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Textes - Page 9

  • A propos de la plus grande manifestation de l'Histoire de France...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte d'Henri Hude, cueilli sur son site et consacré à la manifestation géante du 24 mars 2013 et au potentiel de révolte contre le Système dont elle est porteuse...

    Henri Hude est philosophe et enseigne (enseignait ?...), notamment, l'éthique à l'Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr-Coëtquidan.

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    La plus grande manifestation de l'Histoire de France

    Paris vient d’accueillir la plus grande manifestation populaire de toute l’Histoire de France.

    Beaucoup pensaient que son ampleur n’égalerait pas la première : c’était une erreur. Cette manifestation du 24 mars 2013 confirme donc et renforce les enseignements de la précédente. Le 13 janvier, nous étions un million, nous avons atteint sans doute le million et demi, la prochaine fois nous reviendrons deux millions. Ne parlons pas des évaluations du Pouvoir et du Léviathan médiatique : le Docteur Goebbels n’est pas mort. Cette observation nous met au cœur du sujet : le Peuple français se trouve en face d’une nouvelle entreprise totalitaire. En quoi consiste-t-elle ? 

    Comme dans toute idéologie, il y a au principe une volonté arbitraire d’indépendance absolue.

    L’idéologue des Démons de Dostoïevski en a donné pour toujours la formule achevée : « Je commence avec la liberté absolue et j’aboutis à la dictature parfaite. » C’est la logique de Robespierre. C’est la logique de Lénine. C’est la logique de Peillon, c’est celle de Taubira. C’est la logique totalitaire, partout et toujours, qui produit toujours le même résultat, le despotisme, en vertu d’une force des choses. Car il s’agit de transformer un Peuple en une Communauté de transgression, menée à la baguette par une secte d’idéologues.

    Ce que les totalitaires nomment « égalité », ce n’est pas la justice, dont ils se moquent. C’est une sorte de religion

    C’est une communion transgressive entre dévots de la liberté absolue. Cette communion se réalise toujours par une action politique, symbolique et sacramentelle, qui peut être le meurtre d’un monarque ou l’assassinat d’une classe, le renversement d’un autel, la suppression de la propriété privée, ou l’élimination d’une race. Ce pourrait être aussi l’infanticide, ou le suicide, ou le parricide collectif. De notre temps, un parti-secte a décidé l’abolition du couple et de la famille. C’est là son sacrement. C’est là son culte. C’est sa communion, son Egalité. C’est là qu’il jouit et s’adore. Et, comme toujours, l’Homme est sa victime.

    Les idéologues forment une secte.

    La secte engendre un parti totalitaire. Le parti manipule la démocratie, l’annule, domine l’Etat. L’Etat absorbe la société. Toute opposition est broyée. La secte est heureuse.

    Malgré leur unanimité, les idéologues divergent. Chacune des passions qui se disputent le cœur humain fabrique sa propre idéologie. Toutes unies pour détruire l’Homme et sa liberté, les idéologies se font des guerres plus inexpiables encore que ne firent jamais les religions.

    Il est totalement inutile de raisonner avec les idéologues. Car ce qui est perverti, chez eux, c’est la raison.

    Celle-ci devrait être le moyen de résoudre nos problèmes. Investie par l’idéologie, c’est la raison qui devient le cœur du problème et le fondement même du totalitarisme. Le pouvoir de questionnement radical est le fondement de l’esprit scientifique et la base de la philosophie. C’est ce questionnement qui rend l’Homme sûr à la fois de la vérité et de sa liberté. Car il n’y a pas de réponse, pour qui n’a pas de question. Mais chez les idéologues, ce pouvoir de questionner devient une méfiance paranoïaque, une manie de douter, une rage de nier, un besoin de se refuser. La raison devient folle et s’endort, « engendrant des monstres » : moule à préjugés, machine à systèmes, prétexte à bourrer le crâne et à interdire de questionner. Puisque le peuple désormais pense comme nous, il n’est plus nécessaire qu’il pense. L’important est qu’il communie dans notre Egalité de transgression. Telle est l’idéologie.

    Le Peuple français fait face à une entreprise totalitaire.

    Nous n’assistons plus au déroulement d’un jeu politique ordinaire. Le Peuple n’est pas même en face d’un coup d’Etat permanent. Il fait face à une entreprise d’usurpation visant à lui imposer une autre constitution – plus encore, une autre constitution anthropologique. Nous sommes en face d’un pouvoir législatif qui usurpe le pouvoir constituant et qui l’usurpe absolument. Nous sommes en face d’un pouvoir constituant mégalomane et illégitime, qui prétend changer la nature humaine, la manipuler à sa guise, se saisir des esprits, embrigader la jeunesse et réprimer toute dissidence. Nous sommes bien en présence d’une entreprise totalitaire. L’heure est donc à la Résistance, jusqu’à la Libération, et à la Renaissance.

    Quelle est la force réelle de l’entreprise totalitaire ? Elle est faible ! Et le Peuple est fort !

    Le Peuple prend de plus en plus conscience de sa force et de sa résolution. Il y avait hier à Paris une représentation d’une bonne moitié de l’élite française, pour réclamer un pouvoir qui respecte la famille. Et il y aurait pu y avoir en même temps un autre million et demi entre la République et la Bastille, pour réclamer un pouvoir effectivement social, qui défende le travail des Français. Il est probablement inévitable que les deux mouvements finissent par converger contre le totalitarisme nihiliste et l’oligarchie, non seulement en France, mais peu à peu dans toute l’Europe, et, on l’espère, aux États-Unis.

    Le pouvoir devrait prendre conscience de sa faiblesse.

    D’abord, il ne vit que d’emprunts. Les banques, l’an dernier, n’ont plus acheté ses bons du trésor. Elles ont été remplacées par l’intervention de fonds souverains asiatiques et moyen-orientaux. Si les émirs ne lui font pas un chèque toutes les trois semaines, si les Français n’achètent plus d’assurance-vie, le pouvoir est en cessation de paiements. Ce pouvoir déjà dans la main de puissances étrangères serait à la merci d’une grève de l’impôt.

    Ensuite, ce pouvoir est sans appui démocratique et populaire. Le système médiatico-partisan est encore monté de telle sorte que le fonctionnement biaisé des institutions lui permet de conserver encore une apparence démocratique. Mais l’opinion publique est clairement consciente du caractère désormais non représentatif du régime.

    Ce pouvoir a perdu le peuple. Impuissant, ou complaisant, ce pouvoir semble n’être là que pour laisser faire l’argent et laisser mourir le travail. La France est ainsi privée de capitaux qui vont égoïstement s’investir là où est possible une inégalité maximale, accroissant aussi maximalement l’inégalité en France. Pour cette raison, le pouvoir a perdu le peuple, les pauvres pullulent, auquel il refuse l’égalité économique et la dignité du droit au travail.

    Ce pouvoir qui est si dépendant des grandes compagnies internationales, persécute le petit et moyen patronat, seul qui investisse encore dans ce pays pour y donner du travail à nos compatriotes.

    Ce pouvoir va perdre mêmes les fonctionnaires, qu’il va devoir tondre à leur tour, et licencier, pour obéir aux ordres des syndicats d’usuriers et de leurs fondés de pouvoir (OMC, FMI, etc.).

    Avant d’en venir là, il va mettre en péril la sécurité de la France, en abaissant follement le niveau de nos forces armées.

    Quelle honte que le nom de « socialisme » en soit venu à désigner ce qu’on aurait cru son contraire : cette « soif de l’argent qui gangrène le monde » (François, 24/03/2013), et l’individualisme radical.

    Ce pouvoir n’a même pas la force physique entre ses mains. Quel officier de gendarmerie, quel officier de police, commandera de matraquer un peuple non violent, le jour où, par dizaine de milliers, sans violence, sans porter de coup, mais juste en avançant, et décidés à se laisser au besoin frapper sans reculer, comme faisaient les Indiens menés par Gandhi, il avancera, déterminé à sauver sa liberté, son travail, sa dignité d’homme et de femme, et franchira les barrières ?

    Le pouvoir voudrait salir le Peuple et lui prêter des sentiments de haine ou de discrimination, juste parce qu’il n’a rien à faire de son idéologie.

    Mais voilà que les nihilistes se trouvent désarmés, dépités, en présence d’une amitié naissante et rayonnante entre tous ceux qui, aussi différents soient-ils, ont en commun de refuser la persécution et la normalisation idéologique. Les Français veulent tout simplement demeurer des hommes et des femmes, tels que les a faits la nature, ou tels que les faits Dieu, et tels que la raison leur conseille de demeurer, avec son bon sens si bien partagé.

    Le pouvoir est faible parce qu’il cimente contre lui l’unité du peuple en sa diversité. Le Peuple découvre avec stupeur que la laïcité aux mains des totalitaires s’est muée en fanatisme idéologique. Le despotisme fabrique ainsi contre lui-même une fraternité nouvelle et jusqu’alors inconnue de toutes les religions et de toutes les philosophies, autant que de toutes les races. Il ne pourra plus la dissoudre.

    Ce pouvoir n’a pas de force, car il a déjà perdu sa légitimité profonde.

    Le pouvoir détruit le travail. Il entend en outre détruire le mariage et la famille. Ce pouvoir qui démolit les cadres moraux les plus essentiels est incapable, par suite, de lutter contre l’insécurité croissante. Et ce sont des gens-là qui prétendent, en plus, faire la morale aux jeunes et leur bourrer le crâne avec des folies idéologiques, comme si on était en Chine populaire ?

    Le pouvoir est failli. Il menace de jeter la France dans une guerre lointaine, probablement pour complaire aux puissances dont les financements prolongent sa survie. Et c’est ce même pouvoir, parvenu à l’extrémité du discrédit possible, qui se lance dans une entreprise totalitaire et prétend passer avec mépris le licou à des millions et des millions de Français, juste parce qu’il est habile à manipuler les médias et le système des partis ? Eh bien cela ne sera pas !

    Ce pouvoir dresse désormais contre lui et les conservateurs et le peuple, au moins la moitié de l’élite et de ceux qui payent les impôts et souscrivent aux emprunts d’Etat.

    Si les forces populaires ont de la présence d’esprit, elles comprendront que le moment est venu et que c’est maintenant qu’elles peuvent renouveler le syndicalisme et sauver le travail. Elles ne le sauveront qu’en juxtaposant à la Manif pour tous, ou en injectant en elle, une dimension de Manif pour le Travail pour Tous.

    Quand un pouvoir a gravement failli à toutes ses obligations et qu’il veut mettre le Peuple à genoux, il prend le risque que le Peuple le mette à pied et le punisse

    Il existe toujours au-dessus des pouvoirs constitués un Pouvoir supérieur et constituant. Ce pouvoir reste le maître et le juge.

    Le jour venu, il peut renvoyer devant la juridiction qu’il constituerait certains individus qui, ayant eu à exercer les pouvoirs constitués, auraient manqué à leurs devoirs et posé des actions susceptibles d’être qualifiées de forfaiture et d’atteinte aux intérêts vitaux de la nation.

    Face au fanatisme totalitaire, un Peuple peut prêter serment de ne plus se séparer sans avoir rendu sa Constitution à son pays.

    Le Peuple est fort. Non seulement il se compte et mesure à la fois la faiblesse du pouvoir et sa propre force. Mais plus encore, il sait qu’il EST le Peuple, qu’il a pour lui le droit et la raison, la justice et la tolérance, et qu’il lutte contre le totalitarisme. Il est déterminé à opposer une Résistance farouche, jusqu’à la Libération. L’Ordre Nouveau ne passera pas.

    Et maintenant ? – On peut désormais prévoir trois choses :

    1. Le Peuple va se déclarer en permanence – ou, en tout cas, en manifestation permanente contre le Totalitarisme et pour la Liberté.

    2. Le peuple qui exige du Travail pour tous, et tous les participants de la Manif pour tous, vont un jour se rejoindre et faire Peuple ensemble, contre le totalitarisme libertaire.

    3. Les dates des deux prochaines manifestations seront probablement le 1er mai 2013 et le 14 juillet 2013.

    Henri Hude ( Site d'Henri Hude, 25 mars 2013)

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  • Guerres franco-françaises...

    Nous reproduisons ci-dessous un excellent texte d'Alain Kimmel, cueilli sur le site de la revue Le Spectacle du Monde et consacré à la vieille, mais toujours vivace, tradition française de la guerre civile...

     

     

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    Guerres franco-françaises

    En voulant imposer le mariage homosexuel et ses conséquences, François Hollande a créé un nouveau clivage, une nouvelle ligne de fracture entre les Français tels que le pays n’en avait pas connu depuis la querelle de l’école libre, en 1984. Prenant ainsi le risque de raviver la flamme d’une nouvelle « guerre franco-française ». Mais au-delà de l’opposition virulente entre partisans et adversaires du « mariage gay », force est de constater que, depuis quelques années, l’idée de guerre civile refait surface en France.

    En 2006, l’historien Jacques Marseille publiait Du bon usage de la guerre civile en France (Perrin), essai dans lequel il montrait que l’affrontement entre Français est une véritable passion nationale qui « s’opère autant dans le sang, les déchirures que dans les mises en scène de la refondation ». Plus récemment, l’économiste Nicolas Baverez lançait cet avertissement : « Les décennies de déclin tranquille appartiennent au passé. Sa poursuite entraînerait une brutale chute du niveau de vie qui déboucherait inéluctablement sur la violence politique et une guerre civile froide. » (Réveillez-vous ! Fayard, 2012.) Et lors de la dernière campagne présidentielle, Jean-Luc Mélenchon prédisait « un énorme tumulte », appelant de ses voeux une « insurrection citoyenne ».

    Au début du XIXe siècle, le grand théoricien de la guerre Carl von Clausewitz ne parle pas de « guerre civile », mais de « dissensions civiles » ou de « discordes intérieures », ce qui n’entre pas dans le champ de la guerre stricto sensu. Celle-ci désigne, en effet, comme l’a montré Rousseau, les conflits qui opposent un Etat à un autre et dont le moteur est la « volonté de puissance », alors que dans la guerre civile, il s’agit d’antagonismes religieux ou politiques (idéologiques). Ce ne sont pas deux pays qui s’affrontent, mais deux partis ou deux idéologies, partageant « en deux camps les sujets d’un même Etat ; la guerre est intestine, ne concerne que les membres de la cité » (Marie-Danielle Demélas-Bohy, « La notion de guerre civile en question », http : // clio.revues.org).

    En 1871, Karl Marx publie la Guerre civile en France, pamphlet en défense et illustration de la Commune de Paris, qui venait d’être vaincue par les troupes versaillaises. Cet épisode tragique de notre histoire est évoqué dans le livre de Jean-Claude Caron Frères de sang. La guerre civile en France au XIXe siècle (Seyssel, Champ Vallon, 2009), dans lequel l’auteur s’efforce de définir le concept de guerre civile à travers l’histoire, la philosophie et le droit. Selon lui, il faut, notamment sur le plan juridique, la distinguer de la rébellion, de la sédition ou de l’insurrection. On peut parler de guerre civile lorsqu’il y a « intolérance absolue envers un autre construit comme une menace pour l’unité de la Communauté ». Il s’agit donc d’un affrontement violent qui vise à l’« anéantissement » de l’adversaire. Au XIXe siècle, la guerre internationale est encadrée, depuis les traités de Westphalie (1648), par le droit de la guerre, tandis que la guerre civile est une guerre sans droit. Pour nombre de penseurs allemands (Fichte, Hegel, Nietzsche) et français (Maistre, Cousin, Renan), les guerres extérieures sont « bonnes » et les guerres intérieures « mauvaises ». Proudhon exalte « le triomphe de la vertu par la guerre entre les nations », mais estime que la guerre civile, « de citoyen à citoyen », constitue un abandon moral.

    Pour sa part, le politologue Julien Freund, dans un article posthume intitulé « Aperçus sociologiques sur le conflit » (Krisis, « La guerre ? » n° 33, avril 2010), distingue deux types de conflit : « le conflit non belliqueux et le conflit belliqueux ». Le premier implique « une intention hostile », mais sans « volonté délibérée au départ d’anéantir physiquement l’autre ». Le second « se caractérise par l’usage de la violence » ; il s’agit alors de la guerre, qu’elle soit « interétatique » (guerre étrangère) ou « intra-étatique » (guerre civile). Le conflit belliqueux est « celui du tiers exclu, car il se réduit à la relation duale de l’ami et de l’ennemi ». Ainsi, « les guerres civiles peuvent commencer avec une pluralité de camps, mais très rapidement elles se développent selon le schéma de la dualité ami/ennemi ». On assiste alors à la montée aux extrêmes et au déchaînement de la violence.

    Ces phénomènes ont été évoqués dès 1615 par le poète italien Giambattista Marino, protégé de Louis XIII, connu en France sous le nom de Cavalier Marin, qui écrit : « La France est toute pleine de contradictions et de disproportions, lesquelles cependant forment une discorde concordante, qui la perpétue. Des coutumes bizarres, des fureurs terribles, des mutations continuelles, des extrêmes sans demi-mesures, des tumultes, des querelles, des désaccords et des confusions : tout cela, en somme, devrait la détruire et, par miracle, la tient debout. » Par-delà le constat final plutôt optimiste, on constate l’emploi d’une série de mots (discordefureurstumultesquerelles…) qui caractérisent des situations de « guerre franco-française ».

    La formule apparaît pour la première fois, en 1950, sous la plume de Louis-Dominique Girard, ancien chef de cabinet du maréchal Pétain et auteur d’un livre au titre éponyme, la Guerre franco-française. Si l’expression est nouvelle, ce qu’elle recouvre ne l’est pas. Dans l’introduction à l’ouvrage collectif les Guerres franco-françaises(Vingtième Siècle, revue d’histoire, n° 5, janvier-mars 1985), on lit que « la plupart des crises profondes qui ont divisé les Français peuvent être assimilées à des failles géologiques ».

    Les failles répertoriées ici sont les guerres de Religion, la Révolution française, l’affaire Dreyfus, les affrontements des années 1930, Vichy, la guerre d’Algérie et la guerre scolaire de 1984. Un des auteurs de ce recueil, Michel Winock, a publié ultérieurement la Fièvre hexagonale : les grandes crises politiques de 1871 à 1968 (Points histoire, 2009), ouvrage dans lequel il décrit les convulsions et les spasmes du siècle qui va de la fin de la Commune aux événements de Mai-68. Ces crises, ces poussées de fièvre ponctuent non seulement ce siècle, mais jalonnent la longue marche de notre histoire nationale. « De leurs ancêtres les Gaulois, dont César, déjà, avait noté la propension aux luttes intestines, les Français ont hérité le goût de la guerre civile. Il n’est pas de siècle, dans leur longue histoire, qui n’ait eu la sienne. » (André Fontaine, le Monde, 9 novembre 1981.)

    De fait, Armagnacs et Bourguignons, catholiques et protestants, jésuites et jansénistes, frondeurs et monarchistes, Montagnards et Girondins, Bleus et Blancs, communards et Versaillais, dreyfusards et antidreyfusards, cléricaux et laïcs, gaullistes et pétainistes, résistants et collaborateurs, partisans de l’Algérie française et soutiens du FLN, soixante-huitards et antisoixante-huitards, mitterrandistes et adversaires des «socialo-communistes », défenseurs de l’école privée et partisans de l’école publique ont laissé dans la mémoire nationale la trace de leurs « épidémies psychiques » et de leurs « convulsions historiques » (Sigmund Freud).

    Dans son maître ouvrage le Mal français (Plon, 1976), Alain Peyrefitte note que « l’histoire de France est celle d’une longue guerre civile, pleine d’assassinats, de charges de police et de déraison ». Ces conflits, dit-il, « naissent, vivent et meurent avec une brutalité d’orage ». Souvent cruelles et sanglantes, les guerres franco-françaises furent toujours des guerres de religion ou des guerres idéologiques. De son côté, Pierre Chaunu, dans son magistral essai la France (Robert Laffont, 1982), met l’accent sur cette exception française qu’est l’« aptitude à la déchirure et à la déchirure idéologique ». Il en explique les raisons par le fait que « la France est une terre de fractures » qui sont « purement affectives, cérébrales, parfois spirituelles ». Ces fractures sont d’autant plus graves qu’elles sont «inexpiables, [qu’] elles vivent profondément dans la mémoire, [qu’] elles se régénèrent inlassablement ».

    Avec l’avènement de la Ve République, dont la Constitution cristallise la bipolarisation du pays, l’antagonisme des deux France demeure vivace et marqué par des périodes de forte tension. Celles des dernières années de l’Algérie française, avec le putsch des généraux et les combats de l’OAS, ou celle de Mai-68, avec les barricades du Quartier latin, la grève générale et la grande manifestation sur les Champs-Elysées de ceux qui refusent la « chienlit ».

    Treize ans plus tard, le 10 mai 1981, François Mitterrand, au soir de son élection, distingue « une France sociologique » et « une France politique », tandis que son Premier ministre, Pierre Mauroy, oppose « le peuple de gauche » à « ceux du château » et affirme qu’« il y a deux lectures de l’Histoire, de l’avenir, de la politique ». Cette double lecture apparaît notamment dans le discours d’investiture de François Mitterrand, le 21 mai, lorsqu’il fait commencer l’histoire de France en 1792, évoque ensuite ses « grandes dates » (1830, 1848 et 1870) et glorifie « le peuple » qui l’a « façonnée ». Lecture de gauche à laquelle répond la lecture de droite du maire de Paris, Jacques Chirac, qui, accueillant le nouveau Président à l’Hôtel de ville, invoque des personnages historiques comme sainte Geneviève, Jeanne d’Arc et Henri IV. Pour l’histoire contemporaine, là où Chirac cite l’Appel du 18 juin 1940, Mitterrand se réfère à la libération de Paris, le 25 août 1944.

    Pour Alain Peyrefitte, les Français semblent condamnés à se débattre « dans le cauchemar de querelles sans fin », une partie d’entre eux étant toujours tentés « d’imposer à une autre sa volonté, et même sa vérité. Mais comme l’adversaire n’est jamais anéanti, une solution de cet ordre porte en germe de nouvelles luttes. Car elle ravive la mentalité dogmatique qui ne supporte pas la contradiction. Elle transforme les désaccords qui auraient pu nourrir un dialogue en conflit. Elle ronge jusqu’au sentiment de l’identité nationale, faute duquel une société malade ne saurait retrouver la voie d’un consensus ».

    Si les conflits qui ont opposé les Français ont souvent été, au fil de leur histoire, des guerres « chaudes », ils ont souvent pris naissance, au XXe siècle, sur ce que Jean-Marie Domenach (Regarder la France, Perrin, 1997) appelle « le terrain du symbolique et de l’imaginaire ». Désormais, note-t-il, « on a affaire à des revendications quasi ontologiques mêlées à la défense d’intérêts catégoriels » : pour ou contre le Pacs, pour ou contre le « mariage homosexuel », d’un côté ; pour ou contre la retraite à soixante ans, pour ou contre la taxation à 75 % des plus hauts revenus, de l’autre. C’est peut-être cette évolution qui a incité Pierre Chaunu à conclure sa réflexion sur la France en se demandant si les discordes qui déchirent les Français « les séparent moins qu’elles ne les unissent dans ces tensions complémentaires qui sont, tout ensemble, notre difficulté d’être et notre richesse ».

    Constat optimiste auquel d’aucuns opposeront les craintes exprimées par d’actuels acteurs et observateurs de la société française, qui laissent à penser que le spectre de la guerre civile ne cesse de hanter notre pays, « ce vieux pays […] accablé d’Histoire, meurtri de guerres et de révolutions » (Charles de Gaulle).

    Alain Kimmel ( Le Spectacle du Monde, février 2013)

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  • Brève histoire de l'idée de progrès...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte d'Alain de Benoist, tiré de la revue Nouvelle École (n° 51, année 2000) et consacré à l'histoire de l'idée de progrès. Ce texte a ensuite été réédité dans le recueil de textes de cet auteur, intitulé Critiques - Théoriques (L'Âge d'Homme, 2003). 

     

     

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    Une brève histoire de l'idée de progrès

    L'idée de progrès apparaît comme l'un des présupposés théoriques de la modernité. On a même pu y voir, non sans raison, la véritable « religion de la civilisation occidentale ». Historiquement, cette idée se formule plus tôt qu'on ne l'a dit, autour de 1680, dans le cadre de la querelle des Anciens et des Modernes, à laquelle participent Terrasson, Perrault, l'abbé de Saint-Pierre et Fontenelle. Elle se précise ensuite à l'initiative d'une seconde génération, comprenant principalement Turgot, Condorcet et Louis Sébastien Mercier.

    Le progrès peut se définir comme un processus accumulant des étapes, dont la plus récente est toujours jugée préférable et meilleure, c'est-à-dire qualitativement supérieure à celle qui l'a précédée. Cette définition comprend un élément descriptif (un changement intervient dans une direction donnée) et un élément axiologique (cette progression est interprétée comme une amélioration). Il s'agit donc d'un changement orienté, et orienté vers le mieux, à la fois nécessaire (on n'arrête pas le progrès) et irréversible (il n'y a pas globalement de retour en arrière possible). L'amélioration étant inéluctable, il s'en déduit que demain sera toujours meilleur.
      
    Les théoriciens du progrès se divisent sur la direction du progrès, le rythme et la nature des changements qui l'accompagnent, éventuellement ses acteurs principaux. Tous adhérent néanmoins à trois idées-clés : 1) Une conception linéaire du temps et l'idée que l'histoire a un sens, orienté vers le futur. 2) L'idée de l'unité fondamentale de l'humanité, tout entière appelée à évoluer dans la même direction. 3) L'idée que le monde peut et doit être transformé, ce qui implique que l'homme s'affirme comme maître souverain de la nature.

    Ces trois idées proviennent à l'origine du christianisme. A partir du XVIIe siècle, l'essor des sciences et des techniques entraîne leur reformulation dans une optique sécularisée.

    Chez les Grecs, seule l'éternité est réelle. L'être authentique est immuable : le mouvement circulaire qui assure l'éternel retour du même dans une série de cycles successifs est l'expression la plus parfaite du divin. S'il y a montée et descente, progrès et déclin, c'est à l'intérieur d'un cycle auquel ne peut qu'en succéder un autre (théorie de la succession des âges chez Hésiode, du retour de l'âge d'or chez Virgile). D'autre part, la détermination majeure vient du passé, non du futur : le terme archè renvoie avant tout à l'origine (« archaïque ») en tant qu'autorité (« archonte », « monarque »).

    Avec la Bible, l'histoire devient un phénomène objectivable, une dynamique de progrès qui vise, dans une perspective messianique, à l'avènement d'un monde meilleur. La Genèse assigne à l'homme la mission de « dominer la Terre ». La temporalité est le vecteur grâce auquel le meilleur est appelé à se dévoiler progressivement dans le monde. Du coup, l'évènement peut avoir un rôle salvateur : Dieu se révèle historiquement. La temporalité est en outre orientée vers le futur, de la Création à la Parousie, du Jardin d'Eden au Jugement dernier. L'âge d'or n'est plus dans le passé, mais à la fin des temps : l'histoire finira, et elle finira bien, au moins pour les élus.


    Cette temporalité linéaire exclut tout éternel retour, toute conception cyclique de l'histoire, à l'image de l'alternance des âges et des saisons. Depuis Adam et Eve, l'histoire du salut se déroule selon une nécessité arrêtée de toute éternité, chemine avec l'ancienne Alliance et, dans le christianisme, culmine dans une Incarnation qui ne saurait se répéter. Saint Augustin sera le premier à tirer de cette conception une philosophe de l'histoire universelle englobant toute l'humanité, celle-ci étant appelée à progresser d'âge en âge vers le mieux.


    La théorie du progrès sécularise cette conception linéaire de l'histoire, d'où découlent tous les historicismes modernes. La différence majeure est que l'audelà est rabattu sur l'avenir, et que le bonheur remplace le salut. Dans le christianisme, le progrès reste en effet eschatologique plus qu'historique au sens propre. L'homme doit chercher à faire son salut ici-bas, mais en vue de l'autre monde. Il n'a pas, d'autre part, la maîtrise du plan divin. Enfin, le christianisme condamne le désir insatiable et pose, comme le stoïcisme, que la sagesse morale réside dans la limitation plus que dans la multiplication des désirs. Seul le courant millénariste, s'inspirant de l'Apocalypse, fait précéder le Jugement dernier de mille ans de règne terrestre. Sécularisant la vision d'Augustin, il inspirera la postérité spirituelle de Joachim de Flore.


    Pour parvenir à sa formulation moderne, la théorie du progrès avait donc besoin d'éléments supplémentaires. Ceux-ci apparaissent à partir de la Renaissance, et s'épanouissent à partir du XVIIe siècle.


    L'essor des sciences et des techniques, ajouté à la découverte du Nouveau Monde, nourrit alors l’optimisme en paraissant ouvrir le champ d'une infinité d'améliorations possibles. Francis Bacon, qui est le premier à utiliser le mot « progress » dans un sens temporel, et non plus spatial, affirme que le rôle de l'homme est de maîtriser la nature en connaissant ses lois. Descartes propose pareillement aux hommes de se rendre maîtres et possesseurs de la nature. Celle-ci, écrite « en langage mathématique » pour Galilée, devient alors muette et inanimée. Le cosmos n'est plus porteur de sens par lui-même. Il n'est plus qu'une mécanique, qu'il faut démonter pour la connaître et l'instrumentaliser. Le monde devient pur objet de l'homme-sujet. L'homme éprouve la conviction que, grâce à la raison, il peut ne s'en remettre qu'à lui-même.


    Le cosmos des Anciens cède ainsi la place à un monde nouveau, géométrique, homogène et (probablement) infini, gouverné par des lois de cause à effet. Le modèle qui s'y applique est un modèle mécanique, plus particulièrement celui de l'horloge. Le temps lui-même devient homogène, mesurable : c'est le « temps des marchands », qui remplace le « temps des paysans » (Jacques Le Goff). La mentalité technicienne surgit de ce nouvel esprit scientifique. La technique a pour but principal d'accumuler des utilités, c'est-à-dire d'aider à produire des choses utiles.


    Il y a convergence évidente entre cet optimisme scientifique et les aspirations d'une classe bourgeoise en passe de s'imposer sur des marchés nationaux dont la création est allée de pair avec celle des royaumes territoriaux. La mentalité bourgeoise tend à ne considérer comme valables, voire comme réelles, que les seules quantités calculables, c'est-à-dire les valeurs marchandes. Georges Sorel verra plus tard dans la théorie du progrès une « doctrine bourgeoise ».


    Au XVIIIe siècle, les économistes classiques (Adam Smith, Bernard Mandeville, David Hume) réhabilitent de leur côté le désir insatiable : les besoins de l'homme, selon eux, sont toujours susceptibles d'être augmentés. Il est donc dans la nature même de l'homme de toujours vouloir plus et d'agir en conséquence, en cherchant en permanence à maximiser son meilleur intérêt. Jointe à l'optimisme ambiant, cette argumentation tend à relativiser ou à effacer dans les esprits la thématique du péché originel.


    Avec une particulière insistance, on souligne alors le caractère cumulable du savoir scientifique. La conclusion qu'on en tire est le caractère nécessaire du progrès : on en saura toujours plus, donc tout ira toujours mieux. Un bon esprit étant « composé de tous ceux qui l'ont précédé », il s'en déduit la constante supériorité des Modernes : « Nous sommes des nains juchés sur des épaules de géants », dit Bernard de Clairvaux, repris par Fontenelle. Il n'y a donc plus d'autorité des Anciens. La tradition est au contraire perçue comme faisant par nature obstacle à la marche en avant de la raison. La comparaison du présent et du passé, toujours à l'avantage du premier, permet du même coup de dévoiler le mouvement de l'avenir. Le mouvement comparatif devient ainsi prédictif : le progrès, posé d'abord comme le résultat de l'évolution, s'instaure comme le principe de cette évolution.

    Une autre idée, déjà formulée par saint Augustin, est celle d'une humanité conçue comme un organisme unitaire, qui aurait progressivement quitté l'enfance des « premiers âges » pour entrer dans l'« âge adulte ». Turgot parle ainsi du « genre humain, considéré depuis son origine [...] qui paraît aux yeux du philosophe un tout immense qui lui-même a, comme chaque individu, son enfance et ses progrès ». Le mécanicisme cède ici la place à la métaphore organiciste, mais il s'agit d'un organicisme paradoxal, puisque l'on n'y envisage ni le vieillissement ni la mort. Cette idée d'un organisme collectif devenant perpétuellement « plus adulte » donnera naissance à l'idée contemporaine du « développement » compris comme croissance indéfinie. Au XVIIIe siècle, elle conforte un certain mépris de l'enfance, qui va de pair avec le mépris des origines et des débuts, toujours regardés comme inférieurs.


    La notion de progrès implique encore l'idolâtrie du novum : toute nouveauté est a priori meilleure du seul fait qu'elle est nouvelle. Cette soif du nouveau, systématiquement posé comme synonyme de meilleur, va rapidement devenir l'une des obsessions de la modernité. En art, elle débouchera sur la notion d'« avant-garde » (qui a aussi ses contreparties en politique).


    La théorie du progrès possède désormais toutes ses composantes. Turgot, en 1750, puis Condorcet, l'expriment sous la forme d'une conviction qui se formule simplement : « La masse totale du genre humain marche toujours à une perfection plus grande ». L'histoire de l'humanité est ainsi perçue comme définitivement unitaire. Ce qui est conservé du christianisme est l'idée d'une perfection future de l'humanité et la certitude que l'humanité se dirige vers une fin unique. Ce qui est abandonné, c'est le rôle de la Providence, dont la raison humaine prend la place. L'universalisme se fonde désormais sur une raison « une et entière en chacun », débordant tous les contextes, excédant toutes les particularités.


     Parallèlement, l'homme est posé, non seulement comme un être de désirs et de besoins sans cesse renouvelés, mais aussi comme un être indéfiniment perfectible. Une anthropologie nouvelle en fait une table rase, une cire vierge à la naissance, ou bien lui attribue une « nature » abstraite, entièrement dissociée de son existence concrète. La diversité humaine, individuelle ou collective, est regardée comme contingente et indéfiniment transformable par l'éducation et le « milieu ». La notion d'artifice devient centrale et synonyme de culture raffinée. L'homme n'est plus censé accomplir son humanité qu'en s'opposant à une nature dont il lui faut s'affranchir pour se « civiliser ».


    L'humanité doit alors s'affranchir de tout ce qui pourrait entraver l'irrésistible marche en avant du progrès : les « préjugés », les « superstitions », le « poids du passé ». On touche ici, indirectement, à la justification de la Terreur : si l'humanité a le progrès pour fin nécessaire, quiconque fait obstacle au progrès peut à bon droit être supprimé ; quiconque s'oppose au progrès de l'humanité peut à bon droit être placé hors humanité et décrété « ennemi du genre humain » (d'où la difficulté de réconcilier les deux affirmations kantiennes de l'égale dignité des hommes et du progrès de l'humanité). Les totalitarismes modernes (communisme soviétique, national-socialisme) généraliseront cette idée qu’il y a des « hommes en trop », dont la seule existence empêche l’avènement d’un monde meilleur.


    Cette attitude de rejet de la « nature » et du « passé » est fréquemment représentée comme synonyme d'un affranchissement de tout déterminisme. En réalité, la détermination par le passé est remplacée par la détermination par l'avenir : c'est le « sens de l'histoire ».


    L'optimisme inhérent à la théorie du progrès s'étend rapidement à tous les domaines, à la société et à l'homme. Le règne de la raison est censé déboucher sur une société à la fois transparente et pacifiée. Supposé avantageux pour toutes les parties, le « doux commerce » (Montesquieu) est appelé à substituer l'échange marchand au conflit, dont les causes « irrationnelles » seront progressivement éliminées. L'abbé de Saint-Pierre énonce ainsi, bien avant Kant, un « projet de paix perpétuelle », que critiquera durement Rousseau. Condorcet propose de perfectionner rationnellement la langue et l'orthographe. La morale elle-même doit présenter les caractères d'une science. L'éducation vise à habituer les enfants à se débarrasser des « préjugés », source de tout le mal social, et à faire usage de leur seule raison.


    La marche de l'humanité vers le bonheur est ainsi interprétée comme le parachèvement du bonheur moral. Pour les hommes des Lumières, étant donné que l'homme agira à l'avenir de façon toujours plus « éclairée », la raison se perfectionnera et l'humanité deviendra elle-même moralement meilleure. Le progrès, loin de n'affecter que le cadre extérieur de l'existence, transformera donc l'homme lui-même. Un progrès acquis dans un domaine se répercutera nécessairement dans tous les autres. Le progrès matériel entraîne le progrès moral.


    Sur le plan politique, la théorie du progrès est très vite associée à un animus antipolitique. Le regard porté sur l'État par les théoriciens du progrès est néanmoins ambigu. D'un côté, l'État bride l'autonomie de l'économie, regardée comme la sphère de la « liberté » et de l'action rationnelle par excellence : William Godwin dit que les gouvernements créent par nature des obstacles à la propension naturelle de l'homme à aller de l'avant. De l'autre, il permet à l'homme, dans la tradition contractualiste inaugurée par Hobbes, d'échapper aux contraintes propres à l'« état de nature ». L'État peut donc être à la fois obstacle et moteur du progrès.


    L'idée la plus courante est que la politique doit elle-même devenir rationnelle. L'action politique doit cesser d'être un art, gouverné par le principe de prudence, pour devenir une science, gouvernée par le principe de raison. A l'image de l'univers, la société peut être regardée comme une mécanique, dont les individus sont les rouages. Elle doit donc être gérée rationnellement, selon des principes aussi réguliers que ceux que l'on observe en physique. Le souverain doit être le mécanicien chargé de faire évoluer la « physique sociale » vers « la plus grande utilité publique ». Cette conception inspirera la technocratie et la conception administrative et gestionnaire de la politique que l'on retrouvera chez un Saint-Simon ou un Auguste Comte.


    Une question particulièrement importante est de savoir si le progrès est indéfini ou s'il débouche sur un stade ultime ou terminal qui serait, soit une nouveauté absolue, soit comme la restitution plus « parfaite » d'un état originel ou antérieur : synthèse hegelienne, société sans classes restituant le communisme primitif (Marx), fin de l'histoire (Fukuyama), etc. Se trouve du même coup posée la question de savoir si le but final, au cas où il y en aurait un, peut être connu par avance. Sur quoi débouche le progrès, pour autant qu'il débouche sur autre chose que lui-même ?

    Ici, les libéraux ont tendance à croire à un progrès indéfini, à une amélioration sans fin de la condition humaine, tandis que les socialistes lui assignent plutôt une fin heureuse bien déterminée. Cette seconde attitude fait confluer progressisme et utopisme : le changement perpétuel est censé déboucher sur l'état stationnaire, le mouvement de l'histoire n'est posé que pour mieux en envisager la fin. La première attitude n'est toutefois pas plus réaliste. D'une part, si l'homme est en marche vers la perfection, celle-ci, en tant qu'elle est appelée à se réaliser, devra bien un jour cesser de se perfectionner. D'autre part, s'il n'y a pas de but connaissable du progrès, comment peut-on encore parler de progrès, puisque seule la reconnaissance d'un but donné permet d'affirmer qu'un état nouveau représente, au regard de ce but, un progrès par rapport à l'état antérieur ?

    Une autre question tout aussi importante est celle-ci : le progrès est-il une force incontrôlée qui intervient d'elle-même, ou bien les hommes doivent-ils intervenir pour l'accélérer ou supprimer ce qui l'entrave ? Le progrès est-il d'autre part régulier et continu, ou bien implique-t-il des sauts qualitatifs brusques et des ruptures ? Peut-on accélérer le progrès en intervenant dans son cours ou risque-t-on, ce faisant, de retarder son accomplissement ? Ici encore, les libéraux, tenants de la « main invisible » et du « laisser-faire », se séparent des socialistes, plus volontaristes, sinon révolutionnaires.

    C'est au XIXe siècle que la théorie du progrès connaît en Occident son apogée. Elle se reformule toutefois dans un climat différent, marqué par la modernisation industrielle, le positivisme scientiste, l'évolutionnisme et l'apparition des grandes théories historicistes.


    L'accent est alors mis sur la science plus que sur la raison, au sens philosophique du terme. L'espoir se généralise d'une organisation « scientifique » de l'humanité et d'une maîtrise par la science de tous les phénomènes sociaux. C'est le thème sur lequel reviennent inlassablement Fourier, avec son Phalanstère, Saint-Simon, avec ses principes technocratiques, Auguste Comte, avec son Catéchisme positiviste et sa « religion du progrès ».


    Les termes de « progrès » et de « civilisation » tendent en même temps à devenir synonymes. L'idée de progrès sert de légitimation à la colonisation, censée diffuser partout dans le monde les bienfaits de la « civilisation ».


    La notion de progrès se reformule à la lumière de l'évolutionnisme darwinien, l'évolution du vivant étant elle-même réinterprétée comme progrès (notamment chez Herbert Spencer, qui définit le progrès comme évolution du simple au complexe, de l'homogène à l'hétérogène). De ce fait, les conditions du progrès se transforment sensiblement. Le mécanicisme des Lumières se conjugue désormais avec l'organicisme biologique, tandis que son pacifisme affiché cède la place à l'apologie de la « lutte pour la vie ». Le progrès résulte désormais de la sélection des « plus aptes » (les « meilleurs »), dans une vision concurrentielle généralisée. Cette réinterprétation conforte l'impérialisme occidental : parce qu’elle est « la plus évoluée », la civilisation de l'Occident est aussi nécessairement la meilleure.


    C'est alors la vogue maximale de l'évolutionnisme social. L'histoire de l'humanité est divisée en « stades » successifs, marquant les différentes étapes de son « progrès ». La dispersion des différentes cultures dans l'espace est retransposée dans le temps : les sociétés « primitives » renverraient aux Occidentaux l'image de leur propre passé (ce sont des « ancêtres contemporains »), tandis que l'Occident leur présenterait celle de leur avenir. Condorcet faisait déjà passer l'humanité par dix étapes successives. Hegel, Auguste Comte, Karl Marx, Freud, etc. proposent des schémas analogues, allant de la « croyance superstitieuse » à la « science », de l’ère « théologique » à l’ère « scientifique », de la « mentalité primitive » ou « magique » à la mentalité « civilisée » et au règne universel de la raison.


    Conjuguée au positivisme scientiste, qui touche au premier chef l'anthropologie et nourrit l'illusion qu'on peut dans l'absolu mesurer les cultures en valeur, cette théorie donne naissance au racisme, qui perçoit les civilisations traditionnelles, soit comme définitivement inférieures, soit comme provisoirement en retard (la « mission civilisatrice » des puissances coloniales consistant à leur faire combler ce retard), et postule qu'il existe un critère universel, un paradigme surplombant, permettant de hiérarchiser les cultures et les peuples. Le racisme apparaît ainsi directement lié à l'universalisme du progrès, qui recouvre lui-même un ethnocentrisme inconscient ou masqué.

    On ne discutera pas ici de la critique de l'idée de progrès, qui, à l’époque moderne, commence chez Rousseau, ni des innombrables théories de la décadence ou du déclin qu'on a pu lui opposer. On notera seulement que ces dernières représentent souvent (mais pas toujours) le double négatif, le reflet spéculaire, de la théorie du progrès. L'idée d'un mouvement nécessaire de l'histoire est conservée, mais dans une perspective inversée : l'histoire est interprétée, non comme progression constante, mais comme inévitable régression (ponctuelle ou généralisée). En fait, la notion de décadence ou de déclin apparaît tout aussi peu objectivable que celle de progrès.



    Depuis vingt ans au moins, les ouvrages se multiplient sur les désillusions du progrès. Certains auteurs vont jusqu'à dire que l'idée de progrès n'est plus qu'une « idée morte » (William Pfaff). La réalité est sans doute plus nuancée. La théorie du progrès est aujourd'hui sérieusement mise en question, mais il ne fait pas de doute qu'elle se survit sous des formes diverses.


    Les totalitarismes du XXe siècle et les deux guerres mondiales ont de toute évidence sapé l'optimisme des deux siècles précédents. Les désillusions sur lesquelles se sont fracassées bien des espérances révolutionnaires ont suscité l'idée que la société actuelle, si désespérante et privée de sens qu'elle puisse être, est malgré tout la seule possible : la vie sociale est de plus en plus vécue sous l'horizon de la fatalité. L'avenir, qui apparaît désormais imprévisible, inspire plus d'inquiétudes que d'espoirs. L'aggravation de la crise paraît plus probable que les « lendemains qui chantent ».


     L'idée d'un progrès unitaire est battue en brèche. On ne croit plus que le progrès matériel rende l'homme meilleur, ou que les progrès enregistrés dans un domaine se répercutent automatiquement dans les autres. Dans la « société du risque » (Ulrich Beck), le progrès matériel apparaît lui-même comme ambivalent. On admet qu'à côté des avantages qu'il procure, il a aussi un coût. On voit bien que l'urbanisation sauvage a multiplié les pathologies sociales, et que la modernisation industrielle s'est traduite par une dégradation sans précédent du cadre naturel de vie. La destruction massive de l'environnement a donné naissance aux mouvements écologistes, qui ont été parmi les premiers à dénoncer les « illusions du progrès ». Le développement de la technoscience, enfin, soulève avec force la question des finalités. Le développement des sciences n'est plus perçu comme contribuant toujours au bonheur de l'humanité : le savoir lui-même, comme on le voit avec le débat sur les biotechnologies, est considéré comme porteur de menaces. Dans des couches de population de plus en plus vastes, on commence à comprendre que plus n'est pas synonyme de mieux. On distingue entre l'avoir et l'être, le bonheur matériel et le bonheur tout court.


    La thématique du progrès reste cependant prégnante, ne serait-ce qu'à titre symbolique. La classe politique continue d'en appeler au rassemblement des « forces de progrès » contre les « hommes du passé », et de tonner contre l'« obscurantisme médiéval » (ou les « mœurs d'un autre âge »). Dans le discours public, le mot « progrès » conserve globalement une résonance ou une charge positive.


    L'orientation vers le futur reste également dominante. Même si l'on admet que ce futur est chargé d'incertitudes menaçantes, on continue à penser que, logiquement, les choses devraient globalement s'améliorer dans l'avenir. Relayé par l'essor des technologies de pointe et l'ordonnancement médiatique des modes, le culte de la nouveauté reste plus fort que jamais. On continue aussi à croire que l'homme est d'autant plus « libre » qu'il s'arrache plus complètement à ses appartenances organiques ou à des traditions héritées du passé. L'individualisme régnant, conjugué à un ethnocentrisme occidental se légitimant désormais par l'idéologie des droits de l'homme, se traduit par la déstructuration de la famille, la dissolution du lien social et le discrédit des sociétés traditionnelles du Tiers-monde, où les individus sont encore solidaires de leur communauté d'appartenance.


    Mais surtout, la théorie du progrès reste largement présente dans sa version productiviste. Elle nourrit l'idée qu'une croissance indéfinie est à la fois normale et souhaitable, et qu'un avenir meilleur passe nécessairement par l'accroissement constant du volume de biens produits, que favorise la mondialisation des échanges. Cette idée inspire aujourd'hui l'idéologie du « développement », qui continue à regarder les sociétés du Tiers-monde comme (économiquement) en retard par rapport à l'Occident, et à faire du modèle occidental de production et de consommation l’exaltant destin de toute l'humanité. Cette idéologie du développement a parfaitement été formulée par Walt Rostow, qui énumérait en 1960 les « étapes » que doivent parcourir toutes les sociétés de la planète pour accéder à l'univers de la consommation et du capitalisme marchand. Comme l'ont montré divers auteurs (Serge Latouche, Gilbert Rist, etc.), la théorie du développement n'est finalement qu'une croyance. Tant qu'on aura pas abandonné cette croyance, on n'en aura pas fini avec l'idéologie du progrès.

    Alain de Benoist ( Nouvelle Ecole n° 51, année 2000)

     

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  • De la dialectique ami/ennemi...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte de Jean Baptiste Pitiot, cueilli sur Infoguerre et consacré à la dialectique ami/ennemi au travers des oeuvres de Carl Schmitt et Julien Freund.


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    La dialectique ami/ennemi : analyse comparée des pensées de Julien Freund et de Carl Schmitt

    Penser les relations de puissance à partir de la dialectique de l’ami/ennemi requiert en préalable de se déprendre des chatoiements de l’idéologie, des faux-reflets de tous ces mots en “isme” qui caractérisent l’apparence scientifique donnée aux engagements politiques. Carl Schmitt et Julien Freund l’avaient compris dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. Leur clairvoyance eut un prix : l’isolement et le reniement des grands clercs d’une époque imprégnée par le marxisme. Si aujourd’hui les deux auteurs sont redécouverts dans certaines sphères de l’Université, leurs œuvres sont encore mal cernées et leurs exégètes suspectés. En effet, une lecture critique ou partisane de Schmitt et Freund implique de penser “puissance”, “ennemi”, termes qui sont à ranger au registre des interdits de notre société. Cette approche devrait pourtant sous-tendre toute analyse réaliste des rapports entre acteurs des relations internationales.

    Mise au point :         

    Carl Schmitt fut un élément du régime nazi durant la Seconde Guerre mondiale quand Julien Freund, étudiant en philosophie, entrait en résistance très tôt. Si leurs œuvres sont marquées par les vicissitudes d’une époque particulière, elles les surpassent toutefois pleinement. L’angle sous lequel ils en viennent à penser la relation ami/ennemi tire sa force d’une double volonté d’extraction et d’abstraction de ce contexte. Il est intéressant de remarquer que, par delà les oppositions de l’Histoire, une certaine communauté de destin relie Freund et Schmitt : exclus par les clercs de leur vivant, ils sont aujourd’hui progressivement tirés des limbes où de mauvais desseins et d’éphémères raisons les avaient placés.

    La première rencontre des deux hommes se produit à Colmar, en 1959. Julien Freund en revient marqué : « j’avais compris jusqu’alors que la politique avait pour fondement une lutte opposant des adversaires. Je découvris la notion d’ennemi avec toute sa pesanteur politique, ce qui m’ouvrait des perspectives nouvelles sur les notions de guerre et de paix » (1). L’analyse en termes d’ami/ennemi les met dans une situation périlleuse vis-à-vis de leurs contemporains. Le sujet est sensible puisqu’il donne une consistance à la guerre, ce à quoi se refusent les pacifistes marqués par les utopies marxistes et libéralistes. Pour ceux-ci la paix perpétuelle est l’aboutissement eschatologique logique permis soit par la réalisation marxiste du sens de l’Histoire, soit par l’expansion du commerce pacificateur des mœurs.

    Différence d’approche :     

    Pour Schmitt : « la distinction spécifique du politique […]  c’est la discrimination de l’ami et de l’ennemi. Elle fournit un principe d’identification qui a valeur de critère et non une définition exhaustive ou compréhensive » (2). A son sens, la dialectique ami/ennemi s’appréhende comme un concept autonome dans la mesure où elle ne s’amalgame pas avec des considérations morales (bien/mal) ni esthétiques (beau/laid), mais constitue en elle-même une opposition de nature.

    Dans la pensée freundienne de l’essence du politique, le présupposé ami/ennemi commande la politique extérieure. Il est associé à la relation commandement/obéissance (présupposé de base du politique) et la relation privé/public (présupposé commandant la politique intérieure). Chacun de ces présupposés forme une dialectique indépassable : aucun des deux termes ne se fait jamais absorber par l’autre. Julien Freund prend appui sur la dialectique ami/ennemi pour prouver que les guerres sont inhérentes au politique et donc inévitables à l’Homme. Invoquant la relation public/privé, Freund établit une différence entre l’ennemi privé (intérieur, personnel) et l’ennemi public ou politique. À mesure qu’une opposition évolue vers la distinction ami/ennemi, elle devient plus politique car « il n’y a de politique que là où il y a un ennemi réel ou virtuel » (3). L’Etat est l’unité politique qui a réussi à rejeter l’ennemi intérieur vers l’extérieur. Mais son immuabilité n’est pas acquise. Le présupposé de l’ami/ennemi est donc celui qui conditionne la conservation des unités politiques. La relation dialectique propre à ce couple est la lutte dont un aspect essentiel réside dans la multiplicité de ses formes : il ne s’agit pas uniquement, par exemple, de la lutte des classes à l’ombre de laquelle K. Marx analyse l’histoire de toute société. La lutte surgit dès que l’ennemi s’affirme.

    Contrairement à C. Schmitt, Freund ne fait pas de la distinction ami/ennemi un critère ultime du politique, mais un présupposé parmi d’autres. Chez Schmitt la notion de l’unicité du concept ami/ennemi dans l’essence du politique peut contribuer à renverser la formule de Clausewitz et admettre que la guerre ne serait plus le prolongement de la politique mais sa nature même. Or, ce n’est pas ce que Freund envisage.

    Ami/ennemi dans la logique de puissance :          

    Une politique équilibrée de puissance doit identifier l’ennemi, figure principale du couple dans la mesure où c’est avec lui que se scelle la paix et non avec l’allié. Nier son existence comporte donc un risque, un ennemi non-reconnu étant toujours plus dangereux qu’un ennemi reconnu. « Ce qui nous paraît déterminant, c’est que la non reconnaissance de l’ennemi est un obstacle à la paix. Avec qui la faire, s’il n’y a plus d’ennemis ? Elle ne s’établit pas d’elle-même par l’adhésion des hommes à l’une ou l’autre doctrine pacifiste, surtout que leur nombre suscite une rivalité qui peut aller jusqu’à l’inimitié, sans compter que les moyens dits pacifiques ne sont pas toujours ni même nécessairement les meilleurs pour préserver une paix existante » (4). Par ailleurs il ne faut pas céder à la tentation de croire que la guerre règle définitivement les problèmes politiques posés par l’ennemi : « même la défaite totale de l’ennemi continuera à poser des problèmes au vainqueur » (5). Le conflit israélo-arabe en est l’exemple type.

    S’il est nécessaire de ne jamais remettre en cause les acquis de la paix et de toujours se battre pour elle, il faut pourtant se défaire des illusions que véhicule un certain pacifisme des esprits. Une nation insérée dans le jeu mondial doit, pour survivre, identifier ses ennemis. Car elle ne peut pas ne pas en avoir. La difficulté réside dans le fait que l’ennemi est aujourd’hui plus diffus, plus retors. Il se masque, déguise ses intentions, mais n’est ni irréel ni désincarné. Sa forme évolue sans cesse et ne se réduit plus à l’unique figure étatique. Dans tout nouvel acteur (entreprise, ONG…) sommeille une inimitié possible. A l’inverse, certains pays recherchent un ennemi de manière forcenée. C’est le cas des Etats-Unis, en particulier avec l’Irak et de manière générale dans toute leur politique extérieure depuis 1990.

    Les essences, ces activités naturelles de l’Homme, s’entrechoquent, s’interpénètrent et dialoguent constamment. L’économique et le politique, par exemple, sont à la fois autonomes, inséparables et en conflit. Or, force est de constater que la nature des rivalités pour la puissance prend une teinte économique croissante, expliquant par là l’invisibilité, la déterritorialisation et la dématérialisation de l’ennemi. Ce changement n’est pourtant pas définitif puisque la dialectique antithétique entre les essences de l’économique et du politique prend la forme d’un conflit perpétuel et sans vainqueur.
    L’enseignement s’ensuit que le postulat ami/ennemi de l’analyse freundienne, inspiré mais différencié de l’approche schmittienne, doit constituer le fondement d’une étude actualisée du phénomène guerre et des enjeux de puissance, de compétition entre nations.

    Jean-Baptiste Pitiot (Infoguerre, 17 janvier 2013)

     

    Bibliographie:
    FREUND Julien, L'essence du politique, Paris, Sirey, [1965], 4e éd., Paris, Dalloz, 2004, 867 pages
    FREUND Julien, « Préface », [1971] in : SCHMITT Carl, La notion de politique – Théorie du partisan, Paris, Champs classiques, 2009, pp.7-38
    FREUND Julien, Sociologie du conflit, Paris, PUF, coll. « La politique éclatée », 1983, 382 pages
    SCHMITT Carl, La notion de politique – Théorie du partisan, Paris, Champs classiques, 2009, 323 pages
    TAGUIEFF Pierre-André, Julien Freund, Au cœur du politique, La Table Ronde, Paris, 2008, 154 pages

    Notes:

    1. TAGUIEFF Pierre-André, Julien Freund, Au cœur du politique, La Table Ronde, Paris, 2008,p.27 

    2. SCHMITT Carl, La notion de politique – Théorie du partisan, Paris, Champs classiques, 2009, p.64 

    3. FREUND Julien, L'essence du politique, Paris, Sirey, [1965], 4e éd., Paris, Dalloz, 2004, p. 448 

    4. Ibid. p.496

    5. Ibid. p.592
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  • Un marché des nationalités ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte important de Jacques Sapir, cueilli sur son carnet RussEurope et consacré à une réflexion sur les notions de nation, de souveraineté et de démocratie. Economiste hétérodoxe, Jacques Sapir est notamment l'auteur d'un essai intitulé La démondialisation (Seuil, 2011).

     

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    Un marché des nationalités ou de quoi Arnault, Bardot et Depardieu sont-ils le nom


    Un commentaire sur une note de Michel Wieviorka

    Michel Wieviorka vient de publier sur son carnet une réaction aux cas Arnault, Depardieu et Bardot1 qui soulève des problèmes de fond. Avec ce texte, court mais dense, nous sommes à mille lieux des remarques et réactions journalistiques suscitées par l’« exil fiscal » des uns et des autres. Ce texte est important, et sans doute plus que ne le pense son auteur, car il touche à des problèmes qui sont réellement fondamentaux. C’est la raison pour laquelle il me semble nécessaire d’aller au fond de ce débat.

    Michel Wieviorka pointe, à très juste titre, que ces comportements remettent en cause l’idée même de Nation. Il dit, et je le cite :

    « La citoyenneté, l’identité nationale deviennent un attribut de la personne, qui peut dans cette perspective nouvelle juger bon de s’en dessaisir, de faire le choix d’une autre citoyenneté. »

    Comment ne pas constater que telle est bien la logique dans laquelle s’inscrivent, pour des raisons d’ailleurs différentes, tant Arnault que Depardieu ou Bardot. Cette citation cependant renvoie à une remarque antérieure sur le débat que Nicolas Sarkozy a voulu lancer sur l’identité nationale (et que Jean-François Copé à sa manière très instrumentale a repris). Michel Wieviorka remarque alors :

    « Il n’est pas ici question de droit du sang, puisque l’appartenance à une nation devient un choix personnel qui n’a rien à voir avec un quelconque déterminisme sanguin.

    Il ne s’agit pas pour autant de droit du sol, la question n’est pas de savoir où l’on vit en citoyen, physiquement, géographiquement, sur quel territoire, en solidarité avec la population et, comme dit Renan, avec une conscience morale partagée. Mais de soupeser et de comparer les législations fiscales pour opter pour celle qui apparaît la plus avantageuse, ou tout simplement de faire de son appartenance nationale un instrument de chantage (Bardot).

    Ainsi s’esquisse une mise en cause du cadre philosophique et politique à l’intérieur duquel s’est construit le grand débat sur l’identité nationale à partir de la fin du XVIIIème siècle. »

    En remarquant que ces comportements s’inscrivent dans ce qu’il appelle le « grand débat » sur l’identité nationale, Michel Wieviorka a certainement raison, mais sans doute pas pour les raisons qu’il croit ; de plus, il fait une erreur de perspective en opposant que ce soit Renan ou Fichte aux comportements de notre « sainte trinité » bien française. Les choses sont à la fois plus profondes et plus triviales. Il est par contre parfaitement à sa place quand, en sociologue, il pressent que ceci pourrait anticiper sur des fractures radicales dans nos sociétés. Pour tenter de démêler l’écheveau de cette affaire, entre représentations immédiates et problèmes réels, il faut commencer par revenir sur l’Histoire.

    La Nation, le noble et le bourgeois

    Rappelons, tout d’abord, qu’un tel comportement où l’on met les États, et leurs souverains, en concurrence, a été considéré comme « normal » dans la très haute noblesse d’ancien régime qui se considérait naturellement comme apatride. Pour cette haute noblesse, la notion de Patrie n’avait pas de sens. Seul comptait le lien de vassalité et les alliances familiales. Or, ces dernières étaient suffisamment entrelacées entre pays pour que tel ou tel puisse décider de servir un jour le Roi de France, le lendemain celui d’Espagne, ou le surlendemain le Prince d’Orange. Il suffit de rappeler quelles furent les carrières militaires du Grand Condé, de Turenne et de bien d’autres. Et, lorsque Condé négocie son ralliement à Louis XIV après l’échec de la Fronde et avoir offert ses services au Roi d’Espagne, il ne le fait point sur une base « nationale » mais sur une base dynastique. D’ailleurs Louis XIV lui-même est autant espagnol ou autrichien qu’il n’est français. Eugène Lavisse remarque dans son livre qu’il est autant un « infant » qu’un dauphin. Mazarin fut d’ailleurs le serviteur de plusieurs maîtres avant de se donner à la famille royale française. Est-ce donc à dire que le patriotisme n’existe pas à l’époque ?

    Le sentiment d’appartenance nationale apparaît en fait autour de deux événements clefs de l’Histoire de France. Le premier est bien connu, c’est l’épisode symbolisé par Jeanne d’Arc. Issue des frontières de l’Est, elle est particulièrement réceptive à l’idée de Nation qui s’oppose ici directement au principe dynastique. Dans cette guerre de 100 ans, qualifiée par un historien anglais de « problème d’héritage envenimé par des avocats ambitieux », se heurtent ces deux principes, celui de la logique dynastique et celui de la Nation. Jeanne d’Arc symbolise alors une forme de soulèvement populaire contre le premier et en faveur du second. Le second événement fondateur se situe à l’époque des guerres de religions. À un principe religieux transcendant les frontières s’oppose, porté tant par la bourgeoisie, la noblesse de robe et une partie de la noblesse d’épée, le principe de Nation. C’est lui qui motive le camp des Catholiques dits « politiques » qui finiront par s’allier aux Protestants conduits par Henri de Navarre pour chasser la Ligue et ses alliés espagnols du territoire français.  Et c’est aussi pourquoi Henry IV, même après son abjuration, reste le symbole d’une unité nationale dépassant les religions. Il forme d’ailleurs avec son double protestant, Sully, l’intéressante figure d’un Janus uni pour l’intérêt du Royaume.

    Dans ces deux cas, on constate que des principes que l’on pourrait qualifier, au prix d’un anachronisme, « d’internationalistes », comme le principe dynastique et le principe religieux, se sont heurtés à l’idée d’un enracinement du « vivre ensemble » sur un territoire donné. Dans le « Dialogue du Maheustre et du Manant », texte datant de la fin des guerres de religions, l’auteur met en scène l’opposition entre un principe fondamental, Dieu est Dieu et ne peut être que catholique, et ce principe du vivre ensemble qu’ouvre la cohabitation de deux religions via l’Edit de Nantes. Jean Bodin, l’un des pères de la pensée politique moderne en France au XVIème siècle en avait pris conscience. En contrepoint à son chef d’œuvre, Les Six livres de la République, il a produit un ouvrage bien moins connu mais non moins important, le “Colloque des Sept” ou Colloquium Heptaplomeres2. Organisant, sous la forme classique du “banquet” socratique, un dialogue entre sept personnages incarnant les diverses religions de son temps, Bodin montre la futilité des controverses théologiques. Dans le domaine de la croyance, on ne peut convaincre l’autre, seulement le convertir. Il prend alors le deuil de l’unité religieuse et en tire la seule conclusion possible. Pour vivre ensemble, ses sept personnages décident de ne plus jamais parler entre eux de religion, c’est-à-dire d’exclure le religieux de l’espace public et de le renvoyer à l’espace privé. Bodin fonde ainsi la notion moderne de laïcité.

    Mais, si l’unicité de religion ne peut plus être un principe fondateur, alors il faut organiser autour de la « chose publique » les principes de la politique. Ce n’est pas un hasard si Jean Bodin écrit à ce moment même les Six livres de la République3. Car, ce que l’on oublie un peu vite, est que si l’on veut « dépasser » la Nation, il faut nécessairement trouver des principes légitimes alternatifs. Mais, pour l’instant, les seuls compétiteurs possibles restent le marché ou la religion, et l’on sait trop à quelles abominations ils conduisent.

    L’adhésion au principe national n’a jamais été totale. Le XVIIIème siècle témoigne justement de la coexistence d’une élite apatride et d’une majorité qui s’enracine dans le sentiment national. Pour Louis XVI, il était « normal » d’aller chercher de l’aide auprès d’autres souverains. Pour la bourgeoisie comme pour la paysannerie française, cela constituait une trahison qui délégitimait radicalement la dynastie. Et c’est là que nous butons sur le principe de souveraineté.

    Le principe de souveraineté

    À l’origine, nous trouvons l’articulation entre légitimité et légalité. La légitimité est fonctionnellement antérieure à la légalité en ceci que toute action légale peut être questionnée en justesse et non pas seulement en justice (la vérification technique de la légalité). Un monde qui confondrait justesse et justice serait une tyrannie en ceci qu’il supposerait que le législateur ne puisse se tromper. La souveraineté signifie donc l’identification de qui règle et organise les modalités de vérification de la légitimité, soit l’organisation d’une Constitution. Hors de ces modalités, la légitimité ne serait qu’un vain mot. La souveraineté signifie donc le pouvoir de décider et la capacité à déterminer des procédures de légitimation. Il reste que ces procédures ne peuvent se matérialiser que si l’on a précisé qui était soumis aux lois dont on vérifie la légitimité, qui pouvait être contrôlé par l’institution chargée de faire exécuter la loi. La légitimité n’a de sens que dans une communauté sociale et politique définie. Elle implique un principe d’inclusion (qui est citoyen) et un principe d’exclusion (qui ne l’est pas).

    Mais la souveraineté n’est pas seulement cela. Elle est la capacité à décider en ultime recours dans le cadre d’une communauté sociale et politique donnée. Cette capacité représente une extension ultime du principe précédent. La souveraineté signifie la capacité à définir quelle est l’idée de droit valable pour une communauté donnée. Ceci implique qu’il ne saurait y avoir de droit sans définition simultanée de la communauté souveraine. Si l’on admet l’idée qu’il n’est pas de droit qui ne pense la légitimité, alors il n’est pas de droit sans une définition préalable de l’espace de souveraineté et une identification du souverain.

    Comme une décision sans mise en œuvre n’est qu’un mot, la souveraineté implique que la communauté sociale et politique ait la possibilité de faire pleinement appliquer les principes du droit qu’elle a décidée. Une souveraineté qui ne pourrait dire qu’une partie du droit, ou qu’un droit ne s’appliquant que sur des segments de la communauté, est une contradiction dans les termes. Il faut donc que la possibilité de dire le droit soit pleine et entière ou que la communauté prenne conscience qu’elle a été privée de sa souveraineté.

    En ce sens, la souveraineté fait tout autant référence à un espace qu’à un mécanisme d’inclusion/exclusion, à un principe qu’à l’ensemble des domaines sur lesquels se manifestera la vérification de ce principe. Le Souverain est donc, par nature, au-dessus de tout statut constitutionnel puisqu’il le crée4. Mais il n’est pas au-dessus d’une communauté politique. C’est un point extrêmement important quand on veut penser la Nation comme communauté politique.

    Ce statut particulier ouvre la possibilité au Souverain en des temps exceptionnels d’user de méthodes exceptionnelles. Une action exceptionnelle qui n’aurait d’autres buts que de rétablir les conditions de fonctionnement de la légitimité et de ses principes fondateurs, palliant les effets d’une situation d’exception risquant de mettre à mal ces principes et d’empêcher leur application, ne saurait constituer une violence hors de toute règle. Elle peut s’affranchir pour un temps limité des règles communes pour rétablir le cadre d’application des principes fondamentaux. Elle n’en reste pas moins liée au cadre dont elle est issue. Et ce cadre au sein duquel elle peut s’exercer, c’est justement la Nation. Les formes et la taille de cette dernière peuvent varier. Une Nation peut se fondre dans une autre, mais sans souveraineté il ne peut y avoir de constitution.

    La souveraineté doit se penser avec le principe de légitimité. C’est cela qui permet de faire la distinction entre le Dictateur (forme de la démocratie) et le Tyran (qui est la négation de la démocratie). Ainsi, l’action d’un gouvernement qui, face à une crise économique et financière extrême, suspend les règles de circulation des capitaux, ou les règles comptables, afin d’empêcher un petit groupe d’agents d’imposer indûment leur volonté au plus grand nombre par l’agiotage et la spéculation, n’est pas un acte d’arbitraire, quand bien même seraient alors piétinées règles et lois nationales et internationales. Ce serait bien au contraire un acte plus fidèle à l’esprit des principes de la démocratie que l’application procédurière des lois et règlements qui, elle, serait alors un acte illégitime. Affirmer cela implique, bien entendu, que la responsabilité du gouvernant face aux gouvernés soit préservée. Ceci implique bien le maintien de la formule du Peuple Souverain comme seul fondement possible, hors les dérives théologiques, à la possibilité d’une action exceptionnelle.

    La critique de la souveraineté

    Le principe de souveraineté, tout comme celui de légitimité, ont fait l’objet de nombreuses critiques. Ainsi, la  critique de la souveraineté comme concept vide de sens ou dépassé est un point de passage obligé des argumentations qui prétendent « dépasser » le stade de la Nation. Traditionnellement, la critique porte alors sur les limitations « objectives » de l’État.

    Dans la mesure où ce dernier contrôlerait du moins les choses en raison des effets d’interdépendance avec d’autres acteurs étatiques, son importance et sa pertinence en diminueraient d’autant. La thèse de la « mondialisation » de l’économie sert ainsi à « démontrer » la réduction des pouvoirs de l’État et à justifier des abandons progressifs de souveraineté. Mais il y a là une série de confusions. Comme le montre Simone Goyard-Fabre, le fait que l’exercice de la souveraineté puisse être techniquement difficile, par exemple pour des raisons de complexité, n’affecte nullement la nature de la souveraineté.

    Que l’exercice de la souveraineté ne puisse se faire qu’au moyen d’organes différenciés, aux compétences spécifiques et travaillant indépendamment les uns des autres, n’implique rien quant à la nature de la puissance souveraine de l’État. Le pluralisme organique (…) ne divise pas l’essence ou la forme de l’État; la souveraineté est une et indivisible5.

    L’argument prétendant fonder sur la limitation pratique de la souveraineté une limitation du principe de celle-ci est, quant au fond, d’une grande faiblesse. Les États n’ont pas prétendu pouvoir tout contrôler matériellement, même et y compris sur le territoire qui est le leur. Le despote le plus puissant et le plus absolu était sans effet devant l’orage ou la sécheresse. Il ne faut pas confondre les limites liées au domaine de la nature et la question des limites de la compétence du Souverain.

    On avance souvent l’hypothèse que les traités internationaux limitent la souveraineté des États. Les traités sont en effet perçus comme des obligations absolues au nom du principe Pacta sunt servanda 6. Mais, ce principe peut donner lieu à deux interprétations. On peut considérer qu’il n’est rien d’autre qu’une mise en œuvre d’un autre principe, celui de la rationalité instrumentale. Il implique donc de supposer une Raison Immanente et une complétude des contrats que sont les traités, deux hypothèses dont il est facile de montrer la fausseté. Nul traité n’est rédigé pour durer jusqu’à la fin des temps. On peut aussi considérer qu’il signifie que la capacité des gouvernements à prendre des décisions suppose que toutes les décisions antérieures ne soient pas tout le temps et en même temps remises en cause. Dans ce cas, l’argument fait appel à une vision réaliste des capacités cognitives des agents. Un traité qui serait immédiatement rediscuté, l’encre de la signature à peine sèche, impliquerait un monde d’une confusion et d’une incertitude dommageables pour tous. Si tel était le cas mieux vaudrait n’en pas signer. Mais dire qu’il est souhaitable qu’un traité ne soit pas immédiatement contesté n’implique pas qu’il ne puisse jamais l’être. Il est opportun de pouvoir compter, à certaines périodes, sur la stabilité des cadres qu’organisent des traités, mais ceci ne fonde nullement leur supériorité sur le pouvoir décisionnel des parties signataires.

    C’est pourquoi d’ailleurs le droit international est nécessairement un droit de coordination et non un droit de subordination7. L’unanimité y est la règle et non la majorité. Cela veut dire que la communauté politique est celle des États participants, et non la somme indifférenciée des populations de ces États. Un traité n’est contraignant que pour ses signataires, et chaque signataire y jouit d’un droit égal quand il s’engage par signature, quelle que soit sa taille, sa richesse, ou le nombre de ses habitants. Il ne peut y avoir de droit de subordination que si les États signataires se fondent en une seule et même communauté sociale et politique. C’est le cas de la fédération. Dès lors, un souverain unique se substitue à tous les autres. Quand l’État indépendant du Texas décida librement au début du XIXème siècle de rejoindre les États-Unis, il abandonna sa souveraineté pour rejoindre tous les autres composants de cette fédération.

    Fors ce processus, vouloir substituer le droit de subordination au droit de coordination n’a qu’une seule signification : la création d’un droit qui serait séparé du principe de souveraineté et n’aurait d’autre fondement à son existence que lui-même. Un tel droit, s’il se rattache ou prétend se rattacher à un principe démocratique, nie le principe de légitimité.

    De l'origine de la souveraineté

    Cela conduit à revenir sur l’origine des deux origines du principe de souveraineté de l’État et donc de la Nation. La première, telle qu’elle se manifeste en France au XIVème siècle, vise à dégager un espace d’action sur un territoire donné et d’une puissance qui se veut non territorialisée, celle du pape, et d’une puissance qui au contraire se fonde sur un micro-territoire, la seigneurie8. La seconde, telle qu’elle s’exprime deux siècles plus tard dans l’œuvre de Jean Bodin, réside dans la prise en compte d’intérêts collectifs, se matérialisant dans la chose publique. Le principe de souveraineté se fonde alors sur ce qui est commun dans une collectivité, et non plus sur celui qui exerce cette souveraineté9. La souveraineté correspond ainsi à la prise de conscience des effets d’interdépendance et des conséquences de ce que l’on a appelé le principe de densité. Elle traduit la nécessité de fonder une légitimation de la constitution d’un espace de méta-cohérence, conçu comme le cadre d’articulation de cohérences locales et sectorielles. Cette nécessité n’existe que comme prise en compte subjective d’intérêts communs articulés à des conflits. Que des éléments objectifs puissent intervenir ici est évident ; néanmoins la collectivité politique ne naît pas d’une réalité « objective » mais d’une volonté affirmée de vivre ensemble.

    La question de la souveraineté ne dépend donc pas seulement de qui prend les décisions, autrement dit de savoir si le processus est interne ou externe à la communauté politique concernée. La souveraineté dépend aussi de la pertinence des décisions qui peuvent être prises sur la situation de cette communauté et de ses membres. Une communauté qui ne pourrait prendre que des décisions sans importance sur la vie de ses membres ne serait pas moins asservie que celle sous la botte d’une puissance étrangère. Ceci rejoint alors la conception de la démocratie développée par Adam Przeworski. Pour cet auteur, dans un article où il s’interroge justement sur les transitions à la démocratie en Europe de l’Est et en Amérique du Sud, la démocratie ne peut résulter d’un compromis sur un résultat. Toute tentative pour pré-déterminer le résultat du jeu politique, que ce soit dans le domaine du politique, de l’économique ou du social, ne peut que vicier la démocratie. Le compromis ne peut porter que sur les procédures organisant ce jeu politique10.

    Cela implique de déterminer ce qu’est l’ordre démocratique, qui s’oppose tant à l’ordre d’ancien régime qu’à l’ordre marchand que nous voyons en action sous nos yeux.

    L'ordre démocratique et Jurgen Habermas

    L’ordre démocratique a, alors, deux fondements. Il est d’abord une chaîne logique qui découle de la notion de souveraineté du peuple et des contraintes qui en découlent quant aux possibilités de dévolution. La souveraineté du peuple est première, à travers, d’une part le couple contrôle/responsabilité fondateur de la liberté comme on l’a montré plus haut. Elle fonde la légitimité du cadre politique qui est alors organisé par des lois, et soumis au principe de légalité. D’autre part, si l’on prend le parti de considérer les principes fonctionnels de la décision de manière réaliste11, l’ordre démocratique est une réponse au fait que la coordination de décisions décentralisées, dans une société répondant au principe d’hétérogénéité, implique que des agents ayant des positions inégales se voient mis dans une position formelle d’égalité. Le couple contrôle/responsabilité résulte ainsi du principe de densité sociale ; il en est une manifestation.Il implique alors que le peuple soit identifié à travers la détermination d’un espace de souveraineté. C’est pourquoi l’ordre démocratique implique des frontières (qui est responsable de quoi), mais aussi une conception de l’appartenance qui soit territoriale (le droit du sol). On le voit, ici resurgit un débat que l’on croyait pouvoir dépasser. Le droit du sol est une des conditions d’existence du couple contrôle/responsabilité qui, dans une société hétérogène est nécessaire à l’existence d’un ordre démocratique. De ce point de vue, l’absence de frontières, l’indétermination de la communauté de référence, conduit au découplage du contrôle et de la responsabilité.

    Nier les frontières et les Nations est une démarche tentante. Telle est la base de la pensée politique de Jurgen Habermas qui propose un « dépassement » de l’opposition entre la conception dite « française » de la Nation (le droit du sol) et la conception dite « allemande » (le droit du sang) dans une Constitution européenne et dans un « patriotisme de la Constitution ». Le problème est de savoir ce qui rattacherait cette Constitution tant à la légitimité qu’à la souveraineté. La démocratie, soit l’existence d’un espace politique où l’on puisse vérifier et le contrôle et la responsabilité, implique l’une et l’autre. Cette dernière, en effet, ne peut se contenter, comme chez Jurgen Habermas d’être simplement délibérative12, ce qui reviendrait à concevoir le principe de légalité comme incluant la légitimité. Il y a certainement de nombreux points positifs dans la conception délibérative de la démocratie. Néanmoins, elle contient des dimensions idéalistes et irréalistes qui la rendent très vulnérable à la critique. Rappelons que la délibération doit être gouvernée par des normes d’égalité et de symétrie, que chacun a le droit de mettre en cause l’ordre du jour, et qu’il n’y a pas de règles limitant l’ordre du jour ou l’identité des participants aussi longtemps que chaque personne exclue peut de manière justifiée montrer qu’elle est affectée par les normes en discussion. De plus, si nous incluons la légitimité dans la légalité, cela revient à dire que tout ce qui a été décidé dans les règles démocratiques est par essence juste. On ne peut plus distinguer la justesse de la justice. Le législateur se constitue alors en Tyran.

    On peut aller plus loin dans le questionnement de cette démocratie délibérative. Pour qu’une délibération ait un sens, il faut nécessairement qu’elle ait un enjeu. Il faut qu’elle porte sur un objet par rapport auquel existent des moyens d’action. Discuter d’une chose sur laquelle nous ne pouvons agir n’a pas de sens d’un point de vue démocratique. Une délibération n’a de sens que si elle se conclut sur une décision se traduisant par une action. Seulement, si l’action existe, la responsabilité des conséquences de cette action existe aussi par définition. L’identité des participants à la délibération doit donc être clairement déterminée pour savoir qui est responsable de quoi. On ne peut laisser dans l’indétermination le corps politique. Une constitution européenne est en théorie possible, mais à la condition que l’existence d’un peuple européen ait été au préalable constatée. Or, il faut ici rappeler l’arrêt de la cour constitutionnelle de Karlsruhe qui constate que la démocratie n’existe QUE dans le cadre des nations européennes13. De ce point de vue, la position d’Habermas revient à supposer qu’une Raison s’imposera sur toutes les autres, alors que l’on sait qu’il existe des modèles multiples de rationalité, et que les choix des individus sont changeants tout comme le sont leurs préférences individuelles14. En fait, sur ce point, Habermas ne fait que reprendre les hypothèses les plus discutables de l’économie orthodoxe15.

    Ensuite, s’il est juste de mettre en garde contre des limitations des ordres du jour16, il est aussi clair que les ordres du jour doivent être organisés. Une discussion où tout pourrait être simultanément débattu ne serait plus une délibération. Il est légitime, compte tenu des limites cognitives des individus, de penser des ordres de priorité. Ces derniers peuvent être l’objet de discussions. Ils sont néanmoins contraignants et impliquent l’existence de procédures d’autorité et de vérification. Il n’est pas possible, sauf à accepter que la délibération soit vidée de son sens, de prétendre que ces ordres de priorité peuvent être en permanence contestés par n’importe qui. Il y a là une grande faiblesse dans la conception pure de la démocratie délibérative.

    Supposer que la délibération puisse se faire dans un cadre entièrement homogène, ignorant la présence de routines et de délégations de pouvoir, témoigne d’hypothèses implicites quant aux capacités cognitives des individus qui ne sont pas recevables. En ce sens la position d’Habermas n’est pas compatible avec l’approche réaliste que l’on défend que ce soit dans ce texte ou dans d’autres qui sont antérieures17. Seulement, si on admet la présence des routines et des délégations de pouvoir, la composition des participants au débat doit être relativement stable au moins pour les périodes marquées par ces routines et délégations. De plus, il faut que les effets des routines et délégations que l’on doit mettre en œuvre s’appliquent bien sur ceux qui les ont décidées. La démocratie délibérative proposée par Habermas, et qui fonde son projet de Constitution Européenne, porte en elle un risque de dissolution à l’infini du constituant du pouvoir, et donc le risque de l’irresponsabilité généralisée. Il en est ainsi en raison des limites cognitives des individus et de ce qui en découle, le principe de densité et celui de la contrainte temporelle. On ne peut considérer les effets d’une délibération en niant la densité ou en considérant, ce qui revient au même, que le degré de densité est uniforme au niveau mondial.

    Nous sommes donc bien obligés de constater la justesse et la force de l’arrêt du 30 juin 2009 de la Cour Constitutionnelle de Karlsruhe. La démocratie est toujours enracinée dans un cadre national, non par tradition (encore que le rôle de cette dernière ne soit pas négligeable) mais pour des raisons fonctionnelles et de principe. Toute tentative pour dépasser la Nation ne fait qu’ouvrir la voie soit à une régression de type technocratique ou à une régression de type religieux.

    De quoi Arnault, Depardieu et Bardot sont-ils le nom ?

    Nous voici loin de la France de cette fin d’année 2012, des aventures de Bernard Arnault, de Gérard Depardieu ou de Brigitte Bardot semble-t-il. En fait, bien au contraire.

    Ce que montrent ces comportements, ce n’est pas une crise de l’idée de Nation, ni une remise en cause des différents modèles de définition de la nationalité. C’est au contraire le retour à une situation de l’Ancien Régime à la fin du XVIIIème siècle. Nous avons aujourd’hui une petite élite de « super-riches » qui s’est internationalisée au point de devenir apatride. Cette élite attire idéologiquement à elle de 5% à 8% de la population, soit la proportion des Français qui voyagent régulièrement à l’étranger. Cette élite rejette les entraves d’un pouvoir national, et en particulier son droit de lever l’impôt, tout comme elle a rejeté l’idée d’une monnaie nationale. Son mode de vie est cohérent avec ses intérêts et ses comportements. Mais, face à elle, nous avons l’immense majorité de la population, celle qui affirme à 62% son attachement à cette monnaie nationale (et 66% des moins de 35 ans)18. Les comportements des Arnault, Depardieu et Bardot indique que la confrontation entre cette petite minorité et cette immense majorité est devenue inévitable, et qu’elle sera probablement violente.

    À cet égard l’article de Michel Wieviorka est le bienvenu. Il attire notre attention sur un problème majeur de notre société, sur un clivage qui va s’approfondissant ; telle est la tache du sociologue.

    Jacques Sapir (RussEurope, 10 janvier 2013)


    Notes :

    1. Michel Wieviorka, “Arnault, Bardot et Depardieu : qu’est ce qu’une nation ?”, billet publié sur le carnet de Michel Wieviorka sur hypotheses.org le 07/01/2013, URL: http://wieviorka.hypotheses.org/109 []
    2. Cet ouvrage, publié bien après la mort de Jean Bodin, peut être téléchargé sur le site de la Bibliothèque Nationale (manuscrit). On trouvera un commentaire éclairant de sa contribution aux idées de tolérance et de laicité dans: J. Lecler, Histoire de la Tolérance au siècle de la réforme, Aubier Montaigne, Paris, 1955, 2 vol; vol. 2; pp. 153-159. Voir aussi, Marion L. Kuntz, “Bodin’s Demons” in New York Review of Books, vol. 24, n°3/1977, mars. []
    3. J. Bodin, Les six livres de la République, Réimpression, Scientia Aulem, Amsterdam, 1961. []
    4. G. Burdeau, Droit Constitutionnel et Institutions Politiques, Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, Paris, 1972, 15ème édition, pp. 28-29. []
    5. S. Goyard-Fabre, “Y-a-t-il une crise de la souveraineté?”, in Revue Internationale de Philosophie, Vol. 45, n°4/1991, pp. 459-498, p. 480-1. []
    6. Idem, p. 485. []
    7. R. J. Dupuy, Le Droit International, PUF, Paris, 1963. []
    8. Voir R. Carré de Malberg, Contribution à la Théorie Générale de l’État, Éditions du CNRS, Paris, 1962 (première édition, Paris, 1920-1922), 2 volumes. T. 1, pp. 75-76. []
    9. J. Bodin, Les Six Livres de la République, Réimpression, Scientia Aulem, Amsterdam, 1961. []
    10. A. Przeworski, “Democracy as a contingent outcome of conflicts”, in J. Elster & R. Slagstad, (eds.), Constitutionalism and Democracy, Cambridge University Press, Cambridge, 1993, pp. 59-80. []
    11. J’ai expliqué ce qu’il fallait entendre par « réalisme » dans deux ouvrages ; J. Sapir, Les Économistes contre la démocratie, Albin Michel, Paris, 2002 et J. Sapir, Quelle Économie pour le XXIe Siècle ?, Odile Jacob, Paris, 2005. []
    12. Pour un exposé précis des conceptions d’Habermas, S. Benhabib, “Deliberative Rationality and Models of Democratic Legitimacy”, in Constellations, vol.I, n°1/avril 1994. []
    13. Arrêt du 30 juin 2009, affirmant la suprématie du Parlement allemand sur les institutions européennes. Marie-François Bechtel, Fondation ResPublica, URL : http://www.fondation-res-publica.org/L-arret-du-30-juin-2009-de-la-cour-constitutionnelle-et-l-Europe-une-revolution-juridique_a431.html []
    14. J. Sapir, Quelle Économie pour le XXIe siècle, Odile Jacob, Paris, 2005, chap 1. []
    15. J. Sapir, Les Trous noirs de la science économique, Albin Michel, Paris, 2000. []
    16. S. Holmes, “Gag rules or the politics of omission”, in J. Elster & R. Slagstad, (eds.), Constitutionalism and Democracy, pp. 19-58. []
    17. J. Sapir, Les Économistes contre la démocratie – Les économistes et la politique économique entre pouvoir, mondialisation et démocratie, Albin Michel, Paris, 2002. Idem, Quelle Économie pour le XXIe siècle ?, op.cit. []
    18. « Onze ans après la mise en place de l’euro, 62% des Français regrettent le Franc », Atlantico-IFOP, Atlantico, URL : http://www.atlantico.fr/decryptage/onze-ans-apres-mise-en-place-euro-62-francais-regrettent-franc-jerome-fourquet-590903.html []

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  • Nouveau dispositif dans la fabrique du dernier homme... (II)

    Nous reproduisons ci-dessous un la deuxième partie du texte d'Olivier Rey, tiré de la revue Conférence et consacré aux liseuses électroniques et autres tablettes et à ce qu'elles impliquent.

    Lire la première partie :

    Nouveau dispositif dans la fabrique du dernier homme... (I)

     

    homo technologicus.jpg

     

    Nouveau dispositif dans la fabrique du dernier homme (II)

    Par la façon dont nous avons contesté le premier argument des chantres du livre électronique (dont l’apparition constituerait selon eux une chance extraordinaire pour la pensée), nous avons également montré que le procédé classique pour calmer les inquiétudes (inutile de s’alarmer pour ce qui est un simple changement de support) est inopérant. En effet, ce sont précisément les caractéristiques du support qui introduisent au sein du don pour la pensée — les ressources immenses immédiatement accessibles —, le poison — l’insidieuse désagrégation de la pensée que ces ressources devraient nourrir ; l’élément essentiel n’est pas le remplacement du papier imprimé par l’écran, mais les possibilités innombrables et permanentes de distraction que la tablette met à portée de doigt du lecteur, possibilités qui minent la concentration nécessaire à l’acte si peu naturel qu’est la lecture suivie d’un texte, dès lors qu’il dépasse une certaine longueur. Qu’à cela ne tienne, les tenants du livre électronique opposent à leurs détracteurs une variante de l’argument « rien ne change ». D’accord, conviennent-ils, quelque chose change, mais ce qui ne change pas en revanche, c’est le fait que n’importe quelle innovation d’importance a toujours suscité des résistances qui se sont avérées, avec le recul, à la fois inutiles et ridicules. Les critiques de la transformation, parce qu’ils demeurent ancrés dans l’ancien monde en train de disparaître, ne sont sensibles qu’à ce qui se perd et se révèlent incapables de rendre justice au nouveau qui apparaît ; l’expérience montre que le monde a toujours survécu aux catastrophes qu’ils prédisaient, et a même « évolué dans le bon sens».

     

    Notons cependant qu'eu égard aux bouleversements induits par les développements très rapides et spectaculaires de la technique moderne, notre recul est insuffisant pour déduire avec assez de vraisemblance des événements passés que le mouvement initié au cours des derniers siècles ne conduit pas à la catastrophe. Au demeurant, quiconque a des yeux pour voir et des oreilles pour entendre doit reconnaître que discuter de la probabilité ou non d’une catastrophe est oiseux, puisque la catastrophe en question est déjà en cours. Il n’est que de comparer ce qu’on appelle aujourd’hui le « centre historique » des villes aux immenses extensions suburbaines pour trouver, inscrite dans notre mode même d’habiter le monde, la démonstration que ce que nous appelions le progrès s’apparente, depuis plusieurs décennies au moins, à un cancer. Les amis du désastre croient toujours tenir un argument définitif contre ceux qui diagnostiquent le désastre comme désastre, en prétendant qu’une telle appréciation est purement subjective et ne relève que d’une hostilité de principe au changement : avec un esprit aussi rétif aux innovations, assurent-ils, nous en serions encore à grelotter dans des cavernes. Argument très faible en vérité : c’est comme si on objectait aux médecins qui luttent dans les services d’oncologie contre la prolifération maligne des cellules, que soumis aux traitements qu’ils infligent le foetus n’aurait jamais pu se développer (7). Il ne s’agit pas d’être contre la division cellulaire en tant que telle, mais de chercher à entraver la division cellulaire quand celle-ci s’emballe, se poursuit pour elle-même sans égard aux tissus environnant et pour l’organisme qu’elle finit par tuer ; de même ne s’agit-il pas d’être contre la technique en tant que telle, ce qui serait absurde, mais contre ses métastases qui, au lieu de servir la vie, se mettent à en détruire les conditions les plus élémentaires d’épanouissement (8).

     

    L’inflation de l’écrit, consécutif à l’invention de l’imprimerie, fait partie intégrante de ce cancer. D’une part parce que l’évolution du monde au cours des derniers siècles est impensable sans l’imprimerie, d’autre part parce que, du processus cancéreux général, l’accumulation des écrits est à la fois la matrice et le modèle. L’Encyclopédie du XVIIIe siècle était habitée par le désir perdurant d’une totalisation du savoir, en même temps qu’elle avait déjà renoncé à structurer organiquement ce savoir, en classant les articles par ordre alphabétique. Depuis cette époque, le savoir accumulé a crû dans des proportions gigantesques, décourageant tout espoir de totalisation même partielle. Les grandes bibliothèques, rassemblant des millions d’ouvrages (plus de trente millions d’imprimés pour la bibliothèque du Congrès, la moitié environ pour la British Library ou la Bibliothèque nationale de France) sont devenues des lieux non de rassemblement du savoir, mais des lieux témoignant de l’impossibilité de rassembler le savoir, des lieux de la disproportion, écrasants pour des êtres humains complètement dépassés par l’ensemble de ce qu’ils ont élaboré et entreposé, des êtres humains de plus en plus nanifiés à mesure que le nombre d’oeuvres et de documents devient colossal dans leurs répertoires. « Frappante est avant tout l’obésité de tous les systèmes actuels, cette “grossesse diabolique”, comme dit Susan Sontag du cancer, qui est celle de nos dispositifs d’information, de communication, de mémoire, de stockage, de production et de destruction, tellement pléthoriques qu’ils sont assurés à l’avance de ne plus pouvoir servir. […] Tant de choses sont produites et accumulées qu’elles n’auront plus jamais le temps de servir. […] Il y a une nausée particulière dans cette inutilité prodigieuse. La nausée d’un monde qui prolifère, qui s’hypertrophie, et qui n’arrive pas à accoucher (9). » À cette prolifération, la numérisation n’apporte aucun remède. À contempler la disproportion terrifiante entre des kilomètres de rayonnages et la taille de notre corps, à nous confronter à l’évidence matérielle que ce qui devait nous « augmenter » s’est mis à nous rendre impotents du seul fait de dépasser toute mesure humaine, une chance nous était donnée de nous ressaisir, de repenser ce qui vaut d’être écrit, imprimé, catalogué, conservé. La numérisation et la miniaturisation, en permettant de stocker une encyclopédie sur un DVD, est une façon de refuser cette chance, de permettre au processus cancéreux de se poursuivre. La tablette de lecture est un instrument de survie dans un monde devenu inhabitable, et qui continuera de devenir de plus enplus inhabitable au fur et à mesure qu’on inventera de tels moyens d’y survivre.

     

    Il y a bien un point où ceux qui accueillent le livre électronique avec faveur ont raison, c’est en présentant son prochain triomphe comme inéluctable. La lecture suivie d’un livre suppose un sujet pourvu lui-même d’une certaine continuité, de plus en plus problématique au fur et à mesure que l’attitude consumériste s’empare des moindres instants de l’existence, et en particulier des moments de loisir. Günther Anders, il y a plus d’un demi-siècle, avait déjà parfaitement décrit le phénomène. « Dans la deuxième de ses Méditations, Descartes remarquait qu’il était impossible de “concevoir la moitié d’aucune âme”. Aujourd’hui, une âme coupée en deux est un phénomène quotidien. C’est même le trait le plus caractéristique de l’homme contemporain, tout au moins dans ses loisirs, que son penchant à se livrer à deux ou plusieurs occupations disparates en même temps. L’homme qui prend un bain de soleil, par exemple, fait bronzer son dos pendant que ses yeux parcourent un magazine, que ses oreilles suivent un match et que ses mâchoires mastiquent un chewing-gum. Cette figure d’homme orchestre passif et de paresseux hyperactif est un phénomène quotidien et international. Le fait qu’elle aille de soi et qu’on l’accepte comme normale ne la rend pourtant pas inintéressante. Elle mérite au contraire quelques éclaircissements. Si l’on demandait à cet homme qui prend un bain de soleil en quoi consiste “proprement” son occupation, il serait bien en peine de répondre. Car cette question sur quelque chose qui lui serait “propre” repose déjà sur un présupposé erroné, à savoir qu’il serait encore le sujet de cette occupation et de cette détente. Si l’on peut encore ici parler de “sujet”, au singulier ou au pluriel, c’est seulement à propos de ses organes : ses yeux qui s’attardent sur leurs images, ses oreilles qui écoutent leur match, sa mâchoire qui mastique son chewing-gum ; bref son identité est tellement destructurée que si l’on partait à la recherche de “lui-même”, on partirait à la recherche d’un objet qui n’existe pas. Il n’est pas seulement dispersé (comme précédemment) en une multiplicité d’endroits du monde, mais en une pluralité de fonctions séparées (10). » Ces observations, formulées dans les années 1950, nous font mesurer que les écrans, internet, la multifonctionnalité des appareils actuels ne sont pas seulement une cause des difficultés de l’homme contemporain à fixer son attention, à se concentrer, à méditer, à accomplir patiemment une tâche unique, mais s’inscrivent également dans une dynamique générale, un développement toujours plus poussé de la société de consommation qui entraîne avec elle une transformation des êtres humains, la mutation progressive du sujet moderne, qui s’en remettait d’abord à lui-même, en un faisceau mouvant de besoins, d’appétits, d’envies cherchant satisfaction dans ce que le marché leur propose (aussi incroyablement imbu de lui-même puisse être le « je » flageolant qui revendique ces besoins, appétits et envies pour siens). Dans un tel contexte, le livre à l’ancienne qui, par sa présence silencieuse, son calme être-là, à la fois compact et feuilleté, son rassemblement en objet parfaitement tangible en appelle à un sujet lui-même rassemblé, tend à engendrer le malaise, à devenir insupportable. S’il continue à trouver droit de cité dans les logements ce sera, probablement, à titre d’antiquité, d’ornement d’étagère, à l’instar des casseroles de cuivre accrochées au mur des résidences secondaires et dans lesquelles personne ne songerait plus à faire cuire quoi que ce soit. À cela s’ajoute la logique techno-économique, qui ne peut admettre ce scandale : que le maillon essentiel qu’a été le livre dans l’avènement de la modernité se soit au fil des siècles si peu modernisé, jusqu’à prendre l’aspect, à notre époque, de fossile préindustriel incongru. À tous points de vue le livre traditionnel est trop inerte, trop durable : pour les personnes labiles susceptibles de le lire, et pour une économie qui repose sur l’obsolescence accélérée des produits — une bibliothèque peut se transmettre de génération en génération (à supposer, il est vrai, que les livres soient correctement fabriqués), alors que la fragilité et les évolutions constantes de l’informatique obligent à changer de matériel de nombreuses fois en une vie.

     

    Cela étant, le règne du livre électronique sera autrement plus court que celui du livre imprimé. Son triomphe sera à durée limitée, même s’il est difficile de donner, comme Jacques Attali sait le faire dans ses prévisions, des échéances précises. Les impasses actuelles de l’économie capitaliste tiennent grandement à ce que celle-ci s’est développée grâce à ce qu’Ernest Renan appelait les « vieilles économies du globe », dont il prédisait le tarissement, à ce qu’elle s’est déployée en puisant dans un fonds, tant matériel que moral, accumulé par le passé et qu’elle n’a pas pris soin d’entretenir ou de renouveler, de sorte qu’on commence à racler le fond du pot, que viennent à manquer aussi bien les ressources naturelles que les êtres capables d’entretenir le mouvement. De façon similaire, les sociétés contemporaines savent concevoir et fabriquer des machines d’une sophistication inouïe, mais cette faculté est enracinée dans une civilisation du livre imprimé, dans des esprits formés par ces livres et la forme de lecture qu’ils réclamaient. Sans cette forme de lecture, que les instruments qui se répandent contribuent à éliminer, le mouvement peut se poursuivre un moment sur sa lancée, mais pas indéfiniment, et même pas très longtemps. Finalement, le règne du dernier homme pourrait bien ne pas être aussi durable que Nietzsche lepronostiquait, dans la mesure où son existence est de plus en plus dépendante d’une machinerie que, avec son attention sautillante, il se révélera incapable d’entretenir. Comme le dit Curtis LaForche, le personnage central du film inspiré de Jeff Nichols, Take Shelter, à ses concitoyens hébétés : « There is a bad storm coming, and you are not ready. » De fait, nous ne sommes pas ready du tout. Le danger croît, les capacités à l’affronter diminuent, et elles diminueront encore plus vite avec l’usage généralisé des tablettes électroniques dont les écrans, au coeur de l’orage, demeureront parfaitement vides.

    Olivier Rey (Juin 2012)


    Notes :

    7 Il y a des arguments à opposer aux pratiques de la médecine moderne, mais pas celui-là.

    8 « Bien sûr, il est difficile de dire où doit s’arrêter le “oui” [à la technique] pour laisser la place à un “non”. […] L’unedes tâches principales de la philosophie de la technique sera de découvrir et de déterminer le point dialectique où notreoui” doit se transformer en scepticisme ou en “non” inflexible » (Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme – II :Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle [1979], trad. Christophe David, Paris, Fario, 2011, p. 127). À vrai dire, il est moins besoin à l’heure actuelle d’une philosophie de la technique sophistiquéeque du simple bon sens pour constater que le point où le oui doit se muer en non est dépassé dans à peu près tous lesdomaines.

    9 Jean Baudrillard, La Transparence du mal – essais sur les phénomènes extrêmes, Paris, Galilée, 1990, p. 39.

    10 L’Obsolescence de l’homme - Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle [1956], trad. ChristopheDavid, Paris, Éditions de l’Encyclopédie des nuisances / Ivrea, 2002, p. 160-161.

     

     

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