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Jacqueline de Romilly, la passion de transmettre...

Nous reproduisons ci-dessous le bel article d'hommage qu'Alain de Benoist a consacré à Jacqueline de Romilly, dans le mensuel Le spectacle du monde du mois de janvier 2011.

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Jacqueline de Romilly, la passion de transmettre

De la Grèce ancienne, à laquelle elle consacra toute sa vie, elle disait qu’elle n’était pas une relique, mais un « trésor pour l’éternité ». Disparue, le 18 décembre, à l’âge de quatre-vingt-dix-sept ans, elle combattit, jusqu’à son dernier souffle, pour tenter de sauver les études classiques.

Elle avait découvert la Grèce encore toute jeune fille, et dès lors, plus rien d’autre n’avait compté à ses yeux. A la fin de sa vie, devenue quasi aveugle, tel Homère si l’on en croit la tradition, son visage était comme celui d’Hécube, une vieille pomme toute ridée, entourée d’un flot de cheveux blancs. Des Grecs, elle disait : « Ils ont été ma vie et mon bonheur. » Elle est aujourd’hui plus que jamais avec eux. Jacqueline de Romilly a rejoint l’Olympe le 18 décembre dernier, à l’âge de quatre-vingt-dix-sept ans.

Contrairement à ce que l’on a dit, elle ne fut pas la première femme à entrer à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm (plusieurs autres l’avaient précédée, dont Simone Weil, son aînée de quatre ans), mais elle fut la première femme lauréate du concours général, la première femme agrégée de lettres, la première appelée à enseigner au Collège de France, la première élue à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, la deuxième (après Marguerite Yourcenar) à entrer à l’Académie française.

Née à Chartres le 26 mars 1913, elle était la fille de Maxime David, un professeur de philosophie qu’elle n’a pratiquement jamais connu : un an après sa naissance, celui-ci était tué sur le front, dans les dernières heures de la bataille de la Marne (où tomba également Péguy). Elle fut élevée par sa mère, la romancière Jeanne Malvoisin, qui avait connu son père au cours de Bergson, au Collège de France, et à qui elle voua durant toute sa vie une admiration éperdue.

Elève, rue d’Ulm, de l’helléniste Paul Mazon, agrégée de lettres en 1936, elle se marie en 1940 avec Michel Worms de Romilly, dont elle divorcera en 1973. D’origine juive par son père, elle doit se cacher pendant l’Occupation. Après la guerre, elle devient professeur de lycée. Elle enseigne le grec, notamment à Versailles, à Bordeaux et à Lille, puis à la Sorbonne à partir de 1957. En 1973, elle obtient une chaire (La Grèce et la formation de la pensée morale et politique) au Collège de France. Elle entre en 1989 à l’Académie française, dont elle deviendra la doyenne d’âge après la mort de Claude Lévi-Strauss, en 2009.

Dans le conflit séculaire entre Athènes et Jérusalem, elle avait résolument choisi Athènes. Nietzsche disait que « le Grec est celui qui, jusqu’à présent, a mené l’homme le plus loin ». Les Grecs ont en effet inventé la philosophie, qui est une manière d’exister, la tragédie, la politique, l’histoire, la rhétorique, la médecine, et même la liberté. La pensée grecque est en ce sens une pensée aurorale. « L’égard aux Grecs est l’à-venir de la pensée », disait Heidegger. Jacqueline de Romilly ne parlait toutefois pas de la Grèce à la manière d’un Marcel Conche ou d’un Jean-Pierre Vernant : elle ne traitait pas de la Grèce du Ve siècle en philosophe ou en anthropologue, mais avec le savoir de l’helléniste traditionnel.

Très accessible au grand public, son œuvre – une bonne cinquantaine d’ouvrages – explore la Grèce ancienne sous tous ses aspects, principalement littéraires, moraux et politiques. Elle a publié des livres sur des maîtres de la tragédie grecque, comme Eschyle et Euripide, des personnages historiques ou littéraires, comme Hector ou Alcibiade, mais la grande affaire de sa vie fut l’œuvre de Thucydide – « l’un des hommes de ma vie », disait-elle –, à qui elle avait consacré sa thèse de doctorat (Thucydide et l’impérialisme athénien) et dont elle fournit elle-même une traduction de la célèbre Histoire de la guerre du Péloponnèse (cinq volumes, 1953-1972), récit du conflit qui opposa Sparte et Athènes au Ve siècle avant notre ère. Citons aussi des essais aussi essentiels que le Temps dans la tragédie grecque (1971), Problèmes de la démocratie grecque (1975) ou son Précis de littérature grecque (1980).

On a dit qu’elle incarnait une « conception humaniste de la culture ». Formule convenue et mot bien galvaudé. Jacqueline de Romilly savait en fait que travailler sur le passé, c’est avant tout travailler sur les sources du présent. C’est dire que pour elle le grec ancien n’était pas une relique, mais un « trésor pour l’éternité », ainsi que Thucydide le disait lui-même de sa Guerre du Péloponnèse. « Mon admiration pour les textes grecs, disait-elle, se fortifie du sentiment qu’au-delà de leur beauté, ils sont d’une grande utilité. Ils vont au fond des choses : à travers la construction d’images concrètes qui s’incarnent dans les héros, ils visent l’essentiel, l’éternel, le permanent. Il n’y a pas dans ces textes de place pour des théories générales abstraites. On nous parle de la vie : Achille est furieux, Patrocle et Hector sont morts, Andromaque est désespérée. Toutes ces images sont autant d’archétypes et de symboles. »

A sa mort, le ministre de l’Education nationale, Luc Chatel a rappelé combien elle avait, toute sa vie durant, cherché à « transmettre sa passion ». Il aurait pu dire aussi qu’elle avait la passion de transmettre. Or, sa douleur, précisément, fut de voir s’accumuler les conditions qui rendaient impossible la transmission de son savoir. La fin de sa vie fut en effet assombrie par le rapide déclin des langues classiques à l’école. Voyant les classes de grec fermer les unes auprès les autres, Jacqueline de Romilly constata rapidement que « les études classiques sont menacées d’une totale disparition, et cela au moment même où se construit cette Europe dont ces disciplines sont l’héritage commun ». Dans cette agonie, elle voyait le « triomphe d’un utilitarisme à courte vue ».

« L’erreur, soulignait-elle, vient de ce que l’on considère l’enseignement comme la transmission d’un savoir utile, et non comme une formation de l’esprit. Or, le grec et le latin servent avant tout à cela, à la formation de l’esprit. »

La tragédie grecque lui ayant appris l’inefficacité des chœurs de pleureuses, elle ne se contentait pas de déplorer, mais se battait pied à pied pour expliquer « à quoi sert le grec ». Aussi, dans les dernières années de sa vie, s’était-elle surtout consacrée à l’association Sauvegarde des enseignements littéraires, qu’elle avait fondée en 1992. Elle exprima aussi sa douleur et son indignation dans son livre l’Enseignement en détresse, paru en 1984. Alain Peyrefitte, qui l’accueillit à l’Académie française le 26 octobre 1989, déclara à cette occasion : « Comment cueillir les fleurs françaises, si on ne prend soin de cultiver les racines grecques et latines ? »

Ancienne présidente de l’Association Guillaume Budé, fondée en 1917 pour diffuser la culture antique, docteur honoris causa de nombreuses universités, couverte de prix et de distinctions, Jacqueline de Romilly était tout spécialement appréciée par les Grecs. « La Grèce est aujourd'hui en deuil », a dit le ministre grec de la Culture en apprenant sa mort.

En France, lors sa disparition, tout le monde – de Luc Chatel à Martine Aubry, de Frédéric Mitterrand à Bertrand Delanoë – a exprimé son « émotion ». Sans aller toutefois jusqu’à s’émouvoir aussi de la quasi-disparition des études helléniques.

Alain de Benoist (Le spectacle du monde, janvier 2011)

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