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Géopolitique

  • Les dessous du conflit israélo-iranien...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Nicolas Gauthier cueilli sur le site de la revue Éléments et consacré  à la guerre ouverte déclenchée par Israël contre l'Iran...

     

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    Benyamin Netanyahou et les dessous du conflit israélo-iranien

    En attaquant l’Ukraine, le 22 février 2022, Vladimir Poutine ne savait peut-être pas à quelle point cette équipée brouillonne, qui devait alors se conclure en quelques semaines, allait bouleverser la géopolitique mondiale. Les attaques israéliennes contre l’Iran, déclenchées ce 13 juin, en sont aujourd’hui la conséquence logique.

    Ainsi, en se concentrant tous ses efforts sur Kiev, Moscou laisse le champ libre à d’autres initiatives, toutes aussi hasardeuses, dont celle du Hamas, le 7 octobre 2023, ayant entraîné les massacres qu’on sait. Dès lors, l’enchaînement est inéluctable et la réponse de l’État hébreu aussi prévisible qu’impitoyable : Tel-Aviv peut alors se déchaîner sur le Hezbollah libanais tout en commençant, déjà, à menacer l’Iran. Principe d’opportunité oblige, ce qui demeure de Daech en Syrie en profite pour mettre à bas le régime de Bachar el-Assad. Là, ce n’est pas en deux semaines, mais seulement en quelques jours. En effet, le Hezbollah n’est plus en mesure de lui venir en aide ; pas plus que le Kremlin, bien trop occupé en Ukraine.

    Résultat ? L’arc chiite qui allait de Téhéran à Beyrouth en passant par Damas n’est plus ; privant ainsi la République islamique d’Iran de toute profondeur stratégique. Pour tout arranger, Donald Trump négocie en direct avec les Houthis yéménites, l’ultime allié de l’ayatollah Khamenei. Ce principe d’opportunité, qui a profité aux Syriens de Daech, Israël le fait sien à son tour, en attaquant l’Iran à un moment d’autant plus idoine que le revenant de la Maison-Blanche n’a, malgré ses dénégations, rien à refuser à Benyamin Netanyahou.

    Trump et Netanyahou : qui donne les ordres, qui les reçoit ?

    La preuve en sont ces révélations d’Adrien Jaulmes, correspondant du Figaro à Washington, ce 14 juin : « Les négociations entre les États-Unis et l’Iran, rouvertes par Trump à la surprise générale en avril dernier, avaient d’abord semblé déjouer les plans de Netanyahou, depuis longtemps favorable à une action militaire contre le programme nucléaire iranien. » Mais, toujours selon la même source : « Donald Trump et ses conseillers auraient fait semblant de s’opposer publiquement à des frappes israéliennes. L’objectif était de convaincre l’Iran qu’aucune attaque n’était imminente et de s’assurer que les militaires et les scientifiques iraniens figurant sur les liste des cibles d’Israël ne prendraient pas de précautions particulières. Pour parfaire la couverture, des collaborateurs de Netanyahou avaient même déclaré aux journalistes israéliens que Trump avait tenté de retarder une frappe israélienne, lors d’un appel téléphonique, le lundi 10 juin. » Citant l’International Crisis Group, think thank américain, Adrien Jaulmes note néanmoins : « Cela n’était pas conforme à la stratégie du président américain. Netanyahou a clairement forcé la main à Trump. » Bref, de l’attelage américano-israélien, on ne saura jamais vraiment qui tient la laisse ; qui est le maître et qui est le chien.

    L’incontestable supériorité technologique d’Israël

    D’un strict point de vue militaire, l’opération israélienne est un indéniable succès. Pourtant, il y a une dizaine d’années, un diplomate iranien assurait à l’auteur de ces lignes : « Avec les missiles S-300 fournis par les Russes, l’Iran est sanctuarisé. Si cent avions israéliens viennent nous attaquer, seule une vingtaine en réchapperont. » C’est en 2010. Un an avant, Gérard de Villiers, dans La Bataille des S-300, un SAS redoutablement bien documenté, écrit strictement la même chose. Seulement voilà, c’était il y a quinze ans et la technologie a fait des progrès depuis et, en la matière, l’écrasante supériorité israélienne est indubitable. Ainsi, les deux cents chasseurs partis bombarder l’ancienne Perse, ce vendredi 13 juin, sont tous rentrés intacts à leurs bases respectives. Certes, la riposte iranienne n’est pas mince, mais demeure strictement anecdotique, comparée aux dégâts causés par la partie adverse.

    Par certains aspects, cette guerre n’est pas comparable aux autres conflits ayant ensanglanté le Proche et le Moyen-Orient, les deux belligérants n’ayant aucune frontière en commun. L’avantage revient donc plus à celui qui maîtrise au mieux les avancées scientifiques permettant de frapper de loin qu’à celui capable d’aligner le plus de soldats pour aller se battre de près. Pour tout arranger, ce qui demeure d’aviation à Téhéran relève du domaine du dérisoire. Dans celui de la guerre du futur, l’État hébreu a déjà marqué des points décisifs. L’opération des téléphones portables piégés, fomentée dix longues années durant par les maîtres espions du Mossad et ayant décapité nombre de cadres du Hezbollah, a durablement marqué les esprits. Celle ayant intoxiqué le gratin militaire de l’armée iranienne, pour le pousser à se rassembler en un lieu et à une date évidemment connue du Mossad, afin de mieux pouvoir les atomiser, ce même vendredi 13 juin, demeure une autre remarquable manipulation.

    La « menace existentielle » d’Israël fondée sur une manipulation médiatique ?

    Après, quels sont les motifs de cette guerre ? Israël excipe évidemment de sa « survie », faisant de la République islamique d’Iran une « menace existentielle », surtout quand au bord d’acquérir l’arme nucléaire. À l’époque des missiles S-300 plus haut cités, il ne s’agit pourtant pas d’une priorité pour l’ayatollah Khamenei, pas plus que le président d’alors, Mahmoud Ahmadinejad n’entend « rayer Israël de la carte », tel que soi-disant prétendu lors d’une conférence prononcée le 25 octobre 2005. À croire que tout cela puisse participer d’une autre manipulation, médiatique, celle-là ; ce que semblait croire Le Point, à l’époque et qui, pourtant, n’est pas connu pour être un hebdomadaire furieusement antisioniste.

    Quand Tel-Aviv écoutait Téhéran…

    Ainsi, le 26 avril 2012, peut-on lire, sous la signature du journaliste Armin Arefi : « Le vent est-il en train de tourner sur l’Iran ? Présentée comme inévitable il y a encore quelques semaines, le risque de frappes israéliennes – et même d’une guerre régionale – semble inexorablement s’éloigner. Le revirement date du jour qui a vu deux responsables israéliens en exercice – le ministre de la Défense Ehud Barak et le chef d’état-major Benny Gantz – annoncer publiquement que la République islamique n’a pas décidé de se doter de la bombe atomique. Une information en réalité connue depuis plusieurs années des divers services de renseignement américains, mais aussi israéliens. » Bigre. Cela qui signifie que si les accords irano-américains sur le nucléaire iranien avaient suivi leur cours, peut-être que cette République islamique n’essaierait pas, aujourd’hui, de véritablement se doter de l’arme fatale en question…

    D’ailleurs, cela aurait-il été aussi grave pour la paix dans le monde ? Après tout, au siècle dernier, l’État hébreu s’est lui aussi équipé de l’arme nucléaire, en toute illégalité et ce dans le plus grand secret. Que l’Iran rétablisse ce déséquilibre n’aurait peut-être pas été non plus un péril pour la région. C’est en tout cas ce qu’estimait Jacques Chirac, le 29 janvier 2007, cité par Le Monde : « Je dirais que ce n’est pas spécialement dangereux. (…) Ça veut dire que si l’Iran poursuit son chemin et maîtrise totalement la technique électronucléaire, le danger n’est pas dans la bombe qu’il va avoir et qui ne lui servira à rien. Il va l’envoyer où, cette bombe ? Sur Israël ? Elle n’aura pas fait deux cents mères dans l’atmosphère que Téhéran sera rasé de la carte. »

    Ce que Tel-Aviv n’avait pas à craindre, Le Point officialisant, le 26 avril 2012 toujours, ce qui s’écrivait dans des rédactions moins en vue : Mahmoud Ahmadinejad, par une erreur de traduction en anglais, dont on ne sait si elle fut ou non volontaire, a vu ses propos déformés. D’où la tardive mise au point de cet hebdomadaire : « Dans une interview à Al Jazeera, reprise par le New York Times, Dan Meridor, ministre israélien du Renseignement et de l’Énergie atomique, a admis que le président iranien n’avait jamais prononcer la phrase “Israël doit être rayé de la carte”. Il a tout de fois ajouté : “Mahmoud Ahmadinejad et l’ayatollah Khamenei ont répété à plusieurs reprises qu’Israël était une créature artificielle et qu’elle ne survivrait pas.” » Dans le registre de ces « créatures artificielles », le président iranien incluait par ailleurs l’URSS, dont il disait : « Qui pensait qu’un jour, nous pourrions être témoins de son effondrement ? » Et Le Point de rappeler : « Pourtant, c’est bien cette première citation erronée qui a été reprise en boucle par les médias du monde entier, attisant d’autant plus les soupçons autour du programme nucléaire iranien. »

    L’actuelle rhétorique eschatologique de Benyamin Netanyahou ne reposerait donc que sur du vent, au même titre que les sempiternels appels à un « droit international » tout aussi fumeux que paradoxalement des plus solides, depuis le temps que tant de nations s’assoient régulièrement dessus. Et la suite des événements ? Quid d’une éventuelle solution politique ? Le Premier ministre israélien parait n’en avoir guère plus à Téhéran qu’à Gaza. Certes, il compte sur l’apathie des États sunnites voisins, finalement pas mécontents de voir leur concurrent chiite dans la tourmente. Malgré ses protestations, la Russie devrait se cantonner dans la posture verbale, même si la Chine pourrait éventuellement hausser le ton, étant dépendante en grande partie du pétrole importé d’Iran.

    Renverser le régime iranien de l’intérieur : une chimère ?

    Et puis, il y a ce rêve de moins en moins inavoué consistant à renverser, de l’intérieur, le régime des mollahs. Là, il y a peut-être loin de la coupe aux lèvres, tel que souligné par Delphine Minoui, journaliste franco-iranienne et spécialiste incontestée de son pays natal, dans Le Figaro de ce 16 juin : « La société est divisée en trois groupes. Le premier, minoritaire, applaudit les frappes israéliennes. Le deuxième reste fidèle au régime, pour des raisons idéologiques ou d’intérêt économique. Le troisième, majoritaire, ne soutient ni la République islamique ni les frappes israéliennes. Il se réjouit de la mort des commandants corrompus des gardiens de la révolution, mais rejette toute forme d’agression contre le territoire et toute tentative d’imposer un système politique venu de l’extérieur. » Voilà qui est bien court pour subvertir le régime de l’intérieur…

    De son côté, notre confrère Régis Le Sommier, dans Le Journal du dimanche, n’écrit pas fondamentalement autre chose : « L’ère du carpet-bombing est révolue, mais Netanyahou y croit toujours, pour satisfaire une partie de son opinion publique. » Et surtout jouer la montre, histoire de repousser son inévitable comparution devant la commission d’enquête qui l’attend, négligeant qu’il a été devant le massacre commis par un Hamas ayant réussi à bousculer Tsahal, armée pourtant donnée pour toute puissante, le 7 octobre 2023.

    Posséder l’hégémonie technologique sur le temps court est une chose. Avoir une vision politique sur le temps long en est une autre. Tôt ou tard, Benyamin Netanyahou pourrait l’apprendre, fut-ce à ses dépens.

    Nicolas Gauthier (Site de la revue Éléments, 17 juin 2025)

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  • UE : Orban veut relancer la fronde...

    Le 10 juin 2025, dans son émission sur TV Libertés, Chocs  du monde, Edouard Chanot recevait Thibaud Gibelin, chercheur au Mathias Corvinus Collegium de Budapest, pour évoquer la volonté de Viktor Orban d'organiser une union des États souverains pour renverser l’ordre établi au sein de l’UE...

     

                                              

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  • Quelles peuvent être à terme les effets géopolitiques de la méthode Trump ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Pierre de Lauzun cueilli sur Geopragma et consacré aux potentiels effets à terme de la méthode Trump...

    Membre fondateur de Geopragma, Pierre de Lauzun a fait carrière dans la banque et la finance.

     

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    Quelles peuvent être à terme les effets géopolitiques de la méthode Trump ?

    Il n’est pas aisé de situer la révolution trumpienne dans le champ des relations internationales, encore moins de tenter d’évaluer ses effets sur la durée, c’est-à-dire le degré de changement dans la logique géopolitique sur laquelle cette irruption tonitruante est susceptible de déboucher. Cela dépendra bien sûr de l’effet matériel immédiat qu’il aura obtenu dans ses différents points d’application – mais aussi de la durée de son action. Rappelons que Trump n’est pas rééligible ; plus près de nous, les élections à mi-mandat sont proches (novembre 2026), débouchant selon une certaine probabilité sur la perte de contrôle du Congrès, et elles dépendront largement de facteurs internes américains, bien plus que de la situation internationale, sauf déflagration.

    La méthode Trump, si on peut s’exprimer ainsi, rend particulièrement difficile cet exercice, même si comme on le fera ici on se limite à la logique d’ensemble, sans considérer chaque pays ou situation. Si on se situe toutefois au niveau des principes, de la vision, il apparaît qu’il y a une grande constance dans ses prises de position en la matière, depuis plus de 30 ans, notamment autour des idées de la priorité à l’intérêt national américain conçu de façon assez mercantiliste, de refus de toute politique idéologique à prétention moralisante, de la conviction que les États-Unis sont exploités par d’autres et notamment leurs alliés (lesquels devraient contribuer beaucoup plus à leur défense), et de l’intuition que la désindustrialisation est un drame, nourrie par l’insuffisance de la protection. Ces convictions constituent une rupture évidente par rapport au consensus qui malgré les apparences a dominé la politique internationale américaine depuis longtemps (et un retour partiel au XIXe siècle).

    Un autre élément de rupture, de nature différente, est la méthode du dealer qu’il affectionne : lancer une série d’actions, regarder ce que cela donne, ajuster, prendre ce qui marche, laisser tomber le reste et poursuivre. Méthode qui se combine avec la conviction personnelle qu’il a un talent de dealmaker exceptionnel, et qu’il peut se passer d’une connaissance précise des terrains (ici internationaux) auxquels il l’applique. Il en résulte en pratique des objectifs concrets apparemment contradictoires, et un tourbillon de décisions largement illisible, au moins au départ. Cette méthode est comme on sait particulièrement disruptive dans les relations économiques, autour de l’utilisation massive mais apparemment aléatoire de l’arme des droits de douane. Manquent à l’évidence plusieurs éléments nécessaires à une vision véritablement stratégique, et notamment une image cible du type de résultat à obtenir sur la durée et par quels moyens, ainsi que la prise en compte du fait que ses partenaires internationaux ont leurs propres vues et qu’il n’est pas évident que le passage en force brutal soit toujours la bonne méthode.

    On remarque toutefois au moins deux éléments de continuité avec ses prédécesseurs : le primat national américain d’abord ; en effet, si chez lui il prend une forme agressive et provocatrice, il a toujours été présent, avec cette différence que ses prédécesseurs prétendaient qu’il y avait identité entre ces intérêts et ceux de la planète ou même de la morale, du fait de la supposée vocation universaliste unique des États-Unis. C’est ensuite la perspective de l’usage de la force, là aussi sous une forme apparemment plus agressive et brutale chez lui, enrobée chez les autres, mais au fond toujours présente. Notons cependant que c’est sous sa première présidence que les États-Unis ont fait le moins de guerres, et qu’il met actuellement en avant le désir d’arrêter toute une série de guerres. Il n’est donc pas exclu qu’il finisse par être le président le moins guerrier ; mais là encore il peut changer d’avis. Continuité aussi dans la tendance américaine permanente à ne pas voir l’autre puissance comme ayant ses intérêts et sa volonté propres, qu’il faut discerner pour choisir la position la plus appropriée, et donc en composant avec cet autre, même s’il y a guerre ; mais au contraire à tenter en permanence d’imposer sa propre vision jusqu’au bout en usant au maximum de sa puissance.

    Il est évidemment prématuré d’anticiper sur ce qui peut se passer pendant les 18 mois qui viennent, ou les 3 ans et demi. La méthode même du deal implique par nature qu’elle soit à la fois imprévisible et aléatoire dans ses résultats. C’est particulièrement évident dans les dossiers actuellement les plus immédiatement visibles : l’Ukraine, Gaza, ou les relations commerciales. La tendance américaine invétérée à la simplification abusive des questions se combine ici avec la méthode brutale et impatiente du faiseur de deals. La forme de transparence qu’affectionne Trump, à coups de réseaux sociaux, rend d’ailleurs compte en temps réel de sa perplexité devant certaines situations, ainsi en Ukraine. Mais on ne peut non plus en aucun manière exclure qu’il obtienne certains résultats.

    En revanche, il est possible et utile de se poser la question de son effet sur la durée, en ce qui concerne la scène internationale en général et son mode de fonctionnement, ses usages et règles du jeu. Même si là aussi cela dépendra en partie des résultats obtenus.

    La question première ici est celle de l’idéologie : alors que l’Europe, au moins dans l’immédiat, continue à afficher le maintien d’une position mêlant étroitement messianisme idéologique et stratégie, notamment sur l’Ukraine, le basculement des États-Unis dans un autre camp, s’il durait, serait un fait majeur. Mais il est essentiel ici de remarquer que les Européens sont les seuls surpris. Pour le reste du monde, et depuis pas mal de temps, la réduction de la passion idéologique occidentale est désirée depuis longtemps ; en tout cas, cette passion n’est plus partagée, comme en témoigne entre autres l’expansion étonnante du forum des BRICS, même si les ambitions de ses membres sont par ailleurs très variées. La multipolarité est à l’ordre du jour. Ce fait fondamental peut laisser penser qu’il y a des possibilités sérieuses que sur ce plan le trumpisme survive à Trump : même si elle heurte certains traits structurels de la conception du monde américaine (le messianisme), elle en retrouve d’autres aussi profonds (la méfiance à l’égard du monde extérieure).

    Une remarque analogue peut valoir pour les relations économiques internationales : la tendance récente, particulièrement évidente depuis le Covid, était à un certain redimensionnement de la mondialisation, notamment au vu des graves effets de dépendance mis en lumière ; les secousses trumpiennes les soulignent d’ailleurs plus encore. Aux États-Unis, cela résonne avec le thème de la réindustrialisation, déjà fortement présent dans la politique de Biden. Sur ces plans, la brutalité graphique de Trump aura sans doute accéléré une révolution mentale déjà en cours : non pas la sortie du capitalisme, mais en un sens le passage vers un autre capitalisme, bien plus mercantiliste et mêlé à la puissance publique que le précédent, y compris sur le plan militaire – et qui rappelle l’ancien capitalisme, celui du XVIIIe siècle par exemple. Le tout en phase avec l’immense déconvenue populaire, le non-alignement des « élites » avec leur peuple, pourtant en contexte supposé démocratique, ce qui a été et reste la source du populisme et paraît enraciné et donc durable.

    Une telle évolution ne serait pourtant pas à analyser purement et simplement comme le basculement dans un monde de relations internationales régis par une forme de réalisme. Car ce mot recouvre des réalités multiples, tant au niveau des doctrines stratégiques que dans son sens courant. Le trumpisme se présente certes comme ‘réalisme’ dans sa méfiance à l’égard de l’idéologie et dans sa reconnaissance de réalités factuelles, allant de l’impossibilité d’une victoire ukrainienne à la prise en compte de la détresse populaire de l’Amérique moyenne et pauvre. Mais il est moins réaliste dans sa vision bien trop simplifiée des autres puissances et dans son insuffisante inscription dans la longue durée : n’est pas Bismarck qui veut. En outre, dans son affirmation du seul intérêt national, il ne retient qu’une des compréhensions possibles du terme réalisme : la plus directe et brutale. Mais comme justement la réalité est bien plus complexe, il lui manque ce faisant la prise en compte d’autres perspectives, plus proches de la tradition européenne ancienne, et plus en phase avec un monde multipolaire : celle du concert européen, où, même dans la guerre, on tient compte du fait que l’on a des partenaires, qu’ils sont là sur la durée, et dont il faut prendre en compte la façon de voir les choses et les objectifs propres. De même, on peut récuser le moralisme prédicateur et au fond très agressif d’une certaine pratique occidentale ; cela ne fait pas disparaître le besoin profond du souci d’un vrai bien commun, lequel ne peut être recherché que justement sur la base d’une considération réaliste des faits et de ce qu’on peut faire réellement pour aller dans le sens du bien.

    Pierre de Lauzun (Geopragma, 25 mai 2025)

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  • L’Europe de la parole...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jean-Philippe Duranthon, cueilli sur Geopragma et consacré à la décrédibilisation de la parole des dirigeants européens. Jean-Philippe Duranthon est haut-fonctionnaire et membre fondateur de Geopragma.

     

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    L’Europe de la parole 

    Commençons, bien sûr, par l’Ukraine. On parle enfin de négociations, de cessez-le-feu, voire d’accord de paix. Ce n’est pas trop tôt, le peuple ukrainien a subi trop de malheurs et de pertes humaines. Mais pouvait-on sincèrement s’imaginer que la meilleure façon d’amener Poutine à une table de négociation était de lui lancer un ultimatum, de surcroît au moment où son armée connaît des succès sur le terrain ? Pouvait-on penser que Poutine tremblerait si on le menaçait de « sanctions dévastatrices » qui viseraient à « prendre la Russie à la gorge » et « pourraient asphyxier une bonne fois pour toute l’économie russe »[1] alors qu’il a su s’accommoder de seize « paquets » de sanctions ? Ne s’agit-il pas là, plutôt, de paroles destinées aux électeurs plutôt qu’aux dirigeants étrangers ? Ne cherche-t-on pas, en montrant que l’Europe sait encore avoir le verbe haut, à cacher qu’elle n’a plus guère la capacité d’influer sur les évènements ? Ne faut-il pas voir à travers ce prisme de politique intérieure les images pathétiques des trois joyeux copains[2] se retrouvant dans le train pour Kiev ? Des paroles, des images, peu d’action.

    Évoquons ensuite la « guerre commerciale » avec les États-Unis. Il y a longtemps que ces derniers cherchent à attirer sur leur sol les investissements industriels : l’Inflation Réduction Act (IRA) de J. Biden, qui avait déjà ce but, a été promulgué an août 2022. Il ne fallait pas être grand politologue pour savoir que D. Trump continuerait et accentuerait cette politique et utiliserait l’instrument douanier : il l’avait annoncé lors de la campagne électorale et il arrive parfois que des responsables politiques tiennent certaines de leurs promesses. Concentrant tous ses efforts à la lutte contre le changement climatique (bien qu’elle ne soit responsable que d’une faible part des émissions mondiales de CO2), l’Europe n’a pas vu, ou voulu voir, cette volonté et n’a pas préparé sa réponse. Dès lors elle est totalement désarmée face à l’offensive de D. Trump, d’autant que celui-ci aime cacher ses objectifs réels derrière des provocations déstabilisatrices. Les dirigeants européens n’ont toujours pas choisi leur stratégie, balançant entre la recherche d’un accommodement, comme les Britanniques l’ont fait (mais la Grande-Bretagne est en Europe le chouchou des États-Unis), et la bonne vieille pratique de l’« œil pour œil, dent pour dent », comme les Chinois l’ont fait (mais l’Europe n’est pas la Chine et sa bureaucratie est incapable de réagir aussi rapidement que cette dernière). Ils ne peuvent que dissimuler leur indécision derrière des discours forts mêlant critiques et mépris, Trump rejoignant Poutine parmi les diables des temps modernes. Toujours des paroles et guère d’action.

    Les déclarations relatives aux armes nucléaires sont une autre source d’étonnement. E. Macron avait déclaré avoir « décidé d’ouvrir le débat stratégique sur la protection par notre dissuasion de nos alliés du continent européen », il évoque désormais la possibilité que des avions français armés de bombes nucléaires soient déployés sur des bases d’autres pays européens. On doit s’étonner car, compte tenu de la complexité du sujet[3] et des risques que ce projet ferait peser sur les Français, ce n’est pas ainsi qu’on procéderait si l’on voulait agir sérieusement. On n’offrirait pas de partager un tel atout sans demander des contreparties. On ne mettrait pas de tels projets sur la place publique avant d’y avoir travaillé sérieusement. On chercherait à savoir ce que les Français en pensent (il est d’ailleurs révélateur que personne n’ait pensé à ce thème pour participer au concours Lépine de la meilleure question à poser lors des référendums qui sont (peut-être) envisagés). Sans doute ne s’agit-il là encore que de paroles en l’air, de gesticulations visant à occuper le terrain – lors des rencontres diplomatiques et dans la presse nationale. Espérons-le du moins.

    Pour terminer, interrogeons-nous sur la politique menée par l’Europe dans son domaine de prédilection : la lutte contre le changement climatique. Prenons deux exemples. La politique énergétique tout d’abord. Le discours officiel est qu’il faut satisfaire deux objectifs : diminuer la part des énergies carbonées et veiller à l’indépendance énergétique du continent. Or, que constatons-nous ? Le nucléaire civil n’est toujours pas reconnu formellement et concrètement comme une énergie d’avenir dont il faut favoriser le développement et l’Europe qui, en 1985, importait 38 % de l’énergie qu’elle consommait, en a importé 54 % en 2024[4]. Raté. Deuxième exemple : les terres rares, qu’on sait indispensables à la transition énergétique (batteries pour les automobiles, aimants des éoliennes, etc.) comme aux armes les plus modernes. Or l’Union européenne n’a réussi qu’à publier laborieusement un « Act » sans contenu concret[5], ne fait rien pour atténuer sa dépendance vis-à-vis de la Chine et a laissé les États-Unis mettre la main sur les terres rares ukrainiennes. Encore raté. Des paroles donc, quelques actions, mais faiblardes ou contreproductives.

    L’Europe, oui, bien sûr. Mais pas une Europe qui se décrédibilise chaque jour. Une Europe qui agit, et dont les paroles sont en accord avec les actes au lieu de s’y substituer. 

    Jean-Philippe Duranthon (Geopragma, 19 mai 2025)

     

    Notes :

    [1] Déclarations du ministre français de l’Europe et des Affaires Étrangères, Jean-Noël Barrot, sur BFMTV le 14 mai 2025. 

    [2] Le président de la République française, le chancelier allemand et le premier ministre britannique.

    [3] Voir mon billet du 30 mars 2025 « Hâtez-vous, généreux guerriers » et, surtout, celui de Pierre de Lauzun du 7 avril 2025 « Nucléaire français et défense européenne ».

    [4] Voir le dernier rapport de l’association européenne des gestionnaires de réseaux électriques, l’ENTSOE, cité par Cécile Maisonneuve, Les Echos, 5 mai 2025.

    [5] Le 16 mars 2023 la présidente de la Commission a rendu public un « Critical raw material act » qui « identifie une liste de matières premières stratégiques, essentielles » pour lesquelles elle s’engage à « réduir(e) la charge administrative et simplifi(er) les procédures d’autorisation ». Le document reconnaît que l’UE « ne sera jamais autosuffisante » si bien que « l’UE devra renforcer son engagement mondial auprès de partenaires fiables afin de développer et de diversifier les investissements, de promouvoir la stabilité du commerce international et de renforcer la sécurité juridique pour les investisseurs ». Reste à transformer ces belles idées en mesures concrètes.

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  • Géopolitique : retour sur les fondamentaux...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jean Goychman, cueilli sur Breizh-Info et consacré à l'affrontement géopolitique qui voit la domination de l’État profond occidental être puissamment contestée par ses adversaires, y compris aux États-Unis...

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    Géopolitique. Retour sur les fondamentaux

    A la fin de la Seconde Guerre mondiale, le monde était divisé en deux entre le bloc communiste et ce qu’il était convenu de désigner comme « le camp de la liberté ».

    De même que la Première Guerre mondiale avait vu disparaître les empires monarchiques, les conséquences de la seconde furent la disparition des empires coloniaux. La voie était alors libre pour ceux qui, depuis plus de deux cent ans, aspiraient à dominer le monde, à l’unique condition de faire disparaître les souverainetés nationales.

    Un tel dessein ne pouvant s’accomplir qu’au détriment des peuples qui allaient voir leurs cultures et leur identités diluées dans un ensemble informe et déshumanisé, il était impératif d’entourer tout ceci d’un halo de mystère propre à dissimuler les intentions réelles de cette infime minorité.

    La montée des puissances souterraines

    Devant cette nécessité d’agir dans l’ombre, il fallait  donner aux opinions publiques, et notamment à celle du pays le plus puissant, l’illusion d’un pouvoir issu de la volonté populaire.

    Afin d’exercer la réalité de ce pouvoir, désigné aujourd’hui comme étant « l’État profond », celui-ci s’est progressivement mis en place et a patiemment et discrètement  colonisé tous les étages de l’administration fédérale américaine avant de s’internationaliser, ou plus exactement de « s’extraterritorialiser ». Pour y arriver, il fallait continuer à contrôler l’émission du dollar qui, tout en restant la monnaie domestique américaine, était devenu la monnaie mondiale après les accords de Bretton-Woods de 1944. Mais il fallait également contrôler l’armée américaine, devenue sans rivale depuis 1945 et, plus important encore, prendre le contrôle des médias et plus particulièrement ceux de grande diffusion née des technologies récentes.

    Peter Dale Scott a consacré trois livres à cette mise en place progressive de cet État profond devenu tentaculaire au fil du temps.

    Pourtant, dès 1934, les mises en garde adressées au peuple américain n’ont pas manqué, telle celle-ci : « Nous avons dû lutter contre les vieux ennemis de la paix: le monopole commercial et financier, la spéculation, la pratique bancaire immorale, l’antagonisme des classes, la défense des intérêts particuliers, les profiteurs de guerre. Ils ont commencé à considérer le gouvernement des États-Unis comme un simple appendice de leur propres affaires. Nous savons maintenant qu’il est tout aussi dangereux d’être gouverné par le crime organisé que par l’argent organisée ».
    Franklin Delano Roosevelt, 1936

    Dwight Eisenhower puis JFK respectivement en 1961 et 1963 ont également lancé l’alerte.

    La guerre qui surplombe toutes les autres

    Il est dans la nature des choses (et des hommes) que tout pouvoir ayant une propension à l’absolutisme génère tôt ou tard un contre-pouvoir. Aujourd’hui, ce contre-pouvoir semble incarné par Donald Trump. Dès son arrivée à la Maison Blanche en janvier 2017, il n’a jamais caché que son adversaire était le « deep state » qu’il comparait à une sorte de « marigot qu’il fallait assainir » (drain the swamp) de même qu’il n’a jamais fait mystère de son opposition à un monde « monopolaire ». Il a pu se faire une idée assez exacte de l’étendue du pouvoir de l’État profond tout au long de son premier mandat et en perdant l’élection de 2020 qui l’a écarté des affaires, sans pour autant que cessent les attaques, notamment judiciaires, contre lui pendant les presque quatre ans qui suivirent.

    Durant cette période, ses équipes ne sont pas restées inactives. Elles semblent avoir soigneusement mis au point le plan destiné à porter un coup fatal à cet adversaire.

    Son récent retour à la Maison Blanche a démontré l’efficacité des actions entreprises et a conduit cet État profond à se replier là où il pouvait encore le faire, c’est à dire en Europe de l’Ouest. Il y dispose notamment de la City londonienne pour la finance et de l’OTAN pour la puissance militaire.

    En outre il y dispose de la « bienveillance » de certains dirigeants européens qu’il a contribué, d’une façon ou d’une autre, à mettre en place.

    Mais Donald Trump ne semble pas pour autant avoir cessé de combattre cet État profond supranational dont l’objectif principal est d’établir un monde monopolaire dirigé par un gouvernement mondial. Le discours remarqué du vice-président Vance à Munich contre les élites européennes et les actions de soutien aux partis souverainistes des pays membre de l’UE menées par Elon Musk participent  de ce combat.

    La recherche des alliances

    Donald Trump a pu mesurer le pouvoir énorme dont dispose encore ses adversaires à la tête de cet État profond et il paraît logique qu’il cherche à s’allier avec des pays ayant un intérêt commun à lutter contre lui. D’après le principe quasi-mathématique « l’ennemi de mon ennemi est mon ami » le rapprochement entre Donald Trump et Vladimir Poutine trouve sa justification et on peut douter de la sincérité de ceux qui semblent s’en étonner. Par ailleurs, le rapprochement avec la Chine paraît également être amorcé et, en dépit d’une apparente guerre des droits de douane, va se poursuivre dans le but d’obtenir, à minima, une forme de « neutralité bienveillante » de la part de cette dernière dans ce combat de titans qui s’annonce, opposant l’État profond supranational et mondialiste au reste du monde.

    Le détonateur de la guerre en Ukraine

    Dans ce contexte, la guerre en Ukraine doit être examinée avec attention. Présentée comme une agression délibérée de la Russie envers l’Ukraine, les conséquences immédiates furent des sanctions économiques contre la Russie, sanctions qui devaient « mettre son économie à genoux »

    Il est rapidement apparu que tout ceci n’était qu’une sorte de prétexte qui devait conduire à un affrontement entre l’OTAN et la Russie, ou plus précisément entre l’État profond et la Russie. Car les causes de ce conflit étaient bien antérieures à 2022 et remontaient à 2014 et les évènements de la place Maidan, dans lesquels Victoria Nuland, numéro deux du département d’État, avait reconnu être impliquée. L’attitude de Donald Trump face à cette guerre montre clairement qu’il en fait porter la responsabilité non pas à la Russie de Poutine mais bel et bien à l’État profond et que, si elle ne s’arrête pas, ce sont les États-Unis qui se dégageront et cesseront toute aide à l’Ukraine et (même s’il ne le dit pas clairement) sortiront de l’OTAN.

    Car la crainte, probablement justifiée de Donald Trump est que cette guerre se transforme en un affrontement entre la Russie et des puissances nucléaires européennes toujours sous l’influence mondialiste de l’État profond. Ces deux pays sont la France et l’Angleterre et on ne voit pas à quel titre elles pourraient être menacées par la Russie. Par contre le danger grandissant est celui décrit dans « le piège de Thucydide », non pas entre la Chine et les États-Unis mais entre l’État profond et le reste du monde. Une guerre entre puissances nucléaires ne peut que déboucher sur un conflit nucléaire car on ne voit pas comment le perdant pourrait renoncer de lui-même à l’emploi de l’arme nucléaire si celui-ci lui évite la défaite…

    L’enjeu est l’ordre mondial

    La guerre en Ukraine a été un accélérateur prodigieux en faveur d’un monde multipolaire car elle a permis, au travers d’un certain nombre de votes dans le cadre de l’ONU, de constater que la Russie était de moins en moins isolée et qu’un nombre très important de pays ne voulaient plus subir la domination occidentale, souvent imposée par la puissance de l’armée américaine.

    La réélection de Donald Trump et sa reprise en main de l’armée et de l’administration américaine a encore renforcée cette tendance lourde. Nombreux sont les observateurs qui, comme Jeffrey Sachs, admettent d’une manière quasi-officielle que la venue d’un monde multipolaire est inéluctable.

    Aujourd’hui, l’inventaire des forces en présence est de moins en moins favorable aux partisans d’un monde monopolaire. L’État profond américain ne peut pratiquement plus intervenir sur la politique étrangère américaine, que ce soit sur le plan diplomatique comme sur le plan militaire. Son influence médiatique est très diminuée par la cessation d’activité d’USAID. Il lui reste, et c’est loin d’être négligeable, le pouvoir d’émettre des dollars, mais pour combien de temps encore ?

    En face, nous avons la création de nouvelles alliances, reposant sur la perspective d’un monde respectueux des souverainetés nationales et dont les pivots seront les continents dans lesquels les grandes puissances exerceront naturellement leur influence en les dotant des infrastructures nécessaires au développement des voies de communication internes à ces continents.

    Cela mettra probablement un terme à la domination vieille de plus de cinq siècles des puissances maritimes dont la propension naturelle a toujours été de dominer la planète en se rendant maître de tous les acheminements des denrées et des produits.

    Tels sont les véritables enjeux de la partie qui se déroule sous nos yeux.

    Jean Goychman (Breizh-Info, 28 avril 2025)

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  • Nucléaire français et défense européenne...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Pierre de Lauzun cueilli sur Geopragma et consacré à l'éventuelle inclusion de la dissuasion nucléaire française dans la défense européenne en devenir...

    Membre fondateur de Geopragma, Pierre de Lauzun a fait carrière dans la banque et la finance.

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    Nucléaire français et défense européenne

    Devant les développements spectaculaires de la scène internationale et notamment l’évolution des Etats-Unis, les dirigeants européens cherchent frénétiquement à afficher la perspective d’une défense européenne commune autonome par rapport à ces derniers.

    On peut sérieusement douter du réalisme de ce projet, et plus encore de la possibilité qu’il ait la moindre influence sur les événements de terrain avant 15-20 ans. Ne serait-ce que du fait de leurs divergences profondes d’intérêts et de priorités, de leur retard technique, de leur peu de goût pour le combat, ou encore de leur expérience passée et présente, où l’achat d’armements américains a constamment eu la priorité sur l’achat de matériels européens concurrents, notamment français.

    Mais il est un point d’achoppement clef, qui se présente dès maintenant : l’armement nucléaire, essentiellement celui français (le britannique est en réalité dans les mains des Américains, au moins sur le plan technique). Emmanuel Macron avait déclaré en mai 2024, puis récemment réaffirmé, être ouvert au débat sur son inclusion dans une défense nucléaire européenne, suscitant à l’époque une réaction largement négative dans la classe politique.  Il a récidivé depuis, avec une proposition qui a reçu un certain écho.

    L’extrême gravité de cette perspective a été peu soulignée. Pour la défense de la France ce serait pourtant un acte mettant gravement en danger la sécurité du pays.

    Il n s’agit en effet pas là de nucléaire tactique, mais du stratégique. L’arme nucléaire française est uniquement stratégique ; elle est à même d’infliger des dommages très graves à un assaillant éventuel ; elle est censée par-là être à même de le dissuader d’attaquer la France. Mais si cet assaillant est lui-même une puissance nucléaire, cela implique le risque en retour de dommages dévastateurs pour la France. La menace d’utilisation de cette arme n’a donc de sens que par rapport à une attaque contre des intérêts non seulement vitaux pour la France, mais impliquant sa survie même. Il est donc non seulement absurde mais criminel d’envisager explicitement de l’utiliser pour protéger un pays voisin, même ami, même européen. Certes, il est de la nature de cette dissuasion de ne pas être précise dans son mode d’emploi : il est donc compréhensible qu’on évite de se prononcer sur ce point. Mais sur le fond, ceux qui courent le risque, c’est-à-dire les Français, doivent savoir qu’elle ne peut être mobilisée que pour les défendre, parce que ce sont eux seuls qui courent le risque de riposte. Tout autre décision d’emploi mettrait en risque les Français de façon gravissime.

    A côté de cette considération majeure et décisive, on peut rappeler qu’une telle dissuasion n’a de sens que si elle dépend de la capacité de réaction rapide et immédiate du décideur. Ce ne peut donc être le fait d’une concertation à l’européenne. De fait, on nous explique que la décision resterait française. Mais en supposant qu’on fasse confiance aux macronistes sur ce point, cela implique que la dissuasion resterait en réalité française. La seule différence par rapport à la situation actuelle serait que la France déclarerait que les autres pays européens seraient couverts par elle. Et on retombe alors sur la remarque précédente.

    Ajoutons que du point de vue des autres pays européens, la protection nucléaire offerte par un autre Européen ne saurait être rassurante. Certains par exemple s’inquiétaient de l’élection de Marine Le Pen (ou équivalent) en 2027 ou après. La question n’est pas ici de ce que ferait Marine le Pen ou un autre, mais de la perception que les autres en ont. Et même avec une présidence plus classique, il n’est en rien évident qu’il mettra en risque la France pour protéger Vilnius. En outre, est-il envisageable que les seuls Français décident de mettre en risque un autre pays européen en l’exposant aux représailles ?

    Ce qu’on appelle parapluie américain n’est pas non plus garanti au niveau du nucléaire stratégique : croire que les Américains accepteraient le risque de voir New York rasé pour protéger Vilnius est d’une rare naïveté. Mais la différence avec la France est le nucléaire tactique, dont ils disposent, eux, qui est déjà prépositionné en Europe, et qui offre une étape intermédiaire, rendant beaucoup plus crédible la dissuasion au profit des Européens. Sachant, cela dit, que la mise en œuvre du nucléaire tactique américain en Europe ferait courir un risque appréciable à ces mêmes Européens.  

    Par ailleurs, du fait de l’importance centrale de la dissuasion nucléaire pour celui qui en dispose, si inversement la défense nucléaire française reste française et ne couvre que la France, la défense française ne peut pas se noyer dans une défense européenne. Et donc la notion de défense européenne intégrée ne peut être qu’une coordination intensifiée de moyens de défense ; dont le choix d’emploi reste national – ce que d’ailleurs elle devrait être de toute façon. Après tout, en outre, il y a trop d’intérêts français spécifiques, notamment outre-mer, pour qu’une défense européenne vraiment intégrée puisse prendre le relais. Et il n’y a pas de raison pour que cela change, sauf à sacrifier précisément ces intérêts majeurs. En revanche bien sûr, le besoin d’accroître massivement l’effort de défense de tous est un impératif urgent.

    Dit autrement, le champ que peut couvrir (tout au plus) une coopération militaire européenne est réel mais délimité, excluant les intérêts vitaux d’un côté (couverts par le nucléaire) et les intérêts spécifiques de l’autre (outre-mer et marine notamment), et laissant la liberté de l’emploi. Ce champ est réel et majeur, mais il a ses limites.

    Pierre de Lauzun (Geopragma, 7 avril 2025)

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