Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

James Ellroy, agent provocateur

Jérôme Leroy a publié dans Valeurs actuelles (11 février 2010) un beau papier sur le dernier roman de James Ellroy, Underworld USA, paru chez Rivages.

Ellroy.png

James Ellroy, agent provocateur

Fresque totale mêlant l’historique et l’intime, “Underworld USA” est l’histoire pleine de bruit et de fureur de l’envers ténébreux de l’Amérique des quarante dernières années, racontée par un romancier au sommet de son art.

On oublie trop souvent que la littérature, comme l’infanterie, est l’arme des cent der­niers mètres. On a beau préparer le terrain avec l’artillerie de la documentation, avec des bombardements massifs de données, d’archives, de témoignages, il faudra toujours se préparer au corps à corps décisif pour remporter la victoire. Une vic­toire sur le temps et les choses cachées depuis la création du monde, sur l’opacité des amours perdues, des crimes sans rédemption et des spasmes occultes de l’Histoire.

Seuls quelques rares romanciers semblent équipés pour affronter ces intuitions ruineuses, ces vérités ambiguës et cette « approbation de la vie jusque dans la mort », aurait dit en son temps Georges Bataille.

James Ellroy fait partie de cette confrérie très fermée. Sur la scène américaine, on peut même penser que, depuis la mort de Norman Mailer, il ne reste plus, en ce domaine, que Don DeLillo et lui pour convoquer l’indicible sur des centaines de pages.

Ils ont d’ailleurs tous les trois – mais est-ce un hasard ? – traité à un mo­ment donné d’un sujet identique avec la même minutie obsessionnelle, le même hyperréalisme psychotique, le même génie inquiétant : l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy, un jour de novembre 1963 à Dallas. Ils en ont fait autre chose qu’une banale his­toire de complot où Lee Harvey Oswald aurait été l’idiot utile de la Mafia, du lobby militaro-industriel et des Cu­bains anticastristes. Ils ont, chacun à sa manière, transformé l’événement en une mythologie fondatrice d’une histoire américaine violente et flamboyante, occulte et féroce, épique et atroce. Pour Mailer, ce fut Oswald, un mystère américain, pour Don DeLillo Libra et pour James Ellroy American Death Trip, deuxième volet d’une trilogie dont Underworld USA qui vient de paraître est le dernier volume.

Pour Don DeLillo, l’écrivain est une autre figure du terroriste et de l’assassin. C’est cette déclaration hal­lucinée dans Mao II, l’un de ses meilleurs romans, qui met les choses au point : « C’est le romancier qui com­prend la vie secrète, la rage qui sous-tend toute obscurité ou tout abandon. Vous êtes plus ou moins meurtriers pour la plupart. »

Pour James Ellroy, l’écrivain est plu­tôt un espion dix fois retourné, un infiltré aux fidélités contradictoires, aux étranges loyautés qui ne sait plus quel maître il doit servir pour atteindre le cœur du secret, comme nous le dit l’un de ses mystérieux narrateurs dans la déclaration liminaire d’Underworld USA : « Ce livre est construit sur des documents publics et des journaux intimes dérobés. Il représente la somme de mon aventure personnelle et de quarante années d’études approfondies. Je suis à la fois un exécuteur littéraire et un agent provocateur. »

Et vont suivre sous la plume de “l’agent provocateur” James Ellroy huit cents pages polyphoniques pour couvrir la période allant du lendemain de l’assassinat de Martin Luther King, en 1968, à la mort, en mai 1972, de J. Edgar Hoover, l’inamovible patron d’une police politique appelée FBI et à la campagne pour la réélection de Nixon portant déjà en germe le scandale du Watergate.

« Violer l’Histoire à condition de lui faire de beaux enfants », disait déjà Alexandre Dumas. James Ellroy a suivi le conseil à la lettre, avec la soyeuse brutalité d’une écriture qui scande autant qu’elle caresse, une écriture qui dira avec la même conviction com­ment un commando anticastriste scalpe des garde-côtes cubains ou comment on peut se consumer d’amour pour une femme de quinze ans plus âgée, comment on peut à la fois être un ancien flic ra­ciste flingueur de Nègres dans les ghettos de Los Angeles ou de Las Vegas et l’amant d’une syndicaliste noire à qui l’on va consa­crer sa vie et toute son éner­gie pour retrouver le fils disparu.

Ellroy sait que l’électricité, l’énergie d’un roman comme Underworld USA qui ambitionne la fresque totale ne peuvent circuler que dans la friction per­manente entre l’intime et l’historique. Pour l’historique, Ellroy nous em­mène chez Howard Hughes, en pleine paranoïa hypocondriaque et raciste, entouré de ses gardes mormons et achetant à prix d’or les hôtels de Las Vegas à la Mafia.

Nous nous retrouvons aussi, et c’est une sacrée épreuve, dans la psyché en décomposition de J. Edgar Hoover, qui monte des opérations de plus en plus compliquées et kafkaïennes pour déstabiliser le nationalisme noir des Black Panthers ou les groupes hippies pour la paix, se croyant toujours à l’époque où il luttait contre la subversion communiste. Un Hoover qui angoisse même à propos des chansons qui passent à la radio en cet été 1968, et notamment Tighten Up, jouée par Archie Bell and the Drells : « Cette chanson propage une atmosphère d’insurrection et d’activité sexuelle. Je suis sûr que les libéraux blancs lui trouveront un air d’authenticité. J’ai demandé à l’A.S.C. de Los Angeles d’ouvrir un dossier sur M. Bell et de déterminer l’identité de ses Drells. »

Pour Ellroy, l’histoire et la vérité sont liées par d’étranges rapports

Sans compter que l’on croise à plusieurs reprises un Nixon qui doit se raser trois fois par jour pour ne pas avoir l’air d’un margoulin vendeur de voitures d’occasion et le président Balaguer, de la République dominicaine. Balaguer est un nabot cruel faisant la danse du ventre auprès de la Mafia qui veut installer ses casinos et les infrastructures touristiques qui vont avec dans une dictature qui ne risque pas de basculer du côté des rouges.

Évidemment, tous ces personnages, qui ont réellement existé selon la formule consacrée, sont liés par des pactes plus ou moins sanglants imaginés par un James Ellroy pour qui l’histoire et la vérité entretiennent ces étranges rapports que définissait déjà l’Arioste : « Si tu veux que le vrai ne te soit pas caché/Retourne entièrement l’histoire en son contraire,/Les Grecs furent vaincus, Troie fut victorieuse/ Tandis que Pénélope fut une catin. »

Pour rendre crédible, terriblement crédible cette vision, Ellroy a créé d’autres personnages, purement fictifs ceux-là, mais dont l’épaisseur et la cohérence rendent la présence inoubliable. Il y a d’abord les vieilles con­naissances des romans précédents comme Wayne Teadrow junior, ancien policier, chimiste, drogué, rongé par la culpabilité, parricide et homme de confiance d’Howard Hughes. Ou Dwight Holly, première gâchette de Hoover, violent, tendre et désespéré par les combats douteux qu’il doit mener. Ces deux hommes sont évi­demment amenés à se croiser, à se jauger, alliés de circonstance habités par les mêmes obsessions, le même désir de rédemption et l’amour pour des femmes qu’ils ne devraient pas aimer, comme pour Holly Karen Sifakis, militante gauchiste et professeur d’université dont le journal intime nourrit les plus belles pages du livre.

Un écorché vif caché sous une réputation de machiste réac

C’est que l’on oublierait à quel point Ellroy, derrière sa réputation d’ultraconservateur machiste et homophobe, est avant tout, de par son propre itinéraire, un écorché vif. L’adolescent voyeur, voleur et toxicomane qu’il fut est pour toujours obsédé par la mort de sa mère, assassinée un jour de 1958, alors qu’il avait 10 ans, sans que le coupable soit jamais retrouvé.

Il raconte tout cela dans Ma part d’ombre, son autobiographie bouleversante. Il en fait aussi le thème central du premier roman qui le fera vraiment connaître, le Dahlia noir, inspiré d’une célèbre affaire qui rappelle la mort de sa mère : l’assassinat, en 1947, d’une starlette d’Hollywood, Elizabeth Short, jamais élucidé non plus.

Cet amour fou pour les femmes, qu’il voit comme les cibles privilégiées de tous les prédateurs, fait de James Ellroy une exception dans le roman noir. Elles ne sont chez lui ni fatales ni éplorées. Elles sont des présences vivantes, des figures fortes et vulnérables à la fois, capables de sacrifices dans un univers totalement corrompu qui a perdu jusqu’au sens de ce mot. Ainsi en va-t-il dans Underworld USA pour Karen Sifakis mais aussi pour Joan Rosen Klein, “la déesse rouge” qui traverse le roman avec sa chevelure noire et ses étranges cicatrices.

Mais le nouveau venu le plus étonnant est sans aucun doute la projection directe d’Ellroy lui-même, le jeune Don Crutchfield. Il a 23 ans, joue le chauffeur pour des détectives privés, recherche sans espoir sa mère qui l’a abandonné, s’acoquine avec Mesplède, un mercenaire français déjà présent dans le précédent volume, ancien de l’OAS, tueur de Kennedy et toujours animé par une rage anticommuniste qui le pousse à des expéditions suicidaires et violentes sur les côtes cubaines. Mesplède ne parvient pas à pardonner le cauchemar de la baie des Cochons et nomme son petit bateau de guerre personnel PT 109, du nom donné au modèle de vedette lance-torpilles commandé par le jeune Kennedy dans le Pacifique pen­dant la Seconde Guerre mondiale, « pour dif­famer de façon ironique l’homme que j’ai tué à Dallas ».

Pour Crutchfield, Mes­plède est le père satanique, celui qui lui apprend à tuer, et de la manière la plus impardonnable qui soit, c’est-à-dire gratuitement. Avec Crutchfield, qui se retrouve involontairement au cœur de toutes les intrigues mortifères d’Underworld USA, Ellroy a créé un véritable Candide du roman noir, à la fois pervers et angélique, qui est bel et bien, au bout du compte, le démiurge de cette histoire pleine de bruit et de fureur racontée par cet idiot sur­doué.

Underworld USA mar­que aussi chez Ellroy un point d’équilibre qui n’était pas toujours au rendez-vous dans ses précédents ro­mans, où l’innovation formelle, le travail trop poussé sur la musicalité du style, com­me dans White Jazz, nui­saient à la narration. Cette fois-ci le dosage habituel entre coupures de presse, mémos du FBI ou de la CIA, lettres volées et journaux intimes est impeccablement maîtrisé.

On se souviendra pour terminer de la scène inaugurale de Brown’s Requiem, le tout premier roman de James Ellroy, alors qu’il était encore caddy sur les greens de Los Angeles : un homme sort sa télévision dans sa cour et la détruit en tirant dessus au fusil à pompe. On peut y voir une jolie métaphore sur la force de l’écriture contre l’image ou alors, si vous pré­férez, un simple conseil technique pour être certain de n’être distrait par rien quand vous commencerez la lecture de ce monument appelé Underworld USA.

Underworld USA, de James Ellroy, Rivages, coll. “Thriller”, 848 pages, 24,50 euros.

Toute l’œuvre de James Ellroy est disponible aux éditions Rivages.

(Source : Valeurs actuelles, 11 février 2010)

Lien permanent Catégories : Textes 0 commentaire Pin it!

Les commentaires sont fermés.