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Géopolitique

  • Ukraine, Trump et Visegrád : Bruxelles contraint à un revirement stratégique ?

    Vous pouvez découvrir ci-dessous la chronique de David Engels sur Ligne droite, la matinale de Radio Courtoisie, datée du 14 février 2025 et consacrée au Groupe de Visegrád. L'échec de ce regroupement centre-européen, que la Commission européenne n'a eu de cesse d'affaiblir ces dernières années, va avoir de lourdes conséquences pour l'Union maintenant qu'une victoire diplomatique russe se profile en Ukraine avec l'accord des Etats-Unis.

    Historien, essayiste, enseignant chercheur à l'Instytut Zachodni à Poznan, à l'Institut Catholique de Vendée ainsi qu'au Mathias Corvinus Collegium de Bruxelles, David Engels est l'auteur de trois essais traduits en français, Le Déclin - La crise de l'Union européenne et la chute de la République romaine (Toucan, 2013), Que faire ? - Vivre avec le déclin de l'Europe (La Nouvelle Librairie, 2024) et, dernièrement, Défendre l'Europe civilisationnelle - Petit traité d'hespérialisme (Salvator, 2024). Il a  également dirigé deux ouvrages collectifs, Renovatio Europae - Plaidoyer pour un renouveau hespérialiste de l'Europe (Cerf, 2020) et Aurë entuluva! (Renovamen-Verlag, 2023), en allemand, consacré à l’œuvre de Tolkien.

     

                                            

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  • Les frontières après Trump : Groenland et Panama...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Pierre de Lauzun cueilli sur Geopragma et consacré aux menaces d'annexion du Groenland et du canal de Panama formulées par Trump...

    Membre fondateur de Geopragma, Pierre de Lauzun a fait carrière dans la banque et la finance.

     

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    Les frontières après Trump : Groenland et Panama

    Le président Trump a stupéfait le monde des relations internationales en expliquant récemment qu’il souhaitait acquérir le Groenland ainsi que le canal de Panama, et qu’il n’excluait pas l’usage de la force à cette fin. Il ajoutait qu’il apparaissait naturel que le Canada soit lui aussi intégré dans l’Union, mais cette fois sans usage de la force.

    Il va de soi que dans la logique de Donald Trump, ceci est largement un discours destiné à faire pression dans une négociation, et ne signifie pas automatiquement intention arrêtée de passer à l’acte. Cela pourrait aussi relever de son goût pour les provocations apparemment gratuites, ce dont Gaza vient de faire les frais de façon spectaculaire. Mais le cas du Groenland et du Panama est plus plausible.

    Il est dès lors intéressant de le prendre au mot, et d’analyser la signification de telles déclarations pour le cadre international dans son ensemble.

    Rappel de réflexions d’ensemble

    Dans un billet précédent j’avais évoqué la question de la modification des frontières par la force. Je notais : « il peut être légitime de vouloir poser le principe d’un respect des frontières existantes, qui ne seraient pas modifiables sauf accord mutuel, et cela au nom de la paix… Cela dit, l’examen des précédents depuis 1945 montre que même s’il a servi de règle de base, le principe a connu une existence souvent chaotique. On a pu régulièrement s’assoir dessus, et même justifier son exact contraire, parfois par de grands arguments moralisants ».

    Mais je rappelais par ailleurs que « la mise en œuvre du principe peut aboutir à des résultats embarrassants. Prenons le cas de Taiwan, reconnue comme partie intégrante de la Chine par la plupart des Etats. Le respect des frontières reconnues, compris littéralement, va ici manifestement dans le sens de Pékin. Ce qui choque. Et donc on cherche à moduler le principe… Soit en considérant qu’une frontière même contestable au départ devient légitime avec le temps, ce qu’en pratique on fait assez largement… Soit en se calant sur des procédures d’autodétermination… Mais si on retient ce critère, on risque justement de conduire à des remises en causes nombreuses des frontières existantes par toutes sortes de séparatistes, ou d’intervenants extérieurs, du plus souple au plus violent ».

    Je concluais que « ce principe a rendu de réels services ici ou là. C’est un moyen de calmer le jeu, qui n’est pas à mépriser. Mais à condition de ne pas le voir comme le grand principe moral qu’on tend à en faire ; c’est simplement une règle pratique, pragmatique, permettant de maintenir la paix dans bien des cas. »

    Le cas du Groenland

    Que peut-on dire des cas évoqués ? Pas grand-chose sur le Canada, car Trump ne parle pas d’employer la force. Les deux autres sont de ce point de vue plus intéressants. En commun est le fait qu’ils constituent ou peuvent constituer des enjeux stratégiques majeurs, et qu’en même temps la population directement concernée est minime.

    L’immense Groenland est un enjeu géopolitique majeur, dans la perspective du contrôle de l’Arctique et pour ses matières premières, et il le devient chaque jour plus avec le réchauffement climatique. Concrètement, même tout impérialisme mis à part, et sans vouloir choquer personne, on pourrait dès lors défendre l’idée que les 57 000 habitants actuels ne peuvent être le seul décideur, et peut-être même pas le décideur principal – ce qui n’exclut pas de respecter leurs droits par ailleurs (autonomie, accès aux fruits des ressources, culture etc.). En sens inverse, le principe d’autodétermination a un rôle réel : c’est, comme le respect des frontières, une balise, frêle, mais qui régule et limite quelque peu les appétits.

    Qui d’autre alors aurait voix au chapitre ? Côté américain, la revendication est ancienne, mais n’a aucune base historique ou culturelle. Elle ne peut donc consister que dans l’affirmation d’un équivalent de la prise de possession d’une res nullius : cela revient à dire que le Groenland n’étant ni peuplé par une vraie nation, actuelle ou potentielle, ni capable de se défendre, ni d’exploiter ses ressources, un autre peut et doit le faire. Or, pourrait-on avancer dans cette ligne, les Etats-Unis sont ceux qui actuellement assument ces fonctions, même si c’est sur le mode mineur (notamment par une base militaire). Mais évidemment, dans un tel cas, d’autres pourraient avoir aussi des ambitions. En un sens, la déclaration d’intérêt de Trump est au minimum un moyen de dire à ces derniers : attention, ça m’intéresse, n’y touchez pas ou vous aurez affaire à moi.

    Outre le principe d’autodétermination, une objection majeure vient évidemment du rôle du Danemark et derrière lui, de l’Europe. Jusqu’à récemment le Groenland était danois. Désormais, c’est un territoire autonome, simplement associé à l’Union européenne, mais dont le Danemark assume en théorie la défense, et qui demande l’indépendance. D’un côté donc, le lien existe, et dans la mesure où on entrerait dans le raisonnement précédent, les Danois seraient plus fondés que les Américains à revendiquer l’île, et derrière eux l’Europe. Cela dit, il ne paraît pas évident que ce soit l’option préférée des Groenlandais eux-mêmes. Mais d’un autre côté, sans l’appui déterminant des Américains, les Européens seraient incapables de défendre le Groenland contre une attaque par un grand pays. Il n’est donc pas évident qu’ils soient en état de revendiquer pour eux seuls la décision ; même s’ils sont légitimement une partie prenante.

    Dès lors, en cas de pression soutenue de Trump, on peut concevoir qu’une solution se dégage après négociation, avec inévitablement un rôle appréciable des Américains. On peut aussi imaginer que la question passe dans l’arrière-plan pendant un temps.

    Cela dit, la situation pourrait se tendre dans la zone, avec une vraie menace (russe, chinoise ou autre), militaire ou économique. Ce n’est pas le cas actuellement. Mais si cela se produisait, une action un peu brutale des Etats-Unis serait certes contraire au droit, mais ni incohérente avec leur comportement passé (et pas seulement au XIXe s.), ni purement arbitraire. Dans un cas extrême, ce serait peut-être même indispensable. Mais alors les Groenlandais seraient peut-être les premiers à la demander…

    Le cas de Panama

    Ce cas est assez différent historiquement, car l’Etat même de Panama a été de fait créé assez brutalement par les Etats-Unis (par sécession forcée hors de la Colombie, en 1903), justement à propos du canal. Ce dernier est une voie d’eau internationale majeure. En outre, les Etats-Unis en avaient gardé le contrôle total jusqu’en 1999, le retrait faisant suite à une décision de restitution prise sous le président Carter.

    Si donc les Américains revenaient sur cette décision, en reprenant le contrôle du canal, ils pourraient évoquer le précédent historique. Ils pourraient en outre, comme pour le Groenland, souligner l’intérêt majeur du canal ainsi que l’incapacité du Panama (pays de 4,5 M d’habitants, sans armée véritable) de le défendre contre une puissance agressive. Plus, inversement, le risque éventuel d’un pouvoir local qui en fasse un usage hostile. Et, contrairement au Groenland, ils sont la seule puissance ayant vocation à intervenir.

    Là aussi, sauf négociation aboutissant plus ou moins paisiblement à une solution, un usage de la force ne serait certainement pas fondé à ce stade. Mais si une vraie menace devait se concrétiser, il ne faudrait pas s’étonner de voir les Américains agir. Et, au moins dans certaines circonstances (non réalisées à ce jour), cela pourrait se défendre.

    Conclusion

    En conclusion, il ne faut voir en l’espèce les paroles de Donald Trump ni comme des paroles en l’air, ni comme de la pure arrogance irrationnelle. L’intérêt des Américains a une certaine rationalité. Mais sauf concrétisation manifeste d’une menace sur ces territoires, actuellement non avérée, l’usage direct de la force peut difficilement être défendu.

    Une telle action, si elle se produisait, serait en outre un coup de canif appréciable dans une conception westphalienne des relations internationales, où en principe on respecte la souveraineté des autres ; et a fortiori si on se réfère à une norme basée sur le droit. Certes, on l’a rappelé, ce ne serait pas le premier de ces coups de canif. Mais la manière de faire serait un élément nouveau. En effet, même si sur Panama ou même le Groenland on pourrait soutenir que le réalisme donne quelconque consistance aux objectifs de Trump, le fait d’assumer sans complexe un comportement régulé par ses seuls intérêts et envisageant sans retenue le recours à la violence pour les satisfaire constitue un élément nouveau dans les relations internationales actuelles.

    Bien sûr, on resterait dans le contexte d’un interventionnisme militaire américain qui est une donnée quasiment permanente depuis 1945 (sauf, étrangement, sous Trump I !). Mais l’adoption d’une ligne explicitement centrée sur les seuls intérêts américains est néanmoins une nouveauté, car les motivations affichées par eux pendant cette période avaient toujours une forte dimension idéologique (sincère ou pas), et en tout cas affichaient le respect de certaines règles. Ici on raisonnerait sur un critère d’enjeu purement stratégique, qui justifierait d’agir sans plus de considération.

    Sur la planète, cela pourrait inquiéter un peu plus pas mal de monde. Mais cela constituerait évidemment et surtout un pas majeur dans le glissement vers un nouveau style de rapports. On l’a dit, il ne s’agit pas là de principes absolus et sacrosaints ; mais ils ont une certaine vertu pour calmer le jeu à l’occasion. Dans un tel monde, il n’y aurait plus de motif pour condamner l’invasion du Koweït par Saddam : si une coalition se formait dans un tel cas afin de résister au coup de force, ce serait par un pur calcul d’intérêts ou de rapports de forces. Et donc, même si on doit reconnaître les limites des règles, leur effacement complet représenterait un changement a priori peu souhaitable.

     Ajoutons qu’à terme une telle évolution serait particulièrement favorable à la résurrection du concept d’empire, appelé à un vrai avenir comme je l’ai évoqué par ailleurs.

     

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  • 2025, année de la clarification douloureuse ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros, cueilli sur Geopragma et consacré aux probables clarifications qui vont intervenir au cours de l'année 2025 dans les relations entre les puissances, et notamment dans le conflit russo-ukrainien.

     

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    2025, année de la clarification douloureuse

    Pour chacun, dans le cercle de nos amis et connaissances, ces premiers jours de l’année nouvelle sont ceux des vœux, des pensées amènes, des espérances et des bonnes résolutions.

    Pour le monde occidental, dont la France est partie (même si notre pays a tant renoncé à lui-même depuis des décennies qu’il n’a rien su faire de ses atouts ni su adopter une position non alignée et médiatrice qui aurait été très utile à la paix en Europe sur le dossier ukrainien), ce devrait être l’occasion de revenir sur les erreurs passées, de tenter enfin autre chose que la surenchère guerrière, d’infléchir une trajectoire qui sinon nous promet un enfermement de plus en plus douloureux et dangereux dans les ornières du passé.

    Encore faudrait-il oser identifier les mauvais chemins empruntés, les raisonnements abscons, les postures bravaches si nuisibles aux intérêts des peuples que l’on prétend guider ou représenter ; des peuples in fine toujours victimes, notamment économiquement et socialement dans le cas des Européens, de décisions prises sous l’empire du déni, de la rage, de la haine ou de la prétention.

     Et de ce point de vue, 2024 fut un must, une année perdue et sanglante, une année de trop dans la poursuite effrénée, paniquée même, d’illusions de toute puissance et de maintien d’une domination minée par ses propres flagrants excès.

    Où que se tourne le regard, il contemple donc des champs de ruines et de cadavres innocents livrés sans réfléchir à la lutte implacable que nous livrons à un monde nouveau, récalcitrant à notre férule. Un monde qui n’a pas plié et n’a pas plus l’intention de plier cette année.

    L’Ukraine est le plus proche de ces buchers de nos vanités. Notre « soutien » borné à un régime dévoyé qui n’est que l’instrument de notre indécrottable volonté d’affaiblissement de la Russie, n’a abouti qu’à une situation bien plus dommageable pour ce malheureux pays qu’il y a encore un an ou deux. Si la paix avait été notre préoccupation, nous aurions depuis déjà longtemps recherché les bases d’un accord avec Moscou permettant le retour de la sécurité en Europe. Mais la paix n’est pas notre problème. Nous voulons la guerre jusqu’au dernier Ukrainien, même si nous finissions par y laisser bien plus que des plumes et demain des soldats s’il le fallait. C’est délirant, c’est parfaitement inutile mais c’est ainsi. Une question de « principes » et de « valeurs » parait-il.  Le comble du cynisme.

    Quand je dis si « nous » recherchions la paix, je pense naturellement à Washington, puisque l’Europe ne comprend rien à ses propres intérêts et se contente de donner dans la surenchère belliqueuse pour complaire à la volonté de l’Administration américaine. Donald Trump, qui sera officiellement président dans quelques jours, pourra-t-il changer la donne, mettre au pas l’État profond, purger les abcès de corruption qui gangrènent l’appareil décisionnel américain et proposer les bases pourtant évidentes depuis très longtemps d’un accord à son homologue russe ? Ce n’est pas du tout certain, tant tout est fait pour le désinformer sur la réalité militaire du conflit et l’enfermer dans des logiques guerrières. Il semble néanmoins avoir compris que sa posture initiale consistant à menacer Moscou de faire pleuvoir les armes et l’argent sur Kiev si le président Poutine n’acceptait pas un gel des combats et une force otano-européenne de surveillance, n’avait strictement aucune chance d’engager la Russie aux moindres pourparlers. Moscou néanmoins, connait par le menu la violence de la scène politique américaine et tempère le rythme de ses gains militaires (mais jusqu’à quand ?) pour donner une chance à un dialogue sérieux, même si les pressions internes sont de plus en plus fortes pour pousser le Kremlin à accélérer le rythme de la SMO au premier semestre 2025.

    Il faut souhaiter que les avancées russes actuelles constantes dans le Donbass et les très lourdes pertes ukrainiennes depuis plusieurs mois poussent la nouvelle Maison blanche au réalisme, même si le déni demeure très lourd et la volonté de saboter la nouvelle présidence de Donald Trump profonde. On peut donc craindre, si ce dernier ne part pas sur des bases pragmatiques et raisonnables avec Moscou, que la prophétie autoréalisatrice ressassée à Bruxelles, Paris, Londres et (de moins en moins) Berlin ne finisse par advenir : On verrait alors Moscou sevré de ses dernières illusions, finir par avancer vers la Pologne ou les pays baltes alors que cela n’était clairement pas son intention initiale. On serait même capables de s’en réjouir et de dire « qu’on le savait bien ».

    Les USA ont tout intérêt pourtant à trouver une issue en Ukraine et les Russes à leur laisser sauver la face. Washington doit choisir ses combats en fonction de la réalité de ses moyens militaires, de sa relation avec la Chine et de l’état du rapport de force mondial qui n’est plus en sa faveur. Le problème est que même cette évidence ne parvient pas à franchir le front du déni et à atteindre les cerveaux embrumés de nos dirigeants sans expérience ni culture. Ils sont intoxiqués par leur propre propagande délirante depuis trop longtemps et même le pragmatique Trump semble actuellement vouloir s’entourer d’un nombre conséquent de faucons qui risquent de ne pas saisir ce moment historique qui permettrait à l’Amérique d’entamer le sauvetage stratégique mais aussi moral et politique de l’Occident.

    Si le théâtre ukrainien va donc malheureusement rester encore un bon moment actif, le Moyen-Orient n’est pas non plus près de s’apaiser tout au contraire. L’affaissement de la Syrie sur elle-même, tombée d’épuisement et victime de ses illusions de réhabilitation internationale, livrée aux pires djihadistes, l’avancée turque qui pourrait finir par heurter les ambitions américano-israéliennes et se retourner contre Erdogan, celle toute relative d’Israël sur les ruines de la Palestine et du Liban qui ne rêve que de pousser Trump à lancer les hostilités avec l’Iran, tout cela augure une année de violence sectaire et souffrances indicibles pour les Palestiniens, les Syriens et les Libanais, mais aussi de  probables tentatives de déstabilisation redoublées à l’échelle régionale.

    Je pourrais encore évoquer le renforcement de la dynamique des BRICS, la consolidation de la position chinoise au plan diplomatique et stratégique en dépit de ses difficultés économiques conjoncturelles, l’empreinte de plus en plus profonde de la Russie en Afrique sur les ruines notamment de notre politique anachronique, la dureté des affrontements énergétiques, l’Amérique latine et ses incertitudes. Ces sujets ont tous un point commun : ils illustrent, chacun à leur façon, la formidable opposition qui n’est ni « civilisationnelle » ni religieuse, mais bien idéologique et économique, entre d’une part un « vieux monde » longtemps dominant qui ne veut pas reconnaitre sa perte d’influence et de crédit, qui croit encore pouvoir faire la leçon au reste de la planète et régner par le mensonge, la guerre des perceptions, la communication et la propagande, et d’autre part,  lui faisant face avec sérénité et détermination, un « jeune monde » dirigé paradoxalement par de vieilles puissances et des hommes d’État chevronnés qui recherchent la légitimité populaire au lieu de s’en défier, prisent la souveraineté, la tradition, l’égalité internationale, le long terme et la cohérence.

    C’est bien un combat de titans qui se déploie sous nos yeux, dangereux et passionnant.

    Caroline Galactéros (Geopragma, 6 janvier 2025)

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  • Tolga Bilener : « Historiquement, la Turquie a toujours profité de l’affaiblissement de l’Iran »...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien de Daoud Boughezala avec Tolga Bilner, directeur du Centre de recherches stratégiques de l'université Galatasaray (Turquie),cueilli sur le site de la revue Éléments et consacré à la victoire stratégique obtenue par la Turquie en Syrie.

     

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    Tolga Bilener : « Historiquement, la Turquie a toujours profité de l’affaiblissement de l’Iran »

    ÉLÉMENTS : Début décembre, au terme d’une offensive éclair, les rebelles syriens menés par le groupe islamiste Hay’at Tahrir-Cham ont chassé Bachar al-Assad du pouvoir. Quels liens la Turquie entretient-elle avec les divers mouvements qui ont pris le pouvoir à Damas ?

    TOLGA BILENER. Ankara entretient des relations complexes avec une multitude d’organisations sur le terrain. Les troupes turques sont présentes sur le sol syrien depuis 2016 et la Turquie était l’une des puissances garantes de la zone démilitarisée d’Idleb. Donc effectivement, les responsables turcs étaient en contact permanent avec divers groupes rebelles. Pourtant, l’allié principal de la Turquie était l’Armée nationale syrienne (ANS), Hayat Tahrir al-Cham restant qualifié jusqu’ici de terroriste par Ankara. La relation entre HTC et l’ANS étant quelque peu complexe, avec une certaine hostilité mais aussi une porosité, Ankara ne s’est finalement pas opposé aux attaques menées contre Alep par des groupes dirigés par Hayat Tahrir al-Cham fin novembre et l’a soutenu en fournissant essentiellement du renseignement.

    ÉLÉMENTS : C’est donc une victoire militaire, diplomatique et idéologique pour Recep Tayyip Erdoğan…

    TOLGA BILENER. Il s’agit surtout d’une victoire diplomatique, sans oublier la dimension de politique intérieure : le président turc avait besoin de cette victoire pour la présenter à son électorat. Depuis 2011, la Turquie a souhaité le départ d’Assad et elle a beaucoup investi en ce sens. Il faut savoir aussi qu’il existe une continuité dans la politique étrangère turque : Ankara a toujours considéré la Syrie comme une sorte d’affaire intérieure.

    ÉLÉMENTS : Entre agenda intérieur et ambitions géopolitiques, quels objectifs le président turc poursuit-il en Syrie ?

    TOLGA BILENER. Tout d’abord, il faut éviter le démembrement de la Syrie. Deuxièmement, il faut ne pas avoir un gouvernement hostile au pouvoir à Damas. Troisièmement, il y a les intérêts économiques : la Turquie voudrait obtenir la part du lion dans la reconstruction du pays. Quatrièmement, la lutte contre le terrorisme du PKK/PYD et des organisations affiliées, pour faire en sorte que le territoire syrien ne serve pas de base arrière à des militants armés kurdes qui frapperaient la Turquie. Enfin, il y a la question des réfugiés syriens. La Turquie abrite à ce jour 3,7 millions de Syriens. Si une partie de ceux-ci rentrait chez eux, ce serait déjà pas mal. Pour résumer, l’objectif de la Turquie est de faire en sorte que la Syrie soit un pays stable qui n’exporte pas ses problèmes.

    ÉLÉMENTS : C’est aussi une préoccupation d’Israël. Tout en dénonçant les crimes de guerre perpétrés à Gaza, Erdoğan a-t-il bénéficié des conséquences géopolitiques du 7 octobre 2023 (écrasement du Hezbollah, chute d’Assad…) ?

    TOLGA BILENER. La Turquie s’est montrée critique vis-à-vis d’Israël depuis le début des opérations militaires à Gaza. Elle a d’abord proposé sa médiation, ensuite elle a dénoncé le sort réservé aux Palestiniens et dernièrement, elle a décidé de se joindre à la requête sud-africaine devant la Cour internationale de justice contre Israël. Cependant, Ankara ne va pas non plus se plaindre de l’affaiblissement des proxys de l’Iran. Historiquement, et là, je remonte aux temps impériaux, la Turquie a toujours profité dans la région de l’affaiblissement de l’Iran, et vice-versa. Cela n’est que le reflet des complexités des relations régionales. L’ennemi de mon ennemi ne devient pas forcément mon ami.

    ÉLÉMENTS : À la faveur du changement de pouvoir à Damas, certains observateurs craignent une partition à la libyenne, ou à l’irakienne, avec un État failli confronté à des guérillas locales. Quel type de régime serait capable de tenir les rênes de cette société morcelée ?

    TOLGA BILENER. Toutes les options sont sur la table en Syrie et il est trop tôt pour savoir quelle trajectoire prendra ce pays. L’idéal serait évidemment une Syrie qui préservera son intégrité territoriale, non menaçante pour ses voisins et capable d’assurer la sécurité et le bien-être de ses citoyens. Mais il ne faut pas oublier que l’on est au Proche-Orient. Les problèmes fondamentaux de la région ne sont pas du tout réglés, à savoir la question palestinienne, les rivalités géopolitiques, les problèmes économiques, le déficit démocratique, la pression démographique… Je ne vois pas comment la Syrie pourrait surmonter ses problèmes dans un avenir proche. De toute façon, qu’on le veuille ou non, ce n’est pas à Damas que tout se décidera. La Syrie est un pays si important que l’on ne va pas laisser aux seuls Syriens les décisions concernant leur destin. L’avenir de ce pays dépendra des tractations et des rivalités entre les pays de la région, ainsi que des grandes puissances dans les années à venir.

    ÉLÉMENTS : La capitulation de l’armée syrienne et le départ d’Assad semblent d’ailleurs avoir été négociés entre puissances…

    TOLGA BILENER. On entend souvent dire que la chute de Bachar al-Assad a été fulgurante. Il est vrai que la toute dernière phase n’a pris que 12 jours, mais c’est quand même 13 ans + 12 jours. Le changement du régime syrien a été un processus lent, sanglant et alambiqué dans son ensemble. Il est pour le moment impossible de savoir exactement quelles ont été les négociations menées pour aboutir au résultat final. Néanmoins, j’ai du mal à croire que tout cela serait négocié uniquement entre les pays que vous avez évoqués, sans l’implication, directe ou non, des États-Unis, d’Israël, des pays européens qui sont présents sur le terrain avec leurs forces spéciales, mais aussi avec leurs services de renseignement… Il serait plus raisonnable de penser qu’il y a eu plusieurs négociations en parallèle à différents niveaux avec différentes parties prenantes.

    ÉLÉMENTS : Malgré l’ancrage d’Ankara de l’OTAN et ses divergences d’intérêt avec Moscou et Téhéran, ces trois puissances ont-elles forgé un partenariat eurasien ?

    TOLGA BILENER. Les relations entre la Turquie, l’Iran et la Russie ont un arrière-plan historique d’au moins six siècles. Ce sont trois pays dont les intérêts sont tantôt divergents, tantôt convergents. Il serait exagéré de dire qu’ils ont constitué un partenariat, car il existe un frein naturel à cela : la Turquie fait partie du système d’alliance occidentale. C’est un pays membre de l’OTAN, de l’OCDE, du Conseil de l’Europe et candidat à l’adhésion à l’UE. Cela n’empêche évidemment pas la Turquie de se coordonner avec la Russie et l’Iran sur certains dossiers, car elle n’a tout simplement pas le luxe d’ignorer ces pays ou de les antagoniser en permanence. D’ailleurs, la Turquie vise à renforcer son dialogue avec tous les acteurs extra-occidentaux ces dernières années tout en demeurant dans les structures occidentales, comme on peut le constater par son intérêt vis-à-vis des BRICS+. Il est évident qu’Ankara souhaite renforcer son autonomie stratégique, multiplier ses partenaires économiques, devenir un acteur capable de parler à tous ; et son ancrage dans le système occidental ne l’empêchera pas de coopérer avec d’autres pays au cas par cas. Rester alliée de l’Occident mais pas alignée… Ajoutez à cela l’ambition turque de développer une industrie militaire robuste, les projets de centrales nucléaires pour réduire sa dépendance à l’extérieur en vue de renforcer son autonomie stratégique… Peut-être, après tout, la Turquie ne fait que mettre en œuvre une version turque de la politique étrangère gaulliste ! Ce n’est pas le pire des modèles.

    ÉLÉMENTS. Grande pourvoyeuse de drones, la Turquie possède aussi des infrastructures d’acheminement des hydrocarbures. La chute d’Assad relance-t-elle les projets de gazoducs entre la Turquie et Israël ou entre le Qatar et la Turquie ?

    TOLGA BILENER. Il existe une véritable « guerre des corridors » dans la région : les nouvelles routes de la soie, le projet IMEC de l’Inde, ainsi de suite. La Turquie développe ses propres projets en la matière, comme celui du « Corridor central » (Orta Koridor) qui a pour objectif de renforcer la connectivité entre le continent européen et la Chine via l’Asie mineure. Ensuite, il existe le projet de la Route du développement (Kalkinma Yolu) qui vise à construire des infrastructures autoroutières et ferroviaires reliant la Turquie et l’Irak, jusqu’à Bassorah.

    Le projet de gazoduc entre le Qatar et la Turquie, est une idée vieille de 20 ans, et des itinéraires alternatifs sont à l’étude. Est-ce qu’on pourra passer par le territoire saoudien et syrien, ou est-ce qu’il serait plus avantageux d’utiliser le Kalkinma Yolu (NDLR : projet de corridor logistique aussi appelé « route du développement » reliant l’Irak à la Turquie puis à l’Europe) pour cela ? À suivre.

    Quant à un éventuel gazoduc/oléoduc entre la Turquie et Israël, tant que Netanyahu reste au pouvoir et que la question palestinienne reste ce qu’elle est actuellement, je vois mal comment ce projet pourrait être mis en place. Ce qui est sûr, c’est qu’aujourd’hui l’Azerbaïdjan est un fournisseur important de pétrole pour Israël via la Turquie, à travers l’oléoduc BTC. Par ailleurs, pour une nouvelle infrastructure en Méditerranée orientale, il faudrait aussi régler les différends concernant le partage des espaces maritimes autour de Chypre. Vaste sujet !

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  • Ukraine, Proche-Orient : une révolution mondiale ?...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous Le samedi politique de TV Libertés, diffusé le 14 décembre 2024 et présenté par Élise Blaise, qui recevait Alain Juillet pour évoquer les bouleversements au Proche-Orient et l'instabilité géopolitique mondiale...

    Alain Juillet a été Haut responsable chargé de l’intelligence économique auprès des premiers ministres de 2003 à 2009 (Jean-Pierre Raffarin, Dominique de Villepin et François Fillon), après avoir été, notamment, officier au service Action du SDECE, cadre dirigeant dans plusieurs entreprises du secteur privé et directeur du renseignement à la DGSE.

     

                                             

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  • La dette française, risque géopolitique ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Pierre de Lauzun cueilli sur Geopragma et consacré au risque géopolitique que fait peser la dette publique sur notre pays.

    Membre fondateur de Geopragma, Pierre de Lauzun a fait carrière dans la banque et la finance.

     

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    La dette française, risque géopolitique

    J’ai évoqué précédemment la question de l’endettement public, notamment de la France. Sujet maintenant bien familier à tous. Voyons comment cela s’inscrit dans le jeu des relations géopolitiques.

    Des dettes de nature profondément nouvelle

    Rappelons d’abord qu’il y a eu une expansion générale de la dette des pays développés depuis 40 ans, même si les situations varient selon les cas. Mais presque partout il ne s’agissait pas principalement de financer des investissements, mais des dépenses courantes. C’est le signe d’une incapacité à faire des choix collectifs rationnels. Ce qui n’est jamais de bonne augure en termes de puissance.

    Sous cet angle, le facteur majeur est le fait que la plupart de ces pays se financent pour l’essentiel sur les marchés financiers, qui sont volatils et capables de se retourner rapidement. Trop recourir à leurs services comporte donc un risque réel. Cela dit, dans un premier temps c’est l’inverse qui se produit. En effet il est bien plus facile d’y avoir recours qu’à tout autre source, et beaucoup moins cher. En outre, ils se révèlent d’une grande patience, et même d’une certaine cécité pendant de longues périodes. De ce fait, ils n’envoient pas les signaux avertisseurs en temps utile. Mais quand finalement ils perçoivent qu’il y a un problème, ils se retournent, et c’est la crise. On l’a vu avec la Grèce.

    Des situations très variables

    Toujours en termes de pouvoir, la question est très différente selon la monnaie et les créanciers. Les pays endettés dans une autre monnaie que la leur, principalement les pays en développement, ont connu régulièrement des crises de la dette depuis plus de 40 ans. Et cela s’est traduit par des restructurations humiliantes et coûteuses. Pour une souveraineté, c’est une rude épreuve. A l’inverse, on a les pays endettés dans leur propre monnaie. On passera sur les détails, mais comme ils contrôlent leur monnaie, qui sont désormais de pure convention, ils ne peuvent en principe pas avoir de vraie crise des paiements, puisqu’ils pourront toujours faire des dollars, yens, livre ou autres pour payer. Quitte à subir une hyper inflation et une crise des changes : ce serait évidemment un événement majeur, mais cela leur laisserait un contrôle relatif de leurs décisions.

    Et il y a enfin un cas très particulier, celui des pays de l’Union européenne. Ils ne sont pas endettés à proprement parler dans leur monnaie nationale, car l’euro est commun et géré par la BCE. Or les décisions de celle-ci résultent d’un équilibre entre des positions diverses ; les politiques internes de ces pays sont très différentes et leur niveau d’endettement très variable ; leurs intérêts divergent donc.

    A proprement parler, on ne sait donc pas déterminer à l’avance comment une crise significative se règlera en zone euro. De plus, en principe, la BCE ne finance pas les Etats ; même si en pratique elle l’a fait indirectement, par achats sur le marché secondaire, mais avec des limites. C’est donc une situation sans équivalent.

    Le cas de la France

    Dans ce contexte, la dette de la France est un cas particulier. Sa dette croît sans cesse, en valeur absolue et relative, du fait de déficits constamment supérieurs à la croissance du PNB. Cela fait des années que de nombreuses voix autorisées avertissent du risque croissant que cela représente. Mais sans écho réel, ni des politiques, ni sur les marchés. Ce n’est que tout récemment qu’on commence, et encore, ce n’est pas à la mesure du problème.

    Parmi les causes, deux principales. D’un côté, une incapacité toute particulière à mettre de l’ordre dans ses affaires et à se réformer, qui ne date pas d’hier. D’un autre côté, d’une situation favorable sur les marchés, car la France a longtemps été perçue comme un brillant second de l’Allemagne. Or dans le système financier mondial des sommes colossales doivent être placées, et dans une proportion appréciable sans risque ; les professionnels ont donc besoin d’une dette publique jugée telle. Mais l’Allemagne n’emprunte pas assez et sa périphérie non plus. Restait donc la France, qui en a bien profité et abusé.

    Cela dit, les arbres ne montent pas jusqu’au ciel, et on ne peut continuer à emprunter indéfiniment, de façon de plus en plus élevée. Cela casse forcément un jour, même si on ne peut le prévoir avec précision. Un enfant de 10 ans peut le comprendre. Et quand, en plus, on se révèle politiquement ingouvernable, on tente le diable. Surtout si on est en Europe la seule à continuer dans ce sens.

    Que peut-il se passer maintenant ?

    On se placera ici dans l’hypothèse où la situation politique ne permet pas de redressement véritable à court terme. Dans ce cas, la crise est inévitable même si à nouveau on ne sait pas quand, surtout si comme la France on part d’une image favorable. Bien entendu, une rupture éventuelle serait précédée d’une période plus ou moins longue de dégradation, déjà entamée, notamment avec hausse du spread (différentiel par rapport à la dette allemande), puis difficulté à lever les capitaux voulus.

    Dans une hypothèse concevable mais optimiste, cette dégradation conduirait à une forme de sursaut, permettant une stabilisation relative, quoiqu’à un très haut niveau de dette, comme en Italie ou en Belgique. Cela resterait une situation risquée, mais peut-être tenable sur une certaine durée, quoique très coûteux ; cela impliquerait aussi qu’on resterait sous la surveillance des marchés. Mais même cela supposerait l’arrêt des déficits, du moins l’apparition d’un excédent primaire du budget, avant service de la dette. Concevable, cette évolution est à ce stade peu probable, au vu de la situation politique française. Et si cela se faisait en accroissant encore la fiscalité française, cela signerait l’étouffement du pays. Déjà d’ailleurs le poids des intérêts sera un handicap considérable.

    Reste alors le risque majeur, celui de la crise. On l’a dit, la difficulté des marchés est qu’on ne peut prévoir avec assurance le moment et les modalités d’une crise. Cela dépend de leur tendance du moment, des histoires qui y circulent (‘stories’), du reste de la situation mondiale etc. Ce n’est donc pas nécessairement à court terme ; cela peut prendre un temps sensiblement plus long. Mais sauf redressement vigoureux, à un moment donné il devient impossible de financer les sommes demandées.

    Il va de soi que la crise en question serait majeure et dépasserait largement le cadre de la France. On l’a vu, elle ne contrôle pas sa monnaie, qui est cogérée. En même temps, on ne voit pas comment traiter la question sans un volet monétaire. Il y aura donc ici une question difficile pour ses partenaires dans la BCE, les Allemands en premier lieu. Leur ligne politique exclut en théorie ce genre d’intervention massive, surtout au profit d’un seul pays, et alors même qu’ils se considèrent, non sans motif de leur point de vue, comme bien mieux gérés et plus ‘vertueux’. En outre, leurs électeurs sont terrifiés par le spectre, qui est loin d’être irréaliste, d’une forte reprise d’inflation. De plus, les stocks de dettes sont très différents de pays à pays, et donc monétiser la dette n’aurait pas du tout le même impact partout.

    Mais restera l’ampleur de la déflagration. Une action au profit de la France, au vu de son poids en Europe, serait par nature une opération énorme, sans précédent. Outre ce que pourrait faire la BCE, il faudrait jouer sur toute une panoplie : des restructurations de dette, l’action du FMI, peut-être d’autres mécanismes à inventer, etc. A cela s’ajouterait surtout ce qu’on appelle une conditionnalité :  une politique de rigueur et d’économies, qui dans ces cas est presque nécessairement grossière et brutale – avec pas mal de casse, non seulement sociale, évidemment, mais aussi par ses effets sur le tissu productif. Compte tenu de ce que l’on sait de la situation sociopolitique française, cela risque de ne pas être évident du tout et pourrait déraper gravement. Et d’ailleurs, quel gouvernement assumerait cela ?

    Perspectives

    D’un point de vue géopolitique, une question majeure sera celle de la suite, des effets ultérieur d’une telle dérive puis crise.

    En France d’abord. On a ici un banc d’essai intéressant, celui des pays d’Amérique latine après la crise des années 80. Au Brésil ou au Mexique, on a eu une stabilisation relative, même si on peut en discuter la pertinence. Mais pas en Argentine. Car la culture politique, marquée par le péronisme, n’a pas véritablement changé (du moins jusqu’à l’expérience Milei, en cours). Et le pays a connu crise sur crise, sur très longue durée. Dans quelle rubrique la France se situerait-elle ? On craint que ce ne soit pas dans la meilleure case.  

    En Europe ensuite. Pourquoi la France est-elle un cas, en outre symptomatique ? Il y a bien sûr les causes internes qu’on a citées, qui ont joué un rôle majeur. Mais il y a aussi un lien avec son rêve européen, plus précisément avec la manière particulière dont la classe politique française a vu l’Europe : elle a gardé en un certain sens des ambitions internationales, bien plus que la plupart des autres pays européens, mais elles les a transférées sur l’Europe. Elle n’a donc pas eu les réflexes d’un pays indépendant, qui sait ne pouvoir compter que sur lui-même, et qui d’ailleurs est averti plus tôt de ses errements éventuels (par des crises de change, par une difficulté à emprunter etc.). Elle a au contraire bénéficié d’une monnaie plus forte que ce dont elle est capable, et comme on l’a dit, d’un positionnement avantageux mais artificiel sur les marchés. Et, bien trop introvertie politiquement, elle n’a pas eu non plus le sens de ses responsabilités au sein de cette Europe.

    Or une crise du type de celle qu’on peut craindre remettrait radicalement en cause ce positionnement. Le brillant second deviendrait l’homme malade, pesant sur tous ; ce qui reste éventuellement de couple franco-allemand serait définitivement enterré ; les ambitions de puissance, s’il en reste, prendraient un coup très rude. On n’est donc pas dans le cas d’une Grèce qui serait simplement démultipliée par la taille. En supposant même que cela n’aboutirait pas à une dislocation des institutions européennes, cela impliquerait un redimensionnement majeur des relations en Europe. Au risque, bien sûr, de voir celle-ci s’affaisser encore un peu plus dans la vulnérabilité, l’absence d’ambition et la vassalité à l’égard de Washington.

    Pierre de Lauzun (Geopragma, 23 décembre 2024)

    Lien permanent Catégories : Géopolitique, Points de vue 0 commentaire Pin it!