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Textes - Page 24

  • Diversité et métissage : un mariage forcé. La pensée-slogan dans le débat sur l’identité française

    Quand il ne verse pas dans le philo-sionisme béat, Pierre-André Taguieff reste un auteur important dont la plume acérée peut faire mal. Nous reproduisons ici un texte publié initialement sur le site Sur le Ring, en novembre 2009.

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    Diversité et métissage : un mariage forcé. La pensée-slogan dans le débat sur l’identité française

    Périodiquement, lorsqu’on redécouvre que l’identité française a perdu sa valeur d’évidence, on se met à en parler abondamment [1]. Phénomène éclairé depuis longtemps par ce célèbre proverbe russe : « On ne parle jamais tant de vodka que lorsqu’il n’y a plus de vodka. » La différence entre l’identité française et la vodka, c’est que celle-ci existe indépendamment de celui qui en boit, alors que celle-là n’existe que pour celui qui y croit. Dans les deux cas, le sentiment d’un tarissement ou d’une disparition prochaine pousse à en dire quelque chose. Et, concernant une identité nationale perçue comme menacée, tout peut s’en dire, selon l’idée qu’on s’en fait. De l’identité française, par exemple, les intellectualistes arrogants et les professionnels de la « pensée critique » ou de la « déconstruction » sans fin annoncent triomphalement qu’elle n’existe pas, qu’elle n’est qu’une « construction » douteuse ou une fiction trompeuse, et par là dangereuse, voire haïssable. Travers ordinaire des intellectuels occidentaux qui s’exercent pieusement à faire disparaître les objets qu’ils n’aiment pas ou qui ne font pas partie de leur paysage mental. La « nation » se réduit pour eux à un chaudron de sorcières, à un conservatoire de « vieux démons » (nationalisme, xénophobie, racisme, colonialisme). En quoi la pensée hypercritique, banalisée à la fin du XXe siècle et ainsi devenue vulgate à l’usage du grand public « culturel », s’avère une pensée aussi paresseuse que phobique. D’autres intellectuels, qui se veulent « patriotes » et « républicains » - dénoncés par les précédents comme « nationalistes » ou « réactionnaires » -, s’emploient naïvement à célébrer ladite « identité française » en sélectionnant ses traits positifs les plus remarquables, censés représenter autant d’« apports », aussi précieux qu’indispensables, à « la civilisation universelle ». Par de tels exercices d’admiration, ces intellectuels se classent parmi les héritiers du vieux progressisme républicain, postulant que, chez les Modernes, « la nation » est le cadre obligé de la démocratie. Une troisième catégorie d’intellectuels est repérable dans les milieux militants de gauche et d’extrême gauche en quête d’une « nouvelle France », d’une France future, refondue, améliorée. Ces intellectuels néo-progressistes, internationalistes ou « altermondialistes, s’engagent sur la voie d’un réformiste radical, impliquant une rupture avec la tradition nationale/républicaine. Ils communient dans une redéfinition politiquement correcte de l’identité française, que résume cette formule sloganique : la « France plurielle et métissée », à l’image du « monde possible » dont ils rêvent. Tel est l’objet métaphorique d’un désir d’avenir fonctionnant déjà comme un cliché.

    « L’identité est le diable en personne, et d’une incroyable importance », notait Ludwig Wittgenstein. Sa démonie tient à ce qu’elle est insaisissable, toujours autre qu’elle n’est pour qui la définit. Entité individuée assimilable à un individu collectif, mais supra-individuelle, l’identité collective résiste à toute approche conceptuelle. Il n’y a toujours pas de science de l’individuel, en quoi l’on ne saurait s’étonner du fait que les identités nationales ne soient pas objets de science. En toute identité collective, le « ce qu’elle est » ne cesse de nous échapper. Mais ce n’est pas là une preuve de son inexistence. Le fait qu’elle résiste à la conceptualisation n’implique nullement qu’elle n’existe pas. Indéfinissable en elle-même, inconceptible, une identité collective quelconque existe sur un mode particulier, dans le monde des croyances et des représentations sociales : elle est le nom qu’on donne à la présupposition d’existence de tout groupe humain, dont la singularité échappe à l’analyse conceptuelle. Disons simplement qu’une identité collective, ethnique, culturelle ou nationale, est à la fois existante et ineffable. On pourrait s’en tenir là, et cesser les bavardages pour ou contre. Mais le bruit de fond de l’univers médiatique continue.

    Le thème de « l’identité nationale » revenu dans le débat public, les donneurs de leçons se lèvent à gauche, du centre aux extrêmes, pour se lancer dans une nouvelle célébration confuse de la France future, à la fois « plurielle » et « métissée » comme il se doit, grâce aux bienfaits de « l’immigration ». On ne discute pas l’idéal du Nous : on l’affirme vertueusement. Sur le mode d’une prière tournée vers l’avenir. Un éditorialiste bien-pensant, lui-même expression ramassée de la « gauche plurielle », affirme ainsi péremptoirement : « La France est d’ores et déjà plurielle. On ne saurait le nier, à l’heure de l’Europe et de la mondialisation, qui sont par nature mélange et métissage. » Et le sous-entendu normatif va tout autant de soi : la France doit être toujours plus ce qu’elle est déjà, à savoir « plurielle » et « métissée ». On ne sait jamais exactement de quoi l’on parle : du métissage des corps (les croisements dits « ethno-raciaux ») ou du « métissage des cultures » (à travers le « dialogue interculturel »), de la « diversité » ou du « mélange », du « pluriel » ou du « métissé ». La question n’a plus d’importance dans la société de communication : le cliché a été forgé, il est désormais en circulation, il touche un maximum de récepteurs, il est donc légitime. Et la force des clichés est irrésistible, lorsqu’ils se diffusent autant sur Internet que sur les chaînes de radio et de télévision. Le nombre s’accroît donc de ceux qui veulent à la fois une « France plurielle » et une « France métissée » : qu’importe la confusion des désirs, si la diffusion du confus est en marche. Il s’agit de penser et de parler comme tout le monde, donc comme le monde des médias. La voix des médias est la nouvelle voix de Dieu. Tiraillé entre deux projets normatifs, le pluralisme et le mélangiste, le « bobo » grégaire – nouvelle figure du Français moyen - se refuse à choisir : il aspire à la synthèse pour la synthèse, il veut donc les deux, alors même qu’il perçoit vaguement leur incompatibilité de principe.

    En construisant une belle image de la France, belle comme une métaphore embrumée, délivrant des éclairs d’équivoque, la bien-pensance nourrit la bonne conscience qui la supporte. Il est si doux de se rêver soi-même comme un sujet « pluriel » et « métissé », qu’il s’agisse de couleur de peau ou d’identité culturelle. Un sujet supposé plus « riche » que son contraire : le nouveau sujet désavantagé, identitairement pauvre, défavorisé. Un « pauvre » Français caractérisé par ce qui lui manque : une « diversité » interne. Un Français très à plaindre, car ni « pluriel », ni « métissé ». En effet, selon la langue molle d’un certain antiracisme, l’idéal humain vers lequel il faut tendre est clair : devenir un sujet « riche de ses différences ». Face à ce nouveau type positif, le Français monoethnique et monoculturel, le Français dit « de souche », apparaît comme un être inférieur, un handicapé, un « souchien », selon l’expression polémique méprisante (« sous-chien ») utilisée par les « Indigènes de la République ». La bonne voie serait celle qui va du mono-ethnique au pluri-ethnique, de l’identité culturelle homogène à l’identité culturelle « hybride ». Toutes ces intuitions vagues et ces aspirations confuses ne font certes pas une pensée. Encore moins une pensée politique, laquelle doit pouvoir être programmatiquement traduite. Il y a là pourtant au plus profond, inassumé, un sentiment qu’il faut bien dire « patriotique » : comment qualifier autrement le souci de projeter dans le monde l’image la plus attrayante possible de la France ? Un tel souci est certainement respectable. Le problème tient au choix des critères de ce qui est jugé attractif. En quoi le « pluriel » et le « métissé » sont-ils plus dignes d’admiration que ce à quoi on les oppose ? Pourquoi préférer la « diversité », source d’inégalité et de conflit, à l’homogénéité ou à l’unité ? Pourquoi prendre le parti du « mélange », promesse d’indifférenciation, contre celui de la distinction ou de la différenciation ? Un second nœud de problèmes surgit, dès lors qu’on érige la « diversité » et le « mélange » en principes normatifs : leurs logiques respectives sont-elles compatibles ? Ne se contredisent-elles pas ? Peut-on marier « diversité » et « métissage » pour en faire le couple fondateur d’un programme politique ? La synthèse est-elle possible ? Et, si oui, est-elle désirable ?

    « Faire bouger les lignes » : la métaphore est devenue rituelle dans le langage médiatique « à l’heure de la mondialisation ». Elle y est même devenue ritournelle. Elle y définit la norme positive par excellence, celle du « bougisme », soit le culte du changement pour le changement, l’adoration du mouvement comme tel, supposé intrinsèquement bon. Appliquons-nous à reconstruire l’idéologie médiatiquement dominante, en risquant une plongée dans l’univers indistinctement « diversitaire » et « mélangiste ». Le « faire bouger » s’applique d’abord aux identités collectives, acceptables à la seule condition d’être « évolutives », « dynamiques », en perpétuel changement. Et, à suivre leurs louangeurs, elles ne sont « mises en mouvement » qu’en devenant « plurielles ». Mais le parti pris en faveur du « bouger » s’étend aussi au « métisser ». Les partisans du métissage généralisé ne cachent pas leur désir de « faire bouger les lignes » entre les « couleurs », de transformer les barrières de couleur en fils colorés servant à tisser et retisser les séduisantes « identités plurielles ». Cette vision d’un avenir radieux est fondée sur deux axiomes : le changement est amélioration, le mélange est « enrichissement » (métaphore utilisée aveuglément). Mais ces deux propositions ne font qu’exprimer des croyances, et, ainsi formulées, elles sont l’une comme l’autre fausses : tout changement n’implique pas une amélioration, tout mélange ne constitue pas un « enrichissement ». Comme l’a souvent suggéré Claude Lévi-Strauss, le mélange des cultures risque d’aboutir à un appauvrissement universel et irréversible, à une uniformisation mortelle.

    L’idéal bougiste, engagé sur la voie de cet « antiracisme » reformulé, rejoint enfin à la fois l’idéal d’ouverture et celui d’échange illimité : ouvrir les frontières entre les identités collectives, pour que ces dernières échappent à la « crispation » (la fermeture craintive sur soi), se fluidifient et « s’enrichissent » mutuellement dans un libre échange qui, par ses effets d’« hybridation », définirait la globalisation comme étape décisive dans la marche vers la libération ou l’émancipation du genre humain. On retrouve ainsi, sous de nouveaux habits rhétoriques, le dogme central de la vieille « religion du Progrès ». On peut au passage s’étonner d’un paradoxe : les partisans de ce projet normatif d’un « dialogue » universel entre les groupes humains (nations, cultures, civilisations), impliquant un libre échange planétaire des mots et des idées, sont en général des adversaires déclarés du marché globalisé, du libre-échange sans frontières, du libre-échangisme comme idéologie du capitalisme sans entraves. Le propre - ou le travers - de cette rhétorique qui semble réfléchir les présuppositions de la globalisation telle qu’elle est rêvée, la globalisation comme Progrès (la « mondialisation heureuse », disent certains), c’est qu’elle ne comporte nulle interrogation sur la coexistence conflictuelle des normes « diversitaires » et « mélangistes » qu’elle s’applique à promouvoir. Comme si l’aveuglement face au conflit de ses normes fondamentales était une condition de son efficacité symbolique. « La diversité dans le mélange » : c’est ainsi qu’on pourrait définir l’idéal auto-contradictoire dont elle dessine les contours flous.

    Ouvrons ici une parenthèse sur l’autre face de cet angélisme impolitique, sa face à la fois sombre et comique : le nihilisme militant des cyniques de la déconstruction sans limites, généralisée jusqu’à l’absurde, ou, comme disaient naguère les grands-mères, « en dépit du bon sens ». On les reconnaît à leur pose : ils se donnent pour de radicaux démystificateurs. Rien ne saurait résister à leur puissance de suspecter et de critiquer les phénomènes sociaux, jusqu’à ce qu’ils disparaissent de leur horizon. Ce qu’ils ont retenu de la leçon unique donnée à la fin du XXe siècle par les gourous de la déconstruction – philosophes, anthropologues, historiens -, suivis par les prolétaires des « sciences sociales » et autres adeptes besogneux de la « sociologie critique », c’est qu’il n’est qu’un péché capital : l’essentialisme. Un programme unique s’est imposé à eux, devenus des adeptes dogmatiques de la déconstruction généralisée : déréaliser, désontologiser, désubstantialiser, fluidifier. La peur de l’essentialisme les a conduits à aller jusqu’au bout du relativisme radical, jusqu’à faire disparaître le réel. Ils se sont ainsi laissé convaincre qu’il fallait surtout ne pas penser les identités collectives comme des entités réelles ou substantielles, que rien dans les entités supra-individuelles mais pourtant individuées n’était fixe, invariable, stable, homogène, etc. Que tout dans les identités collectives était construit et reconstruit en permanence, que tout était fluctuant, passager, éphémère, et, en dernière instance, simple illusion. Car, sous leur regard à qui on ne la fait pas, tout dans la socialité n’est qu’effet produit par des stratégies de pouvoir ou de domination, donc rapportable au pouvoir de tromper inhérent aux dominants. Qu’on ne leur parle surtout pas d’identité nationale : ils ricanent (« ça n’existe pas ») et sortent leurs revolvers, chargés de balles explosives. Chez eux, le plaisir de déconstruire, c’est la joie de détruire, avec un supplément notable : la satisfaction arrogante d’avoir tout compris. Ils ne croient à rien, parce qu’ils ne peuvent croire. Ils ne savent rien, puisque leur activité intellectuelle consiste à déconstruire tous les savoirs. Ils croient néanmoins être les plus malins, persuadés qu’il n’y a rien à savoir en dehors de ce qu’ils croient savoir. Et ils ne peuvent rien espérer, l’espérance ne pouvant être à leurs yeux qu’une variété judéochrétienne de l’illusion religieuse. Ce nihilisme de cyniques tristes et d’arrogants sans charisme se conjugue cependant fort bien avec l’optimisme angélique des nouveaux progressistes, portés par l’espoir d’un salut par la globalisation-hybridation. On rencontre ainsi des êtres mixtes : mi-nihilistes déconstructeurs, mi-utopistes rêveurs. C’est pourquoi tant de déconstructeurs radicaux sont en même temps des militants gauchistes en quête d’un « autre monde possible ». Le monstre « hybride » est parmi nous : les « Bourdieu-Derrida-Chomsky » sont légion.

    Considérons plus précisément le projet normatif d’une ouverture totale de l’espace national, en tant que forme radicale de combat « antiraciste ». La différenciation entre « nous » et « les autres » est le présupposé inaperçu autant qu’inassumé de cette argumentation qui se veut à la fois morale et politique. La xénophobie, assurément condamnable, est naïvement inversée en xénophilie, comme si le renversement dans le contraire impliquait un « progrès ». C’est ainsi que, dans l’arène politique, la dénonciation de la « préférence nationale » aboutit à la célébration d’une préférence pour l’étranger ou l’immigré : la xénophilie de style antiraciste se traduit par un programme immigrationniste - l’utopie angélique interdisant toute sélection des candidats à l’immigration -, qui rend impossible la définition d’une politique de l’immigration. L’utopie de la préférence pour l’autre conduit à une impasse, à une paralysie de la capacité de choix des dirigeants politiques, à l’abolition de la souveraineté en matière de politique de la population, bref à l’impolitique. Cette rhétorique impolitique est fondée sur certaines valeurs, le plus souvent implicites, non thématisées comme telles. Ce qui est axiologiquement postulé, c’est d’abord que le rejet de soi est en lui-même respectable, alors que le rejet de l’autre est intrinsèquement intolérable. Le culte de la « diversité » dérive vers celui de l’altérité. L’adoration du « veau d’autre »… Un pas de plus, et la haine de soi devient objet d’éloge, tandis que la haine de l’autre illustre le mal absolu. Comme s’il était bon, dans tous les cas, de se dénigrer jusqu’à se haïr soi-même, et totalement condamnable d’abaisser ou d’exclure, quoi qu’il fasse, un quelconque représentant de la catégorie « les autres ». Nouveau manichéisme, qui surgit chez ceux-là mêmes qui font profession de dénoncer le manichéisme chez leurs ennemis désignés. On notera que la haine de l’autre porte différents noms idéologiques, tous équivalents pour ceux qui les utilisent en tant qu’armes symboliques : intolérance, exclusion, xénophobie, nationalisme, racisme. Il y a une ironie objective à voir les partisans inconditionnels de « la diversité » faire aussi peu de cas de la diversité sémantique, et donner ainsi dans l’amalgame polémique.

    Cette confusion sémantique est hautement significative, en ce qu’elle indique obscurément un idéal régulateur : le cosmopolitisme postnational, noyau dur de l’idéologie médiatiquement dominante. Il s’organise autour d’un grand rêve, celui de l’abolition immédiate et définitive de toutes les frontières entre les groupes humains, et, plus avant encore dans l’utopie, celui de l’élimination totale et irréversible de toutes les barrières entre les humains. Rêve lui-même impolitique, qui dérive de la corruption idéologique d’une vision religieuse d’origine monothéiste (tous les hommes unis en Dieu). Disons, en termes soixante-huitards : « La fraternité universelle ici et maintenant ». Le métis nomade à l’identité instable dans un monde sans frontières serait l’image de l’humanité future. L’homme de l’avenir s’incarnerait dans le cosmopolite hybride et mobile. Tel est le bouillon de clichés et de slogans confus qui aujourd’hui tient lieu de pensée politique aux élites pressées et branchées, adeptes de la « pensée nomade ». On peut s’interroger sur l’avenir d’une telle confusion.

    Mais, une fois envolées les nuées rhétoriques et dissipées les rêveries endormantes, la vraie question se pose : s’agit-il de défendre les identités ethnoculturelles au nom du « pluriel » ou de prôner leur « mélange » qui tend à les effacer ? Souhaite-t-on le bétonnage des différences ou leur dissolution dans un mélange sans frontières ? Veut-on une France de la « diversité » protégée, ou bien une France du « métissage » généralisé ? Et, plus largement, une humanité respectée dans sa diversité ethnique et culturelle, ou bien une humanité en marche vers son uniformisation ? Entre le respect absolu de la différence ou l’obligation inconditionnelle de métissage, il faut choisir. Or, les nouveaux bien-pensants veulent les deux. Pour ces amateurs de formules creuses, la France de l’avenir ne peut qu’être un mélange de diversité et de métissage, de différence et d’hybridation. Vision confuse d’une synthèse impossible. « Synthèse égale foutaise », disait le philosophe Jean Laporte. Cette « foutaise » synthétique pourrait être correctement dénommée : « divertissage ». Toute occasion est bonne à prendre quand il s’agit d’enrichir le verbiage contemporain. Ironie oblige.

    Pierre-André Taguieff   (Sur le ring, 23 novembre 2009)

    [1] Dans les années 1980 et 1990, j’ai abordé à plusieurs reprises la question de l’identité, sous des angles différents. Sur la question de l’identité nationale, voir notamment Pierre-André Taguieff, « L’identité française au miroir du racisme différentialiste », in coll., L’Identité française, Paris, Éditions Tierce, 1985, pp. 96-118 ; « L’identité nationale saisie par les logiques de racisation. Aspects, figures et problèmes du racisme différentialiste », Mots, n°12, mars 1986, pp. 89-126 ; « L’identité nationaliste », Lignes, n° 4, octobre 1988, pp. 14-60 ; « Identité française et idéologie », EspacesTemps, n° 42, automne 1989, pp. 70-82 ; « L’identité nationale : un débat français », Regards sur l’actualité, n° 209-210, mars-avril 1995, Paris, La Documentation française, pp. 13-28 ; « Nationalisme et antinationalisme. Le débat sur l’identité française », in coll., Nations et nationalismes, Paris, Éditions La Découverte, 1995, pp. 127-135 ; La République menacée, Paris, Éditions Textuel, 1996, pp. 77 sq. Dans les années 2000, je suis revenu sur la question dans mon livre La République enlisée. Pluralisme, communautarisme et citoyenneté, Paris, Éditions des Syrtes, 2005.

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  • Michéa contre le libéralisme

    A l'occasion de la sortie en collection de poche du livre de Jean-Claude MichéaL'empire du moindre mal, nous reproduisons ici un article de Pierre Bérard, initialement paru dans la revue Eléments (n°128, printemps 2008).

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      Jean-Claude Michéa contre le « moindre mal » du « meilleur des mondes » libéral !

     

    Auteur fondamental, Jean-Claude Michéa s'est toujours opposé à la « servitude libérale ». Son dernier essai s'inscrit dans cette veine, et l'approfondit : L'« empire du moindre mal », c'est notre civilisation. Dont l'état est plutôt morose...

    À l'opposé des «mutins de Panurge», ces légions de faux rebelles que le « système » fabrique à la chaîne pour qu'ils saturent de leurs bavardages l'espace dévolu à la contestation autorisée, Jean-Claude Michéa n'est pas un subversif à gages. Il est inconnu à la télévision et pratiquement impossible à interviewer. Disciple d'Orwell et de Christopher Lasch, il publie avec L'empire du moindre mal un livre brillant et, certes, érudit, mais troussé d'une ironie mordante qui donne à sa lecture un indéniable plaisir.

    La thèse soutenue dans ce livre peut se résumer de manière lapidaire. Contrairement à ce que l'on entend souvent dire, il n'y a pas lieu de distinguer le libéralisme politique et culturel défini comme l'avancée illimitée des droits et la libération permanente des mœurs, qui a les faveurs de la « gauche », du libéralisme économique, qui rallie les suffrages de la «droite ». Si le libéralisme réellement existant présente plusieurs facettes, il est conceptuellement tout d'un bloc, chacun de ses aspects s'articulant logiquement à tous les autres. C'est un ensemble cohérent au point qu'adopter l'un de ses fragments, c'est aussitôt devoir s'accommoder de tous les autres.

    Pour dissiper la persistante confusion intellectuelle qui préside à l'utilisation de ce vocable polysémique, Michéa se livre d'abord à une étude généalogique de la pensée libérale, dont il situe classiquement les prémisses au XVIIe siècle. Les penseurs de cette époque rompent en effet avec l'humanisme de la Renaissance et introduisent de nombreux paradigmes novateurs qui bouleversent l'ancienne représentation du monde. Le premier de ces paradigmes apparaît avec l'invention de la science expérimentale de la nature et la physique galiléenne, «l'un des traits les plus singuliers de l'Occident moderne».

    Généalogie du libéralisme

    Cette véritable révolution théorique donne à la notion de progrès une «assise métaphysique particulièrement solide », qui favorise la croyance selon laquelle l'extension de la méthode galiléenne à l'étude de la nature humaine pourra, à l'avenir, permettre de développer une véritable «physique sociale» et créer ainsi les conditions indispensables, enfin «scientifiques» et «impartiales », pour résoudre le problème du politique. Hobbes et Spinoza sont les premiers, alors, à définir les postulats de cette «science politique» dont Auguste Comte reprit plus tard l'ambitieux dessein. Selon Michéa, il ne fait aucun doute que la révolution galiléenne a forgé une grande partie des outils philosophiques nécessaires au déploiement de l'imaginaire moderne, dont le libéralisme constitue l'énoncé le plus radical.

    Un second paradigme surgit simultanément d'une réflexion sur les guerres de religion qui, pendant des décennies, ont mis le continent à feu et à sang. Par leur ampleur, ces conflits ont causé un traumatisme durable et tous aspirent désormais à la paix civile. Question posée: comment éviter à l'avenir la «guerre de tous contre tous» ? Forme de guerre qui serait, selon l'hypothèse de Hobbes, la guerre «primitive» par excellence. La hantise du «plus-jamais-ça» conduit alors les penseurs à définir les conditions qui permettront au genre humain de bannir définitivement ce type de conflit. Ce refus une fois établi, la seule guerre qui demeure imaginable est la guerre de l'homme contre la nature, guerre de substitution conduite avec les armes de la science et de la technologie. Dans cette perspective, se rendre « comme maître et possesseur de la nature », selon le mot d'ordre prométhéen formulé par Descartes, devient un impératif moral. Transférer dans le travail d'arraisonnement de la nature l'énergie précédemment consacrée à la guerre peut être considéré comme une revanche du marchand, figure jusqu'alors universellement méprisée. Cette évolution vers le «doux commerce», la «vie tranquille» et un «repos historique bien mérité », en sollicite deux autres. En effet, si les «deux principales causes de la folie guerrière sont, d'une part, le désir de gloire des Grands et, de l'autre, la prétention des hommes [...] à détenir la Vérité sur le Bien», il va s'agir dorénavant de «déconstruire» l'idée même de vertu héroïque (et la disposition au sacrifice ultime qu'elle encourage), et de dénoncer l'arrogance de ceux qui s'estiment compétents pour décider du salut des autres pour leur imposer une conception de la « vie bonne » (forcément arbitraire). Le travail de «démolition du héros» (selon l'heureuse expression de Paul Benichou) est mené à terme aussi bien par Port-Royal et l'augustinisme janséniste que par La Rochefoucauld, qui dépouillent la « gloire» de son aura historique en la rabattant sur des explications prosaïques, comme l'amour-propre et l'intérêt privé. Le sublime n'est plus que le masque de l'hypocrisie.

    « Les structures impersonnelles du marché et du droit »

    Cette évolution démystificatrice fait dire à Michéa que la « modernité occidentale apparaît [...] comme la première civilisation de l'histoire qui ait entrepris de faire de la conservation de soi le premier (voire l'unique) souci de l'individu raisonnable, et l'idéal fondateur de la société qu'il doit former avec ses semblables ». Ce déblayage radical de l'ancienne éthique de la honte et de l'honneur prépare évidemment le terrain à l'irrésistible assomption du « bourgeois », comme le note encore Michéa : «L'essence de l'Homme va commencer à être lue de manière privilégiée à travers le modèle du bourgeois, ce négociant bien commode, que toute l'époque s'accorde maintenant à définir comme prosaïque, paisible et inoffensif». Évolution dont Nietzsche a parfaitement résumé le parcours dans un aphorisme de son livre Aurore 173) où il écrit que dans une société « qui adore la sécurité comme la divinité suprême », le travail constitue nécessairement la «meilleure des polices».

    Quant à l'idée, désormais réputée criminelle, selon laquelle il serait légitime de conserver à la société un socle de valeurs communes lui conférant, dans la perspective du « bien commun », une cohérence culturelle sans laquelle le vivre ensemble pourrait s'avérer problématique, il n'en est plus question pour les modernes, selon qui l'harmonie implique « qu'il n'y ait plus jamais lieu de faire appel à la vertu des sujets ».

    Une fois posés ces linéaments, l'auteur peut exposer le « double mouvement parallèle qui conduit le libéralisme philosophique à proposer l'utopie d'une société rationnelle, plaçant le fondement même de son existence pacifiée dans la seule dynamique des structures impersonnelles du Marché et du Droit», chacune de ces instances étant appelée à fonctionner de manière «mécanique» (sur le modèle des théories physiques) sans qu'il n'y ait plus jamais nécessité de convoquer une morale surplombante ou de faire appel à la vertu des sujets. Michéa concède bien volontiers que le libéralisme du droit, ou libéralisme politique, est historiquement distinct du libéralisme du marché, mais, souligne-t-il, l'un et l'autre sont dans les faits historiquement adossés et avancent de conserve, s'épaulant théoriquement.

    Le postulat inaugural du libéralisme politique est la neutralité axiologique de l'État, simple organisme de régulation et d'harmonisation de libertés individuelles désormais concurrentes. Son outil principal est le droit, dont la mission est d'assurer la primauté du juste sur le bien en se contentant d'ajuster au mieux les passions rivales. Le moins d'État possible donc (c'est l'État veilleur de nuit) et surtout, un «État qui ne pense pas». Ainsi s'opère la transition entre le gouvernement des hommes et la simple «administration des choses» (Saint-Simon).

    Michéa ne manque pas de souligner les nombreuses apories auxquelles conduit un pareil axiome. Car ce qui pourrait paraître judicieux dans l'épure se révèle à l'usage souvent hasardeux. Si chaque individu est, en effet, libre de vivre selon sa propre définition du bonheur, dès lors qu'elle n'entrave pas la liberté de ses semblables, «comment par exemple trancher d'une façon strictement "technique" entre le droit des travailleurs à faire grève et celui des usagers à bénéficier du service public? Comment trancher entre le droit à la caricature et celui du croyant au respect de sa religion? »1. L'évolution continue des mœurs et la reconnaissance qu'exigent impérativement les nouvelles modes comportementales accentuent la pression que les «problèmes de société» exercent sur le cours de la justice au point que celle-ci n'a plus d'autre choix que de s'engager dans la «voie d'une régularisation massive de tous les comportements possibles et imaginables» et à ne trancher qu'en fonction des rapports de force.

    La «libération des mœurs» est devenue synonyme «d'avancée du droit» dans une surenchère incessante dont Philippe Muray sut tenir la chronique bouffonne avec une appétence et un humour auxquels Michéa n'est pas resté indifférent. Au final, qu'en résulte-t-il? Outre la multiplication des «victimes» et leur inexorable concurrence, c'est l'inflation de la chicane et, à terme, l'abolition des libertés. En effet, écrit Michéa, «comme n'importe quelle prise de position politique, religieuse ou morale suppose, si elle est cohérente, la critique des positions adverses, elle sera toujours, en droit, suspecte de nourrir une "phobie" (consciente ou inconsciente) à leur endroit. La "phobophobie" libérale (c'est à dire la "phobie" de tous les propos susceptibles de "nuire à autrui" en osant contredire son point de vue ou critiquer ses manières d'être) ne peut donc aboutir - à travers la multiplication des lois instituant le "délit d'opinion", et sous la menace permanente de procès en diffamation - qu'à la disparition progressive de tout débat politique "sérieux" et, à terme, à l'extinction graduelle de la liberté d'expression elle-même, quelle qu'ait été, au départ, l'intention des pouvoirs libéraux».

     

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    Des alliages provisoires

    Dans son précédent livre2, Jean-Claude Michéa reconnaissait volontiers l'indéniable réussite d'un système qui s'est imposé à la presque totalité des hommes. Il reprenait cependant une intuition de Marcel Mauss développée par Cornelius Castoriadis et suggérant que l'utilitarisme ne pouvait pas être la cause principale de ces succès. Castoriadis écrit en effet ceci: « Le capitalisme n'a pu fonctionner que parce qu'il a hérité d'une série de types anthropologiques qu'il n'a pas pu créer lui-même: des juges incorruptibles, des fonctionnaires intègres et wébériens, des éducateurs qui se consacrent à leur vocation, des ouvriers qui ont un minimum de conscience professionnelle, etc. Ces types ne surgissent pas et ne peuvent pas surgir d'eux mêmes, ils ont été créés dans des périodes historiques antérieures, par référence à des valeurs alors consacrées et incontestables: l'honnêteté, le service de l'État, la transmission du savoir, la belle ouvrage, etc. Or nous vivons dans des sociétés où ces valeurs sont, de notoriété publique, devenues dérisoires, où seule comptent la quantité d'argent que vous avez empochée, peu importe comment, ou le nombre de fois où vous êtes apparu à la télévision »3. D'où l'analyse de Michéa, qui soutient que c'est parce que les conditions de l'égoïsme libéral n'étaient pas encore réalisées que le marché a pu conserver, un temps, équilibre et efficacité. Tout comme le mécanisme de la pendule est stabilisé par l'inertie du balancier, la dynamique du libéralisme fut longtemps canalisée par le stock de valeurs et d'habitus constitué dans les sociétés « disciplinaires » antérieures et que lui même est par nature incapable d'édifier. Ce stock une fois épuisé, l'échange marchand ne connaît plus de frein et sombre dans l'hubris.

    Le raisonnement de Castoriadis montre que le libéralisme n'est historiquement viable que si les communautés où son règne est expérimenté sont, sociétalement, suffisamment solides et vivantes pour en contenir les aspects dévastateurs. Cette solidité tient autant à l'enracinement des systèmes de limitations culturelles et symboliques depuis longtemps intériorisés qu'aux régulations politiques d'un État qui ne s'était pas encore résolu à n'être qu'une structure d'accompagnement « facilitatrice » des « lois du marché ». C'est ce qui explique, par exemple, que dans la France des années soixante (la France du général de Gaulle) la « croissance » connaisse un rythme soutenu et génère une augmen­tation réelle et générale du bien-être alors que, entre autres données sociologiques très parlantes, le taux de délinquance demeurait à son plancher. La prégnance des anciens modèles comportementaux était encore dominante, et c'est sur cette base qu'ont pu s'accomplir les « Trente Glorieuses ». Dans les années suivantes, quand s'estompe la préoccupation du collectif et que triomphent les ego « émancipés », promus tant par les doctrinaires libertaires que par les slogans publicitaires, tous ces anticorps commencent à se dissoudre4.

    La période actuelle constitue pour Michéa l'aboutissement ultime d'une logique libérale désormais sans ailleurs et donc livrée à sa propre démonie. D'un côté, l'extension indéfinie de la sphère marchande et, de l'autre la multiplication des conflits nés du relativis­me moral. Autant de luttes qui se traduisent par de nouvelles contraintes et l'établissement d'une société de surveillance aux mailles sans cesse plus serrées.

    Contre le style libéral

    Le refus radical que nourrit Jean-Claude Michéa à l'encontre du libéralisme peut sembler, à première vue, épouser des passions françaises assez largement partagées. Il n'en est rien cependant, puisque son refus est justement «radical» tandis que la majorité de nos contemporains, quelles que soient les préventions qu'ils affichent, continuent, imperturbablement, de se mouvoir politiquement dans le référentiel droite-gauche et adoptent, volens nolens, des modes de vie qui les inscrivent dans la dynamique du libéralisme triomphant. Plus que des adhésions formelles, ce sont des styles de vie que le libéralisme requiert et ce consentement, massivement fabriqué par l'industrie de la persuasion, lui est plus précieux que les connivences idéologiques proclamées à grand renfort de tambours. De ce point de vue, c'est une banale évidence, les dissidents ne sont pas légion.

    En se définissant, à la suite d'Orwell, comme « anarchiste tory », Jean-Claude Michéa se situe d'emblée au delà des polarités conformes, polarités caduques que d'innombrables faussaires maintiennent, consciemment ou par paresse, sous perfusion constante afin de différer l'irruption de nouveaux clivages. L' oxymore orwellien a le grand mérite de suggérer un positionnement qui renvoie les « affrontements » mis en scène par le système à leur nature publicitaire (et par conséquent, mystificatrice et anesthésiante) et à leur vérité impolitique5.

    Dans ces conditions, il va de soi que Michéa se veuille réfractaire à une « gauche » qu'il étrille autant que possible. S'il n'est pas « de gauche », il se réclame, en revanche, du socialisme inaugural et sait fort bien, comme l'a établi Marc Crapez6, que ce socialisme français s'est fondu dans la «gauche» pour s'y abolir à la fin du XIXe siècle. Ce qui distinguait ce socialisme «utopique» (syntagme dépréciatif que lui accolèrent les tenants du «matérialisme dialectique ») était un double refus de l'Ancien Régime et de la modernité bourgeoise. Spontanément opposés à cette modernité bourgeoise, les socialistes de cette époque affirmaient le primat du social et refusaient d'envisager l'individu comme une monade détachée du corps organique de la communauté. C'est aussi pourquoi, contre Marx et ses épigones, ils se refusaient à définir l'économie comme étant toujours et partout déterminante «en dernière instance ». Quoiqu'ils n'aient jamais conceptualisé ce qui leur paraissait comme une évidence, ils pensaient l'économie comme une réalité incorporée (« encastrée » selon l'expression de Polanyi) dans la texture sociale, toujours prééminente. Opposés tout aussi bien à l'Ancien Régime, ils ne rêvaient pas de «contre-révolution» et ne cherchaient pas à se réfugier dans l'utopie d'une restauration de la transcendance comme point d'appui de l'ordre social. Suffisamment «modernes» pour se défier de l'hétéronomie des sociétés antérieures, ils affirmaient le principe d'autonomie selon lequel les citoyens seuls ont mission de penser, sans le secours abusif du ciel, les formes d'un « être-ensemble» qui respecte l'héritage sans jamais se laisser envoûter par ses sortilèges.

    De la philia des Anciens à la common decency des prolétaires londoniens qui inspirèrent Orwell, il y a un fil d'Ariane et comme un réservoir inexploré de valeurs. C'est dans ce trésor que Jean-Claude Michéa nous propose de puiser les armes théoriques du combat nécessaire contre l'horreur libérale.

    Pierre BÉRARD

     

    1. «Jean-Claude Michéa et la servitude libérale», propos recueillis par Élisabeth lévy; in Le Point, 6 septembre 2007.

    2. Jean-Claude Michéa, Impasse Adam Smith. Brèves remarques sur l'impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche, Climats, 2002, 185 p.

    3. Cornelius Castoriadis, La montée de l'insignifiance, Seuil, 1996. Cf. en particulier le chapitre intitulé «le délabrement de l'Occident», p. 68.

    4. Jean-Claude Michéa ne se prive pas de dénoncer l'imposture de Mai 68. Cet épisode constitue selon lui un moment clef pour avoir "fait table rase» des derniers obstacles à la marchandisation généralisée. Principale victime de cette «terrible confusion», le peuple, qui n'aura connu d'autre changement que le «remplacement du vieux despotisme de l'avenue Foch par la tyrannie, indéniablement plus décorative, de la place des Vosges et du Marais».

    5. Selon Carl Schmitt, cité par Michéa p. 16-17, il n'y a pas de politique libérale sui generis, mais seulement une critique libérale de la politique.

    6. Marc Crapez, Naissance de la gauche, suivi de Précis d'une droite dominée, Michalon, 1998.

     

    o Jean-Claude Michéa, L'empire du moindre mal. Essai sur la civilisation libérale, Champs Flammarion, 2010, 8€.

     

     

     

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  • La technique du coup d'état...

    Nous reproduisons ici une excellente analyse de John Laughland publiée par la revue suisse Horizons et débats.

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    La technique du coup d’Etat – Opération «changement de régime»

    Les révolutions ne sont parfois pas aussi spontanées qu’on le croit

    par John Laughland

    Au cours de ces dernières années, une série de «révolutions» ont éclaté en différents endroits du monde.

    Georgie

    En novembre 2003, le président Edouard Chevardnadze a été renversé à la suite de manifestations et d’allégations d’élections truquées.

    Ukraine

    En novembre 2004, des manifestations – la «Révolution orange» – commencèrent au moment où des accusations similaires d’élections truquées étaient formulées. Il en résulta que le pays perdit son ancien rôle géopolitique de pont entre l’Est et l’Ouest et fut poussé vers une adhésion à l’OTAN et à l’UE. Etant donné que la Rus de Kiev fut le premier Etat russe et que l’Ukraine s’est maintenant tournée contre la Russie, il s’agit là d’un événement historique. Mais, comme le disait George Bush, «vous êtes soit avec nous soit contre nous». Bien que l’Ukraine ait envoyé des troupes en Irak, elle était manifestement considérée comme trop amie de Moscou.

    Liban

    Peu après que les Etats-Unis et l’ONU aient déclaré que les troupes syriennes devaient se retirer du Liban et suite à l’assassinat de Rafik Hariri, les manifestations de Beyrouth ont été présentées comme la «Révolution du Cèdre». Une énorme contre-manifestation du Hezbollah, le plus important parti de Syrie, fut passée sous silence alors que la télévision montrait sans fin la foule anti-syrienne. Exemple particulièrement énorme de mauvaise foi orwellienne, la BBC expliqua aux téléspectateurs que «le Hezbollah, le plus grand parti politique du Liban, est jusqu’ici la seule voix dissidente qui souhaite que les Syriens restent au Liban». Comment la majorité peut-elle être une «voix dissidente»?

    Kirghizistan

    Après les «révolutions géorgienne et ukrainienne, nombreux sont ceux qui prédisaient que la vague de «révolutions» allait s’étendre aux anciens Etats soviétiques d’Asie centrale. Et c’est ce qui arriva. Les commentateurs semblaient divisés sur la question de savoir quelle couleur attribuer au soulèvement de Bichkek: révolution «citron» ou «tulipe»? Ils n’ont pas pu se décider. Mais ils étaient tous d’accord sur un point: ces révolutions sont cool, même quand elles sont violentes. Le président du pays, Askar Akaïev, fut renversé le 24 mars 2005 et les contestataires prirent d’assaut le palais présidentiel et le mirent à sac.

    Ouzbékistan

    Lorsque des rebelles armés s’emparèrent des bâtiments gouvernementaux, libérèrent des prisonniers et prirent des otages dans la nuit du 12 au 13 mai dans la ville ouzbek d’Andijan (située dans la vallée de Ferghana où les troubles avaient également commencé au Kirghizistan voisin), la police et l’armée encerclèrent les rebelles et il en résulta une impasse de longue durée. On entreprit des négociations avec les rebelles qui ne cessèrent d’augmenter leurs revendications. Quand les forces gouvernementales les attaquèrent, les combats firent quelque 160 morts dont 30 parmi les forces de la police et de l’armée. Pourtant les médias occidentaux présentèrent immédiatement ces affrontements violents de manière déformée, prétendant que les forces gouvernementales avaient ouvert le feu sur des contestataires non armés, sur «le peuple».
    Ce mythe sans cesse répété de la révolte populaire contre un gouvernement dictatorial est populaire à gauche comme à droite de l’éventail politique. Autrefois, le mythe de la révolution était manifestement réservé à la gauche, mais lorsque le putsch violent eut lieu au Kirghizistan, le Times s’enthousiasma à propos des scènes de Bichkek qui lui rappelaient les films d’Eisenstein sur la révolution bolchévique; le Daily Telegraph exalta le «pouvoir pris par le peuple» et le Financial Times eut recours à une métaphore maoïste bien connue lorsqu’il vanta la «longue marche du Kirghizistan vers la liberté».
    Une des idées clés à la base de ce mythe est manifestement que le «peuple» est derrière les événements et que ces derniers sont spontanés. En réalité, bien sûr, ce sont des opérations très organisées, souvent mises en scène pour les médias et habituellement créés et contrôlés par les réseaux transnationaux d’«ONG» qui sont des instruments du pouvoir occidental.

    La littérature sur les coups d’Etat

    Le mythe de la révolution populaire spontanée perd de sa prégnance en raison de l’ample littérature sur les coups d’Etat et les princi­pales tactiques utilisées pour les provoquer.
    C’est bien entendu Lénine qui a développé la structure organisationnelle vouée au renversement d’un régime que nous connaissons maintenant sous le nom de parti politique. Il différait de Marx en ce qu’il ne pensait pas que le changement historique était le résultat de forces anonymes inéluctables. Il pensait qu’il fallait le provoquer.
    Mais ce fut probablement Curzio Malaparte qui le premier, dans Technique du coup d’Etat, donna une forme célèbre à ces idées. Publié en 1931, ce livre présente le changement de régime comme une technique. Malaparte était en désaccord avec ceux qui pensaient que les changements de régime étaient spontanés. Il commence son livre en rapportant une discussion entre des diplomates à Varsovie au printemps 1920: La Pologne a été envahie par l’armée rouge de Trotski (la Pologne avait elle-même envahi l’Union soviétique, prenant Kiev en avril 1920) et les bolcheviques étaient aux portes de Varsovie. La discussion avait lieu entre le ministre de Grande-Bretagne, Sir Horace Rumbold, le Nonce papal, Monsignor Ambrogio Damiano Achille Ratti (lequel fut élu pape deux ans plus tard sous le nom de Pie XI. L’Anglais disait que la situation politique intérieure de la Pologne était si chaotique qu’une révolution était inévitable et que le corps diplomatique devait fuir la capitale et se rendre à Poznan. Le Nonce n’était pas d’accord, insistant sur le fait qu’une révolution était tout aussi possible dans un pays civilisé comme l’Angleterre, la Hollande ou la Suisse que dans un pays en état d’anarchie. Naturellement, l’Anglais était choqué à l’idée qu’une révolution pût éclater en Angleterre. «Jamais!» s’exclama-t-il. Les faits lui ont donné tort car il n’y eut aucune révolution en Pologne et cela, selon Malaparte parce que les forces révolutionnaires n’étaient pas suffisamment bien organisées.
    Cette anecdote permet à Malaparte d’aborder les différences entre Lénine et Trotski, deux praticiens du coup d’Etat. Il montre que le futur pape avait raison et qu’il était faux de dire que certaines conditions sont nécessaires pour qu’il y ait révolution. Pour Malaparte, comme pour Trotski, on peut provoquer un changement de régime dans n’importe quel pays, y compris dans les démocraties stables d’Europe occidentale à condition qu’il y ait un groupe d’hommes suffisamment déterminés à l’effectuer.

    Fabriquer le consentement

    Cela nous amène à d’autres textes relatifs à la manipulation médiatique. Malaparte lui-même n’aborde pas cet aspect mais celui-ci est a) très important et b) constitue un élément de la technique utilisée pour les changements de régime aujourd’hui. A vrai dire, le contrôle des médias durant un changement de régime est si important qu’une des caractéristiques de ces révolutions est la création d’une réalité virtuelle. Le contrôle de cette réalité est lui-même un instrument du pouvoir, si bien que lors des coups d’Etats clas­siques des républiques bananières, la première chose dont s’emparent les révolutionnaires est la radio.
    Les gens éprouvent une forte répugnance à accepter l’idée que les événements poli­tiques, aujourd’hui, sont délibérément manipulés. Cette répugnance est elle-même un produit de l’idéologie de l’ère de l’information qui flatte la vanité des gens et les incite à croire qu’ils ont accès à une somme considérable d’informations. En fait, l’apparente diversité de l’information médiatique moderne cache une extrême pauvreté de sources originales, de même qu’une rue entière de restaurants sur un rivage grec peut cacher la réalité d’une seule cuisine à l’arrière. Les informations sur les événements importants proviennent souvent d’une source unique, souvent une agence de presse et même des diffuseurs d’informations comme la BBC se contentent de recycler les informations reçues de ces agences tout en les présentant comme étant les leurs. Les correspondants de la BBC sont souvent dans leurs chambres d’hôtel lorsqu’ils envoient leurs dépêches, lisant souvent pour le studio de Londres l’information que leur ont transmise leur collègues en Angleterre, qui les ont à leur tour reçues des agences de presse. Un second facteur expliquant la répugnance à croire à la manipulation des médias est lié au sentiment d’omniscience que notre époque de mass média aime flatter: débiner les informations de la presse, c’est dire aux gens qu’ils sont crédules et ce message n’est pas agréable à recevoir.
    La manipulation médiatique a plusieurs aspects. L’un des plus importants est l’iconographie politique. C’est un instrument très important utilisé pour défendre la légitimité des régimes qui ont pris le pouvoir par la révolution. Il suffit de penser à des événements emblématiques comme la prise de la Bastille le 14 juillet 1789, l’assaut du Palais d’Hiver pendant la révolution d’octobre 1917 ou la marche de Mussolini sur Rome en 1922 pour se rendre compte que certains événements peuvent être élevés au rang de sources presque éternelles de légitimité.
    Cependant, l’importance de l’imagerie politique va bien au-delà de l’invention d’un emblème pour chaque révolution. Elle implique un contrôle beaucoup plus rigoureux des médias et généralement ce contrôle doit être exercé sur une longue période, pas seulement au moment du changement de régime. Il est vraiment essentiel que la ligne du parti soit répétée ad nauseam. Un aspect de la culture médiatique d’aujourd’hui que de nombreux dissidents dénoncent à la légère et à tort comme relevant du «totalitarisme» est que les opinions dissidentes peuvent être exprimées et publiées, mais c’est précisément parce que, n’étant que des gouttes d’eau dans l’océan, elles ne représentent jamais une menace pour la marée propagandiste.
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  • James Ellroy, agent provocateur

    Jérôme Leroy a publié dans Valeurs actuelles (11 février 2010) un beau papier sur le dernier roman de James Ellroy, Underworld USA, paru chez Rivages.

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    James Ellroy, agent provocateur

    Fresque totale mêlant l’historique et l’intime, “Underworld USA” est l’histoire pleine de bruit et de fureur de l’envers ténébreux de l’Amérique des quarante dernières années, racontée par un romancier au sommet de son art.

    On oublie trop souvent que la littérature, comme l’infanterie, est l’arme des cent der­niers mètres. On a beau préparer le terrain avec l’artillerie de la documentation, avec des bombardements massifs de données, d’archives, de témoignages, il faudra toujours se préparer au corps à corps décisif pour remporter la victoire. Une vic­toire sur le temps et les choses cachées depuis la création du monde, sur l’opacité des amours perdues, des crimes sans rédemption et des spasmes occultes de l’Histoire.

    Seuls quelques rares romanciers semblent équipés pour affronter ces intuitions ruineuses, ces vérités ambiguës et cette « approbation de la vie jusque dans la mort », aurait dit en son temps Georges Bataille.

    James Ellroy fait partie de cette confrérie très fermée. Sur la scène américaine, on peut même penser que, depuis la mort de Norman Mailer, il ne reste plus, en ce domaine, que Don DeLillo et lui pour convoquer l’indicible sur des centaines de pages.

    Ils ont d’ailleurs tous les trois – mais est-ce un hasard ? – traité à un mo­ment donné d’un sujet identique avec la même minutie obsessionnelle, le même hyperréalisme psychotique, le même génie inquiétant : l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy, un jour de novembre 1963 à Dallas. Ils en ont fait autre chose qu’une banale his­toire de complot où Lee Harvey Oswald aurait été l’idiot utile de la Mafia, du lobby militaro-industriel et des Cu­bains anticastristes. Ils ont, chacun à sa manière, transformé l’événement en une mythologie fondatrice d’une histoire américaine violente et flamboyante, occulte et féroce, épique et atroce. Pour Mailer, ce fut Oswald, un mystère américain, pour Don DeLillo Libra et pour James Ellroy American Death Trip, deuxième volet d’une trilogie dont Underworld USA qui vient de paraître est le dernier volume.

    Pour Don DeLillo, l’écrivain est une autre figure du terroriste et de l’assassin. C’est cette déclaration hal­lucinée dans Mao II, l’un de ses meilleurs romans, qui met les choses au point : « C’est le romancier qui com­prend la vie secrète, la rage qui sous-tend toute obscurité ou tout abandon. Vous êtes plus ou moins meurtriers pour la plupart. »

    Pour James Ellroy, l’écrivain est plu­tôt un espion dix fois retourné, un infiltré aux fidélités contradictoires, aux étranges loyautés qui ne sait plus quel maître il doit servir pour atteindre le cœur du secret, comme nous le dit l’un de ses mystérieux narrateurs dans la déclaration liminaire d’Underworld USA : « Ce livre est construit sur des documents publics et des journaux intimes dérobés. Il représente la somme de mon aventure personnelle et de quarante années d’études approfondies. Je suis à la fois un exécuteur littéraire et un agent provocateur. »

    Et vont suivre sous la plume de “l’agent provocateur” James Ellroy huit cents pages polyphoniques pour couvrir la période allant du lendemain de l’assassinat de Martin Luther King, en 1968, à la mort, en mai 1972, de J. Edgar Hoover, l’inamovible patron d’une police politique appelée FBI et à la campagne pour la réélection de Nixon portant déjà en germe le scandale du Watergate.

    « Violer l’Histoire à condition de lui faire de beaux enfants », disait déjà Alexandre Dumas. James Ellroy a suivi le conseil à la lettre, avec la soyeuse brutalité d’une écriture qui scande autant qu’elle caresse, une écriture qui dira avec la même conviction com­ment un commando anticastriste scalpe des garde-côtes cubains ou comment on peut se consumer d’amour pour une femme de quinze ans plus âgée, comment on peut à la fois être un ancien flic ra­ciste flingueur de Nègres dans les ghettos de Los Angeles ou de Las Vegas et l’amant d’une syndicaliste noire à qui l’on va consa­crer sa vie et toute son éner­gie pour retrouver le fils disparu.

    Ellroy sait que l’électricité, l’énergie d’un roman comme Underworld USA qui ambitionne la fresque totale ne peuvent circuler que dans la friction per­manente entre l’intime et l’historique. Pour l’historique, Ellroy nous em­mène chez Howard Hughes, en pleine paranoïa hypocondriaque et raciste, entouré de ses gardes mormons et achetant à prix d’or les hôtels de Las Vegas à la Mafia.

    Nous nous retrouvons aussi, et c’est une sacrée épreuve, dans la psyché en décomposition de J. Edgar Hoover, qui monte des opérations de plus en plus compliquées et kafkaïennes pour déstabiliser le nationalisme noir des Black Panthers ou les groupes hippies pour la paix, se croyant toujours à l’époque où il luttait contre la subversion communiste. Un Hoover qui angoisse même à propos des chansons qui passent à la radio en cet été 1968, et notamment Tighten Up, jouée par Archie Bell and the Drells : « Cette chanson propage une atmosphère d’insurrection et d’activité sexuelle. Je suis sûr que les libéraux blancs lui trouveront un air d’authenticité. J’ai demandé à l’A.S.C. de Los Angeles d’ouvrir un dossier sur M. Bell et de déterminer l’identité de ses Drells. »

    Pour Ellroy, l’histoire et la vérité sont liées par d’étranges rapports

    Sans compter que l’on croise à plusieurs reprises un Nixon qui doit se raser trois fois par jour pour ne pas avoir l’air d’un margoulin vendeur de voitures d’occasion et le président Balaguer, de la République dominicaine. Balaguer est un nabot cruel faisant la danse du ventre auprès de la Mafia qui veut installer ses casinos et les infrastructures touristiques qui vont avec dans une dictature qui ne risque pas de basculer du côté des rouges.

    Évidemment, tous ces personnages, qui ont réellement existé selon la formule consacrée, sont liés par des pactes plus ou moins sanglants imaginés par un James Ellroy pour qui l’histoire et la vérité entretiennent ces étranges rapports que définissait déjà l’Arioste : « Si tu veux que le vrai ne te soit pas caché/Retourne entièrement l’histoire en son contraire,/Les Grecs furent vaincus, Troie fut victorieuse/ Tandis que Pénélope fut une catin. »

    Pour rendre crédible, terriblement crédible cette vision, Ellroy a créé d’autres personnages, purement fictifs ceux-là, mais dont l’épaisseur et la cohérence rendent la présence inoubliable. Il y a d’abord les vieilles con­naissances des romans précédents comme Wayne Teadrow junior, ancien policier, chimiste, drogué, rongé par la culpabilité, parricide et homme de confiance d’Howard Hughes. Ou Dwight Holly, première gâchette de Hoover, violent, tendre et désespéré par les combats douteux qu’il doit mener. Ces deux hommes sont évi­demment amenés à se croiser, à se jauger, alliés de circonstance habités par les mêmes obsessions, le même désir de rédemption et l’amour pour des femmes qu’ils ne devraient pas aimer, comme pour Holly Karen Sifakis, militante gauchiste et professeur d’université dont le journal intime nourrit les plus belles pages du livre.

    Un écorché vif caché sous une réputation de machiste réac

    C’est que l’on oublierait à quel point Ellroy, derrière sa réputation d’ultraconservateur machiste et homophobe, est avant tout, de par son propre itinéraire, un écorché vif. L’adolescent voyeur, voleur et toxicomane qu’il fut est pour toujours obsédé par la mort de sa mère, assassinée un jour de 1958, alors qu’il avait 10 ans, sans que le coupable soit jamais retrouvé.

    Il raconte tout cela dans Ma part d’ombre, son autobiographie bouleversante. Il en fait aussi le thème central du premier roman qui le fera vraiment connaître, le Dahlia noir, inspiré d’une célèbre affaire qui rappelle la mort de sa mère : l’assassinat, en 1947, d’une starlette d’Hollywood, Elizabeth Short, jamais élucidé non plus.

    Cet amour fou pour les femmes, qu’il voit comme les cibles privilégiées de tous les prédateurs, fait de James Ellroy une exception dans le roman noir. Elles ne sont chez lui ni fatales ni éplorées. Elles sont des présences vivantes, des figures fortes et vulnérables à la fois, capables de sacrifices dans un univers totalement corrompu qui a perdu jusqu’au sens de ce mot. Ainsi en va-t-il dans Underworld USA pour Karen Sifakis mais aussi pour Joan Rosen Klein, “la déesse rouge” qui traverse le roman avec sa chevelure noire et ses étranges cicatrices.

    Mais le nouveau venu le plus étonnant est sans aucun doute la projection directe d’Ellroy lui-même, le jeune Don Crutchfield. Il a 23 ans, joue le chauffeur pour des détectives privés, recherche sans espoir sa mère qui l’a abandonné, s’acoquine avec Mesplède, un mercenaire français déjà présent dans le précédent volume, ancien de l’OAS, tueur de Kennedy et toujours animé par une rage anticommuniste qui le pousse à des expéditions suicidaires et violentes sur les côtes cubaines. Mesplède ne parvient pas à pardonner le cauchemar de la baie des Cochons et nomme son petit bateau de guerre personnel PT 109, du nom donné au modèle de vedette lance-torpilles commandé par le jeune Kennedy dans le Pacifique pen­dant la Seconde Guerre mondiale, « pour dif­famer de façon ironique l’homme que j’ai tué à Dallas ».

    Pour Crutchfield, Mes­plède est le père satanique, celui qui lui apprend à tuer, et de la manière la plus impardonnable qui soit, c’est-à-dire gratuitement. Avec Crutchfield, qui se retrouve involontairement au cœur de toutes les intrigues mortifères d’Underworld USA, Ellroy a créé un véritable Candide du roman noir, à la fois pervers et angélique, qui est bel et bien, au bout du compte, le démiurge de cette histoire pleine de bruit et de fureur racontée par cet idiot sur­doué.

    Underworld USA mar­que aussi chez Ellroy un point d’équilibre qui n’était pas toujours au rendez-vous dans ses précédents ro­mans, où l’innovation formelle, le travail trop poussé sur la musicalité du style, com­me dans White Jazz, nui­saient à la narration. Cette fois-ci le dosage habituel entre coupures de presse, mémos du FBI ou de la CIA, lettres volées et journaux intimes est impeccablement maîtrisé.

    On se souviendra pour terminer de la scène inaugurale de Brown’s Requiem, le tout premier roman de James Ellroy, alors qu’il était encore caddy sur les greens de Los Angeles : un homme sort sa télévision dans sa cour et la détruit en tirant dessus au fusil à pompe. On peut y voir une jolie métaphore sur la force de l’écriture contre l’image ou alors, si vous pré­férez, un simple conseil technique pour être certain de n’être distrait par rien quand vous commencerez la lecture de ce monument appelé Underworld USA.

    Underworld USA, de James Ellroy, Rivages, coll. “Thriller”, 848 pages, 24,50 euros.

    Toute l’œuvre de James Ellroy est disponible aux éditions Rivages.

    (Source : Valeurs actuelles, 11 février 2010)

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  • L'esprit français

    A l'heure du débat sur l'identité nationale, nous reproduisons ici un beau texte d'Alain de Benoist sur l'esprit français, paru dans le numéro de janvier 2010 de la revue Le Spectacle du Monde.

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    L'esprit français au fil de ses penseurs

    Indisciplinés, brillants, spirituels, arrogants, donneurs de leçons, hâbleurs, séducteurs, élégants, futiles, experts en galanterie, amateurs de bons mots, frondeurs, joueurs, cartésiens, nuls en langues étrangères, chauvins bien sûr – tous ces termes n’ont cessé d’être employés pour parler des Français.

    esprit français 1.jpgExpression récurrente du discours sur la France, l’“esprit français” renvoie à une construction de l’imaginaire liée à certaines valeurs jugées fondatrices de l’identité nationale et assumant une fonction à la fois narrative, idéologique et symbolique. En 1920, le sociologue Célestin Bouglé voyait dans l’esprit français le « ressort intérieur » et la « force profonde de notre civilisation ». Il a même paru à Paris, de 1929 à 1933, un hebdomadaire littéraire intitulé l’Esprit français. Depuis la Renaissance jusqu’au général de Gaulle, c’est au nom d’une « certaine idée de la France » que les Français ont réclamé une place dans le monde. Mais quelle idée ?

    « L’esprit français ne se laisse pas aisément définir », remarquait déjà en 1917 Gustave Lanson, qui expliquait cette difficulté par le fait que « tous les tempéraments, tous les caractères se manifestent en France, et cela en proportions plus égales qu’ailleurs ». Le fait est que l’on n’a cessé de caractériser l’esprit français de façon contradictoire. A peine attribue-t-on aux Français tel ou tel trait caractéristique que des exceptions se présentent à l’esprit. Lorsque l’on lit les auteurs classiques, on n’en voit pas moins les mêmes mots revenir avec une belle régularité. Les adjectifs les plus employés sont : gais, polis, élégants, spirituels. Les Français sont des « gens d’esprit », ils savent pratiquer l’« art délicat de la louange », ils ont à l’extrême l’« esprit de conversation », ils prisent par-dessus tout la « clarté » et la « précision ». Au XVIIIe siècle, l’élégance et l’esprit de conversation, qui triomphent dans les salons, souvent dirigés par des femmes, retiennent l’attention de l’Europe entière, qui ne manque pas de citer les “bons mots” qu’on y entend. Kant lui-même affirme que « la nation française se caractérise entre toutes par son goût de la conversation ».

    « Je ne fay rien sans gayeté », écrivait Montaigne. Bien après lui, Montesquieu, parlant des Anglais, écrit que « leurs poètes auraient plus souvent cette rudesse originale de l’invention qu’une certaine délicatesse que donne le goût ». Rivarol oppose Molière à Shakespeare : « L’Anglais, sec et taciturne, joint à l’embarras et à la timidité de l’homme du Nord une impatience, un dégoût de toute chose, qui va souvent jusqu’à celui de la vie – le Français a une saillie de gaieté qui ne l’abandonne pas. »

    Au XIXe siècle, madame de Staël (la Littérature comparée dans ses rapports avec les institutions sociales) affirme que la nation française est en Europe celle qui a « le plus de grâce, de goût et de gaieté ». Elle assure que les Français, de tout temps, « ont excellé dans l’art de ce qu’il faut dire, et même de ce qu’il faut taire », qu’ils « parlent toujours légèrement de leurs malheurs, dans la crainte d’ennuyer leurs amis ». Dans ses Origines de la France contemporaine, Hippolyte Taine, qui dit préférer le « rire gaulois » au rationalisme latin, déclare que « le besoin de rire est le trait national » et que ce besoin est une « manière de philosopher à la dérobée ». Il ajoute que le Français est « capable d’atteindre les idées, toutes les idées, et les plus hautes, à travers le badinage et la gaieté ».

    Victor Considérant, disciple de Fourier, écrit de son côté que le peuple français est « le plus sociable, le plus actif, le plus intrépide, le plus gai, le plus audacieux, le plus passionné » de la Terre, ce qui s’explique par son « amour pour le mouvement, pour la gloire, pour les grandes choses, sa capacité pour l’honneur et pour l’enthousiasme, son esprit de corps, la disposition naturelle de l’individu à prendre le ton de la masse, la facilité chevaleresque avec laquelle il se plaît à s’exposer au danger ».

    C’est le thème du “panache”, qui porte si souvent les Français à admirer les grands hommes, surtout quand ils se posent seuls contre tous, aussi bien qu’à soutenir les causes perdues d’avance, mais d’autant plus sublimes, de Cyrano de Bergerac au général de Gaulle, voire à Dominique de Villepin ! « L’esprit français, disait Paul Deschanel, c’est la raison en étincelles ! » Jolie formule. Il n’a cessé de susciter quantité de propos lyriques, souvent teintés d’essentialisme naïf, sur la “France éternelle”.

    Ils ont aussi parfois tourné à la caricature. Durant la Première Guerre mondiale, époque à laquelle la “psychologie des peuples” est à la mode, tout une série de libelles opposent avec force la « civilisation française » à la « Kultur » allemande. Passionnément admirée en France au XIXe siècle sous le triple rapport de la philosophie, de l’histoire et du droit, la pensée allemande est dénoncée en 1914 comme un mélange de brutalité et de « barbarie » primitive. C’est l’époque où, avec Ernest Lavisse, chacun s’emploie à montrer l’âme française en tout point opposée à l’âme allemande, ou bien, avec Alfred Croiset, à opposer l’idéal français de « vérité et justice, raison et liberté » au « Moloch barbare » des Teutons ! esprit français 2.jpg

    On a en fait toujours les défauts de ses qualités. De même que la galanterie, fusionnée avec l’esprit rabelaisien, vire aisément à la gaillardise, l’ironie peut devenir dérision systématique, le bon mot laborieux calembour, et l’esprit de conversation simple goût du verbiage. La politesse peut être interprétée comme de la superficialité, la valorisation de l’élégance comme une preuve de futilité. « Les Français prennent les mots pour des faits », disait Moltke. Idée reprise par Alain Peyrefitte qui, dans le Mal français (1976), dénonçait l’« immobilisme convulsionnaire » des Français et leur propension au comportement « verbo-moteur » : « Nous admirons la parole et méprisons les faits. »

    « La vérité, écrivait en 1858 le critique littéraire Emile Montégut, est que la France, pays des contradictions, est à la fois novatrice avec audace et conservatrice avec entêtement, révolutionnaire et traditionnelle, utopiste et routinière. » « Une opinion très répandue, ajoutait-il, veut que le Français, être sans profondeur, n’ait aucun penchant aux spéculations abstraites, rêveries bonnes seulement pour les habitants des brouillards allemands. Or, il n’y a pas de peuple chez lequel les idées abstraites aient joué un aussi grand rôle, et où les individus soient aussi insouciants des faits et possédés à un aussi haut degré de la rage des abstractions. » C’est que le goût de l’abstraction n’est pas la philosophie.

    La France n’a eu au fond qu’un seul grand philosophe, René Descartes. Violemment dénoncée par Taine, la philosophie cartésienne, réduite à la simple faculté de distinguer le vrai du faux par un appel exclusif à la raison, n’en a pas moins été constamment instrumentalisée pour faire ressortir son caractère “français”, notamment lors de son annexion par l’école de l’éclectisme libéral, au moment de la monarchie de Juillet. Victor Cousin, dans ses Fragments de philosophie cartésienne, se dit ainsi convaincu que la méthode cartésienne est la bonne, tant du fait de « la grandeur et [de] la beauté morale de ses principes » que « parce qu’elle est française et a répandu sur la nation une gloire immense ».

    Au lendemain de la défaite de 1871, Renan écrit la Réforme intellectuelle et morale. S’interrogeant sur les causes du désastre, il ne s’en prend pas seulement aux « idées de 1789 », qui l’avaient séduit à l’époque où il écrivait l’Avenir de la science, mais aussi à l’« état moral de la France ». Il critique le goût des Français pour la guerre civile, leur désir de grandeur rarement assorti de l’acceptation des contraintes qu’il faut exercer sur soi pour y parvenir, le caractère superficiel de trop de leurs préoccupations : « Présomption, vanité puérile, indiscipline, manque de sérieux, d’application, d’honnêteté, faiblesse de tête, incapacité de tenir à la fois beaucoup d’idées sous le regard », etc. On retrouve des propos assez semblables chez Tocqueville ou Gobineau.

    L’hétérogénéité de la France explique peut-être aussi bien les divisions des Français que le caractère si contradictoire des traits qui leur ont été attribués. Comment pourrait-il en aller autrement, dans un pays qui, cas unique en Europe, possède à la fois des composantes méditerranéennes, alpines, celtiques et germaniques ?

    La thématique de « nos ancêtres les Gaulois », on l’a trop oublié aujourd’hui, est née d’abord de la volonté de contredire tous ceux pour qui les Français étaient d’abord les descendants des conquérants francs. Nombreux furent d’ailleurs les auteurs, depuis Boulainvilliers et Montlosier jusqu’à Taine, Flaubert et Gobineau, qui caractériseront l’histoire nationale par une lutte séculaire entre l’esprit “gaulois” ou “gallo-romain”, représenté par le tiers état et la bourgeoisie, et l’esprit “franc” ou “germanique”, incarné par la noblesse. Sous la IIIe République, le mythe de Vercingétorix prolonge les arguments hostiles aux Francs développés dès avant la Révolution par l’abbé Jean-Baptiste Dubos et l’abbé de Mably.

    Tandis que Michelet célèbre l’« unité organique » de la France, fondée sur la « fusion des races », d’autres au contraire ne se sentent vraiment solidaires que de l’une de ses composantes.

    A ceux qui, comme Maurras, proclament que la France est d’abord une nation latine, répondent ceux qui, de Gustave Le Bon à Céline et Alain Peyrefitte, n’ont que peu de sympathie pour les Méridionaux.

    Renan, pour qui la nation est un « plébiscite de tous les jours », écrit dans la Réforme intellectuelle et morale : « La France du Moyen Age est une construction germanique, élevée par une aristocratie militaire germanique avec des éléments gallo-romains. Le travail séculaire de la France a consisté à expulser de son sein tous les éléments déposés par l’invasion germanique, jusqu’à la Révolution, qui a été la dernière convulsion de cet effort […] Pourquoi le Languedoc est-il réuni à la France du Nord, union que ni la langue, ni la race, ni l’histoire, ni le caractère des populations n’appelaient ? […] Notre étourderie vient du Midi, et si la France n’avait pas entraîné le Languedoc et la Provence dans son cercle d’activités, nous serions sérieux, actifs, protestants et parlementaires ! »

    D’autres auteurs, tels André Chénier, Paul Vidal de La Blache (Tableau de la géographie de la France) ou Taine, insistent au contraire sur le caractère géographiquement “intermédiaire” de la France pour expliquer que l’esprit français se tient à égale distance de ce que Rivarol appelait les « opinions exagérées du Nord et du Midi ». Et Renan, tout opposé qu’il soit à la culture latine, n’en affirme pas moins que « la grandeur de la France est de renfermer les pôles opposés » et de pouvoir en proposer une synthèse. Vieille dialectique de l’unité et de la diversité.

    Mais en réalité, ce sont sans doute les grands traits de l’histoire politique des Français qui ont le plus contribué à former l’esprit français. A commencer par la centralisation administrative. L’unité française s’est en effet accomplie grâce à une forte centralisation : fille de l’identité de la loi, elle résulte de l’action obstinée des politiques et des juristes (ou des légistes). C’est ce que dénonceront Tocqueville et Renan, comme après eux Georges Sorel. Sous l’Ancien Régime, comme sous la République, le pouvoir a son siège à Paris et s’exerce de haut en bas. Les citoyens se sentent de ce fait éloignés des centres de décision. A une organisation autoritaire répond une résistance passive, qui peut prendre la forme du repli sur la vie privée, de la critique systématique, de la fronde, voire de la révolte. La méfiance et l’aversion vis-à-vis de l’ordre sont la règle. C’est peut-être pourquoi l’histoire de France abonde en révoltes populaires et en jacqueries.

    Plus encore que le peuple anglais ou le peuple espagnol, le peuple français est né de l’existence d’une nation elle-même créée par l’action volontaire de l’Etat (l’agrandissement du « pré carré »), tandis que dans les terres d’Empire, c’est bien plutôt le peuple qui a créé la nation, laquelle a fini par se doter d’un Etat. Il en résulte qu’en France, citoyenneté et nationalité sont synonymes.

    Au XVIIIe siècle, se répand en France l’idée d’une origine contractuelle des nations : un jour, des hommes se sont rassemblés pour former une nation. C’est l’idée commune à Locke, Montesquieu et Rousseau. Il n’y a donc pas de naturalité du fait collectif et l’homme n’est pas naturellement un être politique (l’« état de nature » était prépolitique et présocial). Les nations ont une origine juridique et datée et la nation est coextensive à l’Etat. C’est ce que soutenaient aussi les jacobins, pour qui la volonté d’homogénéiser la société constitue un élément tout naturel de l’idéologie républicaine.

    En Allemagne, à la même époque, la nation allemande existe en dehors de tout Etat unitaire, et c’est à partir de la langue, de la culture et de l’“âme populaire” (Volksseele ou Volksgeist) que l’on en donne une définition. Herder et Fichte opposent alors leur nation, posée comme naturelle et organique (Kulturnation), à celle, jugée artificielle et mécanique, que propage la Révolution. Cette distinction entre la nation et l’Etat a des conséquences anthropologiques. Elle se prolonge dans l’opposition entre la “communauté” (Gemeinschaft) et la “société” (Gesellschaft), voire entre la culture, toujours particulière, et la civilisation, qui vise à l’universalité.

    Est-ce l’individualisme qui explique la centralisation, nécessaire pour faire tenir ensemble des provinces et des peuples qui n’étaient pas naturellement portés à vivre ensemble, ou bien cet individualisme représente-t-il a contrario une réaction à ce que la centralisation a pu avoir d’excessif ?

    Dans un livre paru en 1957, le duc de Lévis-Mirepoix décrivait l’individualisme comme le trait principal des Français : l’initiative personnelle plutôt que l’esprit d’équipe, la chanson individuelle plutôt que le chant choral – ce qui n’empêche pas les élans de solidarité. Il observait aussi, à propos de la liberté : « Les Latins la conçoivent au sens strict, comme une prééminence de la personne sur la société, tandis que, très différemment, les Anglo-Saxons l’envisagent comme une défense de la vie privée et des droits naturels sans aucun empiétement sur ce qui est dû à l’Etat. » La conception française de la liberté tirerait donc vers l’individualisme, qui a lui-même partie liée avec l’égalité. Depuis Montaigne et Descartes (« Je pense, donc je suis ») jusqu’à Auguste Comte, Bergson et même Sartre, la philosophie française ne s’est-elle d’ailleurs pas toujours occupée à célébrer le “moi” plutôt que le “nous” ? L’individualisme n’empêche pas l’étatisme, bien au contraire. Seul l’Etat peut en effet remédier à la dissolution des relations organiques et des réseaux naturels de solidarité dont il est historiquement responsable.

    Au coeur de l’esprit français, disait récemment Dominique de Villepin, il y a un « rêve d’universalisme ». Historiquement associé à l’individualisme, l’universalisme français est adossé à la conviction que les traits de caractère des Français sont tellement excellents qu’on doit du même coup les regarder comme exemplaires pour tous les autres peuples, et donc qu’ils ont une valeur universelle. On retrouvera semblable penchant aux Etats-Unis.

    Alors que Montesquieu, dans De l’esprit de lois, affirme avec force que tous les régimes ne conviennent pas à tous les pays, soulignant au passage « combien il faut être attentif à ne pas changer l’esprit d’une nation », d’innombrables auteurs assurent au contraire que l’esprit français est « universel » par définition. C’est par exemple ce que proclame Rivarol dans son célèbre Mémoire sur l’universalité de la langue française, couronné en 1784 par l’académie de Berlin. Après avoir démontré la supériorité absolue de la langue française sur toutes les autres, il en déduit que ses qualités la rendent du même coup universelle : « Sûre, sociable et raisonnable, ce n’est plus la langue française, c’est la langue humaine. » 

    Volontiers xénophobes mais absolument pas racistes, les Français sont portés par l’idée qu’ils font les choses mieux que les autres. Friedrich Sieburg disait avec humour que, pour eux, les langues étrangères ne sont jamais que du « français traduit ». Loin d’avoir une valeur locale, la devise Liberté, Egalité, Fraternité est censée valoir pour tous les peuples.esprit_franais3.jpg

    Ainsi, au XIXe siècle, la colonisation est constamment justifiée par l’idée qu’en apportant aux peuples “primitifs” les éléments du “progrès”, la nation colonisatrice travaille pour le bien de l’humanité. « Autant les conquêtes entre races égales doivent être blâmées, va jusqu’à écrire Ernest Renan, autant la régénération des races inférieures ou abâtardies par les races supérieures est dans l’ordre providentiel de l’humanité ! »

    A la même époque, les socialistes français ne tarissent pas d’éloge sur la façon dont leurs concitoyens s’enflamment pour la liberté des peuples opprimés, tel Victor Considérant, qui en conclut que « la politique de l’humanité est certainement la vraie politique nationale de la France ». De même, aux yeux de Jules Michelet, la France, « instituteur du genre humain », se définit par son « amour de l’humanité ». Et Edgar Quinet célèbre « la nation au service de l’humanité », tandis qu’à l’autre extrémité de l’éventail politique, le contre-révolutionnaire Joseph de Maistre assure que la France est investie d’une véritable « magistrature dans l’univers ».

    Toute identité est évidemment dialogique, en ce sens qu’il ne peut y avoir de “nous” sans un “eux”. C’est pourquoi l’étude de l’esprit français s’appuie souvent sur une démarche comparative. En septembre 1870, Ernest Renan écrivait dans le Journal des débats : « Le grand malheur du monde est que la France ne comprend pas l’Allemagne, et que l’Allemagne ne comprend pas la France. » Mais pourquoi ne se comprennent-elles pas ?

    La meilleure réponse à cette question a sans doute été donnée par le sociologue Louis Dumont qui, dans ses Essais sur l’individualisme (1983), puis dans Homo aequalis II. L’idéologie allemande, France-Allemagne et retour (1991), constate qu’en Allemagne, l’individu existe avant tout par son appartenance au groupe, tirant de celui-ci l’essentiel de son identité. S’efforçant d’identifier les paradigmes socio-anthropologiques de notre culture, Louis Dumont met la modernité en relation directe avec la montée de l’individualisme, qu’il définit comme une « catégorie mentale » liée à l’universalisme, au rationalisme et à l’égalitarisme. C’est dans cet « individuo-universalisme », dont la montée est historiquement allée de pair avec l’avènement de la classe bourgeoise et de l’« idéologie économique », qu’il voit le fondement de l’idéologie politique française.

    Dans toute son oeuvre, Dumont oppose les sociétés individualistes aux sociétés « holistes » (la plupart des sociétés traditionnelles). Dans les sociétés individualistes, on pose d’abord l’individu et seulement ensuite la société, c’est-à-dire que l’on dissocie identité personnelle et identité collective, en considérant chaque individu comme une incarnation de l’humanité, tandis que dans les sociétés holistes, l’homme est conçu d’emblée comme un être social qui doit regarder en amont de lui-même pour savoir qui il est. Et selon Dumont, la société française relève plutôt de la première catégorie, et l’allemande de la seconde. « Dans sa propre idée de lui-même, écrit-il, le Français est homme par nature et français par accident, tandis que l’Allemand se sent d’abord allemand, et homme à travers sa qualité d’Allemand. » C’est sans doute l’une des clés de l’esprit français.

    Alain de Benoist (article paru dans le Spectacle du Monde, janvier 2010)

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  • Le système et l’arme des émotions

    Métapo infos publie un point de vue de Pierre le Vigan :

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    Le système et l'arme des émotions
     

    Le monde moderne est régi par la politique des émotions. Elles sont devenues des instruments majeurs de la politique. Dans le même temps, plus personne ne se réclame d’une idéologie. Il est loin le temps où Chirac fut reagano-thatchérien en 1986, après avoir été travailliste « à la française ». Aujourd’hui, Nicolas Sarkozy se réclame avant tout du pragmatisme et de la… capacité d’écoute.


    L’essentiel, c’est de voir « ce qui marche » disent nos politiques. Après les idéologies du XXe siècle ce sont maintenant les « émotions » qui justifient les politiques qui, bien entendu, sont pourtant d’abord toujours des politiques de pouvoir. La peur, l’envie, la compassion, l’espoir, l’orgueil mènent le monde. Exemple : avec Obama, l’Amérique a choisi une image lui permettant de s’aimer à nouveau et de se faire aimer, les deux étant liés. Même s’il y a de fortes chances pour que les constantes de la politique américaine restent inchangées, comme les premières initiatives diplomatiques d’Obama le laissent prévoir tout comme son entourage pouvait permettre de le supposer.


    De même, quand la Russie de Poutine et Medvedev « inquiète » à nouveau les professionnels de l’atlantisme, c’est une autre émotion, – la peur – qui joue. Ou, pour être plus précis, c’est la peur qui est mobilisée. On mobilise les émotions, et ensuite on mobilise les forces réelles, économiques, politiques et militaires. On l’a vu avec les nombreuses fables inventées de toute pièce contre l’Irak de Saddam Hussein (à tel point qu’on en oublierait presque les crimes bien réels du dictateur). Parfois, c’est tout simplement la puissance qui inspire le respect. Encore une émotion. « Quand les types de 100 kg disent certaines choses, les types de 60 kg les écoutent. » disait Michel Audiard.


    Emotions ? C’est ce qui met en mouvement, dit l’étymologie. La politique, c’est justement de mettre en mouvement. Platon, Hobbes, Kant, Hegel parlaient des passions. La passion est proche de l’émotion. La principale des passions qui mènent le monde est maintenant celle de l’identité. C’est un sujet sur lequel Todorov a écrit Nous et les autres (Seuil, 1989), et de Benoist, Nous et les autres. Problématique de l’identité (Krisis, 2006). L’identité, c’est le problème. Lévinas disait que l’on emploie le mot quand la chose n’est plus. Dominique Moïsi, de l’Institut Français des Relations Internationales, écrit : « Si le XXe siècle fut tout à la fois le siècle de l’Amérique et de l’idéologie, tout porte à croire (…) que le XXI e siècle sera celui de l’Asie et de l’identité. » (La géopolitique de l’émotion, Flammarion).


    Petit tour d’horizon. L’Asie, - et la Chine bien plus que l’Inde – est dans la culture de l’espoir : l’espoir de se faire une place au soleil. Coute que coute. De son coté, le monde arabe est dans une culture de l’humiliation. Un traumatisme qui date, pour n’envisager que la période récente, de la guerre des Six Jours en 1967. Et un traumatisme qui a été aggravé par les deux « guerres «  du Golfe : en vérité la liquidation d’une armée irakienne hors d’état de résister et l’anéantissement de toute l’armature d‘une nation.


    Une autre émotion est la culture de peur. Certains Européens, marqués par l’histoire des années trente et quarante (« les Allemands, sur leur terrain, faut jamais les sous-estimer.- Parfois même sur le notre. » disait encore Audiard), eurent peur de la réunification allemande, comprenant mal qu’à tous points de vue, les temps avaient changé. Plus récemment, les néoconservateurs ont peur de ce qu’ils appellent parfois l’ « islamo-fascisme », devant lequel il ne faudrait pas « reculer », comme à Munich en 1938, rajoutent certains – la référence à Munich étant devenu un poncif incontournable.


    Il y a encore la peur de la Turquie en Europe. Ou la peur du futur. Et des peurs très concrètes, comme la peur de ce que Serge Paugam appelle la « disqualification sociale » (PUF, 2002), une peur qu’analyse encore Camille Peugny dans « le déclassement » (Grasset, 2009). Toutes choses qui nous renvoient à la panne de l’ascenseur social (et au caractère vermoulu et branlant de l’escalier). C’est dire que la peur ne correspond pas à de faux problèmes mais bien souvent à des dangers réels. Reprenons l’exemple de l’entrée de la Turquie en Europe – entendons : dans ses structures politiques. Elle n’est pas souhaitable actuellement mais ne changerait pas grand-chose au fait que l’Europe actuelle, celle de Bruxelles, ne protège pas les peuples européens de la mondialisation, de la perte de leur identité, de la domination du grand capital.


    En outre, l’exemple de la Turquie montre la difficulté de saisir les enjeux. On peut voir la Turquie comme l’instrument des USA en Europe. On peut la voir tout au contraire comme une puissance qui pèsera, tout au moins à long terme, dans le sens d’un non alignement de l’Europe sur Israël et sur les USA. En fonction des prédictions que chacun fera, on peut donc, avec des systèmes de valeurs opposés, faire le même choix (par exemple être pour la Turquie en Europe parce qu’on est pour une Europe pro-américaine ou pour la Turquie en Europe parce qu’on est pour une Europe libre vis-à-vis de l’Amérique). On peut aussi au contraire, avec le même système de valeurs, faire des choix opposés, comme en 1942, deux patriotes français pouvaient s’engager dans deux camps différents au nom d’une conception différente des urgences mais d’un même amour de la patrie.


    Ce qui est assuré, c’est que moins les enjeux réels sont analysés, plus les émotions prédominent. « Je ne peux plus saisir ou comprendre – sans parler de le maîtriser – le monde dans lequel je vis. Je dois donc exalter ma différence et donner priorité à mes émotions. » résume Dominique Moïsi quant à ce qu’est devenu le sentiment dominant.


    Emotions et illusions


    Le problème des émotions est qu’elles se nourrissent beaucoup trop des illusions. C’est le cas des illusions de tout concilier : la croissance et l’écologie, le flicage anti-automobiliste et l’envie d’acheter des voitures, la qualité et la quantité, la vitesse et la sécurité, l’amour et le libertinage, moins d’impôts et plus de services publics, l’ouverture totale aux autres et la préservation de l’identité de soi, l’immigration de masse et l’intégration, etc.


    C’est ce que Bertrand Méheust appelle, dans son essai sur les rapports entre l’écologie et les injonctions contradictoires de notre société, « la politique de l’oxymore » (Comment ceux qui nous gouvernent nous masquent la réalité du monde, La Découverte, 2009). La Révolution française voulait apporter le bonheur aux Français, et au genre humain : elle a plongé l’Europe dans la guerre et a inventé le concept de guerre totale par idéologie. C’est l’hétérotélie : on vise un but et on en atteint un autre, comme l’avait vu Jules Monnerot (Intelligence de la politique, Gauthier-Villars, 1978). S’il y a tant d’hétérotélie, c’est que l’histoire est faite d’oxymores. L’un des plus massifs parmi les oxymores contemporains est celui-ci : le volontarisme technologique ou la volonté de maitrise technologique est un oxymore car la biosphère restera toujours en partie imprévisible et que ses mécanismes – ou plus exactement sa vie – excèdent toute intelligence humaine.


    Prenons comme cas la géo-ingénierie. C’est par exemple l’idée de larguer des tonnes de souffre dans la stratosphère pour modifier le climat, en l’occurrence le refroidir. C’est encore l’idée de créer une banquise artificielle pour relancer le Gulf Stream. Ces idées peuvent être excitantes. Elles sont surtout très incertaines. Il y a des expériences que l’homme risque de ne pouvoir faire qu’une fois. La question que pose l’écologie à l’homme est celle-ci : l’homme peut-il exister sans cesser d’inventer ? Ou plutôt : peut-il vivre sans l’obsession d’inventions qui soient toutes de l’ordre de la puissance technologique ?


    Car il n’y a pas de société sans horizon commun, sans ambition commune. L’idéologie de la transparence a fait perdre à la société son épaisseur. Des philosophes l’ont vu et l’ont dit mais c’est peut-être un Alphonse Boudard qui le mieux exprimé cette perte de l’épaisseur du monde dans Mourir d’enfance (1995). Notre société impose dans le même temps, sous le signe de l’équivalence des valeurs, un devoir-être parfaitement totalitaire : interdiction de toute polémique un peu soutenue, tri sélectif des ordures obligatoire, criminalisation des automobilistes à la moindre infraction, pro-féminisme idéologique obligatoire, larmoysme pro Ingrid Bettancourt obligatoire jusqu’il y a sa libération, niaiserie de la repentance obligatoire, etc.


    Les distances sociales implicites s’effacent au moment où un devoir-être identique s’impose à tous. Et dans le même mouvement, la « pipolisation » de la politique enlève toute sacralité au pouvoir. Les filiations identitaires, quelles soient politiques, professionnelles, religieuses, se perdent, ce qui rend plus problématiques les nécessaires affiliations qui permettent l’évolution même des identités. En conséquence, les crispations identitaires tiennent lieu, bien souvent, - et bien mal -, d’appartenances. Exemple : le CRAN, conseil « représentatif » (sic) des associations noires, ou le fantomatique CRAB, conseil représentatif des associations blanches (même pas drôle). Ces incertitudes identitaires sont la marque de ce que Georges Balandier appelle « le dépaysement contemporain » (PUF, 2009). « La souffrance c’est la douleur plus autre chose » écrit-il. Cette autre chose c’est la perte d’une perspective commune.


    La fin de l’idéal d’une société bonne


    L’idéal d’une « société bonne » disparait au profit d’une politique de compensations des aigreurs des uns et des autres. La justice sociale cesse d’être un objectif. A sa place, on installe des politiques « anti discriminations ». Nul ne conteste qu’il y ait parfois matière à rétablir une égalité des chances. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit – cela qui aurait un nom très simple : la République et la méritocratie républicaine. La politique de promotion des minorités visibles a pour objectif de diviser le monde du travail, de désarmorcer les conflits sociaux en les faisant dériver vers des revendications « racialistes ».


    Walter Benn Michaels écrit justement : « Une France où un plus grand nombre de Noirs seraient riches, ne serait pas économiquement plus égalitaire, ce serait juste une France où le fossé entre les Noirs pauvres et les Noirs riches serait plus large. » (La diversité contre l’égalité, Raisons d’agir, 2007). C’est toute l’histoire, depuis 1983, de l’abandon du projet de transformer la société par les « socialistes » qui aboutit à cet exutoire : racialiser les problèmes sociaux, donner des satisfactions d’amour propre identitaire à une minorité (de Noirs, d’handicapés, de gens « issus de l’immigration », « issus de la diversité » dit-on maintenant, etc) pour calmer la masse des travailleurs et surtout la diviser, de surcroit en accentuant les arrivées d’étrangers et en jouant ainsi des exaspérations des français « de souche » par le choc des modes de vie et les barrières ethniques et culturelles.


    La diversité, la représentation des minorités visibles, c’est ce qui reste de la justice en milieu libéral et c’est surtout le contraire de la justice. Comme l’écrit encore W-B Michaels, « la conception de la justice sociale qui sous-tend le combat pour la diversité repose sur une conception néolibérale ». Ce qu’il résume fort bien par la formule : « La diversité n’est pas un moyen d’instaurer l’égalité; c’est une méthode de gestion de l’inégalité. » La diversité est ainsi une politique de diversion. Elle participe de la pensée unique. « Au lieu de débattre sur l’inégalité, nous débattons sur les préjugés et le respect ; or, étant donné la rareté des défenseurs des préjugés et des détracteurs du respect, nous nous retrouvons à ne plus débattre du tout. » note encore W-B Michaels. La politique de la « diversité » est de la posture, de l’imposture et de l’instrumentalisation des émotions.


    Pour compléter le brouillage des identités sociales, certaines caractéristiques traditionnelles du service public, – telles la rigueur professionnelle, le sens du devoir, la priorité du service rendu sur le gain, l’écoute – sont mises en avant comme la nouvelle idéologie du secteur privé. Tandis que le secteur public intègre les exigences de performance, de compétitivité, de ratios qui sont issues du secteur privé. L’esprit d’équipe s’efface, même dans le public, au profit de la mesure des performances individuelles, comme le relève Danièle Linhart dans Travailler sans les autres (Seuil, 2009), où elle montre les ravages de la méfiance réciproque sur l’esprit d’équipe. De quoi rendre les salariés fous ! C’est d’ailleurs en partie le cas comme le montre la remarquable enquête de Philippe Petit sur « la France qui souffre » (Flammarion, 2008).


    Déstabilisation du monde du travail et « émotionalisation » de la société – ou « sentimentalisation » de celle-ci –, telles sont les deux armes de distraction (au sens propre : distraire de) massive (selon l’expression de Matthew Fraser) du néolibéralisme face aux espoirs d’émancipation nationale et sociale du peuple travailleur et producteur. Décidément, cela donne une juste envie de faire la révolution.

    Pierre le Vigan

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