Vous pouvez découvrir ci-dessous une nouvelle vidéo d'Ego Non qui évoque la première des Considérations inactuelles de Nietzsche, consacrée à la barbarie de la civilisation moderne.
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Vous pouvez découvrir ci-dessous une nouvelle vidéo d'Ego Non qui évoque la première des Considérations inactuelles de Nietzsche, consacrée à la barbarie de la civilisation moderne.
Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Renaud Girard cueilli sur Geopragma et consacré à la position chinoise concernant la guerre russo-ukrainienne. Grand reporter au Figaro, Renaud Girard est membre du comité d'orientation stratégique de Geopragma.
Les Chinois, grands gagnants de la guerre en Ukraine
« L’Amitié entre le peuple chinois et le peuple russe est solide comme un roc et les perspectives de coopération future sont immenses » a affirmé devant la presse, le lundi 7 mars 2022, le ministre chinois des Affaires étrangères. C’est une inflexion majeure de la politique chinoise qui, jusqu’à présent considérait le respect de l’intégrité territoriale des États comme la pierre angulaire des relations internationales.
En leur for intérieur, les dirigeants communistes chinois n’approuvent pas l’invasion de l’Ukraine décidée par Vladimir Poutine. La séquence russe actuelle contre l’Ukraine leur rappelle trop la séquence japonaise contre leurs grands-parents. Le Donbass de 2014 leur rappelle l’invasion de la Mandchourie de septembre 1931. L’invasion générale de l’Ukraine leur rappelle l’agression japonaise de 1937 et la prise de Pékin dès le mois d’août 1937.
Mais les hiérarques chinois taisent leur réprobation, afin de s’enfoncer dans la brèche stratégique que leur a ouverte le président russe. Les sanctions générales décidées par les Occidentaux contre la Russie vont à moyen terme faire d’elle un vassal économique de la Chine. Les stratèges de Pékin ne pouvaient pas laisser passer une pareille aubaine.
Quand vous entrez dans un grand magasin à Moscou, les étalages sont parfois mieux garnis qu’à Paris. Mais la plupart des produits sont importés d’Europe, d’Amérique du nord ou de Chine. Le problème pour les Russes est désormais qu’ils n’ont plus accès aux services financiers de l’Occident (paiements Swift, cartes de crédit internationales, prêts en euros et en dollars, virements sécurisés, etc.). Donc ils devront passer par la Chine pour importer les produits qui leur manqueront. Les Russes rêvent d’un système financier mondial qui ne soit plus sous la coupe des États-Unis. Ils veulent créer, avec les Chinois, un système de paiements internationaux alternatif à l’hégémonie du dollar. Mais ce nouveau système sera forcément chinois.
En attendant, les grandes banques chinoises se montrent courageuses, mais pas téméraires. Comme elles ne veulent pas prendre le risque d’être interdites d’accès aux marchés du dollar et de l’euro, elles ne contournent pas au profit de la Russie les interdictions décidées à Washington et à Bruxelles.
Les Chinois utiliseront la Russie comme leur premier fournisseur d’énergie et de métaux. Ils la gaveront de produits manufacturés. Ils feront de grandes réceptions diplomatiques pour louer leur partenariat avec Moscou. Mais ils auront l’intelligence de ne pas mettre tous leurs œufs dans le même panier. Pour les hydrocarbures, ils garderont des liens d’approvisionnement avec l’Iran et avec les pétromonarchies arabes du Golfe Persique. Les Émiratis font de moins en moins confiance aux Américains. Voilà pourquoi, aujourd’hui, ils ont choisi la France comme plan B en matière de sécurité, et la Chine comme nouveau client privilégié de leur pétrole et de leur gaz.
Sur le long terme, la colonisation chinoise de la Sibérie continuera. Il sera en effet très difficile à Vladimir Poutine de refuser des visas aux Chinois désireux de résider en Russie.
Bref les Chinois sont les grands gagnants de cette guerre absurde entre frères russes et ukrainiens. Ils l’observent calmement, constatant qu’elle n’est pas guerre de civilisation mais plutôt sanglante querelle de famille.
Les Chinois sont heureux de tirer toutes sortes de leçons. Ils voient la difficulté qu’a l’armée russe à avancer dans les villes face à un adversaire déterminé à se battre. Ils admirent le talent des Ukrainiens dans la communication. Ils constatent la capacité de l’Occident à resserrer les rangs dès lors qu’il est menacé. Ayant étudié tout cela, ils vont se montrer très prudents avant d’envahir Taïwan.
Les Chinois sont les grands gagnants de cette affaire et ils sont les seuls. Les autres acteurs géopolitiques sont tous perdants, à des degrés divers et sous des formes diverses. Les Ukrainiens ont gagné la sympathie du monde occidental, mais ça ne leur rendra pas leurs morts, ni leurs immeubles détruits. Les Russes sont d’ores et déjà de très grands perdants car occuper un champ de ruines n’a jamais rien rapporté à personne. Leur économie va prendre un retard qui sera très difficile à rattraper par les jeunes générations post-Poutine.
Les États-Unis sont de très petits perdants, car ils pourront vendre du gaz de schiste à l’Europe. Plus que jamais guidés par leurs émotions, les Européens seront de grands perdants car ce sont eux – pas leurs alliés américains – qui faisaient beaucoup de commerce avec les Russes.
L’imprudence des Occidentaux à n’avoir pas fermé définitivement, en avril 2008, l’accès à l’Otan, et l’agression folle de Poutine apparaissent comme un cadeau du ciel aux Chinois. Ils ne s’y attendaient pas le moins du monde.
Renaud Girard (Geopragma, 9 mars 2022)
Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Andrea d'Ottavi du Centro Studi Polaris cueilli sur le site de l'Institut Iliade.
Guerre en Ukraine : un désastre qui va réveiller l’Europe
Disons-le de suite et sans détour : le conflit entre la Russie et l’Ukraine est la dernière chose qu’il nous fallait, car – surtout d’un point de vue eurocentrique – c’est un conflit qui frappe l’Europe en plein cœur et compromet sa marche difficile vers la plénitude politique et l’indépendance stratégique.
Mais est-ce vraiment là le sort qui nous attend, ou des évolutions positives pourraient-elles inopinément émerger de cette crise ?
Pour tenter de répondre à cette question, il est toutefois nécessaire de faire un pas en arrière, en reconstituant brièvement les faits, en résumant les motivations des hostilités et en essayant de décrypter le rôle joué par les nombreux acteurs participant à ce grand jeu de Risk mondial.
Comment tout a commencé : la guerre de l’information se transforme en escalade militaire
Commençons par le début. Depuis plusieurs semaines, tous les principaux médias occidentaux insistent, en citant des sources du renseignement, sur la possibilité que la Russie se prépare à envahir militairement le territoire ukrainien, se risquant même à identifier une date présumée pour le début des hostilités. Sur un ton étonnamment apocalyptique, le Premier ministre britannique Boris Johnson est même allé jusqu’à déclarer à la BBC que la Russie préparait « la plus grande guerre en Europe depuis 1945« .
Les spéculations sur une attaque russe imminente ont toutefois été immédiatement minimisées tant par Moscou – qui a qualifié les accusations de résultat d’une « hystérie américaine » sans fondement – que par Kiev, qui soit ne croyait pas vraiment à cette hypothèse, soit sous-estimait superficiellement le danger réel.
Dans le milieu des analystes géopolitiques, on a commencé à parler hâtivement d’infoguerre, mais la « guerre médiatique » s’est rapidement transformée en une véritable escalade militaire, à peu près dans les délais et selon les modalités prévus par les initiés de l’anglosphère, manifestement plus que bien informés.
Le reste est une chronique de guerre : la tentative russe de blitzkrieg ne semble pas avoir réussi et la résistance ukrainienne s’avère plus solide et combative qu’on aurait pu le penser. Aujourd’hui, alors que l’on parle même de l’utilisation possible d’armes nucléaires et de troisième guerre mondiale, il existe un risque plus concret de balkanisation dangereuse du conflit, qui, s’il devait durer longtemps, affecterait principalement les peuples et l’économie du Vieux Continent.
Mais comment en sommes-nous arrivés à ce désastre ?
Les raisons de la guerre : au-delà du Donbass et de l’OTAN, il y a plus encore
S’il est certes vrai qu’à l’origine du conflit se trouvent les revendications des populations russophones des deux régions contestées de l’est de l’Ukraine et le besoin de la Russie de ne pas tolérer de nouvelles bases de l’OTAN à ses frontières, il semble simpliste de réduire le casus belli à ces questions de sécurité territoriale et militaire archi-connues et de longue date.
Dans le Donbass, les haines ethniques, remontant au moins à l’époque de la domination soviétique, ont refait surface après la « révolution » de 2014. Ils ne sont donc pas une nouveauté. Si le problème s’était limité aux relations de voisinage difficiles entre Moscou et Kiev, la guerre se serait tout autant limitée aux zones frontalières et n’aurait pas pris la dimension globale qu’on lui connaît actuellement. En outre, il aurait été plus facile et plus rationnel pour la partie russe d’essayer de trouver une solution de compromis par la voie diplomatique, compte tenu également des nombreuses perches tendues par Berlin et Paris, délibérément négligées par Vladimir Poutine, qui a préféré montrer ses muscles et « rompre » avec les partenaires du traité de Minsk.
Le problème de la sécurité de Moscou face à l’encerclement de l’OTAN a peut-être joué un rôle plus important, comme en témoignent les propos du porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, qui, quelques jours seulement avant le début de la guerre, avait déclaré que « le président russe Vladimir Poutine est prêt à négocier. L’Ukraine n’est qu’une partie du problème, elle fait partie du problème plus vaste des garanties de sécurité pour la Russie » (3). Toutefois, il semble qu’il s’agisse ici aussi d’un argument utilisé de manière plutôt spécieuse, si l’on considère également que de nombreux membres du Pacte atlantique ne considéraient pas l’entrée de l’Ukraine dans l’organisation comme nécessaire ou prioritaire.
En bref, il ne semble pas qu’il y ait eu un danger si grand et imminent aux portes de Moscou pour justifier cette démonstration de force sur le territoire ukrainien. De toute évidence, les Russes n’arrivent pas à se défaire de cette vision impérialiste eurasiatique qui les a toujours distingués et qui les amène à considérer les anciennes républiques soviétiques – aujourd’hui encore et malgré eux – comme une partie intégrante de leur propre espace vital.
Mais si ce qui précède doit être considéré comme une motivation insuffisante pour déclencher une guerre à grande échelle, alors quelle logique aurait pu provoquer l’éclatement du conflit ?
Essayons de répondre à cette question en changeant de perspective et en examinant la situation internationale dans son ensemble.
La grande partie de Risk mondial
L’équilibre mondial des dernières décennies repose, de fait, sur un bipolarisme ambigu : les États-Unis et la Chine s’affrontent depuis des années dans une nouvelle « guerre froide » pour la prédominance économique-financière et politique, tandis que l’axe géopolitique mondial s’est déplacé, en conséquence, de l’Atlantique au Pacifique.
Dans ce scénario, cependant, d’autres acteurs tentent de survivre, en essayant de ne pas être submergés par l’hégémonie de la dyarchie sino-américaine : il s’agit principalement du Royaume-Uni, de l’Europe – surtout à travers les initiatives allemandes et françaises – et de la Russie, plus d’autres acteurs plus ou moins émergents qui, cependant, malgré leur réel pouvoir dans la sphère régionale ou sur des questions spécifiques, jouent souvent un rôle plus insignifiant au niveau mondial – pensons par exemple à l’Inde, à la Turquie, à Israël et à une partie du « monde arabe » aussi bien chiite que sunnite.
Tous ces acteurs sont cycliquement et aléatoirement en accord ou en collision les uns avec les autres selon les différents sujets de discorde, dans une sorte de chaos ordonné qui déroute les téléspectateurs mais qui soutient en même temps le schéma « diviser pour régner » – divide et impera – si cher aux Américains et aux Chinois.
Si, pour de nombreuses raisons, il est correct de considérer le Royaume-Uni comme un allié discret et plus que stratégique des États-Unis – avec lesquels il partage souvent les mêmes objectifs hégémoniques, comme dans le cas que nous analysons – les seuls acteurs de haut niveau qui pourraient réellement ébranler la fragile mais commode division du pouvoir entre Washington et Pékin sont la Russie – si libérée du joug chinois – et l’Europe – si réellement unie, armée, forte et indépendante de l’influence anglo-américaine – surtout si elles sont en synergie l’une avec l’autre.
Sur la base de cette hypothèse, les Américains ont donc joué leur jeu dans la nouvelle grande partie de Risk mondial : l’administration Biden, qui a senti le danger après la désastreuse – pour les États-Unis – présidence Trump, a décidé de polariser les relations entre Russie et UE tout en essayant de libérer Moscou de l’étreinte étouffante de son voisin asiatique, lui aussi considéré comme dangereux pour les intérêts américains.
Pour ce faire, elle a mis en place un piège géopolitique dans le but de séparer l’Europe de la Russie et de briser les liens politiques établis entre Moscou et Berlin-Paris, fissurant ainsi également l’axe énergétique russo-européen et le déplaçant à son propre avantage.
L’Ukraine comme prétexte pour une attaque commune contre l’Europe
L’objectif principal des Américains est donc redevenu l’endiguement de l’Europe, devenue ces dernières années un concurrent économique et diplomatique trop dangereux aux ambitions d’indépendance stratégique. Par cette manœuvre, la Maison Blanche voulait également écarter toute possibilité d’un nouveau multilatéralisme asymétrique qui aurait vu un affaiblissement du Pentagone également vis-à-vis de la Chine.
De la même manière, les Britanniques ont également adopté la stratégie made in usa, en courtisant puis en provoquant la Russie afin de frapper indirectement l’Allemagne, identifiée comme leur concurrent continental absolu.
De son côté, le Kremlin, comme nous le disions, est peut-être tombé en plein dans le piège : attiré par la promesse de quelques concessions et croyant pouvoir peser dans les négociations avec Washington et Londres, il a tenté de se joindre à une offensive qui redessinerait l’équilibre mondial et déstabiliserait l’Europe. Et dans ce schéma, Kiev a été choisie comme une véritable victime sacrificielle, d’une grande valeur symbolique et stratégique.
En acceptant de participer à ce projet, Poutine a donc délibérément choisi d’abandonner le dialogue et la coopération avec l’Europe au profit d’une entente renouvelée, tacite et plus ou moins cachée avec le Royaume-Uni et les États-Unis de tradition démocratique, dans un dernier effort désespéré pour tenter de maintenir son propre statut de puissance et essayer de tenir à distance le voisin chinois de plus en plus encombrant, dont il risque de devenir depuis quelque temps déjà le junior partner déclassifié.
Si l’attaque russe contre l’Ukraine est vraiment le résultat d’un accord souterrain mais « objectif » entre Biden et Poutine, ce serait le chef-d’œuvre stratégique anglo-américain contre l’Europe : la guerre en Ukraine pourrait renforcer l’OTAN, détruire le récent axe Paris-Berlin-Moscou mis en place par, entre autres, Macron, mais aussi faire exploser l’entente germano-russe qui se développe depuis l’époque de Brandt avec Schmidt, Kohl, Schroeder et Merkel, ainsi qu’enliser l’Europe également dans la sphère économique.
L’arrêt de la coopération de l’Europe avec la Russie dans le domaine énergétique – notamment en sabotant définitivement le projet de gazoduc North Stream 2 avec l’Allemagne – porterait en effet principalement préjudice aux nations et aux peuples de l’UE.
Bref, l’invasion russe en Ukraine peut générer des avantages très marginaux pour les Russes, elle renforce certainement les Américains, les Britanniques et peut-être les Chinois, mais surtout elle met l’Europe en grande difficulté.
Mais le dernier mot n’a pas été dit.
Le fier réveil européen
Partant du principe que l’Europe doit fondamentalement viser la paix et essayer de faire entendre raison à la Russie qui – comme le pensent ses ennemis occidentaux – en est en réalité un partenaire et un interlocuteur nécessaire, la réponse européenne à la crise, pilotée par les Franco-allemands, a sans aucun doute été intéressante et, à certains égards, surprenante.
Tandis qu’à Bruxelles, comme d’habitude, on discutait démocratiquement et bureaucratiquement des sanctions autodestructrices à infliger à Moscou, la France et l’Allemagne sont passées à l’action, proposant d’abord deux voies différentes de médiation du conflit, puis décidant, après avoir reçu l’intransigeant niet russe, d’envoyer des armes à l’Ukraine de manière indépendante, c’est-à-dire formellement en dehors de l’OTAN, choisissant ainsi de maintenir une centralité autonome dans l’interventionnisme.
À cela s’ajoute le tournant militariste révolutionnaire de l’Allemagne qui, comme l’a déclaré le chancelier Scholtz, a annoncé l’augmentation imminente des dépenses destinées aux forces armées – en pratique, un véritable réarmement – et il est opportun d’enregistrer avec grande attention également les paroles du général Graziano, président du Comité militaire de l’UE, sur la possibilité concrète de créer une armée européenne :
« Nous devons prendre conscience de la nouvelle réalité. Aujourd’hui, il y a des ennemis de l’Europe qui font la guerre. Et je crois que la rapidité avec laquelle l’Union réagit est un tournant historique, qui redessine l’ordre géopolitique mondial. Parce que, quelle que soit la fin de l’invasion de l’Ukraine, tout sera différent à partir de maintenant. Il y a une volonté de changement. L’ambition européenne finale, sanctionnée au sommet de Petersberg et jamais annulée, est de disposer d’une force autonome d’au moins 60 000 soldats » .
Bref, à ce stade, l’UE et l’OTAN sont enfin en concurrence et en désaccord l’une avec l’autre : d’un côté, il y a une Europe belligérante de facto et désormais prête à s’exposer toujours plus militairement, tandis que de l’autre, il y a une Alliance atlantique qui se redécouvre défensive et curieusement attentiste, comme en témoignent les propos du secrétaire Stoltenberg, selon lequel « l’OTAN n’enverra pas de troupes ni ne déplacera d’avions dans l’espace aérien ukrainien » (7).
Une nouvelle volonté de puissance européenne naîtra-t-elle de la crise ?
Cette fois, en somme, un autre pas, certes par réaction, pourrait avoir été réellement franchi vers l’émancipation européenne.
Si l’on poursuit dans cette voie, le processus européen ne s’arrêterait pas face à la crise ukrainienne, mais pourrait au contraire progresser avec une vigueur croissante vers une libération de l’OTAN et de l’asservissement à l’anglosphère.
Nous voulions faire l’Europe grâce à Poutine, maintenant nous la ferons peut-être à cause de lui, malgré et en dépit de sa stratégie géopolitique désastreuse. Le premier cas aurait été préférable, mais ce n’est certainement pas notre faute si, au moment décisif, le président russe a fait le choix inverse, en trahissant les pactes.
L’Europe ira tout de même de l’avant, avec ou sans Moscou : si une nouvelle volonté de puissance émerge réellement, ce sera à nous, Européens, de la soutenir et de la diriger.
Andrea d'Ottavi (Institut Iliade, 6 mars 2022)
Vous pouvez découvrir ci-dessous une conférence de Rémi, Soulié donnée à l'Academia Christiana au cours de l'été 2021 et consacrée à la question de l'identité.
Philosophe et écrivain, Rémi Soulié est l'auteur de plusieurs ouvrages dont Les châteaux de glace de Dominique de Roux (Les Provinciales, 2002), Nietzsche ou la sagesse dionysiaque (Seuil, 2014), Racination (Pierre-Guillaume de Roux, 2018) et Les métamorphoses d'Hermès (La Nouvelle Librairie, 2021).
Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Frédéric Desylve cueilli sur le site de l'Institut Iliade et consacré à l'effacement des héros européens.
Que sont les héros d’autrefois devenus ?
Si vous demandez à un enfant quel est son héros préféré, il y a de très fortes chances pour qu’il vous réponde par le nom d’un « super-héros ». Les jours de Carnaval dans les écoles, vous croiserez Spiderman, Batman ou l’un de leurs acolytes, un Robin des Bois si vous avez de la chance, mais probablement pas d’Hercule ni de Siegfried. Les héros européens sont en voie d’effacement, plus précisément de “super-remplacement” dans l’imaginaire collectif.
Point n’est besoin de revenir ici en détail sur la figure du héros européen – figure saillante porteuse de vertus cardinales ou célèbre pour ses bienfaits – ni de citer d’autres noms que ceux d’Arthur, Cúchulainn, Siegfried et Achille, ou encore Ulysse et Héraklès, pour que nous sachions de quoi il est question.
Désormais, au lieu de quelques individus incarnant les vertus cardinales européennes, nous assistons à une multiplication de clones bon marché qui officient comme autant de têtes de gondoles du supermarché de la bien-pensance. D’un petit nombre de héros inspirants, célèbres pour les bienfaits qu’ils ont apportés ou pour les modèles qu’ils nous proposent, nous sommes passés à une horde grouillante et bigarrée de héros en plastique.
Pourquoi nos héros européens sont peu à peu remplacés ?
Comprendre les raisons de ce remplacement, c’est déjà avancer vers son remède. Plusieurs phénomènes coexistent.
Le premier est la rupture des transmissions traditionnelles combinée à la perte de nos racines. Déclin de la lecture et de la transmission orale au sein de la famille, qui conduit à l’ignorance de plus en plus généralisée de l’existence de nos propres héros. Les enfants ne lisent plus, et leurs parents ne leur racontent plus nos histoires. Coupés de leurs racines, ils sont abandonnés devant des écrans par des adultes complices, qui ne contrôlent pas ce que regardent leurs rejetons. Smartphones, télévision, jeux vidéo sont remplis de super-héros. Est-il besoin de préciser que ces écrans sont alimentés par les mêmes qui préfèrent des super-héros rentables à des héros incompatibles avec le monde globalisé ?
Après la perte des racines vient ensuite la permanence de l’aspiration héroïque. Les peuples ont besoin de héros, du sentiment héroïque transcendant. Mais nos héros européens, personnages d’ascendance divine ou non, incarnent des modèles propres à notre civilisation, à la civilisation européenne. Et c’est bien là ce qui les rend incompatibles avec notre monde moderne, mercantile et globalisé. En étant porteurs de valeurs spécifiques à un peuple, à une aire civilisationnelle, ils sont des obstacles au marché qui nous voudrait tous identiques, standardisés et acheteurs des mêmes produits.
Dès lors, très logiquement, le marché nous propose des héros compatibles avec ses objectifs. Des héros mondialisés et porteurs des valeurs de la morale universaliste. Ces héros de substitution qui nous encerclent, en étant ceux d’aucun peuple, deviennent ceux de tous les peuples et remplacent les héros mythologiques.
Du modèle d’élite au produit de grande consommation : le super-héros comme modèle confortable
Dans la plupart des cas, le super-héros n’est qu’un humain lambda qui reçoit des super-pouvoirs par hasard, s’inscrivant dans la plus pure logique égalitariste : il n’est pas différent des autres, et ce qui lui est arrivé pourrait arriver à n’importe qui. Il n’est qu’un citoyen moyen, mais disposant de super-pouvoirs.
Nous sommes également passés du héros comme élite – appartient à une élite celui qui sait qu’il a plus de devoirs que de droits – au super-héros comme produit de marché. C’est un rapport totalement inversé qui s’est instauré. Au lieu de héros qui personnifient les vertus nécessaires à un peuple donné, valeurs qui fondent son identité et alimentent sa puissance, ce sont les individualismes forcenés et les minorités qui donnent leurs caractéristiques aux super-héros. Noir, musulman, bisexuel, LGBT… la liste est longue et ne cessera de s’allonger à mesure que de nouveaux marchés s’ouvriront.
Il faut souligner en outre que l’identification à un super-héros est bien plus facile qu’à un héros traditionnel, puisque le catalogue est tellement large que vous finirez bien par trouver celui auquel vous pouvez vous identifier sans aucun effort. Aujourd’hui, un héros n’est plus qu’un personnage de fiction mercantile qui lutte pour le « bien ». Le modèle vertical du héros s’est effacé devant le modèle horizontal de la logique de marché.
Et c’est le marché, avec toute sa puissance, qui mène la guerre contre nos héros : encerclement par les produits dérivés et ciblage de toutes les tranches d’âge. Les clients de ces « super-héros » ne sont pas seulement les enfants devenus parents, mais directement les parents. Le marché du super-héros est devenu un marché transgénérationnel qui n’épargne personne. Les parents amènent leurs enfants au cinéma voir le dernier film de « super-machin », et lui offrent ensuite un cartable logoté qui transformera ce pauvre gosse en homme-sandwich. Films, dessins animés, jeux-vidéos, jouets, vêtements, fournitures scolaires, boissons, friandises… L’envahissement est total.
Enfin, et c’est un facteur important, ces « super-héros » sont bien souvent des produits américains. De cette Amérique qui se veut tout sauf européenne. De cette Amérique qui, avec à peine plus de trois siècles d’histoire, demeure elle aussi soumise à ce besoin de culte héroïque, et produit donc des héros antinomiques aux héros européens traditionnels.
Que faire ? Comme toujours, puiser à nos propres sources
Tout d’abord, nous devons nous réjouir du regain d’intérêt pour la mythologie en général, et grecque en particulier. Les héros grecs sont l’archétype du héros européen, la source primordiale à laquelle il faut accompagner les enfants pour qu’ils y puisent.
Ensuite, nous affranchir des écrans et du marché, revenir à nos traditions. Traditions de nos propres héros qui portent et transmettent nos valeurs, et tradition de la transmission au sein de la famille. Raconter des histoires à nos enfants, raconter nos histoires à nos enfants. Redécouvrir, nous adultes, parents, ces histoires, les faire nôtres à nouveau et les raconter à notre tour. Point n’est besoin d’infliger à nos enfants un cours magistral sur le culte héroïque, il suffit de les laisser s’émerveiller devant les exploits de Finn Mac Cumhail, la ruse de Pénélope, et ignorer royalement le lancement de tel ou tel « super-héros » supplémentaire.
Frédéric Desylve (Institut Iliade, février 2022)
Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Renaud Girard, cueilli sur le site de Geopragma et consacré à la décision de Vladimir Poutine de faire envahir l'Ukraine par l'armée de la Fédération de Russie. Grand reporter au Figaro, Renaud Girard est membre du comité d'orientation stratégique de Geopragma.
Les trois erreurs de jugement de Vladimir Poutine
Quelle dégringolade stratégique !
A l’été 2021, Vladimir Poutine était au plus haut de sa cote dans la savane des grands fauves de la géopolitique. Il était à la fois craint et respecté dans le monde. Le président américain s’était déplacé au mois de juin jusqu’à Genève pour s’entretenir avec lui. Avec Joe Biden, Poutine avait reconduit pour cinq ans le traité START de limitation des armements stratégiques. Un cessez-le feu dans la cyber guerre avait également été trouvé entre les Etats-Unis et la Russie. Biden avait même fini par accepter l’ouverture du gazoduc North Stream 2, amenant directement, par la Baltique, le gaz russe à l’Allemagne. En Asie, Poutine avait établi d’excellentes relations avec la Chine, tout en maintenant le lien historique de l’Inde et de la Russie. Il n’avait pas de mauvaises relations avec le Japon et la Corée du Sud. Au Moyen-Orient, Poutine n’avait que des amis, son soutien militaire à la dictature syrienne de septembre 2015 ne lui ayant aliéné ni Israël, ni l’Arabie saoudite, l’ex grand argentier de la rébellion syrienne. En Europe, Poutine avait établi une relation presque amicale avec les leaders français et allemand. Juste avant de se retirer de la politique, la chancelière Merkel lui avait rendu visite à Moscou, le 20 août 2021, afin de lui faire ses adieux. Une visite de courtoisie qu’elle ne fera pas au maître de la Chine.
En reniant ses promesses et en agressant militairement l’Ukraine à l’aube du jeudi 24 février 2022, Vladimir Poutine a commis un acte quasi-suicidaire. Il s’est, tout seul, déplacé du Capitole vers la Roche Tarpéienne. Son invasion d’un pays voisin, pacifique, historiquement frère, reconnu librement par la Russie depuis 1991, est incompréhensible. C’est un acte géopolitiquement irrationnel. Je ne l’avais pas du tout vu venir, je dois le reconnaître humblement.
Envahir l’Ukraine : pour gagner quoi ? La condamnation du monde civilisé ? La haine définitive des Ukrainiens ? La démotivation puis l’embourbement de son armée ? La mort de jeunes soldats russes par milliers ? L’isolement de la Russie et sa faillite économique ? L’intégration de l’Ukraine dans l’Union européenne ?
Annexer la Crimée, sans effusion de sang comme il l’avait fait en mars 2014, était un geste qu’on ne pouvait pas légalement entériner (son prédécesseur au Kremlin ayant garanti l’intégrité territoriale de l’Ukraine par le mémorandum de Budapest de décembre 1994) mais qu’on pouvait comprendre : Poutine voulait éviter que Sébastopol, port militaire de la flotte russe en Mer Noire, tombe aux mains de l’Otan. Faire, en 2014 et 2015, couler le sang russe et ukrainien au Donbass, avait déjà été une erreur stratégique de Poutine. Il n’avait fait que consolider le nationalisme ukrainien – en 2010, une moitié des Ukrainiens avait voté pour un président prorusse ; au premier tour des élections présidentielles de 2019, le candidat prorusse n’obtiendra que 11,7% des voix.
Mais, en envahissant la totalité de l’Ukraine, Poutine a commis une faute cardinale. Il a d’ores et déjà perdu quatre guerres. La guerre morale, en violant la Charte des Nations Unies. La guerre de la communication en traitant Zelensky de nazi : le président ukrainien, courageux et stratège, est devenu un héros pour le monde entier. La guerre économique, car même les banques chinoises se conformeront à la fermeture de l’accès au dollar et à l’euro, imposée aux banques russes. La guerre diplomatique, en effaçant le sentiment de culpabilité qu’avait Berlin envers Moscou depuis l’opération Barbarossa, ainsi que le désir de neutralité de la Finlande et de la Suède. Pourtant Poutine avait été maintes fois averti, notamment par Emmanuel Macron, qu’il courrait au fiasco en passant l’acte.
Cinq jours après son agression, Poutine est tombé au plus bas de sa cote internationale. Il n’est plus respecté, ni même craint, comme le montre la décision allemande de livrer des missiles antiaériens portatifs Stinger à la Résistance ukrainienne.
Cette dégringolade est dû au cumul de trois erreurs de jugement, toutes inspirées par le mépris. Poutine a pensé à tort que les Ukrainiens ne se défendraient pas et que son expédition militaire serait une promenade de santé. Son mépris affichée pour l’UE l’a conduit à sous-estimer la capacité d’union des Européens face au danger. Enfin, sa bunkérisation, loin des élites intellectuelles russes (très opposées à cette guerre), l’a empêché de prendre conseil dans son propre pays.
Le président français continue à parler à son homologue du Kremlin. Macron a raison car la priorité est d’arrêter le bain de sang entre frères ukrainiens et russes. Poutine a exigé la démilitarisation puis la finlandisation de l’Ukraine, ainsi que la reconnaissance de l’annexion de la Crimée. En utilisant ses blindés, il les a rendues plus improbables que jamais.
Renaud Girard (Geopragma, 1er mars 2022)