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  • L'Allemagne secrète de Stefan George...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte de Lionel Baland cueilli sur le site de la revue Eléments et consacré au mythe de l'Allemagne secrète remis au jour dans les années 20 du vingtième siècle par les membres du Cercle Stefan George, dont furent membres les frères Stauffenberg.

     

     

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    Vive l’Allemagne secrète !

    Lorsque le comte Claus von Stauffenberg est fusillé le 21 juillet 1944 à Berlin, après avoir placé, le jour précédent, une bombe au quartier général d’Adolf Hitler à Rastenbourg en Prusse-Orientale, il crie, en référence à son mentor le poète symboliste rhénan Stefan George, « Vive l’Allemagne secrète ! »1 Celle-ci est un mythe plongeant ses racines dans le monde impérial des Hohenstaufen de Frédéric Ier Barberousse et de Frédéric II et introduit dans la poésie, sous une forme codée, dans les hymnes de Friedrich Hölderlin2 et dans les écrits de Friedrich Schiller, de Heinrich Heine, de Paul de Lagarde, de Julius Langbehn, ainsi que dans la légende de Frédéric Ier Barberousse endormi dans un château souterrain au fond du massif de moyenne montagne du Kyffhäuser.3

    Karl Wolfskehl, membre du cercle constitué autour du poète Stefan George, utilise, dans un texte paru dans le Jahrbuch für die geistige Bewegung de 19104 et intitulé « Die Blätter für die Kunst und die neueste Literatur » (Les Feuilles pour l’art et la littérature la plus récente), le terme « Allemagne secrète ».

    Stefan George et les trois frères Stauffenberg – les jumeaux Alexander et Berthold, ainsi que Claus – font connaissance à Marbourg au printemps 1923.

    Ernst Kantorowicz, autre membre du cercle Stefan George et futur auteur de l’ouvrage Les Deux Corps du roi, se rend à Rome, durant le printemps 1924, avec des amis historiens et les jumeaux Alexander et Berthold von Stauffenberg. Certains d’entre eux voyagent en mai 1924, durant la semaine de Pâques, vers Naples, Paestum et poursuivent vers Ségeste et Palerme en Sicile. Parmi eux figurent plusieurs membres du Cercle Stefan George, dont Ernst Kantorowicz et Berthold von Stauffenberg. Ils déposent, alors que les autorités italiennes fêtent les 700 ans de la fondation de l’université par Frédéric II de Hohenstaufen, sur le sarcophage de ce dernier, une couronne portant la mention « À son empereur et héros, l’Allemagne secrète. »

    À l’automne 1924, Claus von Stauffenberg écrit à Stefan George afin de lui faire part du fait que l’œuvre de ce dernier l’a secoué et réveillé et qu’il est prêt à l’action au service de « L’Allemagne secrète ».

    « Geheimes Deutschland » (L’Allemagne secrète) est le titre d’un poème de Stefan George écrit au début de la décennie 1920 et paru5 dans le recueil de poèmes Das neue Reich (Le nouveau règne ou Le nouvel Empire) en 1928.

    L’Allemagne secrète, à partir de laquelle le « Nouveau Reich » doit se développer,  est le cercle, ayant surgi organiquement, de personnes rassemblées autour de Stefan George. L’Allemagne de Stefan George, sensée représenter la vraie Allemagne, est vitale, forte et pure. Elle est une Allemagne parallèle à celle de la société de l’époque, la fausse Allemagne de l’individualisme de la société bourgeoise de la république de Weimar, et doit, à terme, la remplacer. La question est de savoir comment se débarrasser de la seconde. Les idées de Stefan George sont élitistes, hiérarchiques, anti-démocratiques et antirationalistes.

    Le nouveau régime

    Après l’arrivée d’Adolf Hitler au poste de chancelier, le 30 janvier 1933, le clivage au sein du cercle des adeptes de Stefan George s’accentue. Le comte Woldemar von Uxkull-Gyllenband6, professeur d’histoire à Tübingen, compte parmi ceux qui voient dans le IIIe Reich la réalisation du « nouveau Reich » prophétisé par le maître et donne, le 12 juillet 1933, pour le 65è anniversaire de ce dernier, une conférence dans laquelle il le présente en tant que prédécesseur intellectuel de la révolution nationale-socialiste.

    Lorsqu’Ernst Kantorowicz reçoit, à l’instar de Stefan George, le texte de cette conférence, il est horrifié par celui-ci car, à cette époque, des mesures politiques prises par les nouveaux dirigeants de l’Allemagne visent les juifs, alors qu’il en est un. En conséquence, il décide de s’opposer publiquement à la tentative de récupération des idées de Stefan George par le nouveau régime.7 Ernst Kantorowicz tient un discours8, véritable acte de résistance, le 14 novembre 1933, à l’occasion du départ de sa chaire universitaire de Francfort-sur-le-Main, intitulé l’« Allemagne secrète » et au sein duquel il affirme l’incompatibilité entre le Reich d’Adolf Hitler et celui de Stefan George. Ernst Kantorowicz prétend que Karl Wolfskehl a transformé, dans son texte paru dans le Jahrbuch für die geistige Bewegung de 1910, le sens du terme « Allemagne secrète » qui avait été façonné par Paul de Lagarde et repris par Julius Langbehn qui lui a donné l’acceptation dont Rembrandt, Ludwig van Beethoven et Johann Wolfgang von Goethe parlent en tant que « Le vrai empereur de l’Allemagne secrète ». Selon Kantorowicz, Wolfskehl se réfère, dans cette expression, « à des individus, porteurs de certaines forces allemandes encore endormies dans lesquelles l’être futur le plus sublime de la nation est préfiguré ou déjà incarné. » Il voit dans « l’Allemagne secrète » « les récipiendaires d’une force immuable, éternellement la même, qui reste secrète comme un courant sous-jacent sous l’Allemagne visible et qui ne peut être saisie qu’à travers des images ». Cette « Allemagne secrète », réveillée par la nouvelle poésie, n’existe que dans l’environnement de Stefan George et ne doit jamais être identifiée à un régime politique existant car elle relève du domaine spirituel, du choix, de l’âme et de l’esprit et pas de la naissance, ni du sang et n’a ni un caractère national, ni un caractère racial : « L’Allemagne secrète est toujours proche, voire présente, comme un jugement dernier et une révolte des morts. […] Un règne à la fois de ce monde et pas de ce monde, un règne qui est là et pas là, un règne à la fois des vivants et des morts, qui se transforme et est cependant éternel et immortel. » Il la définit en tant que « communauté secrète des poètes et des sages, des héros et des saints, des sacrifiants et des sacrifiés, que l’Allemagne a engendrés et qui se sont offerts à l’Allemagne. »9

    Au printemps 1933, Stefan George rejette la demande du ministre de la Propagande du IIIe Reich Joseph Goebbels lui proposant la présidence d’une nouvelle Académie allemande de poésie purgée d’écrivains considérés par le nouveau régime comme indésirables, tout en saluant le fait que celle-ci soit « sous un signe national », en ne niant absolument pas être l’ancêtre du nouveau mouvement national, en ne mettant pas de côté sa collaboration spirituelle, en précisant que les lois des domaines spirituel et politique sont très différentes et que leur rencontre constitue un processus extrêmement compliqué.10

    Stefan George part s’installer en Suisse, dans le Tessin, où il passe depuis plusieurs années l’hiver. Les frères Stauffenberg l’accompagnent en cours de route. Ces derniers réagissent différemment à l’avènement du IIIe Reich : Berthold et Alexander de manière réservée, Claus, qui aurait pris part à des manifestations publiques en faveur d’Adolf Hitler, avec approbation.

    Alors que son disciple Karl Wolfskehl, juif, attendait, en l’implorant par des lettres, de lui une prise de position par rapport au national-socialisme et un soutien envers les juifs, ou, au moins envers ceux membres de son cercle, Stefan George se tait. Klaus Mann écrit : « Nous espérons que le fait qu’il se taise signifie un rejet. » et « Hitler et Stefan George, ce sont deux mondes qui ne pourront jamais couler un vers l’autre. Ce sont deux sortes d’Allemagne. »11 Pour Stefan George, les mesures prises contre les juifs par le IIIe Reich apparaissent probablement secondaires par rapport au destin futur de l’Allemagne, ce pays devant, selon lui, affronter de graves difficultés au cours des décennies à venir.

    La mort du maître

    Alors que Stefan George est mourant, les trois frères Stauffenberg sont autorisés à lui rendre visite. Ernst Kantorowicz en est, cependant, dissuadé, par l’entourage du poète qui compte en son sein Robert Boehringer, l’exécuteur testamentaire de Stefan George, afin d’éviter de froisser les autorités nationales-socialistes allemandes par la présence d’une personne juive et de ne pas, ainsi, troubler la réception en Allemagne de l’œuvre.12

    Stefan George meurt à l’hôpital de Locarno, le 4 décembre 1933, après avoir eu la prudence de ne pas se prononcer de manière décisive sur le nouveau régime, dont il n’a pu voir que les premières articulations.13

    Lors de la cérémonie funèbre de Stefan George, qui se déroule en petit cercle, un fossé apparaît entre les personnes favorables et opposées au national-socialisme. L’envoi par le gouvernement allemand d’une couronne de lauriers avec un ruban portant une croix gammée entraîne une dispute entre ceux qui désirent cacher ou enlever cette dernière et ceux qui veulent la laisser apparaître. Parmi les participants figurent Hanna et Karl Wolfskehl, ainsi que les trois frères Stauffenberg et Ernst Kantorowicz.

    Robert Boehringer est désigné par Stefan George, peu avant le décès de ce dernier, en tant que légataire universel. Boehringer vivant en Suisse, cela complique les actions en Allemagne et Claus von Stauffenberg devient héritier de remplacement de Stefan George.

    Durant l’été 1934, Claus von Stauffenberg prête serment, comme ses camarades de régiment,  au Führer de l’Empire et du peuple allemand et le reconnaît en tant que dirigeant de l’armée.

    Claus von Stauffenberg négocie, à la fin des années 1930, avec le Conseil municipal de Bingen am Rhein, l’aménagement de la maison familiale de Stefan George en tant que monument.

    Chaque année, les frères Stauffenberg et Robert Boehringer se réunissent à Minusio à l’occasion de l’anniversaire de la mort du maître.

    Les conséquences de l’attentat

    Claus von Stauffenberg, après avoir placé une bombe au quartier général d’Adolf Hitler, le 20 juillet 1944, à Rastenburg, en Prusse orientale, est fusillé le lendemain à Berlin. Il crie, selon les témoins, « Es lebe das geheime Deutschland! (Vive l’Allemagne secrète !) ou « Es lebe unser heiliges Deutschland! » (Vive notre sainte Allemagne !). La salve terrible retentit lorsqu’il prononce la fin de la phrase.

    Dans son livre14 sur Stefan George, l’historien suisse Edgar Salin rapporte les propos tenus oralement par son ancienne élève la comtesse Marion Dönhoff : le cercle des résistants de 1943-1944, auquel elle avait été liée, avait désigné, sous l’influence du comte Claus von Stauffenberg, leur mouvement en tant qu’« Allemagne secrète » (Geheimes Deutschland ou Heimliches Deutschland).

    Le 10 août, Berthold von Stauffenberg, frère et proche confident de Claus, est condamné à mort pour avoir pris part au complot, lié à l’attentat, en vue de tenter de renverser le régime national-socialiste. Il est exécuté, le jour même, par pendaison.

    Le troisième frère Stauffenberg, Alexander, le jumeau de Berthold, est emprisonné en raison de son lien de parenté avec les deux autres, ainsi que la famille Stauffenberg, y compris les enfants et les parents proches.

    Le siège familial des Stauffenberg à Lautlingen dans le Souabe est passé au crible, de fond en comble, par la Gestapo qui y trouve de nombreux documents liés au poète Stefan George, parmi lesquels figure le testament qui désigne Robert Boehringer à Genève en tant qu’héritier principal, ainsi que Berthold comme héritier secondaire.

    La conjointe d’Alexander, Melitta Schiller, issue d’une famille judéo-russe d’Odessa, pilote d’essai dans l’industrie, ne doit plus utiliser le nom de famille Stauffenberg, mais est contrainte de s’appeler Schenk. Elle est touchée, lors d’un vol, par la chasse britannique et arrive à réaliser un atterrissage d’urgence. Elle décède, quelques heures plus tard, des suites de ses blessures, le 8 avril 1945. À l’issue de la guerre, Alexander n’a plus de logement car son appartement de Wurtzbourg a été détruit par les bombes et il a perdu son emploi de professeur d’université à Strasbourg. En 1948, les éditions Delfin publient un opuscule de 15 pages comportant de la poésie écrite en 1943 par Alexander Stauffenberg à l’occasion du dixième anniversaire de la mort de Stefan George. 

    Lionel Baland (Site de la revue Eléments, 24 septembre 2024)

     

    Notes :

    1 – Il a crié soit „Es lebe das Geheime Deutschland!“ (Vive l’Allemagne secrète !), soit „Es lebe das heilige Deutschland!“ (Vive la sainte Allemagne !).

    2 – Jürgen W., Gansel, « Stefan George. Governor of the Secret Germany. », in : Conservative revolution. Responses to liberalism and modernity. Volume Five, Edited by Troy Southgate / Black front press, s.l., 2022, p. 107 à 112, ici p. 110.

    3 – Olena Semenyaka, « Friedrich Nietzsche as the ‘’founder’’ of Conservative revolution. », in : Conservative revolution. Responses to liberalism and modernity. Volume Five, Edited by Troy Southgate / Black front press, s.l., 2022, p. 7 à 33, ici p. 24.

    4 – p. 1 à 18

    5 – p. 59 à 65

    6 – Woldemar von Uxkull-Gyllenband se distancie ensuite rapidement du nouveau régime.

    7 – Achim Aurnhammer, Wolfgang Braungart, Stefan Breuer und Ute Oelmann (Hrsg.), Stefan George und sein Kreis. Ein Handbuch, 2. Auflage, in Zusammenarbeit mit Kai Kauffmann. Redaktion: Birgit Wägenbaur, De Gruyter, Berlin/Boston, 2016, p.84-85.

    8 – Ernst Kantorowicz, „Das Geheime Deutschland. Vorlesung, gehalten bei Wiederaufnahme der Lehrtätigkeit am 14. November 1933. Edition von Eckhart Grünewald“, in: Robert L. Benson, Johannes Fried (Hgg.), Ernst Kantorowicz. Erträge der Doppeltagung, Institute for Advanced Study (Princeton) / Johann Wolfgang Goethe-Universität (Frankfurt), Franz Steiner Verlag, Stuttgart, 1997, p. 77 à 93.

    9 – Ibid., ici p. 80.

    10 – Robert E Norton, Secret Germany. Stefan George and his circle, Cornell University Press, Ithaca & London, 2002, p. 728-729.

    11 – Klaus Mann, in : Die Sammlung. Literarische Monatsschrift unter dem Patronat von André Gide, Aldous Huxley, Heinrich Mann, hrsg. von Klaus Mann, Reprint en 2 vol., Rogner und Bernhard bei Zweitausendeins, München, 1986, S. 98ff.

    12 – Benjamin Demeslay, Stefan George et son cercle. De la poésie à la Révolution conservatrice, collection Longue Mémoire de l’Institut Iliade, La nouvelle librairie, Paris, 2022, p. 3-4.

    13 – Introduction à Stefan George, Poésies complètes. Traduction et édition de Ludwig Lehnen. Nouvelle version, HD Éditions, Villiers St-Josse, 2023, p. 12.

    14 – Edgar Salin, Um Stefan George. Erinnerungen und Zeugnisse, Helmut Küpper vormals Georg Bondi, München / Düsseldorf, 1954.

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  • Nietzsche : sous le soleil exactement...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte de Pierre le Vigan cueilli sur le site de la revue Éléments et consacré à la pensée de Nietzsche et notamment à son annonce de l’ « éternel retour »...

    Philosophe et urbaniste, Pierre Le Vigan est l'auteur de plusieurs essais comme Inventaire de la modernité avant liquidation (Avatar, 2007), Le Front du Cachalot (Dualpha, 2009), La banlieue contre la ville (La Barque d'Or, 2011), Nietzsche et l'Europe (Perspectives libres, 2022), Le coma français (Perspectives libres, 2023), Clausewitz, père de la théorie de la guerre moderne ou tout récemment Les démons de la déconstruction - Derrida, Lévinas, Sartre (La Barque d'Or, 2024).

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    Nietzsche : sous le soleil exactement

    Quand Nietzsche découvre Sils Maria, il n’en est qu’au début de sa vie philosophique. Pour être précis, c’est la fin du commencement de sa vie philosophique. Nous sommes en 1879. Nietzsche a publié la Naissance de la tragédie en 1872, et les Considérations inactuelles entre 1873 et 1876. Il vient de publier un livre « pour les esprits libres », qui s’appelle Humain trop humain (printemps 1878). C’est cette même année 1879 qui voit Nietzsche démissionner de l’université de Bâle, après 10 ans de professorat en philologie – et non en philosophie – activité dans laquelle il a difficilement trouvé sa place. Il a alors 35 ans.  C’est une démission qui donne à Nietzsche la plus complète liberté, mais aussi ce qui accompagne toujours la liberté : le plus grand danger. Il est seul face à son destin.

    Sils Maria se trouve en Suisse italienne et romanche, à 1800 mètres d’altitude. C’est tout d’abord pour Nietzsche « la fusion de l’Italie et de la Finlande » (qu’il ne connaît pas). C’est en tout cas le coup de foudre. « De tous les endroits de la terre, je me sens le mieux ici, en Engadine ». Dans une lettre à Peter Gast (Heinrich Köselitz), Nietzsche écrit : « Le soleil d’août brille au-dessus de nos têtes, l’année s’écoule, montagnes et forêts se font de plus en plus paisibles et silencieuses. A mon horizon des pensées montent qui m’étaient encore inconnues – Je n’en révélerai rien et veux me maintenir dans un calme inébranlable. Il faudra bien que je vive quelques années encore ! Ah ! Mon ami, parfois le pressentiment me traverse l’esprit que je mène en somme une vie très dangereuse, car je suis de ces machines qui peuvent exploser ! L’intensité de mes sentiments m’épouvante et me fait rire – déjà un certain nombre de fois, je n’ai pu quitter la chambre, pour le motif risible que j’avais les yeux enflammés – par quoi ? Chaque fois, j’avais trop pleuré la veille pendant mes vagabondages, et non point des larmes sentimentales, mais des larmes de jubilation, cependant que je chantais et divaguais, doué que je suis d’une vision nouvelle par quoi je me trouve en avance sur les autres hommes. » Pleurs de joie.

    La révélation de Zarathoustra

    Nietzsche revient régulièrement à Sils Maria de 1881 à 1888. C’est en 1881 que Nietzsche a la révélation de Zarathoustra. C’est l’époque où il travaille à Aurore (qui parait cette même année), et vient de finir Le Voyageur et son ombre (tome II de Humain trop humain). Et voilà que se produit une rencontre. Il entendait « le souffle malicieux et heureux du vent ». Et soudain :. « J’étais assis là dans l’attente – dans l’attente de rien, par-delà le bien et le maljouissant, tantôt de la lumière, tantôt de l’ombre, abandonné à ce jeu, au lac, au midi, au temps sans but. Alors, ami, soudain un est devenu deux – Et Zarathoustra passa auprès de moi…». Voilà une nouvelle métamorphose de Nietzsche.

    Sils Maria, c’est le lieu de la découverte de l’éternel retour. Et ce retour, c’est avant tout celui de Dionysos. Il est le dieu associé à l’ivresse et au chaos. Il est le dieu des forces élémentaires, du sexe, de la force. Il est le dieu de la transgression des limites, des frontières et des formes. Il est le dieu de la terre, et non le dieu des idées. Mais ce dieu ne peut être créateur sans Apollon, qui est le dieu de la mesure, de la raison, de la beauté, de l’ordonnancement, de la clarté. Tout est là, dans ce jeu du monde entre Dionysos et Apollon. Pour qu’il y ait de l’ordre, il faut partir du chaos et du désordre. Pour qu’il y ait de la forme, il faut partir de l¨’informe. Pour raffiner la matière, il faut partir de la matière brute. Pour apprécier l’Italie, le soleil et la lumière, il faut avoir connu les brumes du nord, leur lourdeur, leur épaisseur, et la force brutale de leurs paysages sombres. Pour apprécier la philosophie des Lumières – celle de Voltaire, que Nietzsche admirait tant (il lui dédie Humain trop humain pour le centenaire de sa mort), il faut connaître la pesante (mais puissante) philosophie allemande.

    Se libérer de la peur de la mort

    Apollon et Dionysos sont tous deux nécessaires. L’un est la puissance, l’autre est l’acte. Mais Dionysos est un dieu étrange. Il est né deux fois, d’abord d‘une femme, puis d’un homme (Zeus). Il a franchi deux fois les portes de la vie. Il est comme la vigne. Elle naît en raisin. Elle renaît en vin. Dionysos est le dieu qui libère de la crainte de la mort et des obsessions morbides. Il est le dieu qui libère des passions tristes. Il est le dieu de l’approbation inconditionnelle de la vie. « Me voici venu ici, au pays des Thébains, moi, fils de Zeus, Dionysos, qu’a enfanté jadis la fille de Cadmos, Sémélé, accouchée par la foudre qu’arment les éclairs. J’ai changé ma forme divine pour celle d’un mortel et j’arrive à la fontaine de Dircé et au fleuve d’Isménos. Je vois le tombeau de ma mère foudroyée, ici, près du palais, les ruines encore fumantes de sa demeure, et la flamme toujours vivante du feu divin. Immortelle vengeance d’Héra contre ma mère ! Je bénis Cadmos de rendre ce lieu impénétrable et de consacrer cet enclos à sa fille. Une vigne l’entoure et, par mes soins, le cache sous sa verdure chargée de grappes. J’ai quitté la Lydie [région d’Anatolie], ses guérets [les terres labourées] si riches en or, et la Phrygie; j’ai parcouru les plaines de la Perse frappées par le soleil, les remparts de la Bactriane, la terre des Mèdes aux terribles frimas, l’Arabie heureuse, toute l’Asie, qui repose au bord de la mer salée; les Grecs s’y mêlent aux Barbares en des villes populeuses munies de belles tours. C’est ici la première des cités grecques où je sois venu. » (Euripide, Les bacchantes, env. 405 av. notre ère). On le voit : Dionysos, c’est le goût de l’approbation du monde, de l’aventure et de la profusion. C’est le goût du jeu.

    Dionysos, c’est cela, et l’éternel retour, c’est cela plus encore, c’est l’éternel retour de Dionysos, sans quoi Apollon s’endormirait, sans être sollicité par de nouveaux défis. Nous avons vu que Dionysos est né deux fois. Nietzsche le dit : il faut qu’il revienne. L’éternel retour, c’est celui d’un troisième Dionysos. Le premier est en grappe, le deuxième est en vin, que vienne le troisième, dont la forme ne nous est pas encore connue – et ce sera le surhomme.

    L’éternel retour c’est, dit Nietzsche, « la  formule d’approbation la plus haute qu’on ait jamais atteinte ». C’est l’intuition qu’a Nietzsche dans ce qui est alors un minuscule hameau de six maisons, au Surlej, prés du lac de Silvaplana, à deux pas de Sils Maria. Mais qui incarnera ce message de l’éternel retour ? Nietzsche écrit à Peter Gast : « Je ne suis pas encore assez mûr pour les pensées élémentaires que je veux exposer… Il y a entre autre une pensée qui, en vérité, requiert des millénaires pour s’affirmer. Où puiserai-je le courage de la formuler ? » (25 janvier 1882). C’est ici qu’il nous faudra patienter. Il nous faudra attendre Zarathoustra. Les fruits peuvent être murs sans que nous ne soyons murs pour les fruits. Cela vaut aussi pour Zarathoustra. Il est un messager, et non un surhomme.

    Sommes-nous prêts à entendre le message du démon ? « Que dirais-tu, écrit Nietzsche en 1882 dans Le Gai Savoir, si un jour, si une nuit, un démon se glissait jusque dans ta solitude la plus reculée et te dise : “Cette vie, telle que tu la vis maintenant et que tu l’as vécue, tu devras la vivre encore une fois et d’innombrables fois ; et il n’y aura rien de nouveau en elle si ce n’est que chaque douleur et chaque plaisir, chaque pensée et chaque gémissement, et tout ce qu’il y a d’indiciblement petit et grand dans ta vie, devront revenir pour toi et le tout dans le même ordre et la même succession […]” ? » (Le Gai savoir, § 341). Le grand mystère de l’éternel retour, et sa difficulté logique, c’est qu’il est l’éternel retour du même, et non pas un simple éternel retour de la vie. L’éternel retour de Nietzsche est une tautologie. Je suis la somme de mes actes et de mes pensées. Ce qui a été n’aurait pas pu ne pas être, sans quoi je n’aurais pas été moi. L’approbation de mes actes, de tous mes actes, doit donc être inconditionnelle, pour vouloir tous les revivre. Je suis donc, je vis donc dans un cercle éternel (certains observateurs l’ont qualifié de cercle vicieux) et éternellement identique.

    L’éternel retour du même

    A ce stade, nous ne pouvons que constater que Nietzsche est très loin d’Héraclite, et est proche de Parménide (deux penseurs prétendument opposés qui disent la même chose mais à l’envers de ce qui dit l’autre : ‘’tout est devenir’’ veut dire aussi que ‘’tout est être’’. Ce qui ne change pas, c’est tout, puisque tout est devenir). Pourquoi Nietzsche s’inflige t-il cette pensée de l’éternel retour du même ? Parce que Nietzsche refuse toutes les pensées consolantes. Parce qu’il choisit de toujours penser ce qui est le plus dur pour lui. Ce qui lui fait le plus mal. Non pas par dolorisme, mais parce que ce qui fait le plus mal est par définition le plus grand défi.

    C’est près de Gènes, en janvier 1883, que Nietzsche a la révélation de Zarathoustra, qui complète celle de l’éternel retour.  « Pour peu que nous soyons restés superstitieux, nous ne saurions nous défendre de l’impression que nous ne sommes que l’incarnation, le porte-voix, le médium de puissances supérieures. L’idée de révélation, si l’on entend par là l’apparition soudaine d’une chose qui se fait voir et entendre avec une netteté et une précision inexprimable, bouleverse tout chez un homme, le renversant jusqu’au tréfonds tant cette idée de révélation correspond à un fait exact. » (Ecce homo). Quel est le sens du défi de l’éternel retour du même ? C’est qu’il nous faut vivre chaque jour, chaque heure comme un créateur, comme un artiste, comme un aigle, comme un enfant qui joue. « C’est que l’enfant est innocence et oubli, un commencement nouveau, un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un premier mouvement, un ’’oui’’ sacré. » (Ainsi parlait Zarathoustra, « Les trois métamorphoses »). Toujours refaire le tour du cercle. Le cercle toujours identique est un anneau. Il symbolise la réconciliation de l’homme et du temps. L’homme ne court plus après le temps. Le cercle est la liberté : c’est le vol circulaire de l’aigle. Il est en même temps la finitude, la mort et le néant. C’est le serpent qui enserre le cou de l’aigle. Il nous faut vouloir les deux actes : le vol de l’aigle et l’étreinte du serpent. L’éternel retour du même fait que rien n’est du passé.  Tout est du présent, puisque tout revient. Là est la réconciliation de l’Homme et du Temps.

    Le vouloir est ainsi prisonnier de lui-même. Si tout passe, c’est que tout mérite de passer. Si tout revient, c’est que tout mérite de revenir. C’est pourquoi, si nous ne nions pas le monde, nous devons vouloir l’éternel retour du même. Le ‘’non-vouloir’’ de Schopenhauer serait accepter que rien ne vaut la peine d’être voulu. C’est pourquoi Nietzsche a rejeté Schopenhauer. Le ‘’surhomme’’, ce n’est pas autre chose  que l’homme qui se réjouit de ce que le vouloir ne puisse pas ne pas être. L’éternel retour du même écarte tout ressentiment vis-à-vis du passé mais aussi toute crainte vis-à-vis de l’avenir. L’homme se réconcilie avec le temps. Le temps, « image mobile de l’éternité » (Platon, Timée). Ce qui est éternel est toujours présent. Or, l’homme est présent dans la Présence. De ce fait, l’Homme égale le Temps.

    Seul le courage est une issue

    Le lieu du secret de l’éternel retour, c’est la mer. Élément féminin, élément immense, élément matriciel. La mer, immense et noire. Le lieu des abysses et de l’abîme. Face au gouffre, seul le courage est une issue, car dans l’éternel retour du même, il n’y a pas de mort possible. L’éternel retour est l’égalité et la réconciliation de l’Être et du Temps. A partir du Présent, on voit l’éternité du temps à venir et l’éternité du temps passé. Le Présent est un chemin de crête. Mais c’est un chemin circulaire. Nous sommes sur un point de ce chemin. Que l’on prenne à droite ou que l’on prenne à gauche, on reviendra au même endroit. On finira toujours par passer par les mêmes lieux. Pour le dire autrement, le Temps tourne en rond, et l’homme avec lui. Le Temps est une toupie. « Tout ce qui est droit ment, toute vérité est courbe, et le temps lui-même est un cercle. » (Ainsi parlait Zarathoustra, 222).  Ce que dit la pensée de l’éternel retour, c’est la nécessité de l’approbation du monde.

    A la source de cette approbation, il y a toujours la volonté. C’est pourquoi, en amont de la volonté de puissance – qui est bien un thème de Nietzsche – , il y a toujours la volonté de volonté. Car il y a pire que la volonté de néant, qui est encore une volonté, il y a le néant de la volonté, il y a l’impossibilité de vouloir quoi que ce soit. Mieux vaut vouloir le néant que de ne rien vouloir. « Et pour répéter encore en terminant ce que je disais au début : l’homme préfère encore avoir la volonté du néant que de ne point vouloir du tout… » (La généalogie de la morale, 283).

    La pensée de l’’’éternel retour de l’identique’’ (la formule est de Heidegger)  est un pont au-dessus d’un abîme. Mais de l’autre côté du pont, il y a la libération. Tout pont peut se parcourir dans les deux sens : en-deçà de l’épouvante, au-delà de l’épouvante. Dans le monde libéré (libéré de tout ce qui pèse trop lourd), il n’y a plus d’individualité, l’homme ne fait qu’un avec le monde. Le moi n’a plus de dehors, et donc plus de dedans. Le Je est partout. C’est un monde d’avant le langage. Un monde d’avant le « dialogue ». Un monde Un, entièrement immanent. L’homme n’est pas seulement un animal dans le monde. Il est un animal du monde. « Tout se brise, tout se rajuste, éternellement s’édifie la même demeure de l’être. Tout se disjoint, tout se retrouve, éternellement l’anneau de l’être reste fidèle à lui-même. » (Ainsi parlait Zarathoustra, III, « Le convalescent »). « Je reviendrai avec ce soleil, avec cette terre, avec cet aigle, avec ce serpent — non pas pour une vie nouvelle, ni pour une vie meilleure ou semblable  — je reviendrai éternellement pour cette même vie, identiquement pareille, en grand et aussi en petit, afin d’enseigner de nouveau l’éternel retour de toutes choses, — afin de proclamer à nouveau la parole du grand Midi de la terre et des hommes, afin d’enseigner de nouveau aux hommes la venue du Surhumain. »

    Pierre Le Vigan (Site de la revue Éléments, 2 juillet 2024)

     

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  • Repenser la fin de la Renaissance...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte de Jean Montalte, cueilli sur le site de la revue Éléments, qui nous livre une relecture cyclique de l’histoire européenne.

     

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    Repenser la fin de la Renaissance

    Cet article s’efforce de dessiner à grands traits des philosophies et courants de pensée complexes. Chaque paragraphe demanderait pour lui-même un développement spécifique. Ce n’est pas l’objet de ce texte, qui se veut synthétique et ne peut se substituer à l’étude en détail des courants abordés. La perspective du temps long et d’un cadre historique large accentue la nécessité d’un approfondissement ultérieur et d’une étude des ouvrages cités au fil du texte.

    Le sentiment de vivre une époque crépusculaire pour la civilisation européenne a été partagé par des esprits aussi divers que prestigieux : Paul Valéry, Frédéric Nietzsche, Oswald Spengler, Marcel De Corte, Nicolas Berdiaev, et plus récemment Jean-François Mattéi. Hegel écrivait dans La Phénoménologie de l’esprit : « La frivolité, ainsi que l’ennui, qui s’installent dans ce qui existe, le pressentiment vague et indéterminé de quelque chose d’inconnu, sont les prodromes de ce que quelque chose d’autre est en marche.1 »

    Peu après la révolution d’Octobre 1917, le philosophe russe Nicolas Berdiaev estimait que cette crise de la culture annonce la fin de la Renaissance, des idéaux qui en sont issus et la faillite de l’humanisme anthropocentrique. Le dépassement de cette crise ne pourrait s’effectuer, selon lui, qu’à partir d’un recours aux principes spirituels qui animaient et orientaient l’existence de l’homme médiéval, afin de susciter ce qu’il appelle le « nouveau Moyen Âge ». Ce constat d’une fin et ce souhait d’une résurrection font écho à la philosophie de Vico (philosophe italien du XVIIIe siècle) qui discernait dans l’histoire de toute civilisation trois cycles successifs : l’âge des dieux, l’âge des héros et l’âge de l’homme.

    En ce qui concerne le cycle historique qui nous occupe, à savoir la civilisation chrétienne d’Occident, l’âge des dieux correspond aux premiers siècles d’évangélisation qui ont suivi la prédication du Christ, l’élaboration doctrinale de la foi chrétienne par les Pères de l’Église et les premiers conciles sous l’Empire romain ; l’âge des héros correspond à l’ère médiévale, la chevalerie, le cycle d’Arthur, les croisades où foi et vertu de force vont de pair ; enfin l’âge de l’homme est inauguré par la Renaissance – « l’égorgement du Moyen Âge par les savantasses bourgeois de la Renaissance », selon le mot de Léon Bloy – dont nous pensons que l’antihumanisme de la postmodernité (Michel Foucault), de la déconstruction (jusqu’à la farce de l’antispécisme), annoncent la fin du cycle historique. Jean-François Mattéi a, dans L’Homme dévasté, décrit l’agonie de l’humanisme philosophique. En somme, dans une filiation nietzschéenne assumée, Michel Foucault considérait que le cadavre de Dieu ne pouvait qu’être suivi par le cadavre de l’Homme. Quoi de plus normal ? Sartre ne disait-il pas qu’il ne pouvait y avoir de nature humaine puisqu’il n’existait pas de Dieu pour la concevoir ?

    Mort de Dieu, mort de l’Homme

    La mort de la figure symbolique de l’homme pourrait n’être que funèbre et signifier la victoire définitive du nihilisme européen prophétisé par Nietzsche. Seulement Nietzsche distinguait deux aspects du nihilisme : l’un actif, signe d’un accroissement de puissance et de force ; l’autre passif, signe d’un déclin et d’un affaiblissement. La déconstruction de l’homme peut tout aussi bien renvoyer à la fin de l’âge de l’homme dont parle Vico et, si nous suivons la pensée de ce dernier, annoncer un ricorso, c’est-à-dire un retour de l’âge héroïque au terme de la décomposition de l’humanisme, celui du dernier homme de Nietzche qui a perdu tout centre de gravité, toute orientation, qui ne sait plus enfanter d’étoile. Maurras pensait que les mécanismes de l’histoire étaient héroïques…

    Aux XVe et XVIe siècles, se produisit une rupture au sein de la civilisation européenne qui brisa son unité. Deux mouvements spirituels inaugurèrent le monde moderne qui, bien qu’antagonistes, firent éclater la chrétienté médiévale : la Renaissance humaniste et la Réforme protestante. Si la Renaissance puise son inspiration dans la source antique en rompant avec la souveraineté intellectuelle de la théologie scolastique pour susciter une libération ou autonomie des savoirs profanes à l’égard de la sacra doctrina, la Réforme opère une rupture plus radicale encore. En effet, Luther ne se révolte pas seulement contre l’autorité de l’Église et de la théologie médiévale, mais contre la raison elle-même. Cette « catin », selon sa propre expression. En somme, le protestantisme proteste, il est purement négatif. Le philosophe Pierre Bayle, interrogé sur sa philosophie par le cardinal de Polignac, lui fit cette réponse : « Je suis protestant dans toute la force du terme ; je proteste contre toutes les vérités.2 » La politique de la tabula rasa la plus absolue… Le philosophe Berdiaev résume cette opposition ainsi : « La Renaissance n’a été ni révolte ni protestation, elle a été création. C’est en cela qu’est la beauté de la Renaissance, c’est en cela qu’est sa signification éternelle. La Réforme, elle, fut davantage révolte et protestation que création religieuse, elle était dirigée contre la continuité de la tradition religieuse.3 »

    Si la Réforme et la Renaissance accusent des physionomies nettement distinctes (pessimisme foncier à l’égard de l’homme irrémédiablement corrompu par le péché originel d’un côté ; exaltation de l’homme, de sa liberté et de ses forces créatrices de l’autre), elles n’en ont pas moins contribué toutes deux à accoucher du monde moderne et capitaliste que nous connaissons. Les analyses de Max Weber sont bien connues quant à la filiation protestante du capitalisme. Nous voudrions montrer comment et en quoi le rôle joué par ce que le philosophe marxiste non orthodoxe Ernst Bloch a appelé la philosophie de la Renaissance a été décisif dans l’apparition d’une nouvelle figure humaine consubstantielle au monde techniciste qui est le nôtre : l’homo faber.

    1) L’homo faber

    La philosophie médiévale – dont l’esprit fut dégagé par Étienne Gilson – accordait, en continuité avec la civilisation hellénique, un primat à la vie contemplative sur la vie pratique. La vie contemplative était considérée comme plus propre à conférer une vie bonne, à permettre une réalisation spirituelle et à conquérir les plus hauts sommets de l’être. Aristote l’enseigne dans son Éthique à Nicomaque ; et l’ère médiévale de type sacral honorera le moine comme l’homme le plus achevé.

    C’est une toute autre sorte de sentiment qui tendra à prédominer à partir de la Renaissance et qui perdure aujourd’hui. L’architecte Alberti aura cette formule significative qui exprime bien ce changement de paradigme : « L’homme est créé pour agir, l’utilité est sa destinée. » Ernst Bloch identifie la Renaissance avec la floraison des débuts du capitalisme, elle-même associée à l’apparition de l’homo faber. Ernst Bloch ne cache pas l’enthousiasme que lui font éprouver les courants philosophiques qui permirent ou accompagnèrent l’émergence du capitalisme, tant les conceptions marxistes et capitalistes sont solidaires sous quantité d’aspects, à commencer par le matérialisme et la démonie de l’économie épinglée par Julius Evola. Voici ce qu’écrit Ernst Bloch : « L’activité est le nouveau mot d’ordre. L’homme nouveau travaille, il n’a plus honte de travailler. L’interdit que la noblesse avait jeté sur le travail, considéré comme dégradant et déshonorant, est levé ; on assiste à la naissance de l’homo faber qui, sans avoir pleinement conscience du changement survenu, transforme le monde par son activité. L’économie des débuts du capitalisme s’impose résolument, la bourgeoisie citadine alliée à la royauté s’acheminant vers l’absolutisme met un terme au féodalisme chevaleresque.4 » Puis : « Le capital commercial adopte une attitude plus entreprenante, les Médicis créent à Florence la première banque. Les entreprises manufacturières s’imposent à côté et contre les entreprises artisanales ; on commence à calculer les coûts, puisqu’il ne s’agit plus d’approvisionner seulement le marché local mais d’expédier au loin ses produits. L’économie de marché des débuts du capitalisme fait son apparition en Italie ; c’est en Italie que les contraintes économiques de l’époque féodale ont été pour la première fois écartées ; c’est de l’Italie qu’est partie la Renaissance. Elle a apporté deux faits nouveaux : la conscience de l’individu telle qu’elle s’est développée à partir de l’économie capitaliste individuelle face au marché fermé des corporations ; l’impression d’immensité qui a remplacé l’image du monde artificiel et fermé de la société féodale et théologique.5 »

    Ce n’est pas tant le domaine de l’agir qui supplante celui de la contemplation. L’intelligibile et l’agibile sont remplacés par le factibile. C’est la raison poétique au sens aristotélicien du terme, c’est-à-dire fabricatrice, qui occupe le devant de la scène, au détriment de la raison spéculative et morale. La Renaissance italienne est communément et presque exclusivement associée à une renaissance des arts et des lettres. Sans être fausse, cette vue est partielle. Le domaine du faire, parfois jusqu’à l’artificiel, s’est conquis un empire quasiment sans partage, tant dans les disciplines artistiques que scientifiques, techniques et commerciales. La grande affaire est de créer, de construire et d’inventer. La conception traditionnelle du savoir comme soumission au réel et ordination réceptive à l’être s’abolit. Le cartésianisme et le kantisme radicaliseront plus tard cette tendance dans ce que l’on nommera le tournant subjectif de la modernité. Hutten, dans son exaltation, s’écrie : « La science prospère, les esprits se heurtent de face, c’est un plaisir de vivre !6 » Il s’agit d’une science quantitative qui naît alors, énoncée dans un langage logico-mathématique, qui n’a plus pour objet l’être même des choses. Einstein affirmera dans L’Évolution des idées en physiques : « Les concepts physiques sont des créations libres de l’esprit humain et ne sont pas, comme on pourrait le croire, uniquement déterminés par le monde extérieur.7 » Et Max Planck : « La clairvoyance du savant provient uniquement de ce que ce monde [de la physique] n’est rien d’autre qu’une image de monde réel créé par l’esprit humain qui, pour cette raison, en a évidemment une connaissance parfaite et la domine dans ses détails.8 »

    2) Individualisme

    Avec la Renaissance surgit l’individu. Dans le monde traditionnel prédominait ce que Julius Evola nomme l’impersonnalité active, l’effacement du moi devant les qualités intrinsèques de l’œuvre à produire. Les moines chartreux ont conservé cette mentalité aujourd’hui encore en signant leurs écrits spirituels par cette unique inscription : « Un chartreux ». À la Renaissance, on commence à s’intéresser aux artistes, à leur nom. Ernst Bloch relève que « l’invention du violon, dont le registre est aigu, marque la victoire de l’individu, une victoire qui se traduit au plan économique par la figure de l’entrepreneur9 ». Il est significatif que le philosophe médiéval saint Thomas d’Aquin ait placé dans la matière – plus précisément la matière désignée (materia signata) – le principe d’individuation (ce qui fait qu’un individu est celui-ci et non un autre). À rebours, la notion de personne est ainsi définie par Boèce : « substance individuelle de nature rationnelle ». La personne se distingue par la raison, faculté spirituelle ; l’individu par cette chair et cet os, éléments matériels. Les philosophes médiévaux ont mis en valeur la personne, non l’individu, car l’individualisme est parfaitement incompatible avec la vision holiste – qu’il ne faut pas confondre avec le collectivisme – qui était la leur.

    3) Anthropocentrisme

    Le point de mire de la Renaissance, c’est l’homme. Bien plus qu’héliocentrique, cette époque fut anthropocentrique. L’homme se sent las des exigences spirituelles que faisaient peser sur lui la société médiévale, toute adonnée à la conquête du ciel. L’homme de la Renaissance, en se détachant des finalités transcendantes fixées par la tradition chrétienne théocentrique, est bien décidé à conquérir l’ici-bas, se délecter des richesses que lui prodigue la nature, congédier un ascétisme dont les rigueurs lui deviennent insupportables. C’est jusque dans la théologie que ce déplacement du centre de gravité s’opère. Luis de Molina, le célèbre théologien espagnol du XVIe siècle, inventa alors une nouvelle théorie de la prescience divine et des relations entre la grâce et la volonté créée. Le molinisme attribue à la créature humaine une part d’initiative première dans l’ordre du bien et du salut. Ce qui nous ramène à une forme édulcorée de pélagianisme. « Jusque-là, écrit Jacques Maritain, le chrétien catholique avait pensé qu’il a bien l’initiative de ses actes bons, et de ses actes bons tout entiers, mais une initiative seconde, non première. Dieu seul en ayant la première initiative ; et nos actes bons étant ainsi tout entiers de Dieu comme cause première et tout entiers de nous comme cause seconde libre.10 »

    L’homme européen de la Renaissance semble vouloir régner sur les larges régions de son être, ainsi que sur la nature. Ce genre d’effusions ne va pas sans vertiges et l’idée d’infini lui fournira de quoi étourdir son esprit et ses sens.

    4) Infini

    Jusqu’alors, la cosmologie traditionnelle avait hérité de la Grèce la notion d’un Cosmos fini. L’idée d’associer infini et perfection rebutait la mentalité hellénique. Le monde classique se repose dans le sens d’un ordre fini, mesuré ; limites et formes agencent sa beauté, à l’image des vertus qui consistent dans une médiété (le juste milieu) entre l’excès et le défaut, selon Aristote. Le système de Ptolémée est battu en brèche par la révolution copernicienne ; Giordano Bruno reprendra de Nicolas de Cues l’idée d’un univers infini ; la représentation d’un Cosmos ordonné et clos s’évanouit. « À l’aurore de la pensée grecque, nous dit Albert Camus, Héraclite imaginait déjà que la justice pose des bornes à l’univers physique lui-même. “Le Soleil n’outrepassera pas ses bornes, sinon les Érinyes qui gardent la justice sauront le découvrir.”11 » L’infini qui ne convenait auparavant qu’à Dieu investit l’univers physique, avant de passer, beaucoup plus tard – chez les romantiques – dans l’univers moral et poétique. L’une des sources de ce que Dominique Venner appelait la métaphysique de l’illimité se fait jour. C’est à partir des ruines de l’édifice médiéval éboulé qu’a prospéré cette métaphysique. Berdiaev : « L’homme perd ses formes, ses limites, il est sans défense contre la mauvaise éternité du monde chaotique.12 » Avant d’effrayer Pascal, les espaces infinis galvanisèrent la volonté de puissance frénétique de l’homme de la Renaissance.

    5) Les prodromes du machinisme

    Si Descartes voulait, par sa méthode, rendre l’homme « comme maître et possesseur de la nature », la Renaissance en a fourni les conditions de possibilité. La Renaissance est féconde en innovations techniques, le XVIe siècle est prodigieusement inventif. Simone Weil voyait dans les victoires de l’homme moderne sur l’univers physique le résultat d’une prière exaucée : l’homme, pour avoir concentré son attention sur la matière, trouva ses vœux exaucés par la matière. L’historien Georges Bordonove a fait l’inventaire non exhaustif des réalisations techniques de cette époque : « On rationalise l’exploitation des mines par l’emploi des boisages et des chariots sur rails. On améliore l’affinage des métaux et on découvre les laminoirs. On découvre aussi le rabot de menuisier. On fabrique les aiguilles en série. On trouve la recette du verre incolore. Les teinturiers utilisent la cochenille et les bois exotiques. Les paysans se lancent dans la culture du melon, de l’artichaut, de la betterave et de la carotte, des groseilles et des framboises. Les industriels textiles connaissent une prospérité sans précédent. C’est Léonard de Vinci qui a imaginé un balancier pour le dévidage de la soie. Les Allemands inventent le ressort à spirale, fabriquent les premières horloges et les “œufs de Nuremberg” qui sont les premières montres. Mais ces progrès ont aussi leur revers : on améliore la qualité de la poudre et des canons ; on invente des armes meurtrières ; on fabrique des arquebuses et autres machines à tuer. Pour obtenir un meilleur “rendement”, on se préoccupe de la balistique. Vinci lui-même et Dürer s’occupent de chars d’assaut et de fortifications.13 »

    Ce siècle aurait fait hennir d’effroi le stoïcien Sénèque pour qui il y a « une incompatibilité foncière entre la sagesse et les techniques ». Si ce propos nous paraît exagéré, il n’est pas niable que la technicisation inhérente à la vie moderne a fait reculer les frontières de l’humain. Ce qui fit dire à Bernanos qu’un monde gagné pour la technique était perdu pour la liberté. Imputer à la Renaissance le machinisme du « stupide XIXe siècle » serait excessif tant il y va dans ce dernier siècle d’une dialectique d’auto-négation de la Renaissance, selon l’expression de Berdiaev ; et que l’effervescence vitale ne doit pas être confondue avec son processus de mécanisation mortifère. Cependant, l’un est impossible sans l’autre, même si cela s’accomplit sur le mode de la trahison. Berdiaev écrit dans La fin de la Renaissance : « Pensaient-ils que la conséquence de leur sentiment moderne de la vie, de leur rupture d’avec les profondeurs spirituelles et le centre spirituel du Moyen Âge, de leurs entreprises créatrices serait le XIXe siècle avec ses machines, avec son matérialisme et son positivisme, avec le socialisme et l’anarchisme, avec l’épuisement de l’énergie créatrice spirituelle ? Léonard, peut-être l’artiste le plus extraordinaire du monde, est coupable de la machinisation et de la matérialisation de notre vie, de sa désanimation, de la perte de son sens suprême. Il ne savait pas lui-même ce qu’il préparait.14 » Et plus loin : « La machinisation de la vie détruit la joie de la Renaissance et rend impossible toute surabondance créatrice de la vie. La machine tue la Renaissance. La culture pleine de symbolisme sacré meurt.15 »

    La Renaissance, qui était vie à profusion, se résorbe dans un monde désincarné, dévitalisé et mécanisé qui la coupe de son mouvement originel ; mais qu’elle n’a pas moins contribué à engendrer. La déesse Némésis qui châtie la démesure ne ménage pas sa cruauté. Lorsque l’homme vient à méconnaître ses limites, les ressorts de son être se brisent. Il ne perdure qu’à la faveur des prothèses techniques qu’il s’est forgées. Le transhumanisme saura faire son miel du trouble jeté dans l’âme humaine, pour achever de la détruire. L’homme tend à se mécaniser à mesure qu’il se désincarne, compensant son vide par le virtuel et la technique dont il devient le serf. Lui qui fut toujours un animal industrieux est en train de devenir un animal industriel ; de producteur, il se fait produit : dérisoire transmutation alchimique ! La comparaison du funeste Pierre Bergé entre les bras de l’ouvrier et le ventre d’une mère (« Louer son ventre pour faire un enfant ou louer ses bras pour travailler à l’usine, quelle différence ? ») n’est pas un accident ou une bévue d’excentrique, mais l’expression de l’esprit du temps. Le philosophe postmoderne Gilles Deleuze n’écrivait-il pas : « Pourtant ce sont des machines, pas du tout métaphoriquement16 », en décrivant dans un vocabulaire de latrines les opérations organiques de l’homme ?

    6) Dualisme

    Une disharmonie profonde affecte l’homme de la Renaissance. Il baigne dans une atmosphère radicalement distincte de l’homme médiéval dont la vision du monde est structurée de manière aboutie par l’aristotélisme chrétien. L’homme médiéval est fait tout d’une pièce, il ne tronçonne pas analytiquement son être entre l’âme d’un côté et le corps de l’autre, le microcosme et le macrocosme. Sa vue des choses est synthétique. Pour reprendre une formule de Péguy, le spirituel est charnel. L’hylémorphisme aristotélicien enseigne que l’homme est un composé d’âme et de corps, deux substances partielles qui, unies, forment une unité ontologique. À partir de Descartes, l’union de l’âme et du corps plongeront les philosophes dans des apories insolubles, puisqu’il les définit comme deux substances complètes. Si elles s’avèrent être telles, on voit mal la nécessité de l’une d’entre elles. Ce qui fera éclore deux mouvements opposés : l’idéalisme de Berkeley et le matérialisme de La Mettrie. Le dualisme pose l’existence de deux mondes distincts qui coexistent sans s’interpénétrer : le monde intelligible ou ciel des Idées, parfaitement harmonieux, et le monde sensible qui en est une dégradation où règne le désaccord. Dualisme qui, selon le monde avec lequel nous choisissons de nous accorder, peut engendrer des attitudes politiques diamétralement opposées. Opposition qui nous fait renouer avec le combat quasi mythologique entre les Fils de la Terre et les Amis des Formes mis en scène par Platon dans Le Sophiste. Parmi les penseurs de l’époque, deux d’entre eux nous paraissent se situer dans ces alternatives : Nicolas Machiavel et Tommaso Campanella. D’un côté, l’esprit pragmatique voire cynique, les techniques de l’âpre praxis politique appliquées aux hommes concrets d’ici-bas ; de l’autre, l’idéalisme politico-théologique d’une monarchie universelle hypothétique. À propos de l’idéalisme : s’immoler à une idée fait tour à tour l’honneur et le désastre de l’homme, le sacrifice absurde et idolâtre à de fausses croyances ou l’assomption d’une âme vers ce qui la transcende. Les modernes sauront conjuguer ces approches en alliant, selon le mot de Montaigne, « opinions supercélestes et mœurs souterraines. » Les Fils de la Terre de notre ère, appliquant un machiavélisme de fait, plus vulgaire que l’original, brandissent à tout bout de champ les immortels principes de 1789, les valeurs de la République, un utopisme égalitaire et mondialiste qui n’ont rien à envier aux rêveries utopiques de l’auteur de la Monarchie du Messie, à part la grandeur de Campanella.

    7) La postmodernité : dévoilement d’un échec de la Renaissance

    L’homme conçu comme son propre fondement s’est épuisé en répudiant toute transcendance. À l’orée de la Renaissance, les forces créatrices de l’homme européen semblèrent se décupler et assurer son règne. À mesure que la modernité approfondit son mouvement d’arrachement à la Tradition, elle se dégagea des sources antiques ranimées selon un esprit nouveau par la Renaissance et des sources médiévales. Or, nous dit Berdiaev : « L’homme européen moderne vit sur des principes antiques et médiévaux, ou bien s’épuise, se dévaste et tombe. » L’antihumanisme d’un Foucault, qui est un symptôme de l’état de la culture moderne engendrée par l’humanisme classique de la Renaissance, a eu des prédécesseurs : Nietzsche et Marx bien que ce dernier, bien à tort, se réclama de l’humanisme. Nietzsche est las de ce qui est « humain, trop humain. » Il prêche l’avènement hypothétique du surhomme. L’homme doit se fixer des buts surhumains, orienter son regard vers les hauteurs ; les montagnes semblent indispensables à sa poétique. L’image de l’homme concret y agonise. Marx perçoit l’individualité humaine comme l’émanation de l’esprit bourgeois. Elle doit être dépassée en se fondant dans le collectivisme et la production de l’être générique désentravé du sentiment aliénant de l’avoir. Le surhomme nietzschéen et l’être générique marxien sont deux succédanés du Dieu perdu et deux voies du dépassement de l’homme. Il est certain que l’homme doive se dépasser ; il est certain, aux vues des menaces qui pèsent aujourd’hui sur son humanité même et ce qui la fonde (identités sexuelle, nationale, culturelle, religieuse, ethnique, etc.), qu’il doit être préservé. Ce qui nous ramène à la notion de mesure. Ce n’est certes pas en se dérobant aux vivantes mesures qui régissent son être que l’homme s’accomplira. L’avidité et la fièvre qui nous poussent à soupirer contre les justes bornes de notre puissance doivent être tenues en laisse. Dans le cas contraire, la vie et ses revers sauront nous enseigner le sens des limites et la tempérance. Le glorieux empire napoléonien – ce Napoléon que Nietzsche désignait comme la synthèse de l’inhumain et du surhumain – ne s’achève-t-il pas dans le désastre de Waterloo ? Et c’est Talleyrand, pour qui « tout ce qui est excessif est insignifiant », qui permit à la France, au congrès de Vienne, de ne pas être dépecée et de conserver sa voix dans le chœur des nations européennes.

    Jean-François Mattéi écrit dans L’Homme dévasté : « Rémi brague, dans Le Propre de l’homme, a mis en lumière l’impuissance de l’humanisme classique et de l’antihumanisme moderne à donner une légitimité à l’existence de l’homme. L’humanisme, celui de Montaigne, parce qu’il a échoué à fonder l’homme sur une vie passagère en oubliant la nécessité d’un point d’appui extérieur. L’antihumanisme, celui d’un Foucault, parce qu’il n’a pu rompre le cercle de la mort de l’homme et de la mort de Dieu. Tous deux, en repliant l’homme sur son propre vide sans lui laisser d’issue, concourent à sa disparition. “La création de soi par soi tourne à la destruction de soi par soi.” (Rémi Brague).17 »

    Il est à espérer que les lois de l’histoire dégagées par Vico soient justes. Si tel est le cas, l’Europe vit certainement les dernières heures de l’âge de l’homme. Ce qui annonce en creux la résurgence d’un âge héroïque.

    Jean Montalte (Site de la revue Éléments, 23 novembre 2023)

     

    Notes :

    1) Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Flammarion, 1996, p. 15.

    2) Joseph de Maistre, Œuvres, Robert Laffont, « Bouquins », 2007, p. 311.

    3) Nicolas Berdiaev, La fin de la Renaissance in Le nouveau Moyen Âge, L’Âge d’Homme, 1985, p. 25.

    4) Ernst Bloch, La philosophie de la Renaissance, Payot, 2007, p. 10.

    5) Ibid. pp. 10-11.

    6) Ibid. p. 9.

    7) Albert Einstein, L’Évolution des idées en physiques, Flammarion, 1948, p. 35.

    8) Cité in L’intelligence en péril de mort, Marcel de Corte, L’Homme Nouveau, 2017, p. 98.

    9) Ernst Bloch, op. cit., p. 12.

    10) Jacques Maritain, Humanisme intégral in Œuvres complètes, vol. VI, Saint-Paul, 1984, pp. 316-317.

    11) Albert Camus, « L’exil d’Hélène » in Noces suivis de L’été, Folio, 1959, p. 134.

    12) Nicolas Berdiaev, op. cit., p. 42.

    13) Georges Bordonove, François Ier, Pygmalion, 1987, pp. 9-10.

    14) Nicolas Berdiaev, op. cit., p. 22.

    15) Ibid., p. 33.

    16) Gilles Deleuze, L’Anti-Œdipe, Minuit, 1972, p. 9.

    17) Jean-François Mattéi, L’Homme dévasté, Grasset, 2015, p. 262.

    Bibliographie :

    Nicolas Berdiaev, La fin de la Renaissance in Le Nouveau Moyen Age, éditions L’Âge d’Homme (1985).

    Ernst Bloch, La philosophie de la Renaissance, éditions Payot (2007).

    Jean-François Mattéi, L’homme dévasté, éditions Grasset (2015).

    Jean-François Mattéi, Le sens de la démesure, éditions Sulliver (2009).

    Georges Bordonove, François Ier, éditions Pygmalion (1987).

    Jacques Maritain, Humanisme intégral in Œuvres complètes, vol. VI, éditions Saint Paul (1984).

    Giambattista Vico, La science nouvelle, éditions Gallimard (1993).

    Georges Bernanos, La France contre les robots, éditions Le Castor Astral (2017).

    Marcel de Corte, L’homme contre lui-même, Nouvelles éditions latines (1962).

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  • Nietzsche, un philosophe contre les systèmes...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte de Pierre le Vigan cueilli sur le site de la revue Éléments et consacré à Friedrich Nietzsche.

    Urbaniste, collaborateur des revues Eléments, Krisis et Perspectives libres, Pierre Le Vigan a notamment publié Inventaire de la modernité avant liquidation (Avatar, 2007), Le Front du Cachalot (Dualpha, 2009), La banlieue contre la ville (La Barque d'Or, 2011), Écrire contre la modernité (La Barque d'Or, 2012), Soudain la postmodernité (La Barque d'or, 2015), Achever le nihilisme (Sigest, 2019), Nietzsche et l'Europe (Perspectives libres, 2022) et La planète des philosophes (Dualpha, 2023).

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    Nietzsche, un philosophe contre les systèmes

    Les intuitions contre les grandes machines d’idées

    Nietzsche est un penseur par aphorismes, comme Gustave Thibon qui l’a beaucoup lu. Les penseurs par aphorismes passent pour des ennemis des systèmes de pensée. Nietzsche l’est assurément. Mais il n’est pas l’ennemi d’une logique, d’une continuité dans ses développements. Il en est de Nietzsche comme des philosophes radicalement sceptiques. Ces derniers sont sceptiques sur tout, sauf sur la pertinence de leur scepticisme. Ils ne sont donc pas vraiment sceptiques. De même, Nietzsche adopte une façon systémique, à défaut d’être systématique, d’être contre les systèmes de pensée. Tour d’horizon de la démarche du plus étrange des philosophes d’Europe.  

    Multiple, foisonnante, la pensée de Nietzsche obéit à des constantes. L’une est la critique des « arrières-mondes » : ceux qui consolent, ceux qui délivrent de l’obligation de vivre ici et maintenant, et de prendre ses responsabilités dans ce monde. Les arrières-monde sont ceux qui prétendent être plus « vrais » que le monde des apparences. Être plus nobles aussi que le monde des apparences. Alors que c’est tout le contraire : seul le monde des apparences est vrai, seul il est noble. Le « royaume des ombres » n’est pas celui qui agite, comme un montreur de marionnettes, le monde des apparences. C’est au contraire un monde faux. C’est un monde inférieur. Toute métaphysique est tromperie.

    Sans doute pourtant faut-il séduire. Mais autrement, par l’art, par le génie. S’il y a un « au-delà de la physique » (la métaphysique), celui-ci doit, non pas séparer corps et esprit, mais les rapprocher. Jusqu’à ne faire qu’un avec le corps. «  Pour qu’il y ait de l’art, pour qu’il y ait un acte et un regard esthétique, une condition physiologique est indispensable : l’ivresse. Il faut d’abord que l’excitabilité de toute la machine ait été rendue plus intense par l’ivresse. Toutes sortes d’ivresses, quelle qu’en soit l’origine, ont ce pouvoir, mais surtout l’ivresse sexuelle, cette forme la plus ancienne et la plus primitive de l’ivresse «  (Crépuscule des idoles, « Divagations d’un ‘’inactuel’’ », 8,  1888).

    La généalogie des idées
    Une deuxième constante de Nietzsche est la recherche de la généalogie des idées. D’où viennent-elles ? Jusqu’où faut-il remonter ? Vers quelle caverne toujours plus profonde que la précédente ?  « L’ermite ne croit pas qu’un philosophe ait jamais exprimé ses opinions véritables et ultimes dans des livres : n’écrit-on pas des livres précisément pour cacher ce que l’on porte en soi ? Il doutera même qu’un philosophe puisse avoir de manière générale des opinions ‘’ultimes et véritables’’, qu’il n’y ait pas de toute nécessité en lui, derrière toute caverne une autre caverne plus profonde. Un arrière-fond d’abîme derrière toute ‘’fondation’’. » Nietzsche poursuit : « Toute philosophie est une philosophie de surface : il y a de l’arbitraire dans le fait qu’il se soit arrêté ici, ait regardé en arrière et alentour, qu’il n’ait pas creusé plus profondément ici et ait remisé sa bêche, il y a aussi de la méfiance là-dedans. Toute philosophie cache une philosophie ; toute opinion est aussi une cachette, toute parole est aussi un masque. » (Par-delà le bien et le mal, par. 289).  Quelle est la profondeur et le contenu de l’iceberg dont nos affirmations ne font émerger qu’une petite partie. C’est la question à laquelle Nietzsche nous invite à répondre.

    C’est-à-dire qu’il faut se poser la question des autres idées que peuvent cacher nos idées, mais aussi des pulsions, des affections ou désaffections, des espoirs déçus qu’elles dissimulent, souvent bien mal. C’est la question du ressentiment, et c’est l’origine de la pensée du soupçon. Nietzsche penseur du soupçon avec Freud et Marx : on l’a souvent dit, et avec raison. Se poser la question de la généalogie des idées, c’est soupçonner, surtout si ces idées sont « généreuses » qu’elles dissimulent des souhaits plus prosaïques, plus médiocres, de revanche sociale, ou intellectuelles, et des frustrations qui cherchent à être comblées. Freud n’est pas loin mais aussi les moralistes du XVIIe siècle, sans parler de ceux de l’Antiquité, comme les stoïciens et les épicuriens. De là un scepticisme de Nietzsche sur la rationalité des affirmations  de philosophes. Aucun d’entre eux n’a jamais eu, selon Nietzsche, des « opinions ultimes et véritables ». Il ne s’exclut pas de ce diagnostic.

    Nominalisme

    Refus des arrières-monde, méthode généalogique, mais aussi nominalisme. Ce troisième aspect, cette troisième constante de la pensée de Nietzsche consiste à considérer que la réalité est « avant tout un effet de langage ».  Le langage ne dit jamais toute la vérité. Il est un écran qui nous la cache. Il entrave nos volontés de radicalité : « Je crains que nous ne puissions nous débarrasser de Dieu, parce que nous croyons encore à la grammaire. » écrit Nietzsche dans Le crépuscule des idoles (« La raison dans la philosophie », 5). Les concepts recouvrent la réalité comme les mouches les cadavres. Le langage est une construction. Les mots ne sont pas les choses. Il faut assumer cette dimension constructiviste du langage. Il faut même en jouer. Mais elle a une conséquence : il ne faut pas trop prendre au sérieux les idées, et les systèmes d’idées.  « Je me méfie de tous les faiseurs de système et m’écarte de leur chemin. L’esprit de système est un manque de probité. » (Crépuscule des idoles, par. 26).

    De là Nietzsche tire la conclusion de la supériorité du sensible sur l’idée, sur l’intellectuel. Supériorité de l’image sur l’idée, supériorité du son sur la démonstration. « Qui songerait à réfuter un son ? » dit-il (Le Gai savoir, par. 106). Le refus des systèmes, et surtout le droit de se contredire est la quatrième constante de ce que l’on pourrait appeler la logique de l’anti-systémisme de Nietzsche. Mais cela n’a rien d’un droit à la gratuité ou à l’absurdité des affirmations que Nietzsche s’octroierait. Il s’agit de tenir compte de la possibilité de plusieurs lectures différentes d’un propos, et de la possibilité de plusieurs niveaux de lecture.  « On ne tient pas seulement à être compris quand on écrit, mais tout aussi certainement à ne pas l’être. », écrit-il (Le Gai savoir, par. 381).

    La pluralité possible et souhaitée des interprétations de ses propres propos est la cinquième constante de Nietzsche. Son fondement est le perspectivisme. Ce que je dis n’a de sens que mis en perspective. C’est la règle que je m’applique et que chacun doit appliquer à sa lecture. Les idées ont moins un sens en soi que pour soi (pour parler dans les termes de Kant), en fonction de ce que l’on est, de ce que l’on voit, et plus encore de ce que l’on veut voir.  Théorie (theoria) veut dire vision. Or, une vision n’est pas neutre.  Voilà ce que nous dit le professeur de Bâle devenu l’Européen itinérant. Telles sont les cinq constantes de Nietzsche. Le reste en découle. Et le reste, c’est l’évolution de Nietzsche. Ce sont ses basculements, de l’éloge de Schopenhauer à une critique serrée, de l’apologie de Wagner à de sérieuses réserves exprimées avec la vigueur coutumière à Nietzsche. Evolution cohérente car, de ces constantes, il découle que « tout s’écoule », c’est-à-dire que tout change, tout se transforme. Tout s’écoule et il arrive même que « tout s’écroule ». Mais tout renait. Sous une autre forme. Mais Nietzsche n’a jamais dit que les transformations arrivaient n’importe comment. Elles suivent des lois, qui sont notamment les lois de l’énergie.

    Nécessité du Vouloir-Vivre

    Voyons Schopenhauer. Nous sommes mus par le Vouloir-Vivre, dit-il et Nietzsche garde cette idée. Et quand Schopenhauer explique que ce Vouloir-Vivre est cause de toutes nos souffrances et qu’il faut donc s’en débarrasser, Nietzsche se sépare de Schopenhauer et affirme au contraire la nécessité de ce vouloir-vivre, qu’il faut affermir et remettre au feu encore et encore. L’idée complémentaire de l’existence de ce Vouloir-Vivre, déploré par Schopenhauer, chanté par Nietzsche, est que nous ne sommes pas complètement conscients des déterminations de notre pensée. De même que Clausewitz parle d’un « brouillard de la guerre » c’est-à-dire des impondérables et des conséquences inattendues de décisions, Nietzsche nous fait comprendre, à la suite de Schopenhauer, qu’il y a un « brouillard de la pensée ». Mais celui-ci ne se dissipe pas en ayant recours au domaine de la pensée elle-même. Il faut recourir pour dissiper quelque peu ce brouillard à une mise en contexte (en situation, dira Sartre)) de la pensée. Celle-ci se fait avec le corps et avec la santé. Pour Nietzsche, l’état de notre corps a un rapport étroit avec la pensée que l’on produit. Le corps façonne l’esprit.

    Mais Nietzsche renverse aussi la proposition. La pensée doit arriver à produire la grande santé. Pour cela, il faut ausculter notre santé comme notre maladie, et l’un à la lumière de l’autre. Nos ressentis doivent être analysés comme des symptômes, soit de santé soit de maladies. Le philosophe doit ainsi devenir un « médecin de la culture ».   En tant que tel, son rôle est notamment de lutter contre le nihilisme. Celui-ci peut être passif : ne croire en rien. Il peut être actif : vouloir que personne ne croit en quelque chose. Le nihilisme peut être plus subtil quand il consiste, nous dit Nietzsche, à favoriser la croyance est des idéaux trompeurs, comme la foi en la science et au progrès (Auguste Comte), en une société sans classe et « socialiste » (Marx), en une « loi morale » et un impératif catégorique (Kant), et, en remontant plus loin, en le « monde des Idées » de Platon, qu’il distingue du monde sensible. Etc. Refuser le nihilisme, c’est aussi cela : refuser de suivre ces voies toutes tracées, représentées par des « idéaux » trop faciles et trompeurs. Ces idéaux prétendent réagir contre l’ « injustice » de la vie, contre son imprévisibilité. Ils sont trompeurs, mais ils posent une bonne question : que faire de l’imprévisible ? Du tragique de l’existence ? De l’injustice de l’existence ?  Il faut l’accepter, nous dit Nietzsche, et plutôt deux fois qu’une. Éternellement. Il faut jouer avec ces injustices, avec ce hasard, comme l’enfant le fait. Il faut l’accepter l’immanence de la vie. Il faut l’aimer. C’est ce que veut dire la vision de l’ « éternel retour ». Gilles Deleuze (Nietzsche et la philosophie, 1962) résume bien le propos de Nietzsche : « Ce que tu veux, veuille-le de telle manière que tu puisses en vouloir le retour éternel ».

    Le retour éternel du grand soleil

    Ce retour, c’est celui de l’heure de Midi, c’est le retour éternel du grand soleil. « Homme ! Ta vie tout entière sera toujours de nouveau retournée comme le sablier et s’écoulera toujours de nouveau. […] Cet anneau, sur lequel tu n’es qu’un grain de blé, rayonne toujours de nouveau. Et sur chaque anneau de l’existence humaine prise dans son sens absolu, vient l’heure durant laquelle à un seul, ensuite à beaucoup, puis à tous, se manifeste la plus puissante pensée, celle du retour éternel de toutes choses – c’est à chaque fois pour  l’humanité l’heure de Midi. » (Fragments posthumes, 1881). Dans le retour, la singularité de chaque moment s’exprime à nouveau. Chaque retour est une nouvelle naissance (palingénésie). Tout a déjà été vécu mais tout s’exprime dans une jeunesse et avec une innocence toujours renouvelée. « Toutes les évolutions possibles doivent déjà s’être produites. En conséquence de quoi le développement présent doit être une répétition de ce qui a déjà eu lieu un nombre incalculable de fois » (Fragments posthumes). C’est le miracle de la vie et de l’amour de la vie. Nul regret, nul remord n’ont de sens.  « Ne pas chercher à voir au loin une félicité, un bienfait et un pardon improbables, mais vivre de telle sorte que nous voulions vivre encore et vivre ainsi pour l’éternité ! –  Notre tâche nous requiert à chaque instant. » Nietzsche dit encore: « Ma doctrine  affirme : ‘’Ton devoir est de vivre de telle sorte qu’il te faille souhaiter vivre de nouveau.’’ » Tu dois vouloir ce qui arrive, disent les stoïciens. Tu dois le vouloir à l’infini, ajoute Nietzsche.

    Cet éternel retour nécessite une éternelle volonté. Cette volonté dite de puissance, évoquée dans des extraits authentiques de Nietzsche mais livrés sans l’ordre que Nietzsche n’a pas eu le temps d’y mettre, cette volonté a été parfois assimilée à la volonté de dominer, voire de détruire les autres – interprétation « nazie » ou « fasciste ». Elle a été assimilée par d’autres, dans la lignée de la pensée de Mai 68, à la libération de tous les instincts – une interprétation « libertaire ». Ces deux interprétations sont inexactes : elles ne tiennent pas compte du fait que pour Nietzsche, l’homme ne doit pas être asservi à ses instincts, et qu’il doit appliquer la domination d’abord à lui-même, en surmontant tout ce qui, en lui, n’est pas aristocratique. Les mésinterprétations de Nietzsche sont inévitables compte tenu de la polyphonie de son œuvre, et de contradictions dues à des changements de perspectives. Difficile à comprendre, Nietzsche est même difficile à écouter. « Hélas ! Mon Zarathoustra cherche encore son auditoire, et le cherchera longtemps ! », s’exclame-t-il (Ecce Homo, 1888). Mais quand on prend la peine de le faire, on entend un chant profond qui ne nous quitte plus.

    Pierre Le Vigan (Site de la revue Éléments, 10 novembre 2023)

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  • Dominique Venner est plus que jamais notre mythe mobilisateur !...

    Alors que Gérald Darmanin est parvenu à faire interdire, sans aucune base légale, la journée-hommage à Dominique Venner qui devait se tenir dimanche 21 mai 2023, dix ans après la mort de ce dernier, jour pour jour, salle Wagram, à Paris, nous reproduisons ci-dessous le texte qu'aurait dû prononcer François Bousquet à cette occasion et qui a été publié sur le site de la revue Éléments.

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    Dominique Venner est plus que jamais notre mythe mobilisateur

    Dix ans déjà, dix ans jour pour jour, que Dominique Venner a gagné le paradis des « immortels », les Champs-Élysées homériques, à un âge, 78 ans, où même les héros vieillissants de Plutarque se retirent des affaires publiques ou succombent aux faiblesses de l’âge ; pas lui. Il n’a pas baissé les bras, encore moins les armes. Au contraire il les a brandies, d’abord contre lui, mais plus encore pour briser le maléfice de notre « dormition », selon les termes du vocabulaire orphique qu’il chérissait, celui du monde enchanté des fées et des sortilèges qu’il s’agit de rompre pour retisser la trame défaite de notre tradition. À travers son sacrifice, il a voulu dépasser le déclin de l’Europe. Y est-il parvenu ? Assurément pas. Son geste ne nous a malheureusement pas délivrés de ce maléfice. Les uns diront qu’il est déjà trop tard pour cela ; les autres – nous, qui ne cédons au découragement que pour le surmonter – qu’il n’est jamais trop tard. On ne désespère jamais assez de ne pas assez espérer. S’il y a une œuvre qui nous le rappelle avec insistance, c’est celle de Georges Bernanos, qui dit du suicide : ce « noir abîme n’accueille que les prédestinés ». Prédestiné, Dominique Venner l’était ; noir aussi : sang noir, panache noir ; mais il n’y avait chez lui nul abîme. En se donnant la mort, c’est précisément le refus de l’abîme qui proteste en lui. Sa mort est un pari et même un pari pascalien : la mort n’est pas le terme de notre civilisation ; et quand bien même elle le serait, nous ne perdons rien à parier qu’elle ne le serait pas. Mais encore faut-il consolider ce pari par des exemples de tenue et de vertu, des gestes à admirer et à reproduire, des nouvelles vies parallèles à célébrer. Ainsi de celle de Dominique Venner. Sa mort a fait entrer son nom dans la mémoire collective, pas seulement la nôtre, celle de notre adversaire aussi : il est maintenant la propriété de tous, semblable à ces héros qui s’offraient jadis à la ferveur et à l’imitation des cœurs purs, dont il nous revient de dresser l’éloge, en ce jour singulièrement.

    Pourquoi célébrer nos morts ?

    Savez-vous d’ailleurs d’où viennent les éloges et les panégyriques des grands hommes, d’où sortira plus tard la forme biographique ? De l’oraison funèbre : la laudatio funebris des Romains. Ce sont eux – les Romains, et non les Grecs – qui ont inventé en Europe ce genre illustre entre tous. Il remonte aux temps embryonnaires de la République romaine. Les grandes familles en avaient pour chacun de leurs aînés prestigieux. Chacune d’entre elles conservait pieusement ces discours sur leurs défunts. Ainsi survivaient-ils et s’adressaient-ils aux vivants. Les Romains n’avaient pas peur de ce culte des morts, nous non plus. Pourquoi ? Parce que ce culte a des vertus à la fois généalogiques et civiques ; il est célébration de la durée, du « dur désir de durer », dont parle le poète, du dur désir de persévérer dans notre être, dans notre lignée de Français et d’Européens ; et nul plus que Dominique Venner ne nous y a exhortés. La persévérance dans son être, c’est le « conatus » des philosophes, en particulier Spinoza : l’effort continu, toujours recommencé, pour être et perdurer – le cœur même de notre combat.

    Quel est l’antonyme de la laudatio funebris ? La damnatio memoriae (la « damnation de la mémoire ») ou l’abolitio nominis (la « suppression du nom »), autrement dit la « cancel culture » des Romains. Or, c’est cette damnatio memoriae qui nous menace aujourd’hui directement. La « cancel culture » est en train d’effacer notre nom de Français et d’Européens, de les « cancelliser », de les enfermer dans une malédiction – le maléfice – dont nous devons les délivrer. Tel est le sens de ce 21 mai. Brandir le nom de Dominique Venner comme une oriflamme. C’est notre mythe mobilisateur – à nous Français, à nous Européens –, puisque la figure de Dominique Venner est devenue « mythique », comme l’a entraperçu Alain de Benoist, vieux compagnon, dans son introduction au premier volume des « Carnets » posthumes de Dominique Venner.

    Le geste et la geste

    Dix ans déjà qu’il s’est donné la mort : geste fondateur, geste d’éveilleur, geste d’éclaireur. Mieux qu’un geste d’ailleurs : la geste, au sens des chansons de geste qui célébraient les exploits des preux contre les Sarazins, exploits qui remontaient au temps de Charles Martel et de Charlemagne. Depuis dix ans, c’est cette geste héroïque qui nous meut. Depuis dix ans, c’est la détonation de sa mort qui n’en finit pas de résonner en nous, comme si, à travers elle, la corne de chasse d’Artémis et de saint Hubert battait le rappel des troupes. Comme si à travers elle, l’olifant de Roland, depuis le défilé de Roncevaux, retentissait jusqu’à nous, pareil à un appel venu du tréfonds des âges qui ferait écho à la clameur de Léonidas aux Thermopyles, vieille de 2 500 ans, dans un autre défilé : « Passant, va dire à Sparte/ Que tu nous as trouvés, gisants/ Conformément à ses lois. » Déjà, l’Europe, l’Europe avant l’Europe, ne consentait pas à sa disparition.

    Gisant, Dominique Venner l’est, gisant mais vivant, tant sa mort fut un acte politique, métapolitique, spirituel, symbolique – total. Il l’a conçue comme un chef-d’œuvre, dans la perfection quasi liturgique de la règle des trois unités du théâtre classique : l’unité d’action, qui est l’unité de péril, celle de l’horizon menaçant de notre disparition en tant que peuple et civilisation ; l’unité de temps, ici dans un fascinant télescopage temporel ; l’unité de lieu, la cathédrale Notre-Dame de Paris, cœur battant de la France, chrétienne, mais aussi préchrétienne. Cette règle des trois unités, c’est ici l’unité même de notre civilisation.

    Dix ans déjà et tout fait toujours autant signe pour nous dans cette mort, parfois même comme un jeu de piste dont Dominique Venner aurait laissé la résolution à notre piété. Ceux d’entre vous qui connaissent bien Alain de Benoist savent combien il est attaché aux éphémérides. Eh bien, Alain de Benoist a remarqué que Dominique Venner s’est donné la mort un 21 mai, jour anniversaire de la naissance d’Albrecht Dürer, le 21 mai 1471. Premier signe. Second signe : c’est en 1513 que Dürer a gravé son fameux « Le Chevalier, la Mort et le Diable », soit 500 ans avant la mort de Dominique Venner, en 2013. Troisième signe : Dominique Venner a publié le 23 avril 2013, un mois avant sa mort, un texte magnifique et prémonitoire : « Salut à toi, rebelle Chevalier ! » Impossible de ne pas vous en lire un passage : « La Mort, elle, le Chevalier la connaît. Il sait bien qu’elle est au bout du chemin. Et alors ? Que peut-elle sur lui, malgré son sablier brandit pour rappeler l’écoulement inexorable de la vie ? Éternisé par l’estampe, le Chevalier vivra à tout jamais dans notre imaginaire au-delà du temps. » Quatrième signe : la couverture de son livre-testament, qui reproduit la célèbre gravure de Dürer ; et c’est ainsi qu’on imagine volontiers Dominique Venner se diriger vers la mort, avec un léger sourire en coin, comme le Chevalier en bronze de Dürer, indifférent au diable grimaçant, déterminé et impassible.

    L’audace paradoxale et provocante de cette mort

    Dix ans déjà que nous célébrons cette date. Néanmoins, ce n’est plus seulement un anniversaire, ni non plus un jour de deuil, mais un augure favorable [n’en déplaise à Gérard Darmanin, notre ministre de la Dissolution et de l’Interdiction], selon les vœux mêmes du mort, aube d’un nouveau cycle, aube d’une nouvelle aube. Car l’heure des inventaires et des bilans n’est pas venue, tant la route qui nous attend sera encore longue. Plutôt que de célébrer un nom, fût-il pour nous parmi les plus grands, il faut faire vibrer en nous la terrible leçon qu’il nous a livrée ce 21 mai 2013. Telle est l’audace paradoxale et provocante de cette mort. Il y a en elle quelque chose d’impérieux qui nous somme d’être encore plus agissants, encore plus exigeants. Émane d’elle une énergie décuplée, une force de propagation contagieuse, comme un invincible pouvoir de radiation. Elle doit être pour nous semblable à un mythe mobilisateur et à un mot de passe qui s’adressent aux Européens de sang. Dominique Venner a trempé le sien pour raffermir et retremper le nôtre. En mourant, il a allumé une flamme en chacun de nous, il nous a transmis le flambeau, il a déposé une étincelle qui doit mettre le feu à la plaine. Il ne nous laisse pas seulement un héritage, mais une promesse et un destin.

    Maurice Barrès parle dans Les Déracinés de la vertu sociale d’un cadavre à propos des funérailles de Victor Hugo. Dominique Venner n’est certes pas un cadavre au sens que Barrès donne à ce mot, mais il nous faut cependant interroger les vertus sociales et politiques de sa mort. C’est cela que nous devons questionner. Lui-même nous a invités à le faire, à donner à son geste et à sa geste une interprétation divinatoire, à fouiller dans ses entrailles, avec l’espoir de mettre à nu son âme – et la nôtre par-là même.

    L’agonie de l’agonie

    Alors, quel est pour nous le sens irrésistible de sa mort ? D’abord, c’est une mort volontaire ; et dans mort volontaire, le mot le plus important est volontaire. C’est un acte de la volonté libre – la résolution d’une âme déterminée à mourir, qui a fait le choix de s’immoler elle-même sur la table des sacrifices. Ramené à son expression la plus élémentaire, un sacrifice fait intervenir deux acteurs, l’officiant, préposé au sacrifice, et la victime sacrificielle. Mais ici les deux acteurs n’en font qu’un : le sacrifié est aussi le sacrificateur. C’est-à-dire que Dominique Venner tue et qu’il est tué. Il se tue pour ne pas mourir, plus précisément encore : il se tue physiquement pour ne pas mourir spirituellement. Dit autrement, il se tue pour que nous lui survivions ; et si nous lui survivons, c’est qu’il n’est pas mort, qu’il vit dans nos cœurs comme une puissance vitale.

    Miracle de la coïncidence des opposés, Dominique Venner est à la fois en amont et en aval, avant nous et après nous. Il est mort et il n’a jamais été aussi vivant. Pour tout dire et le redire, sa mort n’est pas un suicide. Elle en est même l’exact contraire. Elle est symboliquement, métaphoriquement, prophétiquement, performativement, suicide du suicide de l’Europe, elle est mort de la mort, elle est agonie de l’agonie, elle est négation de la négation. Aussi paradoxal que cela soit, elle est affirmation et réaffirmation du pouvoir souverain de la vie. C’est la dialectique à l’œuvre en ce jour fatidique. Dominique Venner se sacrifie pour que les siens ne soient pas sacrifiés. C’est ce qu’il a consigné dans Un samouraï d’Occident quand il évoque la « valeur sacrificielle et fondatrice » de sa mort –sacrificielle et fondatrice. Elle n’est donc pas seulement conjuration et exhortation, elle est plus encore précognition. C’est du moins ainsi qu’elle se présente à nous. Nous sommes au cœur de ce phénomène que Hans Blumenberg, un des grands noms de la philosophie allemande au XXe siècle, appelle une « préfiguration ». Une « préfiguration » consiste à s’approprier une action passée glorieuse pour en faire un symbole agissant dans le présent et le futur. Comme réappropriation, elle confère de la légitimité à nos actions. De fait, la vie et la mort de Dominique Venner sont placées sous le signe de ces « préfigurations », c’est-à-dire qu’elles figurent à l’avance notre destin.

    De Machiavel à Dominique Venner

    Machiavel rêvait d’un événement qui, tous les dix ans, frappe de sidération les peuples et retrempe leur vertu. Parfois, il suffit d’un geste, de l’exemple d’un seul, parce qu’au-delà de ces dix ans, prévient-il, « les hommes changent d’habitudes et commencent à s’élever au-dessus des lois. S’il n’arrive pas un événement qui réveille la crainte du châtiment et qui rétablisse dans tous les cœurs l’épouvante qu’inspirait la loi, les coupables se multiplient au point qu’on ne peut désormais les punir sans danger. » Prescience de Machiavel : c’est très exactement ce qui nous arrive : aujourd’hui, « les coupables se multiplient au point qu’on ne peut désormais les punir sans danger ». La mort de Dominique Venner doit être pour nous cet exemple. Machiavel parle de « rénovation ». Faute de rénovation, les corps sociaux – la société donc – dépérissent, dit-il. Or, ils ne se rénovent qu’en revenant à leur « principe vital ».

    C’est la réponse de Machiavel, dans ses Discours sur la première décade de Tite-Live, à la question du « Que faire ? », qui n’a pas seulement hanté Lénine et les révolutionnaires russes, mais aussi Dominique Venner. Que faire pour endiguer notre déclin programmé – en un mot, l’inexorable processus de décadence (Patrick Buisson, Michel Onfray, Julien Freund), cette fatalité inscrite dans le politique, mais réversible chez Machiavel ? Que faire ? Restaurer notre principe vital ! Machiavel le martèle dans ses « Discours ». Il est littéralement obsédé par cette question, ni plus ni moins que Dominique Venner : comment prévenir ou guérir la corruption des institutions, des mœurs et des cœurs ? Machiavel en appelle à des moyens qu’il qualifie lui-même d’« extraordinaires » ou d’« étranges » – ce qu’est la mort de Dominique Venner à Notre-Dame de Paris –, mais il ne dit jamais explicitement lesquels sans au préalable en désamorcer la brutalité. Je cite encore ses « Discours » : il faut « faire renaître dans l’âme des citoyens cette terreur et cette épouvante qu’ils avaient inspirées pour [s’]emparer du [pouvoir] ». Comment ? En frappant les esprits de stupeur, seule façon de les sortir de leur torpeur. Sans ce type d’actions, ajoute Machiavel, les hommes s’enhardissent et se croient au-dessus des lois et des mœurs.

    Ce faisant, Machiavel met à nu le grand non-dit du politique, sa violence constitutive, accoucheuse de l’histoire selon Marx. Il y revient toujours. Notre hypersensibilité à la violence nous l’a fait oublier. Machiavel aurait vu dans cette hypersensibilité un signe de déchéance, sachant que cette déchéance était pour lui la grande loi de l’évolution – ou de l’involution – des régimes politiques. Alors, comment retarder, inverser, renverser cette inexorable dégénérescence du politique, ce carrousel crépusculaire ? En revenant en permanence à l’origine, au principe premier. C’est là un effort sisyphéen qui nous est demandé par Machiavel et, je le crois, par Dominique Venner : toujours recommencer, toujours revenir (c’est le plus dur dans une vie d’homme).

    Un Sisyphe nietzschéen

    Loin de moi l’envie de faire de Dominique Venner un disciple d’Albert Camus – l’Algérie les a d’emblée séparés. C’est du reste plus du côté de Renaud Camus que d’Albert qu’il faudrait chercher les traces d’un camusisme de Dominique Venner. Cela étant dit, la question que soulève Le Mythe de Sisyphe de Camus est celle qui nous occupe aujourd’hui : le suicide. « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. » Dominique Venner en livre une interprétation en tous points opposée à celle de Camus. Rien d’absurde chez lui. Au contraire même. Ce qui se joue, c’est le déroulement implacable du destin – et il est librement consenti. Il y aurait néanmoins une comparaison à faire entre L’Homme révolté, qui est la réponse de Camus à son « Sisyphe », et Le Cœur rebelle, quand bien même Dominique Venner n’allait certainement pas imaginer un Sisyphe heureux, mais un Sisyphe nietzschéen, pourquoi pas ?

    Alors comment revenir à ce principe vital ? Par un sacrifice, répond Dominique Venner. C’est à l’aune du sacrifice que se mesure l’homme. Le sacrifice est la mesure de l’homme. Car il ne faut pas se méprendre sur le sens de son geste, ni sur la cible qu’il visait : c’est nous qu’il a ajustés ce jour-là, c’est nous qu’il a tenu en joue, nous qu’il a visés, nous qu’il a sommé d’agir. Si sa mort n’a pas de vertus agissantes, c’est que nous sommes morts. Si elle n’a pas de propriétés et de vertus mobilisatrices, c’est qu’elle n’est pas mort de la mort.

    Ce à quoi nous devons œuvrer, c’est à rendre cette mort encore plus éloquente, encore plus exemplaire, encore plus évocatrice, encore plus mobilisatrice. Voilà notre mission. Convenez cependant que Dominique Venner nous a facilité la tâche : il y a peu de vies aussi héroïques et sacrificielles que celle-là, une vie à la Plutarque. Cherchez bien, il n’y a pour ainsi dire plus de vie telle que la sienne parmi nos contemporains. À charge pour nous de lui conférer les vertus spécifiques et les propriétés agissantes du mythe, comme l’a soufflé Alain de Benoist.

    À quoi servent les mythes politiques ?

    C’est évidemment le mythe dans sa dimension politique qui nous intéresse ici. On pourra débattre indéfiniment sur la nature des mythes politiques comme des religions séculières. Sont-ce encore des mythes et des religions ? Faisons le pari du oui. Un mythe politique ne se décrète pas. En revanche, il nous appartient de l’identifier et de l’instrumentaliser. Les seuls régimes à y avoir recouru au XXe siècle sont les systèmes totalitaires : le mythe de la race et du sang d’un côté, le mythe du messianisme prolétarien de l’autre. Ils occupent toute la place au XXe siècle, quand bien même il en reste une pour un mythe qui leur est antérieur et qui fut le nôtre plus de deux millénaires durant : celui de la terre et des morts.

    Si nous voulons vraiment comprendre ce qu’est un mythe politique, autant se tourner vers Thomas Mann et vers son Docteur Faustus dont la rédaction remonte à la Seconde Guerre mondiale. À l’âge des masses, y est-il écrit dans une perspective critique, « les mythes populaires, ou plutôt, adaptés aux foules, [deviennent] désormais les véhicules des mouvements politiques : les fictions, les chimères, les fables. Elles n’[ont] pas besoin d’avoir le moindre rapport avec la vérité, la raison, la science, pour être créatrices, conditionner la vie et l’histoire, et ainsi s’avérer réalités dynamiques. » Thomas Mann dit encore du mythe politique que c’est une « foi formant la communauté ».

    Il y a un autre homme qui a réfléchi au mythe politique dans des termes voisins, mais positifs. Thomas Mann l’avait d’ailleurs lu attentivement : c’est Georges Sorel, l’auteur des Réflexions sur la violence. Le mythe sorélien est un mythe mobilisateur. Il repose sur un usage volontaire, volontariste, quasiment auto-réalisateur d’une trame historique. Il a une valeur motrice. C’est un principe actif, une « réalité dynamique » (Thomas Mann recopie ici Sorel). Il fournit une « image » de bataille, une image-force inflammable. Il suffit d’y mettre le feu. L’adhésion au mythe nous place « au-dessus du découragement », poursuit Sorel. C’est le levier de l’action. Sa force agissante est contagieuse. Il dessine un paysage mental propice à l’action collective. En tant que tel, c’est une construction qui transforme ce qu’elle touche en énergie cinétique, en mouvement. Il a un effet multiplicateur, mobilisateur, accélérateur. C’est un multiplicateur de puissance. Bref, c’est tout ce que le nom de Dominique Venner doit être pour nous. Étonnants d’ailleurs, les points communs entre les deux hommes. Même idéal ascétique, même culte des Anciens, mêmes valeurs morales, même éthique guerrière, même héroïsme.

    La dialectique du pessimisme et de l’optimisme

    Le mythe, c’est la révélation tautologique de ce que nous sommes, de notre destin. Il n’explique pas, il est l’explication. Il ne se démontre pas, il se contente d’être là. Toute la difficulté d’analyse provient de là. Il se confond avec ce qu’il énonce. Expliquer le mythe, c’est concéder qu’on en a perdu le sens. Ce faisant, on s’interdit tout recours au mythe. Ce n’est plus qu’une langue morte, un objet archéologique livré à la curiosité des chercheurs, qu’il appartient à des époques révolues, qu’il a fait son temps. Je ne le crois pas. La religion peut disparaître (ce qui reste à prouver), pas le religieux. Le mythe peut disparaître (ce qui reste à prouver), pas le mythique.

    Le mythe a la propriété de se réactiver, de se réactualiser en permanence. La preuve : nous sommes là. La question qui reste en suspens : sommes-nous avant ou après la bataille décisive ? Jean Raspail pensait que la bataille avait déjà eu lieu, que nous l’avions perdue. Dominique Venner, lui, pensait que la grande bataille de notre temps est devant nous. Quel que soit le génie de Raspail par ailleurs, il faut refuser de toutes nos forces la perspective qu’il nous présente en guise de punition. Il ne faut pas céder au dé-couragement, faute de braves. À nous de les susciter par notre enthousiasme, par notre détermination, par notre exemplarité. « Pessimisme de l’intelligence, optimisme de la volonté », disait en substance Antonio Gramsci, une devise qu’il tenait de Romain Rolland, lequel l’avait empruntée à Nietzsche.

    L’histoire est ouverte

    Jamais les choix n’ont été si clairs, les dangers si menaçants, les réponses aussi urgentes. L’Europe fait face au plus grand défi de son histoire, comme dit Renaud Camus, celui de sa survie en tant qu’unité de civilisation. Dans la tempête qui vient, Dominique Venner est un phare, une vigie, une sentinelle. Son geste nous place en face de nos responsabilités d’Européens. Ou nous renaissons, ou nous sombrons dans les eaux du Léthé. Quels engagements sommes-nous disposés à prendre ? Quels efforts à accomplir ? Quelle part de nous-mêmes à offrir ? Quels chantiers de fondation ou de refondation à enclencher ? Voilà ce que nous dit la mort de Dominique Venner. Elle nous oblige et nous lie pareil à un serment.

    Qu’avons-nous fait en dix ans ? Beaucoup ! Que reste-t-il à faire ? Tout ! Prendre des initiatives au lieu d’endurer celle de nos adversaires. Lancer des mots d’ordre au lieu de les subir. Ouvrir des fronts au lieu de combler des brèches. Oui, tout reste encore à faire.

    Dominique Venner en appelait à un sursaut spirituel, culturel, poétique de l’Europe, pénétré qu’il était du sentiment de la vie, une vie marquée par le refus du désespoir, des fatalités et des écoles du déclin. Il se gardait, sur sa gauche, du providentialisme hégélien et de sa fin de l’histoire, et, sur sa droite, du déclinisme inéluctable d’Oswald Spengler et de Paul Valéry. Tout n’est pas fini, tout peut recommencer, nul déclin n’est irréversible, toute décadence est provisoire. C’est l’action de la volonté des hommes qui commande l’histoire, nul fatalisme. L’histoire est toujours ouverte, la messe n’est jamais complètement dite, les dés jamais complètement jetés. Tout bien pesé, il n’y a pas de loi de la décrépitude, l’imprévu est la règle. Ce que nous ne voulons pas voir, en hommes prisonniers de l’instant, le nez collé sur les événements. Aucun recul. Là où il faudrait être aigle, nous sommes taupe. Or, et on en conviendra facilement, la myopie n’est pas la meilleure façon d’aborder l’histoire. « L’histoire n’évolue pas comme le cours d’un fleuve, professait-il, mais comme le mouvement invisible d’une marée scandée de ressacs. Nous voyons les ressacs, pas la marée. » Guettons la marée ! Hâtons-en la venue ! Faisons en sorte que l’imprévu dans l’histoire, ce soit nous qui en allumions la mèche ! Alors Dominique Venner ne sera pas mort en vain.

    François Bousquet (Site de la revue Éléments, 21 mai 2023)

     

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  • Georges Dumézil : variations sur une épopée intellectuelle...

    Nous reproduisons ci-dessous le texte d'une conférence donnée par Aristide Leucate, à l'occasion des Jeudis de l'Iliade, et consacrée à Georges Dumézil.

    Docteur en droit, journaliste et essayiste, Aristide Leucate est l'auteur notamment de Détournement d'héritages - La dérive kleptocratique du monde contemporain (L'Æncre, 2013), d'un Carl Schmitt (Pardès, 2017), d'un Dictionnaire du Grand Épuisement français et européen (Dualpha, 2018), de Carl Schmitt et la gauche radicale - Une autre figure de l'ennemi (La Nouvelle Librairie, 2021) et de Dumézil (Pardès, 2021).

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    Georges Dumézil : variations sur une épopée intellectuelle

    Érudit encyclopédique, locuteur de langues rares ou disparues, le Maître fut sans doute un des derniers grands « honnêtes hommes » de notre civilisation européenne. Évalué à l’aune des canons de notre époque, il serait assurément relégué dans le camp des maudits. Vers la fin de sa vie, ses travaux, sinon ses fréquentations, étaient minutieusement épiés par une camarilla de « vigilants » bien plus préoccupés à polir leur gloire vaine et pâle, qu’à travailler sérieusement sur l’œuvre du Maître ravalé, pro domo, au rang de faire-valoir de leur infinie médiocrité. Il n’en sera d’ailleurs nullement question dans cette conférence, sauf à leur assurer, comme à leurs plus récents épigones, une postérité ou une publicité indue.

    Toujours est-il que Georges Dumézil fut un être complexe, non dénué de contradictions, en dépit de convictions fortes et qui s’obstinait incessamment à s’effacer le plus possible derrière son œuvre, à l’instar de Pythagore ou de Thalès dont ne subsiste, pour l’essentiel, que le souvenir bien plus vivace et utile de leurs célèbres théorèmes.

    Une vie avec les Indo-Européens

    Cet homme à l’intelligence lumineuse, au savoir encyclopédique et à la prodigieuse mémoire, naquit à Paris le 4 mars 1898. Son père, Jean Anatole, était Polytechnicien et deviendra Général de Division en 1916. Durant la Grande Guerre, il supervisera pour l’Etat, la fabrication de l’artillerie.

    Le petit Georges développe précocement un gout acéré pour les langues. À 9 ans, il lit l’Enéide dans le texte, apprend l’allemand et, en parallèle, se passionne pour la mythologie, préférant Jason et Héraclès à Peau d’Ane et le Petit Poucet.

    S’étant émerveillé devant des mots de sanscrits découvert dans le Dictionnaire étymologique du latin du célèbre linguiste, Marcel Bréal, il profitera d’une amitié nouée au lycée Louis-le-Grand avec le petit fils de Bréal pour rencontrer ce dernier qui lui fera présent d’un dictionnaire sanscrit-anglais. « À partir de ce moment, ma vocation fut assurée, j’étais en quelque sorte consacré d’avance par le patriarche », confiera-t-il quelques années plus tard.

    Après son baccalauréat, il effectue ses khâgnes avant d’être reçu premier à l’Ecole normale supérieure.

    L’année suivant son entrée rue d’Ulm, en 1917, Dumézil est mobilisé sur le front. Il a 19 ans. Il sera précipité dans les orages d’acier de la seconde Bataille de la Marne, ce qui lui vaudra la Croix de guerre.

    À la fin de la guerre, il devient agrégé de lettres et part faire ses premières armes au Lycée de Beauvais. Cette expérience lui déplaira singulièrement. Il part ensuite enseigner la littérature française à Varsovie mais en revient très vite. L’appel de la thèse s’avère irrésistible.

    En réalité, il rédige deux thèses, comme il était alors en usage de le faire en ces temps universitaires révolus. Sous la direction d’Antoine Meillet (philologue très en vogue qui défendra, notamment, l’existence d’une civilisation indo-européenne attestée par une unité linguistique originelle) il soutient ses thèses qui lui vaudront la mention très honorable. Nous reviendrons un peu plus longuement sur ces premiers travaux.

    Par l’entremise de Jean Mistler, futur secrétaire perpétuel de l’Académie française, et de quelques universitaires bienveillants, Dumézil part en Turquie à la faculté de théologie d’Istanbul (qu’il quittera subrepticement pour la faculté des lettres, ne tenant pas à se mêler plus que cela de religion). Nous sommes en 1925 et les époux Dumézil (car il s’était marié entretemps) y resteront jusqu’en 1931. Durant ce séjour, n’ayant pu approfondir la question indo-européenne, il se rabattra, avec succès et profits, sur la linguistique caucasique. À son retour en 1931, il part pour deux ans en Suède, séjour qui s’avèrera décisif pour la suite de ses travaux.

    Le 29 juin 1935, Dumézil est élu au sein de la Ve section de l’Ecole pratique des hautes études, avec le soutien bienveillant et actif de Sylvain Lévi, alors un des maîtres éminent de l’indianisme français.

    En 1939, il est à nouveau mobilisé, cette fois en tant qu’officier de liaison, avant de reprendre le cours de ses activités universitaires au moment de l’armistice, jusqu’à sa destitution de la fonction publique en 1941 pour son appartenance maçonnique quelques années auparavant. Bien qu’ayant réussi à se faire réintégrer au sein de l’université, Dumézil sera quand même traduit en 1944, sur dénonciation de collègues communistes, devant la commission d’épuration de l’enseignement supérieur qui le blanchira.

    S’ouvre alors pour Dumézil une période professionnellement et intellectuellement faste, bien que sa renommée auprès du grand public se fasse jour assez tardivement.

    Cela commence par son élection, en avril 1949, au Collège de France, à la chaire, spécialement créée pour lui, de civilisation indo-européenne. Il bénéficiera de l’appui d’Emile Benveniste, linguiste à la réputation déjà établie et spécialiste incontesté de grammaire comparée des langues indo-européennes.

    Les années cinquante, en même temps qu’elles le verront inlassablement reprendre ses travaux antérieurs, le porteront à l’étranger, de la Turquie jusqu’à son cher Caucase et même au Cuzco, dans les Andes péruviennes, où, durant six mois, il s’éprendra du quechua avec une passion dévorante.

    La décennie soixante commence à marquer l’heure des « bilans ». Pour Dumézil, il s’agit moins de graver définitivement ses conclusions dans le marbre que de reprendre, totalement ou partiellement, l’ensemble de ses travaux et d’en faire le point. Extrêmement pointilleux et méticuleux, Dumézil se refuse à rédiger des manuels, estimant que la matière qu’il étudie ne se prête guère à cet exercice d’académisme. En 1966, La Religion romaine archaïque, magistrale synthèse sur la plus ancienne religion des Romains, voit le jour. S’ensuivent une série de titres qui feront la notoriété de leur auteur jusqu’à sa mort : Mythe et épopée I (1968), II (1971) et III (1973), Heur et malheur du guerrier (1969), Mariages indo-européens (1979), Apollon sonore et autres essais, (1982), L’oubli de l’homme et l’honneur des dieux (1985), Loki (1986), etc. Ouvrages auxquels il convient d’ajouter ses multiples études caucasiennes ou celle consacrées à l’oubykh, langue désormais disparue dont il fut l’un des derniers locuteurs au monde.

    La consécration ultime viendra le 26 octobre 1978, jour de son élection à l’Académie française. En réponse à son discours de réception, son ami Claude Lévi-Strauss prononce un éloge aussi célèbre que synthétique, résumant l’œuvre brillante de Dumézil.

    Dès ce moment, les grands médias, notamment la télévision, commenceront à s’intéresser à ce savant quelque peu singulier qui aura passé son existence aux confins de ce qu’il a appelé l’ultra-histoire, ces années transitoires entre la fin de la préhistoire et la très haute Antiquité.

    C’est ainsi que les Français découvriront cet homme bien mis, aussi rieur que modeste et érudit, lévitant allègrement au milieu d’un amas invraisemblable de livres et de documents constituant une bibliothèque riche d’environ 20 000 ouvrages !

    Ainsi, Parmi ses apparitions télévisuelles, l’on retiendra notamment l’entretien qu’il offrit, un an avant sa mort, à Bernard Pivot dans sa célèbre émission « Apostrophe ». Diffusée en couleur, pour la première fois, le 18 août 1985, elle demeure l’une des plus touchantes jamais consacrée au mythologue qui s’y livre avec élégance, humilité et humour.

    Malade du cœur depuis de nombreuses années, Georges Dumézil s’effondrera chez lui, le 11 octobre 1986, à l’âge de 88 ans.

    Les Indo-Européens en actes

    Après avoir tutoyé les dieux toute sa vie, il allait les rejoindre pour l’éternité et gageons qu’ils lui firent un accueil des plus triomphal.

    Ces dieux provenaient de la plus lointaine civilisation apparue entre la Mer noire et la Baltique vers le 5e ou 4e millénaire avant notre ère.

    Des peuplades s’exprimaient dans des dialectes d’une même langue qui répondra, plus tard, au nom algébrique et générique d’indo-européen.

    Ces hordes se répandirent en tous sens, vers l’Atlantique, vers le Nord, vers l’Asie, ou la Méditerranée, ce dans le courant du 3e millénaire, voire au début du 2e millénaire. Ils conquirent des territoires et se mêlèrent de gré ou de forces aux autochtones.

    Les hypothèses avancées pour expliquer cette dispersion tiendraient, selon l’anthropologue David W. Anthony, à l’invention de la roue et à la domestication du cheval (Le cheval, la roue et la langue : comment les cavaliers de l’âge de bronze des steppes eurasiennes ont façonné le monde moderne, 2007).

    Descendants des Yamna des steppes pontiques, qui enterraient leurs morts sous des kourganes – mot russe d’origine turc signifiant tumulus –, les proto Indo-Européens présentent, au surplus, des similitudes génétiques avec les locuteurs actuels des langues IE, ainsi que l’a montré David Reich dans Comment nous sommes devenus ce que nous sommes. La nouvelle histoire de nos origines (2019).

    Dumézil s’intéressa très tôt, dès ses fameuses thèses de 1924, respectivement intitulées Le Festin d’immortalité et Le Crime des Lemniennes, à ces cultures fort éloignées dans ce passé lointain qu’il allait s’efforcer de rendre accessible, après moult « tâtonnements », erreurs et autres errements.

    Sur les traces de ses maîtres Antoine Meillet et Marcel Mauss et selon une démarche comparatiste pour partie inspirée des travaux du sinologue Marcel Granet, Dumézil s’attachera à reconstituer des faits de civilisation, persuadé qu’il ne peut y avoir de langue commune sans un minimum de pensée commune.

    Par la comparaison des textes religieux et épiques de l’Inde, de Rome ou de Scandinavie, Dumézil a essayé de remonter vers des prototypes communs, soit des points fixes archétypiques dans la préhistoire. Et à partir de ces points à peu près fixes, la méthode consiste à étudier les transfigurations qui ont dû amener aux formes que nous connaissons.

    En 1938, Georges Dumézil, après de longs tâtonnements, découvre un fait qui dominera une grande partie de la matière indo-européenne.

    Les données de cette découverte sont les suivantes : on peut considérer que les peuples IE anciens construisaient leur système du monde, leur conceptions de la société, voire leur cosmologie, leur psychologie en se fondant sur l’idée que, dans leur combinaison harmonieuse, trois pesanteurs agissant sur trois niveaux sont nécessaires au bon fonctionnement du monde.

    Dumézil a mis en évidence ces trois fonctions : la souveraineté juridico-magico-religieuse, la force guerrière et la fécondité ou l’abondance.

    Selon lui, on retrouve l’agencement hiérarchisé de ces trois fonctions dans toutes les civilisations où une substantielle composante IE est attestée de manière incontestable.

    Ainsi, la division de la société indienne en brahmanes (prêtres), kṣattriya (guerriers), et vaiçya (éleveurs-agriculteurs) n’était guère propre à l’Inde des castes (ou ārya) puisqu’elle se retrouvait aussi bien à Rome dans la triade précapitoline formée par Jupiter, Mars et Quirinus, ou encore dans l’ancien monde celtique, avec les druides, les equiles et éleveurs.

    Certes, si en Inde, ces trois castes font référence à une relative organisation sociale, à Rome, la trifonctionnalité correspondrait-elle davantage à des fonctions intellectuelles, religieuses ou cosmiques, ce qui signifie, en d’autres termes, qu’il n’y a pas de lien de solidarité obligatoire entre une fonction sociale et cette conception mentale des trois fonctions, lesquelles correspondent plutôt à un cadre de pensée ou un idéal imaginé par ces sociétés.

    À l’objection selon laquelle cette tripartition se retrouve universellement parce que toute société humaine doit tendre à la satisfaction des besoins vitaux qu’impliquent la triple nécessité d’une organisation politique, d’une armée pour se défendre comme d’une économie rurale pour se nourrir, Dumézil répond que dans le monde IE, ces trois besoins constituent bien plus le cadre, la matière à réflexion qui, de proche en proche, finit par offrir une explication de tout.

    Si cette tripartition existe bien évidemment ailleurs, elle n’a jamais engendré, ailleurs que dans le monde IE, un système général de pensée.

    Ce cadre joue, de cette façon, le rôle d’une sorte de superstructure intellectuelle, morale, spirituelle venant coiffer la structure sociale naturelle.

    Pour illustrer ce propos, l’on prendra pour exemple un des rapprochements singuliers que Dumézil a effectués entre l’aire romaine et le monde scandinave.

    C’est ainsi qu’il mit en évidence, dans ce qu’il appelait lui-même le « paradigme de la comparaison », la relation du borgne et du manchot.

    À Rome, d’après les récits tardifs de Tite-Live, notamment, lors de la 1ere guerre de la République (entre la fin du VIe siècle et le début du Ve, avant notre ère) Tarquin Collatin (qui a fait lui-même, dans la relation avec son père Tarquin le Superbe, d’une analyse tripartie par Dumézil, mais ceci est une autre histoire), À Rome, donc, Tarquin Colattin fait appel au roi étrusque Porsenna pour reprendre Rome à l’armée royale mutinée.

    Dumézil distingue deux épisodes dans cette guerre de fondation (celle de la République romaine).

    Le premier, au début de la guerre, voit un guerrier romain, Horatius Coclès, qui empêche le passage du pont du Tibre (le pont Sublicius) par l’armée étrusque de Porsenna.

    Par quel moyen ? En décochant un regard terrible et noir aux assaillants étrusques qui décampèrent en désordre, permettant aux Romains de reprendre l’avantage. Ce regard perçant, sinon glaçant était d’autant plus aigu qu’il était le fait d’un borgne (Coclès).

    Le deuxième épisode a lieu à la fin de la guerre. Symétrique au premier, il narre l’audace de Mucius Scaevola qui pénètre dans le camp étrusque pour assassiner le roi Porsenna. Mais il se trompe et tue le secrétaire du roi. Amené devant celui-ci, il pose son bras droit sur un brasero qui se trouvait là et le défie en lui disant que 300 autres soldats sont aussi déterminés que lui à tuer le souverain. Très impressionné, Porsenna négocie la paix avec les Romains. Dans le même temps, Scaevola gagne son surnom de « gaucher », en référence à son unique main valide.

    À Rome, ce mythe est présenté comme une histoire terrestre. D’ailleurs, ce sera le grand apport de Dumézil, se heurtant alors aux susceptibilités des historiens romanistes, que d’avoir montré et démontré combien la plus vieille histoire de Rome n’était une mythologie transformée en histoire réelle.

    Mais ce couple du cyclope et du gaucher se retrouve dans le ciel des dieux germano-scandinaves.

    À l’aube des temps, les dieux ont vu naître Fenrir un petit loup qui, portant avec lui la promesse de la perte des dieux, était voué à être attacher avec un lien magique invisible qu’Odin, le père des dieux, avait fait tisser.

    Le jeune loup accepte de se faire ligoter, les dieux prétextant un jeu inoffensif, mais à la condition qu’un des dieux place sa main dans sa gueule pendant l’opération, pour sûreté que cette dernière se déroulera sans fausseté.

    Le dieu Tyr court le risque. Mais, à peine s’est-il exécuté, que la bête, ayant subitement compris qu’elle ne pourrait jamais se détacher, lui coupe le bras.

    À la suite de quoi, Tyr, devient le dieu manchot des procédures juridiques et du droit, le dieu du peuple rassemblé dans le thing, assemblée à la fois politique et judiciaire.

    Quant au borgne, c’est à Odin lui-même qu’il revient d’endosser cette mutilation d’origine volontaire.

    En effet, Odin a accepté de sacrifier son œil en le déposant dans la source de la sagesse, en échange d’une vue plus large et plus profonde et de pouvoirs magiques incoercibles. En temps de guerre, cette magie se manifeste par la puissance de pétrifier, d’immobiliser l’adversaire.

    Dumézil, d’autre part, a souligné l’importance fondamentale d’éclairer les détails par les ensembles.

    C’est ainsi, par exemple, que Mars n’est pas un dieu qui s’étudie en lui-même, isolément des autres, mais bien par rapport à un autre dieu qui lui est supérieur (Jupiter) et également par rapport à un autre qui lui est subordonné (Quirinus).

    Ces trois dieux forment donc un système, Dumézil se hasardant même à parler de structure, à une époque où le structuralisme philosophique triomphait littéralement.

    Sur ce point, d’ailleurs, il fit une mise au point définitive dans son introduction à Mythe et épopée III, où il écrivait : « je ne suis pas, je n’ai pas à être, ou n’être pas, structuraliste. Mon effort n’est pas d’un philosophe, il se veut d’un historien, d’un historien de la plus vieille histoire et de la frange d’ultra-histoire qu’on peut raisonnablement essayer d’atteindre, c’est-à-dire qu’il se borne à observer les données primaires sur des domaines que l’on sait génétiquement apparentés, puis, par la comparaison de certaines données primaires, à remonter aux données secondes que sont leurs prototypes communs, et cela sans idée préconçue au départ, sans espérance à l’arrivée, de résultats universellement valables ».

    Et de poursuivre, plus largement sur le sens de sa démarche épistémologique : « ce que je vois quelquefois appelé ‘‘la théorie dumézilienne’’, consiste en tout et pour tout à rappeler qu’il a existé, à un certain moment, des Indo-Européens et à penser, dans le sillage des linguistes, que la comparaison des plus vieilles traditions des peuples qui sont au moins partiellement leurs héritiers doit permettre d’entrevoir les grandes lignes de leur idéologie ».

    C’est que, tout à sa méthode particulière d’investigation, Dumézil n’a jamais prétendu travailler sur autre chose que de la matière morte – un « cadavre », disait-il.

    Les Indo-Européens en pratique

    Aussi, serait-il bien audacieux, sinon peut-être présomptueux – voire prétentieux – de s’acharner à chercher ce qui demeure de l’idéologie tripartie dans les sociétés actuelles. Bien que nous continuions à parler des langues indo-européennes, il est vain d’espérer poursuivre la quête d’éléments ou signes attestant de la persistance d’une civilisation indo-européenne originelle.

    Dumézil s’en tenant étroitement aux limites de son domaine de constante, minutieuse et infatigable recherche, s’est toujours refusé à énoncer la moindre extrapolation « paralinguistique » ou « para-mythologique » qui eût eu pour effet de fragiliser ses travaux – alors d’ailleurs vivement discutés, notamment chez les romanistes – et eût risqué même de les entacher d’une perte irrémédiable et désastreuse de crédibilité – sur ce point, nous nous contenterons de renvoyer à l’ouvrage salutaire de Didier Eribon, Faut-il brûler Dumézil ?, narrant par le menu les tentatives ineptes et insanes de démolition d’une œuvre rétrospectivement accusée de sympathies nazies.

    Sous cette expresse réserve émise par Dumézil lui-même, il n’est pas interdit, toutefois, de méditer sur ou à côté de l’œuvre, tant celle-ci semble ouvrir de fructueuses pistes de réflexions d’ordre anthropologique notamment.

    De la sorte, est-il permis d’explorer, tout au moins philosophiquement, les voies d’une intériorisation authentique de l’héritage indo-européen, lequel ne se bornerait pas exclusivement à la locution des langues dérivées.

    En d’autres termes, parce que nous sommes des Européens, devons-nous renouer, non pas seulement avec les âges, mais avec une manière d’être et de penser qui a longtemps structuré notre ethos et façonné notre « Vue du monde » – notre Welt-anschauung, pour reprendre ce terme emprunté à la philosophie allemande dont le signifié met clairement l’accent sur la vérité du monde dans sa cosmogonie profonde.

    Si, depuis longtemps – soit au moins depuis la Révolution française –, la « vue du monde » de nos contemporains n’est guère plus soutenue, même implicitement, par l’idéologie tripartie, cette dernière n’en offre pas moins une grille de lecture structurale des plus pertinentes pour interpréter nos temps actuels, et interroger cette fameuse réelle « crise morale » qu’un certain Emmanuel Macron, au début de l’année 2019, s’était, lucidement mais fugacement, aventuré à diagnostiquer.

    Tandis que la valeur explicative des trois fonctions n’acquiert de sens que par l’ordre dans lequel elles apparaissent hiérarchiquement, comme dans leurs rapports entre elles, ainsi que nous l’avons expliqué tout à l’heure, on demeure frappé, malgré tout, par la persistance têtue d’un fait triadique de première importance et qui caractérise en propre notre postmodernité harassée.

    En d’autres termes, l’idéologie tripartie que l’on croyait disparue depuis plus de deux cents ans, semble à nouveau émerger en tant que fait révélateur d’une nouvelle conception du monde symétriquement inverse à celle inventée par Georges Dumézil et qui constituait, nous l’avons dit, l’arrière-plan intellectuel et spirituel de la mentalité des proto-Indo-Européens.

    C’est ainsi, alors, que l’on constate une capitis diminutio de la première fonction, une évaporation de la deuxième et une hypertrophie symptomatique de la troisième.

    Tout d’abord, la fonction française de souveraineté s’est déplacée vers d’autres lieux, quand son correspondant bivalent, représenté par ce qui reste de la fonction sacerdotale-religieuse (l’Eglise catholique, pour être plus explicite), ne cesse de s’étrécir à proportion des fermetures ou destructions d’églises – sans parler de la crise des vocations.

    Ensuite, convenons que la deuxième n’existe quasiment plus, tant depuis la suppression chiraquienne de la conscription, que par le fait de régulières coupes claires dans le budget de la défense. Notons également que, corrélativement, la violence, naguère monopole de l’autorité légitime encadrée par le droit, s’est éparpillée au point de s’insinuer dans toutes les strates de la société (violences intrafamiliales, dans la rue, à l’école, au bureau…).

    Enfin, relativement à la troisième fonction, son poids qualitatif est devenu inversement proportionnel à sa masse quantitative. Sa participation aux deux autres fonctions étant devenue bien plus symbolique que réelle, elle aurait compensé cette « privation », par un surinvestissement au sein de son propre champ fonctionnel : explosion de l’industrie du tourisme et du loisir, consumérisme d’addiction soutenu par le crédit renouvelable, hédonisme sexuel coupé de toute préoccupation reproductrice, déspiritualisation (selon un mot emprunté à Georges Bernanos) couplée à une perte de sens de la nature et de ses lois intrinsèques, égotisme narcissique, individualisme affinitaire (communautarisme de dilection sexuelle, raciale ou culturo-religieuse).

    Ce changement qualitatif qui affecte les tréfonds de notre antique civilisation se laisse d’autant mieux observer à travers une trifonctionnalité appliquée, que Dumézil a maintes fois insisté sur la nécessité d’éclairer les détails par les ensembles.

    Chaque fonction (incarnée par un dieu ou son célébrant, dans l’optique dumézilienne) ne se laisse pas étudiée en elle-même, mais se définit par rapport aux autres fonctions ; la présence d’une fonction explique et limite les deux autres fonctions triparties.

    Cette triade dont les éléments sont interdépendants forme alors un système.

    Partant, il est loisible de comprendre que la carence ou l’insuffisance d’une fonction engendre un déséquilibre de l’ensemble dont les autres éléments constitutifs ne sortent guère indemnes.

    En l’espèce, la place démesurée occupée par la troisième fonction dans nos sociétés apparaît comme la résultante des faiblesses structurelles inhérentes aux deux autres fonctions de souveraineté et de « force ».

    Cette démarche appliquée ne doit pas évidemment pas tendre à surdéterminer l’importance de l’instrument trifonctionnel dont l’usage ne s’éclaire que parce qu’il est originellement le produit d’une mentalité propre aux lointains Européens et commune aux premiers Indiens, Perses, Grecs et Romains.

    Néanmoins, le fait même que ce schème affleure encore nos consciences démontre sa persistance entêtée, lors même qu’il serait aujourd’hui ravalé à la plus stricte insignifiance dans la psyché de nos contemporains.

    Corde tendue au-dessus du présent, entre le passé le plus lointain et l’avenir, la trifonctionnalité demeure aux fondations des murs porteurs de la civilisation.

    Cependant, et pour paraphraser – en en inversant les termes – une œuvre célèbre de Dumézil, la trajectoire suivie par nos sociétés hyper-festives entraîne les hommes sur la pente du déshonneur à proportion de ce qu’ils font tapageusement et vaniteusement profession de reléguer les dieux aux confins des plus noirs exils de l’oubli.

    Aristide Leucate (Institut Iliade, 9 décembre 2021)

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