« Ne vous contentez pas de critiquer, créez ! » Interview avec Léon Krier, chef de file de l’architecture néo-traditionaliste
David Engels : Cher Léon, vous êtes l’un des architectes traditionalistes les plus connus et prolifiques de notre époque, et beaucoup vous considèrent comme le chef de file actuel du refus de l’esthétique post-moderne et d’un retour à un bâti individuel et à un urbanisme prenant comme mesures prioritaires les proportions et les besoins de l’humain, non pas uniquement ceux de la machine. Pourriez-vous nous détailler en quelques mots les bases de votre philosophie architecturale ?
Léon Krier: Dans les années soixante et soixante-dix, je fais partie de la première génération d’architectes prenant une position non seulement de critique mais de contre-projet vis-à-vis des théories et pratiques modernistes. Témoins des démolitions massives dans nos villes et des banalités scandaleuses qui les suivaient sans exception, on commençait à réévaluer les architectures et villes traditionnelles de l’Europe plus menacées par les utopies modernistes que par les bombardements guerriers. Avec Maurice Culot ou Pierluigi Cervelatti, on comprenait qu’il fallait reconstruire non seulement la ville européenne littéralement, mais aussi son discours jusqu’à la signification de termes clef kidnappés par le modernisme. « Tradition » et « Modernité » ne sont de toute évidence pas des notions contradictoires. Le dit « Mouvement Moderne » indique le seul « mouvement moderniste », alors que la modernité du XX siècle, en matière d’architecture, d’urbanisme et d’art, comprend des pratiques et idées traditionnelles importantes. Nous ne nous considérons pas comme des traditionalistes, mais des traditionnels modernes. La construction et le succès de Port Grimaud par François Spoerry, la sauvegarde et restauration du Centre Historique de Bologna par Pier Luigi Cervelatti et la Reconstruction du Stare Miasto de Varsovie par Jan Zachwatowicz, universellement acclamées, ont été pour nous les preuves que non seulement des pratiques traditionnelles étaient possibles de notre vie, mais que leur produit était d’une qualité et d’un ordre supérieur à celles livrés par les divers modernismes. La modernité, nous ne cessions de répéter, n’est pas une affaire de style, mais un fait d’époque auquel personne n’échappe. En matière d’architecture et d’urbanisme, le traditionnel moderne est d’abord un choix de technologie et de vie. Dans la ligne de production de la ville traditionnelle qui engage des individus allant de la conception jusqu’à l’utilisation finale, en passant par la fabrication, tous les concernés, que ce soit l’architecte, l’artisan, le promoteur, l’habitant, le propriétaire, le locataire ou le visiteur, trouvent indépendant de leur âge, sexe, classe, religion, race, idéologie leur plaisir au quotidien ; par contre dans la chaine de production et d’utilisation d’un environnement moderniste, il n’y que que le démolisseur qui trouve brièvement son compte.
Une question qui se trouve au centre de ce débat est sans doute celle de l’esthétique : est-elle purement relative ou plutôt absolue ; c.à.d. : y-a-t ’il un sens inné de la beauté qui (bien que décliné selon les particularités civilisationnelles) favoriserait certaines mesures, proportions et lois esthétiques plutôt que d’autres à travers le temps et l’espace ?
La géographie, les langues, les races, les classes, les coutumes, les religions et les idéologies représentent, expriment et entretiennent les divisions entre sociétés et individus depuis toujours. Par contre, la beauté de la nature et des produits de l’homme unifie l’humanité. Le Chrétien admire la beauté des mosquées, et le Musulman celle des églises, le prince admire la beauté de l’étable, le paysan celle du château, le libertaire celle du Kremlin, l’enfant celle de l’avion. La beauté s’impose aux sens avec immédiateté. Nous sommes sans défense contre les flèches de l’amour qui frappent le cœur sans explication et sans examen. L’amour pour la beauté commande et ne se commande pas. La laideur par contre empoisonne le cœur et nourrit le ressentiment.
Notre monde actuel est devenu, avouons-le, très laid, et l’architecture moderne en fait grandement partie. Quel est l’impact de cet environnement toxique sur l’individu ?
L’individu frappé et humilié régulièrement finit par s’habituer aux coups, à développer la peau dure et l’insensibilité. On sait aussi que l’enfant battu cherchera un jour son plaisir en battant et en humiliant. La vulgarité, la brutalité, la laideur sont une culture toxique et jalouse. Incapable de réveiller l’amour, elle cherche à posséder par le viol et la dégradation. La croyance aveugle au progrès infini se paye par un prix terrible qui dégrade et voue à l’oublie en quelques générations les valeurs et le savoir-faire qui, accumulés au cours des siècles, ont réussi à construire des demeures et des villes qui embellissent la nature et la vie d’un chacun. Imaginons les conséquences pour la beauté du monde si, soit, tout ce qui était construit avant 1950 disparaissait, ou si tout ce qui était construit après 1950 disparaissait…
L’on vous connait surtout pour avoir dessiné la ville modèle de « Poundbury » au Royaume-Uni. Initialement, l’on lui a reproché ce qui a été perçu comme son « anachronisme » et son « artificialité », assurant que le projet était inviable et impraticable, au mieux une fantaisie pour quelques riches nostalgiques. Aujourd’hui, l’on voit au contraire une ville en pleine expansion et aimée de ses habitants venant des couches sociales les plus diverses. Pouvez-vous nous décrire l’histoire de ce succès – et ses raisons ?
Effectivement, la réception du projet de Poundbury par les « experts » des grands médias était mensongère pendant les premières dix années. On tonnait qu’il s’agissait d’un fantasme du Prince, irréalisable dans l’Angleterre du XXe siècle pour des raisons philosophiques, techniques, politiques, sociales, financières, éthiques et j’en passe. Les critiques architecturaux des grands journaux se ont avérés, sauf exception, être des missionnaires modernistes. Ils ne pouvaient applaudir un projet traditionnel pour des raisons de principe, quelles que soient ses qualités ou son succès. Leur propagande répète depuis un siècle qu’il n’y a pas d’alternative au modernisme, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de liberté de choix ou de démocratie en la matière.
On le sait : vous avez travaillé pendant beaucoup d’années intensément avec le Prince Charles, commanditaire de Poundbury. Comment voyez-vous les possibilités qui pourraient s’offrir à la tradition sous son nouveau règne ?
King Charles III reste la personne que je connaissais comme Prince de Galles. Je l’ai vu récemment « for Tea and Scones » à Windsor Castle, et il me semble être plus à l’aise dans sa peau que jamais. Comme ses projets ont énormément de succès de marché, la formule se répand. On reçoit régulièrement la visite de ministres, de hauts fonctionnaires et de puissants du Royaume, du Commonwealth et d’au-delà. Ce qui m’inquiète, c’est que l’idée de la ville polycentrique faite de « quartiers indépendant de 10 minutes », dont je me suis fait champion depuis 45 ans, est en train d’être reprogrammée par le clan du WEF, de l’UN et du WHO en « ville de 15 minutes », qui, à l’aide du contrôle digital et du CBDC, se transformera en archipel du goulag pour mâter toute dissidence aux narratifs du moment, (One Health, Climate Change, Domestic Terrorism…). Le temps dira…
Quel est, selon vous, le futur de l’architecture traditionnaliste – restera-t-elle toujours en marge de l’écrasante majoritaire du bâti, ou y-a-t ‘il vraiment des chances de la voir retourner au premier plan ?
L’architecture et l’urbanisme traditionnels sont le produit d’une technologie mettant en œuvre des matériaux de constructions naturels locaux pour construire des villes et villages dimensionnés selon les capacités de locomotion musculaire horizontale ou verticale. L’étalement monstrueux des agglomérations, l’explosion du nombres d’étages, les acrobaties formelles et structurelles, les pertes d’échelle humaine et de beauté de l’architecture machiniste ne sont possible que grâce aux matériaux de construction synthétiques et au clonage industriel, produits des énergies fossiles et nucléaires. Les pays qui, par des actions armées de conquête et de domination, réussiront à sécuriser ces ressources, pourront continuer le projet moderniste jusqu’à l’épuisement définitif. Le reste du monde retournera fatalement à des pratiques de construction traditionnelle.
Je pensais pendant très longtemps que, une fois notre théorie générale pour une architecture et un urbanisme traditionnel moderne était formulée et publiée, il y aurait rapidement un ralliement général poussé par des initiatives démocratiques. Maintenant, je sais que ce changement ne se fera pas par choix, mais par fatalité.
Souvent, on a l’impression que l’architecture traditionnaliste reste un privilège de quelques riches mécènes – comme voyez-vous les chances de son retour dans le domaine de l’immobilier plus humble, à la portée de tous ?
Peut être sous le prisme de la durabilité, il y a une chance. L’architecture moderniste s’est imposée par la violence de ses promesses. Aujourd’hui, leur fausseté est prouvée, révélant une lutte titanique entre les corporations et institutions financières de grande échelle, en collusion avec les technocraties étatiques, et ce qui reste des lumières, des entreprises individuelles et de la pensée indépendante. Nous allons vers un dénouement apocalyptique qui, pour le moment, me semble inévitable. L’intelligence humaine ne réussira pas à contrôler les effets autodestructeurs de ses inventions et projets. Cela dit, l’urbanisme et l'architecture néo-traditionnels basés sur une économie artisanale, soutenus par une expérience millénaire, sont à ce jour la seule théorie et pratique cohérente de l'action environnementale. Ils sont le seul contre-modèle sérieux à la banlieue et à la motopia. Ils sont une partie essentielle d'un projet de reconstruction d'une démocratie, d'une économie et d'un cadre bâti à taille humaine. Les nombreux architectes et artisans qui les pratiquent à travers le monde, malgré leur formation moderniste, contre la pression écrasante des pairs, contre le sabotage bureaucratique et académique, sont portés par un large soutien public et par la demande du marché. Les architectes et les urbanistes sont confrontés à un choix existentiel : soit servir une dystopie totalitaire, soit planifier et construire le bien commun.
Cette série d’interviews est placée sous la devise : « Ne vous contentez pas de critiquer, créez ! » Pouvez-vous nous décrire les projets sur lesquels vous travaillez actuellement ?
La construction du quatrième et dernier quartier de Poundbury est initiée et en bonne main. Cayala au Guatemala initie son deuxième quartier. On finit à l’instant le pont, modelé sur les Cents Marches de Versailles, qui relie le Paseo de Cayala avec Nogales de Cayala en construction.
Au Mexique, sur un dos de colline près de San Miguel de Allende, on a commencé la construction du premier quartier de Herencia de Allende avec une magnifique église.
D’autres grands projets urbains en Virginie et au Colorado font leur marche à travers les institutions. Le projet le plus prometteur est au Texas pour la nouvelle University of Austin Texas (UATX), conçue non comme un campus, mais comme une véritable « univercité » qui s’érigera dans une anse de la Colorado River à quelques miles des GIGA fabriques de Tesla et Boring Co.
Léon Krier, propos recueillis par David Engels (delibeRatio, 20 mars 2023)