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Géopolitique - Page 4

  • La probabilité de crises : sur quelques facteurs de vulnérabilité majeure à court ou long terme...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Pierre de Lauzun cueilli sur Geopragma et consacré à la multiplication des menaces qui pèsent sur notre avenir. Membre fondateur de Geopragma, Pierre de Lauzun a fait carrière dans la banque et la finance.

     

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    La probabilité de crises : sur quelques facteurs de vulnérabilité majeure à court ou long terme

    La crise du Covid puis les guerres d’Ukraine et de Gaza ont fait irruption brusquement et révélé des sources de fragilité majeures dans la plupart des pays.

    A titre d’exercice mental, il peut être intéressant d’évoquer quelques vulnérabilités futures repérables dès maintenant, même si par définition cette liste ne peut être exhaustive. Leur effet peut d’ailleurs être selon les cas proche, ou au contraire sur le long terme.

    Démographie

    La démographie d’abord. Rien n’est autant à long terme, et rien n’est plus lent à s’infléchir. On peut sans grand risque d’erreur anticiper la poursuite d’une natalité faible (voire encore plus en baisse) dans la plupart des pays du monde et notamment les pays les plus avancés, notamment en Asie de l’Est (Chine comprise) et en Europe.

    En partie compensée démographiquement par l’immigration en Europe, mais au prix d’une hétérogénéité croissante de la population. C’est moins aigu en Amérique du Nord, d’autant que les migrants y sont bien plus assimilables.

    Quels en sont les effets ? On tend en général à mettre l’accent sur la question des retraites, non sans motif, mais les conséquences vont bien plus loin. C’est d’abord la question directe du recrutement des armées (notamment dans des pays désormais à enfant unique ou presque). Cela jouera ensuite sur l’économie et notamment la main d’œuvre. Un livre récent (Goodhart et Pradhan, The Great Demographic Reversal), y voit même un tournant majeur : la période des 40 dernières années s’avère avoir été exceptionnelle, caractérisée au niveau planétaire par une main d’œuvre abondante et plutôt capable (les baby-boomers et leur successeurs immédiats, ce à quoi s’est surtout ajoutée l’irruption de l’immense Chine) ; cela a été un facteur majeur de contrôle de l’inflation. Mais désormais lui succéderait une période de raréfaction durable de cette force de travail ; ce qui impliquerait de façon générale un ralentissement marqué de la croissance et une forte inflation. Cela suppose naturellement que les facteurs allant en sens inverse (économie d’emplois grâce à l’IA, main d’œuvre indienne voire africaine) ne suffisent pas à corriger cet effet. Cela toucherait l’ensemble des pays notamment développés, sous la réserve partielle de l’immigration, mais avec les problèmes que celle-ci implique, notamment en Europe.

    De son côté la démographie africaine (subsaharienne) restera au contraire très forte, et par inertie jusqu’au siècle prochain même s’il s’y produit une transition démographique comme ailleurs. D’où d’énormes problèmes de développement, et une tendance à des migrations massives.

    Finance

    La finance ensuite. La tendance récurrente à des crises financières paraît être un caractère structurel de nos sociétés, par combinaison de deux facteurs. L’endettement d’abord, signe clair d’incapacité politique à choisir ou à faire accepter des choix difficiles par la population. La nature de la monnaie ensuite, désormais sans lien avec une réalité objective et censément régulée par des banques centrales indépendantes, mais dont l’expérience montre qu’elles donnent systématiquement la priorité au souci d’éviter les crises immédiatement, bien plus qu’à la solidité de la monnaie. D’où une création forte de monnaie et des taux d’intérêts trop bas, facteurs à leur tour de mauvais investissements, de bulles financières et donc de krachs, et bien entendu d’un endettement en boule de neige. Certes, on est actuellement dans une phase de correction relative (mauvaise pour les très endettés), mais elle reste très relative : les taux d’intérêts réels restent très bas. Et la tendance lourde subsiste.

    Qui dit crise dit d’abord des secousses violentes se traduisant à l’occasion politiquement. Et éventuellement à terme une dislocation progressive d’outils communs, internationaux, comme le rôle du dollar – avec toutes ses limites. Disruption aggravée par des décisions aberrantes, comme les sanctions monétaires sur la Russie.

    Mais à côté des crises globales, notamment d’origine américaine comme en 2007, on peut avoir des crises régionales majeures chez d’autres grands acteurs comme l’Europe (disloquée entre le bloc germanique et le reste, notamment au sud). Ou la Chine, dont les pratiques financières et notamment bancaires apparaissent pour le moins hasardeuses : le volontarisme est digérable si la croissance est très forte et la marée économique mondiale porteuse, mais on n’a pas vu le système à l’épreuve d’un vraie crise. En regard, les États-Unis, source de graves problèmes pour les autres, montrent jusqu’ici une capacité plutôt meilleure à surmonter les crises, comme on l’a vu encore après 2008, mais à trop tenter le diable, on court des risques.

    Écologie

    L’écologie et notamment la question du réchauffement ne sont pas des sciences aussi sûres qu’on le dit ; mais on ne peut pas ne pas y identifier des sources potentielles majeures de disruptions. Mais les effets en seront très variables selon les zones – ce qu’on souligne bien trop peu. En particulier, tout indique que la lutte contre le réchauffement ne sera pas à la hauteur de ce que demande la doxa dominante, plus ou moins consensuelle ; et donc, si on admet que ses prévisions sont fiables, il y aura réchauffement, et les effets adverses ne manqueront pas.

    Il est clair alors que dans un sens plus positif la diversité des climats sera un facteur de résilience (US ?), de même un positionnement au Nord géographique (Russie). Inversement, le désastre serait à nouveau pour les pays chauds, Afrique en premier lieu. Et l’Europe serait plutôt négativement affectée.

    Transports maritimes et mondialisation

    Les transports maritimes : on y pense moins, mais ils pourraient être à l’origine sinon de crises, du moins de mutations importantes. Un livre américain à succès (Peter Zeihan The end of the world is just the beginning, HarperCollins, 2022) se livre à cet exercice en prenant pour base l’hypothèse d’un écroulement de la mondialisation, du fait d’un désengagement naval des Américains, tant par isolationnisme que par coût élevé. Dans un tel cas le transport maritime serait gravement affecté par une réelle difficulté à mater les attaques (les Houthis au centuple). Cela impliquerait une disruption des échanges et en particulier de la sécurité des transports, sans doute étalée sur pas mal de temps. Mais sans aller jusqu’à des hypothèses aussi radicales, la possibilité d’une forte réduction du transport maritime, par insécurité ou coût élevé, est tout à fait concevable.

    Plus largement, un ralentissement marqué de la mondialisation est imaginable, ajoutant au facteur précédent des troubles locaux, l’accentuation des tensions, la montée d’une politique de précaution pour assurer la sécurité des approvisionnements etc. D’où un risque de baisse de la production agricole, là où elle est trop dépendante des engrais et d’autres inputs, et donc des risques de famine. Et une différenciation des chaînes de production industrielle. Plus une lutte encore plus sauvage pour le contrôle des matières premières, notamment sur la base de la proximité.

    L’effet en serait variable selon les zones, mais Zeihan conclut à une assez grande autosuffisance de l’Amérique du Nord, réelle ou potentielle ; et en revanche à un grave problème en Chine, accentué par les effets démographiques et financiers ; ce qui est possible mais non certain, car le régime a montré une capacité de rebond non négligeable. L’Europe serait plutôt négativement affectée ; selon lui la Russie aussi – mais cela paraît peu crédible. Et là aussi l’Afrique serait sans doute plutôt sinistrée.

    Éléments de réflexion

    Que conclure de ce rapide exercice mental, avec toutes ses limites ?

    D’abord qu’il est absurde pour des pays de se confier comme on l’a fait depuis 50 ans à une espèce de deus ex machina, qu’il soit progressiste, libéral démocratique ou autre, politique ou économique, qui nous aurait fait entrer dans une nouvelle ère plus sûre. La probabilité de crises majeures reste très forte, et donc quasiment certaine dans un domaine ou un autre, notamment à terme. Ce n’est pas d’ailleurs nouveau dans l’histoire… mais on a tendu à l’oublier, notamment en Europe.

    Pays par pays, on tend plutôt à conclure que les États-Unis partent dans des conditions plutôt robustes (mais cela peut être tempéré par leurs profondes divisions internes) ; que l’Europe, en outre hétérogène, est beaucoup plus exposée ; la Chine éventuellement aussi, mais pour d’autres raisons ; et l’Afrique là encore mal partie. Le cas de l’Inde (et des autres pays) paraît moins évident, avec des forces et des faiblesses.

    Cela conduirait en conséquence à rendre plausible ou du moins pas si absurde un néo-isolationnisme américain, face aux éventuels désastres extérieurs ; la tentation d’un nouvel interventionnisme pouvant néanmoins subsister. On peut imaginer côté chinois un durcissement face à un environnement inévitablement moins favorable qu’il ne l’a été pour eux dans la période précédente, s’ajoutant aux limites du système s’il ne parvient pas à trouver un point d’équilibre. Il y a par ailleurs un risque assez élevé de dislocation européenne, le continent étant en outre mentalement mal préparé pour des perspectives de rupture. Et de très gros problèmes en Afrique – par ailleurs aux portes de l’Europe, ce qui aggrave la situation de celle-ci. A nouveau, le débat reste ouvert pour le reste (Amérique latine et reste de l’Asie).

    Quoiqu’il en soit, la diversité des situations face à de telles crises paraît a priori considérable. Et donc la multipolarité à venir se fera très probablement en ambiance tendue…

    Pierre de Lauzun (Geopragma, 5 mai 2024)

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  • Affrontement commercial Chine – États-Unis : la guerre des OS aura bien lieu...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Christopher Coonen cueilli sur Geopragma et consacré à l'affrontement entre les États-Unis et la Chine dans le domaine du numérique.

    Secrétaire général de Geopragma, Christopher Coonen a exercé des fonctions de directions dans des sociétés de niveau international appartenant au secteur du numérique. 

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    Affrontement commercial Chine – États-Unis : la guerre des OS aura bien lieu

    Depuis quelques temps, le déploiement de la 5G à l’échelle mondiale a renforcé la confrontation commerciale entre la Chine et les États-Unis par le biais de la société Huawei et d’autres prestataires, au sujet notamment du contrôle des données et des systèmes applicatifs ou OS. Ce conflit s’envenime plus encore, reflétant la déclinaison numérique de la rivalité géopolitique tous azimuts entre ces deux empires.

    Pour rappel, Huawei est un leader mondial de construction de réseaux de communication et l’un des tous premiers fournisseurs de la dernière génération de technologie de téléphonie mobile 5G en cours de déploiement à l’échelle planétaire. Grâce au débit phénoménal de la 5G et à sa puissance logarithmique par rapport aux capacités du standard actuel 4G, le plus répandu actuellement, nous assistons à une très forte accélération de la quantité de données générées, échangées et analysées au niveau mondial.

    Dans ce chapitre de ladite guerre commerciale, les enjeux de l’accès aux données et de leur traitement sont donc colossaux.

    D’une part, certains gouvernements sont inquiets de voir une puissance étrangère capter des données sensibles. Non seulement dans le cadre de l’utilisation de smartphones, mais aussi dans le contexte d’une myriade d’usages concernant les villes et engins connectés, qu’ils soient d’application civile ou militaire : les voitures autonomes, la domotique, mais aussi le ciblage de missiles seront de plus en plus dépendants de la 5G. Une opportunité certes, mais aussi une vulnérabilité si ces données et/ou leurs usages venaient à être captés et détournés par des parties adverses et tierces, soit directement sur les smartphones ou objets connectés, soit via des « portes » installées au sein des réseaux terrestres et sous-marins.

    Les États-Unis ont mis une pression maximale sur leurs propres opérateurs télécom Verizon et AT&T et sur ceux d’autres pays, afin qu’ils interdisent à Huawei leurs appels d’offre pour équiper leurs réseaux avec la technologie 5G, leur préférant les prestataires occidentaux tels que Cisco, Nokia, Alcatel ou encore Ericsson.  L’Australie, l’Allemagne, le Japon, la Nouvelle-Zélande, la Pologne, la République Tchèque, et le Royaume-Uni ont ainsi banni Huawei et son concurrent chinois ZTE de leurs appels d’offre … Jusqu’à faire chanter les Polonais en brandissant la menace d’annuler la construction d’une base de l’OTAN chiffrée à $2 milliards. En revanche, la Corée du sud, la Russie, la Thaïlande et la France testent la technologie Huawei et/ ou l’installent avec des caveats : la France par exemple, interdira à Huawei de géo localiser ses utilisateurs français. D’autres pays comme l’Italie et les Pays-Bas explorent toujours la possibilité d’utiliser Huawei ou ZTE versus d’autres fournisseurs occidentaux.

    D’autre part, l’autre enjeu de tout premier ordre dans le déploiement de la 5G est celui de l’intelligence artificielle. Une façon de l’illustrer est d’imaginer les méta et micro données comme le « pétrole » nourrissant cette forme d’intelligence et le « machine learning » et les algorithmes comme « l’électricité » pour obtenir le résultat final qui permet de connecter toutes sortes d’objets chez les particuliers, au sein des villes, dans les applications militaires et de proposer des services qui vont préempter les souhaits des personnes ou des institutions avant même qu’elles n’en fassent la demande.

    Puisque la puissance de la 5G augmentera de manière significative la quantité de données générées et échangées, ce pipeline sera un facilitateur et un conduit stratégique pour abreuver les algorithmes de ce « pétrole ». La quantité des données est donc absolument primordiale pour offrir un niveau inégalé dans la qualité de cette intelligence artificielle. Et la Chine, avec sa démographie cinq fois supérieure à celle des États-Unis, a d’emblée un avantage concurrentiel dans la quantité de données pouvant être captées et traitées. Plus encore si elle a accès aux données des populations d’autres nations via les applications des smartphones …

    C’est donc sans surprise que la détérioration de la relation sino-américaine s’est creusée et qu’une escalade des tensions se manifeste de plus en plus explicitement :  Google, Facebook et d’autres géants américains du Net ont annoncé qu’ils interdisaient à Huawei et aux autres acteurs chinois l’accès à leur Operating System/OS comme Androïd et à leurs applications.

    Outre l’interdiction d’accès aux données, ce sont des décisions lourdes de conséquences et de risques in fine d’ordre stratégique car elles vont pousser l’entreprise chinoise (et peut-être aussi les Russes qui sait ?), à développer leur propre OS. Huawei a d’ailleurs réactivé son OS « Hongmeng » en sommeil depuis 2012.

    Cette rétorsion américaine va donc engendrer une réaction en chaine à l’issue ultime encore imprévisible. Dans l’immédiat, c’est la complexité de gestion et les risques de confusion pour les consommateurs mais aussi les opérateurs téléphoniques et tout l’écosystème des développeurs d’applications qui vont exploser. En effet, au lieu de développer deux versions d’une même application et d’obtenir les certifications nécessaires de la part d’Apple et d’Android/Google, les développeurs devront désormais le faire à trois voire quatre reprises. Les coûts de maintenance et de mises à jour des applications vont exploser.

    Malgré tout, cette action s’inscrit logiquement dans cette « ruée vers les données » car du point de vue des États-Unis, toute démarche qui limite l’accès des données afférentes aux milliards de comptes des applications est bonne à prendre.  « Malgré eux », les acteurs chinois vont s’affranchir de la domination américaine et exercer une nouvelle forme de souveraineté technologique et économique en développant leurs propres OS.

    Il est probable que Huawei équipera de nombreux pays avec sa technologie 5G ; c’est logique par rapport à son expertise et à son poids dans le secteur et au rôle de premier plan de la Chine dans l’économie mondiale. Après tout, les États-Unis n’ont-ils pas équipé depuis les années 1920 la plupart des pays avec des ordinateurs personnels, des réseaux informatiques, des serveurs et des smartphones ? Nous sommes-nous posé les mêmes questions avec autant de discernement depuis lors sur l’accès aux données par leurs sociétés et le gouvernement américain ? Il est certain que les activités de la NSA et l’adoption des lois US « Cloud Act I et II » ont permis aux GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) et à l’Oncle Sam d’accéder aux données de milliards d’inter- et mobi-nautes.

    L’appréciation de cette rivalité sino-américaine est sans doute le fruit de l’hypocrisie d’un empire jaloux envers la montée en puissance d’un autre, et nous ne pouvons que déplorer à nouveau l’absence de l’Europe comme acteur incontournable de ces développements technologiques et économiques majeurs. La guerre des OS aura bien lieu, et le « Vieux » continent sera en plein tir croisé.

    Christopher Coonen (Geopragma, 29 avril 2024)

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  • Israël, Liban, Iran : le Moyen-Orient en ébullition...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un entretien donné par Fabrice Balanche au site de la revue Éléments pour évoquer la situation explosive au Proche-Orient.

    Maître de conférences en géographie à l'Université Lyon 2, Fabrice Balanche est arabophone et a vécu une dizaine d'années entre la Syrie et le Liban. Il vient de publier Les Leçons de la crise syrienne (Odile Jacob, 2024).

     

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    Israël, Liban, Iran : le Moyen-Orient en ébullition

    ÉLÉMENTS : Depuis les massacres perpétrés par le Hamas du 7 octobre 2023, Israël multiplie les frappes aériennes en Syrie, au Liban tout en poursuivant son offensive terrestre dans la bande de Gaza. Que cherche l’État hébreu ?

    FABRICE BALANCHE. Si Israël ne va sans doute pas jusqu’à bombarder l’Iran, il a le Hezbollah dans sa ligne de mire. Le mouvement chiite libanais pointe des milliers de missiles sur Israël et a les moyens de lancer une opération terrestre contre le nord de l’État hébreu. Or, les Israéliens voulant à tout prix éviter une surprise comme le 7 octobre, ils n’attendent qu’une réaction du Hezbollah pour pouvoir frapper au Liban. De ce point de vue, l’attaque reste la meilleure des défenses. Car si une pluie de missiles s’abattait sur le Hezbollah et ses infrastructures, les miliciens chiites auraient ensuite du mal à s’élancer à l’assaut de la Galilée.

    Mais une offensive terrestre de l’armée israélienne au Liban semble exclue. En juillet 2006, l’infanterie israélienne engagée au Liban s’était enlisée.

    Je prévois plutôt des frappes sur le Liban accompagnées d’un déploiement de Tsahal sur la bordure nord pour empêcher toute contre-attaque du Hezbollah. Israël demande l’application réelle de la résolution 1701 du conseil de sécurité de l’ONU, qui avait mis fin à la guerre de 2006, imposant que le Hezbollah se retire au nord du fleuve Litani, soit à une vingtaine de km de la frontière israélo-libanaise. L’État hébreu souhaite que le Sud-Liban redevienne la zone de sécurité qu’il était jusqu’en 2000 mais sans l’occuper.

    ÉLÉMENTS : Est-ce pour pousser le Hezbollah à la faute que Tsahal a bombardé le consulat iranien à Damas le 1er avril ?

    FABRICE BALANCHE. L’objectif était double : éliminer quelques généraux des Gardiens de la Révolution iraniens et provoquer une escalade. Frapper ce consulat revenait à frapper le territoire iranien, ce qui représente une humiliation pour Téhéran et le régime de Damas, incapables de contrecarrer ce raid. Même la Russie n’a pu empêcher les Israéliens de bombarder. Jusqu’à présent, Israël prévenait les Russes avant de violer l’espace aérien syrien, ce qui n’a pas été le cas ici, car Moscou n’y aurait jamais consenti. Cela explique la vigueur de la réaction de Vladimir Poutine qui a immédiatement demandé une réunion du Conseil de sécurité de l’ONU.

    ÉLÉMENTS : Cette stratégie de la tension rappelle le jusqu’au-boutisme des néoconservateurs américains. Au lendemain du 11 septembre 2001, ceux-ci entendaient remodeler l’ensemble du Moyen-Orient. De la même manière, après le traumatisme du 7 octobre, les ultranationalistes israéliens alliés de Benyamin Netanyahou souhaitent-ils l’embrasement de la région ?

    FABRICE BALANCHE. Il est certain que les faucons ont pris le dessus au sein du gouvernement et de l’état-major israéliens. Mais une différence de taille existe entre les deux situations : les États-Unis sont protégés par deux océans et le risque d’une agression en provenance du Canada ou du Mexique est négligeable. De son côté, Israël a des voisins plutôt belliqueux. L’État hébreu possède donc davantage de raisons objectives d’attaquer, car cela reste sa meilleure défense. Alors que les néoconservateurs américains voulaient imposer la démocratie en Irak en pensant que cela ferait boule de neige dans l’ensemble de la région, les Israéliens souhaitent simplement anéantir les capacités offensives de leurs ennemis. 

    ÉLÉMENTS : Outre une hécatombe et la ruine du pays, quelles seraient les conséquences politiques d’une nouvelle guerre d’Israël au Liban ?

    FABRICE BALANCHE. Dans le cas d’une destruction du pays par Israël, à la différence de 2006, ni les pays du Golfe ni le Hezbollah ne paieraient la reconstruction. La popularité du Hezbollah étant au plus bas en raison de la crise financière et des blocages politiques tous azimuts, l’équilibre des forces pourrait alors changer au Liban. Il faut dire que le Hezbollah a tellement perdu de sa superbe qu’il a dû accepter de définir la frontière maritime avec Israël, en octobre 2022, afin que le Liban puisse exploiter les champs gaziers offshore. Cette concession signifiait quelque part la reconnaissance tacite de l’existence d’Israël, ce qui est une entorse à l’idéologie et aux dogmes hezbollahis. Mais le parti de Dieu n’a pas vraiment eu le choix : en cas de blocage des négociations indirectes avec Israël, la classe politique et la population libanaises l’auraient accusé d’empêcher l’économie nationale de se redresser. Il faut souligner que ces gisements de gaz supposés sont le dernier espoir des Libanais pour sortir du marasme.

    ÉLÉMENTS : La politique du verbe a ses limites. La République islamique d’Iran et le Hezbollah proclament leur solidarité avec les Palestiniens de Gaza sans porter l’estocade. Comment expliquer leur attentisme ?

    FABRICE BALANCHE. Les destructions infligées au Hamas dans la bande à Gaza ne sont un drame ni pour l’Iran ni pour le Hezbollah. Si le Hamas se fait hacher menu, les Iraniens n’y verront qu’un juste châtiment asséné à un mouvement qui les a trahis en 2011. Pendant les révoltes arabes, le Hamas avait en effet soutenu l’opposition syrienne avant de quitter Damas pour Doha. Même si son chef Yahya Sinwar s’est rapproché de Téhéran depuis, le Hamas reste un allié stratégique – et non idéologique – du régime iranien. Pour les Iraniens, un groupe arabe sunnite comme le Hamas est quantité négligeable.

    Au sein de l’« axe de la Résistance » à Israël, il y a d’ailleurs de la concurrence entre le Hezbollah et le Hamas, le premier voulant demeurer le fer de lance du front anti-israélien, alors que le second lui vole la vedette depuis le 7 octobre.

    ÉLÉMENTS : Un clivage confessionnel chiites/sunnites oppose également Hamas et Hezbollah. Comme le dénonçait le roi de Jordanie il y a déjà vingt ans, existe-t-il un arc chiite dominant le Proche-Orient ?

    FABRICE BALANCHE. Absolument. Liban, Syrie et Irak font partie du croissant chiite contrôlé par les Iraniens. Ici, la stratégie géopolitique – maintenir un corridor vers la Méditerranée – se double d’une tactique confessionnelle qui vise à placer les chiites à la tête de ces trois pays.

    Cela dit, cet axe compte un maillon faible : la Syrie, dont la population est majoritairement sunnite. C’est aussi pour cela que le régime d’Assad a poussé au départ plusieurs millions de sunnites pour renforcer son pilier alaouite. Des bases chiites sont créées en Syrie : Assad tient et quadrille le territoire grâce à l’appui de 50 000 miliciens chiites, essentiellement irakiens, fournis par l’Iran. La démographie est d’ailleurs l’une des clés du contrôle de la région par Téhéran qui puise dans le réservoir irakien constitué de 26 millions de chiites (sur 42 millions d’habitants). Dans l’espace que forment l’Iran, l’Irak et la Syrie, les partisans d’Ali sont devenus les plus nombreux grâce à une démographie très soutenue en Irak et à l’expulsion de plusieurs millions de sunnites syriens vers la Turquie, la Jordanie et ailleurs.

    ÉLÉMENTS : Cet axe chiite et son allié russe sont la cible du djihadisme sunnite. Les attentats de masse que l’« État islamique Khorasan » a perpétrés cette année à Téhéran, puis Moscou l’ont montré. Pris entre ses ennemis djihadiste et occidentaux, ce croissant n’est-il pas un colosse aux pieds d’argile ?

    FABRICE BALANCHE. Quoi qu’en dise la propagande iranienne, le djihadisme sunnite ne constitue pas un danger existentiel pour l’axe chiite. D’une certaine manière, il sert même les intérêts de l’Iran, notamment pour maintenir la famille chiite arabe de son côté. C’est très net en Irak où la menace Daech a poussé les chiites à se précipiter dans les bras de l’Iran en 2014.

    Jusqu’à un certain point, quelques attentats djihadistes ponctuels permettent enfin de faire apparaître l’Iran comme un moindre mal aux yeux des opinions publiques occidentales. Les Français savent par exemple que le massacre du Bataclan est l’œuvre de Daech, pas du Hezbollah.

    ÉLÉMENTS : Ce paysage géopolitique semble totalement chaotique. Depuis que les États-Unis se sont progressivement retirés du Moyen-Orient pour se tourner vers l’Asie-Pacifique, qui domine la région ?

    FABRICE BALANCHE. Le retrait américain est assez progressif, ce qui laisse le temps aux autres puissances d’occuper le terrain abandonné. Le Liban, la Syrie et l’Irak appartiennent clairement à la sphère iranienne désormais. En ce moment, Téhéran fait d’ailleurs pression pour que les troupes américaines quittent l’Irak et l’est de la Syrie. Les milices chiites les harcèlent en bombardant leur base. Cela entraîne des représailles américaines sur les dirigeants irakiens de ces milices, donnant ainsi un prétexte aux pro-Iraniens pour exiger leur départ. Le gouvernement irakien, proche de Téhéran, a de plein droit demandé, en janvier 2024, la fin de la présence de la Coalition internationale contre l’État islamique. Or, si l’armée américaine déserte l’Irak, ses besoins logistiques lui feront aussi quitter la Syrie. Ce départ va également profiter aux Turcs qui avancent leurs pions dans le nord de la Syrie et de l’Irak. Dans ce dernier pays, les sunnites sont abandonnés, les États du Golfe s’étant désengagés de l’Irak, ce qui redouble le danger d’une régénérescence djihadiste de type Daech.

    Dans une certaine mesure, les Russes bénéficient aussi de la situation syrienne en vertu de leur accord avec l’Iran. Mais la guerre en Ukraine limite leur capacité de projection, laissant les Iraniens se renforcer à leur détriment.

    ÉLÉMENTS : Vous ne citez pas l’Arabie saoudite de Mohamed Ben Salman dit MBS. A-t-elle renoncé à toute ambition régionale ?

    FABRICE BALANCHE. MBS donne la priorité à ses objectifs intérieurs. Il s’est sans doute résigné à l’existence de deux Yémen : un sunnite au sud et à l’est, et un chiite au nord-ouest, contrôlé par les rebelles houthis. Mais il fallait que ces derniers cessent d’envoyer des missiles sur le royaume. C’est un des aspects de l’accord que l’Arabie saoudite a conclu, au printemps 2023, avec l’Iran sous les auspices de la Chine. En contrepartie de la neutralisation des houthis, Riyad abandonne à Téhéran le Liban, la Syrie et l’Irak. Considérant que les États-Unis n’ont pas respecté le Pacte du Quincy (1945) en les empêchant d’écraser les houthis au Yémen en 2017, les Saoudiens basculent de plus en plus vers l’axe eurasiatique. Ils se sont rapprochés des Russes après avoir observé leur capacité militaire en Syrie. Avec eux, Poutine applique la stratégie de la carotte et du bâton.

    ÉLÉMENTS : Comment ?

    FABRICE BALANCHE. Si les Saoudiens ne réduisent pas leur production pétrolière pour faire remonter les cours, Poutine menace de faire intervenir les houthis ou autres groupes chiites via l’Iran pour détruire les installations pétrolières saoudiennes. Seule condition, en 2015, pour que le prix du brut hausse durablement, en raison de la baisse des cours liée à l’exploitation massive des hydrocarbures de schiste en Amérique du Nord. S’ils acceptent de restreindre leur extraction, Poutine leur propose une carotte : le partage des bénéfices de la remontée des prix. Pour comprendre l’importance de cette question, il faut rappeler que la Russie est une puissance pétrolière et gazière qui ne peut survivre que si l’or noir dépasse les 60 dollars le baril. Or, en 2014, avant l’intervention russe en Syrie, il s’était installé durablement à moins de 30 dollars et l’économie russe se trouvait au bord de la faillite. Cette stratégie contrecarre les vœux américains. Ainsi, en septembre 2022, lorsque Joe Biden a demandé à MBS d’augmenter sa production de brut, pour compenser l’embargo appliqué à la Russie, ce dernier a refusé. D’une part, il ne veut plus que Washington lui dicte sa politique. D’autre part, il craint la réaction de la Russie et de l’Iran, qui, avec le Yémen, maintiennent une épée de Damoclès au-dessus du royaume. 

    ÉLÉMENTS : Dans ce jeu de puissances, les pays arabo-musulmans paraissent se soucier comme d’une guigne de la cause palestinienne. Après six mois d’offensive israélienne à Gaza, à quel dénouement peut-on s’attendre ?

    FABRICE BALANCHE. Il est probable que les Israéliens poussent les Gazaouis vers l’Égypte. C’est en prévision de ce scénario que les Égyptiens ont construit précipitamment un deuxième mur qui isole 16 km2 de territoire égyptien, voisin de la bande de Gaza. Officiellement, il s’agirait d’une plateforme logistique humanitaire, mais en réalité cela pourrait être plutôt une zone d’accueil pour les Palestiniens. Si ces derniers venaient à être expulsés de Gaza, en l’occurrence de Rafah, ils se retrouveraient bloqués dans ce no man’s land. Pour éviter que les réfugiés du Soudan ou autre ne se déversent sur notre continent depuis le pays des pharaons, les Européens ont déjà offert 7,4 milliards d’euros au Caire pour les trois années à venir. L’Égypte précise qu’aucun bateau de migrants, depuis 2016, n’a quitté ses côtes. Mais cela pourrait se produire dans le cas d’un départ massif de la population de Gaza : après des mois de disette, d’insécurité, de bombardement et d’absence de perspective d’un retour dans leur foyer détruit, des centaines de milliers de Gazaouis n’aspirent plus qu’à émigrer. L’Égypte pourrait les placer en « résidence surveillée » dans le Sinaï et obtenir ainsi une rente de plusieurs milliards d’euros annuels, en provenance d’Europe. La somme serait bien plus élevée à ce que la Turquie reçoit pour conserver sur son sol les réfugiés syriens, car les Palestiniens possèdent une valeur politique supérieure.

    Fabrice Balanche, propos recueillis par Daoud Boughezala (Site de la revue Éléments, 8 avril 2024)

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  • Odessa mon amour ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Ghislain de Castelbajac cueilli sur Geopragma et consacré à une analyse lucide des envolées lyriques et martiales de notre président...

    Membre fondateur de Geopragma , Ghislain de Castelbajac est spécialiste des questions d'intelligence économique et enseigne à l’École de Guerre Economique.

     

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    Odessa

     

    Odessa, mon amour ?

    Face aux attaques de tous bords auxquelles Geopragma et ses membres font face, il est temps de répondre aux adeptes du whisky churchilien d’un côté, et ceux de la vodka triste de l’autre, par un vieil armagnac bien construit et structuré.

    Nous traitons la géopolitique de façon réellement indépendante, et défendons une analyse du temps long et des intérêts et évolutions des puissances. Nous ne sommes pas toujours d’accord, et c’est heureux. 

    Les anciens diplomates français de tout premier niveau qui participent à nos travaux le savent: parler à tout le monde ne signifie pas cautionner. Il faut parfois ravaler ses opinions pour écouter l’adversaire, le représentant d’un régime honni, afin d’être force d’analyse, puis de proposition.

    L’agora des réseaux sociaux et les donneurs de leçons inféodés brouillent l’écoute de la réflexion et de l’action géopolitique. 

    Les « trolls » bas du front sévissent et polluent le débat : D’un côté les partisans d’un régime kleptocrate revanchard post-soviétique qui teste les limites d’européens sous tutelle américaine.

    De l’autre, des hyènes dactylographes souvent payées par des officines étrangères bellicistes et non moins impérialistes, à l’agenda tout aussi dangereux pour la France.

    Le plus comique étant que leur maître états-unien commence à se désengager justement de nos conflits européens pour des raisons budgétaires et électorales. Sans doute pris de panique par la perspective d’un désengagement de Washington, ces servants s’en prennent à ceux qui ne pensent pas comme eux pour tenter d’exister. 

    Comme par enchantement, une offensive propagandiste est venue des tréfonds du ventre encore fécond de l’hydre néocon qui causa tant de souffrances depuis l’invasion illégale de l’Irak. La vague provient notamment de l’émissaire français d’un think tank américain belliciste, pour réclamer une intervention de nos troupes au sol sur le front ukrainien. Le relai fut comme par hasard immédiat auprès de Charles Michel (1) et du président Macron.

    Or, c’est ce moment géopolitique, moment de vérité nue car les empires de l’Est comme de l’Ouest montrent leurs vrais visages, qu’il convient de saisir pour l’Europe et la France en particulier.

    Normalement vouée à être apôtre de la Paix en cette année olympique, la France peut prendre l’initiative dans la future mise en place de négociations pour un cessez le feu en Ukraine, mais aussi et surtout pour la mise en place d’une paix durable en Europe orientale. 

    Mais la méthode présentée par nos dirigeant est-elle la bonne ?

    Stratégie du fou au fort ?

    En évoquant la possibilité d’un envoi de troupes au sol, notamment dans la région d’Odessa, le président de la République s’adresse très certainement à l’électorat français dans un contexte d’élections européennes. Il s’agit d’un jeu politicien basé sur la peur et l’irrationalité.

    Mais si l’on fait fi de cette manœuvre électorale en se concentrant sur le terrain géopolitique, le message que le président fait passer à Vladimir Poutine n’est pas dénué de tout fondement opératif. Reste à savoir s’il en découle une stratégie cohérente, qui elle-même servirait les intérêts fondamentaux de la France.

    Dans un jeu du fou au fort, ou du fou au fou, il peut être intéressant de parler le même langage que la Russie expansionniste, en posant les bases d’une limite stratégique, ici territoriale, qui placerait Odessa en but de paix pour la France et l’Europe, et ferait apparaître Paris non plus comme une capitale coulée dans un moule eurocrate, mais bien comme une puissance historique européenne qui ferait valoir ses « droits » de manière parfois brusque, face au révisionnisme de Moscou.

    Pour bien comprendre l’épisode faussement fuité dans la presse du président Macron qui, devant un verre de whisky, se verrait bien « envoyer des gars » à Odessa, suivi de cet aveu présidentiel géopragmatique : «Aider l’Ukraine, c’est aussi notre intérêt à court terme parce qu’il y a en Ukraine beaucoup de ressources, beaucoup d’éléments dont nous avons besoin pour notre économie». C’est intéressant, même s’il oublie de mentionner que plus de 40% des terres arables en Ukraine sont détenues par des investisseurs étrangers (mais non français) et qu’il faudra expliquer à nos agriculteurs le bienfait d’une entrée de ces ressources ukrainiennes sur le marché européen.

    Face à l’ignorance d’une partie croissante de notre personnel politique, il faut donc reprendre le contexte historique :

    La France est déjà intervenue entre 1853 et 1855 en Crimée pour combattre la Russie. Cette embardée fit près de 100 000 morts français, dans un conflit inspiré par l’Angleterre pour ses propres intérêts, les Britanniques étant restés au large de la péninsule pendant que les Français se faisaient tuer…pour rien à part quelques noms d’avenues parisiennes.

    Le Général Marquis Armand de Castelbajac, qui était alors ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, avait -en vain- alerté l’empereur Napoléon III des dangers pour la France de se faire embarquer dans cette guerre.

    Le vieux Général, blessé plusieurs fois à la Moskova, se souvenait de la campagne de Russie de Napoléon Ier, qui fit 500 000 morts côté français. Réprimandé à son retour à Paris par sa hiérarchie, l’Empereur qui avait depuis perdu son fils dans une autre envolée interventionniste stérile en Afrique du Sud, finit par reconnaître la sagesse du vieux général en le nommant sénateur du Gers à vie.  

    Mi-décembre 1918 les Français ont débarqué à Odessa pour combattre les Russo-bolcheviks. La ville fut sous administration française jusqu’en mars 1919. Ce fut un échec, accompagné d’une mutinerie des marins français et des débats houleux à la Chambre.

    La participation de la France à la construction de la ville en 1803, puis durant la première guerre de Crimée, et notre campagne d’Odessa en 1919 démontre à la Russie poutinienne que le sang versé par nos hommes n’est pas un vain mot. Il semble donc intéressant de faire entrer l’hypothèse auprès du Kremlin que la France a une certaine légitimité historique à vouloir défendre Odessa. Le président Poutine est un féru d’Histoire : je connais d’ailleurs les manœuvres et barbouzeries de son entourage le plus proche pour obtenir nos précieuses archives et souvenirs familiaux du général de Castelbajac qui ont concerné cette première guerre de Crimée.

    Le président Macron peut donc trouver des arguments (autres qu’électoralistes) d’indiquer aux russes qu’Odessa est une ligne rouge pour la France.

    Pour ces raisons historiques et quasi-« sentimentales », mais aussi pour des raisons stratégiques, car la fermeture du verrou d’Odessa bloquerait l’accès de l’Ukraine à la Mer Noire, qui redeviendrait un lac russo-ottoman.

    Créé par Catherine II avec l’aide du duc Armand de Richelieu, le port d’Odessa est également le plus proche de celui de Sébastopol. La ville est aussi un verrou terrestre, à moins de 90 kilomètres de la frontière avec la République autoproclamée russophone et russophile de Transnistrie, séparatiste de la Moldavie.

    Il est important que la paix en construction permette à chacune des deux parties de sauver la face. L’auteur de ces lignes a toujours défendu une ligne claire. Pour paraphraser François Mauriac, je pourrais dire que j’aime tellement l’Ukraine que je souhaite qu’il y en ait deux.

    La paix des braves passe donc, qu’on le veuille ou non, par un partage territorial qui retrouverait les lignes naturelles des peuples russes et russophones qui habitent l’Ukraine orientale du bassin du Donbass ainsi que la Crimée, et une Ukraine occidentale héritière de la Mitteleuropa et pleinement légitime à retrouver la voie d’une réintégration aux ensembles européens : royaume polono-lituanien, Autriche-Hongrie, bientôt UE (?), qui en firent autrefois sa gloire.

    Il est d’ailleurs très utile de se pencher sur des cartes projetant les projets de tracés des frontières de la très grande Pologne, telle qu’elle fut envisagée par la France -et par les empires centraux- en 1918 afin de contrer le tout nouveau danger bolchevique :

    Le tracé intègre la Crimée et le Donbass à la nouvelle Russie, mais Odessa et son hinterland aurait été polonaise selon ce projet.

    L’impossibilité d’un lac ?

    Malgré les envolées lyriques et martiales de notre président, alors que nos forces armées « sont à l’os » pour reprendre les termes de nombreux officiers supérieurs, quel serait l’intérêt stratégique et militaire de la France, et même de l’Europe, d’envoyer des troupes, ou de devenir cobelligérants en Ukraine, particulièrement pour défendre le verrou d’Odessa ?

    S’il est admis que la perte d’Odessa par Kiev serait un coup très dur porté à la nation ukrainienne car elle priverait l’Ukraine d’accès à la mer et permettrait aux Russes d’assurer leur jonction avec les Russes de Transnistrie, il me semble qu’il faut aussi envisager cette hypothèse malheureuse comme porteuse à l’avenir de paix et de stabilité retrouvée de cette région de l’Europe :

    Nous avons à plusieurs reprises déploré l’absence de remise en cause des découpages soviétiques faisant fi des réalités des nations et des volontés des peuples qui composèrent l’ex URSS. 

    C’est donc un crève-cœur et une tragédie que d’avoir abandonné à l’armée russe et son lot de destructions le nécessaire travail de révision de ces frontières administratives internes qui aurait dû se faire par des référendums d’auto-détermination dans les oblasts concernés, et par des traités : le manque de mise à plat des points de friction à la chute de l’union soviétique et l’absence de Pacte de stabilité tel qu’il existât pour l’Europe centrale en 1995, puis tous les événements subséquents avec l’accélération depuis le coup d’Etat de Maïdan en 2014 nous ont précipité dans ce gouffre d’une guerre qui pourrait entraîner l’Europe dans un ultime suicide.

    Cette tragédie est malheureusement ficelée de longue date, notamment par les états-majors américains, qui avant même l’arrivée de Poutine au pouvoir, identifiaient trois actions qui permettraient aux Etats-Unis de conserver leur rôle à l’échelle mondiale : contenir la poussée de la Chine, assurer la division de l’Europe et couper la Russie de l’Ukraine. (2) Ces buts stratégiques américains sont atteints au-delà de leurs espérances, en poussant à la faute Poutine et en coupant pour plusieurs décennies la Russie de l’Europe, tout en la poussant dans les bras de la Chine.

    Pourtant, au-delà de ces agitations idéologiques, il apparait aujourd’hui selon de nombreux experts que la capacité militaire de la Russie ne lui permet pas à ce jour de s’emparer d’Odessa, même si les attentats du théâtre Crocus près de Moscou le 22 mars, ainsi que les salves de missiles ukrainiens tirés sur Sebastopol, sont en train de faire basculer le conflit vers un engrenage de plus en plus incontrôlable.

    A quelques encablures d’Odessa se construit actuellement en Roumanie, à proximité de la ville portuaire de Constanța, la future plus grande base militaire européenne de l’alliance de l’OTAN. La nouvelle installation abritera quelque 10 000 membres du personnel et leurs familles.

    La situation ne serait donc pas -encore- aussi désespérée pour Kiev sur le front Sud-Ouest, qui entend profiter de sa situation sur la côte pour harceler la marine russe. 

    Les annonces du président Macron seraient donc une stratégie de galvanisation à bon compte censée permettre une re-mobilisation des pays membres de l’OTAN. En utilisant le golem russe comme épouvantail, et le peuple français comme cobaye de peurs irrationnelles, la rhétorique guerrière et apocalyptique de certains oiseaux de malheur peut, en effet, servir de catalyseur électoral… ou de panique. (3)

    Comme déjà exprimé à de nombreuses reprises, il existe pourtant une voie pour une Paix durable en Europe, mais celle-ci ne passera ni par le président Zelenski, emporté dans une voie sans issue tant par le Royaume Uni de Boris Johnson qui l’enfuma dans un refus d’accepter de rédiger des accords à Ankara en 2022, ni par la Rada qui instaura une loi interdisant toute négociation avec la Russie.

    Il serait donc intéressant pour la France d’écouter les déclarations du général Zaloujni, CEMA ukrainien récemment destitué, plus au fait de la situation sur le terrain et sans doute plus pragmatique.

    Peut-être même que dans une prise de conscience, certes tardive, de l’importance pour les européens de prendre enfin en main leur destin de défense du continent, nous pourrions -rêvons un peu- nous soustraire d’un ordre américain qui est de toute façon en demande de prise de distance. (4)

    Mais entre soutenir la cause ukrainienne, prendre enfin conscience de l’inconstance des politiques budgétaires de défense de la France, et entrer dans une guerre totale (c’est l’ennemi qui vous désigne, y compris comme cobelligérant), il y a un abîme à ne pas franchir. 

    Le cynisme ambiant des bellicistes en herbe est l’inverse d’une réflexion posée et construite. Elle s’apparente à une perte de contrôle, un errement guidé, aveuglé par les peurs, les sentiments, et sans doute l’ignorance, qui pourraient faire de la France une cobelligérante. Comme le disait le général de Gaulle, il n’y a que les arrivistes pour y arriver…

    Ghislain de Castelbajac (Geopragma, 25 mars 2024)

     

    Notes :

    1 - https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2024/03/19/if-we-want-peace-we-must-prepare-for-war/
    2 - C.f Zbigniew  Brzeziński, Le Grand Echiquier, 1997
    3 - C.f : https://geopragma.fr/les-hypocrites-les-cyniques-et-leurs-golems/
    4 - https://www.bvoltaire.fr/otan-75-ans-pour-quoi-faire/
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  • Jacques Hogard : « Macron et l'OTAN ont "des muscles en papier" »

    Pour son émission sur TV Libertés, Chocs  du monde, Edouard Chanot reçoit Jacques Hogard pour évoquer avec lui les échecs du soutien occidental à l'Ukraine.

    Ancien officier de Légion, au prestigieux 2ème REP, Jacques Hogard a servi au Kosovo, au sein du Commandement des opérations spéciales (COS), et est désormais expert en intelligence stratégique. Il vient de publier La guerre en Ukraine - Regard critique sur les causes d’une tragédie (Hugo Doc, 2024).

     

                                             

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  • La guerre d’Ukraine, un révélateur impitoyable...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jean-Bernard Pinatel cueilli sur Geopragma et consacré à la soumission de l'Union européenne aux intérêts des États-Unis. Officier général en retraite et docteur en sciences politiques, Jean-Bernard Pinatel, qui a déjà publié plusieurs essais dont Carnet de guerres et de crises 2011-2013 (Lavauzelle, 2014), est vice-président de Geopragma.

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    La guerre d’Ukraine, un révélateur impitoyable

    La guerre en Ukraine est un révélateur impitoyable soit de la soumission des dirigeants européens à des intérêts qui ne sont pas les nôtres, soit, si on veut leur laisser le bénéfice du doute, de leur totale incompétence géopolitique.

    Ils n’ont pas compris ou n’ont pas voulu croire que Biden et les stratèges qui l’entourent prenaient très au sérieux la menace de Poutine d’utiliser si nécessaire l’arme nucléaire dans une guerre que les Russes perçoivent comme défensive de leurs intérêts vitaux. Avec pour conséquence les consignes données par Biden au Pentagone et à son administration dès le 24 février 2022 et que « The Economist  (1) » a révélé en septembre 2023 : « Joe Biden, America’s president, set objectives at the start of Russia’s invasion : to ensure that Ukraine was not defeated and that America was not dragged into confrontation with Russia (2) . » 

    Avec comme conséquence dramatique que, depuis le 24 janvier 2024,  l’Ukraine a sacrifié la vie de centaines de milliers de ses citoyens non pas pour repousser victorieusement l’agression russe mais pour interdire à l’économie européenne de disposer en Russie de l’énergie abondante et peu chère dont elle a besoin et pour favoriser l’économie énergétique américaine et ses industries d’armement.

    Ils ont cru ou voulu nous faire croire avec Bruno Lemaire que l’on pourrait stopper l’agression de la Russie par des sanctions qui « mettraient à genoux » son économie alors qu’elles se sont retournées contre nous.

    Ils n’ont pas anticipé le refus de 162 états sur les 195 que compte notre planète de voter les sanctions qu’ils ont décidées unilatéralement. Ainsi plus de 80% des pays du monde ont continué à commercer avec la Russie et de nombreuses entreprises des états qui avaient décidé de les appliquer ont continué à le faire en les contournant.  Ces pays et ces entreprises se sont senties confortées dans leur refus d’appliquer les sanctions par les déclarations des autorités chinoises et indiennes qui ont rappelé aux Etats-Unis leur responsabilité d’avoir bafoué les premiers les règles internationales par leurs interventions au Kosovo et en Irak, déclenchées sous de fallacieux prétextes, ouvrant ainsi la porte à la Russie. 

    Ils ont espéré, en diabolisant Poutine, que les Russes se débarrasseraient de lui sans avoir conscience que, dans leur immense majorité, ces derniers sont reconnaissants à leur Président d’avoir entre 2002 et 2012 multiplié par dix leur niveau de vie et de leur avoir donné la fierté d’être redevenu une nation puissante et respectée.

    A part la minorité argentée qui a quitté la Russie, ils ont cru que les Russes n’étaient que des moujiks incultes et qu’en fournissant aux ukrainiens quelques armes d’une technologie militaire intelligente et précise comme les drones pour l’observation et les canons César ou les Himars pour la puissance de feu, ils allaient les conduire facilement à la victoire. Au lieu de cela, ils ont dû admettre à regret que la Russie s’était adaptée très rapidement à ces innovations, que leurs très nombreux et compétents ingénieurs (3) avaient trouvé et mis en place rapidement des parades électroniques qui avaient annihilé cet avantage. Bien plus, ils se sont rendu compte que les canons et les munitions des années 80, utilisés massivement par les Russes qui les avaient stockées au lieu de les mettre au rebut comme nous pour éviter de payer les coûts humains et de fonctionnement de leur stockage, causaient des ravages dans les rangs ukrainiens. Et, à la fin de l’année 2023, ils ont dû se résoudre à accepter que l’armée russe fût plus forte (4) qu’au début de l’offensive et que la contre-offensive ukrainienne s’était soldée par un échec cuisant.

    Toutes ces erreurs d’analyse géopolitique ajoutées à la désinformation permanente distillée par les médias européens ont amené nos dirigeants, dont le Président Macron, à croire ou à vouloir faire croire que le succès des forces ukrainiennes était certain et ils ont encouragé sans relâche le Président Zelensky à continuer la guerre en s’engageant à l’aider « jusqu’à la victoire. » Au lieu d’avoir fait l’effort de rechercher avec la Russie un compromis qui prenne en compte ses besoins de sécurité, Ils seront devant l’histoire co-responsables des 500 000 ukrainiens tués ou gravement blessés à ce jour. 

    Après deux ans de guerre, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne estiment qu’ils ont atteint leur objectif : éviter la création de l’Eurasie en créant un mur de haine entre l’Europe et la Russie et, pour se désengager de ce conflit, ils demandent à l’UE de monter en première ligne. 

    C’est pour cela, que depuis le début de l’année 2024, on entend un discours nouveau des dirigeants européens, dociles affidés des intérêts anglo-saxons, nous engageant à préparer une guerre longue. 

    Grossissant démesurément la menace que la Russie ferait peser sur l’Union Européenne alors qu’en deux années de combat acharnés, elle n’a été capable de conquérir et de conserver que 17% du territoire ukrainien peuplé de Russes et d’Ukrainiens déterminés à conserver leur culture russophone.

    Bien plus, ils cherchent à nous convaincre que la Russie menace l’UE et que pour notre sécurité il faut aider encore plus l’Ukraine, quitte à laisser disparaitre la moitié de nos agriculteurs.

    Last but not least, des voix s’élèvent ici et là, y compris dans la bouche du Président Macron, pour évoquer la possibilité ou même pour prôner l’envoi de nos soldats sur le champ de bataille. Ces propos sont relayés dans les médias par des intellectuels et des soi-disant spécialistes de défense qui, au lieu d’utiliser leur intelligence pour proposer un chemin vers la Paix, tiennent le discours habituel des bellicistes de salon : « armons-nous et partez. »

    « L’Europe c’est la Paix » le slogan fondateur de l’Union Européenne est-il en train de devenir obsolète ?

    Jean-Bernard Pinatel (Geopragma, 4 mars 2024)

     

    Notes :

    1. Est un hebdomadaire britannique majoritairement détenu par la famille Agnelli avec une participation des familles Rothschild, Cadburry et Shroders, dont la ligne éditoriale du journal est proche du patronat et des milieux financiers internationaux. Il est considéré comme un des médias les plus influent dans le monde occidental.

    2. Joe Biden, président américain, a fixé des objectifs au début de l’invasion Russe : « S’assurer que l’Ukraine ne sera pas vaincue et que l’Amérique ne sera pas entraînée dans la confrontation avec la Russie. »

    3. « Ce qui distingue fondamentalement l’économie russe de l’économie américaine, c’est, parmi les personnes qui font des études supérieures la proportion bien plus importante de celles qui choisissent de suivre des études d’ingénieurs : vers2020,23,4% contre 7,2% aux Etats-Unis. » Emmanuel Todd, la défaite de l’occident, Gallimard, page 50.

    4. Comme l’avait déclaré le général Cavoli qui commande l’OTAN en avril 2023 devant une commission du Congrès des USA, déclaration révélée six mois plus tard par le Washington Post.

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