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Points de vue - Page 63

  • Machiavel, toujours…

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Hervé Juvin, cueilli sur son site personnel et consacré à l'élévation des enjeux de la guerre russo-ukrainienne...

    Économiste de formation et député européen, Hervé Juvin est notamment l'auteur de deux essais essentiels, Le renversement du monde (Gallimard, 2010) et La grande séparation - Pour une écologie des civilisations (Gallimard, 2013). Il a également publié un manifeste intitulé France, le moment politique (Rocher, 2018).

     

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    Machiavel, toujours…

    Au moment où des édiles français proposent de changer le nom d’un lycée nommé Soljenitsyne parce qu’il est russe — savent-ils seulement quel dissident a été Soljenitsyne ? — au moment où la propagande se déchaîne jusqu’à désigner coupables ceux qui cherchent seulement à comprendre les raisons de l’invasion russe de l’Ukraine — essayer de comprendre, c’est déjà être complice ! — encore et encore, revenons-en à Machiavel. Chercher « la verita effettiva de la cosa », voilà la seule ligne que tout élu, tout stratège plus encore, devrait adopter. Et si nous essayions de regarder ce qui est, au lieu de nous remplir de bonne conscience en proclamant ce qui devrait être ?

    Un enjeu qui va au-delà des populations russophones

    La guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine n’a plus pour enjeu la sécurité des populations russophones du Donbass et d’ailleurs, ni le respect de leurs droits, tels qu’ils étaient prévus dans les accords de Minsk. Nous en sommes loin. Ce que le pouvoir russe s’obstine à nommer « opération » est devenu une guerre à signification mondiale, qui échappe largement à la Russie elle-même. Tel qu’il se dessine avec une précision croissante, l’enjeu est la fin de la domination anglo-américaine sur le monde. Cette domination s’exerce aujourd’hui à travers le monopole du dollar dans les transactions internationales, à travers le monopole des marchés de la City de Londres, de Wall Street et du Nasdaq aux États-Unis, plus encore d’une financiarisation insoutenable de l’économie mondiale, et par une instrumentalisation constante des prétendues « institutions internationales » par la tribu anglo-américaine, l’Union européenne n’y échappant pas.

    Cette domination se justifie par une prétention arrogante à détenir le « Bien » et à faire le Bien du monde sans lui, voire contre la volonté exprimée des peuples. Cette domination explique le : « deux poids, deux mesures » qui, par exemple, dispense de toutes sanctions et de tout embargo les puissances coupables des agressions sans mandat des Nations-Unies contre la Libye (le mandat se limitait à la protection de Benghazi), contre l’Irak ou les complices des terroristes islamistes, par exemple en Afghanistan (la CIA contractant avec Ben Laden à Peshawar) ou en Syrie (l’invention britannique des « Casques Blancs »), et paralyse toute enquête sur la responsabilité américaine dans les pandémies échappées des laboratoires sous son contrôle, dans vingt-cinq pays, en Ukraine comme en Chine, en Bulgarie comme en Géorgie ou au Kazakhstan — et à Wuhan.

    Sujet majeur ; des Nations représentant 3 milliards d’habitants exigent du Conseil de Sécurité de l’ONU une enquête indépendante, qu’une administration américaine en panique refuse, mais que le sénateur Rand Paul appelle, incarnant ce peu qui demeure de liberté en Amérique. Et elle explique un fait constaté, de Dakar à Delhi et de Téhéran à Pékin ; 8 milliards d’êtres humains qui sont autant de citoyens d’une Nation, d’héritiers de cultures et de civilisations toutes différentes, liés par leur identité collective et par cette liberté qui s’appelle souveraineté, ne seront pas conduits par cinq ou six cents millions de protestants arrogants et désormais, ignorants. Ajoutons notre lecture à l’emploi à deux reprises des missiles hypersoniques par la Russie ; la cause est entendue, et la sentence est sans appel. Les militaires ont entendu le message. Les mercenaires aussi, qui quittent l’Ukraine quand ils le peuvent.

    L’économie compte

    Le dirigeant historique de la Malaisie, Mohammad Mahathir, l’avait déclaré ; « l’Occident a tout pour être heureux, pourquoi veulent-ils vivre au-dessus de leurs moyens ? » Déclaration modérée, venant du dirigeant d’un pays un temps ruiné par l’attaque organisée par Georges Soros et ses complices contre le ringgit, la monnaie malaise. Saturé par la propagande à quoi se réduit la prétendue « économie » libérale, les Occidentaux ne mesurent pas à quel point l’aisance qu’ils croient devoir à leur travail, leurs entreprises et au génie de leurs dirigeants doit une part décisive au monopole du dollar. À de très rares exceptions près, le prix de toutes les matières premières qui comptent est libellé en dollar, et les marchés à terme de Chicago font les cours des céréales comme celui de Londres manipule les prix de l’or. À de très rares exceptions près, toute grande entreprise poursuivant une croissance mondiale cherche à lever des capitaux sur les marchés américains, à se faire coter sur ces marchés, et utilise les services de banques, d’auditeurs et de consultants américains — sans se rendre compte qu’elle tombe sous le coup des lois américaines.

    Faut-il l’écrire au passé ? Il faut l’écrire au passé. En faisant disparaître quelques semaines Jack Ma, le milliardaire fondateur d’Alibaba au moment de l’introduction en Bourse de sa filiale, Ant, le gouvernement chinois a fait savoir que l’argent ne gouvernait pas la politique de la RPC. En négociant avec la Russie un contrat d’approvisionnement d’énergie à bon compte, en rouble contre roupie, l’Inde envoie un signal que renforce la décision des Émirats arabes unis de vendre du pétrole en yuan, hors dollar — au moment même où le nouveau maître des destinées de l’Arabie Saoudite refuse de prendre Joe Biden au téléphone. Le fait est que le dollar est en train de perdre sa fonction de référence sur les marchés de l’énergie.

    La conclusion pourrait être : avec le monopole des transactions sur les matières premières, le dollar perd sa centralité dans le système monétaire mondial. Elle s’exprime autrement ; depuis le coup d’État monétaire de Nixon, le 15 août 1971, rendant le dollar non convertible en or, depuis une série d’escroqueries américaines, la moins commentée et la plus décisive étant sans doute la substitution de la comptabilité à valeur de marché (« market value ») à la comptabilité à valeur historique au début des années 2000, les États-Unis et, dans une moindre mesure, leurs alliés européens, bénéficient d’un niveau de vie surévalué de quelques 30 %. Qu’ils en profitent tant qu’il est temps !  

    La finance compte

    Qu’il s’agisse de l’allocation mondiale des capitaux ou des systèmes de paiement internationaux, Britanniques et Américains se sont approprié l’essentiel de services financiers qui conditionnent les échanges mondiaux et contribuent à faire du dollar la monnaie d’échange et de réserve mondiale. Cette situation a pu se créer et perdurer à la faveur de trois éléments.

    D’abord, la prétention à l’impartialité ; du WTO au FMI et aux marchés boursiers, le marché, rien que le marché, ses forces anonymes et ses mécanismes universels assurent seuls les échanges et les valorisations. Ensuite, l’absence de concurrence ; pourquoi créer à grands frais ce qui fonctionne déjà ? Enfin, l’acceptation passive d’une forme de supériorité anglo-américaine en matière de finance et de commerce ; eux, ils savent ! Voilà ce qui s’achève, pour autant de raisons décisives. Le mythe de la compétence américaine n’a pas survécu au naufrage de 2008 et d’une faillite bancaire américaine exportée au reste du monde.

    La confiscation des avoirs de la banque centrale russe, après le vol des réserves de la banque centrale d’Iran (et d’immeubles détenus à Manhattan) ou d’Afghanistan, met fin à l’illusion d’impartialité du marché ; la conditionnalité, qui devient le mot d’ordre d’un pouvoir américain désireux d’en finir avec la montée en puissance de la Chine, n’a rien à voir avec le marché, tout avec la politique — et légitime du coup les dispositions analogues prises par d’autres pays, sur d’autres continents. La suspension de grandes banques russes du système Swift réalise ce que de nombreux pays envisageaient comme possibilité extrême ; celle d’une instrumentalisation politique du système de paiement international basé au Luxembourg — et provoque la mise en place de solutions alternatives, comme la Chine en propose déjà.

    Enfin, et surtout, l’extension mondiale des relations financières sous l’égide des fonds d’investissement et des banques anglo-américaines impose des rendements financiers supérieurs à 15 %, incompatibles avec l’industrialisation des pays en croissance, incompatible avec le maintien d’entreprises artisanales, familiales, indépendantes, incompatibles tout autant avec la présence de banques de proximité, finançant l’activité locale par crédit à long terme à faible taux (6 à 7 %), et plus encore, avec l’autonomie stratégique des Nations et la résilience de l’environnement. Bref ; la mobilité internationale des capitaux et des services détermine des abus de droit qui entravent sans cesse davantage la liberté des Nations, prétend leur interdire d’adopter le système économique qui leur convient (par exemple, le financement public des entreprises stratégiques). Voilà pourquoi la globalisation conduit à la guerre, puisqu’elle appelle une uniformisation des règles incompatible avec la liberté des peuples. Voilà pourquoi tout ce qui permet l’application des lois américaines, des principes juridiques, comptables et commerciaux américains suscite non seulement un rejet, mais des alternatives qui auront bientôt marginalisé une puissance qui se prenait pour le monde, et qui devient une Nation provinciale, intolérante et décomposée, dont le monde se dispenserait volontiers.

    La politique compte

    Il est du plus haut intérêt de constater combien de « journalistes » concluent des événements récents à l’isolement de la Russie. Les faits sont pourtant là, établis par les votes à l’ONU lors de la résolution condamnant la Russie, établis aussi par les déclarations des dirigeants. La moitié des pays de l’Union africaine se sont abstenus, son Président, le Président du Sénégal, Macky Sall, s’abstenant lui-même, ce qui illustre le naufrage de la France en Afrique. Si la Chine s’est opposée, l’Inde s’est abstenue, comme la Turquie elle-même, membre de l’OTAN. En Asie, quelques-unes des puissances montantes, comme le Vietnam peu suspect d’allégeance à la Chine, s’est également abstenu.

    Et le Mexique, comme l’Argentine, comme le Brésil, ont fait savoir leur opposition aux sanctions. Le calcul est vite fait ; ce sont des pays représentant plus des deux tiers de la population mondiale qui ont voté contre la condamnation de la Russie, ou se sont abstenus. Et ce sont des dizaines de pays qui entendent bien continuer à commercer avec la Russie, et le font savoir. Et c’est l’Inde qui examine son retrait du « Quad », cette officine des intérêts anglo-américains dans le Pacifique. Et ce sont des dirigeants de partout, en Afrique comme en Asie et en Amérique latine, qui interrogent ; si le Tribunal Pénal International existe, comment se fait-il que les Donald Rumsfeld, Tony Blair, Colin Powell, Madeleine Allbright, Victoria Nuland, parmi d’autres, n’aient jamais été traduits devant le procureur ?

    Sans doute ne savent-ils pas que les États-Unis n’ont jamais reconnu le Tribunal Pénal International, ni les conventions internationales sur le droit de la guerre. Mais que sait encore une Union européenne qui, pour avoir célébré la chute du Mur de Berlin et faute d’assurer elle-même sa défense, n’a pas su faire tomber le Mur de l’Ouest, a chéri une occupation américaine qui la dispensait de tout effort stratégique, comme l’a justement dénoncé Donald Trump ? Victoire rapide ou enlisement des forces russes changeront peu de chose à un renversement du monde en cours, et que l’Asie attend avec gourmandise, laissant aux Russes leur incertaine aventure militaire — elle a le temps d’en finir avec le péril blanc. Abandonnant toute notion d’autonomie stratégique, courant piteusement se réfugier à l’abri théorique de l’OTAN, l’Union européenne pourrait bien se retrouver entraînée dans la chute de l’empire américain, trop soumise, trop muette, et trop assoupie dans un confort usurpé, pour pouvoir aider son allié à reprendre pied dans un monde qu’il ne comprend plus.

    La seule véritable urgence stratégique pour l’Europe est de regarder la réalité en face. Nous ne sommes plus les maîtres du monde.

    Hervé Juvin (Site officiel d'Hervé Juvin, 20 mars 2022)

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  • Immigration : l'humanité au service de la radicalité...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous une vidéo de Nicolas Faure consacrée à l'immigration et à son traitement sans faiblesse qui ne peut s'effectuer qu'avec la plus grande humanité possible. 

     

                                

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  • Le soutien infaillible à Vladimir Poutine, mauvais calcul des russophiles ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de David Engels cueilli sur le site de Valeurs actuelles et consacré au soutien des conservateurs européens à la Russie poutinienne.

    Historien, essayiste, enseignant chercheur à l'Instytut Zachodni à Poznan après avoir été professeur à l'Université libre de Bruxelles, David Engels est l'auteur de deux essais traduits en français, Le Déclin. La crise de l'Union européenne et la chute de la République romaine (Toucan, 2013) et Que faire ? Vivre avec le déclin de l'Europe (Blauwe Tijger, 2019). Il a  également dirigé un ouvrage collectif, Renovatio Europae - Plaidoyer pour un renouveau hespérialiste de l'Europe (Cerf, 2020).

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    Guerre en Ukraine : le soutien infaillible à Vladimir Poutine, mauvais calcul des russophiles

    Cela fait presque trois quarts de siècle que des parties importantes de l’Europe ont conclu une alliance étroite avec les États-Unis, qui ont non seulement réussi à mettre fin victorieusement à la guerre froide contre l’Union soviétique totalitaire et à surmonter la division de l’Europe, mais aussi à représenter jusqu’à aujourd’hui les intérêts occidentaux sur d’autres continents. Certes, les États-nations européens ont été relégués au rang de partenaires juniors des États-Unis et ont été massivement affectés par l’américanisation, mais cela était déjà prévisible avant la Première Guerre mondiale –, c’est un destin que la plupart des Européens paraissent accepter sans trop de résistance. Mais il semble qu’aujourd’hui, face à l’agression russe contre l’Ukraine, de nombreuses personnes, non seulement en France et en Allemagne, mais aussi dans d’autres parties de l’Europe occidentale, ne se rangent pas du côté de l’agressé et de l’alliance atlantique à laquelle la majorité des Ukrainiens souhaite également adhérer, mais prennent plutôt parti pour la Russie – un fait surprenant, dont la compréhension en dit long sur les lignes de fracture au sein de la société européenne.

    Il est bien connu que les États-Unis se sont rendus impopulaires à gauche de l’échiquier politique et dans une grande partie du monde extra-européen en raison de leur interventionnisme aussi maladroit que faussement moralisant ; et il est également connu que leur promotion de plus en plus agressive d’une idéologie que l’on ne peut plus qualifier que de marxisme culturel leur a valu maints ennemis du côté des conservateurs. De nombreux conservateurs craignent donc, non sans raison, qu’un rattachement de l’Ukraine à l’alliance de défense occidentale ne porte le coup de grâce aux valeurs traditionnelles dans cette partie du monde également, et voient dans une occupation par la Russie, supposée conservatrice, un contrepoids possible. La sympathie de certains conservateurs à l’égard de la Russie ne se limite toutefois pas au contexte ukrainien, mais concerne toute l’Europe, car beaucoup doutent que la domination libéral-gauchiste actuelle tolère encore un retournement interne vers des valeurs plus traditionnelles, et placent donc leurs espoirs dans la Russie en tant que sorte de deus ex machina : plus la Russie devient puissante en Europe, plus la situation a des chances de s’améliorer pour les conservateurs européens, selon leur calcul.

    La Russie est une civilisation à part entière

    Même si ces arguments, pris individuellement, ne sont pas totalement incompréhensibles, ils sont incomplets et problématiques dans leur ensemble. Si l’on fait abstraction de l’odieux cynisme qui consiste à minimiser une guerre d’agression meurtrière et à refuser à l’Ukraine ce droit à l’autodétermination nationale auquel les conservateurs attachent par ailleurs tant d’importance, on constate ici deux erreurs fondamentales: l’idée fausse que la Russie fait partie intégrante de l’Occident et l’assimilation erronée du conservatisme russe au conservatisme européen.

    Comme l’ont souligné à maintes reprises, au moins depuis le XIXe siècle, les penseurs russes eux-mêmes, la Russie est une civilisation à part entière, qui, certes, partage quelques racines avec la civilisation européenne, mais qui les réinterprète de manière autonome et suit en fin de compte une dynamique culturelle d’un tout autre type. Prendre constamment la Russie à partie contre l’Occident et solliciter une “compréhension” bienveillante que l’on n’accorde généralement même pas à ses voisins européens immédiats, surtout en ce qui concerne le droit de la Russie à son propre espace stratégique, ne signifie finalement rien de moins que la désolidarisation avec les intérêts de notre propre civilisation européenne, aussi problématique que soit son cours idéologique actuel – une attitude qui rappelle curieusement la haine de soi des libéral-gauchistes, bien que dans une perspective diamétralement différente. Alors que la gauche méprise l’Occident en raison de sa prétendue culpabilité historique (de la “suprématie blanche” par la “masculinité toxique” jusqu’au “racisme systémique”), et veut délibérément le démanteler, les conservateurs russophiles considèrent leur propre civilisation comme irrémédiablement pervertie et projettent tous leurs espoirs dans la jeune culture russe, qu’ils interprètent le plus souvent comme la seule porteuse d’avenir – en fin de compte, une curieuse forme d’exotisme qui, morphologiquement parlant, présente probablement des motivations similaires à la conversion à l’islam de certains conservateurs d’Europe occidentale.

    La Russie n’est pas un État, mais un monde en soi

    L’autre erreur, étroitement liée à celle-ci, repose sur une incompréhension des priorités idéologiques du régime russe, dont on suppose naïvement qu’il se soucie réellement de l’avenir du “vrai” Occident, qui serait conservateur, chrétien, souverainiste et ethnoculturellement homogène. La réalité est tout autre. Les valeurs conservatrices telles que la garantie de la liberté de l’individu n’ont jamais été une priorité en Russie ; la relation positive avec l’islam, dont l’influence ne cesse de croître, constitue un pilier central du pouvoir de Poutine, qui aime autant s’entourer de popes que d’imams et lance délibérément des mercenaires tchétchènes contre le “peuple frère” ukrainien ; le degré de respect de l’autonomie nationale se manifeste sous nos yeux dans les villes ukrainiennes bombardées ; et l’instrumentalisation des migrants musulmans pour déstabiliser la Pologne montre à suffisance la crédibilité du prétendu engagement pour l’identité culturelle de l’Occident.

    Bien sûr, il faut apprendre à interpréter toutes ces questions du point de vue russe et, pour mieux analyser la situation mondiale, il faut bien sûr aussi développer une meilleure compréhension des intérêts russes, et ce sans préjugés préalables. Mais en tant que patriote européen, l’on devrait aussi reconnaître que la politique russe est, dans de nombreux domaines, incompatible avec les objectifs et les conceptions de base des conservateurs européens. La Russie n’est pas un État, mais un monde en soi, et ne peut pas être classée dans les catégories occidentales typiques d’un “État-nation” sans perdre sa propre essence : à savoir une logique spatiale propre, dans laquelle il ne s’agit rien de moins que de la création (ou du rétablissement) d’un grand espace à dominance russe, mais en fait extrêmement multiculturel, entre la Vistule et l’Amour, qui ne pourra jamais être mis en relation de manière satisfaisante avec le monde fragmenté des multiples petits États européens.

    Cela ne signifie pas que la Russie ne pourra pas un jour être l’alliée orientale d’une puissante fédération d’États européens, mais elle ne se laissera jamais reléguer au rang de membre institutionnel égalitaire d’une telle alliance. Ce ne sont donc pas les intérêts des conservateurs allemands, espagnols ou français qui figurent en tête de la liste des priorités du Kremlin, mais la question de savoir comment la Russie peut redevenir un acteur politique dominant en Eurasie, ce que les voisins occidentaux de la Russie doivent bien ressentir comme une menace réelle, compte tenu de la logique impériale inhérente à la vision russe du monde. Il est certes dans l’intérêt de la Russie d’écarter la menace idéologique de la bien-pensance et du wokisme en soutenant occasionnellement les conservateurs européens pour affaiblir ses adversaires ; mais au plus tard à partir du moment où une Europe conservatrice forte et unie sera effectivement mise en place, les alliés actuels de la Russie constateront que Moscou, pour protéger son flanc ouest, mènera en Europe une politique de divide et impera qui n’aura rien à envier à celle des États-Unis, et que l’on sera allé de Charybde en Scylla…

    David Engels (Valeurs actuelles, 16 mars 2022)

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  • Quinze visions de l'Europe...

    Nous reproduisons ci-dessous la traduction d'un article d'Erik Lehnert, de Benedikt Kaiser et de Till-Lucas Wessels cueilli dans le numéro d'octobre 2018 de la revue "néo-droitiste" allemande Sezession et consacré aux principales visions de l'Europe qui existent ou ont pu exister dans l'espace politico-idéologique.

     

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    Nation et Europe - Quinze conceptions

    Mitteleuropa
    La conception la plus connue de la Mitteleuropa repose sur le livre du même nom de l'homme politique libéral Friedrich Naumann (1860-1919). Paru en 1915, il devint rapidement un best-seller. Dans le contexte du débat général sur les buts de guerre, Naumann y revendiquait un "impérialisme libéral", par lequel il voulait avant tout assurer la survie des deux États allemands, l'Empire allemand et l'Autriche-Hongrie.
    Le long débat autour de ce livre a montré qu'en Allemagne, personne n'avait sérieusement réfléchi aux buts de guerre avant le début de la guerre et que beaucoup n'étaient pas d'accord avec les exigences exagérées des cercles völkisch.
    Le point de départ des réflexions de Naumann était la fusion de l'Empire allemand avec la double monarchie, d'abord sur le plan économique, puis sur le plan politique. Les causes en étaient la guerre, qui remettait en question la survie, et le fait, postulé par Naumann, que seuls les grands espaces économiques étaient capables de survivre à long terme.
    Naumann était convaincu que non seulement les deux pays seuls, mais aussi les deux ensemble étaient trop petits pour survivre et qu'il fallait donc, si l'on ne voulait pas sombrer dans l'isolement, se joindre à l'Angleterre ou à la Russie pour pouvoir survivre ensemble en tant que "monde".
    Mais la souveraineté n'existerait que si l'on devenait soi-même un centre, en réunissant un territoire plus grand, à l'instar du Zollverein allemand. L'Allemagne entière devait donc devenir une puissance économique de "première classe" et, pour ce faire, intégrer les autres États et nations d'Europe centrale afin de devenir ensemble un corps économique mondial propre.
    Naumann n'a été concret qu'en ce qui concerne l'union des deux États allemands, il est resté discret sur d'autres points et a misé sur l'attractivité de la nouvelle Mitteleuropa, à laquelle les États se rallieraient ensuite d'eux-mêmes.
    Fidèle à ses convictions nationales et sociales, Naumann voulait faire de ce projet l'affaire du peuple. La Mitteleuropa est l'une des "idées de 1914" qui ont finalement échoué à l'issue de la guerre, mais qui sont restées d'actualité en raison du chaos provoqué en Europe centrale par les traités de la banlieue parisienne. (EL)

    Paneurope/États-Unis d'Europe
    L'Union paneuropéenne du publiciste austro-japonais Richard Nikolaus Coudenhove-Kalergi (1894-1972) peut être considérée comme l'un des projets précurseurs de l'UE pendant un temps les plus réussis. L'élément central de l'œuvre de Coudenhove-Kalergi de 1923 était la création en plusieurs étapes d'une fédération européenne d'États : mise en place d'un traité d'arbitrage européen, d'une alliance défensive et d'une union douanière.
    Cette union d'États devait à son tour servir de point de départ à une unification globale sur le modèle des États-Unis, son objectif principal étant d'empêcher de nouveaux conflits armés en Europe et d'affirmer le continent face à l'Union soviétique et aux États-Unis d'Amérique.
    Coudenhove-Kalergi était donc tout aussi réticent à la participation de la Russie à cette alliance qu'à celle de la Grande-Bretagne, liée par essence aux États-Unis, bien qu'il n'exclue pas par principe l'adhésion de l'un ou l'autre pays.
    En revanche, les colonies d'outre-mer des États européens devaient être intégrées. Coudenhove-Kalergi les considérait comme une opportunité féconde pour nourrir la population croissante de l'Europe. En règle générale, Coudenhove-Kalergi est aujourd'hui perçu comme le représentant et le précurseur d'une union européenne démocratique.
    Winston Churchill s'est ainsi référé à lui lorsqu'il a appelé à la création des "États-Unis d'Europe" dans son "Discours à la jeunesse universitaire". Comme Coudenhove-Kalergi, il excluait toutefois la Grande-Bretagne et la Russie de cette Europe. (TLW)

     

    Union douanière européenne/Noyau européen (Kerneuropa)
    L'"Union douanière européenne" souhaitée par Otto Strasser (1897-1974) et d'autres nationaux- révolutionnaires dissidents a été modifiée à plusieurs reprises. Dans les années 1920, on a d'abord formulé l'objectif d'un "noyau européen". Celui-ci donnerait naissance à un marché intérieur qui comprendrait, outre l'Allemagne, les pays d'Europe centrale apparentés sur le plan économique, à savoir la Hongrie, le Danemark, les Pays-Bas, le Luxembourg et la Suisse.
    On soulignait expressément qu e la création réussie d'un noyau européen avec un système monétaire commun signifierait qu'à partir de ce noyau, d'autres étapes de mutualisation pourraient avoir lieu au niveau de l'Europe.

    Les "États-Unis d'Europe"
    Les "États-Unis d'Europe" – avec l'Allemagne comme hégémon naturel – ont été évoqués comme objectif à long terme. Dans les années 1960 et 1970, les partisans de Strasser, autour de leur inspirateur, défendaient l'idée d'une "fédération européenne" qui, en fin de compte, s'en tenait à l’union douanière de la "Kerneuropa" dominée par l'Allemagne.
    Strasser formulait après la Seconde Guerre mondiale que cette fédération possédait une légitimité "si elle préservait la spécificité des peuples européens et assurait leur possibilité de développement". Comme Oswald Mosley ou Pierre Drieu la Rochelle, Strasser soulignait la nécessité de s'opposer à tout nivellement, car la diversité proprement européenne constituait "la force et la beauté de l'Europe" - la fédération européenne autour du noyau dur de l'Europe devait être conçue de manière à préserver la plus grande autonomie d'action possible pour chaque peuple.
    Contrairement à Drieu (avant 1945) et Mosley (après 1945), Strasser ne voulait pas que les États-nations se fondent dans un État européen, mais voulait "confédérer" les différentes nations ; la correspondance de Strasser avec Mosley, en particulier, illustre le fossé qui le sépare de la "nation Europe". (BK)

    L'Europe intermédiaire (Zwischeneuropa)
    De nombreux nouveaux États-nations sont nés en Europe centrale et orientale de l'héritage des empires disparus lors de la Première Guerre mondiale. Après la consolidation de l'Union soviétique, il est devenu clair qu'ils n'auraient guère de chance de survivre isolément.
    C'est dans ce contexte que des intellectuels et des hommes politiques ont discuté de différentes variantes de coopération transnationale, qui ont été balayées par la Seconde Guerre mondiale et la domination communiste qui s'en est suivie et qui ne sont redevenues d'actualité qu'après la fin de la Guerre froide et la dissolution de l'Union soviétique en différents États nationaux.
    Le précurseur de cette idée fut le maréchal polonais Piłsudski, qui voulait rétablir la Pologne dans ses frontières médiévales. A long terme, il envisageait la création d'une fédération slave qui s'étendrait de la mer Baltique à la Méditerranée (Miedzymorze, "mer intermédiaire").
    Cette idée, qui perdure aujourd'hui sous le nom d'Intermarium, a toujours été caractérisée par une opposition frontale à l'Allemagne à l'ouest et à la Russie à l'est. Le journaliste et économiste Giselher Wirsing (1907-1975) élargit l'idée et forgea en 1932 le terme d'"Europe intermédiaire" pour les États situés entre l'Allemagne et l'Union soviétique.
    Dans son livre du même nom, il préconisait que l'Allemagne, après l'échec de son incursion dans l'océan mondial et sa vaine recherche d'amitié avec l'Ouest, se tourne vers l'Est. L'Allemagne devait se rapprocher des peuples de l'Europe intermédiaire afin de développer une forme d'économie autonome, qui devait s'opposer aussi bien au marxisme doctrinaire qu'au capitalisme impérialiste.
    Il avait en tête une structure fédéraliste de l'espace germano-intereuropéen basée sur les nations, tout en ne reniant pas le modèle de l'Union soviétique. Le seul moyen d’affirmer une identité était que les États ne disposent que d'une souveraineté de façade.
    La renaissance actuelle du concept d'Intermarium n'a rien à voir avec Wirsing et est propagée comme une alternative à l'UE dominée par l'Allemagne, bien que la plupart des États concernés soient entre-temps eux-mêmes devenus membres de l'UE. Une variante de cette idée relevant de la realpolitik se cache derrière le regroupement des pays dits de Visegrád (Pologne, Hongrie, République tchèque, Slovaquie) dans une union douanière, qui subsiste aujourd'hui sous le toit de l'UE en tant qu'alliance informelle. (EL)
    Eurasie
    La notion d'"Eurasie", utilisé notamment dans l'entourage du philosophe Alexandre Douguine (né en 1962), n'est qu'une ébauche d'une conception concrète de l'organisation. En fait, Douguine a d'abord formulé une série de théories sur les grands espaces qui examinent si et comment la Russie appartient à l'Europe et le contraire.
    Chez Douguine, le terme "Eurasie" a en outre une composante métaphysique et parfois même spirituelle. Les partisans de l'"Eurasie" défendent la thèse selon laquelle il existe un bloc eurasien qui s'oppose diamétralement à la partie atlantique et occidentale du monde.
    Il existe différentes idées sur l'étendue de ce bloc. Elles vont de l'espace couvert par l'Union économique eurasienne (composée en premier lieu de l'Arménie, du Kazakhstan, du Kirghizstan, de la Biélorussie et de la Russie) à l'"Eurasie de Dublin à Vladivostok", promue un temps par Douguine.
    Quoi qu'il en soit, les peuples européens et asiatiques en font partie à part égale, et la Russie occupe une position hégémonique naturelle. Du côté de la Révolution conservatrice et du nationalisme social-révolutionnaire de gauche, des revendications correspondantes avaient déjà été formulées avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, et elles se sont exprimées en conséquence après la guerre, par exemple par la voix d'Ernst Niekisch, d’Ernst von Salomon ou d’Otto Strasser.
    Au niveau européen, deux autres penseurs eurasistes, Jean Thiriart et son élève Carlo Terracciano, prenaient le relais. Le premier, athée matérialiste, propageait une approche rationnelle et géopolitique de la thématique, tandis que Terracciano se référait fortement à des aspects de la philosophie de Julius Evola et ne se limitait donc pas à la promotion d’une alliance anti-américaine, mais soulignait, comme les premiers eurasistes russes autour de Nikolaï Trubetskoï, le besoin d'un renouveau spirituel. (TLW)

     

    Ordre du grand espace
    Le juriste Carl Schmitt (1888-1985) a produit un approfondissement du concept d'empire en 1939 avec sa conférence intitulée "Völkerrechtliche Großraumordnung mit Interventionsverbot für raumfremde Mächte" (Le droit des peuples réglés selon le grand espace proscrivant l'intervention de puissances extérieures). Il y reprend les idées de base de la doctrine Monroe de 1823, dans laquelle le président américain Monroe avait proclamé, outre l'exigence d'indépendance des États américains, la non-intervention des puissances extra-américaines dans cet espace, avec en même temps la non-intervention de l'Amérique dans des espaces extra-américains.
    Selon Schmitt, le principe "l'Amérique aux Américains" a été interprété par la suite comme un droit de domination des Nord-Américains sur l'ensemble de l'Amérique, qui a finalement été étendu au monde entier en 1917 avec l'entrée en guerre des Américains.
    La raison en est que les Américains considèrent le monde comme un marché de capitaux ouvert, qui fonctionne au mieux avec une constitution libérale et démocratique, ce qui justifie toute intervention contre des forces réticentes. Schmitt reprend l'idée d'un grand espace concret et l'applique à l'Europe et à la situation précédant immédiatement le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale.
    Dans l'esprit de la doctrine Monroe originelle, il revendique pour l'Allemagne le droit de régler elle-même les affaires allemandes mais aussi européennes, sans ingérence de puissances étrangères à l'espace, et proclame un grand espace européen.
    Celui-ci s'oriente vers les frontières continentales et exclut donc la Grande-Bretagne. Ce grand espace est déterminé par l'Empire allemand, qui se trouve au centre de l'Europe et donc en position de front contre les deux universalismes : l'Est bolchevique et révolutionnaire mondial et l'Ouest libéral et démocratique assimilant les peuples.
    En revanche, le Reich doit défendre la "sainteté d’une organisation de la vie non universaliste, populaire et respectueuse des peuples", qui prend forme dans le Großraum. Schmitt voyait dans cette association la condition d'un véritable ordre nouveau, capable d'intégrer à la fois le peuple et l'État dans les représentations spatiales du XXe siècle.
    L'Empire allemand devait être pour les peuples d'Europe le garant de leurs formes de vie. Cette conception a été profondément discréditée par la suite, mais reste vivante en tant que forme opposée aux idées de politique européenne de l'après-guerre, si l'on conçoit l'UE comme le contraire du grand espace européen imprégné par l’idée d’empire. (EL)

     

    Eurofascisme
    L'eurofascisme était un courant intellectuel idéo-politique qui connut son apogée de 1934 à 1945, avant que ses dernières ramifications ne se fondent diversement dans la "nation Europe" (Mosley) ou dans l'"Eurasie" (Douguine/Thiriart). Géographiquement, l'Etat fédéral euro-fasciste, tel qu'il était essentiellement défendu par Pierre Drieu la Rochelle (1893-1945), mais aussi par les Belges José Streel et Pierre Daye, englobait l'Europe actuelle sans la Russie, mais avec la Grande-Bretagne ; d'un point de vue purement géographique, il était identique au concept de Mosley.
    La différence résidait dans le degré de fédéralisation : le concept de Mosley était plus centralisé, celui de Drieu plus subsidiaire et fédéraliste selon la ligne "région, nation, Europe". Drieu voyait les obstacles à une unification européenne surmontés par une résolution des questions frontalières européennes au moyen de fonctions de pont régionales dans une "Paneurope" sociale (à ne pas confondre avec Coudenhove-Kalergi).
    Il faudrait d'abord se détourner de l'Europe "bourgeoise" pour aller vers une Europe "jeune", débarrassée du chauvinisme, de la décadence et de l'individualisme. L'eurofascisme en tant que phénomène "roman" était en outre un mouvement de protestation contre l'"Europe" allemande national-socialiste ("Grand Reich germanique", etc.).
    Le 15 juillet 1944, Drieu publie un règlement de comptes avec la politique étrangère nazie ; jusqu'à aujourd'hui, ce Bilan fasciste est considéré comme un texte clé des mondes d'idées "européistes" de droite. Dans l'environnement nazi lui-même, il n'y avait que des projets isolés, principalement économiques, d'instituts subordonnés ("Communauté économique européenne") [NDT : la lecture du récent essai de Georges-Henri Soutou, Europa ! - Les projets européens de l'Allemagne nazie et de l'Italie fasciste (Tallandier, 2021) permet de nuancer fortement ce propos.].
    Outre le juriste Alexander Dolezalek, l'historien Karl Richard Ganzer a également réfléchi au nouvel ordre européen dans son ouvrage Das Reich als europäische Ordnungsmacht (1941). Ces tentatives et d'autres sont restées marginales jusqu'à la fin de la guerre, tandis que l'européisme des tranchées propre à la Waffen-SS a survécu à l'année 1945 dans les cercles de vétérans. (BK)

     

    Union européenne
    Les débuts de l'actuelle Union européenne ne sont pas le fruit de théories politiques européennes, mais s'inscrivent dans la tradition de la politique d'alliance classique. Dans le Pacte de Bruxelles de 1948, la France, la Grande-Bretagne et les pays du Benelux s'étaient réunis pour former une alliance défensive.
    L'arrière-plan était la guerre froide qui se profilait et la peur de l'Allemagne, dans laquelle on voyait un danger potentiel malgré la démilitarisation. Avec l'adhésion de l'Union occidentale à l'OTAN, créée un an plus tard, les efforts d'unification européenne se sont ensuite concentrés sur le domaine économique, auquel l'Allemagne a également pu participer.
    La Communauté du charbon et de l'acier de 1951, qui avait pour objectif principal d'harmoniser les industries allemande et française de l'acier et du charbon, et qui a également impliqué l'Italie et les pays du Benelux et créé pour la première fois une autorité supranationale, est considérée depuis lors comme l'embryon de la future Communauté européenne.
    Quatre ans plus tard, l'Allemagne a obtenu une souveraineté limitée par le traité de Paris et a adhéré au pacte de Bruxelles (aujourd'hui Union de l'Europe occidentale) et à l'OTAN, ce qui a cimenté la division de l'Europe en deux blocs. En 1957, les traités de Rome ont été suivis par la Communauté économique européenne et la Communauté de l'énergie atomique.
    Ces communautés sont devenues la Communauté européenne, à laquelle ont adhéré en 1973 quelques pays d'Europe du Nord. En 1981, la Grèce, le Portugal et l'Espagne, jusqu'alors exclus en raison de leur régime autoritaire, ont suivi.
    Le souhait exprimé depuis le milieu des années 1980, surtout par la France, d'élargir la CEE pour en faire un marché intérieur européen a été exaucé en 1992 avec le traité de Maastricht, qui a créé l'UE en tant qu'union économique et monétaire.
    En 1995 a suivi le deuxième élargissement au nord, en 2002 l'introduction de l'euro (que 19 pays ont aujourd'hui comme monnaie), et à partir de 2004 l'adhésion des pays d'Europe centrale et orientale. Le traité de Lisbonne, adopté en 2007 et définissant l'UE comme un super-État centralisé, était un compromis, la Constitution européenne n'étant pas applicable en raison de l'échec des référendums en France et aux Pays-Bas.
    La Croatie a été le dernier pays à rejoindre l'UE en 2013, ce qui signifie que 28 [NDT : article écrit en 2018, donc avant le Brexit] des 47 Etats européens font désormais partie de l'UE. (EL)

    Nation Europe
    Le concept européen de "Nation Europe" est dû à Oswald Mosley (1896-1980). Mosley a été d'abord un politicien tory dans l'entre-deux-guerres, puis est passé au parti travailliste avant de se faire connaître en tant que fondateur du parti British Union of Fascists (BUF).
    Mosley et son entourage se sont progressivement détournés du fascisme et de l'un de ses fondements, le nationalisme. Dans les années 1930, l'image de la "nation européenne" centrée sur l'Occident avait déjà été esquissée, mais la conception proprement dite date de la période allant de 1945 à la mort de Mosley, 35 ans plus tard.
    L'objectif de la "nation Europe" était, comme le résume Mosley dans un texte de programme (Je crois en l'Europe, 1962), de former un État unitaire européen qui devait "préserver les peuples européens du nivellement et du mélange", "que ce danger vienne de l'américanisation ou de la bolchevisation".
    Marquée par les "guerres fratricides" européennes, la guerre froide et le déclin de l'énergie vitale européenne, la pensée de Mosley s'orientait vers un projet de grand espace qu'il concevait comme une union de tous les pays européens - y compris la Grande-Bretagne et l'espace colonial africain ("Eurafrique"), à l'exclusion de la Russie - conjugant les spécificités régionales et nationales afin d'agir ensemble comme un bloc de pouvoir avec un gouvernement central commun et une armée commune.
    Les différents pays devaient jouer un rôle similaire à celui des composantes fédérales de la Grande-Bretagne ou de l'Allemagne : selon Mosley, un Écossais restait finalement un Écossais même au Royaume-Uni, et un Bavarois un Bavarois même dans une Allemagne unifiée.
    Les idées de Mosley ("socialisme européen" dans un "Etat européen") ont circulé au sein de la droite d'après-guerre dans l'environnement de la (première) revue Nation Europa, de l'European et de certains cercles d'intellectuels autour de Maurice Bardèche, avant que l'idée de la nation européenne ne soit peu à peu reléguée à l'arrière-plan de la droite et développée par d'anciens "mosleyens" comme Jean Thiriart, par exemple dans le domaine eurasiatique. (BK)

    Une Europe à plusieurs vitesses
    Depuis la création de la Communauté européenne, des efforts ont été déployés pour rapprocher les situations juridiques des pays membres et aplanir les différences, notamment économiques, par le biais de la redistribution. Ces efforts, regroupés sous le terme de "politique de réforme", se basent sur l'Acte unique européen, entré en vigueur en 1987.
    La politique de cohésion qui en a résulté a permis de redistribuer dans le temps de sa mise en œuvre environ mille milliards d'euros. L'idée est que les conditions de vie au sein de l'UE doivent être aussi semblables que possible.
    La crise de l'euro en 2010 a mis un frein à cette idéologie, car il est devenu évident qu'il existait de trop grandes différences entre les économies des différents pays membres pour pouvoir les combler uniquement par des transferts.
    La crise a donc entraîné une renaissance de la vieille idée selon laquelle les pays européens au développement similaire devraient coopérer plus étroitement que les autres pays moins proches. L'application cohérente de cette idée aurait dû limiter l'euro à quelques pays.
    Toutefois, l'introduction de la monnaie unique ne reposait pas sur l'hypothèse de vitesses de développement différentes à long terme en Europe, mais suivait l'idéologie de ce que l'on appelle l'intégration par étapes.
    Celle-ci s'attendait d'une part à ce que la zone euro s'aligne rapidement et à ce que le reste des pays remplisse également rapidement les critères de l'euro grâce à des transferts (fonds de cohésion).
    L'appel à un euro du Nord et à un euro du Sud, qui diviserait la zone euro en deux, est l'expression d'une Europe à plusieurs vitesses, pensée de manière cohérente, qui veut éviter une Europe reposant sur le transfert sans remettre en question l'unification européenne.
    Le discours sur le noyau dur de l'Europe, qui englobe le Benelux, la France et l'Allemagne, a une tradition nettement plus longue. Jusqu'à présent, cette idée ne s'est concrétisée que par la création d'unités militaires communes.
    Parfois, la notion de noyau européen se réfère à l'"Europe intérieure", qui prend alors comme référence commune l'adhésion à l'OTAN, la participation aux accords de Schengen et l'euro, et qui englobe des États aussi différents que l'Allemagne, le Portugal et l'Estonie. (EL)

    L'Europe des patries
    Le slogan d'une "Europe des patries" est particulièrement apprécié parmi les populistes de droite, de l'AfD au Rassemblement national. L'expression remonte au général et président français Charles de Gaulle (1890-1970), qui l'a forgée au début des années 1960 pour la distinguer des "États-Unis d'Europe" et de l'intégration européenne qui y était liée.
    Avec ce concept, De Gaulle voulait satisfaire les intérêts nationaux des différents États et assurer le rôle de leader de la France face à l'influence américaine. La France devait rester le centre de l'Europe et les autres États devaient s'organiser autour d'elle comme un anneau satellite.
    Un noyau européen carolingien composé de la France, de l'Allemagne et des pays du Benelux devait ouvrir la voie et, par son rayonnement, favoriser la détente et les rapprochements entre les blocs. L'objectif à long terme était une "Europe de l'Atlantique à l'Oural". En 2018, on entend généralement par "Europe des patries" une alliance de coopération d'États-nations souverains coopérant dans certains domaines.

     

    Les pouvoirs législatif, judiciaire et exécutif incombent aux États membres respectifs et il n'y a pas d'autorité centrale. La position hiérarchique des différents États d'une telle Europe est caractérisée par une tension permanente, car les questions d'hégémonie militaire et économique ne sont pas soumises à une régulation extérieure, mais dépendent de la fidélité aux traités et des relations diplomatiques des différents États.

    (TLW)

    L'Europe des régions
    L'idée d'une "Europe des régions" a régulièrement circulé au sein de la droite au cours des dernières décennies. Ce concept a d'abord été associé au penseur du fédéralisme et de la subsidiarité Denis de Rougemont (1906-1985) et à son image de l'Europe aux nombreuses régions associées qui, grâce à la participation des citoyens et à l'autogestion, rendraient l'État-nation superflu.
    Guy Héraud (1920-2003) a poursuivi ce travail en se concentrant sur le libre développement des minorités ethniques dans une Europe régionaliste grâce à la suppression des États centraux. Dans le sillage de Rougemont et d'Héraud, Henning Eichberg (1942-2017), par exemple, a proposé de dissoudre l'État-nation et de le remplacer par des dizaines de régions.
    Alain de Benoist a, un temps, défendu une image similaire de l'Europe comme mosaïque d’unités régionales spécifiques, avant de trouver la triade "région, nation, Europe", dans laquelle aucun niveau ne doit plus être absolutisé. Felix Menzel, qui réanime à notre époque le concept d'une Europe structurée par régions, part du principe "qu'une Europe des régions n'est pas une construction de rêve qui méconnaît les dangers de la fragmentation. Il s'agit simplement d'un premier pas pour remplacer le pouvoir abstrait de la domination bureaucratique par un ordre gérable conforme à ce que les gens souhaitent localement".
    Les approches de la droite libérale quant à une "Europe des régions" sont également connues. Hans-Hermann Hoppe s'attend à une "guerre civile fiscale" en Europe, car les différences régionales et nationales entre les cultures économiques sont trop importantes.
    Il espère qu'après l’effondrement des États-nations d'Europe et de l'UE, des sociétés de droit privé indépendantes et structurées par régions verront le jour.(BK)

    Un empire latin
    Au printemps 2013, le philosophe italien Giorgio Agamben (né en 1942) a publié un court article intitulé "Un empire latin contre la suprématie allemande". Agamben y reprenait des idées que le philosophe Alexandre Kojève (1902-1968) avait adressées à Charles de Gaulle en 1945 dans un essai intitulé L'Empire latin.
    Kojève affirmait alors que l'Allemagne redeviendrait en peu de temps la première puissance économique d'Europe, reléguant ainsi la France au rang de puissance européenne secondaire. Kojève partait également du principe que les États-nations allaient disparaître.
    Ceux-ci devraient, par analogie avec le remplacement du féodalisme par l'État-nation, céder la place à des entités politiques dépassant les frontières nationales. Il a appelé ces entités "empire". L'Empire soviétique et l'Empire anglo-saxon (composé du Royaume-Uni et des États-Unis) lui semblaient être des modèles à suivre.
    La France devrait donc se placer à la tête d'un empire latin qui réunirait les grandes nations latines, la France, l'Espagne, l'Italie, sur le plan économique et politique. Agamben associe à cette idée une critique de l'UE réellement existante, comme entité fragile.
    A l'idée économique, il oppose celle des héritages culturels et des modes de vie, qui risquent de disparaître dans la volonté d'unité de l'UE dominée par l'Allemagne. Agamben reprend également l'affect anti-allemand de Kojève, qui voulait faire de l'Allemagne un Etat agraire et la mine de charbon de l'Empire latin.
    Si cet article d'Agamben n’a guère suscité de réactions d'indignation, c'est surtout parce qu'il ne réclamait pas d'empire germanique et restait discret sur les possibilités d'unification offertes à d'autres héritages culturels et modes de vie.
    Agamben ne fait pas référence aux réflexions de Mussolini, qui considérait les peuples romans comme des alliés naturels. (EL)

    L'Eurosibérie
    Le concept aventureux d'un "Empire solaire eurosibérien" est dû au Français Guillaume Faye (né en 1949), qui part du principe que, suite à une convergence de catastrophes économiques, écologiques et politiques, une réorganisation multipolaire du monde devrait avoir lieu.
    Cette réorganisation implique l'effondrement des États-nations européens et la formation de nouveaux collectifs régionaux qui s'unissent finalement à la Fédération de Russie pour former la "Grande Patrie", une fédération eurosibérienne.
    Cette conception repose sur la conviction de Faye que la Fédération de Russie possède une plus grande stabilité que le noyau européen dans une période de catastrophes. Par ailleurs, Faye voit dans l'union de l'Europe et de la Russie une nécessité géopolitique, notamment en ce qui concerne les ressources naturelles.
    Alors que dans le modèle de Faye prévalent au niveau mondial des blocs quasi-impériaux qui rappellent la pensée de Schmitt sur les grands espaces ou les théories géopolitiques des eurasistes, les différentes régions de sa fédération sont autonomes à bien des égards, par exemple en ce qui concerne les questions de système politique, de langue, d'éducation et de culture.
    Dans ses écrits, Guillaume Faye souligne toujours que sa prétention n'était pas de présenter un concept d'organisation de l'espace prêt à l'emploi. Il s'agissait plutôt pour lui de montrer l'image d'un ordre post-catastrophique possible. La Fédération eurosibérienne doit donc être considérée moins comme un modèle achevé que comme un réservoir d'idées qui ne peuvent être comprises que dans le contexte de ses autres approches théoriques ("convergence des catastrophes", "archéofuturisme"). (TLW)

     

    République d'Europe
    Ulrike Guérot (1964), grâce à ses nombreux articles d'opinion, ses participations à des talk-shows, ses livres-programmes et sa position de professeur/chercheur dans le domaine de la politique européenne et de la démocratie, est la défenseur libérale de gauche la plus connue d'une "République d'Europe".
    Dans cette république, les nations classiques ne sont pas considérées comme des éléments constitutifs parmi d'autres, mais doivent être niées comme "dépassées". La fondatrice du European Democracy Lab (EDL) est le prototype de l'idéaliste européenne, qui sur la base d’analyses en partie justes - par exemple la "nostalgie d'une autre Europe" distincte de l'UE, la critique des réponses égoïstes et économistes – en arrive, du fait de son manque d'attachement aux patries charnelles et à leurs terroirs, à des conclusions fondamentalement erronées.
    "Son" Europe, au-delà des idées des Lumières et du cosmopolitisme, ne connaît pas de particularités ethniques, religieuses ou culturelles qu'il faudrait préserver en tant qu'héritage authentiquement européen. Le citoyen de la "République d'Europe" vit sans attaches, donc par hasard, sur le territoire de l'Europe.
    Elle exige le droit de vote pour tous les habitants de l'Europe, qui devraient élire un gouvernement central. Son modèle prévoit un député pour un million de voix et contient la rupture totale des liens nationaux : un Européen, une voix.
    On trouve également chez Guérot la revendication de la dissolution des États-nations : 60 à 80 régions et "métropoles" les remplaceraient, un État unitaire européen servant de structure chapeau. Une particularité de Guérot et de ses partisans : la politologue est favorable à la création de nouvelles villes pour les réfugiés et les immigrés extra-européens, au sein de la République d'Europe.
    Qu'il s'agisse de la "nouvelle Alep" ou de la "nouvelle Damas", les Européens devraient autoriser la création de nouvelles agglomérations, tout comme les Européens pouvaient autrefois créer de nouvelles colonies en Amérique - Guérot n'inclut pas les différences culturelles des nouveaux immigrants dans sa comparaison.
    La fondation de la République européenne est prévue pour le 8 mai 2045. La question de savoir si, d'ici-là, elle trouvera un peuple pour celle-ci reste ouverte. (BK)

    Erik Lehnert, Benedikt Kaiser et Till-Lucas Wessels (Sezession 86, Octobre 2018)

    Traduction Métapo infos, avec DeepL

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  • Vers la fin d'un État central qui impose sa norme à tous les citoyens ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Michel Maffesoli, cueilli sur Figaro Vox et consacré aux émeutes en Corse, provoquées par la tentative de meurtre commise en prison sur Yvan Colonna par un détenu djihadiste.

    Penseur de la post-modernité, ancien élève de Julien Freund et de Gilbert Durand, Michel Maffesoli a publié récemment  Les nouveaux bien-pensants (Editions du Moment, 2014) , Être postmoderne (Cerf, 2018), La force de l'imaginaire - Contre les bien-pensants (Liber, 2019) ou, dernièrement, La faillite des élites (Lexio, 2019).

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    Michel Maffesoli: «L'autonomie corse ou la fin d'un État central qui impose sa norme à tous les citoyens»

    Les soulèvements, appelés à se développer, soulignent le refus d'une société aseptisée, dans laquelle ce qu'Étienne Balazs nommait la «bureaucratie céleste» impose, d'une manière abstraite, ce qu'elle considère comme étant le bien absolu. La verticalité du pouvoir surplombant n'est plus chose aisément admise. C'est bien ce que nous apprennent les nocturnes révoltes de l'Île de Beauté. Mais pour saisir ces phénomènes, il faut savoir prendre du recul.

    Le soulèvement en Corse a été déclenché selon un scénario maintenant habituel : un évènement tragique, l'agression d'Yvan Colonna par un détenu emprisonné pour terrorisme islamiste. Notons que cette agression d'un «condamné» par un terroriste n'a pas été vraiment relevée par les observateurs. Il montre tout simplement qu'un détenu n'équivaut pas à un autre détenu, il n'y a pas de fraternité entre des détenus issus de communautés aussi différentes. Le monde carcéral est le miroir des différentes tribus qui fragmentent notre société. Le service public de la pénitentiaire, obéissant aux principes du service public issus de la modernité, ne prend pas en compte ces différences, il considère que tous les usagers de la prison sont identiques. Certes il doit y avoir égalité de traitement entre tous les détenus[1], mais la vie en commun en prison doit tenir compte des amitiés et inimitiés possibles entre groupes différents et pas seulement du statut de détenu, dangereux, particulièrement surveillés etc.

    Cette agression d'Yvan Colonna a été le déclencheur d'un mouvement de protestation qui a emprunté les principaux symboles des soulèvements corses, notamment l'extrême violence. Même si les jeunes gens qui se soulèvent, brûlant voitures et bâtiments publics, sont d'une génération qui n'a pas connu les mouvements autonomistes violents et pour qui Yvan Colonna représente plus un héros d'une épopée passée qu'un chef de parti.

    C'est pourquoi ces soulèvements mettent en relief les différentes caractéristiques du changement d'époque que nous vivons, le passage de la modernité à la postmodernité, d'une société d'individus unis par le contrat social et la toute-puissance de l'État central à une société tribalisée dans laquelle le défi est la coexistence de ces différentes tribus dans un consensus à construire.

    Quelles sont les principales caractéristiques de ce soulèvement corse ?

    Tout d'abord, le combat corse est dirigé contre l'État, l'État central, l'État jacobin. Il n'est pas anodin de voir que les soulèvements contre l'État central et contre le pouvoir régalien (police, justice, pénitentiaire) s'exacerbent après deux ans d'une crise sanitaire interdisant tout rassemblement, voire toute mise en relation au-delà du tout petit cercle de la famille nucléaire. On le sait, la Corse est une région dans laquelle les solidarités familiales, avec la famille élargie, le «clan» sont fortes et on imagine que l'isolement des anciens dans les villages, sans visite des plus jeunes, a produit une forte irritation. La gestion autoritaire de cette crise sanitaire, la stratégie de la peur a entraîné de multiples soulèvements.

    Ce n'est pas la France qui est brocardée par les émeutiers, mais l'État central français. Et il importe de bien faire la distinction. L'homme politique Pupponi a dit récemment «l'État central n'a jamais aimé la Corse». On pourrait d'ailleurs dire qu'il n'a jamais aimé non plus l'Alsace, ni la Bretagne comme il n'aime en général pas toute affirmation d'un «idéal communautaire».

    Le nationalisme corse est emblématique de ce qu'est un nationalisme non étatique : nationalisme vient du latin, nascere, naître, on fait partie d'une nation parce qu'on est né ensemble dans ce lieu-ci. Comme je le dis souvent, le lieu fait lien. Mais il ne s'agit pas d'un nationalisme de la race ou du sang, mais bien d'un nationalisme du sol, du sol local. Ce nationalisme-là n'est pas tant un nationalisme individuel (je suis Corse), mais plutôt signe l'appartenance à un lieu, à une histoire, à un destin commun qui dépasse les individus.

    L'autonomisme corse, breton, alsacien, ne sont pas dirigés contre la France, mais contre l'idée que le seul représentant de la France serait l'État central.

    En ce sens la revendication d'autonomie touche l'étatisme centralisateur qui est rejeté par tous les Français, pas seulement ceux issus d'une région traditionnellement autonomiste. Le retour des territoires, du «terroir», de la ruralité participe de la même évolution.

    C'est le retour de l'idéal communautaire. Idéal communautaire largement hybridé : la Nation c'est là où on est né, ou plutôt là où l'on fait souche. Où l'on s'implante.

    Cette revendication de territoires ou de communautés d'appartenance est bien celle d'une autonomie : avoir pour sa communauté ses propres lois, en ce qui concerne la vie quotidienne : la langue parlée et enseignée à côté de la langue française, le respect des coutumes locales, du patrimoine local, le refus du rouleau compresseur d'un universalisme homogénéisant. Mais les territoires autonomes comme les communautés autonomes vivent dans un pays, voire un ensemble de pays qui peuvent former ce qui s'apparenterait à un empire, au sens non pas de l'empire napoléonien ou de l'empire colonial, mais plutôt de l'empire romain ou de l'empire austro-hongrois voire du Saint Empire romain germanique. Une constellation de nations.

    Cette vision rejoint d'ailleurs la question de l'idéal communautaire que j'ai largement développée : car les appartenances aujourd'hui sont multiples, loco-nationales au sens de ces autonomies, mais plus diverses et plurielles, religieuses, culturelles, sportives, altruistes etc. C'est d'ailleurs paradoxalement cette diversité qui pourra donner naissance au-delà de la République Une et Indivisible, à laquelle nous sommes habitués, à une res publica s'exprimant dans une sorte mosaïque. Les communautés diverses apprenant à se côtoyer, à se «frotter» les unes aux autres, à se supporter. Bien sûr, la revendication communautaire ou autonomiste est pour part excluante et le nationalisme corse ne manque pas d'affirmations de ce type d'intolérance à l'autre. Mais la question républicaine aujourd'hui est bien plus de trouver des formes de mise en œuvre de cet «idéal communautaire»[2] que de brocarder le «communautarisme». On peut être Français et Corse, et Alsacien, comme d'ailleurs on peut être musulman et amateur de foot, catholique et fan de tel ou tel groupe musical etc.

    Force est de constater aussi que ce mouvement est largement répandu dans le monde : parlons des Écossais, des Gallois par rapport à la Grande Bretagne, mais aussi des territoires russophones de l'est de l'Ukraine justement. S'opposer à l'autonomie, vouloir brider cette énergie nationaliste risque, on le sait, de nous entraîner dans une spirale agressive voire guerrière. Bien sûr l'État français ne bombarde pas la Corse et celle-ci ne se fait protéger par aucune autre puissance, la comparaison s'arrête là.

    Autre caractéristique donc de ce soulèvement corse : son expression émotionnelle.

    L'expression émotionnelle, fût-ce sous forme violente est aussi dans l'air du temps. Et rien ne sert de vouloir la contenir à jets de satisfactions de pseudo-revendications. Le vouloir-vivre ensemble ne s'achète pas.

    Bien sûr les jeunes Corses peuvent se vanter «d'avoir obtenu plus en cinq jours d'émeutes que les élus autonomistes de l'île en cinq ans». Il n'empêche, comme le mouvement des «gilets jaunes», comme les manifestations contre le passe sanitaire, celles contre le masque, celles contre la politique sanitaire du gouvernement, ce sont des mouvements avant tout faits pour exprimer une énergie de l'être-ensemble, sa puissance, ce que j'appelle la puissance populaire.

    On retrouve les «Jacqueries de la Grande Peur» : alors même que la Révolution avait mis au pouvoir des représentants du Tiers État, le peuple n'a pas eu confiance en cette révolution institutionnelle et s'est imaginé qu'il y avait derrière cela un complot, celui des puissants, des aristocrates, du roi etc.

    La nuit du 4 août pensa y répondre, mais elle n'éteignit pas tout à fait la Grande Peur. Et ces soulèvements, ces émeutes ont été le prélude à une période de plus en plus violente, répression des Chouans, Terreur etc.

    Alors comment répondre à ces mouvements ?

    Sans doute une réponse d'en haut n'est-elle pas opérationnelle. Accorder le statut d'autonomie à l'île, sûrement, mais à condition que celui-ci ne soit pas une coquille vide institutionnelle, mais permette aux forces vives locales, corses d'exprimer ensemble leur puissance, leur créativité.

    Sachant aussi que nous sommes dans un monde mondialisé et nomade et que l'idéal communautaire ne peut pas se réduire à l'exclusion et à la purification des locaux. Doivent être Corses (ou Alsaciens, Bretons, Catalans, ou Occitans etc.) ceux qui symboliquement s'inscrivent dans cette «geste-là, dont l'initiateur en Corse fut Pascal Paoli.

    L'autonomie ne signifie pas seulement donner plus de pouvoir aux régions, aux départements. Elle ne signifie pas seulement leur donner compétence pour décider des lois relatives à l'éducation, à la santé, à tout sujet non régalien. L'autonomie appelle un profond changement de l'État central, du centralisme technocratique. Car ces soulèvements visent autant les hauts fonctionnaires, l'État profond que les représentants politiques. Ils en appellent autant à un changement du mode de gestion des services communs que des institutions. Il s'agit, ni plus ni moins de trouver des modes d'expression à la puissance populaire pour remplacer des élites et un pouvoir largement déphasé. N'est-ce point cela, ce que Vilfredo Pareto nommait la «circulation des élites» ?

    L'autonomie est, comme l'a bien montré Gaspard Koenig la simplification extrême, la discrétion de l'État, l'abolition des multiples normes nationales, européennes. C'est la restauration d'un régime de confiance plutôt que d'un régime de précaution et de défiance.

    L'autonomie c'est la fin d'un État qui dit, pense et impose le bien à tous les citoyens, fût-ce contre leur gré.

    En ce sens ce n'est pas un hasard si la «crise» corse suit la crise sanitaire, c'est-à-dire la gestion d'une épidémie par la peur et l'imposition, ce que j'ai appelé un «totalitarisme doux».

    Michel Maffesoli (Figaro Vox, 16 mars 2022)

    Notes :

    [1] Ce qui n'est d'ailleurs pas le cas d'Yvan Colonna à qui la libération conditionnelle est systématiquement refusée et qui n'a pas pu jusqu'alors être incarcéré au plus proche de sa famille comme c'est la règle pour les longues peines.

    [2] J'emploie ce terme au sens que Hannah Arendt donnait à «l'idéal démocratique» : l'idéal type qui structure une société. Aujourd'hui comme je le dis depuis plus de 30 ans, la société est tribalisée. Cf Le Temps des tribus (1988) 4e édition, La Table ronde.

     
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  • Macron, le triomphe de l'impolitique...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue cueilli sur le site d'Idiocratie et consacré à Emmanuel Macron comme agent d'une opération de marketing politique destinée à faire perdurer un système à bout de souffle en neutralisant par avance tout jugement critique.

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    Macron, le triomphe de l'impolitique

    Quelques mois après les élections présidentielles de 2017, Harold Bernat se fendait  d'un délicieux petit essai à la tonalité vive et au fond roboratif : Le néant et le politique. Critique de l’avènement Macron. En 2022, rien n'a vraiment changé sinon que le contenu de l'essai apparaît encore plus révélateur au vu de l'entrée en campagne du président. Certes, les circonstances exceptionnelles s'y prêtent mais, tout de même, le néant politique qui s'ouvre devant nous ne doit pas tout à la conjoncture; au contraire, il a été entretenu par la technostructure gouvernementale et par la majesté présidentialiste pour que l'action politique ne soit évaluée qu'à l'aune de sa faisabilité et de son efficacité. Bref, l'on vend du programme d'action publique comme des marchandises consommables, et ceux qui s'écartent de cette raison ratiocinante sont aussitôt taxés de complotistes, extrémistes, incultes, inconscients, etc. Le réel, et rien que le réel mis en narration par les classes dirigeantes politico-médiatiques. Aussi, le président peut-il se présenter devant les Français sans se plier à un quelconque débat d'idées ni même soumettre ne serait-ce que le début d'un programme d'action - on n'ose plus parler de vision du monde ou même de perspective de long terme. Il ne s'agit pas d'un braquage électorale ou d'un déni de démocratie, non, tout simplement d'un évidement de la politique réduite à sa portion congrue : la forme, le contenant, le paquet, le ruban. Circulez il n'y a rien à voir.

    C'est pourquoi il nous semble utile de revenir à l'ouvrage de Bernat qui, il y a cinq ans, avait déjà tout dit. Placé sous le patronage de Jean Baudrillard, Guy Debord et Michel Clouscard, l'auteur commence par rappeler que la personnalité de Macron – qui a tant fait gloser les commentateurs ! – n’a tout simplement aucun intérêt dans la mesure où elle n’est que la révélatrice d’un processus beaucoup plus profond : l’effacement du politique. En cela, Macron est bien un simulacre qui permet de représenter un réel qui n’existe plus. L’énorme batelage médiatique qui a accompagné son ascension n’avait d’autre but que de donner chair à ce produit préfabriqué : le montrer, le raconter, le soupeser, bref, le rendre réel puis incontournable.

    Rappelons que la simulation est une liquidation par redoublement de la réalité par les signes de la réalité. Une fois installée dans les représentations, la simulation comme copie de la réalité disparaît au profit d’une nouvelle réalité qui ne repose plus sur rien, c’est le simulacre. D’où la fameuse phrase de Baudrillard : « Le simulacre n’est jamais ce qui cache la vérité – c’est la vérité qui cache qu’il n’y en a pas. Le simulacre est vrai ». Avec Macron, la scène du politique s’est déplacée dans un autre espace, celui de la simulation, avec pour fin dernière de liquider le politique en tant qu’espace de conflictualités. Concrètement, cela passe par la réduction du langage au code et du discours à la communication. Ainsi, Macron a pu tout dire et son contraire sans que cela n’apparaisse comme contradictoire ; son message informe, malléable, épouse les standards de la publicité politique : « se retrouver ensemble », « dépasser les clivages du passé », « projet d’avenir », etc. A cela s’ajoute une volonté de lisser toutes les oppositions afin d’apparaître comme un émetteur neutre, pragmatique et toujours positif – un émetteur dépolitisé. Dans ce contexte, tous ceux qui portent une parole contestataire ou simplement critique sont de suite rabattus au rang d’extrémistes irresponsables. Alain Deneault parle à ce propos de « neutralisation par le centre » que l’on peut considérer comme une version sophistiquée du reductio ad hitlerum

    Cette bouillie idéologique a également pour fonction de substituer l’image à la parole et de faire advenir ainsi une société du spectacle politique. Selon ce schéma, Macron ne doit pas être envisagé comme le « candidat des médias » comme feignent de le croire les journalistes qui se veulent insoumis (Aude Lancelin, Edwy Plenel, etc.) mais comme un candidat calibré pour les médias, suscitant les commentaires, les « unes », les fantasmes. « Macron n’est pas vide. Il jouit du vide qui le fait être (…). Il se nourrit de l’idiotie médiatique qu’il flatte et dont il est le candidat par excellence » écrit Harold Bernat. Il est moins une figure charismatique qu’un agent chromatique qui reflète les lumières artificielles de la société virtualisée.

    Dans cette configuration, l’auteur souligne que les citoyens-consommateurs ne sont pas exempts de toute responsabilité. Non seulement ils jouissent du spectacle offert mais se croient volontiers au-dessus du lot en développant une indifférence amusée voire un cynisme de bon aloi. En vérité, la rationalité du jugement critique disparaît derrière l’évidence indiscutable de l’opérationnalité : Macron est devenu un désir fétichisé sur lequel chaque citoyen peut transférer son besoin de positivité, d’optimisme, d’empathie. Ainsi, le progressisme – dont la faillite est quasi-totale – réussit l’incroyable tour de force de se présenter comme la seule vision acceptable de l’avenir. 

    Enfin, il faut ajouter au dispositif pour qu’il soit complet les recettes de la gestion managériale appliquée à la manipulation des affects. Quand la parole se réduit au slogan, les images à la mise en scène du spectacle et la politique à la neutralité bienveillante, la fabrication du consentement peut s’appuyer sur « une foule d’hommes semblables et égaux, qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs dont ils emplissent leur âme » (Tocqueville). Dès lors, les structures du pouvoir se confondent avec les structures de la subjectivité moyenne pour donner naissance à une sorte de despotisme mou qui gère davantage les émotions de la multitude qu’il ne met en discussion les opinions individuelles.

    Au final, le but de cette gigantesque opération de marketing politique est naturellement de faire perdurer un système à bout de souffle en neutralisant par avance, comme on l’a vu précédemment, tout jugement critique. Il en résulte un effacement progressif du politique compris comme le lieu de la discussion et donc de l’opposition au profit d’un « esthétisme global, cool et instantané ». De la même façon, le sens de la communauté voire la simple espérance d’une destinée collective sont relégués au rang des vieilles antiquités quand ils ne sont pas vus comme le substrat d’idéologies nauséabondes. Désormais, dans cette société impolitique, il appartient à chacun de faire de son existence une petite entreprise prospère avec l’espoir un jour d’intégrer le camp des vainqueurs, celui de la start-up nation. 

    Des Idiots (Idiocratie, 13 mars 2022)

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