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Textes - Page 21

  • Le petit catéchisme du "genre"...

    "Gender studies", "queer theory"... Fini le normativisme de la sexuation et le différentialisme sexuel : place au choix, aux essais, au trans-genre... Bref, une nouvelle vague de politiquement correct à l'américaine déferle sur la France, et ce néo-catéchisme pour bobo libertaire fera l'objet d'un enseignement obligatoire à Sciences Po... Nous reproduisons ici un point de vue de la journaliste Frédérique de Watrigant publié par Valeurs actuelles dans son numéro 3853 (du 30 septembre au 6 octobre 2010).

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    Sciences Po frappé par le genre

    Les études sur le genre entrent à Sciences Po : une première conférence a été donnée le 27 mai et les enseignements seront obligatoires pour tous les étudiants à la rentrée 2011. Le programme de recherche et d'enseignement des savoirs sur le genre porte un nom prémonitoire : "Présage". Car en s'intégrant dans les cours dès le Collège universitaire de Sciences Po, il risque fort de mettre en péril les fondements pédagogiques d'un institut qui a largement fait ses preuves en fournissant à notre pays la majorité de ses cadres politiques depuis des décennies. Une nouvelle pierre apportée par son très médiatique directeur, Richard Descoings, pour transformer la vénérable maison selon ses vues personnelles.

    Pour comprendre ce qui est en jeu, il faut d'abord préciser ce que recouvrent les études sur le genre (plus connues sous le nom de gender studies) et la théorie du genre. Or la première difficulté naît du terme lui-même, dont le contenu sémantique est extrêmement large. En français, "études de genre" renvoie aux statistiques sur le sexe, aux "sexospécificités" en sociologie, à l'égalité des sexes en droit, à la parité en sciences politiques ... En bref, les études sur le genre recouvrent une nébuleuse dont il est très difficile de comprendre la portée, d'autant qu'elle se dissimule derrière des objectifs de promotion de la femme dans tous les domaines de la vie sociale et de combat contre les injustices sociales découlant des inégalités sexuelles.

    La confusion sémantique est une manière de voiler la conception anthropologique plus que singulière induite par la théorie du gender. Selon celle-ci, le genre désigne le sexe social, c'est -à -dire ce qui est déterminé par l'environnement social et culturel. Le sexe n'est plus perçu comme une différence biologique déterminée dès la naissance par la nature, mais comme une construction sociale déterminée par la culture. Plus encore, la différence des sexes est une aliénation imposée par la nature. Pour être libre, l'individu doit pouvoir choisir et construire sa propre identité sexuelle; d'où la substitution dans le vocabulaire du genre, masculin - féminin, au sexe, homme- femme, car l'individu serait mieux caractérisé par son orientation sexuelle que par son identité. Or, n'en déplaise aux partisans du gender, la réalité c'est que nous naissons homme ou femme et que cette condition ne peut être niée, sous prétexte qu'il existe une infime minorité de cas de confusion ou de transformation de l'identité sexuelle. La théorie du gender n'est qu'une nouvelle élucubration conçue par des intellectuels américains qui nient la réalité sociale pour créer un Homo sapiens selon leurs désirs. Le gender est d'ailleurs contesté par des scientifiques qui constatent qu'il est impossible de s'affranchir du déterminisme biologique. L'anthropologue Françoise Héritier (professeur honoraire au Collège de France) rappelait que « la différence des sexes - à la fois anatomique, physiologique et fonctionnelle - est à la base de la création de l'opposition fondamentale qui permet de penser ». Si le présupposé de sexe conçu comme exclusivement social est faux, comment peut-on de manière critique, comme le veulent les savoirs sur le genre, interroger la réalité sociale à travers cette grille d'analyse?

    Le propre de Sciences Po, qui s'appuie majoritairement sur l'enseignement de l'histoire, est de former les esprits à l'analyse critique. La solide culture générale que les étudiants y acquièrent vient de leur confrontation à différentes écoles de pensée ; ils apprennent ainsi à utiliser plusieurs portes d'entrée pour appréhender la réalité, et le résultat à la sortie donne des cadres parfaitement polyvalents, comme le montre la diversité des parcours professionnels des diplômés de l'école.

    C'est pourquoi la seconde objection à cet enseignement porte sur le caractère obligatoire des cours alors même que la plupart des enseignements à Sciences Po ne le sont pas. D'autant qu'il n'est pas question de proposer des enseignements contradictoires, permettant aux étudiants de porter un regard critique sur ces savoirs. Il ne s'agit pas en effet d'ajouter seulement une chaire de recherche, mais « de former l'ensemble des étudiants(es) de Sciences Po à la pensée sur le genre », comme il est précisé sur le site de Présage.

    Former signifie aussi façonner et donc faire entrer dans les cerveaux des plus jeunes une conception de la réalité on ne peut plus contestable, parce qu'irréelle. Le fait de cette obligation démontre bien qu'il s'agit avant tout de propager cette théorie au sein même des futures élites de notre pays, Sciences Po servant ici de simple cheval de Troie.

    Sensibiliser les étudiants aux inégalités politiques et économiques objectives entre les hommes et les femmes en leur proposant de les étudier en droit et en économie est une chose. S'attaquer à la conception de l'être humain en est une autre, autrement plus grave pour la cohésion et l'avenir de notre société.

    Frédérique de Watrigant (Valeurs actuelles, du 30 septembre au 6 octobre 2010 

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  • Contre l'art des traders !...

    Nous reproduisons ici un point de vue de Jean Clair sur un certain art contemporain qui a été publié dans le Monde daté du 3 octobre 2010. Historien de l'art, plusieurs fois directeur de musée et d'exposition, il est aussi écrivain et est , notamment, l'auteur d'un Journal atrabilaire.

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    Contre l'art des traders

    Jeff Koons est devenu l'artiste le plus cher du monde. La mutation s'est faite à l'occasion des transformations d'un marché de l'art qui, autrefois réglé par un jeu subtil de connaisseurs, directeurs de galeries d'une part et connaisseurs de l'autre, est aujourd'hui un mécanisme de haute spéculation financière entre deux ou trois galeries, une maison de ventes et un petit public de nouveaux riches. Koons ne se présente plus échevelé comme les romantiques, moins encore nu et ensanglanté comme les avant-gardistes des années 1970, mais comme un trader, attaché-case à la main et rasé de frais, fondu dans son nouveau public comme si, à défaut de faire œuvre, l'involution en avait fait un Homo mimeticus.

    Le grand défaut de la peinture, de la sculpture, c'est qu'elles ne sont pas drôles. "Belle... comme un rêve de pierre" : d'une beauté impossible à dérider. L'art plastique avait, pour cette raison même, échappé jusque-là à la culture "festive" où notre civilisation croit connaître son accomplissement.

    Heureusement sont apparus Versailles et Takashi Murakami, le Louvre et ses bouffons, le Palazzo Grassi et Jeff Koons : les musées se sont fait une spécialité des échanges entre "low culture" et "high culture". Plaisir de l'avilissement, reflet de ce que Proust eût appelé le snobisme de la canaille, propre aux élites en déclin et aux époques en décadence. L'objet d'art, quand il est l'objet d'une telle manipulation financière et brille d'un or plaqué dans les salons du Roi-Soleil, a plus que jamais partie liée avec les fonctions inférieures, exhibant les significations symboliques que Freud leur prêtait.

    Il y a une dizaine d'années, à New York, une exposition s'était intitulée "Abject art : Repulsion and Desire". Ce fut le premier pas dans l'immonde. On n'était plus dans le subjectus du sujet classique, on entrait dans l'abjectus de l'individu post-humain. C'était beaucoup plus que la "table rase" de l'avant-garde, qui prétendait desservir la table dressée pour le festin des siècles. L'art de l'abjection nous entraînait dans le postprandial : ce que le corps laisse échapper de soi quand on a digéré. C'est tout ce qui se réfère à l'abaissement, à l'excrétion, au scatologique.

    Du culte à la culture, de la culture au culturel, du culturel au culte de l'argent, c'est tout naturellement qu'on est tombé au niveau des latrines : Marc Quinn et son buste fait de son propre sang congelé, Orlan et sa chirurgie faciale, Gober et ses sculptures en cire et en poil humain, Damien Hirst et ses animaux disséqués dans du formol, Gasiorowski usant de ses propres fèces pour confectionner son jus d'atelier, Serrano et son Piss Christ et, avec eux, envahissant, ce compagnon accoutumé de l'excrément, son double sans odeur : l'or, la spéculation, les foires de l'art, les entrepôts discrets façon Schaulager à Bâle, ou les musées anciens changés en des showrooms clinquants, les ventes aux enchères, enfin, pour achever le circuit, faramineuses, obscènes...

    Quel sens cela a-t-il ? Pourquoi le socius a-t-il besoin de faire appel à ce ressort "artistique" quand son ordre n'est plus assumé ni dans l'ordre du religieux ni dans l'ordre du politique ? Est-ce le désordre scatologique, qui s'étale et qui colle, qui peut nous assurer de cette cohésion qui lui fait défaut ?

    Je serais tenté de citer le philosophe Agamben, son Homo sacer (Seuil, 1997-2003), fascination et répulsion, tabou et impunité. Ce sacer, dans les années 1930, des gens comme Leiris, Caillois et Bataille en avaient fait l'assise de leur esthétique, une littérature, mais aussi un art fondé sur le dégoût et la volupté de l'immonde. Chez Sartre, à la même époque, La Nausée instaurait une littérature du visqueux, du gluant, de ce qui coule, de ce qui n'a pas de forme... Au moins y avait-il encore un sacré pour permettre un sacrilège.

    Mais ces manifestations infantiles marquent un retour à quelque chose de beaucoup plus archaïque en nous. Et leurs auteurs sont une possible illustration de ce que Marcel Gauchet appelle "l'individu total", c'est-à-dire celui qui considère n'avoir aucun devoir vis-à-vis de la société, mais tous les droits d'un "artiste", aussi "total", totalitaire que l'Etat jadis, à travers qui transparaît le fantasme de l'enfant qui se croit tout-puissant, et impose aux autres les excréments dont il jouit.

    Est arrivée entre-temps la crise de 2008. Subprimes, titrisations, pyramide de Ponzi : on prit conscience que des objets sans valeur étaient susceptibles non seulement d'être proposés à la vente, mais encore comme objets de négoce, propres à la circulation et à la spéculation financière la plus extravagante. Les procédés qui permettent de promouvoir et de vendre une œuvre dite d'"art contemporain", sont comparables à ceux qui, dans l'immobilier comme ailleurs, permettent de vendre n'importe quoi et parfois même rien.

    Soit un veau coupé en deux dans sa longueur et plongé dans un bac de formol. Supposons à cet objet de curiosité un auteur et supposons du coup que ce soit là une œuvre d'art qu'il faudra lancer. Quel processus permettra de la faire entrer sur le marché ? Comment, à partir d'une valeur nulle, lui assigner un prix et le vendre à quelques millions d'euros l'exemplaire, et si possible en plusieurs exemplaires ? Question de créance : qui fera crédit à cela, qui croira au point d'investir ?

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    Hedge funds et titrisations ont offert un exemple de ce que la manipulation financière pouvait accomplir à partir de rien. On noiera d'abord la créance douteuse dans un lot de créances un peu plus sûres. Exposons le veau de Damien Hirst près d'une œuvre de Joseph Beuys, ou mieux de Robert Morris - œuvres déjà accréditées, ayant la notation AAA ou BBB - sur le marché des valeurs, un peu plus sûres que des créances pourries. Faisons-la entrer par conséquent dans un circuit de galeries privées, limitées en nombre et parfaitement averties, ayant pignon sur rue, qui sauront répartir les risques encourus. Ce noyau d'initiés, ce sont les actionnaires, finançant le projet, ceux qui sont là pour "éclairer", disent-ils, spéculateurs de salles de ventes ou simples amateurs, ceux qui prennent les risques. Ils sont au marché de l'art ce que sont les agences de notation financière mondiale, supposées guider les investisseurs, mais en fait manipulant les taux d'intérêt et favorisant la spéculation. Promettons par exemple un rendement d'un taux très élevé, 20 % à 40 % la revente, pourvu que celle-ci se fasse, contrairement à tous les usages qui prévalaient dans le domaine du marché de l'art fondé sur la longue durée, à un très court terme, six mois par exemple. La galerie pourra même s'engager, si elle ne trouvait pas preneur sur le marché des ventes, à racheter l'œuvre à son prix d'achat, augmenté d'un léger intérêt.

    On obtiendra enfin d'une institution publique, un grand musée de préférence, une exposition de cet artiste : les coûts de la manifestation, transport, assurances, catalogue, mais aussi les frais relevant de la communication et des relations publiques (cocktails, dîners de vernissage, etc.) seront discrètement couverts par la galerie ou le consortium qui le promeuvent.

    Mais surtout, clé de voûte de l'opération, tout comme les réserves de la Banque centrale garantissent l'émission des monnaies, le patrimoine du musée - les collections nationales exposées sur les murs ou gardées dans les réserves, tout comme l'or de la Banque de France dans ses caves - semblera, selon un ingénieux stratagème, garantir la valeur des propositions émises par le marché privé, soit deux ou trois galeries, une salle de ventes et quelques spéculateurs.

    Bien sûr, ce n'est en rien la "valeur" de l'oeuvre, c'est seulement le "prix" de l'œuvre qui est pris en compte, tel qu'on le fait monter dans les ventes. Bien sûr aussi, comme dans la chaîne de Ponzi, le perdant sera celui qui, dans ces procédés de cavalerie, ne réussira pas à se séparer de l'œuvre assez vite pour la revendre : le dernier perd tout.

    Mais, à propos du sens de l'art et de la puissance des images, c'est le vieux débat sur l'idolâtrie et l'iconoclasme qui semble revenir : violence de Byzance au VIIIe siècle, de la Réforme en Allemagne et en Angleterre, du vandalisme des révolutionnaires, et près de nous, des régimes totalitaires et de leur politique de censure. Dans ce débat, ce sont les musées et les institutions culturelles qui jouent désormais le rôle décisif.

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    Les émeutes des communautés musulmanes à propos des caricatures de Mahomet sont encore dans toutes les mémoires. A Milan tout récemment, c'est la communauté juive qui a interdit l'exposition publique de la dernière oeuvre de Maurizio Cattelan, représentant Hitler. Les juifs et les musulmans réagissent violemment à l'usage si libre que nous faisons des images en Occident, comme si l'image était à notre entière disposition et qu'on pût lui laisser dire n'importe quoi, jusque dans l'immonde. La communauté chrétienne, ou ce qu'il en reste, demeure en revanche étrangement silencieuse : l'effigie du pape Jean Paul II frappé par une météorite, La Nona hora, oeuvre du même Cattelan, vendue pour 3 millions de dollars (soit 2,182 millions d'euros) par Christie's en 2004, n'a suscité aucun scandale et elle est toujours benoîtement exposée. Indifférence, ignorance, cynisme ou aveuglement ? Ou bien l'autorité de nos musées est-elle devenue si forte qu'elle étouffe les indignations ?

    Jean Clair

    Le Monde , 3 octobre 2010

     

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  • Rompre avec la globalisation !

    Nous reproduisons ici le dernier d'une série de quatre article de l'économiste Jacques Sapir, publié par le site du magazine Marianne au cours de la dernière quinzaine. Cet auteur, qui devrait prochainement publier au Seuil un essai intitulé La déglobalisation, propose ici "un scénario de rupture décisive" pour remettre l'Europe sur les rails d'une politique indépendante.

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    Changer l'Europe pour rompre avec la globalisation

    Ainsi, il faut admettre les vertus de l’exemplarité. Les réformes qui nous conduiraient vers cette mise en parenthèses partielle vis-à-vis de la globalisation seraient d’autant plus efficaces si elles étaient partagées par un groupe de pays. La question se pose alors de savoir si ce groupe de pays pourrait être l’Europe, et sinon qui pourrait en faire partie.

    L’Europe telle qu’elle existe de manière institutionnelle, soit l’UE-27, ne remplit aucune des conditions pour une rupture avec la globalisation. Elle est trop engagée dans ce processus pour que l’on espère pouvoir attirer vers les positions que l’on a présentées les 26 autres pays. Les directives de Bruxelles en ont été les vecteurs. Mais d’un autre côté, elle est aussi trop étroite.

    En fait, le projet que l’on a dessiné s’adresse aussi à des pays qui sont hors de l’UE, mais qui ne sont pas nécessairement hors de l’Europe, entendu cette fois dans le sens géographique. La Russie pourrait être ainsi concernée. Ce projet concerne tous les pays qui seraient prêts à reconfigurer l’Europe. Le choix présenté -soit poursuivre dans la voie actuelle de l’Europe avec son cortège de faible croissance et de soumission à la globalisation, soit entamer un nouveau cours donnant la priorité à la croissance la plus forte possible, au plein-emploi et à l’émergence d’un nouveau projet social-, provoquera une cassure décisive au sein de nos partenaires. Mais encore faut-il que ce choix ne soit pas virtuel. C’est par la concrétisation unilatérale des premières mesures de ce choix que nous pourrons voir quels sont les pays qui sont réellement prêts à nous suivre.

    On dira que ceci nous mettrait au ban de l’Union Européenne dont nous ne respecterions plus la lettre des traités. Notons ici qu’un simple artifice permettrait de lever cette hypothèque. Les directives les plus nocives ne seraient pas abolies mais simplement suspendues jusqu’à de nouvelles discussions. Notons encore qu’il y a peu à craindre de Bruxelles. Les procédures y sont longues. De plus en cas de sanctions financières, il suffit de décider de prélever sur le montant de notre contribution au budget de l’UE la somme de l’amende. Nous n’avons pas à avoir peur d’un conflit pour ce genre de raison. Il faut regarder plus loin. Le vrai problème est celui de la légitimité. Or, sur ce point, un précédent nous donne raison.

    Il faut ainsi savoir que la supériorité des règles et lois nationales sur les directives européennes a été affirmée, une nouvelle fois, en Allemagne lors d’un arrêt de la Cours Constitutionnelle de Karlsruhe. Cet arrêt du 30 juin 2009 stipule en effet qu’en raison des limites du processus démocratique en Europe, seuls les États Nations sont dépositaires de la légitimité démocratique (1).

    En décidant de suspendre temporairement l’application de certaines des directives européennes, nous serions ainsi dans notre droit. C’est l’Union Européenne qui serait sommée, soit de les réécrire et de rouvrir le débat sur la globalisation financière et la globalisation marchande, soit d’entrer dans un processus d’explosion. Certaines des mesures que l’on a proposées auraient de tels effets sur nos voisins qu’il leur faudrait les imiter au plus vite ou accepter de voir leur propre situation se dégrader.

    La politique que nous préconisons loin de nous isoler susciterait l’imitation, et à partir de là ouvrirait la voie à de nouvelles coordinations. Mais, il est effectivement probable – et il faut le reconnaître et l’assumer - qu’elle signifierait la mort de l’Europe telle que nous la connaissons, et par là la naissance de nouvelles alliances. 
     
    Comment pourrait-on alors procéder ? On oublie trop souvent la présence au sein de la Constitution française d’un instrument adapté aux situations d’urgence. C’est l’article 16. Qui aujourd’hui peut contester que le fonctionnement de nos institutions (y compris sociales…) et l’indépendance de notre pays ne sont pas immédiatement et directement menacées ? L’usage de l’article 16 est ainsi parfaitement légitime. Les mesures concernant la mise en œuvre sont des actes de gouvernement que le Conseil d’État n’a pas à juger (2).

    Prenons alors le cas de l’euro. Il n’est nullement besoin de sortir immédiatement de la zone Euro. Au contraire, il serait plus intéressant de chercher à la faire évoluer dans le sens d’une zone de coordination des politiques monétaires autour d’une monnaie commune venant s’ajouter aux monnaies nationales. Dans le cadre de l’article 16, le gouvernement peut alors demande à la Banque de France qu’elle opère des avances de trésorerie libellées en euro pour couvrir une partie de la dette publique qui serait ainsi rachetée par échange de bons du Trésor. Non seulement nous ferions baisser le poids des intérêts (2,5% du PIB), mais nous nous libérerions de la pression exercée par les agences de notation. Il ne faut pas avoir de craintes pour le financement ultérieur de la dette, car notre taux d’épargne y suffit amplement, surtout si nous prenons les mesures qui s’imposent pour que cette épargne n’aille pas se perdre dans des spéculations étrangères. Avec le retour à un contrôle des capitaux, nous retrouverions la maîtrise de nos taux d’intérêt.

    Bien sur, il nous faut nous attendre à des protestations indignées du gouvernement allemand. Mais, quelles en sont ses possibilités d’actions ? Soit c’est l’Allemagne qui décide de sortir de la zone Euro avec certains de ses voisins immédiats (Pays-Bas, Autriche, etc…), et elle se tirera alors une magnifique balle dans le pied quant on connaît la structure de son commerce. En effet, le retour au mark s’accompagnerait d’une hausse brutale du taux de change (et donc d’une dévaluation en notre faveur). Soit elle accepte de négocier une évolution graduelle de la zone Euro vers le principe d’une monnaie commune, mais avec des garanties contre des dévaluations trop brutales de notre part. Dans un cas comme dans l’autre, nous sommes gagnants. Nous le sommes plus dans la seconde de ces hypothèses, qui correspond à une issue concertée à cette crise, mais nous le sommes aussi dans la première de ces hypothèses.
    On pourrait répéter l’exercice sur l’ensemble des points ici évoqués. Les avantages que nous retirerions d’une telle politique seraient tels qu’ils inciteraient immédiatement d’autres pays à nous imiter. Dès lors pourraient s’ouvrir des négociations, soit pour réviser les traités européens, soit pour les réécrire sur la base d’un nouveau noyau de pays et en y associant de nouveaux partenaires.

    Le scénario que l’on décrit ici n’est donc pas celui d’un « splendide isolement » de la France mais d’une rupture rebattant les cartes et mettant nos partenaires au pied du mur. C’est un scénario d’initiative décisive. Nous aurions enfin la possibilité de remettre la construction européenne sur ses rails, et de lui faire emprunter la voie dont elle n’aurait jamais du se départir de la recherche du plein-emploi et du progrès social.

    Aujourd’hui, et plus que jamais, la parole ne doit pas être aux apôtres du renoncement, à tous ceux qui se situent dans la filiation historique et morale de cette capitulation de fait que fut l’Armistice de 1940. Nous devons nous inspirer des préceptes que Danton fit un jour retentir : « de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace ».
    (1) Voir H. Haenel, Rapport d’Information n° 119, Sénat, Session Ordinaire 2009-2010, Paris, 2009.

    (2) Arrêt Rubin de Serven du 2 mars 1962.

    Lundi 20 Septembre 2010
    Jacques Sapir - Economiste

    Source : http://www.marianne2.fr

    Pour lire les trois premiers volets de ce texte : Jacques Sapir: marché, monnaie, commerce, la France a été naïve, Jacques Sapir: France et Europe, prenez garde à la globalisation! et Jacques Sapir (3) : une autre croissance pour une autre société

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  • Polemos

    Nous reproduisons ici "« Polemos » ou de la nature des choses" un texte de Jean-François Gautier publié dans le numéro 33 de la revue Krisis, paru cet été et consacré à la guerre. Jean-François Gautier est essayiste, musicologue et historien des sciences. Il a notamment publié L'univers existe-t-il ? aux éditions Actes Sud.

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    "Le célèbre fragment d’Héraclite Polemos pantôn pater esti a souvent été traduit par « la guerre est mère de toute chose » (1). C’est trop en faire, ou trop peu. La guerre, conflit armé, est certes une expression du polemos, la plus tragique, ou la plus violente, mais elle n’en épuise pas la signification dans la mentalité grecque archaïque. Celle-ci appréhende en effet la différence conflictuelle comme un principe moteur de l’identité, et pas seulement dans les discordes entre personnes ou entre cités. Héraclite lui-même rassemble sous le même modèle, directeur et divin, des oppositions dichotomiques et fondatrices telles que : jour/nuit, hiver/été, guerre/paix, satiété/faim (2), etc. Une telle extension n’est pas propre au poète éphésien. Si l’on examine par exemple le début de la Théogonie d’Hésiode, on trouve un autre type de configuration qui rappelle le polemos héraclitéen : de Chaos naissent, tout à la fois, Ouranos et Gaïa, c’est-à-dire deux opposés apparaissant en même temps que le principe qui les met en relation, Eros (3). Dans cette trilogie initiale, induite de la béance nommée Chaos, l’Eros premier ne produit rien, mais permet à Ouranos et Gaïa de s’éprouver comme différents et d’engendrer. Eros est, en quelque façon, la source féconde dont s’exhaussent d’un même éclair la paternité et la maternité, la différence et l’union, lesquelles initient la production, la génération. Dans une autre théogonie, celle des Rhapsodes, Eros est le produit de l’œuf primitif et, dans le même mouvement, le masculin/féminin, origine du monde. Cette ambiguïté de l’Eros placé à la source des différences, qui les conjoint et les disjoint, exprime dans la mentalité antique une forme divine, une hypostase du polemos tel qu’il procède parmi les hommes, par élection, configuration ou confrontation des dissemblances, ce qui est source de mouvement, de génération. Ce que dit bien la suite, souvent omise, du fragment d’Héraclite cité en premier, indiquant que polemos est basileus pantôn, maître de toute chose : « Il indique leur place à ceux qui sont des dieux et à ceux qui sont des hommes ; il fait les uns esclaves et il fait les autres hommes libres. » Héraclite précise ailleurs que « Polemos est inhérent à tout. Dikè [le droit] n’est rien que dispute [eris], et toutes choses sont engendrées par dispute » (4). En d’autres termes le polemos, catégorie incluant l’eris, joute ou dispute, contient, indiscernables, le conflit sans lequel le droit n’aurait pas de signification (eris), et l’équilibre fécond de la puissance de chacun (eros) ; il en est le principe révélateur en même temps que générique ou, pour reprendre une expression de Cicéron, genus sua sponte fusum, la manifestation d’« une forme qui se développe d’elle-même ».

    Pour comprendre Héraclite, il est ainsi nécessaire d’inclure dans l’intellection de polemos son exact opposé, eïrènè, la paix. Héraclite conteste ici Homère, lequel appelait de ses vœux, dans l’Iliade, la disparition de toute dispute entre les dieux et entre les hommes (5). Au témoignage d’Aristote, Héraclite aurait affirmé qu’une telle annulation des opposés était inimaginable, « car il n’y aurait pas d’harmonie sans l’aigu et le grave, ni d’animaux sans les contraires que sont mâle et femelle » (6). La reconnaissance des oppositions est ici présentée très explicitement comme l’un des éléments ou des objectifs majeurs de la prudence antique, cette vertu propre à la sagesse. L’ancienne médecine en avait tiré ses principes d’analyse des équilibres physiologiques entre le chaud et le froid, le sec et l’humide, l’aérien et le terrien, l’aquatique et le fugéen, toutes choses qui, dérangées de leur contexte, considérées hors du point de vue qui leur donne un sens, paraissent naïves ou fautives à un esprit moderne. Du point de vue antique, celui de la saisie équilibrée de l’ordre du monde et de la coprésence de ses contraires, il faut comprendre, prendre ensemble, les deux termes polemos et eïrènè, deux opposés appartenant à un seul et même processus générateur, universel, qui leste d’un peu de perspicacité ou de clairvoyance l’examen de ce qui se joue dans les relations entre les hommes et entre les cités.

    Il faut tenir compte bien sûr dans cette observation de ce qui est propre à l’humain, et qui constitue au regard des Grecs une erreur fatale, à savoir l’hubris, la démesure. Il existe dans la conduite de la guerre une outrance, inconnue des animaux, et qui est propre aux hommes. Ceux qui mènent une guerre considérée comme sa propre fin, et cherchent à annihiler l’ennemi, font disparaître de l’horizon la paix sans laquelle la guerre n’a pas de signification. Or si la guerre est non pas inclusive mais exclusive de son opposé, elle conduit au désert, à une mort universelle dans laquelle « il ne se passerait plus rien et plus rien ne viendrait au jour » (7). Telle est bien l’erreur des bellicistes, à vouloir anéantir leur ennemi. Il existe une erreur symétrique, celle des pacifistes qui, à préférer la paix à tout prix, préparent leur propre anéantissement, c’est-à-dire leur esclavage chez les autres, comme si la guerre qu’ils condamnent au nom d’une morale individuelle était inessentielle et évitable, alors qu’elle fait partie constituante des relations empiriques, et est en ce sens inévitable, de cet ordre de nécessité à l’œuvre dans ‘il vente’, ‘il pleut’ ou ‘il fait chaud’. Le modèle qui subsume cette alternative est donné, chez les Grecs, par les jeux et la lutte. Non que la guerre entre cités soit un jeu comparable à ceux que pratiquent les enfants ou les athlètes, mais elle doit se soumettre aux mêmes règles de justice et d’équanimité que la joute agréée à Olympie. Le poète Ménage, dans cette lignée-là, à ce qu’en rapporte Littré (8) dérivait le terme français « joute » du latin justus : justa pugna, le combat régulier. C’est seulement « à la régulière » que, du combat, émerge une signification.

    Certes, la transformation des techniques militaires a mené, comme le soulignait Ernst Jünger très tôt après la Grande Guerre, à la mise en œuvre de guerres totales dans lesquelles l’écrasement de l’ennemi, voire son anéantissement, est à l’ordre du jour. Ce développement tendanciel, comme l’ont noté Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux, vient déposséder la première fonction dumézilienne de ses prérogatives souveraines d’alliance, au profit d’une seconde fonction guerrière à tendance hégémonique, qui nie l’intérêt de l'accord, du contrat ou du pacte, et refuse de se soumettre au contrôle et aux fins du pouvoir souverain, en s’autonomisant dans ce que Deleuze nomme une « machine de guerre ». Du point de vue d’une telle machine, il est indispensable de détruire l’ennemi. Mais c’est négliger une réalité élémentaire, propre au conflit constitutif de la relation : que les deux adversaires n’existent, d’une certaine manière, que dans et par leur réciprocité, et que la disparition de l’un - même relative - affaiblit l’autre, ne serait-ce qu’en l’inclinant à baisser la garde sans proportion adaptée à la menace. On peut comprendre de cette manière l’absurdité du Traité de Versailles de 1919 qui, en humiliant l’Allemagne, affaiblissait la France, ce que la suite des événements n’a pas manqué de souligner en 1939. Ou, dans la même optique, l’échec des complexes militaro-indutriels américain (Vietnam) ou russe (Afghanistan) sur des terrains où leur supériorité technique était pourtant indiscutable.

    Ici s’éclaire la double nature du polemos qui, parce qu’elle est empirique et non purement rationnelle ou procédurale, superpose plusieurs réalités, et donc plusieurs logiques. Il y a tout d’abord celle de la lutte, qui oppose deux contraires : victoire et reddition. En dehors de la mort qui peut être son destin, le soldat est confronté à cette dichotomie, soit vaincre, soit se rendre. Le point de vue est technique, et dépend des règles et des armes. Mais il y a aussi, associée à la précédente et la subsumant, la logique du conflit, qui met en présence deux autres contraires, polemos et eïrènè, guerre et paix, discorde et traité. En d’autres termes, la lutte en tant qu’expression de la seconde fonction dumézilienne n’exclut pas, mais induit, la guerre en tant que relevant d'une décision de la première fonction. L’histoire moderne a montré à de multiples reprises combien la guerre totale conduit à une impasse en évinçant - au moins temporairement - l’accord potentiel qui donne un sens à la guerre. Les deux derniers conflits français, au Vietnam et en Algérie, ou les derniers conflits américains, au Vietnam et en Irak, sans parler de celui en cours en Afghanistan, ont mené à ce type d’impasse, et ont conduit à des accords tardifs qui, loin de refléter les conditions de la lutte, souvent techniquement victorieuse, ont traduit les modalités de guerres politiquement mal conduites, dans lesquelles l’horizon de la paix avait par avance été négligé, méprisé, voire exclu, dans un processus tel que le motif de la guerre n’ayant pas été éclairci ou précisé, les moyens ont été confondus avec le prétexte, ou le prétexte avec les fins.

    On notera ici combien la lutte, dans la durée, avec les efforts, les volontés, les courages et les énergies qu’elle oppose et engage, oblige au dépassement (alèthéïa) d’un tel oubli de la paix, et au dégagement progressif d’un horizon d’accords ou de contrats sans lequel les belligérants s’enlisent, non seulement sur le terrain, mais aussi dans des querelles politiques internes qui repolitisent immanquablement la guerre externe. Les dernières guerres coloniales anglaises, françaises ou américaines ont montré ce genre de contraintes, telles que c’est bien la menace d’une discorde interne devenue difficilement surmontable, voire le spectre d’une guerre civile (manifestations américaines contre l’intervention en Asie du sud-est, 1967), qui incite à des accords politiques externes concluant les conflits empiriques. Il y a dans ce processus, si l'on peut s'exprimer ainsi, une réinjection d'Héraclite dans Dumézil : le conflit entre deux armées est une apparence ; un autre affrontement se joue aussi dans les guerres, un conflit, dans chaque camp, entre la première et la troisième fonctions. Thucydide en donne un exemple clair, celui de la rencontre des ambassades des Méliens et des Athéniens. Aux premier venus plaider la cause de leur neutralité (tel était l'intérêt de leur faiblesse interne) les Athéniens répondent : « Non, votre hostilité nous fait moins de tort que votre neutralité ; celle-ci est aux yeux de nos sujets une preuve de notre faiblesse ; celle-là un témoignage de notre puissance... » (9) Les conflits internes sont ici clairement décrits comme présents dans les conflits externes ; ils seront donc présents dans leur résolution politique.

    Autant dire que si ab initio le motif de la guerre masque ses fins, le déroulement de la guerre, quant à lui, ne manque pas de rappeler que cette fin est à construire (poïeïen) de manière politique, et non selon une logique militaire ou une technique de la lutte. L’un des rares dirigeants à appliquer cette prudence fut Henry Stimson, secrétaire d’Etat de Hoover de 1929 à 1933, puis dans les administrations Roosevelt et Truman. Il considérait, bien avant la guerre, qu’il serait impossible de nouer des relations diplomatiques avec un Etat conquis et détruit par la force. En 1945, il s’opposa avec fermeté, pour cette même raison, au bombardement atomique de Kyoto, capitale impériale et religieuse d'un Japon millénaire, et premier objectif inscrit sur la liste du général Groves, responsable militaire du projet Manhattan. Il dévia ainsi l’arme fatale vers Hiroshima et laissa relativement ouvert le devenir des relations nippo-américaines, ce que la destruction de Kyoto eût interdit, du fait de sa puissance symbolique.

    Si l’adage clausewitzien selon lequel « la guerre est la simple continuation de la politique par d’autres moyens » a bien un champ d’application dans l’étude polémologique, force est de constater qu'il peut, de manière tout aussi éclairante pour l’analyse des faits, s’inverser en un autre adage selon lequel « la paix est la continuation de la guerre par d’autres moyens politiques », étant entendu que, dans ce cas, le traité n’élimine pas la réalité fondamentale du polemos mais la subsume, au moins durant le temps où les ennemis d’hier s’accordent à appliquer les clauses du traité. Raison pour laquelle tout contrat ou pacte humiliant l’ennemi, et rendant de ce fait ses clauses insupportables et inapplicables dans la durée, prépare certainement la guerre suivante. On peut relire à cette aune les péripéties des guerres du Péloponnèse telles que les transcrit Thucydide, lequel leur donne une typicité universelle « tant que la nature des hommes restera identique ». Il considère que la pensée de la guerre n’est pas pratique, empirique, ou démonstrative par elle-même, mais devient belligène sous l’empire d’une représentation, celle du danger qu’il y aurait, du point de vue d’Athènes, à laisser croître la puissance de Sparte, ou réciproquement. De la guerre en cours et de son horizon plus lointain, Périclès disait aux Athéniens : « Sachez prévoir un avenir noble en même temps qu’un présent sans honte, et qu’un zèle immédiat vous conduise à ce double but. » (10). Il visait les assauts actuels entre cités, en même temps que l’avenir de la Grèce. De sorte qu’il est légitime de reprendre, à propos du polemos, la qualification de diplopie utilisée par Merleau-Ponty à propos de l’ontologie : polemos incline à une double vision, binoculaire, de deux réalités à imager dans le même dispositif, celle du combat technique confié aux militaires, et celle du différend politique arbitré par la souveraineté. Cette diplopie est le signe de la nature même du polemos ; non pas une théorie dont le discours épuiserait les potentialités, mais une réalité sans cesse en devenir, jamais résolue parce que jamais révolue. Autant dire qu’il n’y a pas de plénitude primordiale ou essentielle du politique ; sa réalité polémique le renvoie, comme à son ombre, à ce qu’il doit surmonter sans cesse pour s’exercer pleinement : un polemos équivalant à la « nature des choses » de Lucrèce. En quoi il est bien ce qu’en traduisait Nietzsche : non pas une volonté de puissance, mais un Wille zu Macht, un vouloir vers la puissance.

    Ainsi polemos est mieux compris, considéré comme un processus qui, en tant que tel, n’a ni but ni terme fixé par avance : c’est un horizon nécessaire où se recueille, dans la lutte, sa capacité à éclairer, pour le combattant, l’acte même de lutter et, pour le politique, la disposition de la Cité à assumer ce dont est gros le présent, c'est-à-dire un devenir, son propre devenir. La guerre n'abolit pas l'inimitié réelle, elle se présente plutôt comme l'occasion de son assomption dans l'élucidation d'une impasse politique actuelle. Ce qu'en disaient les Corinthiens venant chercher secours et alliance auprès de Sparte, et plaidant pour cela contre la violation tacite par Athènes des traités antérieurs : « Alliés, nous sommes maintenant face à une nécessité, et cette issue est la meilleure : votez la guerre en ne vous laissant pas effrayer par les difficultés immédiates, mais en aspirant à la paix plus durable qui en sortira. C'est après la guerre que la paix est plus assurée (…). Préparons-nous un avenir sans menace. » (11)

    Le mobile de la guerre serait-il l'espérance (elpis), celle-là même qui gisait au fond de la jarre de Pandore ? Héraclite dit : « Qui n'espère pas l'inespérable ne le découvrira pas : il est introuvable et inaccessible. » (12). Il y a de l'inconnu, et seules les voies de l'expérience créent ce que l'expérience n'a pas encore vécu ni compris. Quand Héraclite dit polemos pantôn pater esti, il n'est pas belliciste. Il constate seulement que vivre est une suite ininterrompue d'apprentissages des relations d'opposition, et une succession de subsumations des contrariétés que l'expérience dévoile. Non que le conflit soit au principe théorique de la réalité, comme sa doctrine la plus sûre, mais plutôt au principe empirique de l'élaboration d'une pensée sage, qui surmonte sans fin les termes des querelles, des dissensions, des compétitions et des ruptures qu'elle découvre comme étant son monde, partagé avec autrui et engendré avec lui. Tout comme 'la guerre à tout prix', le slogan 'la paix à tout prix' n'est qu'un mot d'ordre oublieux de son contraire, et donc paradoxalement belligène. La guerre a un prix. La paix a un prix. Aussi vaut-il mieux laisser au polemos héraclitéen son sens froid de conflit, ce mode d'apprentissage et d'engendrement de toute réalité partagée, par des individus comme par des Cités. Il redevient alors, détaché de la dramaturgie de la guerre, un outil d'analyse efficient.

    On trouvera une application très actuelle des clarifications auxquelles conduit l'analyse polémique, au sens héraclitéen du terme, dans une réflexion de l'anthropologue Claude Lévi-Strauss à propos des pratiquants de l'Islam, décrits comme « incapables de supporter l’existence d’autrui comme autrui. Le seul moyen pour eux de se mettre à l’abri du doute et de l’humiliation consiste dans une 'néantisation' d’autrui, considéré comme témoin d’une autre foi et d’une autre conduite » (13). Si la destruction de gratte-ciels par des avions de ligne (New York, 11 septembre 2001) constitue bien un acte de guerre, elle n'explicite pas pour autant le polemos en cours, auquel répliquerait dans le même registre une invasion de l'Afghanistan. Le polemos, présent bien avant l'acte de guerre, est d'un autre ordre : il réside dans un conflit radical entre l'universel d'une théologie qui n'admet pas d'altérité, et l'universel d'un juridisme formel (droits de l'Homme) qui n'en admet pas non plus. Deux groupes de sociétés culturellement fermées se trouvent ainsi en expansion territoriale sur des terrains communs, et se condamnent réciproquement. L'enchevêtrement des intérêts commerciaux ou énergétiques qui doublent et cachent le polemos fondamental ajoute à la confusion, qu'obscurcissent encore les différences de moeurs ou d'habillements, considérées pour elles-mêmes, hors la souveraineté qui les légitime, contraintes ici par une théologie, libérées ailleurs par un droit. Si les analystes et les chancelleries se penchaient sur les tours et détours qu'emprunte réellement le polemos, ils découvriraient non seulement les ressorts de conflits entre nations, en cours ou à venir, mais encore ceux de bien des conflits internes, latents ou exprimés, entre groupes sociaux ou ethniques. Lesquels menacent le plus gravement, à terme, l'exercice des souverainetés politiques en place ? Les temps à venir apporteront des réponses. Il n'est pas certain qu'elles seront juchées sur des pattes de colombe."

    Jean-François Gautier
    Krisis n° 33 La Guerre

    Notes :
    (1) -Héraclite, Conche fr. 129 = Diels-Kranz fr. 53. « Le conflit est père de toute chose» est une translation évidemment préférable. On rappellera que La guerre, notre mère est le titrage fautif d'une traduction française du livre de Jünger Der Kampf als inneres Erlebnis (1922), mieux transcrit par Le Combat comme expérience intérieure, Bourgois, 1997.
    (2) -Héraclite, C.109 = DK.67
    (3) -C’est l’Eros primitif, à distinguer de l’Eros érotique. Ce second Eros (Hésiode, Théogonie, 201-202) apparaît en compagnie d’Himéros (nostalgie) et Pothos (attraction), et accompagne Aphrodite dès sa naissance.
    (4) -Héraclite, C.128 = DK.80.
    (5) -Iliade, XVIII, 107.
    (6) -Ethique à Eudème, VII, 1, 1235 a 26.
    (7) -Conche, Héraclite, PUF, 1987, p.439.
    (8) -Littré, Dictionnaire de la langue française, s.v. « joute ».
    (9) -Thucydide, La Guerre du Péloponnèse, V, XCV.
    (10) - Thucydide, G. Pelop., II, LXIV.
    (11) - Thucydide, G. Pélop., I, CXXIV.
    (12) - C.66 = D.K.18.
    (13) - Tristes tropiques, Plon, 1955, p.467
    .

    Il est possible de se procurer les numéros thématiques de la revue Krisis (plusieurs par an) à :
    http://www.alaindebenoist.com/pdf/bulletin_de_commande_krisis.pdf

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  • Le monstre doux...

    Philosophe italien, proche des milieux de gauche, Raffaele Simone est l'auteur d'un essai intitulé Le monstre doux – L'Occident vire-t-il à droite ? qui sort chez Gallimard. Pour lui Tocqueville dans De la démocratie en Amérique a été visionnaire en décrivant un nouveau despotisme « qui dégraderait les hommes sans les tourmenter ». Le « monstre doux », c'est justement ce despotisme : c'est-à-dire « un régime global de gouvernement », mais aussi « un système médiatique, télévisuel, culturel, cognitif, une forme d'ambiance infantilisante persistante qui pèse sur toute la société. Ce régime s'appuie sur une droite anonyme et diffuse associée au grand capital national et international, plus proche des milieux financiers qu'industriels, puissante dans les médias, intéressée à l'expansion de la consommation et du divertissement qui lui semblent la véritable mission de la modernité, décidée à réduire le contrôle de l'Etat et les services publics, rétive à la lenteur de la prise de décision démocratique, méprisant la vie intellectuelle et la recherche, développant une idéologie de la réussite individuelle, cherchant à museler son opposition, violente à l'égard des minorités, populiste au sens où elle contourne la démocratie au nom de ce que "veut le peuple". »

    Nous reproduisons ici un extrait de l'entretien que cet auteur a donné au Monde magazine daté du 12 septembre 2010, dans lequel il définit les trois commandements du « monstre doux »...

     

     

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    "Dans votre essai, le "monstre doux " s'impose à la modernité à travers trois commandements. Quels sont-ils ?

    Le premier commandement est consommer. C'est la clef du système. Le premier devoir citoyen. Le bonheur réside dans la consommation, le shopping, l'argent facile, on préfère le gaspillage à l'épargne, l'achat à la sobriété, le maintien de son style de vie au respect de l'environnement. Le deuxième commandement est s'amuser. Le travail, de plus en plus dévalorisé, devient secondaire dans l'empire de la distraction et du fun. L'important, c'est le temps libre, les week-ends, les ponts, les vacances, les sorties, les chaînes câblées, les présentatrices dénudées (et pas que dans la télé de Berlusconi), les jeux vidéo, les émissions people, les écrans partout.

    Le divertissement scande chaque moment de la vie, rythme le calendrier jusque chez soi, où la télévision, la console de jeu et l'ordinateur occupent une place centrale. Le divertissement remplit tout l'espace, reformate les villes historiques, quadrille les lieux naturels, construit des hôtels géants et des centres commerciaux le long des plus belles plages, crée des villages touristiques dans les plus infâmes dictatures.

    Même les actualités les plus graves se transforment en divertissement. La première guerre d'Irak, le tsunami, les catastrophes naturelles, les drames humains deviennent spectacles, jeux vidéo en temps réel ou feuilletons émotionnels. Les débats politiques se font guerre de petites phrases, parade de people, quand les ministres ne sont pas d'anciens mannequins qui ont posé nus, à la "une " de tous les tabloïds – comme en Italie Mara Carfagna, ministre de l'égalité des chances, ou Daniela Santanché, sous-secrétaire à je-ne-sais-quoi.

    La démultiplication des gadgets, des portables, des tablettes fait que nous sommes encerclés, noyés, dissous dans les écrans. Sous le régime du "monstre doux", la réalité s'efface derrière un rideau de fun. Plus rien n'est grave, important. Après le travail, la vie devient un vrai carnaval, les grandes décisions sont prises par les "beautiful people" que sont les politiques et les grands patrons, tout devient pixel, virtuel, irréel, vie de stars.

    La crise économique, la spéculation financière, les plans de rigueur, les atteintes aux libertés et les collusions entre hommes politiques et milieux d'affaires – comme nous l'observons en France et en Italie – sont des épisodes vite oubliés d'un grand "reality show".

    Et le troisième commandement ?

    C'est le culte du corps jeune. De la jeunesse. De la vitalité. L'infantilisation des adultes. Ici le "monstre doux" se manifeste de mille manières, terrorise tous ceux qui grossissent, se rident et vieillissent, complexe les gens naturellement enrobés, exclut les personnes âgées.

    Le rajeunissement est devenu une industrie lourde. Partout, on pousse à faire des régimes, à dépenser des fortunes en cosmétiques pour paraître lisse, svelte, adolescent, à investir dans la chirurgie esthétique, le lifting, le Botox, comme Silvio Berlusconi, le bronzé perpétuel.

    Je ne crois pas qu'une société soumise à une telle tyrannie du corps et de la jeunesse ait jamais existé. Elle a de graves conséquences morales. Partout se répand un égoïsme arrogant, jeuniste, survitaminé, affichant un mépris ouvert de la fatigue, du corps souffrant, des vieux, des laids, des handicapés, de tous ceux qui démentent le mythe de la jeunesse éternelle. Pendant ce temps, les enfants refusent de vieillir, deviennent anorexiques ou boulimiques, quittent leurs parents à 30 ans.

    Partout on rejette toute posture adulte, réflexive, intellectuelle, jugée "out", inutile, triste. On a l'obligation d'être " branché ", tout doit aller vite, le succès, l'argent, les amours. Dans ses essais, le sociologue polonais Zygmunt Bauman se demande, désemparé : "Où est la compassion ?" Voilà le "monstre doux", un monde d'amusement sans compassion."

    Entretien avec Raffaele Simone, propos recueillis par Frédéric Joignot, Le Monde Magazine (12 septembre 2010)

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  • Et si on allait voir chez les Grecs !...

    Nous reproduisons ici un texte de Nicolas Gauthier, rédacteur en chef de Flash magazine, paru au cours du mois d'août et consacré à la Grèce...

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    Grecs !

    2010. Imaginez un pays pas très riche, mais dont les pauvres ne sont pas miséreux ; bref, avec cent fois moins de mendiants qu'à Paris. Si peu d'insécurité qu'en centre-ville, le samedi soir, la présence policière se limite à deux pandores joviaux dont la seule occupation tangible consiste à draguer les jolies touristes. A la supérette, le caissier rend la monnaie clope au bec. Les motards y roulent sans casque et les automobilistes sans ceinture, téléphone portable greffé à l'oreille. Sur les routes, les panneaux annoncent des radars dont on attend encore l'hypothétique installation, les argousins se contentant, lorsqu'il ne fait pas trop chaud, de verbaliser mollement les chauffards en ayant fait un peu trop. Dans les rues, les chiens se promènent sans laisse tandis que les chats sont partout chez eux, sur les trottoirs et dans ces restaurants où il est licite de fumer et conseillé de boire le petit verre de plus qui ne s'impose pourtant pas. Ici, pas de panneaux publicitaires. Pas d'obèses et de Mac Do. Et encore moins de brigade hygiéniste vous intimant l'ordre de manger cinq fruits et légumes par jour. Et, non content d'être aimable et accueillant, l'autochtone est habillé avec goût; ses enfants aussi, contrairement aux nôtres, si souvent déguisés en profs de gym...

    Ce pays de cocagne existe: c'est la Grèce, le berceau d'Homère, d'Aristote, de Platon et même de Georges Moustaki ; bref, celui de notre civilisation européenne, celle de la Mare Nostrum. Jean Cocteau disait des Italiens qu'ils étaient des Français qui seraient de bonne humeur. L'adage vaut pour ce peuple, nationalisme sourcilleux en prime, lequel s'explique aisément par ces invasions à répétition ayant, paradoxalement, contribué à renforcer son âme et son identité: Francs, Romains, Perses, Vénitiens, Turcs - quatre siècles durant - Allemands, puis tutelle anglaise, américaine, et désormais, bancaire, façon FMI et spéculateurs transnationaux.

    Mais, exception grecque oblige, c'est ici que, durant la Seconde guerre mondiale, le général fasciste Metaxas refuse à Benito Mussolini droit de passage ,sur le territoire national. C'est encore là que plus tard, le Parti communiste local est l'un des seuls - et l'un des premiers avec son homologue italien à refuser de prendre ses ordres à Moscou. Et c'est sur cette terre que le principal grief fait à la junte des colonels, dans les années 70 du siècle dernier, ne doit rien à l'autoritarisme du régime mais à son inféodation à la CIA. Dès lors, on comprend mieux n pourquoi les Grecs entendent, envers et contre tout, demeurer grecs.

    Au fait, vous savez comment faire perdre son légendaire sourire à un Grec? Glissez-lui seulement ces deux mots à l'oreille : "Goldman Sachs" ... Ou encore ces deux autres: "Commission européenne" ... Ainsi, plusieurs fois on me dira: "Ces gens-là veulent nous obliger à vivre comme des Hollandais. Mais nous, est-ce qu'on oblige les Hollandais à vivre comme des Grecs ? On nous parle de notre dette ... Mais celle des Anglais est bien plus importante. Seulement la City, la banque, les médias qui font l'opinion, c'est chez eux, pas chez nous ..." Vous l'aurez évidemment deviné, je reviens de ce pays enchanteur, où j'ai passé deux semaines à écouter pousser ma barbe et à contempler une autre Europe. Celle où l'on déjeune à trois heures de l'après-midi et où la soirée commence à minuit. Celle qui fait la jonction entre les deux rive de la Méditerranée, dans laquelle l'Orient n'est jamais bien loin. Celle, pour finir, en forme de joyeux bordel qui n'est autre qu'un bordel joyeux; lequel vaudra, toujours mieux que le goulag aseptisé dans lequel nous sommes actuellement consignés.

    Nicolas Gauthier (Flash magazine, 12 août 2010)

     

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