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  • Cinq mythes sur la Russie actuelle...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Yvan Blot, cueilli sur le site de La Voix de la Russie et consacré aux clichés que les médias occidentaux ne cessent de véhiculer, de façon pas vraiment innocente, à propos de la Russie d'aujourd'hui...

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    Cinq mythes sur la Russie actuelle

    Certains de nos contemporains croient vivre dans un siècle de lumières alors que l’obscurantisme continue à faire des ravages. Cet obscurantisme concerne tout particulièrement nos relations avec la Russie.

    L’écrivain Wodzinsky [1] constate : « nos clefs pour comprendre la Russie rouillent sous l’effet de la nouveauté (.) Nous nous efforçons de déchiffrer la Russie à l’aide de codes périmés de barbarie (asiatique) et de démocratie (européenne) en fabriquant des poncifs stériles (..). La Russie contInue à remplir pour l’Europe une fonction archaïque de catharsis, de remède à ses souffrances internes. (..) L’Occident à exporté à l’Est ses propres déchets. Peut-être y a-t-il perdu son âme ! »

    Après tout, Hitler est bien un produit de l’Occident (son livre de chevet fut longtemps un livre sur les Juifs de Henry Ford, l’industriel américain !). Le marxisme allemand aussi et la Terreur révolutionnaire qu’admirait tant Lénine fut une invention française ! Alors pourquoi diaboliser la Russie comme si elle avait le monopole de l’arriération et du totalitarisme ?

    Les cinq « clés rouillées » que nous utilisons encore sont les idées d’économie de rente, de continuité du totalitarisme, d’effondrement démographique, de persistance du goulag et de l’immoralité.

    Le premier mythe est celui de l’économie de rente

    La Russie serait, selon la formule absurde de Kissinger, la Haute Volta équipée d’un armement atomique. Aujourd’hui, on dit plutôt, à l’instar d’Alain Juppé : la Russie est une économie de rente dont le socle est la production de gaz et de pétrole. Renseignements pris, le gaz et le pétrole représentent 10 % du PNB russe ! Il faut comparer cela avec les 41 % du Pib en Arabie Saoudite : là, on a vraiment une économie de « rente » !

    D’après la direction générale du Trésor, l’agriculture représente 5 % du PIB, (3ème exportateur mondial de blé), le secteur secondaire (industrie) représente 28 % du PIB ; La production de matières premières dont le pétrole et le gaz représente 10 % du PNB, mais 70 % des exportations. Le secteur tertiaire (finances, communications, distribution) représente 66 % de l’économie. Selon ces critères donnés par notre propre ministère des finances, la Russie est bien un pays développé !

    Un bon indicateur de l’activité économique est aussi la production d’électricité où la Russie est en 2012 troisième ex aequo avec le Japon derrière la Chine et les Etats-Unis. (860 milliards de kw/H contre 461 pour la France). La Russie contrôle un tiers du commerce mondial de constructions de centrales nucléaires. Elle a le monopole de l’envoi d’êtres humains dans la station spatiale orbitale grâce à ses fusées Soyouz que la France utilise en Guyane. La Russie possède plus de têtes nucléaires que les USA et la deuxième marine de combat du monde. Selon le magazine 01Business, la Russie reste une grande puissance technologique : même en informatique, le moteur de recherche Yandex a devancé historiquement Google et Kaspersky reste numéro 1 de l’antivirus informatique. Mais on veut ignorer tout cela. On veut à toute force que la Russie soit sous développée et moins « intelligente » que l’Occident. On va donc inventer un mythe : faire passer la Russie pour une économie de rente pétrolière comme le sont l’Arabie Saoudite ou le Qatar !

    Le deuxième mythe est celui de la continuité du totalitarisme depuis 1000 ans.

    Le régime tsariste n’était certainement pas un régime totalitaire. L’histoire témoigne qu’il a beaucoup plus respecté les indigènes de Sibérie que ne l’ont fait les Etats-Unis avec les Amérindiens parqués dans des réserves. Il a connu le servage, c’est vrai, mais non l’esclavage fondé sur la race, à la différence des Etats-Unis. L’église était un contre- pouvoir important. Assimiler le pouvoir tsariste à celui des nomades mongols n’est pas sérieux. La Russie a même connu des expériences de démocratie directe comme en Suisse : républiques de Novgorod et de Pskov au moyen âge, démocratie « cosaque » dans le sud-est. Certes, le Tsarisme était formellement une autocratie. Mais en réalité, la société russe vivait aussi des contre-pouvoirs que formaient ses traditions et le tsar ne pouvait ni les ignorer, ni les déraciner : aurait-il pu détruire l’orthodoxie, la famille, l’autorité des grands-mères sur la jeunesse ? Non ! Ce n’était d’ailleurs nullement son projet. Et les bolcheviks, malgré leur violence, ont aussi échoué à étouffer les traditions : Comme de Gaulle l’avait prophétisé à l’encontre de tant de « soviétologues » incapables : « la Russie boira le communisme comme le buvard boit l’encre !

    Le totalitarisme est venu de l’Occident : la matrice initiale a été le pouvoir de la Terreur jacobine sous Robespierre admiré par Marx et Lénine. Le marxisme est une invention occidentale comme Lénine l’a souligné à juste titre dans son livre « l’Etat et la Révolution » : une synthèse d’économie anglaise (Ricardo), d’idéologie politique française socialiste et de philosophie allemande (Hegel et Feuerbach). L’URSS a été une rupture avec la Russie traditionnelle comme le 3ème Reich en Allemagne avec l’Empire allemand.

    La nouvelle Russie n’est pas plus totalitaire que ne l’est l’Allemagne actuelle depuis la chute d’Hitler. Cela aussi, on ne veut pas l’admettre car on a besoin d’un ennemi pour se réfugier sous le parapluie américain ! L’Europe officielle ne veut pas devenir adulte ! il faut donc construire un mythe d’un ennemi éternel, la Russie !

    Le troisième mythe est celui de l’effondrement démographique.

    Certes, cet effondrement a eu lieu après la chute de l’Union soviétique et la démoralisation importée de l’Occident pendant les années Eltsine. Mais les chiffres montrent un redressement très net : la population augmente depuis 2009 ; depuis 2012, le taux de natalité a rattrapé le taux de mortalité (13,3 pour mille habitants) et le taux de fécondité qui fut au plus bas en 1999 (1,17) n’a cessé de remonter pour atteindre 1,69 en 2012 ; le nombre d’avortement par femme est tombé de 3,4 en 1990 à 1,2 en 2006. L’espérance de vie masculine a augmenté de 4 ans entre 2005 et 2010 (69 ans aujourd’hui).

    La Russie pratique une politique familiale exemplaire tout en contemplant le suicide démographique de l’Occident. Chaque famille touche à la naissance d’un enfant une prime d’environ 7000 euros. Les incitations financières sont complétées par une revalorisation du mariage, de la fidélité et de la natalité avec la création d’une fête annuelle d’Etat pour décorer les couples méritants. Pendant ce temps, l’Occident prône l’idéologie du « childfree » (libre d’enfants) : le mot est choisi à dessein : on ne dit pas « childless » (sans enfants) ce qui serait neutre : la liberté, c’est l’absence d’enfants ! On est fort loin des valeurs de la charité chrétienne. Si l’on ajoute à cela, l’affirmation de l’égalité en valeur du couple volontairement stérile et du couple hétérosexuel fécond, et si l’on prend en compte la volonté de favoriser l’euthanasie des malades incurables, comme sous le 3ème Reich, on a du mal à ne pas croire le Pape Jean-Paul II lorsqu’il dénonçait la montée d’une culture de mort en Occident ! La Russie, comme l’a dit le président Poutine ou le patriarche Cyril, voit cette évolution avec inquiétude et prend le « parti de la vie » ! Qui s’en plaindra ?

    Le quatrième mythe est celui du « goulag » persistant

    Le goulag soviétique n’existe plus. Contrairement aux idées reçues, il n’y a que 800 000 prisonniers en Russie contre 2,5 millions aux Etats-Unis : le taux d’incarcération américain est de 714 prisonniers pour 100 000 personnes (2007) contre 532 en Russie. Les Etats Unis ne respectent pas la suppression de la peine de mort votée par le Conseil de l’Europe, (Texas : 500 exécutions depuis 1976, 39 exécutions pour tous les USA pour la seule année 2013) : que dirait-on si c’était la Russie ? Ce serait le scandale médiatique assuré !

    Soit dit en passant, la Tsarine Elisabeth avait abolit de facto cette peine et Anatole Leroy Beaulieu disait dans son « Empire des Tsars » que la Russie état la première du monde par la douceur de son code pénal (due à l’influence de l’Eglise orthodoxe). Les USA, grands donneurs de leçons de morale et de droit, ne respectent aucun des droits de la défense à Guantanamo : que dirait-on si cette prison était russe ?

    Le goulag est aussi une importation de l’Occident : les Anglais ont inventé les camps de concentration en Afrique du sud et Lénine a voulu copier la Terreur de Robespierre. On a exporté cet enfer répressif vers la Russie et, peut-être pour nous disculper, on l’accuse d’avoir généralisé ce système dont la victime numéro un a été le peuple russe lui-même !

    Le cinquième mythe est celui de l’immoralité foncière de la Russie

    C’est un conflit vieux comme l’histoire qui remonte à la mise à sac par les Croisés de Constantinople lors de la quatrième croisade en 1204 (contre la volonté du pape de l’époque, doit-on préciser). L’hostilité aux Byzantins est devenue l’hostilité à l’égard de la Russie. L’antislavisme de l’Occident ressemble beaucoup à l’antisémitisme. Les Russes seraient « génétiquement » cruels, voleurs, malhonnêtes, et inaptes à la liberté. L’Occident fait le silence sur ses propres turpitudes, guerres de religion (guerre de trente ans où le tiers de la population allemande disparait), inquisition, terreur de la révolution française, génocide de la Vendée décidé officiellement par la Convention (décret Barrère), première et deuxième guerres mondiales : tout cela est-il de la faute des Russes ?

    Les statistiques de criminalité ne sont pas toujours favorables à l’Occident. Par exemple, si l’on prend le marché de la drogue, les Etats Unis et l’Australie sont bien plus atteint que la Russie pour le cannabis, l’ecstasy ou la cocaïne.

    Mais au-delà de ce genre de comptabilité, on peut se poser la question de savoir si l’état moral général des Russes est meilleur ou non que celui des Occidentaux. Depuis les années 1960, (mai 68 en France), la situation des valeurs s’est dégradée : résultat, en France le nombre des crimes et délits est passé de 1,5 à 4,5 millions par an : est-ce un bon signe ?

    Dostoïevski nous donnera le mot de la fin : le starets Zossime, (starets : saint homme issu du peuple), déclare que la liberté sans discipline intérieure en Occident consiste à multiplier ses besoins sans limites : les hommes deviennent dépendant des objets et matérialistes. L’égalité sans amour conduit à l’envie, la jalousie et le meurtre. La fraternité sans racines est un verbiage : on constate en fait l’isolement croissant des hommes. Face à ce désert spirituel, la Russie offre l’exemple d’un christianisme vivant qui peut s’associer au christianisme occidental pour défendre les valeurs de notre civilisation commune.

    Nous Européens avons tout intérêt à nous associer à la Russie : l’intérêt économique est évident, l’intérêt politique aussi pour ne pas devenir une simple colonie de la superpuissance du moment, l’intérêt humain est de sauver les valeurs familiales face à la culture de mort et l’intérêt spirituel est de renouer avec les valeurs bimillénaires du christianisme et de l’antiquité classique. C’est une voie plus sûre que celle fondée sur le mépris de l’autre, le Russe en l’occurrence, qui empêche l’Europe d’être unie alors que le rideau de fer est tombé depuis longtemps.

    Yvan Blot (La Voix de la Russie, 24 avril 2014)

    Notes :

    [1] Wodzinsky « transe, Dostoïevsky, Russie ». L’âge d’homme 2014 p. 18

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  • Puissance et souveraineté...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jean-Claude Empereur, cueilli sur le site Europe solidaire et consacré à la nécessité pour l'Europe de rechercher la puissance  et la souveraineté...

     

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    Puissance et souveraineté

    Les prochaines élections européennes risquent de se traduire par une nouvelle diminution des capacités de puissance et de souveraineté dont dispose l'Union Européenne. En France, la démission des Pouvoirs Publics face au démantèlement annoncé de l'entreprise Alstom ne fait que confirmer cet inquiétant pronostic

    La perspective des élections européennes, la négociation sur l'Accord de partenariat transatlantique, dans un climat général de méfiance envers les institutions européennes ,  devraient inciter médias et responsables politiques à s'interroger sur les concepts de puissance , d'indépendance et de souveraineté appliqués à la construction de l'Union Européenne et à rompre enfin avec une stratégie d'évitement sémantique qui à prévalu jusqu'à maintenant dans l'expression de ces concepts.

    La question de la puissance de l'Europe est essentielle mais à deux conditions :
    -    Que les Européens s'entendent sur son contenu,
    -   Qu'ils la considèrent non comme une fin en soi mais comme l'élément  d'un concept plus riche : la souveraineté européenne.

    Si la réconciliation des Européens avec la puissance est une nécessité,  l'impératif essentiel reste la conquête de la souveraineté,  c'est-à-dire la volonté de maitriser un  destin collectif. La puissance  n'est qu'un élément de la souveraineté, un chemin d'accès. Elle n'a pas de valeur en soi. C'est un concept relatif, au contraire la souveraineté est un concept absolu.
    La puissance se définit par  un contenu, la souveraineté  par une vision.

     La puissance : quel contenu ?

    Depuis  des années les responsables  politiques  comme  les médias ne cessent d'invoquer,   en toutes circonstances, à temps et à contretemps, la notion d'  « Europe puissance ». Rares sont ceux qui se hasardent à en définir le contenu. Pire,  les dirigeants  de l'Union Européenne, effrayés à l'idée d'être accusés d'exprimer ne serait ce que l'esquisse de la moindre volonté de puissance, intention qui pourrait les renvoyer « aux âges sombres de notre histoire », se sont ingéniés à affirmer, pour preuve de leur bonnes intentions, une volonté d'impuissance exemplaire. Ils croient devoir ainsi quémander l'approbation du reste d'un monde pourtant engagé dans une compétition multipolaire acharnée, dont le ressort est précisément l'expression de la puissance  sous toutes ses formes.

    Or, aujourd'hui rien ne permet de penser que les Etats membres de l'Union :
    -    se font la même idée de la puissance, de son usage et de sa finalité,
    -    sont d'accord sur ses différentes composantes,
    -    partagent une vision commune de la manière de les hiérarchiser,
    -    envisagent d'y affecter le même type ou même niveau de moyens,
    -    en ressentent même, pour certains, le besoin.

     Poser la question est déjà y répondre. Il suffit d'énumérer, pêle-mêle, quelques uns de ces éléments de la puissance : finance, démographie, défense, énergie, technologie, industrie, numérique, espace, océans, culture, etc. , pour s'apercevoir qu'il n'existe actuellement aucun consensus européen.
    Ceci ne signifie pas néanmoins qu'il faille renoncer à  l'idée de construire une « Europe puissante » notion concrète et opérationnelle, plutôt d'ailleurs  qu'une « Europe puissance » concept purement incantatoire, tout juste utile à servir de leurre dans les congrès  ou les assemblées de la bien-pensance européiste.

    Bien au contraire, il s'agit d'une impérieuse nécessité. Il est temps de  mettre en perspective  l'ensemble du dispositif de puissance nécessaire à la survie de l'Europe dans un monde qui globalement ne lui est pas favorable et perçoit l'Europe, au mieux comme un marché, au pire comme un ensemble  économiquement  anémique, démographiquement vieillissant et politiquement inexistant.

    Ayant depuis trente ans favorisé l'irénisme économique sur le volontarisme politique, le court-termisme du marché  sur la vision à long terme, l'Union s'est montrée incapable de mettre en œuvre ce dispositif de puissance dans des domaines aussi stratégiques que la recherche fondamentale et appliquée, l'énergie , les technologies génériques, le numérique, la sécurité alimentaire, la défense mais aussi les politiques de population ou d'identité culturelles.

    La réussite indiscutable de certaines grandes aventures technologiques ou industrielles, dans le domaine de l'aérospatial ou du nucléaire, est  due, pour l'essentiel, à des initiatives françaises relayées le plus souvent par l'Allemagne et parfois par d'autres partenaires européens.  Outre le fait que ces aventures  ont été initiées il ya plus de quarante ans, cette réussite certes brillante  masque le fait que les nouveaux domaines de la puissance n'ont guère été explorés depuis lors,  si ce n'est par des rapports ou des livres blancs.

     L'aversion pour toute politique industrielle, l'obsession de la concurrence libre et non faussée rendrait sans doute impossible aujourd'hui le lancement d'Airbus.  C'est non sans mal que l'on a réussi à construire l'A 400M, outil majeur de souveraineté par sa capacité de projection, ou réussi à poursuivre  le programme Galileo, instrument de géolocalisation indispensable à la sécurité et à la gestion des flux économiques. La livraison du premier se fait au compte goutte, compte tenu de la réduction des budgets de défense, le second a du accepter de nombreux  compromis d'interopérabilité avec le GPS américain préjudiciables à l'indépendance de l'Europe.

    Ce dernier point illustre clairement la volonté affichée par les Etats Unis, non seulement  face à l'Union Européenne, mais aussi au reste du monde, Chine notamment, de maintenir en permanence un « gap » technologique décisif seul susceptible de préserver une  volonté  de « full spectrum dominance », concept  ô combien  éclairant et non négociable de  leur stratégie d'hégémonie.

    L'affaire Snowden a révélé, par ailleurs, comment la NSA, l'une des agences de renseignement la plus emblématique de la souveraineté technologique et numérique américaine, bien au-delà du simple système d'écoute tentaculaire que l'on s'est borné à présenter, constituait, en réalité, le « pivot numérique » de cette stratégie.

    Pour paraphraser Mackinder et sa théorie du « pivot géographique », on peut affirmer en effet que celui qui contrôle et  commande  le « pivot numérique », contrôle le monde.

    La National Security Agency (NSA) dont Edward Snowden  a révélé l'ampleur des activités constitue l'axe central d'un pouvoir numérique planétaire.
    Ce pouvoir numérique qui se déploie, à vitesse exponentielle, dans tous les secteurs, de la défense à l'économie et à la culture est malheureusement hors d'atteinte pour les Européens qui ont renoncé à toute compétence en ce domaine, il y a quarante ans, par manque de vision technologique, industrielle et géopolitique, risquant ainsi de condamner l'Europe à n'être qu'une puissance incomplète.

    La souveraineté, quelle vision ?

    L'expression d'une puissance européenne sans but affiché  n'a  aucune valeur. Cette puissance doit être ordonnée à un objectif. A minima il s'agit d'assurer la survie  du Vieux  Continent ou, si l'on a plus  d'ambition, de défendre une certaine conception du monde et de la société, bref de maîtriser un destin.

    Or,  depuis  Bodin et  Hobbes, la  volonté de  se donner les moyens de cette maîtrise,  de  ne dépendre de qui que ce soit, de  protéger son  peuple , ses biens, son patrimoine , sa mémoire, s'appelle la souveraineté.

     Mais pour des raisons historiques, géopolitiques mais aussi  de psychologie collective les Européens vivent depuis la fin de la seconde guerre mondiale  dans le déni de souveraineté.

    Cette attitude de déni n'affecte en aucune manière les autres acteurs du monde multipolaire et de la soi-disant communauté internationale , qu'il s'agisse notamment  de la Chine , des Etats-Unis, de la Russie, de l'Inde, d'Israël ou du Brésil. Bien au contraire, ce monde  est le théâtre d'un affrontement permanent de souverainetés. Cet affrontement  est même la caractéristique essentielle d'un « monde redevenu  normal » pour reprendre l'expression du géopolitologue américain Robert Kagan.

    Mais le fonctionnement de leurs institutions condamne les membres de l'Union Européenne à ce déni.  Bien plus, ces institutions n'ont de cesse  d'absorber années après années, par délégations successives et irréversibles, la substance même des souverainetés nationales,  sans transformer ce processus en construction d'une souveraineté européenne à la fois « surplombante » et partagée  capable de s'exprimer face au reste du monde.
    Peu à peu s'est installée une conception à deux faces de la souveraineté européenne : l'une à usage interne, tournée vers les Etats membres, coercitive, culpabilisante voire punitive, l'autre à usage externe, complexée, frileuse et quasi inexistante à l'égard du reste du monde.
    Cette dissymétrie de plus en plus mal perçue par l'opinion est largement responsable de l'affaiblissement du sentiment européen.

    Elle est manifeste dans la gestion de la monnaie unique. Chacun a fini par comprendre que les sacrifices consentis en termes d'abandon de souveraineté dans ce domaine particulièrement sensible de la psychologie collective n'étaient pas compensés par l'émergence d'une monnaie qui, malgré une certaine réussite au plan international, ne parvenait pas à  s'imposer dans une  guerre des monnaies ou s'affrontent, pour l'essentiel, le Dollar et le Yuan, seules monnaies réellement souveraines car adossées à de véritables puissances.

     Il est vrai que, selon la tradition juridique, la souveraineté prenant nécessairement appui sur trois éléments : un Etat, un peuple et un territoire, l'Union européenne se trouve en porte à faux, révélant ainsi toute l'ambigüité de son projet.

    La difficulté est d'autant plus grande qu'au-delà et en complément  des puissances traditionnelles, se développent, à un rythme accéléré, d'autres vecteurs de puissance le plus souvent étroitement  reliés entre eux : le réseau des entreprises financières et leurs instruments de marché et celui des entreprises numériques publiques et souveraines, NSA, CIA et autres... ou privées  Google, Amazon, Facebook  etc....

    Les unes et les autres, aujourd'hui, sont, pour l'essentiel, dépendantes de l'hyperpuissante américaine.  Certains observateurs  pronostiquent le déclin de celle-ci. Tout montre au contraire qu'elle ne fait que se renforcer, sur les théâtres du monde où elle est vraiment importante. Par ailleurs  de nouvelles puissances émergentes ou ré-émergentes se sont engagées, à leur tour, dans une gigantesque compétition visant à  l'  « arraisonnement du monde », pour reprendre le concept qu'Heidegger appliquait au développement technologique postmoderne.

    Confrontés à une situation aussi complexe, porteuse de menaces pour leur avenir, paralysé par des institutions inadaptées au monde qui vient, tourmentés par un sentiment de culpabilité et parfois même de haine de soi, dépourvus de toute vision géopolitique collective, que peuvent faire les Européens pour échapper à cet arraisonnement « gullivérien » ?

    On a souvent dit que l'Union Européenne était une  construction juridique « sui generis » sans précédent  dans l'histoire. C'est sans doute vrai, elle n'est  ni un  Etat, ni une  fédération, ni une confédération. Il ne faudrait pas que cette singularité devienne maintenant un piège dans la compétition multipolaire qui se déploie sous nos yeux.

    Aux Européens d'inventer désormais une nouvelle forme de souveraineté  « sui generis », partagée, coopérative, surplombante, « hors sol » etc. pour peu que cette souveraineté, sans étouffer les souverainetés des Etats-membres, soit à la fois protectrice, libératrice et anticipatrice, seule capable de rompre avec cette « géopolitique de l'impuissance » qui semble inspirer l'Europe depuis cent ans.

    En l'absence de réflexion collective sur ces sujets,  la crise du sentiment européen ne cessera de s'aggraver.  Elle s'exprime aujourd'hui par une désaffection déjà très avancée de nos concitoyens vis-à-vis des institutions européennes. Ils constatent chaque jour, médusés, qu'elles ne répondent pas aux défis qu'imposent la crise et la recomposition du monde en résultant. Mais que l'on se rassure, si l'on peut dire.  Dans le collapse généralisé qui s'annonce,  il sera toujours possible de descendre plus bas. 

    Jean-Claude Empereur (Europe solidaire, 03 mai 2014)

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  • Pour l'impérium européen !...

    Nous reproduisons ci-dessous l'allocution prononcée par Alain de Benoist au Colloque « Europe-marché ou Europe-puissance » du samedi 26 avril organisé par la revue Eléments.

     

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    Mesdames, Messieurs, chers Amis,

    Il y a encore un quart de siècle, l’Europe apparaissait comme la solution à presque tous les problèmes. Aujourd’hui, elle est perçue comme un problème qui s’ajoute aux autres. Sous l’effet de la désillusion, les reproches pleuvent de partout. A la Commission européenne on reproche tout : de multiplier les contraintes, de se mêler de ce qui ne la regarde pas, de vouloir punir tout le monde, de paralyser nos institutions, d’être organisée de manière incompréhensible, d’être dépourvue de légitimité démocratique, d’anéantir la souveraineté des peuples et des nations, de n’être plus qu’une machine à ne pas gouverner. Dans la plupart des pays, les opinions positives sur l’Union européenne sont en chute libre depuis au moins dix ans. La proportion de ceux qui, en France, pensent que « l’appartenance à l’Union est une mauvaise chose » a même bondi de 25 % en 2004 à 41 % en 2013. Plus récemment encore, un sondage Ipsos révélait que 70 % des Français souhaitent « limiter les pouvoirs de l’Europe ».

    C’est un fait que l’Union européenne traverse aujourd’hui une crise de légitimité sans précédent. C’est un fait aussi que le spectacle qu’elle offre n’a rien pour enthousiasmer. Mais comment en est-on arrivé là ?

    La « déconstruction » de l’Europe a commencé au début des années 1990, avec les débats autour de la ratification du traité de Maastricht. C’est dès cette époque que l’avenir de l’Europe est apparu comme éminemment problématique et que nombre d’Européens ont commencé à déchanter. Au moment où la globalisation faisait naître des craintes supplémentaires, les gens ont bien vu que « l’Europe » ne garantissait pas un meilleur pouvoir d’achat, une meilleure régulation des échanges commerciaux dans le monde, une diminution des délocalisations, une régression de la criminalité, une stabilisation des marchés de l’emploi ou un contrôle plus efficace de l’immigration, bien au contraire. La construction européenne est apparue alors, non comme un remède à la globalisation, mais comme une étape de cette même globalisation.

    Dès le départ, la construction de l’Europe s’est en fait déroulée en dépit du bon sens. Quatre erreurs essentielles ont été commises : 1) Etre partis de l’économie et du commerce au lieu de partir de la politique et de la culture en s’imaginant que, par un effet de cliquet, la citoyenneté économique déboucherait mécaniquement sur la citoyenneté politique. 2) Avoir voulu créer l’Europe à partir du haut, au lieu de partir du bas. 3) Avoir préféré un élargissement hâtif à des pays mal préparés pour entrer dans l’Europe à un approfondissement des structures politiques existantes. 4) N’avoir jamais voulu statuer clairement sur les frontières de l’Europe et sur les finalités de la construction européenne.

    Obsédés par l’économie, les « pères fondateurs » des Communautés européennes ont volontairement laissé la culture de côté. Leur projet d’origine visait à fondre les nations dans des espaces d’action d’un genre nouveau dans une optique fonctionnaliste. Pour Jean Monnet et ses amis, il s’agissait de parvenir à une mutuelle intrication des économies nationales d’un niveau tel que l’union politique deviendrait nécessaire, car elle s’avèrerait moins coûteuse que la désunion. N’oublions pas d’ailleurs que le premier nom de « l’Europe » fut celui de « Marché commun ». Cet économisme initial a bien entendu favorisé la dérive libérale des institutions, ainsi que la lecture essentiellement économique des politiques publiques qui sera faite à Bruxelles. Loin de préparer l’avènement d’une Europe politique, l’hypertrophie de l’économie a rapidement entraîné la dépolitisation, la consécration du pouvoir des experts, ainsi que la mise en œuvre de stratégies technocratiques.

    En 1992, avec le traité de Maastricht, on est passé de la Communauté européenne à l’Union européenne. Ce glissement sémantique est lui aussi révélateur, car ce qui unit est évidemment moins fort que ce qui est commun. L’Europe d’aujourd’hui, c’est donc d’abord l’Europe de l’économie et de la logique du marché, le point de vue des élites libérales étant qu’elle ne devrait être rien d’autre qu’un vaste supermarché obéissant exclusivement à la logique du capital.

    La deuxième erreur, comme je l’ai dit, a consisté à vouloir créer l’Europe à partir du haut, c’est-à-dire à partie des institutions de Bruxelles. Comme le souhaitaient les tenants du « fédéralisme intégral », une saine logique aurait au contraire voulu qu’on parte du bas, du quartier et du voisinage vers la commune, de la commune ou de l’agglomération vers la région, de la région vers la nation, de la nation vers l’Europe. C’est ce qu’aurait permis notamment l’application rigoureuse du principe de subsidiarité. La subsidiarité exige que l’autorité supérieure intervienne dans les seuls cas où l’autorité inférieure est incapable de le faire (c’est le principe de compétence suffisante). Dans l’Europe de Bruxelles, où une bureaucratie centralisatrice tend à tout réglementer par le moyen de ses directives, l’autorité supérieure intervient chaque fois qu’elle s’estime capable de le faire, avec comme résultat que la Commission décide de tout parce qu’elle se juge omnicompétente.

    La dénonciation rituelle par les souverainistes de l’Europe de Bruxelles comme une « Europe fédérale » ne doit donc pas faire illusion : par sa tendance à s’attribuer autoritairement toutes les compétences, elle se construit au contraire sur un modèle très largement jacobin. Loin d’être « fédérale », elle est même jacobine à l’extrême, puisqu’elle conjugue autoritarisme punitif, centralisme et opacité.

    La troisième erreur a consisté à élargir inconsidérément l’Europe, alors qu’il aurait fallu en priorité approfondir les structures existantes, tout en menant un vaste débat politique dans l’ensemble de l’Europe pour tenter d’établir un consensus sur les finalités. On l’a vu tout particulièrement lors de l’élargissement aux pays d’Europe centrale et orientale. La plupart de ces pays n’ont en fait demandé à adhérer à l’Union européenne que pour bénéficier de la protection de l’OTAN. Ils parlaient d’Europe, mais ils ne rêvaient que de l’Amérique ! Il en est résulté une dilution et une perte d’efficacité qui ont rapidement convaincu tout le monde qu’une Europe à vingt-cinq ou à trente était tout simplement ingérable, opinion qui s’est encore renforcée des inquiétudes culturelles, religieuses et géopolitiques liées aux perspectives d’adhésion de la Turquie.

    Compte tenu de la disparité des niveaux économiques, des conditions sociales et des systèmes fiscaux, l’élargissement hâtif de l’Union européenne a en outre déclenché un chantage aux délocalisations au détriment des travailleurs. Il a enfin été l’une des causes majeures de la crise de l’euro, ce qui explique que la mise en circulation d’une monnaie unique, loin de favoriser la convergence des économies nationales en Europe, l’a au contraire aggravée jusqu’à la rendre insupportable.

    La souveraineté européenne est désormais introuvable, tandis que les souverainetés nationales ne sont plus que des souvenirs. En d’autres termes, on a déconstruit les nations sans construire l’Europe. Un paradoxe qui s’explique quand on a compris que l’Union européenne n’a pas seulement voulu substituer l’Europe aux nations, mais aussi remplacer la politique par l’économie, le gouvernement des hommes par l’administration des choses. L’Union européenne a fait sienne un libéralisme qui se fonde sur le primat de l’économie et la volonté d’abolir la politique en « dépolitisant » la gestion gouvernementale, c’est-à-dire en créant les conditions dans lesquelles tout recours à une décision proprement politique devient inopportun, sinon impossible.


    A cette orientation libérale s’ajoute une crise morale. Obsédée par l’universalisme dont elle a si longtemps été le vecteur, l’Europe a intériorisé un sentiment de culpabilité et de négation de soi qui a fini par façonner sa vision du monde. Elle est ainsi devenu le seul continent qui se veut « ouvert à l’ouverture » sans considération de ce qu’elle peut elle-même apporter aux autres.

    Il est de fait que l’Europe, depuis ses origines, s’est employée à conceptualiser l’universel, qu’elle s’est voulue pour le meilleur et pour le pire une « civilisation de l’universel ». Mais « civilisation de l’universel » et « civilisation universelle » ne sont pas synonymes. Selon un bel adage souvent cité, l’universel, dans le meilleur sens du terme, c’est « le local moins les murs ». Mais l’idéologie dominante ignore la différence entre « civilisation universelle » et « civilisation de l’universel ». Sur réquisition de ses représentants, l’Europe a été assignée à l’ignorance de soi – et à la « repentance » pour ce dont elle est encore autorisée à se souvenir –, tandis que la religion des droits de l’homme universalisait l’idée de Mêmeté. Un humanisme sans horizon s’est ainsi posé en juge de l’histoire, posant l’indistinction en idéal rédempteur, et faisant à tout moment le procès de l’appartenance qui singularise. Comme l’a dit Alain Finkielkraut, « cela signifiait que, pour ne plus exclure qui que ce soit, l’Europe devait se défaire d’elle-même, se “désoriginer”, ne garder de son héritage que l’universalité des droits de l’homme […] Nous ne sommes rien, c’est la condition préalable pour que nous ne soyons fermés à rien ni à personne »5. « Vacuité substantielle, tolérance radicale », a pu dire dans le même esprit le sociologue Ulrich Beck – alors que c’est au contraire le sentiment de vide qui rend allergique à tout.

    Seuls dans le monde, les dirigeants européens refusent de se penser comme garants d’une histoire, d’une culture, d’un destin collectif. Sous leur influence, l’Europe n’en finit pas de répéter que son propre passé n’a rien à lui dire. Les billets d’euros le démontrent à la perfection : on n’y voit que des structures vides, des architectures abstraites, jamais un paysage, jamais un visage. L’Europe veut échapper à l’histoire en général, et à la sienne en particulier. Elle s’interdit d’affirmer ce qu’elle est, et ne veut même pas se poser la question de son identité par crainte de « discriminer » envers l’une ou l’autre de ses composantes. Lorsqu’elle proclame son attachement à des « valeurs », c’est pour souligner aussitôt que ces valeurs ne lui appartiennent pas en propre, tous les peuples étant censés avoir les mêmes. Cet accent mis sur les « valeurs » plutôt que sur les « intérêts », les objectifs ou la volonté de souveraineté politique est révélateur d’une impuissance collective. L’Europe ne sait absolument pas ce qu’elle veut faire. Elle ne se pose d’ailleurs même pas la question, car elle devrait alors reconnaître qu’elle ne veut rien. Et pourquoi ne veut-elle rien ? Parce qu’elle ne sait plus et ne veut plus savoir ce qu’elle est.

    Les conséquences sont redoutables. Dans le domaine de l’immigration, l’Union européenne s’est dotée d’une politique d’harmonisation très généreuse pour les migrants  qu’aucun Etat ne peut plus désormais modifier. Dans le domaine commercial et industriel, c’est le même refus de toute « sanctuarisation » qui a prévalu. La suppression de toute entrave au libre-échange s’est traduite par l’arrivée massive en Europe de biens et de services fabriqués à bas prix dans des pays émergents pratiquant le dumping sous toutes ses formes (social, fiscal, environnemental, etc.), tandis que le système productif européen se délocalisait de plus en plus vers des pays situés en dehors de l’Europe, aggravant ainsi la désindustrialisation, le chômage et les déficits commerciaux.

    La politique étrangère est le revers de la souveraineté nationale. L’Union européenne ne constituant pas un corps politique, il ne peut évidemment pas y avoir de politique étrangère commune, mais tout au plus un agrégat conjoncturel de diplomaties nationales assorti d’une politique « extérieure » dérivée des compétences « communautaires ». Que ce soit à propos de l’intervention américaine en Irak, de la guerre en Libye, au Mali ou en Syrie, que ce soit à propos de la Russie ou du Proche-Orient, de la Palestine, du Kosovo ou plus récemment de la Crimée, les Européens ont toujours été incapables d’adopter une position commune, la majorité d’entre eux se contentant de s’aligner sur les positions américaines. Ne se percevant pas d’intérêts communs, ils ne sauraient avoir non plus de volonté commune ou de stratégie commune.

    Pourtant, malgré les déceptions qu’a engendrées jusqu’ici la construction européenne, une Europe politiquement unie n’en reste pas moins plus nécessaire que jamais. Pourquoi ? D’abord pour permettre à des peuples européens trop longtemps déchirés par des guerres et des conflits ou rivalités de toutes sortes de reprendre conscience de leur commune appartenance à une même aire de culture et de civilisation et de s’assurer d’un destin commun sans plus jamais avoir à s’opposer entre eux. Mais aussi pour des raisons tenant au moment historique que nous vivons.

    A l’époque du système de Yalta, lorsque le monde était dominé par le duopole américano-soviétique, l’émergence d’une tierce puissance européenne était déjà une nécessité. Cette nécessité est plus grande encore depuis l’effondrement du système soviétique : dans un monde désormais éclaté, seule une Europe unie peut permettre aux peuples qui la composent de jouer dans le monde un rôle à leur mesure. Pour en finir avec la domination de l’hyperpuissance américaine, il faut restituer au monde une dimension multipolaire. C’est une autre raison de faire l’Europe.

    La globalisation, en même temps qu’elle engendre un monde sans extérieur, où l’espace et le temps sont virtuellement abolis, consacre l’impuissance grandissante des Etats-nations. A l’époque de la modernité tardive – ou de la postmodernité naissante –, l’Etat-nation, entré en crise dès les années 1930, devient chaque jour plus obsolète, tandis que les phénomènes transnationaux ne cessent de s’accroître. Ce n’est pas que l’Etat ait perdu tous ses pouvoirs, mais il ne peut plus faire face à des emprises qui se déploient aujourd’hui à l’échelle planétaire, à commencer par celle du système financier. Dans un univers dominé par l’incertitude et les risques globaux, aucun pays ne peut espérer venir seul à bout des problèmes qui le concernent. Pour le dire autrement, les Etats nationaux ne sont plus les entités primaires qui permettent de résoudre les problèmes nationaux.  Trop grands pour répondre à l’attente quotidienne des citoyens, ils sont en même temps trop petits pour faire face aux défis et aux contraintes planétaires. Le moment historique que nous vivons est celui de l’action locale et des blocs continentaux.

    Dans pareil contexte, les « souverainistes » apparaissent comme des hommes qui développent souvent de bonnes critiques, mais n’apportent pas de bonnes solutions. Lorsqu’ils dénoncent (non sans raison) le caractère bureaucratique et technocratique des décisions prises à Bruxelles, il est facile par exemple de leur répondre que les bureaucraties et les technocraties des actuels Etats-nations ne valent pas mieux. Lorsqu’ils critiquent l’atlantisme de l’Union européenne, il est tout aussi facile de leur faire observer que les gouvernements nationaux s’orientent exactement dans la même direction. Nous assistons aujourd’hui à un vaste mouvement d’homogénéisation planétaire, qui touche aussi bien la culture que l’économie et la vie sociale. L’existence des Etats-nations ne l’entrave en aucune façon. Les vecteurs de cette homogénéisation nationale se jouent des frontières, et ce serait une grave erreur de croire que l’on pourra y faire face en s’arc-boutant sur elles. La plupart des reproches que l’on adresse à l’Europe seraient donc tout aussi justifiés à l’échelle nationale.

    D’autres critiques sont contradictoires. Ainsi, ce sont souvent les mêmes qui déplorent l’impuissance politique de l’Europe (sur des sujets tels que la guerre du Golfe, le conflit dans l’ex-Yougoslavie, etc.) et qui se refusent absolument aux délégations de pouvoir nécessaires à l’instauration d’un véritable gouvernement politique européen, seul capable de prendre en matière de politique étrangère les décisions qui s’imposent.

    L’argument de la « souveraineté » des nations ne vaut pas mieux. Quand on dit que l’Union européenne implique des abandons de souveraineté nationale, on oublie qu’il y a déjà longtemps que les Etats-nations ont perdu leur capacité de décision politique dans tous les domaines qui comptent le plus. A l’heure de la globalisation, ils ne sont plus détenteurs que d’une souveraineté nominale. L’impuissance des gouvernements nationaux face aux mouvements des capitaux, au pouvoir des marchés financiers, à la mobilité sans précédent du capital, est aujourd’hui évidente. Il faut en prendre acte pour rechercher les moyens d’instaurer une nouvelle souveraineté au niveau où elle peut concrètement s’exercer, c’est-à-dire précisément au niveau européen. C’est encore un motif supplémentaire de faire l’Europe.

    L’une des raisons profondes de la crise de la construction européenne est que personne n’est apparemment capable de répondre à la question : qu’est-ce que l’Europe ? Les réponses ne manquent pourtant pas, mais la plupart sont convenues et aucune ne fait l’unanimité. Or, la réponse à la question : qu’est-ce que l’Europe ? conditionne la réponse à cette autre question : que doit-elle être ?

    Chacun sait bien en fait qu’il n’y a aucune commune mesure entre une Europe cherchant à s’instituer en puissance politique autonome et souveraine, avec des frontières clairement définies et des institutions politiques communes, et une Europe qui ne serait qu’un vaste marché, un espace de libre-échange ouvert sur le « grand large », destiné à se diluer dans un espace sans limites, largement dépolitisé ou neutralisé et ne fonctionnant qu’avec des mécanismes de décision technocratiques et intergouvernementaux. L’élargissement hâtif de l’Europe et l’incertitude existentielle qui pèse aujourd’hui sur la construction européenne ont jusqu’ici favorisé le second modèle, d’inspiration « anglo-saxonne » ou « atlantique ». Or, choisir entre ces deux modèles, c’est aussi choisir entre la politique et l’économie, la puissance de la Terre et la puissance de la Mer. Malheureusement, ceux qui s’occupent de la construction européenne n’ont en général pas la moindre idée en matière de géopolitique. L’antagonisme des logiques terrestre et maritime leur échappe complètement.

    Le général de Gaulle avait en 1964 parfaitement défini le problème lorsqu’il avait déclaré : « Pour nous, Français, il s’agit que l’Europe se fasse pour être européenne. Une Europe européenne signifie qu’elle existe par elle-même et pour elle-même, autrement dit qu’au milieu du monde elle ait sa propre politique. Or, justement, c’est cela que rejettent, consciemment ou inconsciemment, certains qui prétendent cependant vouloir qu’elle se réalise. Au fond, le fait que l’Europe, n’ayant pas de politique, resterait soumise à celle qui lui viendrait de l’autre bord de l’Atlantique leur paraît, aujourd’hui encore, normal et satisfaisant ».

    L'Europe est un projet de civilisation ou elle n’est rien. A ce titre, elle implique une certaine idée de l'homme. Cette idée est à mes yeux celle d'une personne autonome et enracinée, rejetant d'un même mouvement l'individualisme et le collectivisme, l'ethnocentrisme et le libéralisme. L’Europe que j’appelle de mes vœux est donc celle du fédéralisme intégral, seul à même de réaliser de manière dialectique le nécessaire équilibre entre l’autonomie et l’union, l’unité et la diversité. C’est sur de telles bases que l’Europe devrait avoir pour ambition d’être à la fois une puissance souveraine capable de défendre ses intérêts spécifiques, un pôle de régulation de la globalisation dans un monde multipolaire, et un projet original de culture et de civilisation.

    Pour l’heure, nous le voyons bien, la situation est bloquée. Nous voulions l’Europe de la culture, nous avons eu celle des technocrates. Nous subissons les inconvénients de la mise en œuvre d’une monnaie unique sans en recueillir les avantages. Nous voyons les souverainetés nationales disparaître sans que s’affirme la souveraineté européenne dont nous avons besoin. Nous voyons l’Europe se poser en auxiliaire, et non pas en adversaire de la mondialisation. Nous la voyons légitimer les politiques d’austérité, la politique de la dette et la dépendance vis-à-vis des marchés financiers. Nous la voyons s’affirmer solidaire de l’Amérique dans sa nouvelle guerre froide avec la Russie, et prête à signer avec les Américains un accord commercial transatlantique qui nous réduirait à merci. Nous la voyons devenir amnésique, oublieuse d’elle-même, et donc incapable de tirer de son passé des raisons de se projeter vers l’avenir. Nous la voyons se refuser à transmettre ce dont elle a hérité, nous la voyons incapable de formuler un grand projet collectif. Nous la voyons sortir de l’histoire, au risque de devenir l’objet de l’histoire des autres. 

    Comment sortir de ce blocage ? C’est le secret de l’avenir. On voit bien, ici et là, s’esquisser des alternatives. Elles méritent toutes d’être étudiées, en sachant toutefois que le temps nous est compté. J’ai souvent cité ce mot de Nietzsche, qui disait : « L’Europe ne se fera qu’au bord du tombeau ». Nietzsche, on le sait, en appelait aussi aux « bons Européens ». Eh bien, soyons de « bons Européens » : lançons à notre tour un appel afin qu’apparaisse enfin l’Etat européen, l’impérium européen, l’Europe autonome et souveraine que nous voulons forger et qui nous évitera le tombeau.

    Vive l’Europe, mes amis ! Je vous remercie.

    Alain de Benoist
    Colloque Europe-marché ou Europe-Puissance 26 avril 2014

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  • Identité et devenir de l'Europe...

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    La Nouvelle Revue d'Histoire est en kiosque (n° 72, mai - juin 2014).

    Le dossier central est consacré à l'Europe, son identité et son devenir. On peut y lire, notamment,  des articles de Philippe Fraimbois ("Charlemagne, fondateur du premier empire européen"), de Bernard Fontaine ("Le XIIIe siècle des cathédrales et des universités"), de Jacques Berrel ("La Hanse, une Europe de marchands"), de Philippe Conrad ("L'Europe rassemblée face au péril ottoman"), de Jean-Joël Brégeon ("Quand l'Europe des Lumières parlait français"), de Robert James Bellairs ("Les relations anglo-allemandes de 1871 à 1991") de Christophe Réveillard ("L'Europe de Jean Monnet" ; "De Gaulle et l'Europe"), de Guillaume Bernard ("La construction d'une Europe... introuvable"), de Paul-Marie Coûteaux ("Qu'est-ce que le souverainisme ?" ; "Pour un Etat européen").

    Hors dossier, on pourra lire, en particulier, deux entretiens, l'un avec Gérard-François Dumont ("Histoire et démographie") et l'autre avec Andreas Kappeler ("Quelle identité historique pour l'Ukraine") ainsi que des articles d'Emma Demeester ("Olympe de Gouges, une victime de la Révolution"), de Philippe Maxence ("Honoré d'Estienne d'Orves. Une jeunesse française") et de Virginie Tanlay ("1944. La Normandie sous les bombes").

     

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  • L'effacement du politique...

    Pierre Le Vigan vient de publier aux éditions de La Barque d'or L'effacement du politique - La philosophie politique et la genèse de l'impuissance de l'Europe. Collaborateur des revues Eléments, Krisis et Le Spectacle du monde, Pierre Le Vigan a notamment publié Inventaire de la modernité avant liquidation (Avatar, 2007), Le Front du Cachalot (Dualpha, 2009) La banlieue contre la ville (La Barque d'Or, 2011), Écrire contre la modernité (La Barque d'Or, 2012) et Chronique des temps modernes (La Barque d'Or, 2014).

    Le livre peut être commandé à l'adresse suivante, pour la somme de 19 euros, port compris :

    Editions La Barque d'Or

    12 rue Léon Blum

    94600 Choisy le Roi

     

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    " « Le politique est une instance, il lui faut une substance.»

    « Dans l'Europe actuelle, l'unique a été privilégié sur le commun (ainsi pour la monnaie). Pire, l'unique a tué le commun.»

    «Faut-il choisir le retour à nos vieilles nations contre l'Europe ? Cela ne parait pas durablement possible. Qui peut penser que nos nations soient à l'échelle des grands empires du monde : USA, Chine, Inde, Brésil... ? Faut-il alors construire une nation européenne, l'équivalent de nos vielles nations mais à l'échelle de l'Europe ? Interrogeons-nous. Si le volontarisme est nécessaire, est-il toujours suffisant ? Peut-on en quelques décennies refaire le processus de construction des nations qui s'est étalé sur plusieurs siècles ? Il faut sans doute faire une Europe politique mais pas comme une «supernation». Comme autre chose. Et c'est là qu'il faut certainement recourir à l'idée d'Empire. La repenser comme notre nouvelle chose commune. Faire revivre une idée à la fois très ancienne et très neuve ? » "

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  • Traité transatlantique : le dessous des cartes...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec Jean-Michel Quatrepoint, cueilli sur Figaro Vox et consacré au Traité transatlantique en cours de négociations entre les États-Unis et l'Union européenne. Journaliste, Jean-Michel Quatrepoint vient de publier Le Choc des empires - États-Unis, Chine, Allemagne: qui dominera l'économie-monde? (Gallimard, 2014).

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    Traité transatlantique : le dessous des cartes

    Le traité transatlantique qui est négocié actuellement par la Commission européenne pourrait consacrer la domination économique des États-Unis sur l'Europe. Pourquoi l'Union européenne n'arrive-t-elle pas à s'imposer face au modèle américain?

    La construction européenne a commencé à changer de nature avec l'entrée de la Grande-Bretagne, puis avec l'élargissement. On a privilégié la vision libre-échangiste. Libre circulation des capitaux, des marchandises et des hommes. Plus de frontières. Mais en même temps on n'a pas uniformisé les règles fiscales, sociales, etc. Ce fut la course au dumping à l'intérieur même de l'espace européen. C'est ce que les dirigeants français n'ont pas compris. Dès lors qu'on s'élargissait sans cesse, le projet européen a complètement changé de nature. Ce qui n'était pas pour déplaire aux Américains qui n'ont jamais voulu que l'Europe émerge comme une puissance, comme un empire qui puisse les concurrencer. L'Europe réduite à une simple zone de libre-échange, qui se garde bien de défendre des champions industriels européens, les satisfait. Un Airbus leur suffit. Les Américains défendent leurs intérêts, il faut comprendre leur jeu. Ils ont une vision messianique de leur rôle, celle d'apporter la démocratie au monde, notamment à travers les principes du libre-échange.

    Selon vous, le traité transatlantique est aussi pour les États-Unis un moyen d'isoler la Chine. Pouvez-vous nous expliquer la stratégie américaine?

    La force des États-Unis, c'est d'abord un dynamisme, un optimisme qui leur donne une capacité de rebond extraordinaire. C'est une jeune nation. Ils se sont endormis sur leurs lauriers d'hyperpuissance dans les années 1990 et ont commencé à rencontrer des résistances. Il y a eu le choc du 11 Septembre. Mais Bush s'est focalisé sur l'ennemi islamiste, sans voir que la Chine était pendant ce temps-là en train de monter en puissance. Cette dernière est entrée dans l'OMC quelques jours après le 11 Septembre alors que tout le monde était focalisé sur al-Qaida. Mais quand on analyse les courbes du commerce mondial, c'est édifiant: tout commence à déraper en 2002. Les excédents chinois (et aussi allemands) et les déficits des autres puissances. La Chine est entrée dans l'OMC, car c'était à l'époque l'intérêt des multinationales américaines qui se sont imaginé qu'à terme elles pourraient prendre le marché chinois. Pari perdu: celui-ci est pour l'essentiel réservé aux entreprises chinoises.

    Un protectionnisme qui a fait s'écrouler le rêve d'une Chinamérique…

    La Chinamérique était chimérique, c'était un marché de dupes. Dans ce G2 les Américains voulaient être numéro un. Les Chinois aussi. Les Américains s'en sont rendu compte en 2006, lorsque les Chinois ont rendu public un plan baptisé «National medium and long term program for science and technology development» dans lequel ils affichaient leur ambition d'être à l'horizon 2020 autonomes en matière d'innovation, et en 2050 de devenir le leader mondial: non plus l'usine mais le laboratoire du monde! Là, les Américains ont commencé à s'inquiéter, car la force de l'Amérique c'est l'innovation, la recherche, l'armée et le dollar. Si vous vous attaquez à la recherche, que vous mettez en place une armée et une marine puissantes et que vous développez une monnaie pour concurrencer le dollar, là vous devenez dangereux. Lorsque les Chinois ont affiché leur volonté de faire du yuan l'autre monnaie internationale pour pouvoir se passer du dollar, notamment dans leurs accords commerciaux bilatéraux, cela a été la goutte d'eau de trop.

    Toute attaque sur le dollar est un casus belli. Lorsqu'ils ont créé l'euro, les Européens ont fait très attention à ne pas en faire une monnaie concurrente du dollar, même si les Français le souhaitaient au fond d'eux-mêmes. Les Américains ont laissé l'Europe se développer à condition qu'elle reste à sa place, c'est-à-dire un cran en dessous, qu'elle reste une Europe atlantiste. Avec une monnaie surévaluée par rapport au dollar. Cela tombe bien puisque l'économie allemande est bâtie autour d'une monnaie forte. Hier le mark, aujourd'hui l'euro.

    Le traité transatlantique peut-il néanmoins être profitable à l'Europe?

    Les principaux bénéficiaires de ce traité seront les multinationales américaines et l'industrie allemande, notamment automobile. L'Amérique se veut plus que jamais un empire, qui règne à la fois par le commerce, la technologie et la monnaie, mais aussi par l'idéologie.

    D'où les traités transpacifiques et transatlantiques initiés par Hillary Clinton. Celle-ci vise la présidence en 2016. Elle est à la manœuvre depuis 2010 dans une stratégie de containment vis-à-vis de la Chine, mais aussi de la Russie. L'idée est de fédérer les voisins de la Chine et de la Russie, dans une zone de libre-échange et de faire en sorte que les multinationales américaines y trouvent leur compte afin que progressivement le modèle américain s'impose et que les États-Unis redeviennent le centre du monde. C'est pourquoi les États-Unis ont empêché le Japon de se rapprocher de la Chine, la querelle entre les deux pays sur les îles Diaoyu-Senkaku ayant opportunément surgi pour casser toute velléité de rapprochement. Le Japon avec le nouveau premier ministre conservateur Abe est revenu dans le giron de Washington.

    Le principal levier de pression de cette stratégie élaborée par Hillary Clinton est l'énergie. Grâce au gaz et au pétrole de schiste, l'objectif des Américains est de ne plus dépendre des importations pétrolières (et donc de se détacher du bourbier oriental), de donner un avantage compétitif aux entreprises américaines, de rapatrier la pétrochimie sur le sol américain. Les industriels américains ont désormais une énergie beaucoup moins chère que les industriels européens, notamment allemands. L'objectif est de devenir non seulement indépendant, mais aussi exportateur d'hydrocarbures, pour faire en sorte notamment que l'Europe ne soit plus dépendante du gaz russe.

    L'énergie est la clé pour comprendre le traité transatlantique. On donne aux Allemands ce qu'ils veulent, c'est-à-dire la possibilité non seulement de développer leur industrie automobile aux États-Unis, mais aussi d'avoir les mêmes normes des deux côtés de l'Atlantique. Ils pourront produire en zone dollar avec des coûts salariaux inférieurs, des modelés qu'ils pourront vendre en zone euro, voire dans le Pacifique. Cette uniformisation des normes profitera également aux multinationales américaines. Elles sont directement à la manœuvre et participent aux négociations. Leurs objectifs: uniformiser les règles, les normes en les alignant si possible sur le niveau le moins contraignant. Notamment dans la santé, l'agriculture, les industries dites culturelles. Faire en sorte que les Etats ne puissent pas remettre en cause ces normes. Ces traités délèguent en fait une part des souverainetés populaires aux multinationales. Si les Européens acceptent cette sorte de mise sous tutelle, alors les Américains condescendront à nous exporter du gaz et surtout du pétrole de schiste à bon prix. Merkel a un plan: passer de la dépendance au gaz russe à la dépendance au charbon et au gaz américain, tout en ne froissant pas les Russes, qui restent avant tout des clients. À l'opposé de Schröder, elle est américanophile et russophobe.

    Et la France dans tout ça? Comment peut-elle tirer son épingle du jeu?

    La France n'a rien à gagner à ce traité transatlantique. On nous explique que ce traité va générer 0,5 point de croissance, mais ces pourcentages ne veulent rien dire. Le problème de la France c'est: comment et où allons-nous créer de l'emploi? Et pas seulement des emplois de service bas de gamme. Notre seule chance aujourd'hui est de créer des emplois à valeur ajoutée dans le domaine de l'économie numérique, ce que j'appelle «Iconomie», c'est-à-dire la mise en réseau de toutes les activités. L'Allemagne traditionnellement est moins portée sur ces secteurs où la France est relativement en pointe. La France crée beaucoup de start-up, mais dès qu'elles grossissent un peu, elles partent aux États-Unis ou sont rachetées par des multinationales. Il faut que l'on développe nos propres normes. La France doit s'engager dans la révolution numérique. Je suis partisan de doter tous les enfants d'une tablette, ça ne coûte pas plus cher que les livres scolaires, et si on les faisait fabriquer en France (11 millions de tablettes, renouvelées tous les trois ans), cela créerait de l'emploi. Et dans le sillage des tablettes, d'innombrables applications pourraient naitre et se vendre sur le marché mondial.

    Il n'y a pas de raisons de laisser Google et autres Amazon en situation de monopole. La visite de l'Opéra Garnier en live numérique, c'est Google qui l'a faite! La France avait tout à fait les moyens de le faire! Si nous n'y prenons pas garde, la France va se faire «googeliser»!

    Il y a un absent dans votre livre: la Russie. Celle-ci, avec Vladimir Poutine, semble pourtant avoir renoué avec le chemin de la puissance…

    Les Américains avaient un plan, il y a 20 ans: démanteler totalement l'URSS, la réduire en de multiples confettis, pour contrôler la Russie et ses matières premières, avec pour ambition de donner l'exploitation des matières premières russes en concession aux multinationales. Si Khodokovski a été victime de la répression poutinienne, c'est bien parce qu'il allait vendre le groupe pétrolier Ioukos aux Anglo-Saxons pour 25 milliards de dollars. Et qu'il pensait s'acheter la présidence de la Russie avec cet argent. Poutine est alors intervenu. À sa manière. Brutalement. Un peu comme en Géorgie hier et en Ukraine aujourd'hui. On peut le comprendre. Il défend ce qu'il considère être les intérêts de son pays. Mais il faut aussi lui faire comprendre qu'il y a des lignes à ne pas franchir.

    Ce pourrait-il qu'elle devienne un quatrième empire?

    Pour le moment non. Le sous-titre de mon livre c'est: qui dominera l'économie monde? La Russie est un pétro-État, c'est sa force et sa faiblesse. Poutine n'a pas réussi pour le moment à diversifier l'économie russe: c'est la malédiction des pays pétroliers, qui n'arrivent pas à transformer la manne pétrolière en industrie dynamique.

    Jean-Michel Quatrepoint, propos recueillis par Eugénie Bastié et Alexandre Devecchio (Le Figaro Vox, 25 avril 2014)

     

     

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