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nietzsche - Page 2

  • Saint-Exupéry : au-delà du Petit Prince...

    Les éditions de La Nouvelle Librairie viennent de publier un essai de Philippe de Laitre intitulé Saint-Exupéry - Au-delà du Petit Prince. Docteur en médecine générale et diplômé en histoire de la philosophie, Philippe de Laitre est un passionné de la littérature et un admirateur de Saint-Exupéry depuis son plus jeune âge. 

     

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    " « On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux. » Tout le monde connaît ces mots du Petit Prince. Et pour cause, ce conte célèbre dans le monde entier ne laisse pas d’être cité, aux dépens de son auteur dont la pensée est souvent mal comprise. Qui est Antoine de Saint-Exupéry ? Outre l’un des plus grands écrivains de son siècle, un paradoxe. De tradition chrétienne, il admire Nietzsche. Aventurier, il chérit son foyer. On lui prête une certaine candeur. C’est oublier sa mélancolie profonde, qui l’engage dans une quête de sens. Il en trouvera dans l’action collective de l’Aéropostale et plus tard, dans les remous de la Seconde Guerre mondiale. Philippe de Laitre nous livre un Saint-Exupéry délesté des erreurs d’appréciation. Anticonformiste et touchant."

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  • Nietzsche et la gauche : Autopsie d'un kidnapping...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un nouvel épisode de Tri sélectif, l'émission de Julien Rochedy et d'Antoine Dresse (Ego Non) consacrée au nietzschéisme de gauche.

    Publiciste et essayiste, Julien Rochedy, qui est une figure montante de la mouvance conservatrice et identitaire, a déjà publié plusieurs essais dont Nietzsche l'actuelL'amour et la guerre - Répondre au féminisme, Philosophie de droite et dernièrement Surhommes et sous-hommes - Valeur et destin de l'homme (Hétairie, 2023).

    Antoine Dresse anime la chaîne de philosophie politique Ego Non sur YouTube et écrit régulièrement dans la revue Éléments. Avec Clotilde Venner, il a publié À la rencontre d’un cœur rebelle - Entretiens sur Dominique Venner (La Nouvelle Librairie, 2023). Il est également l'auteur d'un essai intitulé Le réalisme politique - Principes et présupposés (La Nouvelle Librairie, 2024).

     

                                                

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  • Vers un écologisme de droite ? Julien Rochedy et la « biocivilisation »...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de David Engels, cueilli sur deliberatio et consacré à la nouvelle écologie de droite vue au travers du dernier essai de Julien Rochedy intitulé Surhommes et sous-hommes - Valeur et destin de l'homme (Hétairie, 2023).

    Historien, essayiste, enseignant chercheur à l'Instytut Zachodni à Poznan après avoir été professeur à l'Université libre de Bruxelles, David Engels est l'auteur de deux essais traduits en français, Le Déclin. La crise de l'Union européenne et la chute de la République romaine (Toucan, 2013) et Que faire ? Vivre avec le déclin de l'Europe (Blauwe Tijger, 2019). Il a  également dirigé un ouvrage collectif, Renovatio Europae - Plaidoyer pour un renouveau hespérialiste de l'Europe (Cerf, 2020).

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    Vers un écologisme de droite ? Julien Rochedy et la « biocivilisation »

    « Hier, il s’agissait de sauver notre âme ; aujourd’hui, il s’agit de sauver la planète, et avec elle, sûrement, aussi notre âme. » (262) - telle est l'un des nombreux aphorismes percutants du nouveau livre, comme d’habitude déjà très controversé, de Julien Rochedy, qui ne parle de rien de moins que de la nécessité d'une nouvelle écologie conservatrice. Et en effet, il était grand temps.

    Car dans le domaine de l'écologie (comme dans de nombreux autres), les « conservateurs » ont été largement débordés depuis un demi-siècle, sans avoir jamais vraiment formulé de position autonome sur le sujet. Alors que les uns ne cessent d'affirmer que la protection de l'environnement serait une préoccupation éminemment conservatrice et peinent à comprendre pourquoi et comment un mouvement ce sujet ait pu donner naissance à un mouvement politique largement anti-conservateur, les autres rejettent toute approche écologiste et se vantent plutôt de leur mode de vie hostile à l'écologie, selon la logique : si les politiciens écolos veulent diminuer les émissions CO2, achetons des SUVs pour les agacer. Les deux approches sont en fait naïves et vouées à l'échec ; la première parce qu'en disant « oui, mais », elle valide involontairement l'approche de l'adversaire et se décrédibilise elle-même, la seconde parce qu'elle s'obstine à dire « non » de manière puérile. Quelle pourrait donc être la solution ?

    C'est là que le nouveau livre de Julien Rochedy, « Surhommes et sous-hommes », fournit une approche très intéressante. Précisons d'emblée les choses : le titre de l'ouvrage est une provocation délibérée et ne correspond que très partiellement aux associations qu’il suscitera inévitablement. En effet, si Rochedy adopte - comme si souvent - une approche nietzschéenne dans sa propre interprétation du monde, le livre ne traite que de manière assez générale de l'opposition fondamentale entre « surhomme » et « sous-homme » et, qui plus est, utilise ces termes (comme Nietzsche lui-même) non pas dans une perspective biologiste, mais plutôt psychologique et morale. La question centrale du livre affère d’ailleurs plutôt aux conséquences politiques et existentielles concrètes de cette dichotomie pour notre monde présent (et futur) ; un thème qui était encore largement occulté par Nietzsche ou, tout au plus, analysé dans sa dimension passée (essentiellement en ce qui concerne les relations entre l’Antiquité païenne et le christianisme). Rochedy, en revanche, utilise l'outil (ou plutôt le marteau) moral de Nietzsche pour développer une nouvelle approche de la philosophie de la technologie et de la modernité et en tirer les conclusions qui s’imposent pour notre avenir.

    En fin de compte, deux idées sont au centre de l'ouvrage. D'une part, Rochedy associe le « sous-homme » ou le « dernier homme » nietzschéen à cette foule de plus en plus nombreuse d'individus atomisés, hédonistes et déjà posthistoriques qui, par lassitude, manque de motivation, lâcheté, décadence et sensibilité exacerbée, alimentent et renforcent la « mégamachine », c.à.d. la pieuvre de la civilisation ultra-capitaliste, consumériste, technologique et de plus en plus autoritaire qui, certes, assure à l'homme la réalisation de la plupart de ses désirs matériels, mais au prix de son aliénation à la nature et à la véritable découverte et affirmation de soi - et bien sûr de la destruction progressive de l’environnement. De l'autre côté, nous trouvons le « surhomme », c'est-à-dire ces derniers esprits « aristocratiques » qui veulent à la fois vivre en communion avec la nature et se dépasser par une lutte permanente pour l’excellence.

    De là découle déjà la conclusion qui a fait couler beaucoup d'encre dans les médias conservateurs francophones : Rochedy voit dans l'engagement pour la protection de la nature et la durabilité la clé du combat politique de demain et invite précisément les conservateurs à s'y consacrer corps et âme, et ce pour deux raisons. D'une part, parce qu'il voit dans la préservation de la nature et le démantèlement de la « mégamachine » le seul moyen de réveiller les idéaux aristocratiques et donc antimodernes qui nous font si cruellement défaut ; d'autre part, parce que les vastes bouleversements nécessaires à cette fin pourraient constituer un moyen idéal pour remettre la droite politique au pouvoir et de créer un système dans lequel elle le resterait pour de nombreuses générations.

    Bien sûr, il ne s'agit pas de la droite « libérale-conservatrice » classique dont Rochedy attend une telle évolution, car celle-ci n'a pas du tout compris que l'écologisme pourrait être un allié, et non un adversaire, dans la lutte contre les dérives de la modernité : « [La droite], après avoir été logiquement antimoderne en somme, la voilà se mettre désormais… à défendre la modernité ! – … au moment précis où celle-ci vacille ! – On en rirait volontiers si ce n’était pas catastrophique. » (275) Rochedy envisage plutôt une sorte de fusion future entre une droite aristocratique et identitaire d’un côté et l'élite écologiste d’un autre, les premiers se tournant enfin vers la nature, tandis que les seconds comprendraient enfin que la protection des biotopes naturels doit nécessairement s'accompagner d'un amour pour le terroir, la nation et la civilisation : « Un camp inédit comprenant des écologistes de gauche anticapitalistes et des écologistes de droite antimodernes se rassemblera pour lutter ensemble contre la mégamachine infernale et fondre leurs diverses sensibilités en une nouvelle idéologie qui prendra en main le destin de la civilisation occidentale. » (279) Certes, Rochedy ne se prive pas de critiquer les écologistes traditionnels ; non pas parce qu'il considérerait leur diagnostic écologique de base erroné - Rochedy semble sincèrement convaincu de la réalité et du danger du changement climatique - mais parce qu'il leur reproche leur inconséquence : « On ne peut pas vouloir, comme les écologistes de gauche qui tiennent aujourd’hui le haut du pavé de l’écologie politique, le chaos ethnique et l’ordre écologique en même temps. » (272)

    Bien sûr, un tel projet signifierait un large rejet de tout ce qui a été considéré jusqu'à présent comme typique de la civilisation occidentale, à commencer par cette pulsion « faustienne » qui ne veut accepter aucune limite ni aucune barrière, mais qui a fait de l'expansion, de la croissance, du dynamisme, bref de ce « plus ultra » habsbourgeois, le fondement de toute sa manière d'être. Pour Rochedy, les archétypes de Faust ou de Prométhée ne doivent plus être vus comme des idéaux, mais plutôt comme des « détours » peut-être nécessaires, mais finalement néfastes pour l'histoire européenne , et il faudrait plutôt « imaginer Prométhée découvrant que le feu sacré qu’il a dérobé ne servait en fait qu’à l’immoler » (253). Rochedy envisage en conséquence une autolimitation consciente, une simplification maximale, un ré-enracinement conséquent et un ralentissement volontaire de tous les processus de civilisation, en combinaison avec une réduction sensible de la population, afin de créer une « biocivilisation » ; terme par lequel il entend un « mélange du meilleur de l’archaïsme et du meilleur du progrès » (276) (le terme d'« archéofuturisme » n'apparaît curieusement pas), une société d'« Athéniens futuristes » (280), à la tête de laquelle se trouve certes une nouvelle élite de gardiens, qu'il faudrait chercher chez ces « surhommes » éco-nietzschéens qui donnent son titre au livre : « Si le destin de notre civilisation est de devenir un grand, prospère et magnifique jardin, les premières choses dont elle devra se doter seront, tout naturellement, des murailles et des gardiens. » (271)

    Aussi idyllique et nietzschéen que cela puisse paraître aux oreilles de certains conservateurs (à qui l'idée d'un ré-enracinement radical des peuples, au besoin en invoquant l'urgence climatique, devrait également plaire), il n'est pas étonnant que le projet de Rochedy ait été massivement critiqué par de nombreuses droites françaises ; en partie à tort, en partie à raison.

    L’on critique Rochedy à tort, me semble-t-il, quand on fait découler, de la haine de la suprématie idéologique de l'écolo-gauchisme, l’affirmation d'une société de consommation hédoniste et ultralibérale sans comprendre à quel point nombre de positions du mouvement écologiste coïncident, en fait, avec des éléments clefs du combat conservateur, de telle manière que Rochedy considère même l’écologisme comme le nouveau fer de lance de la métamodernité occidentale : « Les écologistes sont le nec plus ultra de l’Occident en amorçant la nouvelle métamorphose de formes dont nous avois besoin pour être, c’est-à-dire, chez nous, renaître sans cesse. […] Sans en avoir conscience donc, ils poursuivent ainsi le destin de la civilisation occidentale qu’ils croient pourtant, à l’heure actuelle, stupidement détester. »  (260)

    Mais l’on critique Rochedy à juste titre quand on met en avant le manque d'ancrage historique, voire transcendant de ces « Athéniens futuristes ». Depuis longtemps, Rochedy tente de (re)définir sans cesse sa position vis-à-vis du christianisme, mais en l'abordant essentiellement sous l'angle de la psychologie nietzschéenne ou alors sous l'angle purement historique, sans pouvoir véritablement se résoudre à une véritable acceptation de la transcendance non seulement de Dieu, mais aussi de l'âme humaine. Certes, on ne peut que l'approuver sans réserve lorsqu'il écrit : « Vouloir un renouveau du christianisme sans remettre en cause la modernité et le techno-capital est une position, au choix, stupide ou hypocrite. » (278) De plus, sa vision d’un christianisme « biocivilisationnel » comme idéologique porteuse de ce nouveau système de société n’est certainement pas dénué d’intérêt : « Il y a donc de quoi espérer entre une rencontre future plus ou moins harmonieuse et plus ou moins complète entre écologie et christianisme pour voir naître, qui sait ? un écochristianisme aux accents franciscains » (267). Mais en fin de compte, il faut constater que Rochedy reste ancré non pas dans la transcendance, mais dans le panthéisme et l'immanentisme et croit donc fermement à la possibilité, voire à la nécessité, de construire un paradis terrestre, ici-bas, comme tâche suprême de l'homme : « Dieu ne s’est ainsi surement pas suicidé, il est entré, par son Esprit sain, dans le Cosmos ; il s’y est glissé. Peut-être est-il même devenu le cosmos après l’avoir créé,  comme conséquence inévitable de sa Puissance et de son Omniscience. […] Il est, littéralement, l’environnement : ‘prendre soin’ est donc pour Lui la praxis même de sa vie. » (253-254) Il en résulte l'exigence suivante, qui ne peut être considérée que comme une « hybris » dangereuse, et ce non seulement dans une perspective chrétienne, mais aussi dans une perspective transcendantiste plus générale : « Refaire le paradis que nous avons détruit; retourner en roi dans le jardin que nous avons quitté en pécheur; restaurer enfin l’harmonie perdue entre notre plus profonde nature et celle qui nous entoure: voilà le commandement suprême ordonné au genre humain. » (248) Certes, la croyance en la transcendance implique un respect fondamental pour autrui, reflet du créateur au même titre que le « moi », et dès lors, une responsabilité sociale et politique. Mais la tâche la plus importante de l'homme, si l'on adhère totalement à l'idée de la philosophie pérenne et de la priorité de la transcendance sur l’immanence, ne se situe justement pas dans le monde de la matière, mais dans ce qui est au-delà, et ne consiste pas à construire un paradis terrestre, mais à réaliser de manière de plus en plus complète cette nature divine qu’il partage par son âme immortelle et à se dissoudre dans la transcendance déjà ici-bas.

    Une autre critique, plus pragmatique, serait de s'inquiéter du danger que représenterait un tel refus unilatéral de la part de l’occident à ancrer sa civilisation dans la technologie moderne dans le cadre de la situation mondiale actuelle. En effet, l’appel de Rochedy de transformer l’occident en une « biocivilisation » écolo-nietzschéenne fait largement abstraction de la réalité du monde extra-européen. Or, nous devons nous attendre à ce qu'un « ralentissement » unilatéral et une simplification délibérée de notre civilisation donnent un avantage décisif aux forces qui, de l'Afrique à la Chine en passant par le monde islamique, sont de plus en plus rongées par le ressentiment, voire la haine envers l'Occident. La question est donc de savoir comment une société « biocivilisée » peut continuer à être protégée de l'intérieur comme de l'extérieur contre des agressions hostiles de plus en plus massives et comment le chaos inévitable d’une telle transformation ne risquerait pas plutôt d’engloutir la civilisation européenne.

    D’ailleurs, ce problème est étroitement lié à la question de savoir dans quelle mesure l'occident est encore capable, d’un point de vue de son énergie vitale, d'une telle métamorphose fondamentale. Dans ce contexte, Rochedy propose d’ailleurs une théorie historique étonnamment positive lorsqu'il identifie, en gros, l'Antiquité à l'enfance, et le Moyen-Âge ainsi que le monde moderne à la jeunesse de l'Europe, alors que le présent correspondrait à l'entrée dans l'âge adulte : « Car oui, l’homme occidental est en train de devenir adulte : voilà notre moment historique traduit sur une courbe de croissance » (257). Évidemment, l’on retrouve ici l'héritage littéraire de l’espoir nietzschéen en un « grand midi » de l’Europe, et loin de nous de décrier un tel optimisme qui contredit si profondément et agréablement les discours déclinistes et fatalistes habituels. Hélas, une telle position n'en devient pas pour autant plus convaincant, et l'auteur de ces lignes ne cache pas qu'il adhère plutôt à la vision spenglerienne du « déclin » de l'Occident (et de chaque civilisation), selon laquelle on peut tout au plus imaginer l’avènement d’un empire civilisationnel final, mais pas un renouvellement vital fondamental.

    Bien évidemment, ces points de critiques ne signifient pas un rejet de la pensée de Rochedy, mais au contraire la volonté de le prendre très au sérieux et de contribuer à son développement ultérieur, et ne serait-ce que par sa nécessaire « mise à la terre ». Ne nous faisons pas d’illusion : l'Occident, me semble-t-il, va inévitablement vers sa pétrification progressive, et le « dernier homme » nietzschéen, le « fellah » de Spengler, deviendra sans aucun doute le modèle standard de l'Européen « civilisé ». Un nouvel essor vital semble dès lors impossible – mais pas un dernier sursaut « augustéen » et l'établissement d'un empire civilisationnel final et glorieux à l'instar du Principat romain, de la dynastie chinoise Han ou des Gupta indiens ; un empire dont les efforts de restauration politique et morale incluront également un rapport positif renouvelé avec un christianisme patriotique et civilisationnel. On peut toutefois s'attendre à ce que cet empire final, comme tout autre empire de ce type, soit en effet caractérisé de plus en plus par des phénomènes de ralentissement, de simplification, voire de barbarisation technologique, culturel et social tout en investissant ses dernières forces en la création d’un cadre civilisationnel d’une grande durabilité ; et il est fort probable que cette transition entre une phase de créativité chaotique et de canonisation et pétrification soit accompagnée de bon nombre des phénomènes « biocivilisationnels » que Rochedy appelle de ses vœux, incluant une relation plus saine et durable avec la nature et l'environnement : ainsi, la décroissance et la recherche d’une nouvelle harmonie avec la nature pourront-elles même être réinterprétées comme fruits d’une action politique volontariste, bien que leur raison ultime résiderait plutôt dans un manque d’énergie vitale de notre civilisation de plus en plus fossilisée. Dans cette perspective, nous devrions voir en la « biocivilisation » de Rochedy un premier symptôme hautement intéressant de cette évolution et une approche idéologique que la droite moderne devrait prendre très au sérieux.

    David Engels (deliberatio, 21 janvier 2024)

     

    Julien Rochedy, Surhommes et sous-hommes. Valeur et destin de l'homme, Paris, Éditions Hétairie, 2023.

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  • Ernst Jünger, dans le ventre du Léviathan...

    Les éditions Perspectives Libres viennent de publier un essai de Claude Bourrinet intitulé Ernst Jünger - Dans le ventre du Léviathan. Ancien professeur, Claude Bourrinet est déjà l'auteur de L'Empire au cœur (Ars Magna, 2013) ainsi que d'un Stendhal (Pardès, 2014) dans la collection "Qui suis-je ? ".

     

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    " En lisant les Journaux de guerre d’Ernst Jünger, l’on découvre un auteur d’une autre nature que l’image qu’on se fait du maître de guerre des Orages d’acier. Se dessine devant nous un humaniste chrétien, ou christianisant, relisant la Bible, s’interrogeant sur la nature humaine, et prenant le contre-pied du nietzschéisme qui sévit en Allemagne. On est frappé de constater que sa vision est encore d’une actualité brûlante. Il se livre à une auscultation du nihilisme contemporain d’un point de vue conservateur. Les idéologies mortifères et la destruction universelle dues au technicisme triomphant, qu’il nomme l’américanisation, sont engendrées, comme des monstres-Léviathans, par un monde liquéfié, démantelé,
    ruiné, où l’être indifférencié impose son vide, qu’il faut absolument emplir hystériquement du culte perverti de l’Homme autocentré. A cet arasement de la personne, il oppose l’intériorité, et son prolongement naturel et religieux, le Cosmos, unis dans la vision sacrée de l’Être. "

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  • L'Europe et la beauté...

    Les Presses Universitaires de France viennent de publier un essai d’Étienne Barilier intitulé Réenchanter le monde - L'Europe et la beauté. Professeur de Lettres émérite à l’Université de Lausanne, Etienne Barilier est essayiste, romancier et traducteur.

     

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    " L'Europe a inventé l'idée du Beau, et posé son équivalence avec celles du Bien et du Vrai, distinguant ces trois entités pour mieux les unir, ce que ne font pas toutes les civilisations. Mais tout en défendant cette triade, l'Europe n'a cessé de la mettre en question, de Dante à Simone Weil, en passant par Goethe, Nietzsche ou Dostoïevski. Si les œuvres d'un Richard Wagner ou d'un Louis-Ferdinand Céline sont belles, n'est-ce pas en effet de la beauté du diable ? Faut-il renoncer à cette alliance du Beau, du Vrai et du Bien, qui fonde pourtant notre identité ? "

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  • Repenser la fin de la Renaissance...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte de Jean Montalte, cueilli sur le site de la revue Éléments, qui nous livre une relecture cyclique de l’histoire européenne.

     

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    Repenser la fin de la Renaissance

    Cet article s’efforce de dessiner à grands traits des philosophies et courants de pensée complexes. Chaque paragraphe demanderait pour lui-même un développement spécifique. Ce n’est pas l’objet de ce texte, qui se veut synthétique et ne peut se substituer à l’étude en détail des courants abordés. La perspective du temps long et d’un cadre historique large accentue la nécessité d’un approfondissement ultérieur et d’une étude des ouvrages cités au fil du texte.

    Le sentiment de vivre une époque crépusculaire pour la civilisation européenne a été partagé par des esprits aussi divers que prestigieux : Paul Valéry, Frédéric Nietzsche, Oswald Spengler, Marcel De Corte, Nicolas Berdiaev, et plus récemment Jean-François Mattéi. Hegel écrivait dans La Phénoménologie de l’esprit : « La frivolité, ainsi que l’ennui, qui s’installent dans ce qui existe, le pressentiment vague et indéterminé de quelque chose d’inconnu, sont les prodromes de ce que quelque chose d’autre est en marche.1 »

    Peu après la révolution d’Octobre 1917, le philosophe russe Nicolas Berdiaev estimait que cette crise de la culture annonce la fin de la Renaissance, des idéaux qui en sont issus et la faillite de l’humanisme anthropocentrique. Le dépassement de cette crise ne pourrait s’effectuer, selon lui, qu’à partir d’un recours aux principes spirituels qui animaient et orientaient l’existence de l’homme médiéval, afin de susciter ce qu’il appelle le « nouveau Moyen Âge ». Ce constat d’une fin et ce souhait d’une résurrection font écho à la philosophie de Vico (philosophe italien du XVIIIe siècle) qui discernait dans l’histoire de toute civilisation trois cycles successifs : l’âge des dieux, l’âge des héros et l’âge de l’homme.

    En ce qui concerne le cycle historique qui nous occupe, à savoir la civilisation chrétienne d’Occident, l’âge des dieux correspond aux premiers siècles d’évangélisation qui ont suivi la prédication du Christ, l’élaboration doctrinale de la foi chrétienne par les Pères de l’Église et les premiers conciles sous l’Empire romain ; l’âge des héros correspond à l’ère médiévale, la chevalerie, le cycle d’Arthur, les croisades où foi et vertu de force vont de pair ; enfin l’âge de l’homme est inauguré par la Renaissance – « l’égorgement du Moyen Âge par les savantasses bourgeois de la Renaissance », selon le mot de Léon Bloy – dont nous pensons que l’antihumanisme de la postmodernité (Michel Foucault), de la déconstruction (jusqu’à la farce de l’antispécisme), annoncent la fin du cycle historique. Jean-François Mattéi a, dans L’Homme dévasté, décrit l’agonie de l’humanisme philosophique. En somme, dans une filiation nietzschéenne assumée, Michel Foucault considérait que le cadavre de Dieu ne pouvait qu’être suivi par le cadavre de l’Homme. Quoi de plus normal ? Sartre ne disait-il pas qu’il ne pouvait y avoir de nature humaine puisqu’il n’existait pas de Dieu pour la concevoir ?

    Mort de Dieu, mort de l’Homme

    La mort de la figure symbolique de l’homme pourrait n’être que funèbre et signifier la victoire définitive du nihilisme européen prophétisé par Nietzsche. Seulement Nietzsche distinguait deux aspects du nihilisme : l’un actif, signe d’un accroissement de puissance et de force ; l’autre passif, signe d’un déclin et d’un affaiblissement. La déconstruction de l’homme peut tout aussi bien renvoyer à la fin de l’âge de l’homme dont parle Vico et, si nous suivons la pensée de ce dernier, annoncer un ricorso, c’est-à-dire un retour de l’âge héroïque au terme de la décomposition de l’humanisme, celui du dernier homme de Nietzche qui a perdu tout centre de gravité, toute orientation, qui ne sait plus enfanter d’étoile. Maurras pensait que les mécanismes de l’histoire étaient héroïques…

    Aux XVe et XVIe siècles, se produisit une rupture au sein de la civilisation européenne qui brisa son unité. Deux mouvements spirituels inaugurèrent le monde moderne qui, bien qu’antagonistes, firent éclater la chrétienté médiévale : la Renaissance humaniste et la Réforme protestante. Si la Renaissance puise son inspiration dans la source antique en rompant avec la souveraineté intellectuelle de la théologie scolastique pour susciter une libération ou autonomie des savoirs profanes à l’égard de la sacra doctrina, la Réforme opère une rupture plus radicale encore. En effet, Luther ne se révolte pas seulement contre l’autorité de l’Église et de la théologie médiévale, mais contre la raison elle-même. Cette « catin », selon sa propre expression. En somme, le protestantisme proteste, il est purement négatif. Le philosophe Pierre Bayle, interrogé sur sa philosophie par le cardinal de Polignac, lui fit cette réponse : « Je suis protestant dans toute la force du terme ; je proteste contre toutes les vérités.2 » La politique de la tabula rasa la plus absolue… Le philosophe Berdiaev résume cette opposition ainsi : « La Renaissance n’a été ni révolte ni protestation, elle a été création. C’est en cela qu’est la beauté de la Renaissance, c’est en cela qu’est sa signification éternelle. La Réforme, elle, fut davantage révolte et protestation que création religieuse, elle était dirigée contre la continuité de la tradition religieuse.3 »

    Si la Réforme et la Renaissance accusent des physionomies nettement distinctes (pessimisme foncier à l’égard de l’homme irrémédiablement corrompu par le péché originel d’un côté ; exaltation de l’homme, de sa liberté et de ses forces créatrices de l’autre), elles n’en ont pas moins contribué toutes deux à accoucher du monde moderne et capitaliste que nous connaissons. Les analyses de Max Weber sont bien connues quant à la filiation protestante du capitalisme. Nous voudrions montrer comment et en quoi le rôle joué par ce que le philosophe marxiste non orthodoxe Ernst Bloch a appelé la philosophie de la Renaissance a été décisif dans l’apparition d’une nouvelle figure humaine consubstantielle au monde techniciste qui est le nôtre : l’homo faber.

    1) L’homo faber

    La philosophie médiévale – dont l’esprit fut dégagé par Étienne Gilson – accordait, en continuité avec la civilisation hellénique, un primat à la vie contemplative sur la vie pratique. La vie contemplative était considérée comme plus propre à conférer une vie bonne, à permettre une réalisation spirituelle et à conquérir les plus hauts sommets de l’être. Aristote l’enseigne dans son Éthique à Nicomaque ; et l’ère médiévale de type sacral honorera le moine comme l’homme le plus achevé.

    C’est une toute autre sorte de sentiment qui tendra à prédominer à partir de la Renaissance et qui perdure aujourd’hui. L’architecte Alberti aura cette formule significative qui exprime bien ce changement de paradigme : « L’homme est créé pour agir, l’utilité est sa destinée. » Ernst Bloch identifie la Renaissance avec la floraison des débuts du capitalisme, elle-même associée à l’apparition de l’homo faber. Ernst Bloch ne cache pas l’enthousiasme que lui font éprouver les courants philosophiques qui permirent ou accompagnèrent l’émergence du capitalisme, tant les conceptions marxistes et capitalistes sont solidaires sous quantité d’aspects, à commencer par le matérialisme et la démonie de l’économie épinglée par Julius Evola. Voici ce qu’écrit Ernst Bloch : « L’activité est le nouveau mot d’ordre. L’homme nouveau travaille, il n’a plus honte de travailler. L’interdit que la noblesse avait jeté sur le travail, considéré comme dégradant et déshonorant, est levé ; on assiste à la naissance de l’homo faber qui, sans avoir pleinement conscience du changement survenu, transforme le monde par son activité. L’économie des débuts du capitalisme s’impose résolument, la bourgeoisie citadine alliée à la royauté s’acheminant vers l’absolutisme met un terme au féodalisme chevaleresque.4 » Puis : « Le capital commercial adopte une attitude plus entreprenante, les Médicis créent à Florence la première banque. Les entreprises manufacturières s’imposent à côté et contre les entreprises artisanales ; on commence à calculer les coûts, puisqu’il ne s’agit plus d’approvisionner seulement le marché local mais d’expédier au loin ses produits. L’économie de marché des débuts du capitalisme fait son apparition en Italie ; c’est en Italie que les contraintes économiques de l’époque féodale ont été pour la première fois écartées ; c’est de l’Italie qu’est partie la Renaissance. Elle a apporté deux faits nouveaux : la conscience de l’individu telle qu’elle s’est développée à partir de l’économie capitaliste individuelle face au marché fermé des corporations ; l’impression d’immensité qui a remplacé l’image du monde artificiel et fermé de la société féodale et théologique.5 »

    Ce n’est pas tant le domaine de l’agir qui supplante celui de la contemplation. L’intelligibile et l’agibile sont remplacés par le factibile. C’est la raison poétique au sens aristotélicien du terme, c’est-à-dire fabricatrice, qui occupe le devant de la scène, au détriment de la raison spéculative et morale. La Renaissance italienne est communément et presque exclusivement associée à une renaissance des arts et des lettres. Sans être fausse, cette vue est partielle. Le domaine du faire, parfois jusqu’à l’artificiel, s’est conquis un empire quasiment sans partage, tant dans les disciplines artistiques que scientifiques, techniques et commerciales. La grande affaire est de créer, de construire et d’inventer. La conception traditionnelle du savoir comme soumission au réel et ordination réceptive à l’être s’abolit. Le cartésianisme et le kantisme radicaliseront plus tard cette tendance dans ce que l’on nommera le tournant subjectif de la modernité. Hutten, dans son exaltation, s’écrie : « La science prospère, les esprits se heurtent de face, c’est un plaisir de vivre !6 » Il s’agit d’une science quantitative qui naît alors, énoncée dans un langage logico-mathématique, qui n’a plus pour objet l’être même des choses. Einstein affirmera dans L’Évolution des idées en physiques : « Les concepts physiques sont des créations libres de l’esprit humain et ne sont pas, comme on pourrait le croire, uniquement déterminés par le monde extérieur.7 » Et Max Planck : « La clairvoyance du savant provient uniquement de ce que ce monde [de la physique] n’est rien d’autre qu’une image de monde réel créé par l’esprit humain qui, pour cette raison, en a évidemment une connaissance parfaite et la domine dans ses détails.8 »

    2) Individualisme

    Avec la Renaissance surgit l’individu. Dans le monde traditionnel prédominait ce que Julius Evola nomme l’impersonnalité active, l’effacement du moi devant les qualités intrinsèques de l’œuvre à produire. Les moines chartreux ont conservé cette mentalité aujourd’hui encore en signant leurs écrits spirituels par cette unique inscription : « Un chartreux ». À la Renaissance, on commence à s’intéresser aux artistes, à leur nom. Ernst Bloch relève que « l’invention du violon, dont le registre est aigu, marque la victoire de l’individu, une victoire qui se traduit au plan économique par la figure de l’entrepreneur9 ». Il est significatif que le philosophe médiéval saint Thomas d’Aquin ait placé dans la matière – plus précisément la matière désignée (materia signata) – le principe d’individuation (ce qui fait qu’un individu est celui-ci et non un autre). À rebours, la notion de personne est ainsi définie par Boèce : « substance individuelle de nature rationnelle ». La personne se distingue par la raison, faculté spirituelle ; l’individu par cette chair et cet os, éléments matériels. Les philosophes médiévaux ont mis en valeur la personne, non l’individu, car l’individualisme est parfaitement incompatible avec la vision holiste – qu’il ne faut pas confondre avec le collectivisme – qui était la leur.

    3) Anthropocentrisme

    Le point de mire de la Renaissance, c’est l’homme. Bien plus qu’héliocentrique, cette époque fut anthropocentrique. L’homme se sent las des exigences spirituelles que faisaient peser sur lui la société médiévale, toute adonnée à la conquête du ciel. L’homme de la Renaissance, en se détachant des finalités transcendantes fixées par la tradition chrétienne théocentrique, est bien décidé à conquérir l’ici-bas, se délecter des richesses que lui prodigue la nature, congédier un ascétisme dont les rigueurs lui deviennent insupportables. C’est jusque dans la théologie que ce déplacement du centre de gravité s’opère. Luis de Molina, le célèbre théologien espagnol du XVIe siècle, inventa alors une nouvelle théorie de la prescience divine et des relations entre la grâce et la volonté créée. Le molinisme attribue à la créature humaine une part d’initiative première dans l’ordre du bien et du salut. Ce qui nous ramène à une forme édulcorée de pélagianisme. « Jusque-là, écrit Jacques Maritain, le chrétien catholique avait pensé qu’il a bien l’initiative de ses actes bons, et de ses actes bons tout entiers, mais une initiative seconde, non première. Dieu seul en ayant la première initiative ; et nos actes bons étant ainsi tout entiers de Dieu comme cause première et tout entiers de nous comme cause seconde libre.10 »

    L’homme européen de la Renaissance semble vouloir régner sur les larges régions de son être, ainsi que sur la nature. Ce genre d’effusions ne va pas sans vertiges et l’idée d’infini lui fournira de quoi étourdir son esprit et ses sens.

    4) Infini

    Jusqu’alors, la cosmologie traditionnelle avait hérité de la Grèce la notion d’un Cosmos fini. L’idée d’associer infini et perfection rebutait la mentalité hellénique. Le monde classique se repose dans le sens d’un ordre fini, mesuré ; limites et formes agencent sa beauté, à l’image des vertus qui consistent dans une médiété (le juste milieu) entre l’excès et le défaut, selon Aristote. Le système de Ptolémée est battu en brèche par la révolution copernicienne ; Giordano Bruno reprendra de Nicolas de Cues l’idée d’un univers infini ; la représentation d’un Cosmos ordonné et clos s’évanouit. « À l’aurore de la pensée grecque, nous dit Albert Camus, Héraclite imaginait déjà que la justice pose des bornes à l’univers physique lui-même. “Le Soleil n’outrepassera pas ses bornes, sinon les Érinyes qui gardent la justice sauront le découvrir.”11 » L’infini qui ne convenait auparavant qu’à Dieu investit l’univers physique, avant de passer, beaucoup plus tard – chez les romantiques – dans l’univers moral et poétique. L’une des sources de ce que Dominique Venner appelait la métaphysique de l’illimité se fait jour. C’est à partir des ruines de l’édifice médiéval éboulé qu’a prospéré cette métaphysique. Berdiaev : « L’homme perd ses formes, ses limites, il est sans défense contre la mauvaise éternité du monde chaotique.12 » Avant d’effrayer Pascal, les espaces infinis galvanisèrent la volonté de puissance frénétique de l’homme de la Renaissance.

    5) Les prodromes du machinisme

    Si Descartes voulait, par sa méthode, rendre l’homme « comme maître et possesseur de la nature », la Renaissance en a fourni les conditions de possibilité. La Renaissance est féconde en innovations techniques, le XVIe siècle est prodigieusement inventif. Simone Weil voyait dans les victoires de l’homme moderne sur l’univers physique le résultat d’une prière exaucée : l’homme, pour avoir concentré son attention sur la matière, trouva ses vœux exaucés par la matière. L’historien Georges Bordonove a fait l’inventaire non exhaustif des réalisations techniques de cette époque : « On rationalise l’exploitation des mines par l’emploi des boisages et des chariots sur rails. On améliore l’affinage des métaux et on découvre les laminoirs. On découvre aussi le rabot de menuisier. On fabrique les aiguilles en série. On trouve la recette du verre incolore. Les teinturiers utilisent la cochenille et les bois exotiques. Les paysans se lancent dans la culture du melon, de l’artichaut, de la betterave et de la carotte, des groseilles et des framboises. Les industriels textiles connaissent une prospérité sans précédent. C’est Léonard de Vinci qui a imaginé un balancier pour le dévidage de la soie. Les Allemands inventent le ressort à spirale, fabriquent les premières horloges et les “œufs de Nuremberg” qui sont les premières montres. Mais ces progrès ont aussi leur revers : on améliore la qualité de la poudre et des canons ; on invente des armes meurtrières ; on fabrique des arquebuses et autres machines à tuer. Pour obtenir un meilleur “rendement”, on se préoccupe de la balistique. Vinci lui-même et Dürer s’occupent de chars d’assaut et de fortifications.13 »

    Ce siècle aurait fait hennir d’effroi le stoïcien Sénèque pour qui il y a « une incompatibilité foncière entre la sagesse et les techniques ». Si ce propos nous paraît exagéré, il n’est pas niable que la technicisation inhérente à la vie moderne a fait reculer les frontières de l’humain. Ce qui fit dire à Bernanos qu’un monde gagné pour la technique était perdu pour la liberté. Imputer à la Renaissance le machinisme du « stupide XIXe siècle » serait excessif tant il y va dans ce dernier siècle d’une dialectique d’auto-négation de la Renaissance, selon l’expression de Berdiaev ; et que l’effervescence vitale ne doit pas être confondue avec son processus de mécanisation mortifère. Cependant, l’un est impossible sans l’autre, même si cela s’accomplit sur le mode de la trahison. Berdiaev écrit dans La fin de la Renaissance : « Pensaient-ils que la conséquence de leur sentiment moderne de la vie, de leur rupture d’avec les profondeurs spirituelles et le centre spirituel du Moyen Âge, de leurs entreprises créatrices serait le XIXe siècle avec ses machines, avec son matérialisme et son positivisme, avec le socialisme et l’anarchisme, avec l’épuisement de l’énergie créatrice spirituelle ? Léonard, peut-être l’artiste le plus extraordinaire du monde, est coupable de la machinisation et de la matérialisation de notre vie, de sa désanimation, de la perte de son sens suprême. Il ne savait pas lui-même ce qu’il préparait.14 » Et plus loin : « La machinisation de la vie détruit la joie de la Renaissance et rend impossible toute surabondance créatrice de la vie. La machine tue la Renaissance. La culture pleine de symbolisme sacré meurt.15 »

    La Renaissance, qui était vie à profusion, se résorbe dans un monde désincarné, dévitalisé et mécanisé qui la coupe de son mouvement originel ; mais qu’elle n’a pas moins contribué à engendrer. La déesse Némésis qui châtie la démesure ne ménage pas sa cruauté. Lorsque l’homme vient à méconnaître ses limites, les ressorts de son être se brisent. Il ne perdure qu’à la faveur des prothèses techniques qu’il s’est forgées. Le transhumanisme saura faire son miel du trouble jeté dans l’âme humaine, pour achever de la détruire. L’homme tend à se mécaniser à mesure qu’il se désincarne, compensant son vide par le virtuel et la technique dont il devient le serf. Lui qui fut toujours un animal industrieux est en train de devenir un animal industriel ; de producteur, il se fait produit : dérisoire transmutation alchimique ! La comparaison du funeste Pierre Bergé entre les bras de l’ouvrier et le ventre d’une mère (« Louer son ventre pour faire un enfant ou louer ses bras pour travailler à l’usine, quelle différence ? ») n’est pas un accident ou une bévue d’excentrique, mais l’expression de l’esprit du temps. Le philosophe postmoderne Gilles Deleuze n’écrivait-il pas : « Pourtant ce sont des machines, pas du tout métaphoriquement16 », en décrivant dans un vocabulaire de latrines les opérations organiques de l’homme ?

    6) Dualisme

    Une disharmonie profonde affecte l’homme de la Renaissance. Il baigne dans une atmosphère radicalement distincte de l’homme médiéval dont la vision du monde est structurée de manière aboutie par l’aristotélisme chrétien. L’homme médiéval est fait tout d’une pièce, il ne tronçonne pas analytiquement son être entre l’âme d’un côté et le corps de l’autre, le microcosme et le macrocosme. Sa vue des choses est synthétique. Pour reprendre une formule de Péguy, le spirituel est charnel. L’hylémorphisme aristotélicien enseigne que l’homme est un composé d’âme et de corps, deux substances partielles qui, unies, forment une unité ontologique. À partir de Descartes, l’union de l’âme et du corps plongeront les philosophes dans des apories insolubles, puisqu’il les définit comme deux substances complètes. Si elles s’avèrent être telles, on voit mal la nécessité de l’une d’entre elles. Ce qui fera éclore deux mouvements opposés : l’idéalisme de Berkeley et le matérialisme de La Mettrie. Le dualisme pose l’existence de deux mondes distincts qui coexistent sans s’interpénétrer : le monde intelligible ou ciel des Idées, parfaitement harmonieux, et le monde sensible qui en est une dégradation où règne le désaccord. Dualisme qui, selon le monde avec lequel nous choisissons de nous accorder, peut engendrer des attitudes politiques diamétralement opposées. Opposition qui nous fait renouer avec le combat quasi mythologique entre les Fils de la Terre et les Amis des Formes mis en scène par Platon dans Le Sophiste. Parmi les penseurs de l’époque, deux d’entre eux nous paraissent se situer dans ces alternatives : Nicolas Machiavel et Tommaso Campanella. D’un côté, l’esprit pragmatique voire cynique, les techniques de l’âpre praxis politique appliquées aux hommes concrets d’ici-bas ; de l’autre, l’idéalisme politico-théologique d’une monarchie universelle hypothétique. À propos de l’idéalisme : s’immoler à une idée fait tour à tour l’honneur et le désastre de l’homme, le sacrifice absurde et idolâtre à de fausses croyances ou l’assomption d’une âme vers ce qui la transcende. Les modernes sauront conjuguer ces approches en alliant, selon le mot de Montaigne, « opinions supercélestes et mœurs souterraines. » Les Fils de la Terre de notre ère, appliquant un machiavélisme de fait, plus vulgaire que l’original, brandissent à tout bout de champ les immortels principes de 1789, les valeurs de la République, un utopisme égalitaire et mondialiste qui n’ont rien à envier aux rêveries utopiques de l’auteur de la Monarchie du Messie, à part la grandeur de Campanella.

    7) La postmodernité : dévoilement d’un échec de la Renaissance

    L’homme conçu comme son propre fondement s’est épuisé en répudiant toute transcendance. À l’orée de la Renaissance, les forces créatrices de l’homme européen semblèrent se décupler et assurer son règne. À mesure que la modernité approfondit son mouvement d’arrachement à la Tradition, elle se dégagea des sources antiques ranimées selon un esprit nouveau par la Renaissance et des sources médiévales. Or, nous dit Berdiaev : « L’homme européen moderne vit sur des principes antiques et médiévaux, ou bien s’épuise, se dévaste et tombe. » L’antihumanisme d’un Foucault, qui est un symptôme de l’état de la culture moderne engendrée par l’humanisme classique de la Renaissance, a eu des prédécesseurs : Nietzsche et Marx bien que ce dernier, bien à tort, se réclama de l’humanisme. Nietzsche est las de ce qui est « humain, trop humain. » Il prêche l’avènement hypothétique du surhomme. L’homme doit se fixer des buts surhumains, orienter son regard vers les hauteurs ; les montagnes semblent indispensables à sa poétique. L’image de l’homme concret y agonise. Marx perçoit l’individualité humaine comme l’émanation de l’esprit bourgeois. Elle doit être dépassée en se fondant dans le collectivisme et la production de l’être générique désentravé du sentiment aliénant de l’avoir. Le surhomme nietzschéen et l’être générique marxien sont deux succédanés du Dieu perdu et deux voies du dépassement de l’homme. Il est certain que l’homme doive se dépasser ; il est certain, aux vues des menaces qui pèsent aujourd’hui sur son humanité même et ce qui la fonde (identités sexuelle, nationale, culturelle, religieuse, ethnique, etc.), qu’il doit être préservé. Ce qui nous ramène à la notion de mesure. Ce n’est certes pas en se dérobant aux vivantes mesures qui régissent son être que l’homme s’accomplira. L’avidité et la fièvre qui nous poussent à soupirer contre les justes bornes de notre puissance doivent être tenues en laisse. Dans le cas contraire, la vie et ses revers sauront nous enseigner le sens des limites et la tempérance. Le glorieux empire napoléonien – ce Napoléon que Nietzsche désignait comme la synthèse de l’inhumain et du surhumain – ne s’achève-t-il pas dans le désastre de Waterloo ? Et c’est Talleyrand, pour qui « tout ce qui est excessif est insignifiant », qui permit à la France, au congrès de Vienne, de ne pas être dépecée et de conserver sa voix dans le chœur des nations européennes.

    Jean-François Mattéi écrit dans L’Homme dévasté : « Rémi brague, dans Le Propre de l’homme, a mis en lumière l’impuissance de l’humanisme classique et de l’antihumanisme moderne à donner une légitimité à l’existence de l’homme. L’humanisme, celui de Montaigne, parce qu’il a échoué à fonder l’homme sur une vie passagère en oubliant la nécessité d’un point d’appui extérieur. L’antihumanisme, celui d’un Foucault, parce qu’il n’a pu rompre le cercle de la mort de l’homme et de la mort de Dieu. Tous deux, en repliant l’homme sur son propre vide sans lui laisser d’issue, concourent à sa disparition. “La création de soi par soi tourne à la destruction de soi par soi.” (Rémi Brague).17 »

    Il est à espérer que les lois de l’histoire dégagées par Vico soient justes. Si tel est le cas, l’Europe vit certainement les dernières heures de l’âge de l’homme. Ce qui annonce en creux la résurgence d’un âge héroïque.

    Jean Montalte (Site de la revue Éléments, 23 novembre 2023)

     

    Notes :

    1) Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Flammarion, 1996, p. 15.

    2) Joseph de Maistre, Œuvres, Robert Laffont, « Bouquins », 2007, p. 311.

    3) Nicolas Berdiaev, La fin de la Renaissance in Le nouveau Moyen Âge, L’Âge d’Homme, 1985, p. 25.

    4) Ernst Bloch, La philosophie de la Renaissance, Payot, 2007, p. 10.

    5) Ibid. pp. 10-11.

    6) Ibid. p. 9.

    7) Albert Einstein, L’Évolution des idées en physiques, Flammarion, 1948, p. 35.

    8) Cité in L’intelligence en péril de mort, Marcel de Corte, L’Homme Nouveau, 2017, p. 98.

    9) Ernst Bloch, op. cit., p. 12.

    10) Jacques Maritain, Humanisme intégral in Œuvres complètes, vol. VI, Saint-Paul, 1984, pp. 316-317.

    11) Albert Camus, « L’exil d’Hélène » in Noces suivis de L’été, Folio, 1959, p. 134.

    12) Nicolas Berdiaev, op. cit., p. 42.

    13) Georges Bordonove, François Ier, Pygmalion, 1987, pp. 9-10.

    14) Nicolas Berdiaev, op. cit., p. 22.

    15) Ibid., p. 33.

    16) Gilles Deleuze, L’Anti-Œdipe, Minuit, 1972, p. 9.

    17) Jean-François Mattéi, L’Homme dévasté, Grasset, 2015, p. 262.

    Bibliographie :

    Nicolas Berdiaev, La fin de la Renaissance in Le Nouveau Moyen Age, éditions L’Âge d’Homme (1985).

    Ernst Bloch, La philosophie de la Renaissance, éditions Payot (2007).

    Jean-François Mattéi, L’homme dévasté, éditions Grasset (2015).

    Jean-François Mattéi, Le sens de la démesure, éditions Sulliver (2009).

    Georges Bordonove, François Ier, éditions Pygmalion (1987).

    Jacques Maritain, Humanisme intégral in Œuvres complètes, vol. VI, éditions Saint Paul (1984).

    Giambattista Vico, La science nouvelle, éditions Gallimard (1993).

    Georges Bernanos, La France contre les robots, éditions Le Castor Astral (2017).

    Marcel de Corte, L’homme contre lui-même, Nouvelles éditions latines (1962).

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