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nietzsche - Page 3

  • Repenser la fin de la Renaissance...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte de Jean Montalte, cueilli sur le site de la revue Éléments, qui nous livre une relecture cyclique de l’histoire européenne.

     

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    Repenser la fin de la Renaissance

    Cet article s’efforce de dessiner à grands traits des philosophies et courants de pensée complexes. Chaque paragraphe demanderait pour lui-même un développement spécifique. Ce n’est pas l’objet de ce texte, qui se veut synthétique et ne peut se substituer à l’étude en détail des courants abordés. La perspective du temps long et d’un cadre historique large accentue la nécessité d’un approfondissement ultérieur et d’une étude des ouvrages cités au fil du texte.

    Le sentiment de vivre une époque crépusculaire pour la civilisation européenne a été partagé par des esprits aussi divers que prestigieux : Paul Valéry, Frédéric Nietzsche, Oswald Spengler, Marcel De Corte, Nicolas Berdiaev, et plus récemment Jean-François Mattéi. Hegel écrivait dans La Phénoménologie de l’esprit : « La frivolité, ainsi que l’ennui, qui s’installent dans ce qui existe, le pressentiment vague et indéterminé de quelque chose d’inconnu, sont les prodromes de ce que quelque chose d’autre est en marche.1 »

    Peu après la révolution d’Octobre 1917, le philosophe russe Nicolas Berdiaev estimait que cette crise de la culture annonce la fin de la Renaissance, des idéaux qui en sont issus et la faillite de l’humanisme anthropocentrique. Le dépassement de cette crise ne pourrait s’effectuer, selon lui, qu’à partir d’un recours aux principes spirituels qui animaient et orientaient l’existence de l’homme médiéval, afin de susciter ce qu’il appelle le « nouveau Moyen Âge ». Ce constat d’une fin et ce souhait d’une résurrection font écho à la philosophie de Vico (philosophe italien du XVIIIe siècle) qui discernait dans l’histoire de toute civilisation trois cycles successifs : l’âge des dieux, l’âge des héros et l’âge de l’homme.

    En ce qui concerne le cycle historique qui nous occupe, à savoir la civilisation chrétienne d’Occident, l’âge des dieux correspond aux premiers siècles d’évangélisation qui ont suivi la prédication du Christ, l’élaboration doctrinale de la foi chrétienne par les Pères de l’Église et les premiers conciles sous l’Empire romain ; l’âge des héros correspond à l’ère médiévale, la chevalerie, le cycle d’Arthur, les croisades où foi et vertu de force vont de pair ; enfin l’âge de l’homme est inauguré par la Renaissance – « l’égorgement du Moyen Âge par les savantasses bourgeois de la Renaissance », selon le mot de Léon Bloy – dont nous pensons que l’antihumanisme de la postmodernité (Michel Foucault), de la déconstruction (jusqu’à la farce de l’antispécisme), annoncent la fin du cycle historique. Jean-François Mattéi a, dans L’Homme dévasté, décrit l’agonie de l’humanisme philosophique. En somme, dans une filiation nietzschéenne assumée, Michel Foucault considérait que le cadavre de Dieu ne pouvait qu’être suivi par le cadavre de l’Homme. Quoi de plus normal ? Sartre ne disait-il pas qu’il ne pouvait y avoir de nature humaine puisqu’il n’existait pas de Dieu pour la concevoir ?

    Mort de Dieu, mort de l’Homme

    La mort de la figure symbolique de l’homme pourrait n’être que funèbre et signifier la victoire définitive du nihilisme européen prophétisé par Nietzsche. Seulement Nietzsche distinguait deux aspects du nihilisme : l’un actif, signe d’un accroissement de puissance et de force ; l’autre passif, signe d’un déclin et d’un affaiblissement. La déconstruction de l’homme peut tout aussi bien renvoyer à la fin de l’âge de l’homme dont parle Vico et, si nous suivons la pensée de ce dernier, annoncer un ricorso, c’est-à-dire un retour de l’âge héroïque au terme de la décomposition de l’humanisme, celui du dernier homme de Nietzche qui a perdu tout centre de gravité, toute orientation, qui ne sait plus enfanter d’étoile. Maurras pensait que les mécanismes de l’histoire étaient héroïques…

    Aux XVe et XVIe siècles, se produisit une rupture au sein de la civilisation européenne qui brisa son unité. Deux mouvements spirituels inaugurèrent le monde moderne qui, bien qu’antagonistes, firent éclater la chrétienté médiévale : la Renaissance humaniste et la Réforme protestante. Si la Renaissance puise son inspiration dans la source antique en rompant avec la souveraineté intellectuelle de la théologie scolastique pour susciter une libération ou autonomie des savoirs profanes à l’égard de la sacra doctrina, la Réforme opère une rupture plus radicale encore. En effet, Luther ne se révolte pas seulement contre l’autorité de l’Église et de la théologie médiévale, mais contre la raison elle-même. Cette « catin », selon sa propre expression. En somme, le protestantisme proteste, il est purement négatif. Le philosophe Pierre Bayle, interrogé sur sa philosophie par le cardinal de Polignac, lui fit cette réponse : « Je suis protestant dans toute la force du terme ; je proteste contre toutes les vérités.2 » La politique de la tabula rasa la plus absolue… Le philosophe Berdiaev résume cette opposition ainsi : « La Renaissance n’a été ni révolte ni protestation, elle a été création. C’est en cela qu’est la beauté de la Renaissance, c’est en cela qu’est sa signification éternelle. La Réforme, elle, fut davantage révolte et protestation que création religieuse, elle était dirigée contre la continuité de la tradition religieuse.3 »

    Si la Réforme et la Renaissance accusent des physionomies nettement distinctes (pessimisme foncier à l’égard de l’homme irrémédiablement corrompu par le péché originel d’un côté ; exaltation de l’homme, de sa liberté et de ses forces créatrices de l’autre), elles n’en ont pas moins contribué toutes deux à accoucher du monde moderne et capitaliste que nous connaissons. Les analyses de Max Weber sont bien connues quant à la filiation protestante du capitalisme. Nous voudrions montrer comment et en quoi le rôle joué par ce que le philosophe marxiste non orthodoxe Ernst Bloch a appelé la philosophie de la Renaissance a été décisif dans l’apparition d’une nouvelle figure humaine consubstantielle au monde techniciste qui est le nôtre : l’homo faber.

    1) L’homo faber

    La philosophie médiévale – dont l’esprit fut dégagé par Étienne Gilson – accordait, en continuité avec la civilisation hellénique, un primat à la vie contemplative sur la vie pratique. La vie contemplative était considérée comme plus propre à conférer une vie bonne, à permettre une réalisation spirituelle et à conquérir les plus hauts sommets de l’être. Aristote l’enseigne dans son Éthique à Nicomaque ; et l’ère médiévale de type sacral honorera le moine comme l’homme le plus achevé.

    C’est une toute autre sorte de sentiment qui tendra à prédominer à partir de la Renaissance et qui perdure aujourd’hui. L’architecte Alberti aura cette formule significative qui exprime bien ce changement de paradigme : « L’homme est créé pour agir, l’utilité est sa destinée. » Ernst Bloch identifie la Renaissance avec la floraison des débuts du capitalisme, elle-même associée à l’apparition de l’homo faber. Ernst Bloch ne cache pas l’enthousiasme que lui font éprouver les courants philosophiques qui permirent ou accompagnèrent l’émergence du capitalisme, tant les conceptions marxistes et capitalistes sont solidaires sous quantité d’aspects, à commencer par le matérialisme et la démonie de l’économie épinglée par Julius Evola. Voici ce qu’écrit Ernst Bloch : « L’activité est le nouveau mot d’ordre. L’homme nouveau travaille, il n’a plus honte de travailler. L’interdit que la noblesse avait jeté sur le travail, considéré comme dégradant et déshonorant, est levé ; on assiste à la naissance de l’homo faber qui, sans avoir pleinement conscience du changement survenu, transforme le monde par son activité. L’économie des débuts du capitalisme s’impose résolument, la bourgeoisie citadine alliée à la royauté s’acheminant vers l’absolutisme met un terme au féodalisme chevaleresque.4 » Puis : « Le capital commercial adopte une attitude plus entreprenante, les Médicis créent à Florence la première banque. Les entreprises manufacturières s’imposent à côté et contre les entreprises artisanales ; on commence à calculer les coûts, puisqu’il ne s’agit plus d’approvisionner seulement le marché local mais d’expédier au loin ses produits. L’économie de marché des débuts du capitalisme fait son apparition en Italie ; c’est en Italie que les contraintes économiques de l’époque féodale ont été pour la première fois écartées ; c’est de l’Italie qu’est partie la Renaissance. Elle a apporté deux faits nouveaux : la conscience de l’individu telle qu’elle s’est développée à partir de l’économie capitaliste individuelle face au marché fermé des corporations ; l’impression d’immensité qui a remplacé l’image du monde artificiel et fermé de la société féodale et théologique.5 »

    Ce n’est pas tant le domaine de l’agir qui supplante celui de la contemplation. L’intelligibile et l’agibile sont remplacés par le factibile. C’est la raison poétique au sens aristotélicien du terme, c’est-à-dire fabricatrice, qui occupe le devant de la scène, au détriment de la raison spéculative et morale. La Renaissance italienne est communément et presque exclusivement associée à une renaissance des arts et des lettres. Sans être fausse, cette vue est partielle. Le domaine du faire, parfois jusqu’à l’artificiel, s’est conquis un empire quasiment sans partage, tant dans les disciplines artistiques que scientifiques, techniques et commerciales. La grande affaire est de créer, de construire et d’inventer. La conception traditionnelle du savoir comme soumission au réel et ordination réceptive à l’être s’abolit. Le cartésianisme et le kantisme radicaliseront plus tard cette tendance dans ce que l’on nommera le tournant subjectif de la modernité. Hutten, dans son exaltation, s’écrie : « La science prospère, les esprits se heurtent de face, c’est un plaisir de vivre !6 » Il s’agit d’une science quantitative qui naît alors, énoncée dans un langage logico-mathématique, qui n’a plus pour objet l’être même des choses. Einstein affirmera dans L’Évolution des idées en physiques : « Les concepts physiques sont des créations libres de l’esprit humain et ne sont pas, comme on pourrait le croire, uniquement déterminés par le monde extérieur.7 » Et Max Planck : « La clairvoyance du savant provient uniquement de ce que ce monde [de la physique] n’est rien d’autre qu’une image de monde réel créé par l’esprit humain qui, pour cette raison, en a évidemment une connaissance parfaite et la domine dans ses détails.8 »

    2) Individualisme

    Avec la Renaissance surgit l’individu. Dans le monde traditionnel prédominait ce que Julius Evola nomme l’impersonnalité active, l’effacement du moi devant les qualités intrinsèques de l’œuvre à produire. Les moines chartreux ont conservé cette mentalité aujourd’hui encore en signant leurs écrits spirituels par cette unique inscription : « Un chartreux ». À la Renaissance, on commence à s’intéresser aux artistes, à leur nom. Ernst Bloch relève que « l’invention du violon, dont le registre est aigu, marque la victoire de l’individu, une victoire qui se traduit au plan économique par la figure de l’entrepreneur9 ». Il est significatif que le philosophe médiéval saint Thomas d’Aquin ait placé dans la matière – plus précisément la matière désignée (materia signata) – le principe d’individuation (ce qui fait qu’un individu est celui-ci et non un autre). À rebours, la notion de personne est ainsi définie par Boèce : « substance individuelle de nature rationnelle ». La personne se distingue par la raison, faculté spirituelle ; l’individu par cette chair et cet os, éléments matériels. Les philosophes médiévaux ont mis en valeur la personne, non l’individu, car l’individualisme est parfaitement incompatible avec la vision holiste – qu’il ne faut pas confondre avec le collectivisme – qui était la leur.

    3) Anthropocentrisme

    Le point de mire de la Renaissance, c’est l’homme. Bien plus qu’héliocentrique, cette époque fut anthropocentrique. L’homme se sent las des exigences spirituelles que faisaient peser sur lui la société médiévale, toute adonnée à la conquête du ciel. L’homme de la Renaissance, en se détachant des finalités transcendantes fixées par la tradition chrétienne théocentrique, est bien décidé à conquérir l’ici-bas, se délecter des richesses que lui prodigue la nature, congédier un ascétisme dont les rigueurs lui deviennent insupportables. C’est jusque dans la théologie que ce déplacement du centre de gravité s’opère. Luis de Molina, le célèbre théologien espagnol du XVIe siècle, inventa alors une nouvelle théorie de la prescience divine et des relations entre la grâce et la volonté créée. Le molinisme attribue à la créature humaine une part d’initiative première dans l’ordre du bien et du salut. Ce qui nous ramène à une forme édulcorée de pélagianisme. « Jusque-là, écrit Jacques Maritain, le chrétien catholique avait pensé qu’il a bien l’initiative de ses actes bons, et de ses actes bons tout entiers, mais une initiative seconde, non première. Dieu seul en ayant la première initiative ; et nos actes bons étant ainsi tout entiers de Dieu comme cause première et tout entiers de nous comme cause seconde libre.10 »

    L’homme européen de la Renaissance semble vouloir régner sur les larges régions de son être, ainsi que sur la nature. Ce genre d’effusions ne va pas sans vertiges et l’idée d’infini lui fournira de quoi étourdir son esprit et ses sens.

    4) Infini

    Jusqu’alors, la cosmologie traditionnelle avait hérité de la Grèce la notion d’un Cosmos fini. L’idée d’associer infini et perfection rebutait la mentalité hellénique. Le monde classique se repose dans le sens d’un ordre fini, mesuré ; limites et formes agencent sa beauté, à l’image des vertus qui consistent dans une médiété (le juste milieu) entre l’excès et le défaut, selon Aristote. Le système de Ptolémée est battu en brèche par la révolution copernicienne ; Giordano Bruno reprendra de Nicolas de Cues l’idée d’un univers infini ; la représentation d’un Cosmos ordonné et clos s’évanouit. « À l’aurore de la pensée grecque, nous dit Albert Camus, Héraclite imaginait déjà que la justice pose des bornes à l’univers physique lui-même. “Le Soleil n’outrepassera pas ses bornes, sinon les Érinyes qui gardent la justice sauront le découvrir.”11 » L’infini qui ne convenait auparavant qu’à Dieu investit l’univers physique, avant de passer, beaucoup plus tard – chez les romantiques – dans l’univers moral et poétique. L’une des sources de ce que Dominique Venner appelait la métaphysique de l’illimité se fait jour. C’est à partir des ruines de l’édifice médiéval éboulé qu’a prospéré cette métaphysique. Berdiaev : « L’homme perd ses formes, ses limites, il est sans défense contre la mauvaise éternité du monde chaotique.12 » Avant d’effrayer Pascal, les espaces infinis galvanisèrent la volonté de puissance frénétique de l’homme de la Renaissance.

    5) Les prodromes du machinisme

    Si Descartes voulait, par sa méthode, rendre l’homme « comme maître et possesseur de la nature », la Renaissance en a fourni les conditions de possibilité. La Renaissance est féconde en innovations techniques, le XVIe siècle est prodigieusement inventif. Simone Weil voyait dans les victoires de l’homme moderne sur l’univers physique le résultat d’une prière exaucée : l’homme, pour avoir concentré son attention sur la matière, trouva ses vœux exaucés par la matière. L’historien Georges Bordonove a fait l’inventaire non exhaustif des réalisations techniques de cette époque : « On rationalise l’exploitation des mines par l’emploi des boisages et des chariots sur rails. On améliore l’affinage des métaux et on découvre les laminoirs. On découvre aussi le rabot de menuisier. On fabrique les aiguilles en série. On trouve la recette du verre incolore. Les teinturiers utilisent la cochenille et les bois exotiques. Les paysans se lancent dans la culture du melon, de l’artichaut, de la betterave et de la carotte, des groseilles et des framboises. Les industriels textiles connaissent une prospérité sans précédent. C’est Léonard de Vinci qui a imaginé un balancier pour le dévidage de la soie. Les Allemands inventent le ressort à spirale, fabriquent les premières horloges et les “œufs de Nuremberg” qui sont les premières montres. Mais ces progrès ont aussi leur revers : on améliore la qualité de la poudre et des canons ; on invente des armes meurtrières ; on fabrique des arquebuses et autres machines à tuer. Pour obtenir un meilleur “rendement”, on se préoccupe de la balistique. Vinci lui-même et Dürer s’occupent de chars d’assaut et de fortifications.13 »

    Ce siècle aurait fait hennir d’effroi le stoïcien Sénèque pour qui il y a « une incompatibilité foncière entre la sagesse et les techniques ». Si ce propos nous paraît exagéré, il n’est pas niable que la technicisation inhérente à la vie moderne a fait reculer les frontières de l’humain. Ce qui fit dire à Bernanos qu’un monde gagné pour la technique était perdu pour la liberté. Imputer à la Renaissance le machinisme du « stupide XIXe siècle » serait excessif tant il y va dans ce dernier siècle d’une dialectique d’auto-négation de la Renaissance, selon l’expression de Berdiaev ; et que l’effervescence vitale ne doit pas être confondue avec son processus de mécanisation mortifère. Cependant, l’un est impossible sans l’autre, même si cela s’accomplit sur le mode de la trahison. Berdiaev écrit dans La fin de la Renaissance : « Pensaient-ils que la conséquence de leur sentiment moderne de la vie, de leur rupture d’avec les profondeurs spirituelles et le centre spirituel du Moyen Âge, de leurs entreprises créatrices serait le XIXe siècle avec ses machines, avec son matérialisme et son positivisme, avec le socialisme et l’anarchisme, avec l’épuisement de l’énergie créatrice spirituelle ? Léonard, peut-être l’artiste le plus extraordinaire du monde, est coupable de la machinisation et de la matérialisation de notre vie, de sa désanimation, de la perte de son sens suprême. Il ne savait pas lui-même ce qu’il préparait.14 » Et plus loin : « La machinisation de la vie détruit la joie de la Renaissance et rend impossible toute surabondance créatrice de la vie. La machine tue la Renaissance. La culture pleine de symbolisme sacré meurt.15 »

    La Renaissance, qui était vie à profusion, se résorbe dans un monde désincarné, dévitalisé et mécanisé qui la coupe de son mouvement originel ; mais qu’elle n’a pas moins contribué à engendrer. La déesse Némésis qui châtie la démesure ne ménage pas sa cruauté. Lorsque l’homme vient à méconnaître ses limites, les ressorts de son être se brisent. Il ne perdure qu’à la faveur des prothèses techniques qu’il s’est forgées. Le transhumanisme saura faire son miel du trouble jeté dans l’âme humaine, pour achever de la détruire. L’homme tend à se mécaniser à mesure qu’il se désincarne, compensant son vide par le virtuel et la technique dont il devient le serf. Lui qui fut toujours un animal industrieux est en train de devenir un animal industriel ; de producteur, il se fait produit : dérisoire transmutation alchimique ! La comparaison du funeste Pierre Bergé entre les bras de l’ouvrier et le ventre d’une mère (« Louer son ventre pour faire un enfant ou louer ses bras pour travailler à l’usine, quelle différence ? ») n’est pas un accident ou une bévue d’excentrique, mais l’expression de l’esprit du temps. Le philosophe postmoderne Gilles Deleuze n’écrivait-il pas : « Pourtant ce sont des machines, pas du tout métaphoriquement16 », en décrivant dans un vocabulaire de latrines les opérations organiques de l’homme ?

    6) Dualisme

    Une disharmonie profonde affecte l’homme de la Renaissance. Il baigne dans une atmosphère radicalement distincte de l’homme médiéval dont la vision du monde est structurée de manière aboutie par l’aristotélisme chrétien. L’homme médiéval est fait tout d’une pièce, il ne tronçonne pas analytiquement son être entre l’âme d’un côté et le corps de l’autre, le microcosme et le macrocosme. Sa vue des choses est synthétique. Pour reprendre une formule de Péguy, le spirituel est charnel. L’hylémorphisme aristotélicien enseigne que l’homme est un composé d’âme et de corps, deux substances partielles qui, unies, forment une unité ontologique. À partir de Descartes, l’union de l’âme et du corps plongeront les philosophes dans des apories insolubles, puisqu’il les définit comme deux substances complètes. Si elles s’avèrent être telles, on voit mal la nécessité de l’une d’entre elles. Ce qui fera éclore deux mouvements opposés : l’idéalisme de Berkeley et le matérialisme de La Mettrie. Le dualisme pose l’existence de deux mondes distincts qui coexistent sans s’interpénétrer : le monde intelligible ou ciel des Idées, parfaitement harmonieux, et le monde sensible qui en est une dégradation où règne le désaccord. Dualisme qui, selon le monde avec lequel nous choisissons de nous accorder, peut engendrer des attitudes politiques diamétralement opposées. Opposition qui nous fait renouer avec le combat quasi mythologique entre les Fils de la Terre et les Amis des Formes mis en scène par Platon dans Le Sophiste. Parmi les penseurs de l’époque, deux d’entre eux nous paraissent se situer dans ces alternatives : Nicolas Machiavel et Tommaso Campanella. D’un côté, l’esprit pragmatique voire cynique, les techniques de l’âpre praxis politique appliquées aux hommes concrets d’ici-bas ; de l’autre, l’idéalisme politico-théologique d’une monarchie universelle hypothétique. À propos de l’idéalisme : s’immoler à une idée fait tour à tour l’honneur et le désastre de l’homme, le sacrifice absurde et idolâtre à de fausses croyances ou l’assomption d’une âme vers ce qui la transcende. Les modernes sauront conjuguer ces approches en alliant, selon le mot de Montaigne, « opinions supercélestes et mœurs souterraines. » Les Fils de la Terre de notre ère, appliquant un machiavélisme de fait, plus vulgaire que l’original, brandissent à tout bout de champ les immortels principes de 1789, les valeurs de la République, un utopisme égalitaire et mondialiste qui n’ont rien à envier aux rêveries utopiques de l’auteur de la Monarchie du Messie, à part la grandeur de Campanella.

    7) La postmodernité : dévoilement d’un échec de la Renaissance

    L’homme conçu comme son propre fondement s’est épuisé en répudiant toute transcendance. À l’orée de la Renaissance, les forces créatrices de l’homme européen semblèrent se décupler et assurer son règne. À mesure que la modernité approfondit son mouvement d’arrachement à la Tradition, elle se dégagea des sources antiques ranimées selon un esprit nouveau par la Renaissance et des sources médiévales. Or, nous dit Berdiaev : « L’homme européen moderne vit sur des principes antiques et médiévaux, ou bien s’épuise, se dévaste et tombe. » L’antihumanisme d’un Foucault, qui est un symptôme de l’état de la culture moderne engendrée par l’humanisme classique de la Renaissance, a eu des prédécesseurs : Nietzsche et Marx bien que ce dernier, bien à tort, se réclama de l’humanisme. Nietzsche est las de ce qui est « humain, trop humain. » Il prêche l’avènement hypothétique du surhomme. L’homme doit se fixer des buts surhumains, orienter son regard vers les hauteurs ; les montagnes semblent indispensables à sa poétique. L’image de l’homme concret y agonise. Marx perçoit l’individualité humaine comme l’émanation de l’esprit bourgeois. Elle doit être dépassée en se fondant dans le collectivisme et la production de l’être générique désentravé du sentiment aliénant de l’avoir. Le surhomme nietzschéen et l’être générique marxien sont deux succédanés du Dieu perdu et deux voies du dépassement de l’homme. Il est certain que l’homme doive se dépasser ; il est certain, aux vues des menaces qui pèsent aujourd’hui sur son humanité même et ce qui la fonde (identités sexuelle, nationale, culturelle, religieuse, ethnique, etc.), qu’il doit être préservé. Ce qui nous ramène à la notion de mesure. Ce n’est certes pas en se dérobant aux vivantes mesures qui régissent son être que l’homme s’accomplira. L’avidité et la fièvre qui nous poussent à soupirer contre les justes bornes de notre puissance doivent être tenues en laisse. Dans le cas contraire, la vie et ses revers sauront nous enseigner le sens des limites et la tempérance. Le glorieux empire napoléonien – ce Napoléon que Nietzsche désignait comme la synthèse de l’inhumain et du surhumain – ne s’achève-t-il pas dans le désastre de Waterloo ? Et c’est Talleyrand, pour qui « tout ce qui est excessif est insignifiant », qui permit à la France, au congrès de Vienne, de ne pas être dépecée et de conserver sa voix dans le chœur des nations européennes.

    Jean-François Mattéi écrit dans L’Homme dévasté : « Rémi brague, dans Le Propre de l’homme, a mis en lumière l’impuissance de l’humanisme classique et de l’antihumanisme moderne à donner une légitimité à l’existence de l’homme. L’humanisme, celui de Montaigne, parce qu’il a échoué à fonder l’homme sur une vie passagère en oubliant la nécessité d’un point d’appui extérieur. L’antihumanisme, celui d’un Foucault, parce qu’il n’a pu rompre le cercle de la mort de l’homme et de la mort de Dieu. Tous deux, en repliant l’homme sur son propre vide sans lui laisser d’issue, concourent à sa disparition. “La création de soi par soi tourne à la destruction de soi par soi.” (Rémi Brague).17 »

    Il est à espérer que les lois de l’histoire dégagées par Vico soient justes. Si tel est le cas, l’Europe vit certainement les dernières heures de l’âge de l’homme. Ce qui annonce en creux la résurgence d’un âge héroïque.

    Jean Montalte (Site de la revue Éléments, 23 novembre 2023)

     

    Notes :

    1) Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Flammarion, 1996, p. 15.

    2) Joseph de Maistre, Œuvres, Robert Laffont, « Bouquins », 2007, p. 311.

    3) Nicolas Berdiaev, La fin de la Renaissance in Le nouveau Moyen Âge, L’Âge d’Homme, 1985, p. 25.

    4) Ernst Bloch, La philosophie de la Renaissance, Payot, 2007, p. 10.

    5) Ibid. pp. 10-11.

    6) Ibid. p. 9.

    7) Albert Einstein, L’Évolution des idées en physiques, Flammarion, 1948, p. 35.

    8) Cité in L’intelligence en péril de mort, Marcel de Corte, L’Homme Nouveau, 2017, p. 98.

    9) Ernst Bloch, op. cit., p. 12.

    10) Jacques Maritain, Humanisme intégral in Œuvres complètes, vol. VI, Saint-Paul, 1984, pp. 316-317.

    11) Albert Camus, « L’exil d’Hélène » in Noces suivis de L’été, Folio, 1959, p. 134.

    12) Nicolas Berdiaev, op. cit., p. 42.

    13) Georges Bordonove, François Ier, Pygmalion, 1987, pp. 9-10.

    14) Nicolas Berdiaev, op. cit., p. 22.

    15) Ibid., p. 33.

    16) Gilles Deleuze, L’Anti-Œdipe, Minuit, 1972, p. 9.

    17) Jean-François Mattéi, L’Homme dévasté, Grasset, 2015, p. 262.

    Bibliographie :

    Nicolas Berdiaev, La fin de la Renaissance in Le Nouveau Moyen Age, éditions L’Âge d’Homme (1985).

    Ernst Bloch, La philosophie de la Renaissance, éditions Payot (2007).

    Jean-François Mattéi, L’homme dévasté, éditions Grasset (2015).

    Jean-François Mattéi, Le sens de la démesure, éditions Sulliver (2009).

    Georges Bordonove, François Ier, éditions Pygmalion (1987).

    Jacques Maritain, Humanisme intégral in Œuvres complètes, vol. VI, éditions Saint Paul (1984).

    Giambattista Vico, La science nouvelle, éditions Gallimard (1993).

    Georges Bernanos, La France contre les robots, éditions Le Castor Astral (2017).

    Marcel de Corte, L’homme contre lui-même, Nouvelles éditions latines (1962).

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    Philosophe, politologue et historien des idées, Pierre-André Taguieff est l’auteur d'essais importants qui ont contribué à mettre à mal la pensée unique comme  La Force du préjugé - Essai sur le racisme et ses doubles (La découverte, 1988), Résister au bougisme (Mille et une Nuits, 2001), Les Contre-réactionnaires : le progressisme entre illusion et imposture (Denoël, 2007), Julien Freund, au cœur du politique (La Table ronde, 2008), Du diable en politique - Réflexions sur l'antilepénisme ordinaire (CNRS, 2014), Les nietzschéens et leurs ennemis - Pour, avec et contre Nietzsche (Cerf, 2021), Qui est l'extrémiste ? (Intervalles, 2022) ou Le nouvel âge de la bêtise (L'Observatoire, 2023).

     

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    " Qu’est-ce que la « déconstruction » ? Quelles sont les origines philosophiques de ce mot magique, brandi par tous ceux dont le but, déclaré ou non, est de criminaliser l’Occident en le réduisant à une expression du racisme, de l’esclavagisme, de l’« hétéro-patriarcat » et de l’impérialisme colonial ? Cette civilisation redoutable dont les proies seraient les peuples dominés, racisés, opprimés, et les minorités essentialisées en tant que victimes « systémiques ». Ainsi la civilisation occidentale se trouve-t-elle convoquée devant un nouveau grand Tribunal de l’Histoire pour répondre de ses crimes, imaginaires ou réels, et, surtout, elle est la seule civilisation à être mise au banc des accusés. Au croisement de la recherche universitaire et du militantisme politique, le décolonialisme, l’intersectionnalité, la « théorie critique de la race », la « théorie queer », la « théorie du genre », mais aussi le « wokisme », né d’une corruption idéologique de l’antiracisme et du féminisme importée des campus étatsuniens, se sont peu à peu diffusés dans les médias et dans la société tout entière grâce à une propagande violente et culpabilisante puisant dans un imaginaire victimaire. Dans ce livre incisif et documenté, qui part d’une réflexion sur la pensée de Nietzsche et sur ses mésusages par les disciples français de Heidegger, Pierre-André Taguieff analyse ces théories aussi foisonnantes qu’inconsistantes et dénonce l’émergence de ce nouvel esprit totalitaire qu’il faut se garder de réduire à ses effets les plus médiatisés, comme ces « déboulonnages » spectaculaires illustrant la violence purificatrice de la « cancel culture ». De fait, ce néo-puritanisme obscurantiste, inquisitorial et punitif représente, dans les démocraties occidentales, un défi majeur pour les défenseurs de la liberté d’expression, de pensée et de création. "

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  • Vers la biocivilisation !...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un entretien donné récemment par Julien Rochedy à Livre noir pour évoquer son nouvel essai intitulé Surhommes et sous-hommes - Valeur et destin de l'homme (Hétairie, 2023).

    Publiciste et essayiste, Julien Rochedy, qui est une figure montante de la mouvance conservatrice et identitaire, a déjà publié plusieurs essais dont Nietzsche l'actuelL'amour et la guerre - Répondre au féminisme et Philosophie de droite.

     

                                            

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  • Martin Buber, théoricien de la réciprocité...

    Les éditions Via Romana viennent de publier une monographie d'Alain de Benoist intitulée Martin Buber, théoricien de la réciprocité.

    Philosophe et essayiste, directeur des revues Nouvelle École et Krisis, Alain de Benoist a récemment publié Le moment populiste (Pierre-Guillaume de Roux, 2017), Contre le libéralisme (Rocher, 2019),  La chape de plomb (La Nouvelle Librairie, 2020),  La place de l'homme dans la nature (La Nouvelle Librairie, 2020), La puissance et la foi - Essais de théologie politique (La Nouvelle Librairie, 2021), L'homme qui n'avait pas de père - Le dossier Jésus (Krisis, 2021), L'exil intérieur (La Nouvelle Librairie, 2022) et, dernièrement, Nous et les autres - L'identité sans fantasme (Rocher, 2023).

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    " Produit typique de la symbiose judéo-allemande, Martin Buber (1878-1965) est aujourd'hui considéré comme l'un des plus grands penseurs juifs du XXe siècle. L'originalité de son parcours, qui fait l'objet de ce livre, n'en est pas moins souvent méconnue. Influencé dans sa jeunesse par la pensée de Nietzsche et la philosophie romantique de la vie, auteur d'une thèse de doctorat sur la mystique rhénane, il adhéra dès 1898 au mouvement sioniste parce qu'il y voyait une occasion pour le peuple juif de se régénérer en développant une « nouvelle culture de la beauté », vision « culturelle » qui le mit vite en opposition avec Theodor Herzl. Très proche de l'anarchiste Gustav Landauer, mais aussi de plusieurs représentants de la Révolution Conservatrice allemande, il se fit ensuite connaître par ses travaux sur le hassidisme, mouvement mystique juif antimoderne dans lequel il voyait l'exemple même d'une « tradition vivante ». Mais c'est surtout dans son livre le plus célèbre, Le Je et le Tu (1923), que Buber s'est définitivement affirmé comme le théoricien d'une identité communautaire fondée sur la réciprocité : « Au commencement est la relation, qui est une catégorie de l’Être ». Les deux termes essentiels qui fondent la dialectique de la relation (que ce soit avec les autres hommes, la nature ou le cosmos tout entier) sont le Je-Tu, qui seul permet un véritable dialogue, et le Je-Cela, attitude réductrice et égotiste qui transforme les personnes en simples objets. Une œuvre à découvrir. "

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  • Les émeutes à la lumière de Nietzsche : le nihilisme des « hors-sol »...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Pierre Le Vigan consacré au nihilisme des émeutiers qui ont sévi dans notre pays au début du mois de juillet.

    Urbaniste, collaborateur des revues Eléments, Krisis et Perspectives libres, Pierre Le Vigan a notamment publié Inventaire de la modernité avant liquidation (Avatar, 2007), Le Front du Cachalot (Dualpha, 2009), La banlieue contre la ville (La Barque d'Or, 2011), Écrire contre la modernité (La Barque d'Or, 2012), Soudain la postmodernité (La Barque d'or, 2015), Achever le nihilisme (Sigest, 2019), Nietzsche et l'Europe (Perspectives libres, 2022) et La planète des philosophes (Dualpha, 2023).

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    Les émeutes à la lumière de Nietzsche : le nihilisme des « hors-sol »

    D’une manière générale, la jeunesse veut la vie, c’est pourquoi elle peut aussi bien être héroïque que mettre son énergie au service de ce qu’il y a de plus médiocre. Dans notre époque, où l’horizon proposé n’est plus la grandeur d’un pays, ni les cimes du dépassement de soi, où les classes dirigeantes ne se cachent pas pour exprimer leur mépris du peuple, une certaine jeunesse se tourne vers le consumérisme et la médiocrité d’une société marchande sans culture. Les mariages dans certains milieux communautaires sont caractéristiques : locations de voitures de luxe, conduite sauvage, occupation physique et sonore du domaine public, drapeaux étrangers, mépris affiché pour les classes laborieuses, elles-mêmes pourtant en bonne partie immigrées. En un mot : appropriation du territoire et démonstration de force. Goût de la spectacularisation et consumérisme forcené. Le pire de l’Occident. Les pires des malchances pour la France.

    « Un nihiliste, disait Nietzsche, est un homme qui juge que le monde tel qu’il est ne devrait pas exister, et que le monde tel qu’il devrait être n’existe pas » (Fragments posthumes, 1887, IX, 60). Pour les émeutiers et casseurs, le monde tel qu’il est leur convient. La loi de la jungle est leur loi et leur convient. C’est aussi la loi de l’argent, par quoi ils sont jumeaux de l’oligarchie d’en haut, à laquelle mille liens les rattachent, dont la même vue du monde, une vue postnationale avec l’argent comme seul étalon de référence. Certains gagnent de l’argent avec de la drogue non autorisée, d’autres avec des spéculations financières autorisées ou de faux vaccins autorisés. La différence est de forme et de style. Mais ce que veulent détruire les casseurs nihilistes, c’est ce qui résiste encore à la marchandisation du monde. Ce sont les services publics. Ce sont les vestiges d’une France qui fut assimilatrice (mais quand les immigrés étaient dix fois moins nombreux et ne pouvaient venir sans travailler) et dont ils ne veulent plus.

    Le désert des émeutiers

    Une partie de cette jeunesse se caractérise par un mélange de sadisme, d’infantilisme et d’ivresse de toute-puissance. La volonté de puissance devient une volonté de détruire. « La vie est à mes yeux instinct de croissance, de durée, d’accumulation de forces, de puissance : là où la volonté de puissance fait défaut, il y a déclin », dit encore Nietzsche dans L’Antéchrist. Un instinct de croissance, mais de quoi ? Il s’agit pour les émeutiers de faire croître le désert. Le désert du rien, le désert de toutes les institutions, par destruction des écoles, des gymnases, des médiathèques. Le désert des bédouins. Seules les institutions communautaires en réchappent : les mosquées ne brûlent pas. Et si les émeutiers brûlent plus volontiers les écoles que les églises, c’est que, bien que fort peu cultivés, ils ont compris que l’État français laïque se contrefiche de la destruction des églises (voire s’en réjouit. Belle occasion de les transformer en musée, en office de tourisme, en lieu de création culturelle « inclusive » !), mais pas de celle des écoles.

    Qui bascule dans le nihilisme ? Une certaine jeunesse, en majorité issue de l’immigration, qui est surtout celle qui vient des pays les plus dépourvus de culture nationale (États artificiels issus de la colonisation plutôt qu’originaires de vieux pays comme l’Égypte, la Turquie, l’Inde, la Chine, etc.). Plus on est dans le doute sur son identité, plus on ressent la fragilité de celle-ci (fragile ne veut pourtant pas dire médiocre), plus on est dans le ressentiment, « le plus contagieux des sentiments » (François Bousquet). Plus on est, aussi, dans la destruction. Une certaine jeunesse ne se sent pas chez elle, ici, et elle hait le pays d’accueil qu’est la France, qui offre pourtant (trop) généreusement sa nationalité et de toute façon a effacé toutes les frontières entre citoyens et non citoyens. Mais la générosité par faiblesse ne vaut rien. Plus la conscience est fausse conscience, plus la haine est forte. Ceux qui ont tous fait pour venir en France alors qu’ils ont tout fait pour chasser les Français de chez eux sont ceux qui la haïssent le plus : sans cette haine, ils se rendraient compte qu’ils sont dans une position de schizophrènes, consistant à vouloir vivre absolument dans un pays qu’ils haïssent. Et consistant à se réclamer d’un pays qu’ils ont fui parce qu’il n’y avait pas d’avenir dans celui-ci. Le choix de ces gens dans une situation folle est simple : soit la haine de la France, soit la haine de soi.

    La haine de la France

    Une certaine jeunesse n’est pas la majorité de la jeunesse de banlieue, ni de la jeunesse immigrée, majorité qui travaille ou étudie et est rendue invisible par les casseurs et agresseurs de gens paisibles, comme le rappelle Christophe Guilluy dans un entretien à Marianne (6 juillet 2023). Mais il y a une fraction de la jeunesse qui déteste la France, et y est encouragée par les rappeurs et autres « artistes » financés et promus par l’oligarchie. Cette fraction de jeunesse est une minorité, mais pas une infime minorité. Restera-t-elle une minorité, ou deviendra-t-elle majoritaire, l’impunité des jeunes mineurs, notamment, faisant basculer la majorité de la jeunesse issue de l’immigration vers la délinquance et le saccage ? C’est l’un des aspects de la question. C’est pourtant de la population immigrée que viennent les condamnations les plus nettes de cette violence, dont elle est la première victime, car ce ne sont pas les quartiers de Neuilly-Auteuil-Passy qui sont dévastés (encore qu’ils soient parfois marginalement touchés). Un paradoxe que cette condamnation des émeutes non par les bobos parisiens, ancrés dans la « culture de l’excuse », mais par les immigrés d’un certain âge ? Non, c’est une contradiction culturelle. Les gens issus d’une culture traditionnelle sont les plus offusqués par des émeutes et destructions gratuites. Les jeunes sans culture représentent une génération perdue, sans autre valeur que l’argent, et l’argent facile, celui de la drogue. Qu’il amène une partie de leur famille à jouir de cet argent facile, cela ne fait pas de doute, et c’est pourquoi, comme le dit justement Gabrielle Cluzel, les parents devraient être tenus responsables sur leurs deniers des dégradations faites par leurs enfants mineurs. Encore faudrait-il au moins qu’il n’y ait pas la possibilité d’une grève des greffiers à un moment aussi crucial que celui que nous vivons !

    Haine de la France : c’est bien de cela qu’il s’agit. Un banlieusard, 40 ans, origine maghrébine, dit à son voisin dans un autobus : « Ce n’est pas le Coran qui est en question, c’est la haine de la France. » Bien vu. Ces jeunes n’ont pas lu le Coran. Ils ne connaissent rien non plus à la France. Rien non plus de leur pays d’origine, sauf, parfois, la propagande débile de leur gouvernement, se défaussant de sa corruption et de son incapacité sur un soi-disant « héritage colonial », plus de soixante ans plus tard ! À cette jeunesse, on ne dit rien de fort. On lui parle de la « république », sans même préciser la République française.

    Ce que cette jeunesse déteste, c’est la France et tout ce qui la représente, les mairies, les commissariats, les pompiers, y compris les équipements construits pour eux, les centres sociaux, les équipements sportifs, etc. S’il y a une France qu’une certaine jeunesse trouve méprisable,  c’est bien celle qui ne s’affirme pas comme France, mais comme « pays des droits de l’homme » et « pays de la laïcité ». La négation officielle de la violence comme fait anthropologique inévitable à canaliser mais non à supprimer, le fait que plus d’émeutes se traduisent toujours par plus de subventions et de déclarations d’amour à ces « jeunes en souffrance » (sic) et autres « petits anges »  fait que la violence devient hystérique. On parlera à juste titre, avec Léon Bloy, de « mendiants ingrats ». Faut-il s’en étonner ? Le misérabilisme n’entraîne que le mépris. « C’est la société, notre société policée, médiocre, castrée, qui, fatalement, fait dégénérer en criminel un homme proche de la nature, venu des montagnes, ou des aventures en mer. Ou plutôt, presque fatalement : car il est des cas où un tel homme se révèle plus fort que la société », disait Nietzsche (Crépuscule des idoles, « Divagation d’un inactuel », 45). Et de fait, ces jeunes, qui ne viennent plus des montagnes mais des zones de trafic de drogues, imposent leur loi à la société. Car s’il y a nihilisme destructeur, il y a aussi l’expression d’un rapport de force, et quand l’affaire prend des proportions excessives, l’ordre est ramené dans les quartiers par les caïds (ceux qui détiennent les armes, les moyens pour acheter les mortiers d’artifice, etc.), de façon à ce que le trafic reprenne « normalement », si on peut dire. Le caïdat n’a pas d’intérêt à chercher l’affrontement avec un pouvoir qui tolère parfaitement le trafic. Celui-ci permet de payer les loyers, et il empêche tout mouvement social face au chômage de masse et aux emplois précaires, chômage qui serait accru si un certain nombre de gens ne vivaient pas du trafic de drogue. Cet anesthésiant social et psychologique fait très bien les affaires de l’oligarchie qui, pour partie, est en outre dans sa bonne clientèle.

    Les nomades qui mettent en coupe réglée les sédentaires

    Reste qu’il y a des émeutes malgré cet anesthésiant. Pourquoi ? Parce qu’une société médiocre ne fait plus peur. Elle devient l’enjeu d’un défi qui lui est lancé par cette jeunesse. Parce qu’il est régulièrement nécessaire aux bandes de rappeler que ce sont elles, et non l’État, qui fait la loi en banlieue, les émeutes sont ainsi l’expression d’un rapport de force que l’on veut imposer, et non une révolte sincère devant un décès dramatique. Car la mort ne révolte pas les jeunes : s’il y a des victimes de bavures policières – et assurément, l’enquête devrait être menée par une autorité totalement indépendante –, il y a beaucoup plus de victimes de la violence des bandes de jeunes parmi d’innocents voisins : passants écrasés en traversant la rue par un conducteur sans permis ou fuyant les forces de l’ordre,  victimes de fusillade ayant eu le seul tort d’être présent au mauvais endroit et au mauvais moment, etc. Plus encore, les affrontements entre « jeunes » (et moins jeunes) à propos de dettes de trafic ou de conflits de territoire font beaucoup plus de morts que les fameuses bavures policières. Il n’y a de pire conflit de territoires qu’entre les hors sol. Chassez la nature, elle revient au galop ! L’homme a un instinct territorial. Et quand on ne connaît pas grand-chose à l’histoire, il ne reste que les bagarres au couteau entre bandes de Maisons-Alfort contre celle d’Alfortville. Un conflit de civilisation, cela ? Pourquoi pas une querelle théologique tant que vous y êtes ! Laissez-moi rire.  

    Si la faiblesse de l’État, et celle de la justice, appelle au rapport de forces contre l’État, rien ne serait possible sans un climat, sans un état d’esprit métapolitique, qui est le nôtre. C’est l’ethno-masochisme qui nous gouverne. C’est la haine de soi sous la forme de la haine de notre nation qui est devenue la doctrine officielle de la post-gauche wokiste (la « droite » des Pécresse et autre Copé ou Darmanin n’étant qu’une gauche un peu en retard). Cette idéologie est la suite logique de l’égalitarisme. Car ce dernier n’est pas seulement l’égalité des chances. Il est l’égalité de nature de tous les hommes. Il est l’identité de nature. Pour être sûr qu’il y a égalité, le plus simple n’est-il pas qu’il y ait identité ? Voulons-nous vraiment l’égalité entre hommes et femmes ? Affirmons, pour être certain de l’atteindre, que les hommes et les femmes, c’est la même chose !

    « La doctrine de l’égalité ! Mais c’est qu’il n’y a pas de poison plus toxique : car elle semble prêchée par la justice même, alors qu’elle est la fin de toute justice… Aux égaux, traitement égal, aux inégaux, traitement inégal : telle serait la vraie devise de la justice. Et ce qui en découle : ‘’Ne jamais égaliser ce qui est inégal’’ », écrit Nietzsche (Crépuscule des idoles, 48). Mais qui peut croire que les émeutiers casseurs veulent vraiment l’égalité. Ils ne rêvent que de domination. « Niquer la France » : c’est un mot d’ordre de prédateur et de violeur.  Ils veulent dominer. Ils veulent être les nouveaux caïds. Ils sont les nomades qui mettent en coupe réglée les sédentaires. Les Anywheres contre les Somewheres (David Goodhart). Les casseurs qui ne veulent comme socle social qu’une connexion internet contre les gens de quelque part qui veulent la sécurité culturelle et deviennent populistes contre des élites qui les privent de celle-ci.

    Une guerre contre la civilisation

    Les « hors la loi » (HLL) sont ceux qui rançonnent ceux qui travaillent légalement (et qui peuvent, bien entendu, avoir, ou pas, les mêmes origines ethniques). Et comme les sédentaires et les travailleurs sont des hommes de la transmission, y compris celle des savoir-faire professionnels, les nouveaux barbares veulent la fin de toutes les transmissions.  Moins qu’une guerre de civilisation, c’est une guerre contre la civilisation qui est la leur. Et qui est donc la nôtre puisqu’ils ont désigné la France comme ennemi. Refusant l’histoire, le passé, ne lisant pas (sauf les notices des explosifs), ces jeunes vivent dans ce que Karl Heinz Bohrer appelait « un présent absolu ».  C’est un présent qui n’actualise ni le passé ni le futur – le contraire du présent chez Giorgio Locchi. Pour faire sortir cette jeunesse de ce « présent absolu », il faudrait que la France redevienne une terre et un peuple, et remette au premier plan le récit d’une transmission. Bernanos écrit à propos d’une époque qui annonçait les désastres moraux de la nôtre : « Non seulement ce malheureux pays n’avait plus de substance grise, mais la tumeur s’était si parfaitement substituée à l’organe qu’elle avait détruit, que la France ne semblait pas s’apercevoir du changement, et pensait avec son cancer ! » (La grande peur des bien-pensants).

    Pour renouer avec un récit français, il faudrait pour cela sortir d’une définition universaliste de la France. Chaque territoire est une voie d’accès à l’universel, mais précisément, il faut en passer par un territoire et une culture singulière. Comme le note Alain de Benoist, « il n’y a pas d’accès à l’universel sans médiation ». Nous ne sommes pas loin de l’idée que développait Hegel, comme quoi le concret est toujours supérieur à l’abstrait. Or, le concret, c’est notamment le charnel, le matériel au sens de ce qui a uns substance physique, ce qui se touche, et non pas l’abstraction de mots d’ordre comme « pays des droits de l’homme », « progrès », « vocation universelle de la France », qui est la version moderne de la « fille aînée de l’Église », et autres calembredaines, etc. Aimer une terre, c’est être capable de trouver, à partir d’elle, un horizon, être capable de définir un but à sa vie, de tracer un sillon, et de s’y tenir. La vita activa dont parle Hannah Arendt, c’est ce rapport à la terre, qui inclut à la fois le travail, l’œuvre, l’action. À la fois la peine des hommes, le dur labeur, et la création (l’œuvre), et la participation à la vie publique, communale d’abord, locale, nationale ensuite. Cette vie active nécessite de se reconnaitre dans plusieurs cercles d’appartenance. Elle nécessite la territorialisation de nos vies. Mais une certaine jeunesse peut-elle aimer la terre de France ? Sa place est là où est son cœur. Et si le cœur de cette jeunesse n’est pas en France, nous n’y pouvons rien.  Si ce n’est en tirer des conclusions. Par exemple en termes de déchéance de nationalité pour ceux, nombreux, qui sont Français par les papiers et ne se sentent visiblement pas Français.

    Pierre Le Vigan (Site de la revue Éléments, 18 juillet 2023)

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  • Le bestiaire philosophique de Friedrich Nietzsche...

    Les éditions Dualpha viennent de publier un essai de Jill Manon Bordellay intitulé Bestiaire philosophique de Friedrich Nietzsche. Docteur en philosophie et en littératures comparées, Jill Manon Bordellay est professeur de philosophie.

     

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    " Près du petit village d’Eze sur un sentier caillouteux serpentant la colline d’environ quatre cents mètres d’altitude ; Friedrich Nietzsche randonne en ce printemps 1884 chaque matin et fin d’après-midi au moment où le soleil commence et finit sa course.

    Sous ce cœur rougeoyant du ciel de la Provence, le philosophe reprend goût à la vie après sa dispute avec Richard Wagner et sa déconvenue avec Lou Andréa Salomé. Il reconnaît que cet astre lui confère une vitalité intense : « C’est du soleil que j’ai appris cela, quand il se couche, du soleil trop riche : il répand alors dans la mer ; l’or la richesse inépuisable. »

    Pour lui, le soleil est un dieu véritable : « Ici, je crois au soleil comme la plante y croît. »

    Ainsi l’or de ses rayons irradie à l’infini le bleu intense de la mer. Le philosophe marche, marche sur ce chemin aux semelles de poussière. Ce vagabondage traversant des espaces ombragés aux senteurs de thym et de lauriers roses au parfum de miel et des nappes exposées au soleil, l’inspire particulièrement pour écrire Ainsi parlait Zarathoustra.

    Nietzsche suit le cycle de la nature et profile l’éternel retour : « Tout meurt, tout refleurit, le cycle de l’existence se poursuit éternellement. »

    Il n’y a rien d’étonnant lorsqu’il parcourt ce sentier escarpé surplombant la mer de ressentir une véritable émotion créatrice. Les fragrances d’oliviers, de buddleias, de pois de senteur activent la danse des papillons, mais surtout la réflexion du promeneur solitaire.

    Cet univers aux confins de la terre et de la mer contribue pour l’auteur de la Naissance de la tragédie à rêver à la naissance d’un nouveau prophète en Zarathoustra. Les grottes où se cachent de discrets animaux, des ruisseaux où se baignent des ragondins, des creux d’arbres où niche l’oiseau de Minerve ; le philosophe cueille toute cette merveilleuse vie animale pour la transcrire dans l’œuvre majeure de sa pensée.

    Au-dessus de lui, survolent les aigles royaux, à ses pieds se lovent les couleuvres près d’un cours d’eau. Toute la mythologie nietzschéenne semble née dans ce lieu à la végétation luxuriante où chaque animal exprime sa force vitale.

    Nietzsche reconnaît que la gestation de son œuvre, un peu comme Zarathoustra dans celle de la caverne, contribue à lui redonner le goût de la vraie vie. La vie telle qu’il l’entend pour l’homme qui sait se dépasser, l’existence pleine et entière du surhomme. « J’ai bien dormi, j’ai beaucoup ri et j’ai retrouvé une vigueur et une patience merveilleuses. » "

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