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nietzsche - Page 4

  • Nietzsche affirme la vie...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Pierre Le Vigan consacré à Nietzsche et cueilli sur le site de la revue Éléments.

    Urbaniste, collaborateur des revues Eléments, Krisis et Perspectives libres, Pierre Le Vigan a notamment publié Inventaire de la modernité avant liquidation (Avatar, 2007), Le Front du Cachalot (Dualpha, 2009), La banlieue contre la ville (La Barque d'Or, 2011), Écrire contre la modernité (La Barque d'Or, 2012), Soudain la postmodernité (La Barque d'or, 2015), Achever le nihilisme (Sigest, 2019), Nietzsche et l'Europe (Perspectives libres, 2022) et La planète des philosophes (Dualpha, 2023).

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    Nietzsche affirme la vie

    Le cœur de la pensée de Nietzsche, c’est le constat que nous n’arrivons pas à « affirmer la vie ». Nous n’y allons pas franchement. Nous n’osons pas la vie. Derrière nos opinions, se cache souvent quelque chose. Derrière nos rationalisations, se dissimule souvent une peur : peur de nous affirmer, d’être vraiment nous-mêmes. C’est la philosophie du soupçon. Avec Nietzsche, on peut remonter de soupçon en soupçon, de caverne profonde en caverne encore plus profonde, toujours plus en amont. On peut et on doit remonter. Nous ne devons pas craindre ce que nous découvrirons dans cette enquête. Terrible périple, qui fait bien sûr une place à l’idée d’inconscient, ou de préconscient (qui précède la conscience, comme un préjugé précède le jugé).  

    On peut dire aussi que Nietzsche déconstruit le sujet, au sens où il déconstruit son évidence. Non, le sujet n’est pas toujours rationnel ; non, il n’est pas toujours prévisible. C’est pour le reconstruire, mais différemment, avec moins de faux semblants, que Nietzsche ausculte le sujet. De l’homme au surhomme, qui est un homme au-delà de l’homme : voilà le chemin que défriche Nietzsche. Le surhomme selon Nietzsche est l’homme qui comprend et qui accepte ceci : nous sommes portés par un souffle de vie qui nous dépasse. La volonté est ce qui nous permet d’accepter d’être traversés par des forces qui nous poussent vers plus d’être, vers plus de puissance, vers plus de vie, vers plus de création. Mais comment dire cela et peut-on le dire avec des mots ?

    Pourquoi Nietzsche est irréfutable

    Philologue – il est professeur à Bâle dès l’âge de 25 ans –, Nietzsche se pose la question : la réalité peut-elle être entièrement saisie par le langage ? Il ne le croit pas. Les mots deviennent des idoles : amour, société, humanité, progrès… Dieu lui-même est une idole. « Je crains que nous ne puissions-nous débarrasser de Dieu, parce que nous croyons encore à la grammaire » (Crépuscule des idoles, « La raison dans la philosophie », 1888). Nous sommes prisonniers de la fixité des choses, ou plutôt de notre propension à voir les choses dans leur fixité, parce que cela nous rassure. Nous sommes prisonniers de la croyance hégélienne comme quoi tout ce qui est réel est rationnel et tout ce qui est rationnel est réel. Nietzsche refuse ainsi l’esprit de système. Cet esprit qui veut rassurer, et empêche de remonter vers les cavernes les plus profondes. « L’esprit de système est un manque de probité » (Crépuscule des idoles, paragraphe 26). Contre le systématisme, Nietzsche prône le perspectivisme. Les choses sont toujours mises en perspective, et ces perspectives changent toujours. C’est un mobilisme (comme quoi les choses ne cessent de se transformer), comme celui d’Héraclite. Panta Rhei : « Tout coule ». Tout est soumis à un devenir. Emporté par un devenir. Ce sont les pulsions, ou encore les instincts qui donnent du sens à des phénomènes. « Tout ce qui est bon sort de l’instinct — et c’est, par conséquent, léger, nécessaire, libre » (Crépuscule des idoles, « Les quatre grandes erreurs », 2).

    Les points de vue sont des éclairages. Ce sont des torches qui éclairent dans une direction. C’est pourquoi Nietzsche s’exprime souvent par des aphorismes qui, plus que des paroles, sont des sons. « Les sons ne permettent-ils pas de séduire à toute erreur comme à toute vérité : qui songerait à réfuter un son ? » (Le Gai savoir, paragraphe 106). Il y a ainsi, plutôt que des possibles réfutations de Nietzsche, de multiples interprétations possibles de sa pensée. « L’éléphant est irréfutable », disait Alexandre Vialatte. Nietzsche aussi. Surtout, il y autant d’interprétations de Nietzsche que de lecteurs de Nietzsche. Ce dernier dit lui-même : « On veut non seulement être compris lorsque l’on écrit, mais certainement aussi ne pas être compris. Ce n’est nullement encore une objection contre un livre quand il y a quelqu’un qui le trouve incompréhensible : peut-être cela faisait-il partie des intentions de l’auteur de ne pas être compris par “n’importe qui”. » (Le Gai savoir, paragraphe 381).

    Le bon et le mauvais nihilisme

    Au début des années 1880, Nietzsche s’éloigne de la pensée de Schopenhauer. Pour celui-ci, l’homme est le jouet d’un vouloir-vivre universel et sans but. Schopenhauer en concluait qu’il fallait renoncer au désir, seul moyen de ne pas être balloté par celui-ci. Au contraire, Nietzsche pense qu’il faut s’ancrer dans le désir. Celui-ci doit opérer la réconciliation du corps et de l’âme. C’est pourquoi la santé de l’âme et celle du corps sont un seul et même sujet. Le philosophe est un médecin de la culture. Il étudie les symptômes de la maladie ou des maladies qui affectent la culture. Et il désigne la cause des maladies, par exemple les religions culpabilisatrices, ou les philosophies qui dévalorisent la vie, au profit d’un arrière-monde, monde « d’avant », ou monde qui « devrait être », mais n’est point, ou monde « sauvé » qui viendra « après » la vie, etc.

    De ce refus des arrière-mondes vient la critique par Nietzsche du nihilisme. Ce dernier peut être passif. C’est le plus courant. Nihilisme du « à quoi bon ». Nihilisme de la fatigue de vivre et d’être soi. On ne croit plus en rien, et on ne croit plus en soi. C’est l’acédie [J’en dis deux mots dans Le malaise est dans l’homme]. Le nihilisme peut être actif : il veut détruire ce qui vaut quelque chose, il veut avilir. Il veut enlever le goût du travail bien fait, le sens de l’honnêteté, la pudeur, etc. C’est un cynisme. Puisque la société n’est pas parfaite, que tout le monde soit le plus imparfait possible. C’est un nihilisme de la rage. Et c’est moins la rage de vivre que la rage contre la vie.

    Il y a encore une forme subtile de nihilisme qui ne consiste pas à vouloir détruire, mais au contraire à affirmer des valeurs. Mais il s’agit de fausses valeurs selon Nietzsche, ou plutôt de valeurs faibles : l’amour universel, la petite charité sans générosité, les droits de l’homme, l’égalitarisme, le culte du progrès, le positivisme d’un Auguste Comte… Il faut démanteler cette forme subtile de nihilisme, qui ne se donne pas pour destructrice, mais qui ne laisse subsister que ce qui est bas et médiocre. Et pour ce démantèlement, il peut y avoir (enfin !) un bon nihilisme : un nihilisme actif qui consiste à balayer ce qui nous abaisse, à mettre à terre les valeurs basses, les valeurs non aristocratiques. Ce nihilisme actif est alors une négation de la négation, et cette négation est nécessaire.

    Proactif, pas réactif

    Il s’agit de lutter contre ce qui nous nie, et parmi ce qui nous nie, il y a toutes les utopies, de cellede Thomas More (1516) à 1984 de George Orwell (1949) en passant par Nous autres de Zamiatine (1920), La cité du soleil de Campanella (1602) et La République de Platon. Ces utopies sont des « forces réactives ». Elles veulent réagir contre ce qui empêcherait l’homme d’être heureux, ou juste, ou bon, ou ouvert au progrès, ou tout cela ensemble. Elles voudraient que l’homme soit parfait, rationnel, prévisible. Osons dire qu’il serait alors formidablement ennuyeux ! Il faut donc à la fois se garder des idéaux autour de grandes idées comme l’impératif moral catégorique de Kant, ou l’Esprit Absolu réconciliant la Logique et la Nature chez Hegel, et refuser les utopies qui imaginent un homme réconcilié avec lui-même et le monde parce que sa nature même aurait changé (ou aurait été changée). Les deux processus, l’un d’apparence métaphysique (exemple : Hegel), l’autre d’apparence imaginative (exemple : Campanella), sont tous deux des utopies et peuvent se recouper.

    Faut-il alors détruire ces forces réactives que sont les grands récits trompeurs et les utopies elles-mêmes ? Nietzsche ne le pense pas. Nous avons besoin de ces forces réactives comme ennemies. C’est dans le corps à corps avec ces forces réactives que nous pouvons élaborer de nouvelles valeurs, qui affirment l’immanence de la vie. Il s’agit de faire de nos vies des œuvres d’art et donc de faire triompher les valeurs esthétiques sur les valeurs morales. Mais dans l’esthétique, il y a l’acceptation de la joie comme de la souffrance. L’éternel retour – une idée qui vient à Nietzsche au bord du lac de Silvaplana, en Engadine, en août 1881 – veut dire l’éternel retour de tout, de la joie comme des peines. C’est un oui inconditionnel à la vie, et pas seulement un oui aux bonheurs de la vie. Si la volonté de puissance est le moteur de cet éternel retour, elle n’est pas la seule volonté de jouissance, elle n’est pas non plus principalement la volonté de domination, à moins d’inclure dans la domination la domination sur soi. Comme Heidegger l’écrira dans son Nietzsche II (Gallimard, 1971, p. 36), la volonté de puissance est ce qu’est la vie (son essence) dans son immanence (le quid, la quiddité), tandis que l’éternel retour est le comment elle se manifeste comme immanence (le quod, la quoddité).

    Désir du désir et volonté de volonté

    La volonté de puissance s’oppose à la volonté de vérité, car la recherche maladive de la vérité à tout prix peut être l’exact opposé de la volonté. La volonté de puissance est d’abord volonté d’ordonner ses passions. Nietzsche critique « l’anarchie des instincts » (il la voit chez Socrate, l’homme qui dit : « La vie n’est qu’une longue maladie », l’homme malade de l’hypertrophie de sa raison raisonnante.) Ainsi, la volonté de puissance est-elle avant tout une volonté de volonté. Nietzsche récuse par avance toute interprétation purement libertaire, hédoniste et spontanéiste de l’abandon aux forces instinctives. Pour le dire autrement, Dionysos doit être mise en forme par Apollon. L’un sans l’autre n’ont aucun sens. Sans Dionysos, il n’y a pas de vie. Sans Apollon, la vie ne produit aucune œuvre d’art. Si Nietzsche accuse Socrate, et la métaphysique, et la dialectique d’avoir dévalué la vie, c’est bien qu’il se veut, lui, médecin, et prescripteur de remèdes pour la « grande santé ». À la métaphysique et à la dialectique, Nietzsche oppose la danse. Il manqua à Nietzsche de rencontrer une Lucette Almanzor !

    Toute la quête de Nietzsche consiste à récuser les mensonges d’un sens du monde déjà-là, qui ne serait que consolation, avec le christianisme et les autres religions, d’un salut dans l’au-delà. Nietzsche ne nie pas qu’il faille trouver un sens à nos vies, mais sa philosophie du soupçon fait qu’il rend le sens, de l’exploration de caverne profonde en caverne toujours plus profonde insaisissable. De là le pari de Nietzsche : il faut dissocier la question du sens de la question de la vérité. Le sens ne se trouve pas dans les profondeurs, mais à la surface même de la vie.  Dans Le Gai savoir (préface IV), Nietzsche écrit : « Ah ! Ces Grecs comme ils savaient vivre. Cela demande [de] la résolution de rester bravement à la surface, de s’en tenir à la draperie, à l’épiderme, d’adorer l’apparence et de croire à la forme, aux sons, aux mots, à tout l’Olympe de l’apparence. Les Grecs étaient superficiels… par profondeur. »

    Pierre Le Vigan (Site de la revue Éléments, 11 mai 2023)

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  • «Dans un monde aseptisé et ultra-sécurisé, l'homme moderne a fini par perdre toute liberté»...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Julie Girard cueilli sur Figaro Vox et consacré à la perte, chez l'homme d'aujourd'hui, du goût du risque et de la liberté. Julie Girard est doctorante en philosophie à l'Université Paris VIII.

     

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    « Dans un monde aseptisé et ultra-sécurisé, l'homme moderne a fini par perdre toute liberté »

    La vulnérabilité a été le moteur de l'évolution de l'humanité pendant des centaines de milliers d'années. Sans défenses naturelles, l'humain est l'être vivant le plus vulnérable. Pour pallier ses insuffisances, il a développé sa meilleure arme, l'intelligence. Au gré des siècles, il a œuvré à son infaillibilité jusqu'à la confiner dans des programmes informatiques bien plus pérennes que sa boîte crânienne. Ainsi s'est ouverte la voie de l'intelligence artificielle. Ses progrès sont confondants et ses perspectives, infinies. Grâce à elle, des start-up promettent aujourd'hui l'immortalité virtuelle ou, comme l'annonce le slogan de la société DeepBrain AI, «le souvenir sans regret». Se faire consoler par un défunt revitalisé est désormais possible, grâce à sa plateforme dénommée «Re;Memory» qui construit une version numérique des disparus à partir de l'ensemble des données recueillies de leur vivant. On imagine aisément le roi Charles III, sous son épaisse cape d'hermine et auréolé de ses regalia, se recueillir après son couronnement, auprès d'une Elizabeth II reconstituée. «Je crois, Maman, avoir fait, pour une fois, un tabac !» s'enorgueillirait-il, la larme à l'œil. La vanité n'a pas fini de faire pleurer.

    Au XXIe siècle, le souvenir s'émancipe de la douleur car plus rien ne doit perturber nos sens, tant et si bien, qu'à la notion de vulnérabilité siérait davantage celle de vulnérabilisme. La vulnérabilité a, en effet, pris une ampleur considérable dans notre rapport au monde. Le développement du «care» et l'essor des politiques du «prendre soin» le confirment : elle est devenue la pierre angulaire de notre société, une fin plutôt qu'un moyen. Est-ce souhaitable ? Si protéger les plus fragiles est une nécessité, faut-il ériger la vulnérabilité de tout un chacun en matrice de notre pensée ? «Ce qui ne me fait pas mourir me rend plus fort» écrit Nietzsche, en 1888, dans Le Crépuscule des idoles (GF Flammarion, 1985). Cette phrase, devenue l'une des plus célèbres maximes philosophiques, semble cruellement d'actualité alors que nous nous employons à anticiper la moindre de nos fragilités. Nous traitons le corps humain en bonne santé comme un condamné. À ce titre, la médicamentation chronique touche une part croissante de la population. Selon l'hebdomadaire The Economist, 20% des 40 à 79 ans vivants aux États-Unis et au Canada, prendraient cinq prescriptions ou plus par jour.

    Et cela, sans compter les nouveaux partisans de la minceur sans effort, heureux consommateurs de sémaglutide, le principe actif d'Ozempic. Une injection, et puis s'en va. Fini les tracas des régimes fastidieux : adieu la faim et bienvenu dans l'air de la miraculeuse satiété injectée. Et tant pis pour les pancréas qui ne suivraient pas. Déliés, les corps peuvent s'adonner aux plaisirs de la chair en toute impunité. Là encore, le sentiment de sécurité doit primer. Le cumul des traitements préventifs aux infections sexuellement transmissibles (IST) devient une pratique de plus en plus courante, comme l'explique le professeur Éric Caumes, infectiologue et ancien chef de service d'infectiologie de l'hôpital de La Pitié-Salpêtrière. Dans son livre intitulé Sexe, Les nouveaux dangers (Bouquins, 2022), il met en garde contre la promotion tous azimuts de la PrEP, le traitement médicamenteux pris pour prévenir l'infection par le VIH. En effet, le sentiment d'immunité procuré par le traitement n'empêche pas la transmission d'autres IST et, par conséquent, l'augmentation de notre résistance collective aux antibiotiques.

    De quoi se demander si l'invulnérabilité tant recherchée ne serait pas le corollaire d'une soif d'irresponsabilité ? Qu'est-ce qu'être responsable, si ce n'est accepter les conséquences, heureuses ou douloureuses, de ses actes comme de ses paroles ? De ce fait, l'émergence de la «cancel culture» n'a, elle non plus, rien d'étonnant. Comme on immunise le corps, on immunise la pensée. On annule un discours, une œuvre, un film au prétexte d'être affecté : ici les reproductions du David de Michel-Ange, là les réalisations de Jean-Luc Godard… En conséquence, on s'autocensure et on se refuse à toute exposition de peur d'entacher la chimère de l'immaculé. Point de soubresaut, aucun mot de trop comme si, tels des funambules, nous devions avancer sur un fil tendu sans balancier au-dessus du bûcher des moralisateurs. Même les rappeurs aseptisent leur style, misant tout sur le larmoyant. Aurait-on, un jour, imaginé un Fifty-Cent apitoyé ? Gainsbourg sans Gainsbarre ?

    La vulnérabilité s'est imposée comme l'abscisse et l'ordonnée d'un monde qui, par peur de l'inattendu, de ce qu'il ne maîtrise pas, se vautre dans l'inertie au risque d'abîmer le principe cardinal de toute vie en société : l'altérité. Le Narcisse du XXIe siècle n'est malheureusement pas plus insensible au repli sur soi que ne l'était celui d'Ovide. Et les métamorphoses que ce rapport au monde engendre sont profondes. En pénétrant tous les pores du corps sociétal, le vulnérabilisme s'insinue au cœur de notre démocratie. Régime de crise par excellence, la démocratie nécessite, ce que Nietzsche appelle, «une grande santé», un mouvement de dépassement qui permette de résister aux tensions qui la traversent. La liberté a un prix, celui de notre capacité à surmonter l'inattendu, car à vouloir trop protéger le système, on le détruit. Qu'est-ce que la démocratie sans la confrontation d'idées divergentes, qui dérangent, auxquelles on ne s'attend pas et qui ouvrent le débat ?

    Il en va de même dans le secteur financier. D'éminents économistes, à l'instar de Larry Summers, ancien Secrétaire du Trésor américain, estiment qu'en matière financière, l'interventionnisme des gouvernements et le paternalisme des banques centrales montrent certaines limites. Summers déclare ainsi qu'un «objectif d'inflation de 2%» est inenvisageable, «jusqu'à et à moins que l'économie ne ralentisse considérablement.» La persistance de l'inflation serait-elle, elle aussi, la conséquence d'une surprotection d'un système capitaliste qui ne peut se passer sainement d'une dose minimale d'autorégulation ? Le néo-libéralisme ploierait-il, lui aussi, sous le joug de la vulnérabilité, et ce, au détriment des plus défavorisés ? Qu'en disent nos paniers ? Qu'un système en mauvaise santé est un système qui ne peut pas protéger ses foyers.

    Alors, d'où vient ce besoin irrépressible de protection ? De l'idée que le monde est mû par une intention ? Que cette intention serait nuisible à l'homme ? L'humain a toujours tenté de se cramponner à des croyances, celle du progrès notamment, afin d'oublier sa finitude. La science a beau évoluer rapidement, l'horizon cosmologique situé à 13,8 milliards d'années-lumière de la Terre, reste une énigme. La limite de l'univers observable nous rappelle, si besoin était, que le monde est absurde, mais qu'au milieu de cette absurdité, faite d'ordre et d'imprévisibilité, la vie subsiste. Vivre, n'est-ce pas justement admettre l'aléa, autrement dit l'impossibilité de contrôler totalement l'univers que nous habitons ? Qu'il nous affecte positivement ou négativement, l'aléa est aussi ce qui nous rend vivants. Accéder à la «grande santé», ce n'est pas exclure la maladie, mais c'est l'accepter pour mieux la dépasser. Suppléons à notre vulnérabilité, mais condamnons le vulnérabilisme, acceptons de nouveau de prendre des risques mesurés, d'être forts dans notre fragilité. En faisant du vulnérabilisme notre chemin de croix, nous nous enfermons dans un carcan politique et moral de plus en plus étouffant, nous nous condamnons à la stagnation, à l'observation inane et narcissique du même. Car, comme le dit Kafka, «l'important n'est pas d'être, mais de devenir.» Pour devenir, prenons le risque d'exister et d'exister ensemble.

     

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  • Julien Freund et Oswald Spengler...

    Nous signalons aux lecteurs intéressés par la pensée et les écrits de Julien Freund et d'Oswald Spengler la parution de deux revues.

    La Revue des deux Mondes, dans son numéro du mois de mai 2023, à côté d'un dossier sur Nietzsche en France, publie pour la première fois le texte d’une conférence qu’a donnée en 1976 Julien Freund après le vote le 10 novembre 1975 d’une résolution des Nations unies assimilant le racisme au sionisme.

     

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    Par ailleurs, dans la nouvelle trimestrielle revue Huis clos, Max Goldminc publie les traductions inédites d'un article de Thomas Mann sur Spengler et de plusieurs pages des Carnets  de ce dernier.

    À ce jour, la revue est disponible uniquement dans 4 librairies parisiennes : L’extrême contemporain (75003), Les Éditions de la Différence (75006), L’Harmattan (75005), et à L’odeur du Book (75018).

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  • Nietzsche et le nihilisme à l'heure de la crise écologique...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné à Figaro Vox par Benoît Berthelier et consacré à la pensée de Nietzsche abordée sous l'angle de l'écologie. Diplômé de l'École normale supérieure et agrégé de philosophie, Benoît Berthelier vient de publier Le sens de la terre - Penser l'écologie avec Nietzsche (Seuil, 2023).

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    Nietzsche et le nihilisme à l'heure de la crise écologique

    FIGAROVOX. - Vous écrivez dans votre livre «Contrairement à beaucoup de lecteurs environnementalistes de Nietzsche, nous ne croyons pas que Nietzsche puisse être tenu pour un défenseur de la nature». Qu'est-ce que sa pensée peut apporter aux combats écologistes, s'il n'est pas un défenseur de la nature ?

    Benoît BERTHELIER. - On ne peut pas dire que Nietzsche ait été un défenseur de la nature, au sens où pour lui il n'y avait pas besoin de la défendre. Il était évidemment ignorant des problèmes écologiques que nous connaissons aujourd'hui. Il n'y a pas non plus chez lui de culte romantique de la nature, comme c'est le cas chez Rousseau par exemple. La divinisation de la nature lui semble suspecte, dans la mesure où elle conduit à voir la nature comme un lieu de rédemption.

    Cependant, on trouve dans son œuvre une vraie pensée de la vie, de son histoire, de ses conditions d'organisation et de croissance. Il nous invite à regarder de plus près l'ancrage de la vie dans certaines conditions naturelles et culturelles, ce qu'il appelle parfois des «climats». Il souligne l'importance d'apprécier tout ce qui peut nourrir la vie, de toutes les «choses proches» que la métaphysique a tendance à oublier.

    Alors que Nietzsche critiquait le nihilisme, vous blâmez vous le «nihilisme environnemental». De quoi s'agit-il ? En quoi est-ce un danger ?

    La véritable cible de Nietzsche est en effet le nihilisme. Et malgré ses avertissements, nous n'en sommes pas encore guéris. Je fais l'hypothèse, dans mon livre, que nous faisons face à une nouvelle étape du nihilisme, à savoir le nihilisme environnemental. Il s'agit d'un approfondissement de la perte de nos valeurs, d'une détresse devant l'absence de sens et de buts de notre existence terrestre, qui peut prendre des formes très diverses. J'en distingue quatre formes, quatre manières de réduire à «rien» le sens de la terre. Le «nihilisme réducteur» anime ceux qui voient la terre comme un simple stock de ressources à exploiter et à s'approprier, dont la valeur est déterminée par le seul marché. Le «nihilisme dénégateur» renvoie à toutes les formes de déni ou de relativisation de la crise écologique.

    Le «nihilisme exténuateur» concerne ceux qui ont une conscience lucide de la crise mais qui se sentent écrasés par l'urgence d'y répondre, qui souffrent d'une sorte d'épuisement, de découragement ou de déception. Ils en viennent à ressasser un amer «à quoi bon ?». Enfin, le «nihilisme négateur» est l'accomplissement du nihilisme comme volonté de néant, il s'agit du rêve d'une terre sans hommes ou des multiples visages du ressentiment, de la vengeance, de la culpabilisation de soi et des autres. L'un des objectifs de ce livre est de montrer que le nihilisme, la perte de sens, travaille les deux côtés du débat écologique : le côté des «climato-sceptiques», des «éco-modernistes» prétendument optimistes et le côté des personnes les plus sensibles aux problèmes écologiques. Je crois qu'au lieu de déplorer et de stigmatiser «l'indifférence» présumée des citoyens aux questions écologiques, on gagnerait à penser la situation en termes de nihilisme.

    Nietzsche redoutait l'avènement du «dernier homme», au sens d'un homme médiocre incapable de donner un sens aux choses. Et vous écrivez à propos de ce dernier homme «Son ultime fierté, la fine pointe de son orgueil, c'est d'être capable de renoncer à l'homme, à la vie humaine». Faut-il voir dans les mouvements écologistes radicaux qui refusent de perpétuer l'espèce et d'avoir des enfants, au nom de la nature, l'avènement de ce «dernier homme» ?

    On pourrait sans doute trouver des similitudes avec le «dernier homme» de Nietzsche dans certains de ces mouvements. Mais mon livre n'a pas une ambition sociologique ou politique, je ne cherche pas à décrire de manière systématique la société actuelle. La pensée de Nietzsche reste cependant utile pour discerner des grands types d'affectivité, différentes manières dont nous pouvons être affectés aujourd'hui par le non-sens de notre existence terrestre. Le dernier homme, selon Nietzsche, considère l'humanité comme le terme de l'évolution de la vie sur terre, c'est l'homme qui a pour idéal d'être le «dernier».

    Il est clair que Nietzsche s'oppose à cet anthropocentrisme maladif, il lui oppose un antidote, le surhumain. Nietzsche ne considère pas l'espèce humaine comme un fléau pour la nature. Certes, il dit dans Ainsi parlait Zarathoustra que l'homme est la «maladie de peau» dont souffre la terre, mais on peut supposer qu'il parle à ce moment-là des hommes modernes, qui veulent justement être les «derniers hommes». Il ne souhaite pas que l'homme s'anéantisse lui-même, mais qu'il se dépasse vers le surhumain, qu'il prépare la terre à l'accueil de multiples formes de vie.

    Que signifie cette «surhumanisation» de la terre que prône Nietzsche ?

    Pour redonner un sens à notre habitation de la terre, il faut se défaire de l'idée d'un «retour à la nature» idéalisé. Nietzsche défend d'abord la nécessité d'une «déshumanisation de la nature» et d'une «naturalisation de l'homme». Pour penser adéquatement le «surhumain», il faut produire une nouvelle pensée de ce qu'est l'être humain, en le naturalisant. C'est-à-dire en le réinscrivant dans l'histoire de la vie et dans les dynamiques de la volonté de puissance.

    Parallèlement, il est nécessaire de déshumaniser la nature, autrement dit de trouver une interprétation de la réalité qui ne soit pas anthropomorphique, qui ne soit pas seulement guidée par les préoccupations étriquées du type humain dominant. Cette tâche de déshumanisation de la nature doit aboutir à retrouver ce que Nietzsche appelle le «pur concept de la nature» et que l'on peut identifier à la volonté de puissance. C'est à partir de ce concept que l'on peut établir une interprétation de la nature que Nietzsche juge plus honnête, plus riche et plus stimulante que celle des scientifiques positivistes de son époque, des romantiques ou des philosophes qui l'ont précédé.

    Dans un passage sur le christianisme, vous écrivez «Pour redonner un sens à la terre, il faut donc déterminer comment ne plus être chrétien, c'est-à-dire déterminer comment renverser la haine de la terre et du terrestre que le christianisme a infusée dans nos corps pendant deux millénaires». Mais le christianisme en plaçant l'homme «au centre de la création», ne l'a-t-il pas au contraire doté d'une responsabilité vis-à-vis de celle-ci ? Dans la Genèse, Dieu considère que la création est bonne et place l'homme au milieu du jardin d'Éden pour le «cultiver et le garder». (Genèse 2 :15).

    En effet, la terre est une notion qui a une importance cruciale dans le christianisme, et il y aurait beaucoup à dire du rapport entre écologie et christianisme. Dans ce livre, j'ai surtout essayé d'identifier le type précis de christianisme qui était la cible de Nietzsche, pour mieux comprendre le nouvel «amour de la terre» qu'il a en vue. Cette cible, c'est le christianisme luthérien et paulinien (NDLR, inspiré de l'apôtre Paul), avec la figure médiatrice d'Augustin entre les deux. Dans un tel christianisme, l'amour de Dieu suppose une renonciation à l'amour terrestre. Pour comprendre ce que peut vouloir dire aujourd'hui «aimer la terre», il faut donc regarder de très près notre histoire chrétienne. La critique de Nietzsche n'est pas une critique athée qui considère que le christianisme n'a rien d'important à nous apprendre. Au contraire, il considère qu'il faut relire les textes de l'histoire chrétienne, pour parvenir à la dépasser et à nous extraire d'une forme de religiosité maladive.

    Pour revenir à votre question, le problème de la conception biblique de la nature, notamment dans la Genèse, est qu'elle reste anthropocentriste. C'est l'homme qui nomme les animaux, qui est le bon intendant de la terre, qui en est le gardien et le maître, même si c'est un maître responsable qui ne tire sa position privilégiée que du service qu'il rend à Dieu. Nietzsche nous enseigne que l'humain doit, certes, endosser la charge de la terre, mais que celle-ci ne dépend pas d'une place particulière qu'occuperait l'homme dans la création, ou dans une échelle des êtres instituée par Dieu.

    Mais peut-on redonner un «sens à la terre» sans aucune forme de sacralité ?

    Cela dépend des formes de sacralité et des types de vie qu'elles engagent. On trouve aussi des dieux chez Nietzsche. Certes Dieu est mort pour lui, mais du début à la fin de son œuvre, il fait notamment une large place à la figure de Dionysos. Dionysos est une autre figure de la divinité, qui renvoie à la vie surabondante. Le rapport de Nietzsche au divin et au sacré est complexe. Sa philosophie est une manière de remplacer ou de réinterpréter les affects chrétiens et non de les congédier simplement. Tout l'enjeu est que cette sacralité ne soit pas tributaire d'un idéal ascétique, c'est-à-dire négateur de la vie et de la terre.

    Benoît Berthelier, propos recueillis par Pierre-Alexis Michau (Figaro Vox, 27 avril 2023)

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  • Giorgio Locchi et le surhomme...

    Le 30 décembre 2022, Rémi Soulié recevait, sur TV libertés, Antoine Dresse, alias Ego non à l'occasion de la publication de deux essais de Giorgio Locchi, Définitions (La Nouvelle Librairie, 2022) et Wagner, Nietzsche et le mythe surhumaniste (La Nouvelle Librairie, 2022).

     

                                         

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  • Morale et hypermorale...

    Les éditions de La Nouvelle librairie, dans leur collection Krisis, viennent de publier la traduction d'un essai, inédit en français, d'Arnold Gehlen intitulé Morale et hypermorale, avec une préface d'Armin Mohler.

    Figure de proue de l'anthropologie philosophique, Arnold Gehlen, dont la réflexion porte sur l'homme en tant qu'"animal inachevé" (Nietzsche) mais "ouvert au monde", est considéré comme un des intellectuels conservateurs les plus importants  du XXème siècle. Son œuvre a été traduite très tardivement en français et donc largement ignorée de ce côté-ci du Rhin. Après la publication de deux recueils de textes intitulés Anthropologie et psychologie sociale (PUF, 1990) et Essais d'anthropologie philosophique (Maison des sciences de l'homme, 2010), les éditions Gallimard ont publié son maître-ouvrage L'Homme - Sa nature et sa position dans le monde en 2021, quatre-vingts ans après sa sortie en Allemagne.

     

    Gehlen_Morale et hypermorale.jpg

    " Jusqu’où peut s’étendre le règne de la morale? C’est la question que soulève le philosophe et sociologue Arnold Gehlen dans cet ouvrage lucide et pénétrant. Esprit non-conformiste, spécialisé dans l’étude du comportement humain, il s’y livre à une attaque en règle contre les autorités morales, marxistes et chrétiennes, de son temps, ce qui lui vaudra les critiques de l’intelligentsia bien-pensante. À rebours d’une pensée « humanitariste » et universaliste, fondée sur l’hypertrophie des bons sentiments, Gehlen postule que la morale est engendrée par les institutions. Fruit d’un héritage précis, elle ne peut être que plurielle. Plaider en faveur d’une morale unique, c’est ainsi se rallier à un projet d’uniformisation totalitaire. Une traduction française inédite d’un livre capital pour comprendre – et réfuter – l’empire de la moraline qui règne aujourd’hui. "

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