La puissance militaire russe : erreurs de perception à l’Ouest et à l’Est
Après plus de 200 jours d’«opération militaire spéciale», la Russie a donc choisi la voie d’une mobilisation partielle – officiellement 300.000 réservistes – mais de nombreuses sources en Russie même évoque des chiffres beaucoup plus massifs – autour d’un million d’hommes – plus proches d’une mobilisation quasi-générale. Il y a là une disjonction totale entre une appellation qui renvoie à l’idée d’un corps expéditionnaire de faible envergure et la réalité d’un pays qui se prépare désormais à la guerre. Cette mobilisation totale n’est pas seulement celle de ces vagues d’appelés qui rejoindront le front ukrainien, mais la mobilisation économique et politique qui va de conserve pour équiper ce million de soldats et tenir un conflit de haute intensité dans la durée. Cette disjonction est sans conteste une défaite pour la Russie de Vladimir Poutine, dont les objectifs politiques – quoique flous – et les moyens militaires se sont révélés absolument dé corrélés.
Envahir un pays plus grand que la France sur trois fronts (au départ en tous les cas) avec 200.000 hommes au plus échappait à l’entendement. De même, si les Russes ont tiré plusieurs milliers de missiles à longue portée sur tout le territoire ukrainien – notamment des missiles semi-balistiques Iskander-M et des missiles de croisière Kalibr –, ils n’ont détruit ni les infrastructures énergétiques de l’Ukraine – notamment son réseau électrique –, ni les principaux centres de commandement, ni le réseau ferroviaire, ni les ponts sur le Dniepr, ni même l’ensemble des capacités aériennes adverses. Et il a largement fallu attendre l’acte II de la guerre, dès le début du mois d’avril quand les Russes ont quitté le nord de l’Ukraine pour se focaliser dans le Donbass, pour qu’ils fassent un usage massif de l’artillerie. Bref, si l’expression d’«opération militaire spéciale» peut politiquement prêter à sourire, elle n’est pas si absurde que cela au regard des moyens militaires mis en œuvre au départ. Elle l’est en revanche absolument au regard des buts de guerre originels dont on peut désormais se faire une idée : d’une part renverser le gouvernement de Zelensky ; d’autre part conquérir une part du territoire ukrainien correspondant à tout ou partie de l’ancienne «Novorossia», province impériale du 19ème siècle composée des terres prises aux Ottomans et couvrant tout le sud de l’Ukraine, d’Odessa à Lougansk.
Les Russes voulaient-ils et veulent-ils encore de toute la Nouvelle-Russie – ce qui revient à priver l’Ukraine d’un accès à la mer – ou seulement d’un corridor reliant la Crimée au Donbass, soit les quatre oblasts (Kherson, Zaporijjia, Donetsk, Lougansk) qu’ils contrôlent actuellement pour partie ? Les buts de guerre dépendant eux-mêmes de la conduite de la guerre, on peut imaginer que le Kremlin lui-même ne le sait pas a priori et s’offre un éventail de scénarios plus ou moins favorables. Reste que dans tous les cas, cela revient à conquérir un vaste territoire (environ 110.000 km2 pour ces quatre oblasts – à comparer aux 130.000 km2 de la Grèce – voire 160.000 avec ceux de Mykolaïv et Odessa) au sein d’un pays qui l’est encore davantage (600.000 km2 pour l’ensemble de l’Ukraine). Dès le départ, les Russes ont donc été victimes d’un double biais de perception : ils ont d’une part sous-estimé leur ennemi – vieux tropisme du Russe de Moscou qui regarde avec condescendance le provincial du Sud de l’ancien empire – et surestimé leurs propres capacités.
Mais les Russes ne sont pas les seuls à s’être surestimés ! En Occident, les courants les plus hostiles à Moscou – et en miroir également beaucoup d’afficionados de Vladimir Poutine – ont généralement été les premiers à accorder à la Russie le statut d’adversaire systémique de l’Alliance atlantique. Le réarmement de la Russie était présenté comme massif au point de pouvoir représenter une menace existentielle pour l’Ouest tout entier. Comme si Moscou était derechef le centre d’une nouvelle URSS, le communisme en moins. Les mêmes, après avoir agité la menace russe, se rassuraient généralement aussitôt en déclarant que la Russie avait le PIB de l’Espagne – réalité comptable en dollars courants, mais économiquement absurde, ce dont on se rend compte par exemple si l’on observe le même PIB en parité de pouvoir d’achat. Mais même là, la Russie n’est pas un peer competitor de l’Occident (comme l’est en revanche la Chine), mais une puissance économique de taille intermédiaire comme la France ou l’Allemagne.
Que l’on y songe : ces dix dernières années, le budget militaire russe a oscillé en dollars entre 65 et près de 90 milliards par an. Certes, ce budget étant dépensé en roubles et les Russes fabriquant tous leurs équipements eux-mêmes, il faut certes grossir ces chiffes pour avoir une image fidèle de la puissance militaire russe (c’est le principe même de la parité de pouvoir d’achat), d’autant qu’une part de ce budget est probablement caché. Mais, même si l’on parle de 150 milliards, cela ne représente qu’une petite fraction des plus 1000 milliards de l’ensemble des budgets nationaux des pays de l’Otan (dont quelque 800 pour les Etats-Unis). Et, plus encore que pour la France, une partie non négligeable du budget russe est absorbé par la dissuasion nucléaire, puisqu’en cette matière stratégique, Moscou conserve une parité avec les Etats-Unis, ce qui n’est bien sûr pas le cas en matière conventionnelle. Et ce n’est pas terminé : en Russie ces quinze dernières années, proportionnellement, les forces aériennes et la marine ont été privilégiées au détriment de l’armée de terre tandis que le modèle soviétique de « grande armée » bâtie autour de la mobilisation de millions d’hommes a cédé sa place à partir de 2008 à un modèle mixte au sein duquel l’armée de métier a pris au fur et à mesure depuis une place de plus en plus importante.
La réalité est qu’à ce jour, l’armée russe constitue une pyramide trompeuse : si, sur le papier, les grandes masses sont impressionnantes (on parle de milliers de chars, de blindés, de pièces d’artillerie, de centaines d’avions de combat, de navires et de sous-marins), la pointe de cette pyramide est bien plus modeste. Prenons quelques exemples : les VKS ne possèdent qu’environ 100 Su-35 – le chasseur multirôles le plus moderne, si l’on fait abstraction du nouveau Su-57 pas encore réellement en service – auquel il faut ajouter une centaine de Su-30, un peu moins modernes. Pas de quoi pavoiser… De même, le nombre de chars T-90M – la version la plus moderne du T-90, lui-même version améliorée du classique T-72 – ne doit guère dépasser les 200 –, soit environ le nombre de nos Leclerc nationaux, le nouvel Armata, lui, n’étant pas encore en service. Et si l’on enlève les unités datant de l’ère soviétique, la marine russe ne compte qu’une demi-dizaines de navires modernes de combat de 4000 tonnes ou plus – cinq frégates, deux Gorchkov et trois Grigorovitch, et deux grands navires de débarquement Ivan-Gren.
Bien sûr, on ne peut pas considérer que les équipements plus anciens ne valent rien, au contraire cela accorde aux forces russes une profondeur utile pour mener une guerre longue – la Russie a d’ores et déjà perdu plus de cinq fois le nombre de chars de combat principal que possède la France – mais le corollaire est que l’on voit depuis plusieurs mois déjà sur les routes ukrainiennes des T-62M datant des années 60-70… Les Russes arriveront-ils un jour à Odessa à bord de T-34 ? Après tout, les Slovènes ont bien livré des T-55 – certes modernisés – aux Ukrainiens. Au-delà de la boutade, c’est bien tout l’enjeu pour les Russes : réussir avec ce qui leur reste de stocks à armer une force de plusieurs centaines de milliers d’hommes – qui serviront surtout de troupes d’infanterie, principale faiblesse des Russes depuis le 24 février – tout en conservant une armée de métier mieux équipée pour servir de « pointe de l’épée ». Bien malin qui sait si Moscou réussira à la fin cet exercice délicat, même si l’on peut d’ores et déjà pointer bien des difficultés à venir pour les Russes, à commencer par la nécessité de garantir au minimum le moral de la troupe, qui n’ira probablement au combat la fleur au fusil, mais aussi l’enjeu logistique qui consiste à faire manœuvrer une telle armée, alors même que les forces russes ont déjà eu bien des difficultés – c’est un euphémisme – à mouvoir un corps expéditionnaire de 150.000 à 200.000 hommes.
Le 24 février, dans la grande tradition soviétique, les Russes ont tenté en Ukraine de créer un oudar, «choc opératif» destiné à faire se disloquer l’armée ennemie pensée comme un système, dont on atteindrait les nœuds vitaux grâce à des opérations dans le profondeur, et non seulement comme une masse inerte de chair et d’acier, qu’on réduirait combat après combat. Ce n’est que durant la Guerre froide que cette approche systémique a été réellement adoptée, en parallèle des progrès technologiques qui ont permis d’atteindre avec précision les arrières du dispositif adverse. Force est de constater qu’avec 150.000 à 200.000 hommes, ce n’est certes pas sur la masse que les Russes allaient l’emporter – les forces ukrainiennes sont aujourd’hui probablement au moins deux fois plus nombreuses. A Kharkiv par exemple, les Russes eux-mêmes ont avoué qu’ils se sont trouvés en infériorité numérique dans un rapport de 1 à 8.
Plus grave pour Moscou, malgré les progrès des « armes de pointe » russes réalisés ces quinze dernières années, notamment en matière de missiles de croisière et de missiles balistiques, les Russes n’ont pas été capables d’atteindre de façon chirurgicale les arrières du dispositif ukrainien de sorte à le paralyser. Contrairement aux Himars que les Américains ont fournis aux Ukrainiens et qui ont profondément affecté la logistique russe, déjà peu efficiente. Pourtant, en l’absence de livraisons du missile ATACMS, on ne parle pas de grande portée – 80 km au mieux –, les attaques à plus longue distance étant plus probablement menées par des commandos infiltrés et/ou par des drones. Qu’en serait-il si les Américains avaient livré à l’Ukraine des missiles Tomahawk dont la portée dépasse les 1500 km ? La réalité est que les Russes ont été incapables d’imposer à l’Ukraine un choc opératif, que ce soit par la masse ou par son avantage en matière d’armes à longue portée. A cet égard, on le voit, la mobilisation générale s’annonce comme la tentative de s’appuyer sur la seule masse pour créer un tel « oudar », même si l’on peut penser que les Russes, en parallèle, chercheront par ailleurs à frapper dans la profondeur certaines infrastructures civiles essentielles. Des attaques contre le système électrique ukrainien réalisées juste après la contre-offensive ukrainienne à Kharkiv est probablement un avant-goût de ce qui pourrait arriver cet hiver, surtout si la pression militaire de Kiev s’accroît sur le dispositif russe, ce qui est toujours le cas même si le front est peu ou prou stabilisé.
La guerre en Ukraine est le révélateur d’une réalité : hormis sur le plan nucléaire, la Russie n’est pas une superpuissance militaire. Elle est certes une puissance, et une puissance indépendante, ce qui est déjà donné à peu d’Etats (et la France fait partie de ce petit club), comme le répète souvent Hubert Védrine. Mais, dans le cas encore hypothétique d’une conflagration directe entre les forces de l’Otan et les forces russes, ces dernières ne pourraient probablement pas tenir longtemps face aux premières. D’ores et déjà, sans mobilisation, celles-là n’ont pas réussi à mettre à terre un pays de 40 millions d’habitants certes mobilisé et massivement soutenu par l’Otan et, en premier lieu par les Etats-Unis, dont l’aide en matière de renseignements est sans conteste décisive. Cette vérité – la Russie n’est pas une superpuissance militaire – n’était pourtant pas cachée avant le 24 février, mais elle a été trop souvent masquée en raison de la persistance d’un climat de Guerre froide dont les effets autoréalisateurs sont aujourd’hui funestes. Seuls les faucons, à Moscou et à Washington, peuvent se réjouir de ces biais de perception qui participent malheureusement de la création du réel, et de l’avenir.
Alexis Feertchak (Geopragma, 26 septembre 2022)