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Textes - Page 20

  • Vers la fin du monde moderne ?...

    Nous avions annoncé la parution aux éditions Res Publica de La fin de monde moderne, un essai d'Alexandre Rougé, journaliste vinicole et engagé, dont on peut lire les talentueux  articles dans Le Choc du Mois. Nous reproduisons ici la préface que lui a donné, pour cet essai, Alain de Benoist. Bonne lecture !

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    Préface à La fin du monde moderne

    Au XVIIIe siècle, la modernité, dont les racines sont beaucoup plus anciennes, a trouvé sa légitimation théorique dans l’idéologie du progrès. Celle-ci, formulée notamment par Condorcet (Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, ouvrage posthume paru en 1795), s’articule autour d’une affirmation simple : l’humanité, depuis ses débuts, est engagée de manière unitaire dans une perpétuelle marche en avant qui associe l’amélioration de ses conditions d’existence à l’amélioration continuelle de l’homme. Il en résulte que la nouveauté (le novum) vaut pour elle-même au seul motif qu’elle est nouvelle. Cette marche en avant équivaut à un affranchissement du passé. Les sociétés traditionnelles déterminaient en effet leurs règles et leurs principes en fonction de ce qui paraissait avoir fait ses preuves dans le passé (la tradition, les ancêtres) : le terme grec archè renvoie aussi bien à l’« archaïque » qu’à ce qui fait autorité. C’est même l’ancienneté des coutumes qui en garantissait en quelque sorte la valeur. Convaincues de la réalité du progrès, les sociétés modernes se légitiment au contraire par une promesse d’avenir. Elles ne sont pas plus libres – bien qu’elles pensent souvent l’être –, mais déterminées par la certitude de « lendemains qui chantent » : l’hétéronomie par le futur remplace l’hétéronomie par le passé. C’est pourquoi elles tendent à ne voir que « préjugés » et « superstitions » dans la façon de faire des Anciens. Elles aspirent, elles, à un Homme nouveau, émancipé de tout ce qui, auparavant, faisait obstacle à la grande marche en avant du progrès.

     

    L’idéologie du progrès est un historicisme. Reprenant la conception unilinéaire et vectorielle d’une histoire ayant un début et une fin absolus, qui provient de la Bible, mais en l’énonçant sous une forme profane (l’avenir remplace l’au-delà, tandis que le bonheur se substitue au salut), elle adhère de ce fait à l’idée de nécessité historique : l’histoire se dirige nécessairement dans une direction, et son trajet la porte nécessairement vers le meilleur. Mais c’est aussi un universalisme, car il s’agit d’une histoire globale, à laquelle tous les peuples sont également appelés à participer, certains d’entre eux pouvant seulement accuser du « retard », tandis que d’autres sont plus « en avance », ce qui autoriserait les seconds à presser les premiers de les rejoindre (et d’adopter leur modèle), fût-ce au prix de mesures coercitives. Comme déjà chez saint Augustin, l’humanité est regardée comme un seul et même organisme, indéfiniment perfectible et qui ne cesse de grandir.

     

    Bien entendu, après Condorcet, les théoriciens du progrès, libéraux ou « progressistes », se diviseront sur la direction du progrès, le rythme et la nature des changements censés l'accompagner, éventuellement aussi sur ses acteurs principaux. Mais tous seront d’accord pour définir le progrès comme un processus accumulant des étapes, dont la plus récente est toujours jugée préférable et meilleure, c'est-à-dire qualitativement supérieure à celle qui l'a précédée. Cette définition comprend un élément descriptif (un changement intervient dans une direction donnée) et un élément axiologique (cette progression est interprétée comme une amélioration). Il s'agit donc d'un changement orienté, et orienté vers le mieux, à la fois nécessaire (on n'arrête pas le progrès) et irréversible (il n'y a pas globalement de retour en arrière possible). L'amélioration étant inéluctable, il s'en déduit que demain sera toujours meilleur.

     

    Longtemps défendue comme un article de foi, l’idéologie du progrès ne s’en heurte pas moins aujourd’hui à des doutes qui ne cessent de s’étendre. Les totalitarismes du XXe siècle et les deux guerres mondiales ont sapé l'optimisme qui prévalait au siècle précédent. Les désillusions sur lesquelles se sont fracassées bien des espérances révolutionnaires ont suscité l'idée que la société actuelle, si désespérante et privée de sens qu'elle puisse être, est malgré tout la seule possible : la vie sociale est de plus en plus vécue sous l'horizon de la fatalité. L'avenir, qui apparaît désormais imprévisible, inspire plus d'inquiétudes que d'espoirs. L'aggravation de la crise paraît plus probable que les « lendemains qui chantent ».

     

    Il n’y a plus grand monde aujourd’hui pour croire que le progrès matériel rende l'homme meilleur, ou que les progrès enregistrés dans un domaine se répercutent automatiquement dans tous les autres. Dans la « société du risque » (Ulrich Beck), le progrès matériel apparaît lui-même comme ambivalent. On admet qu'à côté des avantages pratique qu'il confère, il a aussi un coût. On voit bien que l'urbanisation sauvage a multiplié les pathologies sociales, et que la modernisation industrielle s'est traduite par une dégradation sans précédent du cadre naturel de vie. La destruction massive de l'environnement a donné naissance aux mouvements écologistes, qui ont été parmi les premiers à dénoncer les « illusions du progrès ». On redécouvre qu’il y a dans tous les domaines des limites ou des frontières. Les réserves naturelles ne sont pas inépuisables, et aucun arbre ne peut monter jusqu’au ciel. Même dans le domaine sportif, la recherche de la performance quantifiée atteint ses limites, puisque la plupart des records ne sont plus battus désormais que par des dixièmes ou des centièmes de seconde. Le développement de la technoscience, enfin, soulève avec force la question des finalités. Le développement des sciences n'est plus perçu comme contribuant toujours au bonheur de l'humanité : le savoir lui-même, comme on le voit avec le débat sur les biotechnologies, est considéré comme porteur de menaces. Dans des couches de population de plus en plus vastes, on commence à comprendre que plus n'est pas synonyme de mieux. On distingue entre l'avoir et l'être, le bonheur matériel et le bonheur tout court.

     

    Pourtant, la thématique du progrès reste prégnante, ne serait-ce qu'à titre symbolique ou mythique. La classe politique continue d'en appeler au rassemblement des « forces de progrès » contre les « hommes du passé », et de tonner contre l'« obscurantisme médiéval » (ou les « mœurs d'un autre âge » de telle ou telle catégorie de population). Dans le discours public, le mot « progrès » conserve globalement une résonance ou une charge positive (« c’est quand même un progrès »). L'orientation vers le futur reste également dominante. Même si l'on admet que ce futur est chargé d'incertitudes menaçantes, on continue à penser que, logiquement, les choses devraient globalement s'améliorer dans l'avenir. Relayé par l'essor des technologies de pointe et l'ordonnancement médiatique des modes, le culte de la nouveauté reste plus fort que jamais. On continue aussi à croire que l'homme est d'autant plus « libre » qu'il s'arrache plus complètement à ses appartenances organiques ou à des traditions héritées du passé. L'individualisme régnant, conjugué à un ethnocentrisme occidental se légitimant désormais par l'idéologie des droits de l'homme, se traduit par la déstructuration de la famille, la dissolution du lien social et le discrédit des sociétés traditionnelles, où les individus sont encore solidaires de leur communauté d'appartenance. Mais surtout, la théorie du progrès reste largement présente dans sa version productiviste. Elle nourrit l'idée qu'une croissance indéfinie est à la fois normale et souhaitable, et qu'un avenir meilleur passe nécessairement par l'accroissement constant du volume de biens produits, que favorise la mondialisation des échanges. Cette idée inspire aujourd'hui l'idéologie du « développement », qui continue à regarder les sociétés du Tiers-monde comme (économiquement) en retard par rapport à l'Occident, et à faire du modèle occidental de production et de consommation l’exaltant destin de toute l'humanité.

     


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    L’idéologie du progrès a également été critiquée d’un point de vue théorique, cette critique s’étendant souvent (mais pas toujours) au monde moderne, puisque celui-ci a trouvé son principal vecteur dans cette idéologie. Pour résumer les choses de façon rapide, on peut dire que cette critique a, dans l’histoire des idées, emprunté deux formes principales.

     

    La première est d’ordre métaphysique, et s’opère généralement au nom de la Tradition. Ceux qui en ont donné la formulation la plus rigoureuse, ou du moins la plus ambitieuse, se réfèrent en général à une Tradition primordiale, dont les hommes se seraient progressivement écartés. L’image de l’Age d’Or, reformulant la croyance au Paradis terrestre, n’est pas loin. En un lointain passé, les hommes auraient vécu dans l’harmonie résultant de leur respect ou de leur conformité à des principes éternels. Après quoi, par une série d’étapes s’enchaînant les unes aux autres de façon quasi nécessaire, ils auraient entamé une longue déchéance. « Comme la chute se continue jusqu’à épuisement des possibilités les plus inférieures de l’état terrestre, écrit Jean Borella, la société est forcée d’accroître les contraintes obligatoires. Les lois prolifèrent, tachant, sans y parvenir, de combler par leur démultiplication réticulaire le vide de plus en plus béant qu’engendre l’effacement des principes dans le cœur humain ». Il y a donc bien eu évolution, mais cette évolution, à partir d’une sorte de péché originel (l’entrée dans l’histoire ?), est en fait une involution. On remarquera qu’ici l’idée de nécessité historique, si présente dans l’idéologie du progrès, est conservée, mais que son sens est strictement inversé. Ce que les uns regardent comme progrès toujours plus accentué serait à interpréter comme déclin toujours plus affirmé. Dans cette perspective, le monde moderne est considéré comme l’apothéose du déclin, le point d’aboutissement d’une dissociation, d’une dissolution généralisée. (D’autres parleront de « fin de cycle », la nécessité historique gouvernant selon eux des cycles appelés à se succéder éternellement). L’homme a pris la place de Dieu, et finalement ce sont les objets qui ont pris la place de l’homme.

     

    Telle est par exemple la critique formulée par Julius Evola (Révolte contre le monde moderne, 1934) et, plus encore, par René Guénon dans deux ouvrages célèbres (La crise du monde moderne, 1927 ; Le règne de la quantité et les signes des temps, 1945), où l’opposition temporelle du monde traditionnel et du monde moderne rejoint l’opposition spatiale entre l’Orient et l’Occident. Pour Guénon, la « dégénérescence spirituelle de l’Occident » résulte d’un « éloignement des principes » accéléré par l’« action de dissolution » exercée par certains milieux.

     

    La seconde critique, incontestablement plus terre à terre, mais peut-être aussi plus réaliste, s’opère sous un angle historique et sociologique. Ses tenants se bornent à constater que l’avènement du monde moderne va de pair avec un certain nombre de phénomènes sociaux et politiques observés de longue date : la promotion de la classe bourgeois aux dépens des classes populaires et de l’aristocratie, la montée de l’individualisme aux dépens des solidarités organiques propres aux sociétés traditionnelles, l’épanouissement des valeurs marchandes aux dépens des valeurs non négociables, la montée de l’indistinction due à la diffusion de l’idéologie du Même, la perte des repères qui en résulte, la toute-puissance de la technoscience (définie par Heidegger comme « métaphysique réalisée », surtout depuis que la pensée cartésienne a posé l’homme comme maître souverain d’une nature transformée en pur objet de sa maîtrise), l’appauvrissement spirituel qui va de pair avec l’enrichissement matériel, l’avènement enfin du système de l’argent, ce dernier n’étant pas pris seulement comme un moyen d’échange, mais comme l’équivalent universel qui permet d’estimer et de retraduire toutes les qualités dans le langage de la quantité. « L’argent est tout, domine tout dans le monde moderne », disait Péguy. La modernité a remplacé le sentiment par la sentimentalité, la morale par la « moraline », l’humanité par l’« humanitaire », la sensibilité par la sensiblerie. La modernité, c’est la logique de l’avoir contre celle de l’être. Et en même temps le « tout à l’ego ».

     

    Cette seconde critique a été le fait d’un nombre considérable d’auteurs, appartenant à des horizons politiques plus différents qu’on ne le croit souvent. Après Georges Sorel (Les illusions du progrès, 1908), elle est présente chez Péguy – « Tout le monde est malheureux dans le monde moderne […] La misère du monde moderne, la détresse du monde moderne est une des plus profondes que l’histoire ait jamais eu à enregistrer » –, et après lui chez Bernanos. On la trouve, au tournant des années 1930, chez des auteurs ayant subi l’influence plus ou moins marquée de René Guénon (André Breton, René Daumal, Roger Caillois, Raymond Queneau, Antonin Artaud, etc.), mais aussi chez des précurseurs de l’écologisme contemporain, comme Bernard Charbonneau. C’est d’ailleurs dans l’entre-deux guerres que le sentiment d’une « crise » du monde moderne commence à se répandre : Freud écrit Malaise dans la civilisation (1931), Paul Valéry publie ses Regards sur le monde actuel (1931), tandis que Husserl s’interroge sur La crise des sciences européennes (1935). Une critique analogue se retrouve chez un contempteur du « système technicien » comme Jacques Ellul qui, dénonçant avec force le fondement idéologique du positivisme, montre que l’homme croit se servir de la technique, alors que c’est lui qui la sert, mais aussi chez Martin Heidegger, avec sa critique du Ge-stell, ou dispositif général d’arraisonnement du monde.

     

    La critique de la modernité, ou tout au moins de certains de ses aspects, s’observe aussi chez Karl Marx, avec sa dénonciation du fétichisme de la marchandise et de la « réification » (Verdinglichung) des rapports sociaux en régime capitaliste. Il y a d’ailleurs une critique du monde moderne d’inspiration marxiste, qui naît en France en 1926 autour de la revue Philosophies, avec des hommes comme Georges Friedmann et Paul Nizan, et se développe en Allemagne avec les travaux de Theodor Adorno et Max Horkheimer sur La dialectique de la raison (1944). Dans une période plus récente, il faudrait encore citer Ivan Illich, qui s’en prend aux formes de « contre-productivité » sécrétées par la civilisation industrielle, et plus récemment les théoriciens de la décroissance qui, tel Serge Latouche, plaident contre l’hybris, la démesure et la négation des limites qui caractérisent l’hyperconsommation marchande et le productivisme contemporain.

     

    A laquelle de ces deux critiques s’identifie le plus Alexandre Rougé ? Il me semble qu’il se situe un peu à l’intersection des deux. Il est plus proche de la première quand il parle du monde moderne comme le résultat d’une « grande profanation », quand il décrit l’homme comme un « animal avant tout religieux », quand il prône un retour ou un recours au sacré (tout en qualifiant de « pléonasme » l’expression « croyance illusoire »), enfin quand il appelle ses contemporains à redécouvrir l’importance de l’amour, injonction qui n’est d’ailleurs pas dénuée d’équivoque (s’agit-il d’éros ou d’agapè ?). Il est en revanche plus proche de la seconde quand il condamne avec brio les tares de la société marchande, décrit le libéralisme comme l’« idéologie moderne par excellence », stigmatise l’idéologie du « développement » et rappelle que le capitalisme, avant d’être un système économique, déploie tout un système anthropologique fondé sur une conception bien précise de l’homme (l’Homo œconomicus qui cherche en permanence à maximiser son meilleur intérêt matériel) et de la vie sociale (comme sphère soumise à l’expansion illimitée de l’accumulation du capital sur une planète tendanciellement transformée en un vaste marché homogène).

     

    Alexandre Rougé annonce par ailleurs la « fin du monde moderne ». C’est même le titre de son livre. « Ce qui prend fin aujourd’hui, écrit-il, c’est la vision profane du monde et de la vie ». « La modernité, ajoute-t-il, succombe à sa propre logique, poussée à l’extrême ». Elle se « liquéfie » – ce qui n’est pas faux, puisque nous sommes entrés à tous égards dans une société « liquide » (Zygmunt Bauman), faite de flux et de reflux, de vagues éphémères et transitoires, qui ne laissent plus rien apercevoir de ferme ou de durable.

     

    Il y a là un certain optimisme. En un sens, le plus dur est passé, puisque le monde moderne se termine ! Dans l’un de ses livres, René Guénon écrivait pour sa part que, « si tous les hommes comprenaient ce qu’est le monde moderne, celui-ci cesserait d’exister ». Formule saisissante s’il en est, mais qui laisse songeur. Comme l’a bien noté Jean Borella, « toute critique est un savoir de l’illusion. Mais le savoir de l’illusion n’équivaut pas à sa disparition ». Annoncer la fin du monde moderne n’est-il alors qu’une proclamation de principe, un effet de rhétorique ? Ou bien peut-on dire qu’objectivement, le monde moderne touche à sa fin parce que ses principes (ou son absence de principes) ont épuisé tout ce sur quoi il pouvait déboucher ? Prophète du présent, Alexandre Rougé fait-il une description objective ou se borne-t-il à exprimer sa conviction que c’est fini, tout simplement parce que ça ne peut plus durer ? Le débat reste ouvert, évidemment.

     

    Mais il faut aussi réaliser que nous habitons nous-mêmes le monde moderne. En proclamer la fin montre que nous lui sommes étrangers, mais c’est encore en son sein que nous sommes condamnés à vivre cette « étrangèreté ». Nous ne nous reconnaissons pas dans le monde moderne, et en même temps il est notre monde, notre univers, le décor de nos existences. Autre question, enfin : la fin du monde moderne est-elle de nature à permettre un retour en arrière ? Permettrait-elle de retrouver par exemple des formes sociales et spirituelles que nous avons depuis longtemps oubliées ou perdues ? Ou bien faut-il contraire, battant en quelque sorte la modernité sur son propre terrain, miser sur l’après-modernité – la postmodernité au sens plein du terme – plutôt que sur l’avant-modernité ? Là aussi, le débat est ouvert.

     

    C’est en tout cas ce genre de questions stimulantes que l’on est amené à formuler à la lecture de l’essai d’Alexandre Rougé. Elles sont autant de raisons de le lire. Peut-être l’auteur n’échappe-t-il pas à un certain style incantatoire, qui abonde en affirmations « définitives » et, en leurs diverses guises, cent fois répétées. Mais il faut avant tout y voir un cri du cœur. Derrière la tristesse et l’amertume, parfois la rage, on sent dans ces pages une aspiration à un plus-être, à une récupération de ce dont l’homme a été méthodiquement spolié et dépouillé.

     

    Certains cris du cœur sont contagieux, et c’est peut-être ainsi que l’on en finira avec les tares de la modernité. N’oublions pas que même le béton le plus dur finit par se fissurer, que même la nuit la plus noire contient la promesse d’une lumière, que même la boue la plus envahissante finit un jour par sécher.

     

    Alain de Benoist

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  • La banlieue désintégrée

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    Nous reproduisons ici l'éditorial du dernier numéro d'Eléments, actuellement en kiosque, intitulé "La banlieue désintégrée" et signé Robert de Herte (alias Alain de Benoist).

    Nous vous rappelons qu'il est possible de commander ce numéro ou de s'abonner sur le site de revue.

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    La banlieue désintégrée

    Dans les années 1950, Robert Lamoureux chantait: «Banlieues, banlieues, paradis des gens heureux». C'était la banlieue «populaire», proche du faubourg, chantée par Jacques Prévert et René Fallet, photographiée par Édouard Boubat et Robert Doisneau. Celle des réseaux d'entraide et de solidarité entre «gens de peu». Un demi-siècle plus tard, la banlieue tend à devenir synonyme d'enfer pour une population de sans-espoir, faite d'otages et de témoins impuissants. C'est qu'entre-temps les banlieues ont été transformées en décharges où l'on a rejeté, expulsé à la périphérie, tout ce que l'on ne voue lait pas voir - déchets urbains et « hommes en trop» - dans des grandes villes transformées en dortoirs pour cadres supérieurs et néo-petits-bourgeois «branchés». Autant dire un centre de tri de l'humanité par le capitalisme tardif.

    Aujourd'hui, du fait de l'immigration, le problème des banlieues se ramène pour la droite à un problème ethnique, pour la gauche à un problème social. La vérité est que les deux aspects sont indissociables, mais surtout que le phénomène des banlieues va bien au-delà. C'est dire qu'on ne peut l'appréhender en s'en tenant, d'un côté à la « culture de l'excuse», de l'autre aux fantasmes sur 1'«islamisation». Il ne faut en effet pas confondre les communautés au sens sociologique et au sens politique. Les banlieues ne se composent pas tant de «communautés» organisées que d'un caravansérail de populations différentes artificiellement juxtaposées. Celles-ci ne se divisent pas non plus de façon manichéenne entre discriminants et discriminés, possédants et dépossédés. Tout ne s'y résume pas à un problème de surveillance et de contrôle, à la façon dont on surveillait les «classes dangereuses» à l'époque où l'habitat constituait une forme de discipline sociale.

    Nous l'avons déjà dit ici même, les «jeunes des cités» ne remettent nullement en question le système qui les exclut. Ils cherchent moins la reconnaissance qu'un raccourci vers l'argent, qu'un branchement plus direct sur les réseaux du profit. Quoi qu'aient pu en dire certains sociologues, rien de moins contestataire que la violence des banlieues - violence brute, manifestation de mauvaise humeur convulsive qui ne s'assortit ni d'un discours politique ni de l'ombre d'une revendication. Ce n'est pas une révolte du «rien» au sens de: «Nous ne sommes rien, soyons tout! », c'est une révolte pour rien, et qui ne débouche sur rien. Les bandes de crapules qui règnent par le trafic, la violence et la terreur sur les populations des quartiers «sensibles» sont plutôt la dernière incarnation en date de ce que Marx appelait le lumpenprolétariat. «Le lumpenprolétariat, disait Engels, cette lie d'individus corrompus de toutes les classes, qui a son quartier général dans les grandes villes, est le pire de tous les alliés possibles». Les « racailles» n'aiment pas le populo, mais le pognon. Leur modèle, ce n'est pas l'islam ou la révolution. Ce n'est pas Lénine ou Mahomet. C'est Al Capone et Bernard Madoff. (Délinquance pour délinquance, il faut d'ailleurs rappeler que celle des grands prédateurs financiers en col blanc fait chaque jour plus de dégâts que celle de toutes les racailles» de banlieues réunies) . A une époque où l'économie criminelle est devenue un sous-produit de l'économie globale, leur seule ambition est de recycler à la base, de façon brutale, des pratiques qui règnent déjà au sommet. De devenir les «golden boys des bas-fonds» (Jean-Claude Michéa).

    Les «jeunes des banlieues», dont on dénonce partout le refus ou l'incapacité de s'intégrer dans la société, sont de ce point de vue parfaitement intégrés au système qui domine cette même société. Présenter la délinquance des jeunes comme le résultat mécanique de la misère et du chômage, c'est s'épargner de voir ce qui, dans la logique même du système d'accumulation du capital légitime en profondeur leur attitude: des valeurs exclusivement tournées vers le profit et la réussite matérielle, le spectacle de l'argent facile, dont l'exemple vient d'en haut. C'est du même coup masquer la violence inhérente aux rapports sociaux propres au système capitaliste – le retour d'un capitalisme sauvage, auquel répond logiquement la nouvelle sauvagerie sociale. La désintégration des banlieues résume à elle seule la décomposition du monde occidental. Elles sont le symptôme d'une dé-liaison sociale, d'une dissociation généralisée. L'échec de 1'« intégration» ne résulte pas seulement de l'absence de volonté de s'intégrer, mais aussi de la disparition de tout modèle expliquant pourquoi il faudrait s'intégrer. Et d'ailleurs, s'intégrer à quoi? Un pays, une société, un système de valeurs, un supermarché? «Une société elle-même en voie de désintégration n'a aucune chance de pouvoir intégrer ses immigrés, écrivait Jean Baudrillard, puisqu'ils sont à la fois le résultat et l'analyseur sauvage de cette désintégration». Les immigrés souffrent d'une crise d'identité dans une société qui ne sait plus elle-même qui elle est, d'où elle vient ni où elle va. On s'étonne qu'ils méprisent le pays où ils vivent, mais ce pays est incapable de donner de lui-même une définition. On veut que les «jeunes» aiment une France qui, non seulement ne les aime pas, mais ne s'aime plus.

    A une époque où plus de 50 % de la population mondiale vit désormais dans les villes, et plus du tiers des citadins dans des bidonvilles, il n'est par ailleurs pas exagéré de parler de «banlieuisation» du monde. Partout, en effet, sont à l'œuvre les mêmes tendances d'urbanisme antisocial qui ont abouti aux banlieues actuelles.

    La« banlieue» d'aujourd'hui ne se comprend que si l'on est conscient de la profonde mutation qui, à l'époque de la modernité tardive, a affecté la ville. La grande métropole a cessé d'être une entité spatiale bien déterminée, un lieu différencié, pour devenir une «agglomération», une zone dont les métastases («unités d'habitation», «grands ensembles» et «infrastructures») s'étendent à l'infini en proliférant de manière anarchique dans des périphéries qui glissent lentement dans le néant. Henri Lefebvre parlait d'un nécessaire «droit à la ville ». Mais la grande ville n'est plus un lieu. Elle est un espace qui se déploie grâce à la destruction du site et à la suppression du lieu. Elle est dé-mesure et il-limitation. Elle est pure extension, c'est-à-dire dé-localisation au sens propre. C'est en ce sens qu'elle réalise l'idéal de l'urbanisme comme technique historiquement associée à l'invention de la perspective, c'est-à-dire à la géométrisation intégrale de l'espace, et du rationalisme fonctionnel, c'est-à-dire de l'hygiénisme appliqué à l'architecture, qui aboutit au déploiement de l'espace systématisé.

    Comme l'écrit Jean Vioulac, l'urbanisation «n'est plus l'installation de l'homme dans le site de la ville, c'est-à-dire dans un centre, un pôle à partir duquel le monde puisse se déployer et faire sens. La banlieue se définit par l'absence de pôle, elle est un espace urbain qui a rompu les amarres avec son, ancien centre sans pour autant se reconstituer elle-même à partir d'un centre. La ban-lieue est bannie de tout lieu, elle est le bannissement même du lieu [ ... ] Elle est l' ápolis redoutée par Sophocle». La banlieue est devenue un non-lieu. On y vit (ou on y survit), mais on n'y habite plus. Le drame est que la société actuelle, qui s'en désole, dénonce des maux (urbanisme sauvage et immigration incontrôlée) dont elle est la cause et déplore les conséquences d'une situation qu'elle a elle-même créée.

    Robert de Herte (Eléments n°137, octobre-décembre 2010)

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  • Maurice Allais et le partage des surplus

    La revue Eléments dans son numéro de mai 2000 consacrait son dossier aux métamorphoses du capitalisme et de ses contestations. Celui-ci présentait, notamment, douze auteurs pour repenser le capitalisme, parmi lesquels Maurice Allais. Nous reproduisons ici l'article que lui consacrait Tino de Bran, intitulé "Maurice Allais et le partage des surplus".

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    Maurice Allais et le partage des surplus

    Les contributions de Maurice Allais à la science économique, qui lui ont valu le Prix Nobel en 1988, sont majeures dans quatre vastes domaines: la théorie de l'efficacité maximale, la théorie des choix aléatoires, la théorie de la monnaie, du crédit et de la dynamique monétaire, la théorie des probabilités et l'analyse des séries temporelles. Nous signalerons ici deux domaines particulièrement innovants et d'une grande importance pour le bien-être économique des sociétés: la théorie des surplus et l'analyse monétaire. L'hypothèse du modèle de Walras, l'existence à tout moment d'un système unique de prix pour tous les opérateurs, doit être rejetée. Les hypothèses de continuité, de dérivabilité et de convexité des fonctions utilisées sont totalement irréalistes. A la place, M. Allais met en avant la recherche décentralisée des surplus distribuables. Dans une économie de marchés, tout opérateur cherche à trouver un ou plusieurs agents disposés à entrer dans un échange dégageant un surplus répartissable. L'équilibre d'une économie de marchés est la situation dans laquelle il est impossible de réaliser un surplus. L'état d'efficacité maximale est celui où un indice de préférence peut-être considéré comme maximal.

    Dans un échange pur, le surplus du vendeur résulte de l'écart entre le prix de vente et la valeur subjective du bien s'il ne le vendait pas. Pour l'acheteur, le surplus provient de la différence entre la valeur attribuée au bien achetée et le prix auquel il est effectivement payé. Le surplus global de l'échange est partagé entre tous.

    Le modèle d'une économie de marchés est général. Il inclut tous les cas, depuis la concurrence parfaite jusqu'au monopole et aux coalitions. En mettant l'accent sur la réalisation des surplus, il est essentiellement dynamique. Il considère à la fois les enchaînements de causalité et l'interdépendance au voisinage de la situation d'équilibre qui en résulte.

    Le système financier actuel est générateur de déséquilibres et donne naissance à une spéculation effrénée. Selon Maurice Allais, toutes les grandes crises des XVIIIe, XIXe et XXe siècles ont résulté du développement excessif des promesses de payer et de leur monétisation. Tant pour la France que pour la Grande-Bretagne et les USA, le XIXe siècle ne montre aucune corrélation significative entre l'expansion de longue durée de la production et les mouvements de longue durée des prix.

    « La croissance du monde occidental au XIXe siècle, sans précédent jusque-là, a été favorisée par l'existence de fait d'une monnaie commune puisque les principales monnaies étaient rattachées directement ou indirectement à l'or et qu'elles ont conservé des parités fixes ». La création monétaire doit être limitée à la monnaie de base (monnaie de la Banque centrale européenne). Il ne faut pas l'autoriser par des mécanismes bancaires. La Communauté européenne seule bénéficierait des gains attachés à cette création. Toutes les banques étrangères devraient respecter les dispositions légales de réserve, non seulement pour leurs dépôts en euros, mais également pour tous les dépôts stipulés en devises. Une telle réforme rendrait à l'autorité politique le privilège exclusif de la création monétaire et permettrait son contrôle par le Parlement et l'opinion.

    L'objectif d'une société d'hommes libres est de réaliser une totale liberté des mouvements de marchandises, des services, des capitaux et des personnes à l'intérieur d'un espace de civilisation. Le seul principe sur lequel des pays différents peuvent se mettre d'accord relativement aux échanges de leurs produits, c'est la fourniture de la meilleure qualité au meilleur prix. Dans tous les cas litigieux ou difficiles, la référence aux règles du jeu d'une économie de marchés doit s'imposer, car ces règles permettent de satisfaire au mieux et d'une manière équitable les besoins existants avec les ressources limitées qui sont disponibles. Pour réduire les inégalités, il convient d'utiliser la meilleure fiscalité possible, qui est l'impôt sur le capital, et de généraliser l'indexation des créances et dettes. L'indexation assure l'honnêteté dans l'exécution des contrats et préserve l'efficacité de l'économie et l'équité de la répartition des revenus.

     

    Tino de Bran (Eléments n°98, mai 2000)

     

    Pour aller plus loin: L'inflation française et la croissance. Mythologies et réalité, AL EPS. 1974 ; La théorie générale des surplus, PUG, Grenoble 1989; L'Europe face à son avenir. Que faire?, Laffont, 1991 ; Combats pour l'Europe, 1992-1994, Clément Juglar, 1994; Traité d'économie pure, Clément Juglar, 1994; Économie et intérêt, Clément Juglar, 1998; La mondialisation, la destruction des emplois et de la croissance. L'évidence empirique, Clément Juglar, 1999.

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  • Contre les tabous indiscutés !...

    En hommage à Maurice Allais, prix Nobel d'économie, décédé samedi 9 octobre 2010 à Saint-Cloud à l'age de 99 ans, nous reproduisons ici une de ses dernières tribunes, publiée dans l'hebdomadaire Marianne en décembre 2009, dans laquelle il défendait encore sa thèse d'un "protectionnisme raisonné".

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    Contre les tabous indiscutés
     
    Le point de vue que j'exprime est celui d'un théoricien à la fois libéral et socialiste. Les deux notions sont indissociables dans mon esprit, car leur opposition m'apparaît fausse, artificielle. L'idéal socialiste consiste à s'intéresser à l'équité de la redistribution des richesses, tandis que les libéraux véritables se préoccupent de l'efficacité de la production de cette même richesse. Ils constituent à mes yeux deux aspects complémentaires d'une même doctrine. Et c'est précisément à ce titre de libéral que je m'autorise à critiquer les positions répétées des grandes instances internationales en faveur d'un libre-échangisme appliqué aveuglément.


    Le fondement de la crise: L'organisation du commerce mondial

    La récente réunion du G20 a de nouveau proclamé sa dénonciation du « protectionnisme », dénonciation absurde à chaque fois qu'elle se voit exprimée sans nuance, comme cela vient d'être le cas. Nous sommes confrontés à ce que j'ai par le passé nommé « des tabous indiscutés dont les effets pervers se sont multipliés et renforcés au cours des années» (1). Car tout libéraliser, on vient de le vérifier, amène les pires désordres. Inversement, parmi les multiples vérités qui ne sont pas abordées se trouve le fondement réel de l'actuelle crise: l'organisation du commerce mondial, qu'il faut réformer profondément, et prioritairement à l'autre grande réforme également indispensable que sera celle du système bancaire.
     
    Les grands dirigeants de la planète montrent une nouvelle fois leur ignorance de l'économie qui les conduit à confondre deux sortes de protectionnismes: il en existe certains de néfastes, tandis que d'autres sont entièrement justifiés.

    Dans la première catégorie se trouve le protectionnisme entre pays à salaires comparables, qui n'est pas souhaitable en général. Par contre, le protectionnisme entre pays de niveaux de vie très différents est non seulement justifié, mais absolument nécessaire. C'est en particulier le cas à propos de la Chine, avec laquelle il est fou d'avoir supprimé les protections douanières aux frontières. Mais c'est aussi vrai avec des pays plus proches, y compris au sein même de l'Europe. Il suffit au lecteur de s'interroger sur la manière éventuelle de lutter contre des coûts de fabrication cinq ou dix fois moindres - si ce n'est des écarts plus importants encore - pour constater que la concurrence n'est pas viable dans la grande majorité des cas. Particulièrement face à des concurrents indiens ou surtout chinois qui, outre leur très faible prix de main-d'œuvre, sont extrêmement compétents et entreprenants.


    Il faut délocaliser Pascal Lamy !

    Mon analyse étant que le chômage actuel est dû à cette libéralisation totale du commerce, la voie prise par le G20 m'apparaît par conséquent nuisible. Elle va se révéler un facteur d'aggravation de la situation sociale. A ce titre, elle constitue une sottise majeure, à partir d'un contresens incroyable. Tout comme le fait d'attribuer la crise de 1929 à des causes protectionnistes constitue un contresens historique. Sa véritable origine se trouvait déjà dans le développement inconsidéré du crédit durant les années qui l'ont précédée. Au contraire, les mesures protectionnistes qui ont été prises, mais après l'arrivée de la crise, ont certainement pu contribuer à mieux la contrôler. Comme je l'ai précédemment indiqué, nous faisons face à une ignorance criminelle. Que le directeur général de l'Organisation mondiale du commerce, Pascal Lamy, ait déclaré: « Aujourd'hui, les leaders du G20 ont clairement indiqué ce qu'ils attendent du cycle de Doha : une conclusion en 2010 », et qu'il ait demandé une accélération de ce processus de libéralisation m'apparaît une méprise monumentale. Je la qualifierais même de monstrueuse. Les échanges, contrairement à ce que pense Pascal Lamy, ne doivent pas être considérés comme un objectif en soi, ils ne sont qu'un moyen. Cet homme, qui était en poste à Bruxelles auparavant, commissaire européen au Commerce, ne comprend rien, rien, hélas! Face à de tels entêtements suicidaires, ma proposition est la suivante: il faut de toute urgence délocaliser Pascal Lamy, un des facteurs majeurs de chômage!

    Plus concrètement, les règles à dégager sont d'une simplicité folle : du chômage résultent des délocalisations elles- mêmes dues aux trop grandes différences de salaires ... A partir de ce constat, ce qu'il faut entreprendre en devient tellement évident! il est indispensable de rétablir une légitime protection. Depuis plus de dix ans, j'ai proposé de recréer des ensembles régionaux plus homogènes, unissant plusieurs pays lorsque ceux-ci présentent de mêmes conditions de revenus, et de mêmes conditions sociales. Chacune de ces « organisations régionales» serait autorisée à se protéger de manière raisonnable contre les écarts de coûts de production assurant des avantages indus à certains pays concurrents, tout en maintenant simultanément en interne, au sein de sa zone, les conditions d'une saine et réelle concurrence entre ses membres associés.


    Un protectionnisme raisonné et raisonnable

    Ma position et le système que je préconise ne constitueraient pas une atteinte aux pays en développement. Actuellement, les grandes entreprises les utilisent pour leurs bas coûts, mais elles partiraient si les salaires y augmentaient trop. Ces pays ont intérêt à adopter mon principe et à s'unir à leurs voisins dotés de niveaux de vie semblables, pour développer à leur tour ensemble un marché interne suffisamment vaste pour soutenir leur production, mais suffisamment équilibré aussi pour que la concurrence interne ne repose pas uniquement sur le maintien de salaires bas. Cela pourrait concerner par exemple plusieurs pays de l'est de l'Union européenne, qui ont été intégrés sans réflexion ni délais préalables suffisants, mais aussi ceux d'Afrique ou d'Amérique latine. L'absence d'une telle protection apportera la destruction de toute l'activité de chaque pays ayant des revenus plus élevés, c'est-à-dire de toutes les industries de l'Europe de l'Ouest et celles des pays développés. Car il est évident qu'avec le point de vue doctrinaire du G20, toute l'industrie française finira par partir à l'extérieur. Il m'apparaît scandaleux que des entreprises ferment des sites rentables en France ou licencient, tandis qu'elles en ouvrent dans les zones à moindres coûts, comme cela a été le cas dans le secteur des pneumatiques pour automobiles, avec les annonces faites depuis le printemps par Continental et par Michelin. Si aucune limite n'est posée, ce qui va arriver peut d'ores et déjà être annoncé aux Français : une augmentation de la destruction d'emplois, une croissance dramatique du chômage non seulement dans l'industrie, mais tout autant dans l'agriculture et les services.

    De ce point de vue, il est vrai que je ne fais pas partie des économistes qui emploient le mot « bulle». Qu'il y ait des mouvements qui se généralisent, j'en suis d'accord, mais ce terme de « bulle» me semble inapproprié pour décrire le chômage qui résulte des délocalisations. En effet, sa progression revêt un caractère permanent et régulier, depuis maintenant plus de trente ans. L'essentiel du chômage que nous subissons tout au moins du chômage tel qu'il s'est présenté jusqu'en 2008 - résulte précisément de cette libération inconsidérée du commerce à l'échelle mondiale sans se préoccuper des niveaux de vie. Ce qui se produit est donc autre chose qu'une bulle, mais un phénomène de fond, tout comme l'est la libéralisation des échanges, et la position de Pascal Lamy constitue bien une position sur le fond.


    Crise et mondialisation sont liées

    Les grands dirigeants mondiaux préfèrent, quant à eux, tout ramener à la monnaie, or elle ne représente qu'une partie des causes du problème. Crise et mondialisation : les deux sont liées. Régler seulement le problème monétaire ne suffirait pas, ne réglerait pas le point essentiel qu'est la libéralisation nocive des échanges internationaux. Le gouvernement attribue les conséquences sociales des délocalisations à des causes monétaires, c'est une erreur folle.

    Pour ma part, j'ai combattu les délocalisations dans mes dernières publications (2). On connaît donc un peu mon message. Alors que les fondateurs du marché commun européen à six avaient prévu des délais de plusieurs années avant de libéraliser les échanges avec les nouveaux membres accueillis en 1986, nous avons, ensuite, ouvert l'Europe sans aucune précaution et sans laisser de protection extérieure face à la concurrence de pays dotés de coûts salariaux si faibles que s'en défendre devenait illusoire. Certains de nos dirigeants, après cela, viennent s'étonner des conséquences !

    Si le lecteur voulait bien reprendre mes analyses du chômage, telles que je les ai publiées dans les deux dernières décennies, il constaterait que les événements que nous vivons y ont été non seulement annoncés mais décrits en détail. Pourtant, ils n'ont bénéficié que d'un écho de plus en plus limité dans la grande presse. Ce silence conduit à s'interroger.


    Un prix Nobel ... téléspectateur

    Les commentateurs économiques que je vois s'exprimer régulièrement à la télévision pour analyser les causes de l'actuelle crise sont fréquemment les mêmes qui y venaient auparavant pour analyser la bonne conjoncture avec une parfaite sérénité. Ils n'avaient pas annoncé l'arrivée de la crise, et ils ne proposent pour la plupart d'entre eux rien de sérieux pour en sortir. Mais on les invite encore. Pour ma part, je n'étais pas convié sur les plateaux de télévision quand j'annonçais, et j'écrivais, il y a plus de dix ans, qu'une crise majeure accompagnée d'un chômage incontrôlé allait bientôt se produire. Je fais partie de ceux qui n'ont pas été admis à expliquer aux Français ce que sont les origines réelles de la crise alors qu'ils ont été dépossédés de tout pouvoir réel sur leur propre monnaie, au profit des banquiers. Par le passé, j'ai fait transmettre à certaines émissions économiques auxquelles j'assistais en téléspectateur le message que j'étais disposé à venir parler de ce que sont progressivement devenues les banques actuelles, le rôle véritablement dangereux des traders, et pourquoi certaines vérités ne sont pas dites à leur sujet. Aucune réponse, même négative, n'est venue d'aucune chaîne de télévision et ce, durant des années.

    Cette attitude répétée soulève un problème concernant les grands médias en France: certains experts y sont autorisés et d'autres, interdits. Bien que je sois un expert internationalement reconnu sur les crises économiques, notamment celles de 1929 ou de 1987, ma situation présente peut donc se résumer de la manière suivante: je suis un téléspectateur. Un prix Nobel. .. Téléspectateur. Je me retrouve face à ce qu'affirment les spécialistes régulièrement invités, quant à eux, sur les plateaux de télévision, tels que certains universitaires ou des analystes financiers qui garantissent bien comprendre ce qui se passe et savoir ce qu'il faut faire. Alors qu'en réalité ils ne comprennent rien. Leur situation rejoint celle que j'avais constatée lorsque je m'étais rendu en 1933 aux Etats-Unis, avec l'objectif d'étudier la crise qui y sévissait, son chômage et ses sans-abri: il y régnait une incompréhension intellectuelle totale. Aujourd'hui également, ces experts se trompent dans leurs explications. Certains se trompent doublement en ignorant leur ignorance, mais d'autres, qui la connaissent et pourtant la dissimulent, trompent ainsi les Français.

    Cette ignorance et surtout la volonté de la cacher grâce à certains médias dénotent un pourrissement du débat et de l'intelligence, par le fait d'intérêts particuliers souvent liés à l'argent. Des intérêts qui souhaitent que l'ordre économique actuel, qui fonctionne à leur avantage, perdure tel qu'il est. Parmi eux se trouvent en particulier les multinationales qui sont les principales bénéficiaires, avec les milieux boursiers et bancaires, d'un mécanisme économique qui les enrichit, tandis qu'il appauvrit la majorité de la population française mais aussi mondiale.

    Question clé : quelle est la liberté véritable des grands médias ? Je parle de leur liberté par rapport au monde de la finance tout autant qu'aux sphères de la politique.

    Deuxième question: qui détient de la sorte le pouvoir de décider qu'un expert est ou non autorisé à exprimer un libre commentaire dans la presse ?

    Dernière question: pourquoi les causes de la crise telles qu'elles sont présentées aux Français par ces personnalités invitées sont-elles souvent le signe d'une profonde incompréhension de la réalité économique ? S'agit-il seulement de leur part d'ignorance? C'est possible pour un certain nombre d'entre eux, mais pas pour tous. Ceux qui détiennent ce pouvoir de décision nous laissent le choix entre écouter des ignorants ou des trompeurs.
     
    Maurice Allais (Marianne, 5 au 11 décembre 2009) 

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    (1) L'Europe en crise. Que faire ?, Éditions Clément Juglar, Paris, 2005
    (2) Notamment: La Crise mondiale aujourd'hui, éditions Clément Juglar, 1999, et La Mondialisation, la destruction des emplois et de la croissance: l'évidence empirique, éditions Clément juglar, 1999
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  • Le petit catéchisme du "genre"...

    "Gender studies", "queer theory"... Fini le normativisme de la sexuation et le différentialisme sexuel : place au choix, aux essais, au trans-genre... Bref, une nouvelle vague de politiquement correct à l'américaine déferle sur la France, et ce néo-catéchisme pour bobo libertaire fera l'objet d'un enseignement obligatoire à Sciences Po... Nous reproduisons ici un point de vue de la journaliste Frédérique de Watrigant publié par Valeurs actuelles dans son numéro 3853 (du 30 septembre au 6 octobre 2010).

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    Sciences Po frappé par le genre

    Les études sur le genre entrent à Sciences Po : une première conférence a été donnée le 27 mai et les enseignements seront obligatoires pour tous les étudiants à la rentrée 2011. Le programme de recherche et d'enseignement des savoirs sur le genre porte un nom prémonitoire : "Présage". Car en s'intégrant dans les cours dès le Collège universitaire de Sciences Po, il risque fort de mettre en péril les fondements pédagogiques d'un institut qui a largement fait ses preuves en fournissant à notre pays la majorité de ses cadres politiques depuis des décennies. Une nouvelle pierre apportée par son très médiatique directeur, Richard Descoings, pour transformer la vénérable maison selon ses vues personnelles.

    Pour comprendre ce qui est en jeu, il faut d'abord préciser ce que recouvrent les études sur le genre (plus connues sous le nom de gender studies) et la théorie du genre. Or la première difficulté naît du terme lui-même, dont le contenu sémantique est extrêmement large. En français, "études de genre" renvoie aux statistiques sur le sexe, aux "sexospécificités" en sociologie, à l'égalité des sexes en droit, à la parité en sciences politiques ... En bref, les études sur le genre recouvrent une nébuleuse dont il est très difficile de comprendre la portée, d'autant qu'elle se dissimule derrière des objectifs de promotion de la femme dans tous les domaines de la vie sociale et de combat contre les injustices sociales découlant des inégalités sexuelles.

    La confusion sémantique est une manière de voiler la conception anthropologique plus que singulière induite par la théorie du gender. Selon celle-ci, le genre désigne le sexe social, c'est -à -dire ce qui est déterminé par l'environnement social et culturel. Le sexe n'est plus perçu comme une différence biologique déterminée dès la naissance par la nature, mais comme une construction sociale déterminée par la culture. Plus encore, la différence des sexes est une aliénation imposée par la nature. Pour être libre, l'individu doit pouvoir choisir et construire sa propre identité sexuelle; d'où la substitution dans le vocabulaire du genre, masculin - féminin, au sexe, homme- femme, car l'individu serait mieux caractérisé par son orientation sexuelle que par son identité. Or, n'en déplaise aux partisans du gender, la réalité c'est que nous naissons homme ou femme et que cette condition ne peut être niée, sous prétexte qu'il existe une infime minorité de cas de confusion ou de transformation de l'identité sexuelle. La théorie du gender n'est qu'une nouvelle élucubration conçue par des intellectuels américains qui nient la réalité sociale pour créer un Homo sapiens selon leurs désirs. Le gender est d'ailleurs contesté par des scientifiques qui constatent qu'il est impossible de s'affranchir du déterminisme biologique. L'anthropologue Françoise Héritier (professeur honoraire au Collège de France) rappelait que « la différence des sexes - à la fois anatomique, physiologique et fonctionnelle - est à la base de la création de l'opposition fondamentale qui permet de penser ». Si le présupposé de sexe conçu comme exclusivement social est faux, comment peut-on de manière critique, comme le veulent les savoirs sur le genre, interroger la réalité sociale à travers cette grille d'analyse?

    Le propre de Sciences Po, qui s'appuie majoritairement sur l'enseignement de l'histoire, est de former les esprits à l'analyse critique. La solide culture générale que les étudiants y acquièrent vient de leur confrontation à différentes écoles de pensée ; ils apprennent ainsi à utiliser plusieurs portes d'entrée pour appréhender la réalité, et le résultat à la sortie donne des cadres parfaitement polyvalents, comme le montre la diversité des parcours professionnels des diplômés de l'école.

    C'est pourquoi la seconde objection à cet enseignement porte sur le caractère obligatoire des cours alors même que la plupart des enseignements à Sciences Po ne le sont pas. D'autant qu'il n'est pas question de proposer des enseignements contradictoires, permettant aux étudiants de porter un regard critique sur ces savoirs. Il ne s'agit pas en effet d'ajouter seulement une chaire de recherche, mais « de former l'ensemble des étudiants(es) de Sciences Po à la pensée sur le genre », comme il est précisé sur le site de Présage.

    Former signifie aussi façonner et donc faire entrer dans les cerveaux des plus jeunes une conception de la réalité on ne peut plus contestable, parce qu'irréelle. Le fait de cette obligation démontre bien qu'il s'agit avant tout de propager cette théorie au sein même des futures élites de notre pays, Sciences Po servant ici de simple cheval de Troie.

    Sensibiliser les étudiants aux inégalités politiques et économiques objectives entre les hommes et les femmes en leur proposant de les étudier en droit et en économie est une chose. S'attaquer à la conception de l'être humain en est une autre, autrement plus grave pour la cohésion et l'avenir de notre société.

    Frédérique de Watrigant (Valeurs actuelles, du 30 septembre au 6 octobre 2010 

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  • Contre l'art des traders !...

    Nous reproduisons ici un point de vue de Jean Clair sur un certain art contemporain qui a été publié dans le Monde daté du 3 octobre 2010. Historien de l'art, plusieurs fois directeur de musée et d'exposition, il est aussi écrivain et est , notamment, l'auteur d'un Journal atrabilaire.

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    Contre l'art des traders

    Jeff Koons est devenu l'artiste le plus cher du monde. La mutation s'est faite à l'occasion des transformations d'un marché de l'art qui, autrefois réglé par un jeu subtil de connaisseurs, directeurs de galeries d'une part et connaisseurs de l'autre, est aujourd'hui un mécanisme de haute spéculation financière entre deux ou trois galeries, une maison de ventes et un petit public de nouveaux riches. Koons ne se présente plus échevelé comme les romantiques, moins encore nu et ensanglanté comme les avant-gardistes des années 1970, mais comme un trader, attaché-case à la main et rasé de frais, fondu dans son nouveau public comme si, à défaut de faire œuvre, l'involution en avait fait un Homo mimeticus.

    Le grand défaut de la peinture, de la sculpture, c'est qu'elles ne sont pas drôles. "Belle... comme un rêve de pierre" : d'une beauté impossible à dérider. L'art plastique avait, pour cette raison même, échappé jusque-là à la culture "festive" où notre civilisation croit connaître son accomplissement.

    Heureusement sont apparus Versailles et Takashi Murakami, le Louvre et ses bouffons, le Palazzo Grassi et Jeff Koons : les musées se sont fait une spécialité des échanges entre "low culture" et "high culture". Plaisir de l'avilissement, reflet de ce que Proust eût appelé le snobisme de la canaille, propre aux élites en déclin et aux époques en décadence. L'objet d'art, quand il est l'objet d'une telle manipulation financière et brille d'un or plaqué dans les salons du Roi-Soleil, a plus que jamais partie liée avec les fonctions inférieures, exhibant les significations symboliques que Freud leur prêtait.

    Il y a une dizaine d'années, à New York, une exposition s'était intitulée "Abject art : Repulsion and Desire". Ce fut le premier pas dans l'immonde. On n'était plus dans le subjectus du sujet classique, on entrait dans l'abjectus de l'individu post-humain. C'était beaucoup plus que la "table rase" de l'avant-garde, qui prétendait desservir la table dressée pour le festin des siècles. L'art de l'abjection nous entraînait dans le postprandial : ce que le corps laisse échapper de soi quand on a digéré. C'est tout ce qui se réfère à l'abaissement, à l'excrétion, au scatologique.

    Du culte à la culture, de la culture au culturel, du culturel au culte de l'argent, c'est tout naturellement qu'on est tombé au niveau des latrines : Marc Quinn et son buste fait de son propre sang congelé, Orlan et sa chirurgie faciale, Gober et ses sculptures en cire et en poil humain, Damien Hirst et ses animaux disséqués dans du formol, Gasiorowski usant de ses propres fèces pour confectionner son jus d'atelier, Serrano et son Piss Christ et, avec eux, envahissant, ce compagnon accoutumé de l'excrément, son double sans odeur : l'or, la spéculation, les foires de l'art, les entrepôts discrets façon Schaulager à Bâle, ou les musées anciens changés en des showrooms clinquants, les ventes aux enchères, enfin, pour achever le circuit, faramineuses, obscènes...

    Quel sens cela a-t-il ? Pourquoi le socius a-t-il besoin de faire appel à ce ressort "artistique" quand son ordre n'est plus assumé ni dans l'ordre du religieux ni dans l'ordre du politique ? Est-ce le désordre scatologique, qui s'étale et qui colle, qui peut nous assurer de cette cohésion qui lui fait défaut ?

    Je serais tenté de citer le philosophe Agamben, son Homo sacer (Seuil, 1997-2003), fascination et répulsion, tabou et impunité. Ce sacer, dans les années 1930, des gens comme Leiris, Caillois et Bataille en avaient fait l'assise de leur esthétique, une littérature, mais aussi un art fondé sur le dégoût et la volupté de l'immonde. Chez Sartre, à la même époque, La Nausée instaurait une littérature du visqueux, du gluant, de ce qui coule, de ce qui n'a pas de forme... Au moins y avait-il encore un sacré pour permettre un sacrilège.

    Mais ces manifestations infantiles marquent un retour à quelque chose de beaucoup plus archaïque en nous. Et leurs auteurs sont une possible illustration de ce que Marcel Gauchet appelle "l'individu total", c'est-à-dire celui qui considère n'avoir aucun devoir vis-à-vis de la société, mais tous les droits d'un "artiste", aussi "total", totalitaire que l'Etat jadis, à travers qui transparaît le fantasme de l'enfant qui se croit tout-puissant, et impose aux autres les excréments dont il jouit.

    Est arrivée entre-temps la crise de 2008. Subprimes, titrisations, pyramide de Ponzi : on prit conscience que des objets sans valeur étaient susceptibles non seulement d'être proposés à la vente, mais encore comme objets de négoce, propres à la circulation et à la spéculation financière la plus extravagante. Les procédés qui permettent de promouvoir et de vendre une œuvre dite d'"art contemporain", sont comparables à ceux qui, dans l'immobilier comme ailleurs, permettent de vendre n'importe quoi et parfois même rien.

    Soit un veau coupé en deux dans sa longueur et plongé dans un bac de formol. Supposons à cet objet de curiosité un auteur et supposons du coup que ce soit là une œuvre d'art qu'il faudra lancer. Quel processus permettra de la faire entrer sur le marché ? Comment, à partir d'une valeur nulle, lui assigner un prix et le vendre à quelques millions d'euros l'exemplaire, et si possible en plusieurs exemplaires ? Question de créance : qui fera crédit à cela, qui croira au point d'investir ?

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    Hedge funds et titrisations ont offert un exemple de ce que la manipulation financière pouvait accomplir à partir de rien. On noiera d'abord la créance douteuse dans un lot de créances un peu plus sûres. Exposons le veau de Damien Hirst près d'une œuvre de Joseph Beuys, ou mieux de Robert Morris - œuvres déjà accréditées, ayant la notation AAA ou BBB - sur le marché des valeurs, un peu plus sûres que des créances pourries. Faisons-la entrer par conséquent dans un circuit de galeries privées, limitées en nombre et parfaitement averties, ayant pignon sur rue, qui sauront répartir les risques encourus. Ce noyau d'initiés, ce sont les actionnaires, finançant le projet, ceux qui sont là pour "éclairer", disent-ils, spéculateurs de salles de ventes ou simples amateurs, ceux qui prennent les risques. Ils sont au marché de l'art ce que sont les agences de notation financière mondiale, supposées guider les investisseurs, mais en fait manipulant les taux d'intérêt et favorisant la spéculation. Promettons par exemple un rendement d'un taux très élevé, 20 % à 40 % la revente, pourvu que celle-ci se fasse, contrairement à tous les usages qui prévalaient dans le domaine du marché de l'art fondé sur la longue durée, à un très court terme, six mois par exemple. La galerie pourra même s'engager, si elle ne trouvait pas preneur sur le marché des ventes, à racheter l'œuvre à son prix d'achat, augmenté d'un léger intérêt.

    On obtiendra enfin d'une institution publique, un grand musée de préférence, une exposition de cet artiste : les coûts de la manifestation, transport, assurances, catalogue, mais aussi les frais relevant de la communication et des relations publiques (cocktails, dîners de vernissage, etc.) seront discrètement couverts par la galerie ou le consortium qui le promeuvent.

    Mais surtout, clé de voûte de l'opération, tout comme les réserves de la Banque centrale garantissent l'émission des monnaies, le patrimoine du musée - les collections nationales exposées sur les murs ou gardées dans les réserves, tout comme l'or de la Banque de France dans ses caves - semblera, selon un ingénieux stratagème, garantir la valeur des propositions émises par le marché privé, soit deux ou trois galeries, une salle de ventes et quelques spéculateurs.

    Bien sûr, ce n'est en rien la "valeur" de l'oeuvre, c'est seulement le "prix" de l'œuvre qui est pris en compte, tel qu'on le fait monter dans les ventes. Bien sûr aussi, comme dans la chaîne de Ponzi, le perdant sera celui qui, dans ces procédés de cavalerie, ne réussira pas à se séparer de l'œuvre assez vite pour la revendre : le dernier perd tout.

    Mais, à propos du sens de l'art et de la puissance des images, c'est le vieux débat sur l'idolâtrie et l'iconoclasme qui semble revenir : violence de Byzance au VIIIe siècle, de la Réforme en Allemagne et en Angleterre, du vandalisme des révolutionnaires, et près de nous, des régimes totalitaires et de leur politique de censure. Dans ce débat, ce sont les musées et les institutions culturelles qui jouent désormais le rôle décisif.

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    Les émeutes des communautés musulmanes à propos des caricatures de Mahomet sont encore dans toutes les mémoires. A Milan tout récemment, c'est la communauté juive qui a interdit l'exposition publique de la dernière oeuvre de Maurizio Cattelan, représentant Hitler. Les juifs et les musulmans réagissent violemment à l'usage si libre que nous faisons des images en Occident, comme si l'image était à notre entière disposition et qu'on pût lui laisser dire n'importe quoi, jusque dans l'immonde. La communauté chrétienne, ou ce qu'il en reste, demeure en revanche étrangement silencieuse : l'effigie du pape Jean Paul II frappé par une météorite, La Nona hora, oeuvre du même Cattelan, vendue pour 3 millions de dollars (soit 2,182 millions d'euros) par Christie's en 2004, n'a suscité aucun scandale et elle est toujours benoîtement exposée. Indifférence, ignorance, cynisme ou aveuglement ? Ou bien l'autorité de nos musées est-elle devenue si forte qu'elle étouffe les indignations ?

    Jean Clair

    Le Monde , 3 octobre 2010

     

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