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Textes - Page 16

  • Tout s'accélère !...

     

    Nous reproduisons ci-dessous un texte de Pierre Le Vigan consacré à la dictature de l'urgence dans nos sociétés...

     

     

    pierre le vigan, urgence, vitesse, accélération, tyrannie, dictature,

     

     

    Tout s’accélère : la maladie de l’urgence

    Tout s’accélère. Nous mangeons de plus en vite. Nous changeons de modes vestimentaires de plus en plus vite. L’obsolescence de nos objets quotidiens (téléphone mobile, Ipad, ordinateur, etc) est de plus en plus rapide. Nous envoyons de plus en plus de mails, ou de SMS. Nous lisons de plus en plus d’informations en même temps (ce qui ne veut pas dire que nous les comprenons). Nous parlons de plus en plus vite : + 8% de mots à la minute entre l’an 2000 et 2010. Nous travaillons peut-être un peu moins mais de plus en plus vite – conséquence logique de la RTT. Les détenteurs d’actions en changent de plus en plus souvent : la durée moyenne de possession d’une action sur le marché de New York est passée de 8 ans en 1960 à moins d’un an en 2010. Nous imaginons et produisons des voitures de plus en plus vite. Nous zappons d’un film à l’autre de plus en plus vite : les films ne durent même pas une saison, parfois moins d’un mois. Ils passent sur support DVD de plus en plus rapidement après leur sortie en salle, parfois presque en même temps. Les films anciens (qui n’ont parfois que 3 ans) que l’on peut encore voir en salles diminuent à grande vitesse : l’oubli définitif va de plus en plus vite. C’est ce que Gilles Finchelstein a bien analysé sous le nom de La dictature de l’urgence (Fayard, 2011). L’urgence va avec la profusion, la juxtaposition des divers plans du vécu et la dissipation. Dans le même temps que la durée de vie des films est de plus en brève, pour laisser la place à d’autres, le nombre de plans par films s’accélère – et est quasiment proportionnel à la médiocrité des films. Conséquence : les plans longs sont de moins en moins nombreux. Et… de plus en plus court ! 3 secondes cela commence à être beaucoup trop long. Il se passe de plus en plus de choses à la fois dans les feuilletons : comparons Plus Belle La Vie (PBLV pour faire vite) à « Le 16 à Kerbriant (1972) ». Paul Valéry écrivait : «L'homme s'enivre de dissipation : abus de vitesse, abus de lumière, abus de toxiques, de stupéfiants, d'excitants, abus de fréquences dans les impressions, abus de diversités, abus de résonances, abus de facilités, abus de merveilles. Toute vie actuelle est inséparable de ces abus.» (Variété, 1924).

     

    Il y a plus de 50 ans, André Siegfried de son coté analysait « l’âge de la vitesse » dans Aspects du XXe siècle (Hachette, 1955). Il soulignait que la vitesse des bateaux avait été multipliée par 5 avec la vapeur remplaçant la voile. Que ne dirait-il quand aux progrès de la capacité de stockage et de calcul de nos ordinateurs ! Mais la vitesse peut être un vice : le « seul vice nouveau du XXe siècle » avait dit Paul Morand. «  L'homme résistera t-il en à l'accroissement formidable de puissance dont la science moderne l'a doté ou se détruira-t-il en le maniant? Ou bien l'homme sera-t-il assez spirituel pour savoir se servir de sa force nouvelle? » s’interrogeait encore Paul Morand (Apprendre à se reposer, 1937).  

    Elle nous fait bouger de plus en plus vite, ou surtout, elle nous fait croire que ce qui est bien c’est de bouger de plus et plus, et de plus en plus vite. En cherchant à aller de plus en plus vite, et à faire les choses de plus en rapidement, l’homme prend le risque de se perdre de vue lui-même. Goethe écrivait : « L’homme tel que nous le connaissons et dans la mesure où il utilise normalement le pouvoir de ses sens est l’instrument physique le plus précis qu’il y ait au monde. Le plus grand péril de la physique moderne est précisément d’avoir séparé l’homme de ses expériences en poursuivant la nature dans un domaine où celle-ci n’est plus perceptible que par nos instruments artificiels. »

    Notre société malade de l'urgence

    Nos enfants sont les enfants de l'urgence. Et tout simplement parce que nous-mêmes sommes fils et filles de l'urgence. Et ce sentiment d’urgence va avec la vitesse. Si c’est grave, et il n’y a pas d’urgence sans gravité, alors, il faut réagir tout de suite. De nos jours, explique la sociologue et psychologue Nicole Aubert, l'homme doit réagir aux événements "en temps réel". Au moment même. Plus encore, même quand il « ne se passe rien », il est sommé d'être "branché", connecté avec le monde, au cas où il se passerait quelque chose. Une urgence par exemple. L’homme est mis en demeure de provoquer des micro-événements sans quoi il ne se sent pas vivre. Il s’ennuie. De ce fait, ce ne sont pas seulement les machines, c'est l'homme lui-même qui vit "à flux tendu". La durée, qui suppose l'endurance, a été remplacée par la vitesse, qui répond à une supposée urgence. Mais cette vitesse n'a pas une valeur optimum, c'est l'accélération qui est requise. La bonne vitesse c’est la vitesse supérieure à celle d’hier. De même qu’un ordinateur performant ce n’est pas un ordinateur qui suffit à mes besoins c’est un ordinateur plus performant que les autres et en tout cas plus performant que ceux du trimestre dernier. Il y a dans ce culte de l’urgence et de la vitesse – ce n’est pas la même chose mais cela va ensemble - une certaine ivresse.

     

    « L’expérience majeure de la modernité est celle de l’accélération » écrit Hartmut Rosa (Accélération. Une critique sociale du temps, la Découverte, 2010). Nous le savons et l’éprouvons chaque jour : dans la société moderne, « tout devient toujours plus rapide ». Or le temps a longtemps été négligé dans les analyses des sciences sociales sur la modernité au profit des processus de rationalisation ou d’individualisation. C’est pourtant le temps et son accélération qui, aux yeux de Hartmut Rosa, permet de comprendre la dynamique de la modernité. Pour ce faire, nous avons besoin d’une théorie de l’accélération sociale, susceptible de penser ensemble l’accélération technique (celle des transports, de la communication, etc.), tout comme l’accélération du changement social (des styles de vie, des structures familiales, des affiliations politiques et religieuses) et l’accélération du rythme de vie, qui se manifeste par une expérience de stress et de manque de temps. La modernité tardive, à partir des années 1970, connaît une formidable poussée d’accélération dans ces trois dimensions. Au point qu’elle en vient à menacer le projet même de la modernité : dissolution des attentes et des identités, sentiment d’impuissance, « détemporalisation » de l’histoire et de la vie, etc. L’instantanéisme tue la notion même de projet, fut-il moderne. « En utilisant l’instantanéité induite par les nouvelles technologies, la logique du Marché, avec ses exigences, a donc imposé sa temporalité propre, conduisant à l’avènement d’une urgence généralisée. » note Nicole Aubert (Le culte de l’urgence, Flammarion, 2004 ; L’individu hypermoderne, Eres, 2004). 

    Hartmut Rosa montre que la désynchronisation des évolutions socioéconomiques et la dissolution de l’action politique font peser une grave menace sur la possibilité même du progrès social. Déjà Marx et Engels affirmaient ainsi que le capitalisme contient intrinsèquement une tendance à « dissiper tout ce qui est stable et stagne ». Dans Accélération, Hartmut Rosa prend toute la mesure de cette analyse pour construire une véritable « critique sociale du temps » susceptible de penser ensemble les transformations du temps, les changements sociaux et le devenir de l’individu et de son rapport au monde. » 

    L’ivresse de la vitesse fait même que la figure tutélaire de notre société est la personnalité borderline, une personnalité qui recherche toujours l'extrême intensité dans chaque instant. Mais la contrepartie de cette recherche est la fragilité : la désillusion, le dégrisement douloureux, l’atonie, la désinscription dans une durée qui ne fait plus sens parce qu'elle n'a jamais été la durée d'un projet et que l'intensité ne peut suppléer à tout. C'est pourquoi on peut analyser certaines maladies de l'âme comme des réponses plus ou moins conscientes à une pression du temps social vécue comme excessive (Nicole Aubert, Le culte de l'urgence. La société malade du temps, Flammarion, 2003).

     

    La dépression, une stratégie de ralentissement du temps ?  

    Ainsi la dépression est-elle en un sens une stratégie de ralentissement du temps. L'homme dépressif succède à l'homme pressé - celui-ci dans tous les sens du terme, pressé de faire les choses et pressé comme un citron. Le dépressif se donne du temps - et c'est sans doute cela aussi que Pierre Fédida désignait, paradoxalement, comme "les bienfaits de la dépression". Bien évidemment cette solution n'est pas satisfaisante si elle perdure, car le dépressif mélancolique souffre d'un temps sans histoire personnelle possible, par sentiment de perte irrémédiable et de destruction de son estime de soi. La cassure de l'"élan personnel" du mélancolique lui interdit de produire sa temporalité propre. La dépression ou la griserie passagère, toujours à réactiver, du psychopathe borderline, tels sont ainsi les deux effets du culte de l'urgence. 

    L'ensemble de notre société et de ses dirigeants est pris dans cette obsession d’une temporalité « en temps réel », c'est-à-dire d'un temps de l'action sans délai de transmission. Action sans médiation. C’est une fausse temporalité. C'est un instantanéisme ou encore un présentisme. Les plans d'urgence fleurissent, élaborées eux-mêmes dans l'urgence. Les lois d’urgence aussi : sur les Roms, sur les étrangers délinquants, sur le logement, sur des sujets aussi techniques que la suppression du tiers payant quand on refuse un médicament générique (Rousseau, reviens, ils ont oublié la grandeur de la Loi), etc. De là un "mouvementisme" (Pierre-André Taguieff), puisqu'il s'agit de toujours "coller" à un présent par définition changeant. Aussi, au culte de l'urgence doit succéder un réinvestissement du temps dans son épaisseur. Il est temps de réencastrer l'instant dans le temps du projet et de la maturation. "Il est temps qu'il soit temps" dit Paul Celan (Corona). Par principe, le temps est « ce qui nous manque ». C’est la condition humaine. « L’art a besoin de ce temps que je n’ai pas » dit Paul Valéry.

     

    Résister à l’urgence

     

    L’urgence ? Réagir dans l’urgence, c’est souvent la catastrophe. « Au nom de l’urgence », c’est le titre d’un film d’Alain Dufau (1993) sur la construction, très vite et trop vite, des grands ensembles HLM dans les années 50 à 70 (cf. <Voir et agir> et <Politis> : Au nom de l’urgence). Au nom de l’urgence, ce pourrait aussi être le nom d’un reportage sur la folie de l’immigration décidée par le grand patronat et les gouvernements qui lui étaient et lui sont inféodés à partir de 1975. (Hervé Juvin, Immigration de peuplement, realpolitik.tv). Immigration décidée pour fournir, très vite, de la main d’œuvre pas cher au patronat des trusts et pour tirer tous les salaires, y compris bien sûr ceux des Français, vers le bas. Au nom de l’urgence, c’est la réaction de Sarkozy et de presque toute la classe politico-médiatique face à la répression rugbyllistique des agitations et rebellions (armées) en Libye par Mouammar Kadhafi. Réaction inconsidérée et épidermique. En urgence et à grande vitesse c’est même ainsi que l’on décide de la construction ou non de lignes de train à grande vitesse, dites TGV.

     Un nouveau dictionnaire des idées reçues de Flaubert dirait donc peut-être : « Urgence. Répondre à. » Répondre en urgence à la question du mal-logement par exemple. Avec… des logements d’urgence. Erreur. La bonne réponse est : « Résister à. » Il faut (il faudrait !) résister à l’urgence. Mais ce n’est pas si simple. La preuve : en tapant sur un célèbre moteur de recherche « résister » et « urgence », vous n’obtenez guère de réponses sur le thème « il faut résister à l’urgence, au diktat de l’urgence, et voici comment » mais beaucoup de réponses du type « Il est urgent de résister » ! Ce qui n’est pas du tout la même chose et est même le contraire. 0r s’il est parfois nécessaire de résister (à bien des choses d’ailleurs) il est plus nécessaire encore de comprendre à quoi l’on devrait résister, pourquoi on en est arrivé là, et comment résister de manière efficace – ce qui nécessite en général de prendre un peu de temps. Le contraire de réagir dans l’urgence. 

    Les techniques proliférantes nous imposent l’immédiateté. Difficile de répondre à Nicolas Gauthier que son courrier nous demandant pour jeudi au plus tard un papier sur l’urgence est arrivé trop tard, pour cause d’un accident de cheval au relais de poste. Dans le même temps, nous vivons de plus en plus vieux mais sommes de plus en plus angoissés par l’avenir, par le temps, et surtout par… la peur du manque de temps. Jacques André, professeur à l’Université Paris-Diderot, a appelé cela Les désordres du temps (PUF, 2010). L’immédiateté en est un des aspects, la frénésie de « ne pas perdre son temps » en est un autre aspect : elle amène à aller vite, à faire plein de choses en peu de temps, voire… en même temps, à rencontrer plein de nanas parce que le temps est compté, à être tout le temps « surbooké » sans guère produire de choses définitives ni même durables. Nicole Aubert écrit : « Pour les drogués de l’urgence, atteindre le but fixé, s’arrêter, c’est l’équivalent de la mort. On le voit très bien dans les séries télévisées qui ont actuellement le plus de succès : ‘’Urgences’’, ‘’24 heures chrono’’… Elles mettent en évidence que si l’on cesse de foncer ne serait-ce qu’une seconde, quelqu’un va mourir. » Exemple : que restera t-il de Sarkozy ? Le symbole d’un homme pressé, inefficace, et un peu dérisoire. Trois fois moins que Spinoza ou Alain de Benoist, qui n’ont pas fait de politique mais qui ont pris le temps d’une oeuvre et d’une pensée. 

    Chercher la performance donc la vitesse est gage d’efficacité dans notre monde. Ce n’est pas strictement moderne. Napoléon, le dernier des Anciens, était comme cela. Mais le monde moderne tend à ériger cela – qui était l’exception - en modèle. Le rapport faussé au temps est une des formes du malaise de l’homme moderne. « Aujourd'hui, nous n'avons plus le temps d'incuber les événements et de les élever au statut d'événements psychiques  » note le psychanalyste Richard Gori. Nous nous laissons ballotés par le présent sans nous donner le temps de le digérer. Nous ne maitrisons plus rien car toute notre énergie est dans la réaction à ce qui nous arrive. Le psychanalyste Winnicott note : « Pour pouvoir être et avoir le sentiment que l'on est, il faut que le faire-par-impulsion l'emporte sur le faire-par-réaction. » Il faudrait pour cela échapper à la pression, c'est-à-dire à l’urgence. Laurent Schmitt, professeur de psychiatrie, s’interroge, dans Du temps pour soi (Odile Jacob, 2010) sur notre faculté à suroccuper notre temps, fusse par des futilités. « Cette facilité à combler le moindre temps mort conduit tout droit à l’ennui et au mal-être. Voici un nouvel enjeu essentiel à notre qualité de vie. Le combat ne se limite plus à gagner du temps libre mais à reconnaître ’’notre’’ temps, derrière les multiples occupations, celui en accord avec notre intimité et nos vraies aspirations. » En fait, ce que l’économiste américain Joseph Stiglitz appelle Le triomphe de la cupidité concerne aussi notre rapport au temps. Peter Soterdijk remarque : «Notre nouveau rapport au temps peut s’appréhender comme « existentialisme de la synchronisation » et implique « l’égalité de tous devant le présent homogène de la terre. »

    Ne pas vouloir « perdre son temps », ne pas discuter avec un inconnu, ne pas consacrer du temps à un gamin revêche, etc, à un certain degré, cela relève de l’égoïsme. De la volonté forcenée de ne pas « gaspiller son temps ». Se libérer de l’urgence c’est aussi se libérer de cela.

     

    Le culte de l’urgence est lié à celui de la transparence. Il s‘agit de réagir vite à une situation que l’on suppose claire, transparente, sans équivoque. Les deux maux se tiennent. Ils concourent tous deux à ce que Pierre Rosanvallon appelle « la myopie démocratique ». La logique du monde moderne c’est de saturer à la fois l’espace et le temps. « Le progrès et la catastrophe sont l‘avers et le revers d’une même médaille. C’est un phénomène qui est masqué par la propagande du progrès. » note Paul Virilio. La propagande du progrès est en d’autres termes le court-termisme, l’absence d’horizon. Face à cela, la fonction présidentielle, à laquelle nous pouvons penser hors de l’urgence – il reste plus de 12 mois- devrait répondre aux besoins de long terme, de permanence des choix et des identités, à la sécurité de notre être personnel et collectif, on appelle cela la nation, ou plus simplement encore : le peuple, notre peuple. L’exercice de cette fonction devrait répondre aux besoins de durabilité de la France, notre pays, et de l’Europe, notre destin. Le moment viendra où il faudra s’en souvenir.

    Pierre Le Vigan

    Version enrichie du texte paru dans le numéro 62 du magazine Flash (24 mars 2011)

     

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  • Machiavel l'Européen !...

    Nous reproduisons ci-dessous l'éditorial de Dominique Venner publié dans le dernier numéro de La Nouvelle Revue d'Histoire (mars-avril 2011), dont le dossier est consacré à l'Italie. Ce texte a été mis en ligne sur le site personnel de son auteur.

     

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    Machiavel l'Européen

    Son nom lui a joué des tours. C’est en effet peu flatteur d’être qualifié de «machiavélique». On voit aussitôt se dessiner un soupçon de violence madrée et de fourberie. Et pourtant ce qui avait conduit Machiavel à écrire le plus célèbre et le plus scandaleux de ses essais, Le Prince, était le souci de sa patrie, l’Italie. En son temps, dans les premières années du XVIe siècle, il était d’ailleurs bien le seul à se soucier de cette entité géographique. On était alors pour Naples, Gènes, Rome, Florence, Milan ou Venise, mais personne ne pensait à l’Italie. Il faudra pour cela attendre encore trois bons siècles. Ce qui prouve qu’il ne faut jamais désespérer de rien. Les prophètes prêchent toujours dans le désert des esprits avant que leurs rêves ne rencontrent l’attente imprévisible des peuples.

    Né à Florence en 1469, mort en 1527, Nicolas Machiavel était une sorte de haut fonctionnaire et de diplomate. Ses missions l’initièrent à la grande politique de son temps. Ce qu’il y apprit fit souffrir son patriotisme, l’incitant à réfléchir sur l’art de conduire les affaires publiques. La vie l’avait placé à l’école de bouleversements majeurs. Il avait 23 ans quand mourut Laurent le Magnifique en 1492. La même année, Alexandre VI Borgia devint pape. D’un de ses fils, César (en ce temps-là, les papes n’étaient pas toujours chastes), il fit provisoirement un très jeune cardinal, puis un duc de Valentinois grâce au roi de France. Ce César, que tenaillait une terrible ambition, ne sera jamais regardant sur les moyens. En dépit de ses échecs, sa fougue fascina Machiavel.

    Mais j’anticipe. En 1494, survint un événement immense qui allait bouleverser pour longtemps l’Italie. Charles VIII, jeune et ambitieux roi de France, effectua sa fameuse « descente », autrement dit une tentative de conquête qui bouscula l’équilibre de la péninsule. Après avoir été bien reçu à Florence, Rome et Naples, Charles VIII rencontra ensuite des résistances et dut se replier, laissant un joli chaos. Ce n’était pas fini. Son cousin et successeur, Charles XII, récidiva en 1500, cette fois pour plus longtemps, en attendant que survienne François Ier. Entre-temps, Florence avait sombré dans la guerre civile et l’Italie avait été dévastée par des condottières avides de butin.

    Atterré, Machiavel observait les dégâts. Il s’indignait de l’impuissance des Italiens. De ses réflexions naquit Le Prince, célèbre traité politique écrit à la faveur d’une disgrâce. L’argumentation, d’une logique imparable, vise à obtenir l’adhésion du lecteur. La méthode est historique. Elle repose sur la confrontation entre le passé et le présent. Machiavel dit sa conviction que les hommes et les choses ne changent pas. Il continue à parler aux Européens que nous sommes.

    À la façon des Anciens – ses modèles – il croit que la Fortune (le hasard), figurée par une femme en équilibre sur une roue instable, arbitre la moitié des actions humaines. Mais elle laisse, dit-il, l’autre moitié gouvernée par la virtus (qualité virile d’audace et d’énergie). Aux hommes d’action qu’il appelle de ses vœux, Machiavel enseigne les moyens de bien gouverner. Symbolisée par le lion, la force est le premier de ces moyens pour conquérir ou maintenir un Etat. Mais il faut y adjoindre la ruse du renard. En réalité, il faut être à la fois lion et renard. « Il faut être renard pour éviter les pièges et lion pour effrayer les loups » (Le Prince, ch. 18). D’où l’éloge, dépourvu de tout préjugé moral, qu’il fait du pape Alexandre VI Borgia qui « ne fit jamais autre chose, ne pensa jamais à autre chose qu’à tromper les gens et trouva toujours matière à pouvoir le faire » (Le Prince, ch. 18). Cependant, c’est dans le fils de ce curieux pape, César Borgia, que Machiavel voyait l’incarnation du Prince selon ses vœux, capable « de vaincre ou par force ou par ruse » (Ibid. ch. 7).

    Mis à l’Index, accusé d’impiété et d’athéisme, Machiavel avait en réalité vis-à-vis de la religion une attitude complexe. Certainement pas dévot, il se plie cependant aux usages. Dans son Discours sur la première décade de Tite-Live, tirant les enseignements de l’histoire antique, il s’interroge sur la religion qui conviendrait le mieux à la bonne santé de l’Etat : « Notre religion a placé le bien suprême dans l’humilité et le mépris des choses humaines. L’autre [la religion romaine] le plaçait dans la grandeur d’âme, la force du corps et toutes les autres choses aptes à rendre les hommes forts. Si notre religion exige que l’on ait de la force, elle veut que l’on soit plus apte à la souffrance qu’à des choses fortes. Cette façon de vivre semble donc avoir affaibli le monde et l’avoir donné en proie aux scélérats » (Discours, livre II, ch. 2). Machiavel ne se risque pas à une réflexion religieuse, mais seulement à une réflexion politique sur la religion, concluant cependant : « Je préfère ma patrie à mon âme ».

    Dominique Venner

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  • Liberté, égalité, identité !...

    Nous reproduisons ci-dessous un éditorial de Robert de Herte (alias Alain de Benoist) paru dans la revue Eléments (été 2004) et consacré à la question de l'identité...

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    Liberté, égalité, identité

     

    Que faut-il savoir d’un individu pour établir son identité ? Ce qui le caractérise en propre ou à quelles catégories il appartient ? Et que faut-il savoir de soi pour répondre à la question : « Qui suis-je ? » Mais d’ailleurs, s’agit-il vraiment d’un savoir ? De quelque chose qu’il faudrait découvrir, soit en soi-même, soit en portant le regard au-delà de soi, ou de quelque chose qui se construit tous les jours ? Etudier la notion d’identité, c’est affronter une série de paradoxes.

     

    Un premier paradoxe est que l’identité désigne à la fois ce qui nous distingue des autres et ce qui nous rend semblable à eux ou à certains d’entre eux. L’identité renvoie aussi bien au spécifique qu’à l’identique, au semblable qu’au dissemblable, à la différence qu’à la ressemblance. D’un côté, elle répond à une logique de définition du sujet (« qui suis-je ? »), de l’autre à une logique d’appartenance (« sur quoi se fonde ma sociabilité ? »). Dans le premier cas, elle dit en quoi je diffère de tout autre que moi. Dans le second, elle fonde le lien social qui m’unit à tous ceux qui partagent les mêmes valeurs symboliques, les mêmes pratiques sociales, les mêmes formes de langage. Le concept d’identité s’articule de façon dialectique à l’interface de l’appartenance et de la singularité.

     

    Le « grand malaise » de la modernité tient à l’effacement ou à la relégation des différences, donc des identités. Mais en même temps, la question de l’identité ne se pose qu’à partir du moment où l’individu peut se poser lui-même comme source suffisante de détermination de soi. Cela signifie que le questionnement identitaire surgit à la fois de l’effacement des différences et de l’épanouissement de l’idéal d’expression de soi. La demandé d’identité est une demande « antimoderne », dans la mesure où la modernité n’a cesse d’étendre l’indistinction, mais cette demande s’exprime dans les catégories – irréversibles – de la modernité : le souci de soi. C’est un second paradoxe.

     

    L’identité n’est pas seulement un concept psychologique, à l’aide duquel on essaie de saisir l’aspect fondateur de la conscience de soi. C’est également un terme politique et social. Déjà, après 1945, la décolonisation avait eu comme moteur essentiel le déni de reconnaissance de la personnalité propre des colonisés, et par suite leur volonté d’affirmer une identité collective menacée, non pas seulement par un pouvoir politico-économique dominant, mais par une hétéroculture imposée. Contre la négation ou l’oubli d’un passé propre, elle est alors allée de pair avec la réappropriation d’une mémoire. Aujourd’hui, la globalisation stimule les prises de conscience identitaires dans la mesure même où elle tend à éradiquer les identités. La vogue de l’écologie témoigne elle-même d’une quête d’« authenticité » qui n’est pas sans rapport avec l’identité. La revendication d’identité apparaît ainsi comme le troisième volet d’un tryptique historique : on a d’abord demandé la liberté, puis l’égalité, et enfin l’identité.

     

    Les sociétés contemporaines évoluent vers un pluralisme croissant, qui se traduit par l’émergence d’une pluralité d’identités. Les revendications identitaires (linguistiques, ethnoculturelles, religieuses, sexuelles, etc.) fleurissent de toutes parts, nourrissant des débats passionnés. Ces revendications n’aspirent pas seulement à la dignité dans l’égalité, mais avant tout à une reconnaissance qui ne peut plus désormais se cantonner dans l’espace privé. L’injustice par excellence ne réside plus seulement dans les « inégalités », mais dans le déni de reconnaissance des identités, réelles ou postulées. A l’exigence quantitative de redistribution (des ressources et des biens) se substitue l’exigence qualitative et morale d’une reconnaissance de ces identités. C’est ce qu’observait Albert O. Hirschman quand il notait que « les luttes sociales prennent de plus en plus la forme de conflits relatifs à des biens “non redistribuables” dont la nature, contrairement à celle des conflits portant sur des biens qui peuvent être redistribués, exclut leur répartition selon le principe d’égalité ». Ces conflits identitaires sont d’autant plus difficiles à résoudre que, contrairement aux conflits sociaux de type classique, ils portent sur des valeurs qui par définition ne sont pas négociables.

     

    C’est donc toute l’évolution de la société globale qui fait resurgir la question de la différence et de la reconnaissance de l’altérité, renouvelant ainsi un vieux débat qui s’était déjà exprimé à l’époque de Herder dans l’opposition entre le romantisme et les Lumières. Evolution prévue par Henri Lefebvre qui, dan son Manifeste différentialiste (1970), décrivait déjà l’époque actuelle comme celle d’une « lutte titanesque où s’affrontent les pouvoirs homogénéisants et les capacités différentielles ».

     

    Il ne faut cependant pas s’y tromper : le retour en force des revendications identitaires est aussi l’indice de l’effacement des identités. Nos contemporains ont des revendications d’identité, des simulacres d’identité (pseudo-réenracinements folkloriques, réanimation artificielle de traditions sans aucune portée sociale, concurrence des « mémoires ») beaucoup plus que desidentités réelles. Si le « problème de l’identité » imprègne tant les consciences, c’est qu’il les mobilise avant tout autour d’un objet perdu, ou incertain, qui se dérobe sans cesse. Je désire d’autant plus qu’on reconnaissance mon identité que j’ai le sentiment de n’en avoir déjà plus.

     

    Le sacre de l’autonomie comme norme ultime s’est ubstitué aux « grands récits » qui conféraient naguère du sens à la vie de chacun. L’individu doit désormais déterminer lui-même le sens de son existence afin qu’elle puisse s’inscrire dans la durée. Pour ce faire, il lui faut dire ce qu’il est ou ce qu’il entend être, car décliner son identité est plus que jamais une manière de produire du sens. Mais cette exigence est elle-même paradoxale. La même modernité qui fait injonction de répondre à la question : « Qui suis-je ? » prétend en effet assurer l’autonomie du sujet dans un monde où les repères s’effacent, c’est-à-dire dans un monde où l’identité ne va plus de soi. Elle met au premier plan la notion d’identité, alors qu’elle n’a cessé de promouvoir le Même. La sensibilité égalitaire impose aux individus de se différencier dans la similitude, d’œuvrer à leur « épanouissement personnel » sur fond d’indistinction. Tâche épuisante. La crise identitaire n’est pas sans lien avec la composante dépressive ou mélancolique de la vie actuelle.

     

    Dans ces conditions, la tentation peut être grande de choisir la solution de facilité, de croire que le seul passé est le dépositaire de l’identité perdue, celle-ci étant appréhendée sur le mode de l’essence ou du dépôt intangible. « Toute utilisation de la notion d’identité commence par une critique de cette notion », disait Claude Lévi-Strauss. C’est qu’il en va de cette notion comme de bien d’autres : le mauvais usage qu’on peut en faire discrédite cet usage sans discréditer du même coup la notion, mais la notion ne saurait elle-même faire perdre de vue les mauvais usages qu’on peut en faire. L’identitarisme peut aboutir au meilleur comme au pire, inspirer la xénophobie la plus agressive ou le service du bien commun le plus désintéressé. Il faut défendre l’identité de manière positive et ouverte. Mon identité n’est pas une forteresse aveugle, une cuirasse derrière laquelle je m’abrite pour me couper des autres. Elle est cette fenêtre qui n’appartient qu’à moi grâce à laquelle je peux découvrir le monde.

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  • Une littérature du désordre...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte de Jérôme Leroy, cueilli sur son blog Feu sur le quartier général, consacré à la littérature policière. Jérôme Leroy est l'auteur de plusieurs excellents polars d'anticipation comme Monnaie bleue, Bref rapport sur une très fugitive beauté ou La minute prescrite pour l'assaut.

      

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    Roman noir : les infortunes de l'engagement

    Le simple fait de poser la question de la politique et de l’engagement en ce qui concerne la littérature policière revient à nous interroger sur sa définition même. Roman policier, roman noir, whodunit, thriller, techno thriller ? Nous ne sommes pas ici simplement en présence de sous-genres mais aussi de projets littéraires qui n’ont plus grand chose à avoir entre eux, sinon la place qu’ils occupent dans les rayons d’une médiathèque, d’une bibliothèque municipale ou d’une librairie quand on les rassemble arbitrairement par commodité commerciale ou paresse intellectuelle.

    Et cela peut faire sourire car quelques minutes de lucidité de la part d’un de ces professionnels du livre devraient pourtant lui montrer qu’il y a pas ou plus grand chose de commun entre un lecteur qui va acheter le dernier Fred Vargas et celui qui va s’offrir la réédition récente en un seul volume des romans de Dashiell Hammett (1), entre celui qui emprunte spasmodiquement les Agatha Christie et autres reines du crime comme Martha Grimes ou Elisabeth Georges,  celui qui ne jure plus que par le polar scandinave façon Mankell et celui pour qui ce genre littéraire est devenu le lieu d’expérimentations narratives et stylistiques, notamment chez l’Anglais David Peace mais aussi des Américains comme James Ellroy, James Sallis, Chuck Palahniuk ou encore Don De Lillo.

    La littérature policière est, par essence, une littérature du désordre. Elle va mettre en scène, pour le lecteur qui retrouve avec elle l’ancestral plaisir de la peur, des meurtres, des vols, des complots, des manipulations, des escroqueries, des massacres avec les mobiles les plus violents parce que les plus primaires : l’envie, la jalousie, l’appât du gain, l’ivresse du pouvoir, la folie psychotique ou la volonté de puissance. Elle est, à proprement parler, cette part maudite présente dans toutes les sociétés, cet impensé radical dont parle Georges Bataille et que Baudrillard définit ainsi : « Dans l'optique de Bataille, la part maudite est quelque chose qui ne peut pas s'échanger selon l'échangé conventionnel, et donc doit être sacrifiée pour retrouver une forme d'équilibre fonctionnel. » 

    On voit d’ailleurs pourquoi la littérature policière est si directement la fille de la tragédie antique et qu’elle joue chez le lecteur contemporain le rôle cathartique que lui assignait Aristote envers le spectateur grec d’Eschyle ou de Sophocle : « La tragédie par la pitié et la crainte purge ses semblables de ses semblables passions. »

    Que ce soit dans les antichambres de la CIA ou dans la bibliothèque d’un manoir anglais, dans les bas-fonds mondialisés de l’horreur à New-York, Londres, Paris ou dans le huis clos étouffant des familles provinciales recuites dans leurs haines généalogiques, la littérature policière est là pour apporter le dérèglement, la crise, la fin d’une harmonie quand bien même celle-ci se serait révélée entièrement factice.Désordre, oui, et donc révélation. 

    Il reste à savoir ce que la littérature policière va faire de cette révélation.

    Et c’est là qu’intervient le problème de l’engagement de l’auteur. La littérature policière, par son projet même, est vite suspecte aux yeux de l’ordre établi et de la critique officielle. Contrairement à la tragédie, elle s’adresse à un public populaire dans une forme en elle-même toujours tenue pour un peu suspecte, une forme moins « noble » : le roman. Elle est donc, potentiellement, subversive. On remarquera d’ailleurs l’absence presque totale de littérature policière dans les sociétés totalitaires qui se vivent parfaites par essence.

    Une des premières occurrence du terme « roman policier » est, de fait, péjorative. Elle apparaît sous la plume d’un certain Gaschon de Molènes, en 1842, dans la Revue des Deux Mondes. Il qualifie ainsi Une ténébreuse affaire de Balzac en signifiant que ce livre « appartient à la pire espèce des œuvres littéraires. ». On classerait aujourd’hui Une ténébreuse affaire dans la catégorie des thrillers politiques et Balzac est ici un des tous premiers à montrer le rôle décisif des polices secrètes dans le fonctionnent des sociétés modernes et leur aptitude à manipuler et monter des provocations pour permettre au pouvoir de se consolider dans la répression de périls imaginaires.

    Serge Quadruppani, lui même auteur de romans noirs, mais aussi essayiste et analyste subtil de la question, a appelé « idéologie antiterroriste » cette étrange pratique dont même les démocraties font un usage abondant. Pour s’en convaincre, on pourra lire, justement, des romans policiers ou plutôt des romans noirs : le triptyque de James Ellroy sur l’histoire des USA au moment de Kennedy et de Nixon, de Cuba et de la guerre du Vietnam mais aussi par exemple Les terroristes de Sojwall et Walhoo qui se passe dans le décor apparemment beaucoup plus apaisé de la Suède social-démocrate des années soixante.

    Peindre un désordre est une chose, savoir ce qu’on en fait en est une autre.

    Ellroy, par exemple, est un conservateur et ne s’en cache pas tandis que Sojwall et Walhoo étaient membre du parti communiste suédois. Pour l’un montrer l’infamie du politique renvoie à une méditation assez désespérée sur la perversité intrinsèque de la nature humaine tandis que pour les autres, il s’agit avant tout d’une critique sociale montrant les imperfections et les impasses d’un État Providence par trop auto satisfait.

    Critique sociale, le mot est lâché. La littérature policière est aussi devenue, non sans ambigüités, une littérature de la critique sociale. Le cas de la France est à ce titre exemplaire puisqu’elle a vu naître un courant, le néo polar, qui s’est diffusé un peu partout en Europe mais n’en reste pas moins un phénomène spécifique comme l’ont montré dans une étude pertinente, Le polar français (2), deux universitaires allemands Elfriede Müller et Alexander Ruoff. Le néo polar apparaît au début des années 70 et va renouveler un genre à bout de souffle comme en témoignait concrètement le déclin commercial de certaines collections historiques comme Le Fleuve Noir ou même La Série Noire.

    Les auteurs du néo polar sont à cette époque, pour la plupart, des anciens de Mai 68 ayant appartenu aux chapelles les plus différentes de l’extrême gauche maoïste, trotskyste ou situationniste. Le père de ce courant est Jean-Patrick Manchette (1942-1995). Il est aujourd’hui considéré comme un écrivain à part entière et des auteurs de la littérature « blanche » aussi prestigieux que Jean Echenoz lui reconnaissent une dette stylistique immense.

    L’idée de Manchette est simple : si la révolution a échoué en 1968, il faut la continuer par d’autres moyens et le roman policier en est un. Il récusera au passage cette appellation de roman policier et préfèrera parler de roman noir. En ce sens, il renvoie très clairement au courant « hard boiled » américain né au moment de la crise de 29 avec le grand Dashiell Hammett, communiste et prisonnier politique des geôles de Mac McCarthy, dont Moisson Rouge est le chef d’œuvre fondateur. Moisson Rouge, pour résumer, raconte un carnage. Le patron d’une petite ville minière du Montana a utilisé les services de truands pour réprimer les grèves. Mais ces derniers, comme les mercenaires carthaginois dans Salammbô, ne veulent plus lâcher leur part du gâteau. On engage un privé qui est le narrateur et qui va jouer la carte de la division entre les truands, jusqu’à ce que ceux-ci se massacrent joyeusement. L’intérêt du livre, bien entendu, est avant tout dans le traitement de cette intrigue par une forme d’écriture totalement inédite, qu’on a pu appeler behavioriste ou comportementaliste. Les motivations et les sentiments des personnages ne sont jamais exprimés ou explicités. Le lecteur peut deviner ce qui se passe seulement à partir des indices extérieurs qui lui sont donnés.

    Jean-Patrick Manchette importa ce style en France pour ses propres romans mais il importa aussi la thématique qui allait avec. Le roman noir ne se contentait plus du meurtre en chambre close, ou de la banale histoire de mauvais garçons façon Albert Simonin, il abordait frontalement la question sociale, la critique du système capitaliste, la violence des rapports de production. Et surtout, surtout, le « hard-boiled » se refusait à tracer une frontière entre les bons et les méchants comme il se refusait à donner une fin « où tout rentre dans l’ordre » puisque précisément, l’ordre en question est critiquable voire nuisible. Pas question d’arrêter le criminel pour rassurer tout le monde puisqu’il n’est plus certain que le criminel en soit un ou en tout cas que ses raisons d’avoir commis un crime ne soient pas infiniment plus respectables que celles de ceux qui vont l’arrêter et le juger.

    Comme Dashiell Hammett qui influencera directement tous les grands noms du roman noir américain des trois décennies suivantes (Goodis, Thompson, Himes, Burnett…), Jean-Patrick Manchette va lui aussi être suivi d’une série d’écrivains, tous issus de l’extrême gauche(3), qui vont donner des œuvres importantes. On citera, pour mémoire Frédéric Fajardie et Thierry Jonquet, décédés en 2008 et 2009 mais aussi Jean-Bernard Pouy, Jean-François Vilar, Serge Quadruppani ou Didier Daenincks. Qu’ils revisitent des périodes historiques sombres comme l’occupation ou la guerre d’Algérie ou qu’ils dénoncent une société vivant une guerre à bas bruit dans ses banlieues et autres quartiers de relégation, ces auteurs ont connu un grand succès tant ils étaient en écho avec une société sortant difficilement des Trente Glorieuses à travers une crise économique de longue durée qui allait bouleverser tous les repères.

    La création de la collection du Poulpe, anti SAS (l’espion créé par Gérard de Villiers à l’anticommunisme rabique), par Pouy, Raynal et Quadruppani en 1995 marque un sommet dans ce désir d’un polar ouvertement engagé. Héros récurrent, Le Poulpe, alias Gabriel Lecouvreur, est confronté aux principaux problèmes rencontrés par la société française dans chacune de ses aventures ayant toutes pour titre un jeu de mots (4) et écrites par un auteur différent: sectes, corruptions, montée de la xénophobie, délocalisations massives… Parfois très réussis, parfois franchement ratés, les Poulpe sont néanmoins un phénomène littéraire d’écriture collective unique en son genre et qui après une interruption de quelques années, a repris de plus belle et en est à sa 270ème aventure.

    Le problème est que le néo polar n’est plus très néo et a tendance à s’épuiser, faute de se renouveler. L’antifascisme affiché a souvent chez les successeurs et les épigones actuellement en activité de Manchette pris l’allure d’une posture commerciale plus que d’un engagement de fond. On dispose, ou on croit disposer d’une « niche » auprès d’un public convaincu. Une sorte de bonne conscience politiquement correcte, de manichéisme moralisateur voire de maccarthysme inversé comme celui de Didier Daenincks dressant périodiquement des listes de confrères qu’il juge mal pensants, conduit à une exténuation du néo polar et à la figure par trop limitée de l’écrivain engagé.

    C’est d’autant plus dommage que ce vide laisse la place à un roman policier qui retrouve son innocuité de pur divertissement consumériste à une époque qui aurait pourtant besoin, plus que jamais, d’un polar qui sait raconter de bonnes histoires mais aussi tirer des sonnettes d’alarmes sur les nouveaux périls de notre monde comme les catastrophes écologiques ou les crispations ethnico-religieuses. Le succès d’un Frank Thilliez et d’un Maxime Chattam avec leurs thrillers « à l’américaine » ou d’une Fred Vargas, qui se targue elle-même d’écrire des « polars calmants. » n’est pas forcément bon signe. Quelle que soit la qualité littéraire que l’on puisse reconnaître à ces textes, cela marque une forme de régression par rapport à une littérature qui avait presque réussi à s’imposer comme un genre littéraire à l’égal des autres.

    Mais Manchette, toujours lui, ne remarquait-il pas dès 1978 : « Quand le monde a cessé d'être frivole, les polars le deviennent".

    Jérôme Leroy (Revue générale de Belgique, janvier 2011)

    (1)  Gallimard, collection Quarto

    (2)  La fabrique éditions

    (3)  A la notable exception du grand ADG, mort en 2004. Cet auteur de la Série Noire est le contemporain de ses petits camarades rouges, raconte admirablement les mêmes histoires qu’eux mais adopte un point de vue d’anarchiste de droite qui lui vaudra l’inimitié des idiots et l’amitié des esprits libres comme Frédéric Fajardie, ex-mao et donc franchement de l’autre bord.

    (4)  La petite écuyère a cafté, Sarko et Vanzetti, Mort à Denise

     

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  • Pour une humanité plurielle...

    Nous reproduisons ci-dessous un éditorial de Robert de Herte (alias Alain de Benoist), publié en juillet 2003 dans la revue Eléments et consacré aux peuples menacés.

     

     

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    Pour une humanité plurielle

    Les « populations autochtones » – dites parfois « indigènes » ou « tribales » – représentent à l’heure actuelle environ 350 millions d’hommes répartis entre plus de 5000 ethnies. L’actualité les évoque parfois, qu’il s’agisse des Inuits du Canada, des Bushmen du Kalahari, des Papous de Nouvelle-Guinée, des Batwa (Pygmées) d’Afrique centrale, des Aborigènes d’Australie, des Yanomanis du Brésil et du Venezuela, des Nambikwara du Matto Grosso, des Naga de Birmanie, des Iakoutes de Sibérie, des Touaregs d’Algérie et du Maroc, des Masaï du Kenya, des Hmong du Vietnam, des Aïnous du Japon, des Karens de Birmanie, des Penan de Bornéo, des Saami de l’extrême nord européen, des Amérindiens de Guyane. Bien décrite par un Jean Malaurie, un Lucien Bodard ou un Jean Raspail, dans une tradition qui va de Montaigne à Lévi-Strauss, leur condition est dans le meilleur des cas celle de minorités ethniques et culturelles. Mais avec une tendance lourde : vingt à trente langues ou dialectes disparaissent chaque année.

     

    Tout peuple est par définition menacé. Ceux-là le sont d’une manière particulière : ils ont été victimes du plus fondamental « choc des civilisations » de l’histoire, le choc avec le modèle occidental. Au fils des siècles, ils ont été successivement victimes du paternalisme des missionnaires, du feu des militaires et de l’intérêt des marchands. Depuis 2000 ans, l’Occident n’a jamais cessé de vouloir convertir, assimiler, imposer. Il a violé les âmes, dépossédé les communautés de leurs terres, colonisé leur imaginaire, détruit leur système de croyances. Il l’a fait parce qu’il croyait invariablement que ce qu’il apportait était ce qu’il y avait de meilleur, et qu’il en était la meilleure incarnation possible. On a ainsi procédé au saccage des milieux naturels, des traditions locales et des savoirs enracinés. L’occupation des terres, la déforestation, la pollution, les maladies, l’alcool et la télévision ont fait le reste.

     

    Ce n’est ni le romantisme ni le goût de l’exotisme qui conduit à s’intéresser à ces peuples, et moins encore une conception de la vie qui conduirait à ne plus s’attacher à son bien propre. C’est bien plutôt la claire conscience que, dans une vision traditionnelle du monde, il n’y a jamais de séparation totale entre les êtres : seule le principe d’une commune appartenance peut fonder l’harmonie « cosmique ».

     

    Deux attitudes opposées menacent ce principe : la xénophobie et l’universalisme. D’un côté, ceux qui se font gloire de ne s’intéresser qu’aux leurs ou à eux-mêmes (c’est le principe même de l’individualisme), de l’autre, ceux qui ne s’intéressent à tous les hommes que l’idée de leur indistinction. Quand l’amour des siens devient prétexte pour rabaisser ou nier les qualités des autres, ou refus de reconnaître ce qu’ils peuvent avoir à nous apprendre, la xénophobie domine : on se donne alors le droit de supprimer les autres. Mais l’universalisme menace lui aussi la vie humaine, car il ne garantit de libertés et de droits qu’aux convertis, à ceux qui ont accepté de se conformer au modèle dominant. Il exige de l’Autre qu’il cesse d’être Autre, car en lui il ne veut reconnaître que le Même. Or, le fait naturel de l’altérité ne doit conduire ni à la négation ni à l’assimilation, mais à la reconnaissance et à la réciprocité. Les cultures sont des ensembles cohérents par eux-mêmes, mais ce ne sont pas des planètes séparées. L’Un et le Multiple doivent donc être saisis ensemble, d’un même mouvement. L’altérité est toujours un bien positif face à l’idéologie du Même.

     

    Historiquement, c’est dans la Bible qu’apparaît, non pas seulement le droit moral de tuer, mais le devoir de massacrer certains peuples. C’est au nom de Yahvé que des populations entières ont été vouées à l’anathème (hérem), c’est-à-dire exterminées, anéanties corps et biens (Deut. 20,13) ; Josué 6,17). Pour la première fois, l’altérité fut alors désignée comme le danger, comme le mal. Or, le seul moyen de vaincre le mal, c’est d’en extirper jusqu’aux racines. A l’origine, le précepte du Décalogue : « Tu ne tueras pas » signifie seulement : tu ne tueras pas les tiens, ou bien : tu ne tueras pas en dehors des cas où il est prescrit de tuer !

     

    L’ethnocide n’est pas toujours brutal. Il y a même bien des façons pour un peuple d’être dépossédé de lui-même : la domination politique, l’immigration incontrôlée, l’hégémonie culturelle, l’assimilation. Les Vendéens le furent en leur temps différemment des Sioux et des Iroquois. Aujourd’hui, les Yanomanis ou les Indiens du Chiapas sont menacés à leur manière, les Berbères et les Tibétains aussi, les Palestiniens également.

     

    Mais il y a encore une autre raison de s’intéresser aux peuples menacés. C’est que ces peuples ont souvent su maintenir ce que nous avons connu nous-mêmes, mais que nous n’avons pas été capables de conserver. C’est chez eux que subsiste une vision cosmique et holiste du monde, où les notions de tradition, de communauté et de clan n’ont pas encore perdu leur sens. L’éthique de l’honneur, le système vindicatoire, les groupes de lignages, le sens de l’hospitalité, les épreuves initiatiques et les rites de passage, relèvent de cette vision du monde. Un monde où la terre est sacrée, où la parole engage plus que l’écrit, où les animaux sont nos frères, où ce qui a de la valeur ne peut s’acheter ni se vendre. « Que l’idée nous plaise ou non, écrit Teddy Goldsmith, les peuples vernaculaires détiennent une véritable sagesse dans leur rapport au cosmos ». Il y a plus de véritable socialité organique sur le moindre marché africain que dans n’importe quel supermarché occidental, qui n’est que le reflet du nihilisme contemporain.

     

    La Genèse prétend qu’au commencement, « tout le monde se servait d’une même langue et des mêmes mots » (Gen. 11,1). C’est encore un mensonge. L’humanité a toujours été plurielle. Mais c’est précisément cette diversité qui est aujourd’hui menacée. La destruction exponentielle du monde par une société en proie à l’obsession du « développement » résulte d’une perspective dans laquelle le « progrès » se définit comme une lutte contre la nature, oubliant que les systèmes naturels tendent à maintenir l’ordre des ensembles dont ils font partie. Avec la globalisation, il semble n’y avoir plus de place dans le monde que pour un seul monde. Mais la globalisation suscite le renouveau identitaire comme l’exil stimule le désir de patrie. « Vivre comme l’autre de l’autre, dit Hans-Georg Gadamer, cette tâche humaine fondamentale vaut à une échelle infime comme à une échelle supérieure ». La biodiversité commence avec la diversité humaine, c’est-à-dire la sociodiversité.

     

    Les peuples menacés ne sont pas des « bons sauvages ». Ils ne sont pas non plus des peuples fossiles, « arriérés » ou « primitifs », des témoins d’un stade dépassé de l’histoire, mais des peuples qui possèdent des cultures distinctes et des manières différentes d’être au monde qui, en tant que telles, sont aussi porteuses d’avenir. C’est pour cela que nous avons besoin d’eux. Ils essaient de survivre au moment où nous croyons vivre, alors que pour tout ce qui est important nous sommes devenus plus pauvres qu’eux.

    Robert de Herte (Eléments, juillet 2003)

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  • Jacqueline de Romilly, la passion de transmettre...

    Nous reproduisons ci-dessous le bel article d'hommage qu'Alain de Benoist a consacré à Jacqueline de Romilly, dans le mensuel Le spectacle du monde du mois de janvier 2011.

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    Jacqueline de Romilly, la passion de transmettre

    De la Grèce ancienne, à laquelle elle consacra toute sa vie, elle disait qu’elle n’était pas une relique, mais un « trésor pour l’éternité ». Disparue, le 18 décembre, à l’âge de quatre-vingt-dix-sept ans, elle combattit, jusqu’à son dernier souffle, pour tenter de sauver les études classiques.

    Elle avait découvert la Grèce encore toute jeune fille, et dès lors, plus rien d’autre n’avait compté à ses yeux. A la fin de sa vie, devenue quasi aveugle, tel Homère si l’on en croit la tradition, son visage était comme celui d’Hécube, une vieille pomme toute ridée, entourée d’un flot de cheveux blancs. Des Grecs, elle disait : « Ils ont été ma vie et mon bonheur. » Elle est aujourd’hui plus que jamais avec eux. Jacqueline de Romilly a rejoint l’Olympe le 18 décembre dernier, à l’âge de quatre-vingt-dix-sept ans.

    Contrairement à ce que l’on a dit, elle ne fut pas la première femme à entrer à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm (plusieurs autres l’avaient précédée, dont Simone Weil, son aînée de quatre ans), mais elle fut la première femme lauréate du concours général, la première femme agrégée de lettres, la première appelée à enseigner au Collège de France, la première élue à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, la deuxième (après Marguerite Yourcenar) à entrer à l’Académie française.

    Née à Chartres le 26 mars 1913, elle était la fille de Maxime David, un professeur de philosophie qu’elle n’a pratiquement jamais connu : un an après sa naissance, celui-ci était tué sur le front, dans les dernières heures de la bataille de la Marne (où tomba également Péguy). Elle fut élevée par sa mère, la romancière Jeanne Malvoisin, qui avait connu son père au cours de Bergson, au Collège de France, et à qui elle voua durant toute sa vie une admiration éperdue.

    Elève, rue d’Ulm, de l’helléniste Paul Mazon, agrégée de lettres en 1936, elle se marie en 1940 avec Michel Worms de Romilly, dont elle divorcera en 1973. D’origine juive par son père, elle doit se cacher pendant l’Occupation. Après la guerre, elle devient professeur de lycée. Elle enseigne le grec, notamment à Versailles, à Bordeaux et à Lille, puis à la Sorbonne à partir de 1957. En 1973, elle obtient une chaire (La Grèce et la formation de la pensée morale et politique) au Collège de France. Elle entre en 1989 à l’Académie française, dont elle deviendra la doyenne d’âge après la mort de Claude Lévi-Strauss, en 2009.

    Dans le conflit séculaire entre Athènes et Jérusalem, elle avait résolument choisi Athènes. Nietzsche disait que « le Grec est celui qui, jusqu’à présent, a mené l’homme le plus loin ». Les Grecs ont en effet inventé la philosophie, qui est une manière d’exister, la tragédie, la politique, l’histoire, la rhétorique, la médecine, et même la liberté. La pensée grecque est en ce sens une pensée aurorale. « L’égard aux Grecs est l’à-venir de la pensée », disait Heidegger. Jacqueline de Romilly ne parlait toutefois pas de la Grèce à la manière d’un Marcel Conche ou d’un Jean-Pierre Vernant : elle ne traitait pas de la Grèce du Ve siècle en philosophe ou en anthropologue, mais avec le savoir de l’helléniste traditionnel.

    Très accessible au grand public, son œuvre – une bonne cinquantaine d’ouvrages – explore la Grèce ancienne sous tous ses aspects, principalement littéraires, moraux et politiques. Elle a publié des livres sur des maîtres de la tragédie grecque, comme Eschyle et Euripide, des personnages historiques ou littéraires, comme Hector ou Alcibiade, mais la grande affaire de sa vie fut l’œuvre de Thucydide – « l’un des hommes de ma vie », disait-elle –, à qui elle avait consacré sa thèse de doctorat (Thucydide et l’impérialisme athénien) et dont elle fournit elle-même une traduction de la célèbre Histoire de la guerre du Péloponnèse (cinq volumes, 1953-1972), récit du conflit qui opposa Sparte et Athènes au Ve siècle avant notre ère. Citons aussi des essais aussi essentiels que le Temps dans la tragédie grecque (1971), Problèmes de la démocratie grecque (1975) ou son Précis de littérature grecque (1980).

    On a dit qu’elle incarnait une « conception humaniste de la culture ». Formule convenue et mot bien galvaudé. Jacqueline de Romilly savait en fait que travailler sur le passé, c’est avant tout travailler sur les sources du présent. C’est dire que pour elle le grec ancien n’était pas une relique, mais un « trésor pour l’éternité », ainsi que Thucydide le disait lui-même de sa Guerre du Péloponnèse. « Mon admiration pour les textes grecs, disait-elle, se fortifie du sentiment qu’au-delà de leur beauté, ils sont d’une grande utilité. Ils vont au fond des choses : à travers la construction d’images concrètes qui s’incarnent dans les héros, ils visent l’essentiel, l’éternel, le permanent. Il n’y a pas dans ces textes de place pour des théories générales abstraites. On nous parle de la vie : Achille est furieux, Patrocle et Hector sont morts, Andromaque est désespérée. Toutes ces images sont autant d’archétypes et de symboles. »

    A sa mort, le ministre de l’Education nationale, Luc Chatel a rappelé combien elle avait, toute sa vie durant, cherché à « transmettre sa passion ». Il aurait pu dire aussi qu’elle avait la passion de transmettre. Or, sa douleur, précisément, fut de voir s’accumuler les conditions qui rendaient impossible la transmission de son savoir. La fin de sa vie fut en effet assombrie par le rapide déclin des langues classiques à l’école. Voyant les classes de grec fermer les unes auprès les autres, Jacqueline de Romilly constata rapidement que « les études classiques sont menacées d’une totale disparition, et cela au moment même où se construit cette Europe dont ces disciplines sont l’héritage commun ». Dans cette agonie, elle voyait le « triomphe d’un utilitarisme à courte vue ».

    « L’erreur, soulignait-elle, vient de ce que l’on considère l’enseignement comme la transmission d’un savoir utile, et non comme une formation de l’esprit. Or, le grec et le latin servent avant tout à cela, à la formation de l’esprit. »

    La tragédie grecque lui ayant appris l’inefficacité des chœurs de pleureuses, elle ne se contentait pas de déplorer, mais se battait pied à pied pour expliquer « à quoi sert le grec ». Aussi, dans les dernières années de sa vie, s’était-elle surtout consacrée à l’association Sauvegarde des enseignements littéraires, qu’elle avait fondée en 1992. Elle exprima aussi sa douleur et son indignation dans son livre l’Enseignement en détresse, paru en 1984. Alain Peyrefitte, qui l’accueillit à l’Académie française le 26 octobre 1989, déclara à cette occasion : « Comment cueillir les fleurs françaises, si on ne prend soin de cultiver les racines grecques et latines ? »

    Ancienne présidente de l’Association Guillaume Budé, fondée en 1917 pour diffuser la culture antique, docteur honoris causa de nombreuses universités, couverte de prix et de distinctions, Jacqueline de Romilly était tout spécialement appréciée par les Grecs. « La Grèce est aujourd'hui en deuil », a dit le ministre grec de la Culture en apprenant sa mort.

    En France, lors sa disparition, tout le monde – de Luc Chatel à Martine Aubry, de Frédéric Mitterrand à Bertrand Delanoë – a exprimé son « émotion ». Sans aller toutefois jusqu’à s’émouvoir aussi de la quasi-disparition des études helléniques.

    Alain de Benoist (Le spectacle du monde, janvier 2011)

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