui rapporte.

    Le coût global de l’immigration a en effet été chiffré. Selon une étude de Contribuables Associés rédigée par Jean-Paul Gourévitch, Le coût de la politique migratoire de la France, les dépenses que l’Etat consent pour l’immigration se montent aujourd’hui à 79,4 milliards d’euros par an, dont près des trois-quarts (58,6 milliards) relèvent des coûts sociaux. Les recettes s’élevant à 48,9 milliards d’euros, dont les deux tiers sont dus à la fiscalité directe (État et collectivités locales) et aux impôts indirects (TVA et TIPP), le déficit global pour les finances publiques se monte à 30,4 milliards d’euros, soit 1,56 point de PIB. On notera que le coût non marchand de l’immigration n’est pas pris en compte ici. Jean-Paul Gourévitch précise que « les études conduites outre-Manche et outre-Atlantique montrent que l’immigration n’a pas d’effet globalement positif sur les finances publiques tant que l’immigration de peuplement, qui coûte à l’Etat plus qu’elle ne rapporte, reste supérieure à l’immigration de main-d’œuvre, qui rapporte un peu plus qu’elle ne coûte quand elle n’est pas clandestine »8. Il ajoute que si, aux déficits dus à l’immigration, on ajoute encore ceux qui résultent de l’expatriation, soit plus de 11 milliards d’euros de dépenses et de manque à gagner pour l’État, « le coût de la politique migratoire de la France s’établit aujourd’hui à 38,3 milliards d’euros, soit presque deux points de PIB »9.   

    La France connaît donc aujourd’hui une immigration de peuplement, conséquence directe du regroupement familial. Mais les immigrés constituent plus que jamais l’armée de réserve du capital.

        On ne peut qu’être frappé, à cet égard, de voir comment les réseaux « sans-papiéristes » de l’extrême gauche, qui croient trouver dans les immigrés un  prolétariat de substitution, servent les intérêts du patronat. Réseaux mafieux, passeurs d’hommes et de marchandises, grands patrons, militants « humanitaires », employeurs « au noir »  : tous sont adeptes de l’abolition des frontières par le libre-échangisme mondial. Olivier Besançenot, Laurence Parisot, même combat !

    Révélateur, par exemple, est le fait que Michael Hardt et Antonio Negri, dans leurs livres-manifestes Empire et Multitude10, se prononcent pour une « citoyenneté mondiale » et lancent un appel à la suppression des frontières qui aurait pour premier effet d’accélérer l’installation dans les pays développés de masses de travailleurs à bas salaires provenant du Tiers-monde ou des pays émergents. Qu’aujourd’hui, la plupart des migrants doivent leur déracinement aux dislocations sans fin induites par la logique du marché global, que ce déracinement soit précisément ce que recherche le capitalisme pour mieux adapter l’homme au marché et enfin, subsidiairement, que l’attachement territorial fasse partie des motivations humaines, ne gêne aucunement ces deux auteurs, qui notent au contraire, avec satisfaction, que « le capital lui-même a exigé une mobilité croissante de la main-d’œuvre et des migrations continuelles à travers les frontières nationales »11. Le marché mondial constituerait, de leur point de vue, le cadre naturel de la « citoyenneté mondiale ». Parce qu’il « exige un espace lisse de flux non codés et déterritorialisés », le marché mondial est censé servir les intérêts de la « multitude », car « la mobilité comporte un prix à payer pour le capital qui est le désir accru de libération »12.

    L’inconvénient de cette apologie du déracinement, pris comme condition première d’un « nomadisme » libérateur, est qu’elle repose sur une vision totalement irréelle de la situation concrète des migrants et des personnes déplacées. Comme l’écrivent Jacques Guigou et Jacques Wajnsztejn, « Hardt et Negri s’illusionnent sur la capacité des flux d’immigration à être à la fois la source d’une nouvelle possibilité de valorisation du capital et la base d’un enrichissement des perspectives de la multitude. Les migrations ne sont, en effet, rien d’autre qu’un moment d’une concurrence universelle et, en soi, migrer n’est pas plus émancipateur que de rester chez soi. Le sujet “nomade” n’est pas plus enclin à la critique et à la révolte que le sujet sédentaire »13. « Aussi longtemps, ajoute Robert Kurz, que des hommes quitteront leurs proches et iront, même au risque de leur vie, chercher du travail ailleurs – pour être à la fin broyés par la moulinette du capitalisme –, ils ne seront pas plus porteurs d’émancipation que les autovalorisateurs postmodernes de l’Occident : ils n’en constituent que la variante misérable »14.

        Qui critique le capitalisme en approuvant l’immigration, dont la classe ouvrière est la première victime, ferait mieux de se taire. Qui critique l’immigration en restant muet sur le capitalisme devrait en faire autant.


    Alain de Benoist (Eléments n° 138, avril-juin 2011)

     

     

    Notes et références

    1. François-Laurent Balssa, « Un choix salarial pour les grandes entreprises », in Le Spectacle du monde, octobre 2010, p. 42.

    2. Ibid., p. 43.

    3. Ibid., p. 44.

    4. Ibid., p. 45.

    5. Le Spectacle du monde, septembre 2010, pp. 16-17.

    6. Michèle Tribalat, Les yeux grands fermés. L’immigration en France, Denoël, Paris 2010.

    7. Philippe Nemo, entretien en ligne, site Le Temps d’y penser, 29 septembre 2010.

    8. Jean-Paul Gourévitch, « La réalité de l’immigration », in La Nef, mai 2010, p. 14.

    9. Ibid., p. 15.

    10. Michel Hardt et Antonio Negri, Empire, Exils, Paris 2000 ; Multitude, La Découverte, Paris 2004.

    11. Empire, op. cit., p. 481.

    12. Ibid., pp. 403-404 et 312.

    13. Jacques Guigou et Jacques Wajnsztejn, L’évanescence de la valeur. Une présentation critique du groupe Krisis, L’Harmattan, Paris 2004, p. 126.

    14. Robert Kurz, « L’Empire et ses théoriciens », in Anselm Jappe et Robert Kurz, Les habits neufs de l’Empire. Remarques sur Negri, Hardt et Rufin, Lignes-Léo Scheer, Paris 2003, pp. 114-115.

     

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  • Les nouvelles formes de la désinformation...

    Nous reproduisons ci-dessous un article de François-Bernard Huyghe, cueilli sur son site Huyghe.fr et consacré aux nouvelles formes de la désinformation. François-Bernard Huyghe est l'auteur de nombreux essais consacrés à l'infostratégie comme L 'Ennemi à l'ère numérique, Chaos, Information, Domination (PUF, 2001) ou  Maîtres du faire croire. De la propagande à l'influence (Vuibert, 2008). Il a dernièrement publié avec Alain Bauer Les terroristes disent toujours ce qu'ils vont faire (PUF, 2010).

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    Les nouvelles formes de la désinformation

    Stratégiquement, l’information peut être considérée comme

    - un ressource rare : il importe de savoir des choses vraies que ne sait pas l’adversaire ou le concurrent, par exemple connaître ses forces et ses plans tandis qu’il ignore tout des nôtres, ou être au courant d’un événement qui risque de changer les conditions de l’affrontement ou de la compétition. Il s’agit donc de se renseigner (de veiller) et de conserver ses secrets, les deux faces de la même approche.

    - un levier pour agir sur les hommes en suscitant leur adhésion à une cause, leur enthousiasme, leur indignation, leur découragement, s’ils sont dans le camp d’en face…. C’est typiquement ce que fait la propagande, de manière directe et visible, ou encore l’influence et le formatage des esprits de manière indirecte et subtile.

    - une arme offensive : il s’agit alors d’utiliser certains messages ou certains symboles pour provoquer un dommage chez l’adversaire. Pour aller plus en détail, on peut s’en prendre

    • o Soit à ses plans en lui insufflant de fausses certitudes qui lui feront commettre des erreurs. On peut alors parler d’intoxication : passer de la mauvaise information (au sens de non conforme à la réalité)
    • o Soit à une opinion (chez l’adversaire, chez les neutres) pour l’amener à croire des choses qui seront défavorables à la cible, en ruinant sa réputation, en lui faisant perdre des alliés. Il s’agit alors de désinformation.
    • o Soit au fonctionnement de son système d’information, afin de créer du chaos, de rendre une organisation incapable de recueillir, conserver ou traiter correctement l’information, de communiquer efficacement… Cette forme d’action « incapacitante », qui diminue les performances de la cible, peut être considérée comme de la déstabilisation. Elle se pratique très bien par des moyens technologiques (cyberattaques).



    Les catégories que nous venons de rappeler ne sont pas étanches. Par exemple :

    • - Difficile de mener une vraie opération d’intoxication sans avoir quelque peu violé les secrets de l’adversaire, exploité un bon renseignement et, dans tous les cas, sans avoir mené sa propre opération dans la plus totale confidentialité. Les alliés auraient-ils réussi l’opération Mincemeat en 1943 (opération qui consistait à faire de telle sorte que les Nazis découvrent un faux noyé portant de faux plans d’un faux débarquement) s’ils n’avaient bien connu le mode de fonctionnement de l’adversaire ?
    • - Difficile de tracer une frontière très nette entre un opération d’intoxication qui s’adresse aux dirigeants d’une désinformation qui s’adresse à un public plus large. Ainsi lors de l’affaire des Armes de Destruction Massive en Irak, les faux rapports décrivant la façon dont Saddam Hussein cherchait à se procurer de l’uranium enrichi au Niger étaient-ils destinés à tromper les chefs d’État et les membres du Conseil de Sécurité ou les populations du monde entier ?


    L’utilisation offensive de l’information en fait un moyen symbolique d’attrition (terme stratégique qui peut se traduire par « causer des pertes ») ou de désorganisation et division. Sun Tze conseille d’utiliser les espions ennemis : « Si vous venez à les découvrir, gardez vous bien de les faire mettre à mort… Les espions des ennemis vous serviront efficacement si vous mesurez tellement vos démarches, vos paroles et toutes vos actions qu’ils ne puissent jamais donner que de faux avis à ceux qui les ont envoyés. ». Plusieurs stratagèmes chinois reposent sur cette technique. Un des plus anciens est celui de «l’agent perdu» qui consiste à envoyer dans le camp ennemi un espion particulièrement maladroit de telle sorte qu’il soit pris. On le fera parler et on s’emparera des messages chiffrés qu’il détient : ils révéleront que le général ennemi est un traître (ce qui, bien entendu, est totalement faux : tout est truqué dans cette affaire) : il sera donc exécuté, à tort, par le souverain ennemi et cela contribuera à affaiblir son armée.

    De ce point de vue, il est permis de considérer la désinformation comme une intoxication s’adressant à des peuples entiers et recourant le plus souvent pour cela à des relais médiatiques qui rendront la désinformation encore plus contagieuse (ce qui en fait, si l’on préfère, une sorte de rumeur délibérée pensée et relayée pour produire un dommage maximal).

    Le mot « désinformation » a fini par désigner toute forme de bobard journalistique, de trucage, déformation ou simplement toute interprétation tendancieuse, à tel point qu’elle devient l’information dont nous doutons comme l’idéologie l’idée que nous refusons. D’un côté, le Charybde paranoïaque : voir partout des complots contre la vérité et des manipulations invisibles. De l’autre, le Sylla de l’angélisme : noyer la réalité de la désinformation dans des considérations vagues sur la relativité de toute vérité du type : toute image est sélectionnée et interprétée, tout événement est construit. L’usage commun oscille toujours entre la désinformation/résultat (je suis désinformé = on nous cache tout, la vérité est ailleurs, tous des menteurs, etc.) et la désinformation/manœuvre (services secrets, complots, stratégie…).

    Répétons que le recadrage idéologique, le psittacisme médiatique, la myopie engagée, la construction de l’agenda par les médias ne doivent pas être assimilés à leur emploi tactique. Ou plutôt, la désinformation ne doit pas être confondue avec les règles du jeu qu’elle exploite .

    Du reste, le préfixe « dé » du mot est assez mal choisi : dans la désinformation, on ne prive pas d’information, on met en scène une pseudo information de façon qu’elle soit reprise par d’autres et qu’elle procure un avantage stratégique. Contrairement à la propagande qui est sans rapport avec la notion de vérité (au contraire : plus elle colle à la vérité, plus elle est efficace), la désinformation n’a de sens que si elle persuade un nombre suffisant de gens de la vérité d’un événement, non seulement faux (cela, c’est simplement mentir), mais aussi fabriqué, truqué en vue d’un effet offensif.


    Le mot désinformation a longtemps été lié à un contexte de guerre froide. Annie Kriegel écrivait à l’époque :

    « Le terme de désinformation, comme d’autres aussi chanceux : nomenklatura, goulag, langue de bois, est tombé dans le domaine public, mais, de proche en proche, immergé dans des contextes de plus en plus dépourvus de rapports avec le contexte initial, celui constitué par le monde communiste, il risque de perdre tout contour et toute couleur, peut-être toute substance. Tantôt le voici gonflé au point de se trouver aspiré vers le ciel métaphysique du mensonge qui couvre de son ombre gigantesque les ténèbres du monde de la chute. … Tantôt le voici, plus raisonnablement, mais de manière encore trop extensive, qui s’identifie, sinon à l’humanité toute entière, du moins à l’humanité communiste. C’est en somme confondre la désinformation avec l’idéologie »

    Il faut rappeler que le mot était d’abord apparu dans des dictionnaires soviétiques pour désigner les mensonges que les capitalistes répandaient pour ternir l’image du socialisme radieux. Puis très vite, le terme est passé chez l’adversaire. La désinformation est devenue un manière de regrouper les mises en scène et campagne de dénigrement, vraisemblablement montées par le KGB, et imputant de faux crimes au monde occidental : faux activités de néo-nazis (qu’auraient toléré les «bellicistes» de RFA), faux carnets d’Hitler, fausses lettre de dirigeants de l’Otan ou des USA, fausse preuve que le Sida avait été fabriqué par des laboratoires de la CIA. À cette époque, c’est surtout la droite qui dénonce la désinformation communiste (liée à l’idée de « subversion »). On verra par la suite que ce procédé n’est nullement le monopole des régimes marxistes.

    On notera que la désinformation est surtout négative : elle vise essentiellement à attribuer des crimes ou des plans criminels à celui que l’on désire affaiblir, en faisant si possible révéler la chose par un journaliste « indépendant ».
    La désinformation suppose une mise en scène initiale destinée à accréditer le mensonge plus une utilisation intelligente de relais apparemment neutres.
    Exemple du premier procédé : lors du procès de Nuremberg, lorsque l’Urss de Staline accuse la Wehrmarcht vaincue d’avoir massacré des milliers d’officiers polonais à Katyn (un crime dont l’Armée Rouge était responsable) elle produit de fausses preuves : témoignages, balles allemandes…
    Exemple du second procédé : lorsque la même URSS veut disqualifier Kravchenko, qui révèle la nature régime soviétique, elle utilise non seulement les PC nationaux (eux ne faisaient pas de désinformation délibérée, ils étaient plutôt dans l’aveuglement idéologique), quelques compagnons de route mais aussi des agents payés (comme André Ullmann produisant des faux anti Kravchenko) qui cachent leur allégeance.

    En ce sens, certaines des affaires qui ont marqué l’après chute du Mur se plaçaient dans la tradition des « forgeries » de services secrets. On pense ici aux faux cadavres de Timisoara destinés à saler un peu plus l’addition de Ceaucescu (qui en avait pourtant beaucoup fait contre son peuple).

    Depuis la décennie 90, nous avons découvert que la désinformation n’était en aucun cas intrinsèquement liée au communisme. Dans la première et la seconde guerre du Golfe comme au moment de la guerre « humanitaire » du Kosovo, les imputations de crimes atroces et de plans diaboliques ont fonctionné suivant le même schéma : fausses « super-armes » de Saddam, fausses horreurs comme les couveuses de Koweit City que l’on disait délibérément débranchées par les soudards irakiens, faux génocide de Kosovars (certains journaux parlaient à l’époque de centaines de milliers de victimes), faux plans d’épuration ethnique des Serbes
    En attendant peut-être de nous débarrasser ce concept des années 50, la désinformation est à repenser. Autrefois la difficulté était de la situer entre la lutte idéologique opposant deux systèmes et les déformations et mésinformations journalistiques.

    Désormais, ce qu’il faut bien nommer désinformation avoisine trois domaines.

    • - Le domaine de la « sidération » agressive militaire. Il s’agit ici d’une infoguerre vraiment martiale avec ses psyops, opérations psychologiques, version « âge de l’information » de la guerre psychologique de papa. Cette stratégie-là se préoccupe aussi de « management de la perception », donc de proposer du « contenu », de faire circuler des informations sélectionnées en fonction de leur capacité d’influencer les « estimations » des acteurs dans un sens favorable à ses desseins. Sous cette phraséologie compliquée typique du Department Of Defense, se cachent des méthodes d’action sur les médias étrangers. Aux USA, la révélation de l’existence d’un « Office of Strategic Influence » a provoqué un scandale qui a abouti à sa fermeture en 2002 : cette officine avouait naïvement qu’elle aurait pu non seulement désinformer des opinions étrangères, mais aussi mentir à des Américains.
    • - Le domaine de la rumeur, de la e-rumeur, de la légende urbaine , et autres formes de prolifération, sur la Toile, de l’information anarchique, là encore, pas forcément fausse ou malicieuse. Les communautés d’internautes sont prêtes à reprendre et amplifier toute nouvelle sensationnelle qui ne provient pas des médias « officiels », toujours suspects. Les publicitaires découvrent la puissance du « marketing viral » pour répandre l’image positive de leurs produits. C’est encore plus vrai de rumeurs négatives et autres « hoaxes »: elles prolifèrent par milliers . La désinformation stricto sensu cohabite avec les virus, l’altération de données, le déni d’accès, qui consiste à sursaturer un système informatique, avec la prise de commande à distance sur des réseaux. La désinformation qui agit sur la croyance des victimes, c’est-à-dire sur leur interprétation du réel, voisine ainsi une quasi-désinformation ou anti-information : celle qui agit sur le fonctionnement des organisations et des systèmes.
    • Le domaine de l’économie, surtout celle que l’on disait nouvelle. Les faux sites, les opérations de dénigrement par forums Internet, pseudo associations, et pseudo scandales interposés, les révélations et pressions, composent l’arsenal de l’économie dite hypercompétitive . Une opération de désinformation peut viser à faire perdre à sa victime sa réputation, à faire baisser son action en Bourse ou tout simplement un temps de paralysie, crucial dans une économie « zéro délai » en flux tendus. D’où ce paradoxe : plus l’entreprise se dote de déontologues et de codes d’éthique, plus elle se veut citoyenne et responsable, plus elle est soumise au danger de telles opérations. Ici, la désinformation est à rapprocher de la déstabilisation, du risque informationnel. Et ce paradoxe-là pourrait bien peser lourd à l’avenir.


    Un autre élément qui change la pratique de la désinformation : le monde semble s’être peuplé de chasseurs de bobards. Avec le journalisme numérique, avec la possibilité de mettre en ligne des vidéos « démentant la version officielle » ou « révélant une opération de désinformation » la chasse à la désinformation et au trucage semble ouverte. Or, le problème est que le meilleur côtoie le pire en ce domaine.

    Le meilleur : la multiplication des sites sérieux d’analyse de l’information, le travail d’intelligence collective ou de vérification des sources qui permet souvent en quelques minutes de déceler une information fausse ou suspecte. Un exemple : après l’élection d’Ahmaninedjad, d’anciens otages de l’ambassade des États-Unis à Téhéran affirmèrent que le nouveau président de l’Iran était un de leurs anciens bourreaux, ils produisirent même une photo d’époque où le nouvel élu semblait bien apparaître avec vingt ans de moins. Quelques minutes plus tard, des amateurs avaient comparé des photos, mesuré des tailles, et ils démontraient qu’il ne s’agissait pas du même homme.

    Le pire : n’importe quel paranoïaque peut dénoncer les trucages de la presse « officielle », les expliquer par des complots du complexe militaro-industriel et révéler aux foules éblouies que les Américains n’ont jamais débarqué sur la lune, qu’il n’y a jamais eu d’avion lancé contre le Pentagone le 11 Septembre ou qu’il n’y avait aucun juif dans les Twin Towers.

    L’accusation de désinformation peut elle même être désinformante. Le conflit du Proche-Orient est un terrain de choix pour cette technique, d’autant qu’il existe un public pro-israélien et pro-palestinien prêt, dans nombre de pays, à croire les uns que toutes les accusations contre Tsahal sont honteusement truquées, les autres que la main du Mossad est partout et la presse occidentale toujours à son service.

    Le pire est qu’ils trouvent toujours un début de vérité, donc un début de trucage adverse, pour justifier leur attitude hypercritique.

    Deux exemples célèbres au début de la seconde Intifada. Lorsque le petit Mohamed Djura est tué par des balles israéliennes, il devient une icône dans tout le monde arabe. L’accusation de trucage ne tarde pas : les journalistes ont tout bidonné, c’est une balle palestinienne qui l’a atteint, l’opinion occidentale gobe n’importe quoi… Accusation portée comme par hasard par une association dont le dirigeant se révéla être un ancien du Mossad, et dont les tribunaux firent justice. Oui, mais quelques jours après la mort du petit Mohamed, Libération avait présenté une photo d’un malheureux Palestinien matraqué par un soldat de Tsahal. Mais cette fois-là, il se révéla que le « Palestinien » était en fait un touriste venu en Israël qui avait manqué d’être lynché par la foule, et que le soldat protégeait au contraire.

    Depuis, la compétition visant à dénoncer les mises en scènes adverses ne s’est pratiquement pas arrêtée (elle fut très vive pendant l’invasion israélienne du Sud Liban). Avec un « avantage » côté pro-israélien où il existe davantage de moyens (et de relais notamment dans les télévisions américaines) pour dénoncer le « Palywood » (comprenez, le cinéma, le Hollywood, des fausses victimes palestiniennes).

    Dernier élément : la crainte de la désinformation (d’ailleurs infiniment plus facile à l’image avec des procédés numériques) se nourrit de la révélation de quelques scandales journalistiques : articles truqués de Stephen Glass, Jayson Blair, Jack Kelley, fausse interview de Castro, fausses révélations sur les ADM irakiennes… ou tout dernièrement ce consultant français à Washington qui publiait des entretiens fictifs dans Politique Internationale...

    François-Bernard Huyghe (Huyghe.fr, 12 août 2011)

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  • Entre aliénation et répression...

    Nous reproduisons ci-dessous un très bon texte de Jean-Claude Michéa, cueilli sur le site Euro-synergies. Nous vous signalons au passage la parution au mois d'octobre, aux éditions Climats, du prochain livre de cet auteur, qui sera intitulé Le complexe d'Orphée

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    Le libéralisme : entre aliénation et répression

    « Le paradoxe constitutif des politiques libérales c’est qu’elles sont constamment amenées à intervenir sur la société civile, ne serait-ce que pour y enraciner les principes du libre-échange et de l’individualisme politique. Pour commencer, cela implique en général une politique de soutien permanent au marché dit "autorégulé", politique qui peut aller, comme on le sait, jusqu’à la fameuse "socialisation des pertes" (les classes populaires étant régulièrement invitées à éponger les dettes des banquiers imprévoyants ou des spéculateurs malchanceux). Mais un pouvoir libéral est également tenu de développer sans cesse les conditions d’une "concurrence libre et non faussée". Cela implique toute une politique particulièrement active de démantèlement des services publics et des différentes formes de protection sociale, officiellement destinée à aligner la réalité empirique sur les dogmes de la théorie universitaire. Enfin, et c’est l’essentiel, l’État libéral est logiquement contraint d’impulser une révolution culturelle permanente dont le but est d’éradiquer tous les obstacles historiques et culturels à l’accumulation du capital, et avant tout à ce qui en constitue aujourd’hui la condition de possibilité la plus décisive : la mobilité des individus, dont la forme ultime est la liberté intégrale de circuler sur le marché mondial. Marx avait remarquablement compris ce point lorsqu’il écrivait que la bourgeoisie, à la différence de toutes les classes dominantes antérieures, ne pouvait pas exister sans révolutionner constamment l’ensemble des rapports sociaux. C’est ainsi qu’Hubert Védrine rappelait récemment, dans un rapport officiel destiné au président Sarkozy, qu’un des principaux freins à la croissance était la "répugnance morale persistante" des gens ordinaires envers "l’économie de marché et son moteur, le profit". De telles déclarations sont naturellement monnaie courante chez les politiciens libéraux.

    Il y a peu, je lisais, par exemple, un rapport sur la situation en Birmanie, rédigé par des experts d’une des grandes institutions capitalistes internationales, et qui expliquait qu’une partie des difficultés rencontrées par les entreprises occidentales pour s’implanter en profondeur dans ce pays, tenaient au fait que la recherche du profit individuel et le désir de s’enrichir avaient encore trop peu de prise sur la paysannerie traditionnelle birmane. Ces missionnaires libéraux en concluaient tranquillement qu’il fallait contraindre ces populations à entrer dans la modernité en les amenant à rompre avec leur mentalité archaïque et "conservatrice". Toutes ces contraintes pratiques conduisent donc un pouvoir libéral à mettre en place des politiques extrêmement interventionnistes (au premier rang desquelles une "modernisation" permanente de l’école destinée à l’ouvrir au «monde extérieur» et à l’adapter aux nouvelles réalités de l’économie mondiale). On sait du reste que, sans le concours déterminant des gouvernements de l’époque (gouvernements dont il n’est pas inutile de rappeler que, dans le cas européen, ils étaient majoritairement de gauche), les conditions techniques et politiques de la globalisation capitaliste n’auraient jamais pu être réunies. Il est donc clair que la logique réelle de l’État libéral le conduit toujours à se faire beaucoup plus interventionniste que ses dogmes officiels ne le prétendent. […]

    De nos jours, il devrait être évident aux yeux de tous que la production massive de l’aliénation trouve désormais sa source et ses points d’appui principaux dans la guerre totale que les industries combinées du divertissement, de la publicité et du mensonge médiatique livrent quotidiennement à l’intelligence humaine. Et les capacités de ces industries à contrôler le "temps de cerveau humain disponible" sont, à l’évidence, autrement plus redoutables que celles du policier, du prêtre ou de l’adjudant qui semblent tellement impressionner la nouvelle extrême gauche. Critiquer le rôle de l’État libéral contemporain sans mesurer à quel point le centre de gravité du système capitaliste s’est déplacé depuis longtemps vers les dynamiques du marché lui-même, représente par conséquent une erreur de diagnostic capitale. Erreur dont je ne suis malheureusement pas sûr qu’elle soit seulement d’origine intellectuelle. Focaliser ainsi son attention sur les seuls méfaits de l’«État policier» (comme si nous vivions au Tibet ou en Corée du Nord et que le gouvernement de M. Sarkozy était une simple réplique de l’ordre vichyssois) procure des bénéfices psychologiques secondaires trop importants pour ne pas être suspects. Cette admirable vigilance ne présente pas seulement l’avantage, en effet, de transformer instantanément ses pratiquants en maquisards héroïques, seraient-ils par ailleurs sociologues appointés par l’État, stars du showbiz, maîtres de conférences à la Sorbonne ou pensionnaires attitrés du cirque médiatique. Elle leur permet surtout de ne pas trop avoir à s’interroger, pendant ce temps, sur leur degré d’implication personnelle dans la reproduction du mode de vie capitaliste, autrement dit sur leur propre rapport réel et quotidien au monde de la consommation et à son imaginaire. Il serait temps, en somme, de reconnaître que de nos jours, et pour paraphraser Nietzsche, c’est le spectacle lui-même qui est devenu la meilleure des polices. […]

    On sait par exemple que, dans les pays occidentaux, près de 70% des achats opérés par les parents le sont désormais sous la pression morale et psychologique de leurs propres enfants. Cela signifie que le dressage marchand de la jeunesse s’est révélé si efficace qu’une grande partie de cette dernière a déjà tranquillement accepté d’être l’œil du système à l’intérieur de la sphère familiale. Et un nombre non négligeable de parents (généralement de gauche) a visiblement appris à vivre sans sourciller sous la surveillance impitoyable de ces nouveaux gardes rouges. Quand le pouvoir des images a acquis une telle efficacité, il devrait donc être universellement admis que l’assujettissement des individus au système libéral doit, à présent, beaucoup moins à l’ardeur répressive du policier ou du contremaître qu’à la dynamique autonome du spectacle lui-même. Or le moins que l’on puisse dire, c’est que nous sommes encore très loin d’une telle prise de conscience collective comme en témoigne, entre mille autres exemples, le fait que toute interrogation critique sur les dogmes de l’éducation libérale (à l’école comme dans la famille) est devenue depuis longtemps une question taboue chez la plupart des militants de gauche.

    Parvenus à ce point, il est donc inévitable d’affronter enfin la question des questions : comment un tel retournement politique et culturel a-t-il pu avoir lieu ? Ou, si l’on préfère : par quelle dialectique mystérieuse la gauche et l’extrême gauche contemporaines en sont-elles venues à reprendre aussi facilement à leur compte les exigences les plus fondamentales de la logique libérale, depuis la liberté intégrale de circuler sur le marché mondial jusqu’à l’apologie de principe de toutes les transgressions concevables ? Il est certain que la clé de cette énigme doit d’abord être recherchée dans les mutations économiques, culturelles et psychologiques du capitalisme lui-même. »

     

    Jean-Claude Michéa, interviewé par A Contretemps n°31, mai 2009

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  • La droite et le libéralisme...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte de Pierre Le Vigan, cueilli sur le site Europe Maxima et consacré  aux rapports entretenu par les droites, dans leur diversité, avec l'idéologie libérale.

     

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    La droite et le libéralisme

     

    Maurras rappelle une réticence classique des droites vis-à-vis du libéralisme quand il énonce : « la liberté de qui ? la liberté de quoi ? c’est la question qui est posée depuis cent cinquante ans au libéralisme. Il n’a jamais pu y répondre » (Maurras, Dictionnaire politique et critique, 1938). Pour comprendre cette réticence, il faut remonter aux origines de la droite.

    Août – septembre 1789 : à l’occasion du débat constitutionnel, les partisans du veto absolu (et non suspensif) du roi se situent à droite de l’assemblée. À gauche se placent les partisans d’un pouvoir royal faible. Dans le même temps, une partie des droites se prononce en faveur d’une constitution à l’anglaise fondée sur le bicaméralisme. De quoi s’agit-il ? Exactement de deux rapports très différents au libéralisme, et qui concernent dés l’origine les familles politiques qui se situent « à droite ». Être partisan d’un veto royal absolu signifie refuser l’autorité venue « d’en bas », c’est-à-dire du Parlement. C’est, d’emblée, défendre une conception transcendante du pouvoir, et considérer, avec Joseph de Maistre, qu’on ne peut « fonder l’État sur le décompte des volontés individuelles ». À l’inverse, être partisan du bicaméralisme signifie se méfier du peuple tout autant que du pouvoir. Tout en ayant comme point commun l’opposition à la toute-puissance de l’Assemblée constituante, ce sont là deux façons très différentes d’être « à droite ». Le paysage se complique plus encore en prenant en compte les arrière-pensées de chaque position.

    Si le bicaméralisme est l’expression constitutionnelle assez claire d’un souci d’alliance ou de compromis entre la bourgeoisie montante et l’aristocratie déclinante, par contre, la revendication d’un pouvoir royal fort peut – et c’est une constante de l’histoire des familles politiques de droite – se faire en fonction de préoccupations non seulement différentes mais contradictoires : s’agit-il de donner au roi les moyens de liquider au profit de la bourgeoisie les pouvoirs nobiliaires qui s’incarnaient dans les anciens parlements, ou au contraire s’agit-il de pousser le roi à s’arc-bouter sur la défense de ces privilèges nobiliaires, ou bien encore de nouer une nouvelle alliance entre roi et  peuple contre la montée de la bourgeoisie ? De même, le bicaméralisme a pour préoccupation d’affaiblir le camp des « patriotes » (c’est-à-dire de la gauche), et rencontre donc des soutiens « à droite ». Pour autant, est-il « de droite » dans la mesure où il relève d’une  méfiance devant tout principe d’autorité ? En tant que moyen d’empêcher la toute-puissance de l’Assemblée constituante, ne relève-t-il pas indiscutablement du libéralisme, c’est-à-dire d’une attitude moderne qu’exècrent une grande partie des droites ?

    Cette attitude moderne a ses racines, comme l’a bien vu Benjamin Constant, dans un sens différent de la liberté chez les Anciens et les Modernes. Le bonheur étant passé dans le domaine privé, et étant, sous cette forme, devenu « une idée neuve en Europe » (Saint-Just), la politique moderne consiste à ne pas tout attendre de l’action collective. La souveraineté doit ainsi être limitée, ce qui va plus loin que la simple séparation des pouvoirs. « Vous avez beau diviser les pouvoirs : si la somme totale du pouvoir est illimitée, les pouvoirs divisés n’ont qu’à former une coalition et le despotisme est sans remède » (Benjamin Constant). Tel est le principe de fond du libéralisme : la séparation tranchée des sphères privées et publiques. Conséquence : la crainte du pouvoir en soi. Car dans le même temps, la désacralisation du monde aboutit à ce que chacun estime – comme l’avait vu Tocqueville, avoir « un droit absolu sur lui-même », par déficit de sentiment de  participation à la totalité du monde. En sorte que la volonté souveraine ne peut sortir que de « l’union des volontés de tous ». La réunion des conditions d’une telle unanimité étant à l’évidence difficile, – ou dangereuse – le libéralisme y supplée en affirmant le caractère « naturel » – et par là indécidable – de toute une sphère de la vie sociale : la sphère économique, celle de la production et reproduction des conditions de la vie matérielle. Rien de moins.

    Un tel point de vue par rapport à l’économie et aux rapports de travail dans la société n’est caractéristique que de l’une des droites – une droite qui n’est pas « née » à droite mais qui a évolué vers le freinage d’un mouvement qu’elle avait elle-même contribué à engendrer. C’est en quelque sorte la droite selon le « droit du sol » contre la droite selon le « droit du sang ». Relève de la première l’homme politique et historien François Guizot, valorisant la marche vers le libéralisme avant 1789, mais cherchant à l’arrêter à cette date. C’est la droite orléaniste. Les autres droites, celles qui le sont par principe – et parce qu’elles croient aux principes  – prônent l’intervention dans le domaine économique et social. « Quant à l’économie, on ne saurait trop souligner combien le développement d’une pensée sociale en France doit à la droite, remarque François Ewald. […] Il ne faut pas oublier que les premiers critiques de l’économie bourgeoise et des méfaits du capitalisme ont été des figures de droite (Villeneuve de Barjemont, Sismonde de Sismondi) (1). »

    Cette critique des sociétés libérales par certaines droites n’est pas de circonstance. Elle s’effectue au nom d’une autre vision  de l’homme et de la société que celle des libéraux. « Il y a une sociologie de droite, précise encore François Ewald, peut-être occultée par la tradition durkheimienne, dont Frédéric Le Play est sans doute avec Gabriel de Tarde le représentant le plus intéressant ». La pensée anti-libérale de droite est, de fait, jalonnée par un certain nombre d’acteurs et de penseurs importants. Joseph de Maistre et Louis de Bonald voient dans l’irréligion, le libéralisme, la démocratie des produits de l’individualisme. Le catholique Bûchez (1796 – 1865), pour sa part,  défend les idées de l’association ouvrière par le biais du journal L’Atelier. Le Play, de son côté, critique « les faux dogmes de 1789 » : la perfection originelle de l’homme (qui devrait donc être restaurée), sa liberté systématique, l’aspiration à l’égalité comme droit perpétuel à la révolte. La Tour du Pin, disciple de Le Play, critique la séparation (le « partage ») du pouvoir, considérant que celui-ci doit s’incarner dans un prince, mais propose la limitation du pouvoir et la consultation de la société (civile) notamment par la représentation corporative : le refus du libéralisme n’équivaut pas à une adhésion automatique à l’autoritarisme.

    Par contre, le refus d’une société réduite à des atomes individuels est une constante de la pensée de droite, de l’école contre-révolutionnaire aux divers traditionalismes. Maurras a défendu l’idée, dans ses Réflexions sur la révolution de 1789, que la loi Le Chapelier interdisant l’organisation des travailleurs était un des actes les plus néfastes de la Révolution. Il établit un lien entre celle-ci et le libéralisme pour, tous les deux, les condamner. « L’histoire des travailleurs au XIXe siècle, écrit Maurras, se caractérise par une ardente réaction du travailleur en tant que personne à l’encontre de son isolement en tant qu’« individu », isolement imposé par la Révolution et maintenu par le libéralisme (2). » Thierry Maulnier résumait de son côté l’opinion d’une Jeune Droite composante essentielle des « non-conformistes de années Trente » en écrivant : « Il devait être réservé à la société de structure libérale d’imposer à une catégorie d’individus un mode de dépendance qui tendait, non à les attacher à la société, mais à les en exclure (3) ».

    L’Espagnol José Antonio Primo de Rivera formulait un point de vue largement répandu dans la droite française extra-parlementaire quand il évoquait, en 1933, la signification du libéralisme économique. « L’État libéral est venu nous offrir l’esclavage économique, en disant aux ouvriers : vous êtes libres de travailler; personne ne vous oblige à accepter telle ou telle condition. Puisque nous sommes les riches, nous vous offrons les conditions qui nous conviennent; en tant que citoyens libres, vous n’êtes pas obligés de les accepter; mais en tant que citoyens pauvres, si vous ne les acceptez pas, vous mourrez de faim, entourés, bien sûr, de la plus haute dignité libérale. »

    Les critiques à l’égard du libéralisme énoncées par une partie des droites sont parallèles à celles énoncées d’un point de vue catholique par Louis Veuillot, puis par René de La Tour du Pin et Albert de Mun, promoteurs des Cercles catholiques d’ouvriers, qui furent confortés par l’encyclique Rerum Novarum (1891), mais dont les positions annonçaient avec cinquante ans d’avance celles de Divini Redemptoris (1937). C’est à ce moment que se met en forme, à droite (avec Thierry Maulnier, Jean-Pierre Maxence, Robert Francis, etc.), une critique du productivisme complémentaire de la critique du libéralisme. La Jeune Droite rejoignait sur ce point la critique d’auteurs plus inclassables (Drieu La Rochelle, Robert Aron, Arnaud Dandieu, …).

    Si l’anti-productivisme, comme l’anti-économisme (celui par exemple de la « Nouvelle Droite » du dernier quart du XXe siècle) apparaissent par éclipse à droite, la condamnation du libéralisme est le noyau commun de la pensée de droite. Caractéristique dans sa banalité droitière même est le propos de Pierre Chateau-Jobert : « Le libéralisme, écrit-il, […] a pris la liberté pour seule règle. Mais pratiquement, c’est le plus fort, ou le moins scrupuleux, ou le plus riche, qui est le plus “ libre ”, puisqu’il a le plus de moyens (4) ». Droitiste d’une envergure plus considérable, Maurice Bardèche ira jusqu’à déclarer que, comme Jean-Paul Sartre, il « préfère la justice à la liberté ».

    Cette conception de la liberté comme toujours subordonnée à d’autres impératifs explique que la droite soit à l’origine de nombreuses propositions sociales. En 1882, Mgr Freppel demande la création de retraites ouvrières. En 1886, Albert de Mun propose la limitation de la journée de travail à dix heures et, en 1891, demande la limitation du travail des femmes et des enfants. En 1895, le même de Mun demande que soit reconnue aux syndicats la possibilité de posséder de biens à usage collectif. En 1913, Jean Lerolle réclame l’instauration d’un salaire minimum pour les ouvrières à domicile (5).

    Les projets de réorganisation des rapports sociaux de Vichy (la Charte du travail soutenue par nombre de syndicalistes) comportent  de même des aspects socialement protecteurs. Enfin, la difficulté de réaliser des transformations sociales qu’a montré l’expérience de gauche de 1981 à 1983 permet de réévaluer les projets de participation et de « troisième voie » du Général de Gaulle et de certains de ses soutiens venus de la droite radicale comme Jacques Debu-Bridel, d’ailleurs anciens du Faisceau de Georges Valois.

    La critique du libéralisme par la droite – hormis le courant orléaniste -, concerne tout autant l’économie que le politique. Le parlementarisme, expression concrète du libéralisme politique selon la droite est, jusqu’à l’avènement de la Ve République, accusé de fragmenter l’expression de la souveraineté nationale, et de la soumettre aux groupes de pression. Pour Barrès, « le parlementarisme aboutit en fait à la constitution d’une oligarchie élective qui confisque la souveraineté de la nation ». D’où sa préférence pour le plébiscite comme « idée centrale constitutive » : « le plébiscite reconstitue cette souveraineté parce qu’il lui donne un mode d’expression simple, le seul dont elle puisse s’accompagner ».

    De son côté, Déroulède précise : « Vouloir arracher la République au joug des parlementaires, ce n’est pas vouloir la renverser, c’est vouloir tout au contraire instaurer la démocratie véritable ». Péguy, pour sa part, dénonce en 1902 le parlementarisme comme une « maladie ». Trente années plus tard, André Tardieu (1876 – 1945), chef d’une droite modernisatrice de 1929 à 1936, créateur des assurances sociales, député de Belfort (ville se dotant souvent de députés originaux), auteur de La révolution à refaire voit dans le parlementarisme « l’ennemi de la France éternelle ». Dans un contexte singulièrement aggravé, et énonçant le point de vue de la « Révolution nationale », Charles-Emmanuel Dufourcq, dans Les redressements français (6) concentre aussi ses attaques contre le parlementarisme et l’autorité « venue d’en-bas » comme causes, tout au long de l’histoire de France, des affaiblissements dont le pays n’est sorti que par le recours à l’autorité indiscutée d’un roi, d’un Napoléon ou d’un Pétain. Il manifestait ainsi une remarquable continuité – ou une étonnante absence d’imagination selon le point de vue – avec les tendances théocratiques de la Contre-Révolution.

    En revanche, plus marginaux sont les secteurs de la droite qui se sont sentis concernés par la critique du parlementarisme effectuée par le juriste Carré de Malberg, qui inspirera René Capitant et les rédacteurs de la Constitution de 1958.  Dès le XIXe siècle, aussi bien la droite dans ses composantes non-orléanistes que la gauche des démocrates et des socialistes – de Ledru-Rollin à Proudhon – sont en porte à faux par rapports aux mythes fondateurs de la modernité française. « L’objectif de 1789 […] consiste, indique Pierre Rosanvallon, à démocratiser, “ politiquement ”, le système politique, qui est d’essence absolutiste, et à libéraliser, “ sociologiquement ”, la structure sociale, qui est d’essence féodale (7) ».

    La difficulté du processus tient dans sa simultanéité (et c’est la différence avec l’Angleterre). D’un côté, la gauche socialiste veut « républicaniser la propriété » (Jules Guesde), de l’autre, une certaine droite met en cause « les responsabilités des dynasties bourgeoises » (Emmanuel Beau de Loménie) et le libéralisme qui les a laissé prendre tant de place. Rien d’étonnant à ce que des convergences apparaissent parfois (le Cercle Proudhon avant 1914, les planistes et « non-conformistes des années Trente », le groupe Patrie et Progrès au début de la Ve République, …).

    En effet, pour toute la période qui va du milieu du XIXe siècle à nos jours, la distinction proposée par René Rémond en 1954 entre trois droites, légitimiste, orléaniste, bonapartiste, apparaît peu adaptée. D’une part, l’appartenance du bonapartisme à la droite est très problématique : c’est un centrisme césarien. D’autre part, l’orléanisme est écartelé dès son origine entre conservatisme et libéralisme : conservatisme dont François Guizot est une figure centrale, qualifiée par Francis-Paul Benoît de « conservateur immobile, donc non libéral (8) », le libéralisme étant représenté, plus que par les économistes « classiques », par les saint-simoniens modernistes ralliés à Napoléon III.

    À partir de 1870, le clivage qui s’établit, « à droite », oppose, plutôt que les trois droites de la typologie de René Rémond, une droite radicale (radicalement de droite, et non conjoncturellement radicalisée), voire une « droite révolutionnaire » (Zeev Sternhell) en gestation, et une droite libérale-conservatrice. L’organisation d’une « droite » libérale au plan économique, conservatrice au plan politique est en effet ce qui permet après le Second Empire le passage, sinon sans heurts, du moins sans révolutions de la France dans l’univers bourgeois et capitaliste. C’est à l’évidence à cette droite que pensait un jour François Mitterrand disant : « la droite n’a pas d’idées, elle n’a que des intérêts ». C’est la droite comme la désigne désormais le sens commun.

    Entre la droite révolutionnaire (forme extrême de la droite radicale) et la droite libérale (qui n’est conservatrice que dans la mesure où un certain conservatisme, notamment moral, est le moyen de faire accepter le libéralisme), la vision de la politique est toute différente. Du point de vue libéral, dans la mesure où la souveraineté ne peut venir que du consensus, le champ de la « naturalité » économique et sociale doit être étendu le plus possible. À la suite des penseurs libéraux français comme Bastiat, Hayek affirme que « le contrôle conscient n’est possible que dans les domaines où il est vraiment possible de se mettre d’accord » (ils ne sont évidemment pas très nombreux).

    Tout autre est l’attitude du radicalisme de droite (appelé souvent « extrême droite » avec de forts risques de contresens). Jean-François Sirinelli, coordinateur d’une Histoire des droites en France (9), remarque que « l’extrême droite aspire rien moins qu’à un état fusionnel de la politique ». Certes. En d’autres termes, elle aspire à retrouver – ou à inventer – un critère d’indiscutabilité du principe d’autorité, et du lien social lui-même. Conséquence : cette droite radicale tend à ne pas décliner son identité comme celle d’une droite, s’affirmant « ni de droite, ni de gauche » (Barrès, Valois, Bertrand de Jouvenel, Doriot, les hommes des Équipes d’Uriage, le Jean-Gilles Malliarakis des années 80, …), ou encore « simultanément de droite et de gauche » (la « Nouvelle Droite »).

    La difficulté de caractériser la droite par des idées à amener certains analystes comme Alain-Gérard Slama à essayer de la définir par un tempérament. Celui-ci consisterait, selon Slama, dans la recherche du compromis. Cette hypothèse ne fait que souligner l’existence de deux droites, une droite libérale, et la droite radicale, que presque tout oppose. Si la première recherche effectivement les accommodements, la droite radicale se caractérise plutôt par la recherche d’un dépassement synthétique des contradictions du monde moderne. À divers égards, sous des formes et à des niveaux très différents, c’est ce qui rassemble Le Play, Péguy, Bernanos, Drieu la Rochelle, Charles de Gaulle. Dépassement des contradictions de la modernité : vaste programme que ces hommes – pas toujours « à droite », mais sans doute « de droite » – n’ont jamais envisagé de mettre en œuvre par des moyens par principe libéraux.

     

    Pierre Le Vigan

     

    Notes

     

    1 : François Ewald, Le Magazine littéraire, « La droite. Idéologies et littérature », décembre 1992.

    2 : cité dans Thomas Molnar, La Contre-Révolution, La Table Ronde, 1981.

    3 : Thierry Maulnier, Au-delà du nationalisme, Gallimard, 1938, p. 153.

    4 : Pierre Chateau-Jobert, Manifeste politique et social, Diffusion de la pensée française, 1973.

    5 : Cf. Charles Berrias et Michel Toda, Enquête sur l’histoire, n° 6, 1992, p. 13.

    6 : Charles-Emmanuel Dufourcq, Les redressements français, Lardanchet, 1943.

    7 : François Furet, Jacques Julliard, Pierre Rosanvallon, La République du centre. La fin de l’exception française, Calmann-Lévy, 1988.

    8 : Francis-Paul Benoît, Les idéologies politiques modernes. Le temps de Hegel, P.U.F., 1980, p. 314.

    9 : cf. Histoire des droites en France, Gallimard, trois volumes, 1992.

    [Le présent article, remanié pour Europe Maxima, est paru dans Arnaud Guyot-Jeannin (sous la direction de), Aux sources de la droite, L’Âge d’Homme, 2000.]

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