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Métapo infos - Page 1470

  • Julien Freund, penseur du politique...

    «Personne n'est assez naïf pour penser qu'un pays n'aura pas d'ennemis parce qu'il ne veut pas en avoir.»

     

    La lecture de l'excellent site de polémologie Theatrum Belli nous donne l'occasion de vous proposer la lecture de cet article d'Alain de Benoist, paru initialement dans la revue Le Spectacle du Monde et consacré à Julien Freund.


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    Julien Freund, penseur du politique

    Une forme classique d’impolitique consiste à croire que les fins du politique peuvent être déterminées par des catégories qui lui sont étrangères, économiques, esthétiques, morales ou éthiques principalement. Impolitique est aussi l’idée que la politique a pour objet de réaliser une quelconque fin dernière de l’humanité, comme le bonheur, la liberté en soi, l’égalité absolue, la justice universelle ou la paix éternelle. Impolitique encore, l’idée que « tout est politique » (car si la politique est partout, elle n’est plus nulle part), ou encore celle, très à la mode aujourd’hui, selon laquelle la politique se réduit à la gestion administrative ou à une « gouvernance » inspirée du management des grandes entreprises.

     

    Mais alors qu’est-ce que la politique ? Quels sont ses moyens ? Sa finalité ? C’est à ces questions que Julien Freund, décrit aujourd’hui par Pierre-André Taguieff comme « l’un des rares penseurs du politique que la France a vu naître au XXe  siècle », s’est employé à répondre dans la quinzaine d’ouvrages de philosophie politique, de sociologie et de polémologie qu’il publia au cours de son existence.

     

    Né le 9 janvier 1921 dans le village mosellan de Henridorff, d’une mère paysanne et d’un père ouvrier socialiste, Julien Freund était l’aîné de six enfants. Son père étant mort très tôt, il devient instituteur à l’âge de dix-sept ans.

     

    Deux ans plus tard, en juillet 1940, il est pris en otage par les Allemands, mais parvient à passer en zone libre et à se réfugier à Clermont-Ferrand, où s’est repliée l’Université de Strasbourg. Résistant de la première heure, il milite dès janvier 1941 dans le mouvement « Libération » fondé par son professeur de philosophie, Jean Cavaillès, puis dans les Groupes Francs de « Combat », animés par Jacques Renouvin et Henri Frenay, tout en achevant une licence de philosophie. Arrêté, emprisonné successivement à Clermont-Ferrand, Lyon et Sisteron, il s’évade en 1944 et rejoint dans la Drôme les maquis FTP.

     

    Cette époque lui laissera des souvenirs mitigés, suite à l’affreuse expérience qu’il connut durant l’été 1944, lorsque le chef de son groupe FTP accusa son ancienne maîtresse, une jeune institutrice coupable d’avoir rompu avec lui, d’être passée du côté de la Gestapo et la fit « juger » par un tribunal de fortune : « Ce fut terrible. Elle était innocente et le tribunal la condamna à mort. Il y eu cette nuit d’épouvante où les partisans la violèrent dans une grange à foin. Et à l’aube, elle fut exécutée sur une petite montagne appelée Stalingrad […] On avait demandé des volontaires. Tous furent volontaires. J’étais le seul à ne pas y être allé. Après une telle expérience, vous ne pouvez plus porter le même regard sur l’humanité ».

     

    Ayant postulé dès 1946 un poste de professeur de philosophie, Freund enseigne successivement à Sarrebourg, Metz et Strasbourg. En 1948, il épouse la fille du peintre alsacien René Kuder. En 1960, il devient maître de recherche au CNRS. Cinq ans plus tard, il est élu professeur de sociologie à l’Université de Strasbourg, où il créera plusieurs institutions, dont un Laboratoire de sociologie régionale et un Institut de polémologie.

     

    A cette date, il s’est beaucoup familiarisé avec la philosophie d’Aristote, mais aussi avec la sociologie allemande, principalement Max Weber, dont il sera le premier traducteur en France (Le savant et le politique, 1959) et Georg Simmel. Il s’est aussi imprégné de l’œuvre de l’Italien Vilfredo Pareto, et surtout de celle de Machiavel. Pour Sébastien de La Touanne, qui lui a également consacré un livre, Freund serait machiavélien par sa méthode et aristotélicien par sa conception de la politique. La conciliation de ces deux pensées, l’une et l’autre « réalistes » au plus haut degré, mais qui divergent néanmoins sur plusieurs points (Aristote étant le seul à tenter de définir la finalité du politique), sera en tout cas l’une des grandes affaires de sa vie.

     

    Après avoir obtenu, en 1949, son agrégation de philosophie, Freund a commencé à travailler sur sa thèse de doctorat, intitulée L’essence du politique. Son directeur de thèse sera Raymond Aron, le philosophe Jean Hyppolite ayant préféré se récuser au motif qu’en tant qu’homme des Lumières acquis à l’idée de progrès, il ne pouvait patronner un travail dont l’auteur affirmait qu’« il n’y a de politique que là où il y a un ennemi » !

     

    Le 26 juin 1965, âgé de quarante-quatre ans, Freund soutient sa thèse à la Sorbonne, devant un jury comprenant, outre Raymond Aron, les philosophes Paul Ricœur, Jean Hyppolite et Raymond Polin, ainsi que le germaniste Pierre Grappin. Ricœur déclare la trouver « géniale », tandis qu’Hyppolite ne peut que redire son accablement : « Si vous avez vraiment raison, il ne me reste qu’à cultiver mon jardin ! » A quoi Julien Freund répond : « Comme tous les pacifistes, vous pensez que c’est vous qui désignez l’ennemi. Or, c’est l’ennemi qui vous désigne. Et s’il veut que vous soyez son ennemi, vous pouvez lui faire les plus belles protestations d’amitié. Du moment qu’il veut que vous soyez l’ennemi, vous l’êtes. Et il vous empêchera même de cultiver votre jardin ».Publiée la même année, L’essence du politique reste encore aujourd’hui son œuvre principale.

     

    En tant que catégorie conceptuelle, l’essence désigne chez Julien  Freund l’une des « activités  originaires » ou orientations fondamentales de l’existence humaine. Freund en distingue six : le politique, l’économique, le religieux, la science, la morale et l’esthétique. Il hésitera à y adjoindre le droit, qu’il regardera longtemps comme une sorte de médiateur entre le politique et la morale.

     

    Dire qu’il y a une essence du politique, c’est dire que la politique est une activité  consubstantielle à l’existence humaine et qu’elle n’est donc plus à inventer. Mais cela signifie aussi qu’on ne saurait la faire disparaître, ainsi que le marxisme et le libéralisme ont pu l’espérer, l’un en y voyant une simple aliénation (l’instrument de domination d’une classe sociale), l’autre en la concevant comme une activité irrationnelle appelée à être supplantée par les lois du marché. Comme Aristote, Freund soutient que l’homme est par nature un être politique et social. L’état politique ne dérive donc pas d’un état antérieur : contrairement à ce qu’affirment les théoriciens du contrat, il n’y a jamais eu d’« état de nature » pré-politique ou présocial. Etant intrinsèque à la société, la politique n’est pas le résultat d’une convention.

     

    Mais cela ne veut pas dire qu’elle soit une notion immobile ou figée. En même temps qu’elle permet de distinguer entre les genres, l’essence définit seulement la part d’invariant existant dans une activité appelée dans la vie concrète à revêtir les figures les plus diverses.

     

    Vilfredo Pareto disait déjà que le changement ne se comprend que par rapport à ce qui ne change pas. Freund, lui, distingue la politique, activité variable et circonstancielle, et le politique, catégorie conceptuellement immuable (les Italiens disent « la politica » et « lo politico »). La politique est toujours changeante, mais le politique est toujours le même. Ce que Freund traduit d’une formule : « S’il y a des révolutions politiques, il n’y a pas de révolution dans le politique ».

     

    Comme toute activité, la politique possède des présupposés, c’est-à-dire des conditions constitutives qui font que cette activité est ce qu’elle est, et non pas autre chose. Freund en retient trois : la relation du commandement et de l’obéissance, la relation du public et du privé, la relation de l’ami et de l’ennemi.

     

    Chacun de ces présupposés constitue un couple antagoniste, ce qui fait immédiatement surgir une dialectique. Formulant sa théorie des contraires à partir d’Aristote, Freund distingue la dialectique antithétique, qui oppose deux concepts contraires à l’intérieur d’un même présupposé, et la dialectique antinomique, qui oppose les essences entre elles (la politique à l’économie, la religion, la morale, etc.). Pour Freund, l’histoire résulte des rapports conflictuels entre les essences et les dialectiques qu’elles engendrent.

     

    Concernant le premier présupposé, Freund souligne qu’il n’exclut pas le consentement. Loin d’être des sujets passifs, les gouvernés doivent pouvoir participer à la vie publique et contribuer à en déterminer les orientations. Le pouvoir peut et doit être partagé. Le deuxième présupposé lui permet de récuser aussi bien le libéralisme, qui tend à étendre la sphère privée au détriment de la sphère publique, que le totalitarisme, qui cherche à supprimer le privé pour politiser toutes les activités humaines. Le troisième, enfin, est directement emprunté au juriste allemand Carl Schmitt, que Freund a découvert en 1952 et qu’il a rencontré pour la première fois à Colmar en juin 1959.

     

    Théoricien de la décision souveraine et de l’ordre concret, Carl Schmitt, qui deviendra vite l’un des plus proches amis de Julien Freund, voit dans la relation ami-ennemi un critère permettant d’identifier ce qui est politique et ce qui ne l’est pas : le politique se définit chez lui par la possibilité d’un conflit, tout conflit devenant lui-même politique dès l’instant qu’il atteint un certain degré d’intensité.  Renoncer à la distinction de l’ami et de l’ennemi, dit Carl Schmitt dans La notion de politique, ce serait céder au mirage d’un « monde sans politique ».

     

    Comme ses deux maîtres, Raymond Aron et Carl Schmitt, Julien Freund soutient donc la thèse de l’autonomie du politique. Ce n’est pas à dire que l’action politique ne doit pas tenir compte des données économiques, morales, culturelles, ethniques, esthétiques et autres, mais qu’une politique exclusivement fondée sur elles n’en est tout simplement pas une. Chaque activité humaine est en effet dotée d’une rationalité qui lui est propre. L’erreur commune du libéralisme et d’un certain marxisme est de faire de la rationalité économique le modèle de toute rationalité. « La pensée magique, dira Freund, consiste justement en la croyance que l’on pourrait réaliser l’objectif d’une activité avec les moyens propres à un autre ».

     

    Freund insiste tout particulièrement sur la nécessité de bien distinguer la politique et la morale. D’abord, explique-t-il, parce que la première répond à une nécessité de la vie sociale alors que la seconde est de l’ordre du for intérieur privé (Aristote distinguait déjà vertu morale et vertu civique, l’homme de bien et le bon citoyen), ensuite parce que l’homme moralement bon n’est pas forcément politiquement compétent, enfin parce que la politique ne se fait pas avec de bonnes intentions morales, mais en sachant ne pas faire de choix politiquement malheureux. Agir moralement n’est pas la même chose qu’agir politiquement. C’est ce que Max Weber disait aussi en attirant l’attention sur le « paradoxe des conséquences » : l’enfer est pavé de bonnes intentions.

     

    La politique n’en est pas pour autant « immorale ». Elle a même sa propre dimension morale, en ce sens qu’elle est ordonnée au bien commun, qui n’est nullement la somme des biens ou des intérêts particuliers, mais ce que Hobbes appelait le « bien du peuple », et Tocqueville le « bien de pays ». « Il n’y a pas de politique morale, écrit Julien Freund en 1987, dans Politique et impolitique, mais il y a une morale de la politique ».

     

    Le bien commun est aussi ce qui assure la cohésion des citoyens. « Une collectivité politique qui n’est plus une patrie pour ses membres, écrit Freund dans Qu’est-ce que la politique ? (1967), cesse d’être défendue pour tomber plus ou moins rapidement sous la dépendance d’une autre unité politique. Là où il n’y a pas de patrie, les mercenaires ou l’étranger deviennent les maîtres ».

     

    A la suite de Max Weber, Freund affirme en outre que la politique est avant tout affaire de puissance. Agir politiquement, c’est exercer une puissance. Y renoncer, c’est se soumettre par avance à la puissance des autres. La souveraineté elle-même n’est pas fondamentalement un concept juridique, mais d’abord un phénomène de puissance. Georg Simmel, de son côté, a montré que les conflits naissent de la diversité humaine, car les différentes aspirations des hommes ne se laissent pas aisément concilier entre elles. La même idée se retrouve chez Max Weber, selon qui la rationalisation ne parviendra jamais à réduire le foisonnement des points de vue et des opinions (le « polythéisme des valeurs »). Si, comme le dit Clausewitz, la guerre est la poursuite de la politique par d’autres moyens, c’est que le politique est intrinsèquement conflictuel. Il en va de même de la vie sociale.

     

    Mais Julien Freund ne croit pas que les antagonismes se résolvent par une synthèse-dépassement comme dans l’« Aufhebung » hégélienne. Les valeurs, au rebours des intérêts, ne sont pas  négociables. Comme Pareto, il pense que l’ordre social se fonde sur un équilibre plus ou moins précaire entre des forces antagonistes qu’il appartient aux pouvoirs publics de chercher à réguler en faisant usage de son autorité. Le compromis dont il fait l’éloge en politique ne réalise pas la conciliation des contraires, car jamais l’un des deux termes ne se laisse définitivement absorber ou transcender par l’autre, mais instaure entre des forces antagonismes un équilibre toujours provisoire. C’est le caractère provisoire de cet équilibre qui donne à la politique son caractère tragique.

     

    La force, non la ruse, est le moyen naturel du politique, car ce n’est qu’en recourant à la force qu’on peut triompher des autres forces (« dès que la force est contestée, naît la violence »). Au même titre que la contrainte, elle fait partie de l’essence du politique. Et c’est elle aussi qui donne sa validité empirique au droit : le droit n’est rien sans la force qui permet de l’instituer, de le garantir et de le faire appliquer.

     

    Dans Utopie et violence, Freund écrit : « Justement, parce que la violence est fondatrice de la société, le problème politique consiste essentiellement à comprimer ses manifestations ou du moins à mettre en œuvre des moyens pour en limiter les effets ». Une société politiquement organisée est une société capable de réglementer la violence.

     

    D’où le regard qu’il porte sur l’homme. Celui-ci n’est pas plus « naturellement bon » qu’il n’est « naturellement mauvais », car il est capable du meilleur comme du pire, de générosité comme de méchanceté. Mais c’est justement en raison de cette ambivalence qu’il faut, comme le disait Machiavel, garder présent à l’esprit que les hommes seront « toujours prêts à montrer  leur méchanceté toutes les fois qu’ils en trouveront l’occasion ». Le sens politique se reconnaît alors à la capacité d’envisager le pire : « En politique, il faut envisager, non pas le mieux, mais le pire, pour que ce pire ne se produise pas, pour que l’on se donne les moyens de le combattre ».

     

    Freund réhabilite ici Machiavel, dont a trop longtemps donné l’image d’un personnage « immoral » et retors. Si Machiavel avait été machiavélique, et non machiavélien, remarque Julien Freund, il n’aurait pas écrit Le Prince, mais un anti-Prince. « Etre machiavélien, ajoute-t-il, […].ce n’est pas être immoral, mais essayer entre autres de déterminer avec la plus grande perspicacité possible la nature des relations entre la morale et la politique »Machiavel incite en fait à la lucidité, à la recherche de la verità effettuale, la « vérité effective de la chose ». Freund lui emprunte surtout une méthode, celle d’une sociologie qui ne s’attache pas seulement à l’histoire des faits, mais aussi à celle des idées. Mais il le rejoint aussi dans ses conclusions, qui mettent l’accent sur l’importance de la volonté en politique et sur le conflit comme facteur essentiel de liberté.

     

    Freund peut alors donner cette définition canonique de la politique : « Elle est l’activité sociale qui se propose d’assurer par la force, généralement fondée sur le droit, la sécurité extérieure et la concorde intérieure d’une unité politique particulière en garantissant l’ordre au milieu de luttes qui naissent de la diversité et de la divergence des opinions et des intérêts ».

     

    Polémologue, Julien Freund montre par ailleurs que le pacifisme, loin d’être véritablement ordonné à la paix, est au contraire profondément polémogène. Le pacifisme qui, dans l’esprit du pacte Briand-Kellog d’août 1928, se donne pour but de supprimer la guerre est inexorablement voué à en livrer une à ceux qui ne partagent pas sa façon de voir. Max Scheler avait prévu qu’une guerre menée au nom de la paix et de l’humanité serait plus inhumaine que toutes les autres. Lorsque le conflit est posé en mal absolu, la guerre contre la guerre ne peut en effet plus connaître de limites.

     

    La guerre et la paix sont en réalité des notions corrélatives, inséparables. Penser l’une implique de savoir penser l’autre, car « la politique porte en elle le conflit qui peut, dans les cas extrêmes, dégénérer en guerre ». Mais la paix est aussi le but de la guerre, ce qu’oublient ceux qui rêvent au nom d’un idéal guerrier d’une vie qui serait un « perpétuel combat ». Or, il n’y a de guerre ou de paix que provisoire. La paix n’est pas absence  de guerre, mais « équilibre entre les inimitiés ». La condition de la paix, c’est la reconnaissance de l’ennemi : on ne peut faire la paix qu’à deux. Refuser de négocier avec le vaincu en lui imposant purement et simplement les conditions du vainqueur, équivaut à ne pas le reconnaître comme un interlocuteur politique, mais à le tenir pour un coupable. « La paix n’est donc pas l’abolition de l’ennemi, mais un accommodement avec lui ». La paix qui exclut l’ennemi s’appelle guerre.

     

    Dans le domaine des relations internationales, Julien Freund pense  que le droit reste subordonné aux intérêts de la politique. C’est pourquoi il critique l’attitude moraliste consistant à croire que l’idéologie des droits de l’homme peut régler les rapports entre les Etats ou que l’on peut mettre fin aux guerres par la voie juridique, en faisant l’économie de la puissance.

     

    « Les vrais penseurs, observe Pierre-André Taguieff, apparaissent le plus souvent comme des mal-pensants ». Frappé d’ostracisme après Mai 1968 par la frange la plus conformiste de l’intelligentsia de gauche, Julien Freund décide à cette époque de prendre une retraite anticipée. Lorrain jusqu’au bout des ongles, il refusa un poste aux Etats-Unis, puis la chaire de Raymond Aron, qu’on lui avait proposée, pour se retirer en Alsace, à Villé, et y travailler à son aise loin des coteries parisiennes. « Kant vivait à Königsberg et non à Berlin »,répliquait-il à ceux qui s’étonnaient de ce « provincialisme ». En 1979, il sera quand même nommé président de l’Association internationale de philosophie politique.

     

    Il multiplie alors les publications et les conférences, continuant à dénoncer la « politique idéale et utopique » et exerçant une grande influence sur ses anciens  élèves, dont la philosophe Chantal Delsol, directrice de la collection où a été publié l’essai de Taguieff, et le sociologue Michel Maffesoli, qui fut en 1978 son assistant à l’Institut de polémologie.

     

    En 1980, dans La fin de la Renaissance, il observe qu’« une civilisation décadente n’a plus d’autre projet que celui de se conserver ». En 1984, dans un grand essai sur la décadence, il étudie l’histoire de cette notion, de Thucydide à Spengler et Valéry, mais aussi la façon dont celle-ci s’impose aujourd’hui à l’esprit. A la même époque,  il déclare : « La société actuelle est devenue tellement molle qu’elle n’est même plus capable de faire la politique du pire. Tout ce qu’elle me paraît encore de taille à faire, c’est de se laisser porter par le courant ». Face à cette issue tragique, il ne voit dans l’espérance qu’une vertu théologale. Il meurt le 10 septembre 1993, laissant inachevé un ouvrage sur le droit. Dans les années suivantes, il n’y aura guère que certains politologues espagnols (Jerónimo Molina, Juan Carlos Valderrama), italiens (Alessandro Campi, Simone Paliaga) et argentins (Juan Carlos Corbetta) pour s’intéresser à lui. C’est de cet injuste oubli que s’attacheront à le faire sortir Sébastien de La Touanne, en 2004, et Pierre-André Taguieff, tout récemment.

     

    Ce dernier pense, faute de mieux, pouvoir présenter Freund comme un « libéral conservateur insatisfait », tout en admettant le caractère « problématique » de cette expression. Conservateur, Freund le fut incontestablement, mais en France le sens de ce mot est vague. Il ne peut en outre être décrit comme un libéral, en raison de son scepticisme vis-à-vis de l’idée de progrès et de l’abstraction des droits de l’homme, de sa critique de l’individualisme et des doctrines du contrat social, de son refus de soumettre la politique au droit, ainsi que le font les tenants de l’« Etat de droit », ou de laisser les lois du marché se substituer à la décision politique. Lui-même se disait « français, gaulliste, européen et régionaliste », se qualifiant aussi parfois, non sans ironie, de « réactionnaire de gauche ». Il fut en fait un théoricien et un pédagogue du réalisme politique.

     

    Chantal Delsol a écrit : « C’est un homme qui subit l’ostracisme pour des idées auxquelles ses adversaires vont finalement se rendre, mais après sa mort ». Le regard malicieux, les cheveux en neige coupés en brosse et coiffés d’un éternel béret basque, quand on demandait à Julien Freund de réfléchir à l’avenir, il disait avec un gros rire : « L’avenir, c’est le massacre ! »

     

    Alain de Benoist  (Spectacle du monde, juin 2008)


     


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  • Petite histoire de la voiture piégée...

    Les éditions La Découverte réédite en format poche Petite histoire de la voiture piégée, un ouvrage de l'ethnologue américain Mike Davis. Ce personnage atypique, qui a débuté sa vie professionnelle comme ouvrier dans des abattoirs, est aussi l'auteur de plusieurs ouvrages consacrés aux folies urbaines du capitalisme mondialisé, comme City of Quartz (La Découverté, 2006) ou Le stade Dubaï du capitalisme (Les prairies ordinaires, 2007).

     

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    "Un matin de septembre 1920, à New York, un anarchiste italien du nom de Mario Buda gare à l'angle de Wall Street un véhicule bourré d'explosifs. Il a inventé la première voiture piégée. Cet événement fondateur est le point de départ d'un récit qui nous mène jusqu'à l'Irak contemporain, en passant par les attentats sionistes contre les Britanniques en Palestine en 1947, par les attentats de l'IRA en Grande-Bretagne et ceux des Tigres tamouls au Sri Lanka.
    Arme furtive, spectaculaire, bon marché, simple d'utilisation, aveuglément meurtrière, sûre et anonyme, la voiture piégée s'impose notamment comme l'arme idéale pour des groupuscules marginaux auxquels elle fournit une force de frappe sans rapport avec leur poids politique. Autant de caractéristiques qui font de ce « bombardier du pauvre » la base fondamentale du terrorisme moderne, « une arme intrinsèquement fasciste qui assure à ceux qui l'emploient un bain de sang de victimes innocentes »."


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  • Un président très ordinaire...

     

    Nous reproduisons ci-dessous un texte drôle et mordant de Frédéric Rouvillois, cueilli sur Causeur et consacré à la présidence «normale» de François Hollande. Professeur de droit public à l’université Paris Descartes, Frédéric Rouvillois est l'auteur de plusieurs ouvrages d'histoire des idées comme Histoire de la politesse (2006), Histoire du snobisme (2008),  tous deux diponibles en format de poche dans la collection Champs Flammarion, ou L’invention du progrès (CNRS éditions, 2010) et plus récemment, Une histoire des best-sellers (Flammarion, 2011).

     

     

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    Hollande, un président très ordinaire

    A six heures moins dix, comme tous les matins, le radio réveil se mit à hurler, et François, à tâtons, dut s’y reprendre à trois fois pour le faire taire. Il ne voulait surtout plus d’embrouilles avec les voisins du dessus qui se plaignaient aigrement de ces réveils en sursaut et qui pour se venger taguaient régulièrement sa porte et sa boîte aux lettres. Le calme rétabli, François ouvrit un œil avec difficulté. La nuit avait été brève, et encore, il avait eu de la chance qu’un des gardes du corps puisse le véhiculer jusqu’à Bobigny. Lorsqu’ils étaient revenus de Bruxelles avec Pierre, Laurent et Arnaud, le RER ne fonctionnait plus, et la question de son retour nocturne l’avait perturbé pendant une bonne partie du Conseil européen. Il faut dire que ce n’était pas normal, tout de même, ces réunions qui se prolongeaient indéfiniment et se terminaient à point d’heure, longtemps après le départ de la dernière rame ou du dernier bus… C’est vrai aussi qu’il aurait pu utiliser, pour une fois, la Twingo officielle garée devant l’Élysée. Mais il avait toujours un peu peur de se faire vandaliser, même maintenant que la voiture avait été banalisée, repeinte en beige et dépouillée de tout insigne distinctif. Décidément, il valait mieux prendre les transports en commun.

    Émergeant doucement de son demi-sommeil, François se souvint à ce propos qu’il devait deux tickets à Raymond, le portier-adjoint de l’Élysée ; ce mois-ci, entre un G 20 à l’autre bout du monde, la guerre en Syrie qui se prolongeait, la sortie de la Grèce, la faillite de l’Espagne, les sommets européens et les Conseils des ministres en veux-tu en voilà, il n’avait pas eu le temps de recharger son passe Navigo cinq zones. Et il envisageait avec terreur l’idée de se faire contrôler en infraction par des agents de la RATP, vraisemblablement marinistes, qui seraient trop contents d’aller baver auprès de la presse de droite. Il imaginait d’ici les gros titres duFigaro ou de L’Express : « Mon président est un tricheur ! », « Ce n’est pas normal de ne pas payer son billet », « Le retour des privilèges », « L’Etat des passe-droits », etc, etc. Et hop, en un instant, des années d’efforts qui partent en fumée. Il préférait ne pas y penser. D’ailleurs, il fallait qu’il se dépêche un peu. Il se cala sur l’oreiller, essayant de repérer ses savates dans l’obscurité de la chambre. Celle-ci ne payait pas de mine, mais, justement, c’est ce qui avait plu aux reporters de Paris-Match. Ça et le lit IKEA, republican size, comme il disait parfois, qu’il avait eu tant de mal à monter après le départ de Valérie.

    Ça aussi, c’était normal. De nos jours, les couples ne durent plus, et honnêtement, il ne pouvait pas lui en vouloir, à Vava, d’avoir eu du mal à supporter la vie en HLM, les désagréments de la cité, les quolibets des vendeuses de l’hypermarché et le regard narquois de ses collègues venus photographier le F3 présidentiel avec vue plongeante sur le périph. La chambrette n’avait qu’un inconvénient, c’est qu’il risquait toujours d’égarer quelque chose dans ce désordre. Comme lorsqu’il était parti en car, l’autre semaine, pour se rendre au Portugal en visite officielle, et qu’il avait laissé la valisette nucléaire derrière le caddie rempli de packs de lait écrémé. Ou la fois où il était allé avec Laurent à Beauvais prendre un avion de la Ryanair pour Dakar, et qu’il s’était aperçu, rouge de confusion devant les douaniers goguenards, qu’il avait oublié son passeport. Maintenant, il en souriait, mais sur le moment, ça avait été terrible, il avait fallu appeler le Quai d’Orsay pour décommander la réunion avec le président sénégalais, et tout le toutim. Mais bon, c’est comme ça, on est normal ou on ne l’est pas.

    Dehors, sous la lumière blême des réverbères, les parkings de la cité étaient luisants de pluie et déjà noirs de monde. François entendit distinctement ses voisins du dessus, furieux d’avoir été réveillés une fois de plus par « le petit gros du douzième étage », comme ils l’appelaient. Et un bref instant, comme souvent les matins où il manquait de sommeil, il se dit que, quand même, il avait la belle vie, autrefois, avant de devenir président de la République.

    Frédéric Rouvillois (Causeur, 8 juin 2012)

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  • Faut-il avoir honte de l'identité nationale ?...

    Les éditions Larousse viennent de publier, dans leur collection À dire vrai,  Faut-il avoir honte de l'identité nationale ?, un essai de Daniel Lefeuvre et de Michel Renard. Professeur d'histoire contemporaine à Paris VIII, Daniel Lefeuvre est, notamment, l'auteur de Pour en finir avec la repentance coloniale (Flammarion, 2006), qui est disponible dans la collection de poche Champs ; quant à Michel Renard, il est professeur d'histoire dans le secondaire et est co-auteur de Histoire de l'Islam et des musulmans en France du Moyen-Âge à nos jours (Albin Michel, 2006).

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    "Dans la plus ancienne nation d'Europe, l'identité nationale n'a plus la cote.

    Il n'est question que "d'identité fantasmée", de "mythe national", "d'intolérance culturelle", de "xénophobie d'État". On écrit que la "nation porte la guerre en son sein comme la nuée porte l'orage", selon une fausse citation de Jaurès sur laquelle nous reviendrons. On affirme que c'est la "droite qui, depuis un siècle, a toujours privilégié le national contre une gauche rassemblée autour du social", etc.

    Ceux des Français qui tiennent la notion d'identité nationale pour autre chose qu'une pathologie développeraient une ringardise du national, une obsession des origines, voire un racisme honteux. Il faudrait sacrifier toute fierté d'être Français et se défaire d'une "construction" de l'histoire de France, fruit des idéologues d'une Troisième République qui, par "bourrage de crâne patriotique", aurait envoyé au massacre des millions d'hommes, un beau soir d'août 1914.

    Nous refusons cette dévaluation arbitraire de la notion d'identité nationale comme si, tout au long de l'histoire, elle n'avait eu qu'une seule signification. Nous refusons la mise en accusation, quelque peu paranoïaque, d'une prétendue machine républicaine qui ferait violence à la "France plurielle et métissée", en lui inculquant une "identité" qui ne serait pas la sienne.

    Nous contestons la dévalorisation, sans examen historique, d'un héritage qui a enfanté l'humanisme de Montaigne, le rationalisme de Descartes, la résistance au fanatisme chez Voltaire, le souffle de Hugo. Mais aussi la Révolution française et la République, le courage de Gambetta, le choix absolu de la justice chez les dreyfusards, l'héroïsme des tranchées et les sacrifices de la Résistance. Avec Simone Weil, nous disons que l'amour du passé n'a rien de réactionnaire."

    Table des matières

    Introduction

    1 - Est-il suspect de parler d'identité nationale ?

    2 - La France d'avant la France

    3 - Jeanne d'Arc était-elle française ?

    4 – Identité française et Grande Nation

    5 - Faut-il dénationaliser l'histoire de France ?

    6 - L'identité nationale et les historiens

    7 - L'identité nationale est-elle toujours de droite ?

    8 - Peut-on être français sans parler le français ?

    9 – L'immigration est-elle un danger pour l'identité nationale ?

    10 – L'islam menace-t-il l'identité nationale ?   

    Conclusion

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  • Pourquoi BHL est intouchable...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Philippe Bilger, cueilli sur le site de Marianne et consacré aux raisons de l'invulnérabilité médiatico-judiciaire de BHL... 

     

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    Pourquoi BHL est intouchable

    Marine Le Pen va assigner BHL en justice parce qu'en substance, dans son bloc-notes du Point, celui-ci lui a imputé une responsabilité dans l'agression odieuse des trois jeunes Juifs à Villeurbanne, près de Lyon (Le Point, nouvelobs.com, Marianne 2).

    Le combat n'est même pas inégal, BHL est gagnant par KO avant même de l'avoir livré.

    MLP, après tout, ne représente que plus de six millions d'électeurs qui sont par définition des obtus et des fascistes. En plus, elle n'est même pas reçue à l'Elysée par un président qui pourtant semblait avoir fait de l'équité et de la normalité ses guides.

    Il est évident qu'elle n'a pas d'honneur, qu'on a le droit de tout se permettre avec elle. Elle a beau avoir renvoyé aux oubliettes les obsessions de son père sur la Seconde Guerre mondiale, le nazisme, le racisme et l'antisémitisme même si elle a connu une lamentable rechute à Vienne sans doute à cause d'une fidélité à la part sombre de son père si obstinément présent. Ses paroles et ses déclarations n'ont pas l'ombre d'une importance puisque, comme pour Eric Zemmour ou quelques autres, on lui impute, derrière elles aussi décentes qu'elles soient, pensées forcément mauvaises et, s'il le faut, arrière-pensées nauséabondes. MLP est faite comme un rat dans l'étau et la bonne conscience de ses adversaires fanatiques. Pour la politique, elle s'en débrouille.

    Elle a fait huer le nom de BHL dans ses meetings. Quoi qu'ait accompli ou dit ce dernier, il est scandaleux de s'en prendre à lui parce que ce ne sont jamais ses actions, ses attitudes et ses invectives qui sont mises en cause mais seulement la donnée qu'il est juif. Il est donc interdit, dans tous les cas, d'avoir un différend avec lui : on est naturellement indigne. Celui qui prétendrait ne pas l'aimer à cause de ses oeuvres, de ses écrits, de ses paroles et, plus généralement, de la haute opinion qu'il a de lui-même et que la révérence médiatique lui permet de cultiver serait inéluctablement de mauvaise foi puisqu'il se méprendrait sur la cause exclusive de son dissentiment: parce que BHL est juif ! Peu importe le fait que lui-même, à tous moments et sur tous les plans, l'évoque. C'est comme cela : il est intouchable.

    MLP n'a pas d'honneur ni de sens de l'honneur. Donc tout outrage est possible, confortable, bienvenu.  BHL, lui, a tous les honneurs. Ceux qu'on lui octroie et ceux dont il se pare. Son omniprésence, sa surabondance, son film sélectionné à Cannes en dernière extrémité dans l'urgence, la Libye surexploitée sur le vif, par le livre, par l'image, la rhubarbe et le séné pour Nicolas Sarkozy et lui, sa volonté de se constituer et d'apparaître sans cesse comme un justicier éthique, l'arbitre des élégances morales et des initiatives historiques, le vibrion exemplaire des causes dans l'instant sublimes et durablement perverses - encore la Libye ! -, BHL incontestable, incontesté, applaudi, fêté, encensé, une ou deux critiques négatives sur son film n'altèrent pas sa médiatisation forcenée, BHL une lumière, une clarté pour notre monde sans repères ! On a le droit, même le devoir de dire du bien de lui, ce n'est pas parce qu'il est juif. Du mal : c'est parce qu'il l'est.

    Comment BHL aurait-il dû, dans ces conditions, s'abstenir d'accabler MLP ? Il n'avait aucune raison de se gêner puisqu'avec elle on a toute licence, même celle de lui imputer une quelconque responsabilité dans la commission d'actes odieux et qu'elle a jugés très graves avant même l'intimidation de BHL. Il sera assisté, lors de l'audience où tel que je le devine il sera présent, par un avocat remarquable tandis que MLP sera aux côtés d'un conseil obligatoirement choisi par connivence politique et donc perfectible. Parce que d'autres meilleurs, sans doute scandalisés autant qu'elle dans leur for intérieur, se garderaient bien, sollicités, de venir plaider sa cause. On n'est jamais trop prudent, trop lâche !

    Je ne doute pas une seconde que BHL saura, si on lui objecte que l'influence de Merah a été peut-être décisive sur le comportement de ces brutes, par un habile retournement démontrer que MLP et Merah doivent être unis dans la même opprobre. Je relève avec intérêt que l'auteur principal présumé des violences s'est présenté à la police mais qu'aucune indication n'est fournie sur son identité et son origine (20 minutes) même si les victimes ont évoqué la présence de "trois jeunes gens d'origine maghrébine"(Le Monde).

    A vous dégoûter donc de pourfendre, de dénoncer et d'être injuste puisque, quand on s'appelle BHL, on triomphe sans gloire, on est vainqueur avant le match.

    Philippe Bilger (Marianne, 8 juin 2012)

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  • Tour d'horizon... (28)

     

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    Au sommaire :

    - sur Metamag, Jean Amar s'intéresse à Sciences Po, le temple de l'idéologie libérale-atlantiste...

    Sciences Po toujours sous la bannière étoilée ?


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    - sur Atlantico, le colonel Michel Goya commente les appels à la réduction du budget de la défense émanant de certains membres de la majorité présidentielle...

    Crise ou pas, réduire les dépenses en matière de défense serait tragique


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