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Textes - Page 18

  • Les menaces sur l'identité méditerranéenne...

    Nous reproduisons ici le texte d'une conférence prononcée le 29 octobre 2009 à Barcelone par à Alain de Benoist et consacrée à l'identité méditerranéenne.



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    LES MENACES SUR L’IDENTITE MEDITERRANEENNE

     

    Avant de parler des menaces qui me paraissent peser sur l’identité méditerranéenne, je voudrais dire quelques mots sur l’identité en général, afin de lever toute équivoque sur la façon dont j’emploie ce terme.

    Je partirai de ce constat évident que nul ne réalise seul sa destinée. On ne peut donc absolutiser l’individu comme un objet en soi. L’être de l’humain ne se borne pas au topos de l’individu, mais s’étend au milieu commun qui contribue à le constituer. L’existence humaine est d’abord extension vers l’extérieur (cf. la notion de « Ausser-sich-sein » chez Heidegger). Pour savoir qui je suis, je dois déjà savoir où je me tiens. La corporéité elle-même, comme l’avait bien vu Merleau-Ponty, est synthèse d’un corps et d’un environnement social. De même la citoyenneté implique-t-elle d’emblée la concitoyenneté : la citoyenneté n’est pas un attribut de l’individu, c’est l’attribut du concitoyen. La pleine définition de l’identité d’un individu exige donc de faire référence à son contexte de vie, à l’espace qu’il partage avec d’autres que lui, car c’est en fonction de la perception qu’il en aura qu’il se définira lui-même. Le groupe assigne toujours à l’individu une part de son identité, ne serait-ce que par le biais de la langue ou des institutions. On ne peut jamais définir un moi ou un nous sans se référer à d’autres que ce moi ou que ce nous.

    Pour le dire en d’autres termes : à partir de soi, il y a une existence, mais il n’y a pas d’identité seulement à partir de soi. L’identité est certes ce qui donne un sens à l’existence, mais comme l’existence n’est jamais purement individuelle, la question de l’identité revêt obligatoirement une dimension sociale. Même l’identité juridique d’un individu ne se limite pas à son état-civil, mais se trouve liée, au cours de son existence, à plusieurs types de contrats (de mariage, de travail, etc.) partiellement définis par le droit, mais aussi soumis à l’évolution de la loi et des rapports sociaux. C’est pourquoi l’identité ne peut se penser indépendamment de toute socialité. L’identité ne se constitue pas à l’écart, à partir du sujet lui-même, mais à partir d’une relation à l’identité des autres. Le rapport à l’autre est donc toujours fondateur de l’identité dont se soutient le sujet dans l’expérience symbolique de la sociabilité.

     

    Le rapport à l’autre, bien entendu, peut être empathique ou hostile. Giovanni Sartori n’a pas tort à cet égard de souligner que « l’altérité est le complément nécessaire de l’identité : nous sommes ce que nous sommes, à la façon dont nous le sommes, en fonction de ce que nous ne sommes pas et de la façon dont nous ne le sommes pas ». Cependant, même un rapport hostile est d’abord un rapport. Marcel Mauss a bien montré, à l’inverse, que le don lui-même met en jeu l’identité, car il « ne se réduit pas à donner quelque chose à quelqu’un », mais « consiste à se donner à quelqu’un par la médiation de quelque chose ». C’est pour cela que le don se construit au moyen d’une réciprocité. Le don fait à quelqu’un qui n’est pas posé en même temps comme susceptible de le rendre est un don qui ne reconnaît pas l’identité de celui qui le reçoit. On est là au centre de la problématique de la reconnaissance.

     

    Mais on est également au centre de la question de l’identité, puisque toute identité, toute conscience identitaire, suppose l’existence d’un autre. Les identités se construisent par l’interaction sociale, si bien qu’il n’existe pas d’identité en dehors de l’usage qu’on en fait dans un rapport avec autrui. Toute identité est dialogique. Cela signifie que ce n’est qu’en partant de son identité dialogique que le moi peut devenir autonome. Mais cela signifie aussi qu’autrui fait partie de mon identité, puisqu’il me permet de l’accomplir. L’individualisme ne conçoit le rapport à autrui que sous un angle instrumental et intéressé : la seule justification du rapport social est qu’il accroisse mon intérêt ou mon épanouissement immédiat. Dans une optique communautarienne, le rapport social est au contraire constitutif de soi.

     

    L’action collective est indissociable d’un rapport au bien (à ce qui vaut par opposition à ce qui ne vaut pas) qui nous enracine dans une culture. La culture est une médiation symbolique de l’appartenance sociale (elle inscrit l’identité dans le champ des pratiques symboliques qui font l’objet d’une diffusion dans l’espace public), en même temps qu’elle est le lieu dans lequel s’inscrivent les identités qui structurent nos appartenances, ainsi que l’ensemble des pratiques sociales par lesquelles nous donnons notre identité à voir, à entendre et à échanger. On peut alors la définir comme l’ensemble des formes et des pratiques qui inscrivent l’appartenance sociale dans l’expérience réelle de ceux qui en sont porteurs et qui expriment ou revendiquent le lien social qui les fonde dans les pratiques symboliques qui donnent du sens à leur existence. Il est donc tout à fait naturel que ce soit par les formes de la médiation culturelle que l’identité puisse faire l’objet d’une reconnaissance dans l’espace public.

     

    Ajoutons ici qu’une erreur très commune consiste à définir l’identité comme une essence fondée sur des attributs intangibles. En fait, l’identité n’est pas une essence ou une réalité statique. Elle est une substance, une réalité dynamique et à ce titre elle constitue un répertoire. N’étant pas une donnée homogène, continue, univoque, elle ne peut être pensée que dans une dynamique, une dialectique, une logique de la différence toujours confrontée au changement.

     

    L’identité ne dit pas seulement la singularité ni la permanence de cette singularité. Envisager l’identité à partir de la notion de continuité conduit en effet à en percevoir rapidement les limites : la continuité inclut aussi le changement, tout comme la définition de soi implique le rapport à l’autre. « Ce que nous sommes ne peut jamais épuiser le problème de notre condition, parce que nous sommes toujours changeants et en devenir », souligne Charles Taylor. Il n’y a donc pas d’identité sans transformation, l’important étant de ne pas poser ces deux termes comme contradictoires. La permanence ne réside pas tant dans l’identité que dans l’instance qui définit et attribue cette identité. L’identité n’est pas ce qui ne change jamais, mais au contraire ce qui nous permet de toujours changer sans jamais cesser d’être nousmêmes.

     

    Cette distinction permet de relativiser l’opposition faite couramment entre identités héritées et identités choisies. Il est indéniable qu’il existe de nombreuses associations qui ne peuvent faire l’objet d’un choix au sens que la doctrine libérale donne à ce terme. Ce sont les « associations involontaires » évoquées par Michael Walzer, lorsqu’il écrit que la vie associative, « dans bien des domaines, n’est pas le fait d’un héros libéral, d’un individu qui serait en mesure de choisir ses propres allégeances. Au contraire, un grand nombre d’entre nous se situent d’ores et déjà dans des groupes qui pourraient bien s’avérer déterminants ». La famille et le sexe viennent évidemment au premier rang de ces « associations involontaires », mais celles-ci peuvent aussi comprendre la nation ou le pays, la classe sociale, la langue, la culture, les valeurs morales ou la religion. « Tant par leur nature que par la valeur que nous leur attribuons, ajoute Walzer, les associations involontaires jouent un rôle significatif dans notre décision d’adhérer volontairement à d’autres associations. Les premières précèdent historiquement et biographiquement les secondes, et constituent l’inéluctable arrière-plan de toute vie sociale, qu’elle se vive ou non dans la liberté et l’égalité ». Cette observation est tout à fait juste, mais ces associations involontaires, héritées, ne sont pas des déterminations absolues. Elles limitent seulement, sans la supprimer, notre capacité de s’en affranchir. Même l’identité liée au sexe et à la filiation ne devient pleinement une composante de notre identité que si nous décidons de la considérer comme telle.

     

    On connaît la belle phrase de René Char : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament ». Un testament répartit l’héritage. Mais chez les humains, c’est à chacun de ceux qui héritent de déterminer la nature de sa part. Hériter, ce n’est pas seulement s’identifier à ce dont on hérite, mais déterminer les meilleurs moyens de se l’approprier. Je ne cherche pas seulement à poursuivre ce dont j’ai hérité, je le façonne aussi par le regard que je porte sur lui.

    Ce façonnement équivaut à une démarche narrative. Pour l’individu comme pour le groupe, le rapport à soi-même n’est jamais immédiat. Il passe par le truchement d’une série de représentations et de narrations que l’on se fait à soi-même. Alasdair MacIntyre montre très bien que l’unité de la vie humaine est assimilable à l’unité d’une quête narrative : « Je ne peux répondre à la question “que dois-je faire ?” que si je peux répondre à la question précédente : de quelle histoire(s) fais-je partie ? ».

     

    Objective ou subjective, l’identité contient donc toujours une part postulée. Elle n’est pas seulement un objet à découvrir, mais un objet à interpréter. La vie humaine, comme l’ont bien vu Dilthey, Gadamer ou Ricoeur, est fondamentalement interprétative, c’est-à-dire qu’elle ne se borne pas à décrire des objets, mais s’emploie aussi à leur donner un sens. L’homme est « un animal qui s’interprète lui-même », rappelle Charles Taylor. Il s’inscrit dans un cercle herméneutique qui se définit comme un espace de significations communes. Il appartient à la fois au monde qui le constitue et au monde qu’il constitue. L’identité n’échappe pas à cette règle. Elle est une définition de soi-même, en partie implicite, qu’un sujet élabore et redéfinit tout au long de sa vie, dans un processus proprement vital. L’identité est fondamentalement de nature narrative et autonarrative. Et son véritable sujet est l’énonciateur de cette narration. Notre identité, enfin, est inséparable d’une définition de ce qui importe ou non pour nous. Elle exprime la part de nous-mêmes que nous privilégions et sur laquelle nous nous appuyons pour nous construire, non pas du tout par émancipation vis-à-vis des déterminations dont nous sommes le lieu, mais par un choix qui nous fait tenir certaines de ces déterminations comme plus déterminantes que d’autres.

     

    Pour désigner « ce qui (nous) importe », Taylor parle d’« évaluations fortes » et de « biens constitutifs » ou « hyperbiens ». Les « biens constitutifs » se distinguent des biens matériels ou des biens qui répondent à un simple besoin en ce qu’ils ne sont nullement assimilables à de simples préférences, mais sont fondateurs d’identité : « Formuler un bien constitutif, c’est rendre clair ce qu’implique la vie bonne qu’on adopte ». Les « évaluations fortes » se caractérisent par le fait qu’elle ne sont pas négociables et ne peuvent se réduire à une simple préférence ou à un simple désir. Elles ne sont pas relatives au bien-être, mais à l’être même des individus. Elles concernent ce qui donne une raison de vivre et de mourir, c’est-à-dire qu’elles portent sur des valeurs posées comme intrinsèquement bonnes. Les évaluations fortes représentent des buts moraux dotés d’une valeur intrinsèque. L’identité apparaît ainsi liée d’emblée à toute une herméneutique de soi, à tout un travail de narratologie destiné à faire apparaître un « lieu », un espace-temps qui configure un sens et forme la condition même de l’appropriation de soi. Dans une perspective phénoménologique, où rien n'est donné immédiatement, mais au contraire toujours de façon médiate, l'objet ne peut procéder que d'une élaboration constituante, d'un récit herméneutique caractérisé par l'affirmation d'un point de vue organisant rétrospectivement les événements pour leur donner un sens. « Le récit construit l'identité narrative en construisant celle de l'histoire racontée, dit Paul Ricoeur. C'est l'identité de l'histoire qui fait l'identité du personnage ». Défendre son identité, ce n'est donc pas se contenter d'énumérer rituellement des points de repère historiques ou des événements supposés fondateurs, c'est comprendre l'identité comme ce qui se maintient dans le jeu des différenciations, non comme le même, mais comme la façon singulière de toujours se transformer.

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    La première menace concernant l’identité méditerranéenne tient dans le risque de perdre conscience de ce qu’il y a de commun aux pays des deux rives de la Méditerranée. Certes, l’ensemble méditerranéen n’est pas totalement unitaire. Il ne l’a jamais été dans l’histoire. L’espace stratégique méditerranéen a toujours été traversé de lignes de clivages, de conflits, de rapports de force historiques ou symboliques. La généalogie plurielle de la région a donné naissance à des rapports qui n’ont pas toujours été des rapports de dialogue, loin de là. La colonisation a laissé des traces, et la décolonisation s’est effectuée souvent dans les pires conditions. De grandes disparités économiques et sociales demeurent encore aujourd’hui. Pourtant, au-delà des distorsions, des ambiguïtés et des affrontements politiques et culturels, au-delà aussi des réinventions nostalgiques qui ont affecté les monde berbéro-carthaginois, gréco-latin, judéo-arabe ou arabo-musulman, il n’en reste pas moins que le monde méditerranéen a son unité.

     

    Cette unité ne saurait se ramener à une déclinaison de stéréotypes, eux-mêmes souvent empreints de nostalgie passéiste, sur la « culture de la vigne et de l’olivier », le « berceau des civilisations », la « passerelle entre l’Orient et l’Occident » ou l’exaltation de l’Antiquité. De tels stéréotypes sont toujours à mi-chemin du folklore pour touristes et de l’idéal muséologique. C’est Isidore de Séville, au VIIe siècle, qui a parlé le premier de la « mediterraneum mare », de cette mer qui, à la différence de l’Océan, n’est pas immensité liquide, mais bel et bien « mer au milieu des terres ». Plus récemment, la Méditerranée a pu être qualifiée, très justement, de « continent maritime »(1). L’unité de ce « continent maritime » repose sur des conditions climatiques relativement homogènes, sur des paysages semblables, sur un identique rapport à la mer, sur une commune adaptation à un espace suscitant des approches conceptuelles très proches les uns des autres. L’attractivité du littoral et des grandes villes a aussi été un facteur unifiant de l’espace méditerranéen, ce qui explique encore de nos jours la forte densité des façades maritimes, contrastant avec des arrière-pays ruraux souvent délaissés ou désertés.

     

    Redevenue, depuis l’ouverture du canal de Suez, en 1869, la première route maritime mondiale, la Méditerranée a donné naissance, au fil des siècles, sinon des millénaires, à des formes sociales particulières, où la notion de communauté joue un rôle fondamental. Il y a en outre tout un système relationnel qui est à la base de la société méditerranéenne. C’est aussi autour du bassin méditerranéen que sont nés la philosophie, la tragédie, la science politique, le droit et quelques unes de nos interrogations socio-anthropologiques les plus essentielles. Mais l’identité méditerranéenne se décèle encore dans les domaines les plus différents, qu’il s’agisse du domaine musical, avec les accents byzantins du chant grégorien ou les ornements similaires de la musique arabo-andalouse et de la musique napolitaine des XVe et XVIe siècles, ou même du domaine juridique, où de fructueuses comparaisons ont pu être faites entre le droit romain – traditionnellement défini par la formule : « ius est ars boni et æqui » – et le système juridico-religieux islamique, notamment pour ce qui est du droit des gens et du droit de propriété(2).

     

    Des Méditerranéens venus des deux rives opposées du « continent maritime » auront de ce fait toujours entre eux plus d’affinités, voire de souvenirs, qu’un Espagnol ou un Italien n’en aura avec un Finlandais ou un Américain. Question de paysages, d’odeurs, de souvenirs personnels et historiques peut aussi. A l’heure où, pour la première fois depuis le Moyen Age, l’islam est devenu une réalité dans l’Europe occidentale, il serait dommage de l’oublier. La deuxième menace que je voudrais évoquer consiste dans le risque inverse, celui de perdre de vue, non pas cette fois l’unité du monde méditerranée, mais au contraire sa diversité.

     

    Fernand Braudel, dans son célèbre livre sur La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, a bien souligné cette diversité. A la question « Qu’est-ce que la Méditerranée ? », il répondait : « Mille choses à la fois, non pas un paysage, mais d’innombrables paysages, non pas une mer, mais une succession de mers, non pas une civilisation, mais des civilisations entassées les unes sur les autres. Voyager en Méditerranée, c’est trouver le monde romain au Liban ou en Provence, la préhistoire en Sardaigne, les villes grecques en Sicile, la présence arabe en Espagne, l’islam turc en Yougoslavie… » Les trois grandes parties de la Méditerranée sont, chacun le sait, la Méditerranée européenne, qui va de l’Espagne à la Roumanie, la méditerranée orientale, qui s’étend de la Turquie à l’Egypte, et enfin la rive musulmane arabo-berbère. Ces trois Méditerranées correspondent grossièrement aux trois civilisations qui ont façonné historiquement la configuration géopolitique de cette zone, la civilisation romaine et catholique-latine, la civilisation orthodoxe et byzantine et la civilisation arabo-musulmane.

     

    La Méditerranée occidentale constitue à elle seule une zone de contact et d’échanges entre plusieurs familles culturelles : le monde arabo-islamique, le monde de la francophonie, le monde hispanique et le microcosme italien. Or, comme l’a bien remarqué Zaraket Raïd, « il n’y a aucune symétrie entre ces familles : l’ensemble francophone est fortement centralisé ; l’ensemble hispanique paraît plus intéressé par son intégration à l’Europe que par ses membres ; la famille culturelle arabe, durant les quatre ou cinq dernières décennies, s’est caractérisée par la création d’un espace culturel unifié »(3). Il est certain qu’à toutes les époques, la Méditerranée a été un vecteur majeur et précoce de mouvement des populations. Mais ces mouvements migratoires, souvent portés par le commerce ou la conquête, de l’expansion romaine aux conquêtes arabes, des croisades à la colonisation, n’ont pas abouti à l’homogénéisation du monde méditerranéen, mais bien plutôt à la redistribution des composantes de son identité – quand ils n’ont pas, purement et simplement, révélé ou accentué des disparités économiques et des fractures socio-spatiales. Les migrations, dont les îles, les détroits, les ports et les zones-frontières ont constitué les pôles, ont incontestablement contribué à créer une culture de la mobilité, mais celle-ci n’a pas été antagoniste des enracinements, qu’il s’agisse de la culture arabo-andalouse ou de l’influence européenne au Maghreb ou au Proche-Orient. Les mouvements humains, pourrait-on dire, ont dans le passé accentué les contrastes plus qu’ils ne les ont effacés. La diversité n’est pas seulement une affaire de langue ou de religion. Ce n’est pas ici que j’aurai besoin de rappeler qu’une langue n’est pas seulement un moyen « technique » de communication, qu’il suffirait de pratiquer couramment pour que tous les problèmes entre locuteurs de différentes cultures se trouvent aplanis. La langue est aussi porteuse d’une vue du- monde. Elle véhicule tout un univers de représentations, de modes de pensée, de valeurs et de symboles qui prennent place dans un système de significations partagées. Elle a une dimension culturelle, mais aussi politique et sociale. Elle transmet des façons spécifiques de mettre en jeu le corps, l’espace et le temps dans l’interaction sociale. Les disparités infranationales entre les pays méditerranéens existent toujours, pour le meilleur comme pour le pire. Il faut en tenir compte.

     

    Le « métissage » est aujourd’hui à la mode, et cette mode est chargée d’équivoques sur lesquelles il faudrait sans doute s’interroger. A l’origine, le terme était d’emploi purement bio-anthropologique. Aujourd’hui, utilisé de façon laudative (le plus souvent) ou péjorative (plus rarement), il sert indistinctement à qualifier n’importe quelle forme de rencontre, de dialogue, de confrontation, de mixité, de confrontation, de fusion, etc. C’est beaucoup trop. Comme l’écrit encore Zaraket Raïd, « reconnaître le métissage et l’accepter ne suffit pas, si cette tolérance que fait que masquer un cannibalisme culturel ». L’idée d’un nécessaire « métissage », présenté comme à la fois la condition nécessaire et l’aboutissement logique du dialogue interculturel, rend en réalité ce dialogue plus difficile, d’abord parce qu’il reste soumis à des rapports de force inégaux (d’où le risque de « cannibalisme culturel »), mais aussi parce qu’en le posant de cette façon on fait du rapprochement des cultures une menace pour l’identité des sociétés des deux rives de la Méditerranée. Le dialogue risque ainsi à tout moment de déboucher sur l’équivalence ou l’insignifiance, qui sont la négation même de sa raison d’être. Le maître-mot de tout véritable dialogue est la réciprocité. Or, il ne peut y avoir de réciprocité sans altérité des partenaires, sans reconnaissance, et par conséquent sans maintien, de cette altérité. Un dialogue qui fait passer la « compréhension » par la négation de l’altérité travaille en fait pour la Mêmeté, c’est-à-dire pour l’éradication de toutes les identités, rejoignant ainsi le rouleau compresseur de la logique du profit, qui aspire à transformer la planète entière en un vaste marché homogène. Or, la fusion de toutes les identités culturelles au seul profit de la culture de la marchandise est sans conteste l’une des principales menaces de notre époque.

    Si le « métissage » aboutit à réduire la mosaïque des identités culturelles caractérisant chaque peuplement méditerranéen, pour les fusionner toutes dans un magma uniforme, alors il ne sera qu’un outil de l’idéologie du Même, qui progresse aujourd’hui dans le monde par d’autres moyens. Le chant méditerranéen doit au contraire rester un chant polyphonique. La dernière menace dont je parlerai réside dans ce que j’appellerai le risque d’une « inversion des pôles ». J’entends par là le risque pour le Sud de se mettre à l’école exclusive du Nord, de n’envisager son avenir que comme le prolongement méridional d’un Nord qui, malheureusement, semble s’être mis aujourd’hui tout entier au service de la Forme-Capital et de la logique du profit. De fait, il n’est pas de jour où le Sud ne se voit pas enjoindre de se « moderniser » en adoptant comme valeurs suprêmes des valeurs de rentabilité, d’efficacité, d’utilité, de calcul et de profit, toutes valeurs historiquement associées à l’individualisme bourgeois. Le Sud se voit reprocher ses structures sociales « d’un autre âge », sa mentalité « archaïque », si contraire à l’idéologie du progrès comme aux exigences du marché. On prétend que son « développement » passe par sa conversion à l’idéologie dominante mondiale, c’est-à-dire par le renoncement à ce qui, dans l’histoire, a fait sa spécificité. Mais l’idéologie dominante est toujours l’idéologie des dominants. Et la domination des valeurs marchandes, au détriment de tout ce qui ne relève pas de l’approche comptable, entraîne une véritable transformation anthropologique par le biais de la colonisation de l’imaginaire symbolique.

     

    Le Nord a ses qualités propres, mais ce n’est pas en cessant d’être le Sud que le monde méditerranéen résoudra les problèmes qu’il connaît aujourd’hui. C’est au contraire en prenant appui sur son expérience et sur sa personnalité propre qu’il pourra trouver par lui-même et en lui-même les conditions de ses métamorphoses futures. De ce point de vue, ce serait sans doute une erreur, pour les pays méditerranéens, de donner trop de priorité à une construction européenne qui, après avoir représenté un grand espoir, apparaît aujourd’hui surtout porteuse de craintes et de désillusions. L’Europe actuelle est une Europe sans volonté, qui n’a plus pour ambition que de devenir la partenaire de l’Amérique au sein d’un ensemble « transatlantique » dominé par la principale puissance mondiale. La Méditerranée, parce qu’elle est une « mer à l’intérieur des terres », n’a pas à obéir à la logique océanique. Cela ne signifie pas qu’elle doit rester statique, qu’elle ne doit pas évoluer, mais qu’elle doit rester fidèle à sa manière propre de se transformer, qui n’est comparable à nulle autre. Cela signifie qu’elle constitue un monde à elle seule, et non pas l’appendice d’un autre monde. Cela signifie qu’elle doit continuer d’incarner une histoire, et non devenir l’objet de l’histoire des autres.

     

    Je vous remercie.

     

    Alain de Benoist

     

    1. Jean-Paul Gourévitch, Le rêve méditerranéen. D’Ulysse à Nicolas Sarkozy, L’OEuvre, Paris 2009, p. 19.

    2. Cf. Pierangelo Catalano, « Identité de la Méditerranée et convergence des systèmes juridiques », in Aspects, 1, 2008, pp. 27-41.

    3. Zaraket Raïd, « Identité méditerranéenne et francophone : l’histoire d’une altérité et d’un partage », in Ethiopiques, 74, 1er semestre 2005.

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  • Autour de Spengler et du Déclin de l'Occident

    Nous reproduison ci-dessous l'introduction d'Alain de Benoist au dossier du dernier numéro de Nouvelle Ecole (n°59-60, année 2010-2011) consacré à Oswald Spengler.

    Nous vous rappelons que ce numéro peut être commandé sur le site de la revue Eléments.

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    OSWALD SPENGLER

     

     

    Les adversaires de l’idéologie du progrès croient souvent, bien à tort, que celle-ci se borne à concevoir l’histoire sous une forme linéaire, emmenant l’humanité vers un avenir toujours meilleur, et par suite à valoriser le nouveau en tant que nouveau, c’est-à-dire à constamment dévaloriser l’autorité du passé au nom des promesses de l’avenir. Ils oublient que cette caractéristique possède un corollaire : l’idée que les civilisations sont immortelles. Elles naissent, croissent et se développent, mais aucune loi ni raison objective n’exige qu’elles vieillissent ni ne meurent. Cette idée optimiste se retrouve chez beaucoup d’adversaires de l’idéologie du progrès, qui lui empruntent ainsi sans s’en rendre compte l’un de ses présupposés fondamentaux. Certes, nombre d’entre eux s’inquiètent régulièrement des menaces qui pèsent sur la civilisation occidentale, mais ils croient en général qu’il suffirait d’y parer pour que cette civilisation retrouve du même coup une espérance de vie illimitée. C’est à cette idée que s’oppose radicalement Spengler. Longuement exposée dans Le déclin de l’Occident, son approche « physiognomique » des cultures – il s’agit de cerner la « physionomie » de leurs formes historiques – nous dit que les civilisations sont mortelles, qu’elles ne peuvent que mourir et que tel est leur destin commun. Ce ne sont pas des peuples ou des époques, mais des cultures, irréductibles les unes aux autres, qui sont les moteurs de l’histoire mondiale. Ces cultures ne sont pas créées par des peuples, mais ce sont au contraire les peuples qui sont créés par les cultures. L’Antiquité, par exemple, est une culture à part entière, similaire mais entièrement distincte de la culture « faustienne » occidentale. Les cultures obéissent toutes aux mêmes lois de la croissance et du déclin organiques. Le spectacle du passé nous informe donc sur ce qui n’a pas encore eu lieu.

    On a peine aujourd’hui à imaginer l’impact que la parution du premier tome du Déclin de l’Occident (1918) eut, d’abord en Allemagne, puis dans le monde entier. Et pourtant, peu d’auteurs ayant atteint une telle renommée ont été oubliés aussi vite. Dès les années 1930, l’étoile de Spengler commence à pâlir, pour s’obscurcir totalement après la Seconde Guerre mondiale. Mais en réalité, le « débat autour de Spengler » (Streit um Spengler) repose en grande partie sur des malentendus que celui-ci a lui-même contribué à entretenir, du fait notamment de ce mélange d’observations scientifiques, historiques, politiques et poétiques à la fois.

    Beaucoup de reproches traditionnellement adressés à Spengler sont loin d’emporter l’adhésion. A commencer par celui qui vise son « pessimisme » : il n’y a pas de « pessimisme » à établir un diagnostic, quelqu’il soit. Dans le titre de son livre, ainsi qu’il l’a lui-même souligné, le mot « déclin » pourrait d’ailleurs tout aussi bien être remplacé par celui d’« achèvement ». D’autres ont soutenu que l’affirmation spenglérienne selon laquelle les cultures sont incommensurables se heurte à une aporie, car on ne peut à la fois dire qu’elles sont incommensurables et prétendre les comprendre toutes. Lors d’un colloque de Cérisy, en 1958, Raymond Aron déclarait ainsi : « Spengler peut tout expliquer, sauf sa propre histoire. Car, dans la mesure où il a raison, il a tort. Si les sociétés, les cultures ne peuvent pas se comprendre, l’homme qui ne peut pas exister, c’est Spengler qui les comprend toutes ». L’argument n’en est pas un puisque, pour Spengler, les grandes cultures, si incommensurables qu’elles puissent être, n’en présentent pas moins la même morphologie et obéissent toutes historiquement aux mêmes lois.

    Mis en doute par Keyserling, le caractère prophétique des vues de Spengler a en revanche été longuement célébré par bien d’autres auteurs. On ne saurait nier non plus le caractère prémonitoire des Années décisives. Certes, Spengler a totalement sous-estimé les Etats-Unis en tant que grande puissance. Il plaçait en revanche de grands espoirs dans la Russie, tout en soulignant son étrangeté radicale par rapport à l’Europe occidentale. « Les Russes ne sont point un peuple à la manière du peuple allemand ou anglais, écrivait-il dans Prussianité et socialisme (1919). Ils portent en eux, tels les Germains à l’époque carolingienne, la virtualité d’une multitude de peuples futurs. Les Russes sont la promesse d’une culture à venir au moment où les ombres du soir s’allongent sur l’Occident ».

    Mais, d’Eduard Spranger à Theodor W. Adorno, le principal reproche adressé à Spengler porte évidemment sur son « fatalisme » et son déterminisme. La question est de savoir jusqu’à quel point l’homme est prisonnier de sa propre histoire. Au point de ne pouvoir jamais en modifier le cours ? C’est là que le débat commence. Arnold Toynbee, que l’on a souvent comparé à Spengler, niait que l’on puisse comparer les cultures à des organismes vivants. Spengler, qui soutient la thèse inverse, affirme que la civilisation est le destin inévitable d’une culture, dont elle marque aussi le stade terminal. Que penser de cette thèse à l’époque de la globalisation ? Qu’en est-il de la civilisation occidentale, aujourd’hui universalisée au moins de paraître menacer toutes les cultures du monde encore subsistantes ? Et que signifie même ce terme d’« Occident » qui, au cours de l’histoire, a si souvent changé de sens ?

    « Toutes mes occupations politiques, disait Spengler, ne m’ont procuré aucun plaisir. La philosophie, voilà mon domaine ». Il disait aussi qu’« avoir de la culture » est une question d’attitude – et d’instinct.

     

    Alain de BENOIST

     

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  • Sous haute surveillance politique...

    Nous reproduisons ici la chronique hebdomadaire de Philippe Randa datée du 1er janvier 2011 et consacré à la pseudo introduction du référendum d'initiative populaire...

     

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    Sous haute surveillance politique

    Il ne faut jamais abuser des bonnes choses. Des choses tabous encore moins. Et s’il y a bien un tabou entre tous de nos jours, c’est la démocratie parlementaire. Le nec plus ultra de la gouvernance, la seule autorisée. Médiatiquement, en tous cas. Malheur à ceux qui provoquent ses sourcillieux garde-chourmes.
    La récente adoption par le Conseil des ministres français du projet de loi définissant la mise en œuvre d’un « référendum d’initiative populaire » entend le faire comprendre à tous.
    Nos voisins helvètes peuvent directement proposer un texte de loi (initiative législative au niveau cantonal) ou une modification de la constitution (initiative constitutionnelle, au niveau fédéral et cantonal). Le texte est ensuite soumis à une votation populaire qui l’acceptera ou non. 100 000 signatures sont suffisantes pour que le référendum soit organisé et 50 000 électeurs pour faire adopter la loi.
    Il en ira bien différemment du projet de loi français et l’on appréciera comme il se doit les termes « il suffit que », utilisé par le quotidien Libération à la lecture de la procédure à suivre : « Il suffit qu’un parlementaire dépose une proposition de loi. Que celle-ci soit soutenue par au moins un cinquième des parlementaires, puis contrôlée par le Conseil constitutionnel. Avec le feu vert des Sages, et dans un délai de trois mois, s’ouvre alors la collecte des signatures de citoyens inscrits sur les listes électorales qui peuvent approuver le texte par voie électronique. Si la proposition de loi franchit la barre des 4,5 millions de soutiens, elle retourne au Parlement et sera débattu par chacune des deux assemblées dans les douze mois. À défaut, le président de la République soumet le texte au référendum dans un délai de quatre mois » (22 décembre 2010).
    Réclamé par nombre de partis politiques français – du Front national au Parti socialiste en passant par Europe Écologie-les Verts – le principe même ne pouvait finir que par être accepté. De là à ce qu’il soit appliqué, on comprend tout de suite que ce n’est guère dans les intentions de ceux qui nous gouvernent. Il s’agit donc simplement d’une nouvelle et énième loi qui ne sera probablement pas – sinon exceptionnellement – utilisée.
    Elle permettra toutefois de calmer les esprits les plus vindicatifs sur le sujet, de « faire croire que », de ne pas réveiller les passions et pour ceux qui s’aventureraient à faire remarquer que ce projet de loi est plus proche du « foutage de gueule citoyen » que de véritable démocratie directe, gageons qu’on leur explique que les aménagements de cette loi sont une « exception française », donc forcément parée de toutes les vertues républicaines.
    D’ailleurs, le député Vert François de Rugy, rapporteur d’une proposition de loi organique prévoyant d’appliquer le référendum d’initiative populaire, n’hésite pas à définir lui-même les limites politiquement correctes qu’il est inimaginable de franchir… Lorsqu’on lui fait remarquer que grâce au référendum d’initiative populaire, la Suisse a récemment voté le renvoi automatique des criminels étrangers, il précise aussitôt : « Les opposants à cet outil nous disent ainsi que c’est dangereux, démagogique, populiste. Nous, nous avions proposé qu’une procédure, avant d’être lancée, soit validée par le Conseil constitutionnel. Ce contrôle de constitutionnalité, au préalable, est un garde-fou et garantira contre les manipulations et les dérives ou, pour prendre un exemple, contre une tentative de faire voter sur le rétablissement de la peine de mort. Et on parle de 4 millions et demi de signatures : pour tout parti ou groupe parlementaire, il faudra une large alliance et des partenaires dans la société civile. »
    Si les guêpes sont connues pour ne pas être « folles », nos élus auto-proclamés défenseurs d’une conception très particulière de la démocratie ne le sont pas non plus. Demander l’avis du peuple, oui, à condition qu’il soit le leur. Pour ne pas risquer de « déconvenues démocratiques », exercer un strict contrôle de ce qui doit être ou ne pas être voté, est le « minimum citoyen » indispensable. C’est-à-dire que rien ne puisse échapper un tant soi peu aux professionnels de la politique. « La volonté du peuple ne doit pas être confisquée par quelques dizaines de Ponce Pilate… », affirmait Charles De Gaulle.
    Par 577 députés, est-ce vraiment préférable ?

    Philippe Randa

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  • L'argent...

    Nous reproduisons ici l'éditorial de Robert de Herte (alias Alain de Benoist) consacré à l'argent et publié dans le numéro 138 (janvier-mars 2011) de la revue Eléments.

    Cette revue peut être achetée en kiosque ou commandée ici

     

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    L’ARGENT

    Bien entendu, tout le monde préfère en avoir un peu plus qu’un peu moins. « L’argent ne fait pas le bonheur, mais il y contribue », dit l’adage populaire. Encore faudrait-il savoir ce qu’est le bonheur. Max Weber écrivait en 1905 : « Un homme ne souhaite pas “par nature” gagner toujours plus d’argent : il veut simplement vivre comme il a l’habitude de vivre et gagner autant qu’il lui est nécessaire pour cela ». Depuis, de nombreuses enquêtes ont montré une dissociation relative entre la progression du niveau de vie et celle du niveau de satisfaction des individus : passé un certain seuil, avoir plus ne rend pas plus heureux. En 1974, les travaux de Richard Easterlin avaient établi que le niveau moyen de satisfaction déclaré par les populations était resté pratiquement le même depuis 1945, malgré l’augmentation spectaculaire de la richesse dans les pays développés. (Ce « paradoxe d’Easterlin » a encore été confirmé récemment). L’incapacité des indices mesurant la croissance matérielle, comme le PIB, à évaluer le bien-être réel est aussi bien connue – surtout au plan collectif, puisqu’il n’existe pas de fonction de choix indiscutable permettant d’agréger des préférences individuelles en préférences sociales.

    Il est tentant de ne voir dans l’argent qu’un outil de la puissance. Le vieux projet d’une dissociation radicale du pouvoir et de la richesse (soit on est riche, soit on est puissant) restera longtemps encore un rêve, malheureusement. Autrefois, on devenait riche parce qu’on était puissant ; aujourd’hui, on est puissant parce qu’on est riche. L’accumulation de l’argent est vite devenu, non le moyen de l’expansion marchande, comme le croient certains, mais le but même de la production de marchandises. La Forme-Capital n’a pas d’autre objet que l’illimitation du profit, l’accumulation sans fin de l’argent. Le pouvoir d’accumuler l’argent donne évidemment un pouvoir discrétionnaire à ceux qui le possèdent. La spéculation monétaire domine la gouvernance mondiale. Et le brigandage spéculatif reste la méthode de captation préférée du capitalisme.

    L’argent ne se confond cependant pas avec la monnaie. La naissance de la monnaie s'explique par le développement de l'échange marchand. C'est en effet seulement dans l'échange que les objets acquièrent une dimension d'économicité. Et c'est également dans l'échange que la valeur économique se trouve dotée d'une complète objectivité, puisque les biens échangés échappent alors à la subjectivité d'un seul pour se mesurer à la relation qui existe entre des subjectivités différentes. En tant qu'équivalent général, la monnaie est intrinsèquement unificatrice. Ramenant tous les biens à un dénominateur commun, elle rend du même coup les échanges homogènes. Aristote le constatait déjà : « Toutes les choses qui sont échangées doivent être en quelque façon comparables. C'est à cette fin que la monnaie a été inventée, et qu'elle devient en un sens un intermédiaire ; car elle mesure toutes choses ». En créant une perspective à partir de laquelle les choses les plus différentes peuvent être évaluées par un nombre, la monnaie les rend donc en quelque sorte égales : elle ramène toutes les qualités qui les distinguent à une simple logique du plus et du moins. L’argent est cet étalon universel qui permet d’assurer l’équivalence abstraite de toutes les marchandises. Il est l’équivalent général, qui ramène toutes les qualités à une évaluation en quantité, puisque la valeur marchande n’est capable que d’une différenciation quantitative. 

    Mais, du même coup, l'échange égalise aussi la personnalité des échangistes. En révélant la compatibilité de leurs offres et de leurs demandes, il établit l'interchangeabilité de leurs désirs et, à terme, l'interchangeabilité des hommes qui sont le lieu de ces désirs. « Le règne de l'argent, observe Jean-Joseph Goux, c'est le règne de la mesure unique à partir de laquelle toutes les choses et toutes les activités humaines peuvent être évaluées [...] Une certaine configuration monothéiste de la forme valeur équivalent général apparaît clairement ici. La rationalité monétaire, fondée sur l'étalon unique de mesure des valeurs, fait système avec une certaine monovalence théologique ». Monothéisme du marché. « L'argent, écrit Marx, est la marchandise qui a pour caractère l'aliénation absolue, parce qu'il est le produit de l'aliénation universelle de toutes les autres marchandises ».

    L’argent, c’est donc beaucoup plus que l’argent – et la plus grande erreur serait de croire qu’il est « neutre ». Pas plus que la science, la technique ou le langage, l’argent n’est neutre. Il y a vingt-trois siècles, Aristote observait que « la cupidité de l’humanité est insatiable ». Insatiable est le mot : il n’y en a jamais assez – et parce qu’il n’y en a jamais assez, il ne saurait évidemment y en avoir de trop. Le désir d’argent est un désir qui ne peut jamais être satisfait parce qu’il se nourrit de lui-même. Toute quantité, quelle qu'elle soit, peut en effet toujours être augmentée d'une unité, en sorte que le mieux s'y confond toujours avec le plus. Ce dont on peut avoir toujours plus, on n'a jamais assez. C’est bien pour cela que les anciennes religions européennes n’ont cessé de mettre en garde contre la passion de l’argent pour lui-même : mythe de Gullweig, mythe de Midas, mythe de l’Anneau de Polycrate – le « déclin des dieux » (ragnarökr) étant lui-même la conséquence d’une convoitise (l’« or du Rhin »).

    « Nous courons le risque, écrivait il y a quelques années Michel Winock, de voir l'argent, la réussite financière, devenir le seul étalon de la considération sociale, le seul but de la vie ». C’est très exactement là que nous en sommes. De nos jours, l’argent fait l’unanimité. La droite s’en est faite depuis longtemps la servante. La gauche institutionnelle, sous couvert de « réalisme », s’est ralliée bruyamment à l'économie de marché, c'est-à-dire à la gestion libérale du capital. Le langage de l'économie est devenu omniprésent. L’argent est désormais le point de passage obligé de toutes les formes de désir qui s’expriment dans le registre marchand. Le système de l’argent, pourtant, n’aura qu’un temps. L'argent périra par l'argent, c'est-à-dire par l'hyperinflation, la faillite et le surendettement. On comprendra alors, peut-être, qu’on n’est jamais vraiment riche que de ce que l’on a donné. 

    Robert de HERTE

     

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  • Lire Juvin et refaire l'histoire !...

    Pour bien commencer l'année, nous ne pouvons que vous conseiller à nouveau la lecture du remarquable essai d'Hervé Juvin, Le renversement du monde (Gallimard, 2010), qui, selon Alain de Benoist, "n'est pas seulement une analyse perspicace de la crise financière actuelle, mais aussi une des analyses de la mondialisation les plus pénétrantes parues à ce jour".

    Hervé Juvin, s'il dresse un tableau terrible de l'Europe d'aujourd'hui, n'en est pas pour autant un décliniste chagrin, tourné vers le bon vieux temps. C'est, au contraire un formidable professeur d'énergie. On rêve qu'un candidat (ou une candidate !...) à l'élection présidentielle de 2012 s'inspire de son livre et propose enfin aux Français un projet politique ambitieux...

    Bref, il faut lire Juvin, et le faire lire !

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    Nous reproduisons ci-dessous quelques extraits de son livre :

     

    "L'exercice qui nous interroge depuis le monde qui vient nous appelle surtout à confesser notre identité, nous, Français, Européens, d'ici, de cette terre et des nôtres, moins comme origine que comme projet. Savons-nous ce que nous voulons être, représenter, incarner comme Français, comme Européens, et savons-nous comment et avec qui nous voulons le faire? L'idéologie individualiste ne nous apporte aucune réponse, pis, elle nous interdit de répondre. Le drame est que son aboutissement, la production du monde, la production des corps et de la vie, et la fin de l'histoire dans 1e triomphe de la volonté humaine, fait disparaître toutes les réponses possibles, les escamote plus encore qu'il ne les interdit en les reconduisant à des problèmes individuels: si vous vous sentez seuls, allez voir un psy! Le drame est que l'effort immense de dispense du réel et de sortie de l'histoire et de la géographie des Européens, engagé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, appelle un effort symétrique: aussi intense et aussi puissant, pour renouer les fils de l'honneur et de la fidélité des nations d'Europe à elles-mêmes. Vivre avec la crise appelle un immense travail de recontextualisation, c'est-à-dire un travail exactement inverse de celui auquel a procédé l'idéologie du marché, de la concurrence pure et parfaite, de la vérité des comptes, de la mise en conformité des décisions, de la contractualisation des relations. Réaliser la décolonisation de l'Union européenne contre l'entreprise mondialiste est le premier et l'immense travail politique qui vient. Travail de retour à l'histoire et à la géographie. Travail de situation de tout ce qui parle, affiche, publie, témoigne, influe: d'où vient-il, et de qui? Travail de survie., qui appelle le tour de garde de sentinelles éveillées : que chacun donne son mot de passe, que chacun dise quel est son nom, d'où il vient et de qui, qui le paie et pourquoi, nous n'avons plus le luxe de croire que les idées viennent de nulle part et que ceux qui parlent entendent seulement nous divertir. Travail de repérage, de mesure, de détection des cristaux que charrie la boue quotidienne de l'événement et de l'information. Travail de détection, de sélection et de discrimination, pour reconnaître les amis des ennemis et veiller aux portes. Travail d'arpenteur ou de géomètre, sans doute, travail de portraitiste, d'entomologiste ou d'herboriste surtout, travail de reconnaissance des écarts, de révélation du divers, d'invention du séparé, de découverte du particulier, là où la loi des comptes, des nombres, des modèles et des normes travaillait à réduire au même, à conformer au modèle, là où le droit, le marché et le contrat travaillaient à dispenser l'action et la relation humaines de tout contexte et de toute singularité, là où le nouveau conformisme autorise des entreprises à évaluer et noter leurs collaborateurs en fonction de leur appétit pour la diversité, c'est-à-dire de leur capacité à oublier les leurs, leur sang et leurs liens. Faudra-t-il parler d'art et de la capacité à enchanter ce qu'une étonnante conjuration de forces s'est employée à banaliser? Pour comprendre la crise, pour dépasser la crise, nous avons moins besoin de politiques que de photographes et de conteurs d'histoires, moins d'économistes que d'ethnologues et de philosophes, moins d'experts et de spécialistes que de passeurs et de curieux. Où sont les arpenteurs des champs du savoir et de la conscience qui se riaient des disciplines, des catégories et des appellations? Où sont ces trafiquants du savoir, journalistes un jour, ethnologues le lendemain, et romanciers de leur vie toujours, qui ont fait mieux que nous dire le monde, qui nous l'ont fait rêver ?"

     

    "Affirmer ses fondamentaux est l'un des moyens de traverser la crise. L'épée des convictions seule peut trancher les contradictions du système. Au sortir espéré de la crise, les citoyens, les fidèles ou les croyants n'attendent qu'un seul discours: l'affirmation de ce qui ne changera pas; de ce qu'est la nation ou l'empire, sa mission, son projet, indépendamment des marchés, des changes, de la Chine et des subprimes. Parler de durée, de long terme, c'est commencer par énoncer clairement ce qui ne changera pas. C'est définir son identité et aller jusqu'au bout; définir ce que l'on est, c'est définir ce que l'on n'est pas, c'est exclure ce et ceux qui n'en seront pas, c'est circonscrire son action, son ambition, se reconnaître des limites, et c'est discriminer ce qui et ceux qui peuvent en être, qui en seront, par rapport à ceux qui n'en sont et n'en seront pas."

     

    "L'ordre ancien a vu l'opposition des religions les unes contre les autres, des nations les unes contre les autres, des peuples les uns contre les autres. Le système nouveau est celui de l'opposition des peuples, des nations et des religions contre le mondialisme qui prétend les abolir, les réduire, les soumettre, et contre ceux qui prétendent diriger le monde vers son unité, au nom de leur élection prétendue ou de leur supériorité autoproc1amée. Et le système nouveau est celui qui organisera la coopération de peuples souverains, distincts, unis et divers. Ceux qui organisent dans l'ombre la conspiration des sachants, des experts et des banquiers, ceux qui exposent en plein jour leur projet de directoire mondial, planifient le chemin de la démocratie planétaire et se préparent au gouvernement universel, ceux-là sont les pires ennemis de tous les peuples, de tous les hommes de leur terre, de leur sang et de leur foi, de tous les rebelles, résistants et insurgés contre le bien unique, la conformité imposée et le métissage de rigueur. Ils savent que la frontière est la limite de l'autorité légitime et de l'action utile. Ils savent que la discrimination est la condition de tout projet de société consistant. Ils savent que la préférence des siens par rapport aux autres est le fondement de la liberté des uns et des autres à suivre leur voie et à approfondir leur unité interne. Ils savent par-dessus tout que la diversité des collectivités humaines est le seul véritable garant de la survie de l'humanité, et qu'elle résume à elle seule la condition politique. Ils connaissent leurs ennemis, et ils sauront sans trembler, sans frémir et sans remords le moment venu d'en finir."

    Hervé Juvin, Le renversement du monde, Paris, Gallimard, 2010, 264p

     

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  • Noël : la nuit des lumières et de l'espérance !

    Nous reproduisons ici un texte d'Alain de Benoist publié le 24 décembre 1977 dans le Figaro Dimanche et consacré à Noël !...

     

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    NOËL : LA NUIT DES LUMIERES ET DE L’ESPERANCE

     

    L'an dernier, Thierry Maulnier écrivait ici même : « Noël est pour nous, Occidentaux, chrétiens ou encore imprégnés de christianisme, la fête d'une naissance : la naissance d'un Dieu enfant, venu au monde pour le sauver ». Dans les foyers incroyants, ajoutait-il, « Noël, c'est la fête du solstice, la fête des jours qui recommencent à croître, c'est-à-dire, sous cette forme-là aussi, la fête de l'espérance » (Le Figaro, 25 décembre 1976). Et c'est vrai : Noël est la fête de tous. C'est la fête de la Nativité, la fête de l'espoir au cœur de l'hiver, la fête des jouets et des lumières, la fête des enfants. La fête de la famille surtout, rassemblée, pour retrouver la chaleur des temps anciens et la promesse des temps à venir.

    Son origine se perd dans la protohistoire. Bien sûr, pour nos contemporain, c'est d'abord la commémoration de la naissance à Bethléem de l'Enfant-Dieu. Mais déjà des millénaires avant notre ère, dans toutes les régions de l'Europe actuelle, les hommes se réunissaient autour du feu, au moment du solstice d'hiver, pour aider le soleil à reprendre sa course et proclamer, quand tout semblait noir et glacé, que la vie reprendrait un jour. Et si grande était la puissance de cette coutume que l'Église, après bien des hésitations, finit par greffer la Bonne Nouvelle sur l'antique tradition : la date du 25 décembre, écrit Arthur Weigall, « fut choisie sous l'influence païenne. C'était de tout temps, l'anniversaire du soleil qu'on célébrait dans beaucoup de pays par de grandes réjouissances » (Survivances païennes dans le monde chrétien, Payot, 1934). René Laurentin le constate aussi : « Le symbole cosmique du solstice d'hiver popularise et vulgarise à la fois la fête de Noël parmi nous » (Le Figaro, 26-27 novembre 1977).

    Aussi bien les festivités de Noël correspondent-elles d'abord à une période, à un cycle : ce sont les « Douze Nuits », de la Sainte-Lucie des Suédois (13 décembre) jusqu'à Noël ou de Noël au 6 janvier, date de l'ancienne Épiphanie. La fête de Noël représente évidemment le temps fort de cette période. Dans les pays du Nord, elle dure d'ailleurs non pas un, mais deux jours (le 25 et le 26), et en Allemagne, le pluriel Weihnachten (« nuits consacrées »), utilisé de pair avec le singulier Weihnacht, évoque une autre ancienne tradition. Durant ces « Douze Nuits », la vieille croyance voulait que tout reposât : on ne travaillait guère, le rouet ne tournait pas et les chariots s'arrêtaient. Noël est aussi le moment où tout repose, où tout semble dormir, où tout reprend son souffle pour un nouvel élan.

    En Scandinavie, pays de l'hiver le plus froid, des sapins, de la neige et des traîneaux, Noël porte encore le vieux nom de Jul (vieux-nor. Yeul ou Yol), que l'on rapproche tantôt du nom anglo-saxon de la roue, wheel, tantôt du nom suédois de la bière, öl. Dans la Rome ancienne, la déesse du solstice était Diua Angerona. Ses festivités se déroulaient le 21 décembre dans une chapelle proche de la porte Romanula, sur le front nord du Palatin. La divinité y était représentée avec la bouche bandée et scellée, un doigt sur les lèvres pour commander le silence. Chez les Indo-Européens, précise Georges Dumézil, « une des intentions du silence est de concentrer la pensée, la volonté, la parole intérieure et d'obtenir par cette concentration une efficacité magique que n'a pas la parole prononcée ; et les mythologies mettent volontiers cette puissance au service du soleil menacé » (La religion romaine archaïque, Payot, 1966). On retrouve ce trait chez les anciens Germains, pour qui les fêtes de fin d'année correspondaient à une représentation annuelle de la fin du monde ou du chaos primordial : cette époque portait le nom de Fimbulvetr, c'est-à-dire de « Grand Hiver », et le dieu qui permettait la renaissance du monde, Vidarr, était 1'« Ase silencieux ».

    Mais au-delà des croyances et des interprétations, Noël est d'abord un moment privilégié, un esprit, une émotion. C'est la fête familiale par excellence, celle qui permet à la maisonnée de faire retour sur elle-même. En cet instant de l'année, croyants et incroyants, hommes et femmes de toutes opinions peuvent se retrouver, oublieux de ce qui les divise, réunis par un même sentiment profond. C'est Noël. La trêve de Noël.

     

    Pourquoi le 25 décembre ?

     

    La fête de la nativité du Christ, telle que nous la connaissons, est une innovation relativement tardive. S'ils décrivent avec précision les circonstances de la naissance de Jésus, les évangiles restent en effet muets sur la date (ou même la saison) de l'événement. Du reste, on ne célébrait pas les anniversaires dans l'Orient ancien. Et vers 245, Origène déclare « inconvenant » qu'on s'occupe d'une telle question à propos du Fils de Dieu comme si celui-ci était un roi ou un quelconque pharaon.

    C'est en fait à partir du deuxième siècle que l'on se mit en devoir de fixer une date pour la naissance du Christ. On produisit alors des affirmations très contradictoires. Clément d'Alexandrie proposa le 8 novembre. D'autres auteurs avancèrent les dates du 2 avril, du 20 avril, du 20 ou du 21 mai. En 243, le De Pascha Computus prit position pour le 28 mars. De leur côté, les communautés chrétiennes d’Orient se prononcèrent pour le 6 janvier, date correspondant chez les Grecs a l'Épiphanie de Dionysos, et chez les Égyptiens à celle d'Osiris.

    Au IVe siècle, tout l'Orient chrétien célèbre la naissance de Jésus le 6 janvier. Mais en Occident, une autre date s'est imposé, celle du 25 décembre, vraisemblablement pour contrecarrer l'influence, alors très forte, du culte de Mithra. La (re)naissance de Mithra était en effet fêtée tous les ans le 25 décembre en plein milieu de la période du solstice d'hiver (que célébraient aussi les Barbares), peu après les Saturnales romaines. C'était également le jour où, sous l'Empire, on commémorait la fête de Sol Invictus, le « Soleil invaincu ».

    La première mention latine du 25 décembre comme fête de la Nativité remonte à l'an 354, la célébration proprement dite semblant avoir été instituée sous Honorius, qui régna en Occident de 395 a 423. Noël commence alors à être mis sur pied d'égalité avec Pâques et l'Épiphanie (cette dernière ne rappelant plus que l'épisode des « rois mages »). En 440, la décision est officiellement étendue à toute la chrétienté. Au concile d'Agde, en 506, Noël devient une fête d'obligation. Justinien, en 529, en fera un jour férié. Par la suite, la tradition sera peu à peu unifiée Toutefois dans les communautés orientales, la fête de l'Épiphanie, devenue en 1972 une simple fête mobile, conservera une solennité beaucoup plus grande qu'en Occident.

     

    L’histoire de l’arbre de Noël

     

    « Le grand arbre au milieu de la chambre portait de nombreuses pommes dorées et argentées, et les amandes sucrées fleurissaient sur ses branches. Mais ce qu’il y avait de plus beau, c’était les centaines de petites lumières qui scintillaient comme des étoiles, invitant les enfants à cueillir des fleurs et des fruits… » En quelques lignes, le conteur E.T.A. Hoffmann recrée toute l’atmosphère de Noël.

    Épicéa, pin sylvestre ou sapin, vert sombre ou gris bleu, chargé de lumières, mais aussi de boules de métal, de pommes et d'oranges, de friandises et de chocolats, d'étoiles de paille et de divers symboles, l'arbre de Noël – ce « roi des forêts » chanté dans les contes d'Andersen – trône dans la plupart des maisons Europe pendant les douze jours et les douze nuits du solstice d’hiver, c’est-à-dire d'un bout à l'autre du cycle de Noël. C'est à son pied que les enfants découvrent les cadeaux apportés par un bonhomme Noël surgi brusquement de la nuit enchantée. C'est sur ses branches que brille, au plus noir de l'hiver, la douce lueur des douze bougies – une pour chaque mois de l'année – que la mode des guirlandes électriques n'a heureusement pas encore supplanté.

    Cet arbre, dont la silhouette lumineuse et fragile cristallise tant d'émotions, venues de quelque mystérieux inconscient collectif, n'est pas seulement le sujet d'innombrables récits. Il a sa propre histoire. Déjà, sous l’empire romain, lors de la fête des Saturnalia, du 17 au 24 décembre, la tradition voulait qu’on échangeât des cadeaux : les strenae (d’où le mot français « étrennes »), et l’on avait aussi cioutume de suspendre à des sapins des petits masques de Bacchus. Il est tentant de voir là une forme lointaine du « sapin de Noël ». Mais en réalité, c’est dans l’Alsace du XVIe siècle que commence son histoire moderne.

    C'est en Alsace en effet, à Schlesttstadt, que l'on trouve, en 1521, la première mention d'un arbre de Noël. On en possède une autre pour Strasbourg en 1539 – la première description précise datant de 1605. Peu après, l'humaniste et théologien strasbourgeois Johann Konrad Dannhauer écrit dans son Katechismus-Milch (v. 1642-1646) : « Pour Noël, il est d'usage à Strasbourg d'élever des sapins dans les maisons : on y attache des roses en papier de diverses couleurs, des pommes, du sucre… » A cette date, il n'est pas encore fait mention de lampions ou de bougies, dont l'usage semble ne s'être répandu que dans le courant du XVIIIe siècle.

    L'arbre de Noël gagne d'abord l'Allemagne, probablement par l'intermédiaire de marchands de Nuremberg ayant participé à la foire de Strasbourg. Il y porte divers noms : dans le Nord on utilise le mot Tannenbaum (sapin), sauf en Frise, en Basse-Silésie, en Prusse, en Poméranie et dans le Brandebourg, où l'on parle plutôt de Weihnachtsbaum (arbre de Noël) Dans le Sud, en Rhénanie, en Souabe, en Bavière, en Franconie, en Autriche, dans la Hesse et dans le Palatinat, ainsi que dans l'ancien territoire des Sudètes, on emploie le nom de Christbaum (arbre du Christ). Dans la région d'Osnabruck et dans les Herzgebirge on préfère celui de Lichterbaum (arbre aux lumières).

    Outre-Rhin, l'arbre de Noël est bien attesté dès cette époque. En 1611, une chronique locale rapporte que Dorothea Sibylle, comtesse de Schleswig, a dressé un « Danenboom » (forme bas-allemande pour Tannebaum) dans une grande salle à l’occasion de Noël. Liselotte von der Pfalz, née en 1652 à Heidelberg, signale dans l'une de ses lettres, en 1708, avoir participé dans son enfance à l'allumage d'un sapin ; c’est dans cette lettre que se trouve la première mention explicite d’un « arbre de Noël illuminé » (Lichterbaum). En 1737, le juriste Gottfried Kissling, de Wittenberg observe à son tour la multiplication de « sapins décorés de lumières » dans tout le sud de l'Allemagne. À Leipzig, en 1765, Goethe fait l'éloge de cette coutume, qu'il évoquera à nouveau en 1774 dans Les souffrances du jeune Werther. En 1775, l'arbre de Noël fait son apparition à Berlin. Dans un poème intitulé Heimweh (« Le mal du pays »), Jung-Stilling célèbre les illuminations de l'arbre de vie (Lebensbaum). En 1796, un arbre de Noël est dressé dans la cour du château de Wandsbek (Schleswig-Holstein), où habite le philosophe et poète Hans Jacobi.

    Au XIXe siècle, la coutume se généralise un peu partout. En 1813, le Tannenbaum est à Vienne et à Graz. Deux ans plus tard, des officiers de Prusse l’introduisent à Danzig, tandis que la reine Thérèse, épouse de Ludwig Ier de Bavière le fait connaître à Munich. En 1816, Karoline von Humboldt, l'épouse du savant, le popularise dans le Brandebourg. L’arbre de Noël est alors déjà connu aux Etats-Unis, où des immigrants allemands et des soldats de la Hesse enrôlés dans les troupes de George V pendant la guerre d'Indépendance se sont fait un devoir de l’acclimater. Il fera son entrée à la Maison-Blanche en 1891.

    En Angleterre, dès 1821, une personne (d'origine allemande) de la suite de la reine Caroline fait dresser un sapin lors d'une fête de Noël destinée à des enfants. Huit ans plus tard, rapporte Charles Greville dans son Journal, la même initiative est prise par la princesse Lieven. Vers 1830, la tradition s'implante solidement dans la région de Manchester, où se sont installés des commerçants allemands. Le sapin trouve enfin sa consécration en 1841, lorsque le prince Albert, époux de la reine Victoria, allume solennellement un immense arbre de Noël au château de Windsor. Le sapin détrône alors définitivement le kissing bough, rameau de feuillage disposé en demi-cercle et suspendu au plafond, portant des pommes rouges et des bougies allumées, sous lequel on s'embrassait pour célébrer la nouvelle année.

    En France, la diffusion du sapin est à peine plus tardive. C'est en 1837 que l'arbre de Noël fait son apparition à Paris, à l'initiative de la princesse Hélène de Mecklembourg, épouse du duc d'Orléans. La coutume se répandra surtout après 1870, dans le sillage de la diaspora alsacienne. Toutefois, le sapin ne pénétrera vraiment dans les campagnes qu'à partir de 1905. Quant à l'habitude consistant à dresser des arbres de Noël sur des lieux publics, des places notamment, elle semble être apparue aux États-Unis, à Pasadena (Californie), en 1909. En Angleterre, un grand sapin envoyé par le gouvernement d'Oslo est dressé chaque année à Londres, sur Trafalgar Square : il perpétue le souvenir de l'aide apportée par l'Angleterre à la Norvège durant la Seconde Guerre mondiale.

    Attesté de façon ininterrompue depuis le XVIe siècle, l'arbre de Noël n'est-il toutefois pas beaucoup plus ancien ? Beaucoup d'auteurs répondent par l'affirmative et voient dans cette coutume de fin d'année la résurgence d'une coutume remontant à la plus haute Antiquité. « Dans les temps païens, écrit M. Chabot, lors des fêtes de Jul, célébrées à la fin de décembre en l'honneur du retour de la terre vers le soleil, on plantait devant la maison un sapin auquel on attachait des torches et des rubans de couleur » (La nuit de Noël dans tous les pays).

    Antérieurement à 1521, certaines chroniques, malheureusement assez imprécises, donnent à penser qu'un élément végétal entrait déjà dans la célébration des fêtes de la Nativité. Ainsi dès 1494, Sebastian Brant, dans sa célèbre Nef des fous, fait état de l'habitude de placer des feuillages verts dans les maisons à la fin de l'année Geller von Kayserberg signale des pratiques analogues en 1508. Dans la région de Salzbourg, un décret de 1525 réglemente la « coupe des verdures de Noël ». Un autre texte (Lubeck, 1520) fait allusion à des branchages de buis, Selon d'autres sources, la tradition de l'arbre de Noël aurait existé dès le Moyen Âge en Suède et en Norvège. Elle aurait ensuite été revivifiée en Allemagne par des soldats suédois, lors de la guerre de Trente ans.

    J. Lefftz (Elsässischer Dorfbilder, Worth, 1960) n'hésite pas à faire remonter au paganisme l'ancienneté de l'arbre de Noël. Certains faits, dans le domaine irlandais et surtout scandinave, permettent en effet de relier cette tradition au vieux culte de l'arbre attesté chez les peuples indo-européens. L'arbre de Noël serait ainsi l'« héritier », non seulement de cet arbre chargé de jouets mentionné par Virgile comme une coutume des Saturnales romaines, mais aussi de l'arbre (axe, pilier) du monde, qui était un frêne (dénommé Yggdrasill) chez les Scandinaves, un chêne chez les Gaulois, un tilleul chez les Germains, et que l'on trouve représenté, en association avec des symboles solaires, sur les gravures rupestres scandinaves de l'âge du bronze (cf. également les traditions connexes de l'« arbre de vie » ou Lebensbaum et de l'Irminsul des anciens Saxons).

    A Rome, au moment des Saturnales, les maisons étaient couramment ornées de feuillages et de végétation. Chez les Hittites, peuple indo-européen d'Asie mineure, une très curieuse légende populaire a trait à la disparition de la déesse du Soleil, fille de la mer et épouse du dieu Telibinus, disparition provoquant à dates fixes un dépérissement du monde – et qui est suivie d'une « renaissance » annuelle du soleil au cours de laquelle la vie sur terre reprend son essor. Un texte hittite déclare « Également au roi et à la reine, Telibinus donne vie, force et avenir. Telibinus comble ainsi le roi : devant lui se dresse un arbre. À cet arbre est attaché un sac fait d'une peau de mouton. Dans ce sac, il y a de la graisse de mouton, il y a de l'orge, des épis, du raisin, du bétail, une longue vie et la postérité… » Lors de la fête de Telibinus, au début de l'hiver, on enlevait l'ancien arbre du dieu et l'on en dressait un nouveau au pied d'un autel. Il est peut-être caractéristique de trouver ici, dans un rite vieux de près de 4000 ans, le thème du retour annuel de la vie associé à celui de l'arbre et du sac – de la « hotte » – dispensateur de bienfaits

    De façon plus générale, l'arbre joue un rôle important dans toutes les anciennes religions européennes. Les Grecs et les Romains honoraient les arbres comme des créatures vivantes, dotées d'une âme – ainsi le chêne du temple de Diane, près du lac de Némée, ou le chêne de Zeus, à Dodone. Chez les Germains, on connaît l'antique chêne de Thor, le Donar-Eiche, que fit abattre saint Boniface. Au siècle dernier, le mythologue Wilhelm Mannhardt fit paraître un volume tout entier, bien connu des spécialistes, sur le culte de l'arbre chez les Germains. Et peut-être faut-il rappeler le mot de Bismarck : Bäume sind Ahnen (« Les arbres sont des ancêtres »)…

    En Islande, on connaît une autre tradition, qui s'est maintenue au moins jusqu'au XVIIe siècle et qui nous a été rapportée par Jon Arnarson, consistant, au moment du solstice d'hiver, à décorer de bougies allumées un sorbier sauvage considéré comme sacré.

    La signification symbolique de l'arbre est donc assez claire. Avec ses feuillages, son tronc et ses racines, l'arbre apparaît comme une représentation du cosmos et de son organisation, en même temps que comme un symbole de régénération perpétuelle (soulignée quand il s'agit d'un « toujours vert »). Par son agencement, il met en communication les différents niveaux de la vie que sont le ciel, la surface de la terre et le monde souterrain. Il relie l'un à l'autre le présent, le passé et l'avenir. Il unit le continu et le discontinu. Il est le symbole d'une vie qui ne meurt jamais. C'est bien ainsi qu'en Europe, il a toujours été perçu. Michel-Ange disait : « L’homme ne trouve la paix qu'en la forêt ». Beethoven écrit : « Tout-Puissant, dans la forêt, je connais la joie, dans la forêt, je suis heureux, chaque arbre parle à travers toi. » Les romantiques reliaient eux aussi la forêt à la religiosité « naturelle ». Ernst Jünger, dans son Traité du rebelle, prônera à son tour le « recours aux forêts ». Aujourd’hui, la pure flamme des bougies illumine toujours les yeux des enfants.

     

    (24-25 décembre 1977)

    - Alain de Benoist, Au temps des idées à la mode, Les Amis d'Alain de Benoist, 2009

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