Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Métapo infos - Page 1325

  • L'Europe sortie de l'Histoire ?...

    Nous vous signalons la parution aux éditions Fayard d'un essai de Jean-Pierre Chevènement intitulé  1914-2014, L'Europe sortie de l'Histoire ?. Souverainiste de gauche, Jean-Pierre Chevènement est également l'auteur de plusieurs essais intéressants comme récemment La faute de M. Monnet (Fayard, 2006) ou La France est-elle finie ? (Fayard, 2011).

     

    Chevènement.jpg

    " On peut prédire, sans risque de se tromper, que la commémoration, en 2014, du déclenchement de la Première Guerre mondiale sera instrumentée à des fins politiques. Au nom du « Plus jamais ça ! », il s’agira, pour nos classes dirigeantes, de justifier la mise en congé de la démocratie en Europe au prétexte, cent fois ressassé, de sauver celle-ci de ses démons.
    Même si comparaison n’est pas raison, il m’a paru éclairant, pour comprendre comment l’Europe a été progressivement sortie de l’Histoire, de rapprocher les deux mondialisations, la première, avant 1914, sous égide britannique, et la seconde, depuis 1945, sous égide américaine, chacune posant la question de l’hégémonie sans laquelle on ne peut comprendre ni l’éclatement de la Première Guerre mondiale ni l’actuel basculement du monde de l’Amérique vers l’Asie. La brutale accélération du déclin de l’Europe ne tient pas seulement aux deux conflits mondiaux qu’a précipités un pangermanisme aveugle aux véritables intérêts de l’Allemagne. Elle résulte surtout de la diabolisation de ces nations nécessaire à des institutions européennes débilitantes qui ont permis leur progressive mise en tutelle par de nouveaux « hegemon » .
    Afin de ne pas être marginalisée dans la nouvelle bipolarité du monde qui s’esquisse entre la Chine et l’Amérique, l’Europe a besoin de retrouver confiance dans ses nations pour renouer avec la démocratie et redevenir ainsi actrice de son destin. Rien n’est plus actuel que le projet gaullien d’une « Europe européenne » au service du dialogue des cultures et de la paix, une Europe compatible avec la République, où la France et l’Allemagne pourront œuvrer de concert à construire l’avenir d’un ensemble allant de la Méditerranée à la Russie. Dans une « réconciliation » enfin purgée de ses ambigüités et de ses non-dits : celle de deux grands peuples capables de poursuivre ensemble leur Histoire. "

    Lien permanent Catégories : Livres 1 commentaire Pin it!
  • Pour une écologie des civilisations !...

    Vous pouvez écouter ci-dessous l'émission Les matins, sur France Culture, diffusée le 16 octobre 2013 et animée par Marc Voinchet et Brice Couturier, au cours de laquelle Hervé Juvin présentait les idées de son dernier livre, La grande séparation - Pour une écologie des civilisations, publiée aux éditions Gallimard.

    On notera qu'au cours de l'émission, Brice Couturier compare les idées d'Hervé Juvin à celles de la Nouvelle droite, et notamment à celles développées dans Le système à tuer les peuples (Copernic, 1981), de Guillaume Faye.



    Les matins - Faut –il redécouvrir le vrai sens... par franceculture

    Lien permanent Catégories : Entretiens, Géopolitique, Multimédia 0 commentaire Pin it!
  • Les derniers jours...

    Les éditions Gallimard viennent de publier Les derniers jours, un livre de souvenirs de jeunesse de Jean Clair. Conservateur des musées de France, Jean Clair a dirigé plusieurs musées et organisé de nombreuses expositions. Auteur d'essais sur l'art, c'est aussi un observateur lucide et féroce de la société contemporaine comme on peut le voir, notamment, dans son Journal atrabilaire (Folio, 2008).

     

    Derniers jours.jpg

     

    "J'appartiens à un peuple disparu. A ma naissance, il constituait près de 60 % de la population française. Aujourd'hui, il n'en fait pas même 2 %. Il faudra bien un jour reconnaître que l'événement majeur du XXe siècle n'aura pas été l'arrivée du prolétariat, mais la disparition de la paysannerie. Ce sont eux, les paysans, qui mériteraient le beau nom de "peuple originaire" que la sociologie applique à d'improbables tribus. En même temps que les premiers moines, ce sont eux qui ont défriché, essarté, créé un paysage, et qu'ils lui ont donné le nom de "couture", c'est-à-dire de "culture", ce mot que les Grecs n'avaient pas même inventé : une façon d'habiter le monde autrement qu'en sauvage. J'ai tant aimé ce monde d'ici-bas, les choses matérielles, dans leur poids et dans leur rugosité, dans leur matière et leur facture, j'ai tant voulu ces biens qu'ont été les livres, les objets d'art, les outils du savoir, et j'ai fini, alors même que je n'en savais rien, par en acquérir assez pour me juger heureux. J'éprouve aujourd'hui le sentiment d'une trahison".
    Lien permanent Catégories : Livres 8 commentaires Pin it!
  • La croissance est morte dans les années 70...

    Nous reproduisons ci-dessous un long entretien avec Serge Latouche, cueilli sur Ragemag. Economiste, sociologue et fondateur du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales), Serge Latouche est le principal théoricien français de la décroissance et dirige la revue Entropia. Il a publié de nombreux essais, dont, notamment,  L'occidentalisation du monde (La découverte, 1989 ), La mégamachine (La découverte, 1995), Le Pari de la décroissance (Fayard, 2006) et Sortir de la société de consommation (Les liens qui libèrent, 2010).

     

    Serge Latouche.jpeg

     

    Serge Latouche : « La croissance est morte dans les années 1970. »

    Les statistiques de croissance du PIB au 2e trimestre viennent d’être publiées [NDLR : l’interview a été réalisée le 20 septembre] et il semblerait que la zone euro retrouve le chemin de la croissance : qu’en pensez-vous ?

    Je pense que c’est totalement bidon ! D’une part, savoir si la croissance est de +0,5% ou -0,5% n’a pas de sens : n’importe quelle personne qui a fait des statistiques et de l’économie sait que pour que cela soit significatif, il faut des chiffres plus grands. Ensuite, de quelle croissance s’agit-il ? Nous avons affaire à cette croissance que nous connaissons depuis les années 1970, à savoir une croissance tirée par la spéculation boursière et immobilière. Dans le même temps, le chômage continue de croître et la qualité de vie continue de se dégrader dangereusement. Il faut bien comprendre que la croissance est morte dans les années 1970 environ. Depuis, elle est comparable aux étoiles mortes qui sont à des années-lumière de nous et dont nous percevons encore la lumière. La croissance que notre société a connue durant les Trente Glorieuses a disparu et ne reviendra pas !

    La récession était-elle l’occasion idéale pour jeter les bases d’une transition économique ?

    Oui et non : le paradoxe de la récession est qu’elle offre les possibilités de remettre en question un système grippé, mais en même temps, le refus de l’oligarchie dominante de se remettre en cause – ou de se suicider – la pousse à maintenir la fiction d’une société de croissance sans croissance. Par conséquent, elle rend encore plus illisible le projet de la décroissance. Depuis le début de la crise, il y a un tel délire obsessionnel autour de la croissance que les projets alternatifs ne sont pas audibles auprès des politiques. Il faut donc chercher de manière plus souterraine.

    La décroissance est souvent amalgamée à la récession. Pourtant, vous affirmez que celle-ci n’est qu’une décroissance dans une société de croissance et qu’une vraie décroissance doit se faire au sein d’une société qui s’est départie de l’imaginaire de la croissance. Pouvez-vous détailler ?

    Le projet alternatif de la décroissance ne devait pas être confondu avec le phénomène concret de ce que les économistes appellent « croissance négative », formulation étrange de leur jargon pour désigner une situation critique dans laquelle nous assistons à un recul de l’indice fétiche des sociétés de croissance, à savoir le PIB. Il s’agit, en d’autres termes, d’une récession ou d’une dépression, voire du déclin ou de l’effondrement d’une économie moderne. Le projet d’une société de décroissance est radicalement différent du phénomène d’une croissance négative. La décroissance, comme symbole, renvoie à une sortie de la société de consommation. A l’extrême limite, nous pourrions opposer la décroissance « choisie » à la décroissance « subie ». La première est comparable à une cure d’austérité entreprise volontairement pour améliorer son bien-être, lorsque l’hyperconsommation en vient à nous menacer d’obésité. La seconde est la diète forcée pouvant mener à la mort par famine.

    Nous savons, en effet, que le simple ralentissement de la croissance plonge nos sociétés dans le désarroi, en raison du chômage, de l’accroissement de l’écart qui sépare riches et pauvres, des atteintes au pouvoir d’achat des plus démunis et de l’abandon des programmes sociaux, sanitaires, éducatifs, culturels et environnementaux qui assurent un minimum de qualité de vie. Nous pouvons imaginer quelle catastrophe serait un taux de croissance négatif ! Mais cette régression sociale et civilisationnelle est précisément ce que nous commençons déjà à connaître.

    Depuis la récession de 2009, l’écart entre la croissance du PIB et celle de la production industrielle s’est accentué dans les pays développés : sommes-nous entrés dans une nouvelle phase de la société technicienne ?

    Oui et non là encore. Oui, dans la mesure où depuis de nombreuses années, on parle de « nouvelle économie », « d’économie immatérielle », « d’économie de nouvelles technologies » ou encore « d’économie numérique ». On nous a aussi parlé de « société de services ». Nous voyons bien que ce phénomène n’est pas nouveau et qu’il y avait déjà dans les sociétés industrielles un phénomène de désindustrialisation. Pourtant, ce n’était pas un changement dans le sens où l’industrialisation existe toujours. Mais elle est partie en Inde, en Chine ou dans les « BRICS ». Il y a eu une délocalisation du secteur secondaire, ce qui nous amène à réimporter, à un chômage très important et à cette croissance spéculative. Nos économies se sont spécialisées dans les services haut de gamme : les services financiers, les marques, les brevets, etc. La production est délocalisée tout en conservant la marque, ce qui est plus rentable. Mais nous assistons aussi à un développement par en bas des services dégradés ou à la personne et à une nouvelle forme de domesticité qui se développe avec cette désindustrialisation.

    Est-ce que vous confirmeriez les prévisions de Jacques Ellul qui voyait la naissance d’une dichotomie entre d’un côté les « nations-capitalistes » du Nord et de l’autre les « nations-prolétaires » du Sud ?

    Cela n’est pas nouveau, ni totalement exact ! Les nations occidentales se prolétarisent aussi. Avec la mondialisation, nous assistons surtout à une tiers-mondisation des pays du Nord et un embourgeoisement des pays du Sud. Il y a par exemple aujourd’hui 100 à 200 millions de Chinois qui appartiennent à la classe moyenne mondiale, voire riche.

    Le 20 août dernier, nous avons épuisé les ressources de la Terre pour 2013 et nous vivons donc à « crédit » vis-à-vis de celle-ci jusqu’à la fin de l’année. Il faudrait donc réduire d’environ un tiers notre consommation en ressources naturelles si nous voulons préserver notre planète. N’a-t-on pas atteint le point de non-retour ? La décroissance se fera-t-elle aux dépens des pays en voie de développement ?

    Déjà soyons clairs, la décroissance est avant tout un slogan qui s’oppose à la société d’abondance. Ensuite, il ne s’agit surtout pas de régler les problèmes des pays du Nord aux dépens de ceux du Tiers-Monde. Il faudra résoudre simultanément les problèmes et du Nord et ceux du Sud. Évidemment, ce que vous évoquez, et que l’on appelle l’over shoot day, n’est qu’une moyenne globale. La réduction de l’empreinte écologique pour un pays comme la France n’est pas de l’ordre de 30%, mais de 75%. Une fois explicité comme cela, les gens se disent que ça va être dramatique. Justement, ce n’est pas nécessaire : nos modes de vie sont basés sur un gaspillage fantastique de la consommation et encore plus de la production, donc des ressources naturelles. Il ne faudra donc pas forcément consommer moins, mais consommer mieux. Tout d’abord, la logique consumériste pousse à accélérer l’obsolescence des produits. Il ne s’agit donc pas forcément de consommer moins mais de produire moins en consommant mieux.

     

    Au lieu de consommer une seule machine à laver dans notre vie, nous en consommons 10 ou 15, de même pour les réfrigérateurs et je ne parle même pas des ordinateurs ! Il faut donc un mode de production où les individus ne consomment qu’une seule voiture, une seule machine à laver, etc. Cela réduirait déjà énormément l’empreinte écologique. Nous savons aussi que la grande distribution entraîne un grand gaspillage alimentaire. Environ 40% de la nourriture va à la poubelle, soit à cause des dates de péremptions dans les magasins, soit chez les particuliers qui ont emmagasiné de la nourriture qui finit par périmer. L’idée n’est pas de décroître aux dépens des pays pauvres, qui eux doivent au contraire augmenter leur consommation et leur production, mais de changer cette logique de gaspillage forcenée et de fausse abondance.

    Nicholas Georgescu-Roegen, affirmait : « Chaque fois que nous produisons une voiture, nous le faisons au prix d’une baisse du nombre de vies à venir. » La décroissance doit-elle être accompagnée d’un contrôle démographique pour être soutenable ?

    Il est toujours délicat d’aborder la question démographique. Les prises de position sur le sujet sont toujours passionnelles car touchant à la fois aux croyances religieuses, au problème du droit à la vie, à l’optimisme de la modernité avec son culte de la science et du progrès, elles peuvent déraper très vite vers l’eugénisme, voire le racisme au nom d’un darwinisme rationalisé. La menace démographique, vraie ou imaginaire, peut donc être facilement instrumentalisée pour mettre en place des formes d’écototalitarisme. Il importe donc de cerner les différentes dimensions du problème et de peser les arguments en présence, avant de se prononcer sur la taille d’une humanité « soutenable ».

    Si l’insuffisance des ressources naturelles et les limites de la capacité de régénération de la biosphère nous condamnent à remettre en question notre mode de vie, la solution paresseuse consisterait, en effet, à réduire le nombre des ayants droit afin de rétablir une situation soutenable. Cette solution convient assez bien aux grands de ce monde puisqu’elle ne porte pas atteinte aux rapports sociaux et aux logiques de fonctionnement du système. Pour résoudre le problème écologique, il suffirait d’ajuster la taille de l’humanité aux potentialités de la planète en faisant une règle de trois. Telle n’est évidemment pas la position des objecteurs de croissance, ce qui n’empêche qu’ils soient taxés de malthusianisme parfois par ceux-là mêmes qui condamnent les deux tiers de l’humanité à l’extermination.

    Il est clair que si une croissance infinie est incompatible avec un monde fini, cela concerne aussi la croissance de la population. La planète, qui n’a que 55 milliards d’hectares, ne peut pas supporter un nombre d’habitants illimité. C’est la raison pour laquelle presque tous les auteurs de référence de la décroissance, ceux qui ont mis en évidence les limites de la croissance (Jacques Ellul, Nicholas Georgescu-Roegen, Ivan Illich, René Dumont, entre autres) ont tiré le signal d’alarme de la surpopulation. Et pourtant, ce ne sont pas, pour la plupart, des défenseurs du système… Même pour Castoriadis, « la relation entre l’explosion démographique et les problèmes de l’environnement est manifeste ».

    Cela étant, ce que la décroissance remet en cause, c’est avant tout la logique de la croissance pour la croissance de la production matérielle. Même si la population était considérablement réduite, la croissance infinie des besoins entraînerait une empreinte écologique excessive. L’Italie en est un bon exemple. La population diminue, mais l’empreinte écologique, la production, la consommation, la destruction de la nature, des paysages, le mitage du territoire par la construction, la cimentification continuent de croître. On a pu calculer que si tout le monde vivait comme les Burkinabés, la planète pourrait supporter 23 milliards d’individus, tandis que si tout le monde vivait comme les Australiens, d’ores et déjà le monde serait surpeuplé et il faudrait éliminer les neuf dixièmes de la population. Il ne pourrait pas faire vivre plus de 500 millions de personnes. Qu’il y ait 10 millions d’habitants sur Terre ou 10 milliards, note Murray Bookchin, la dynamique du « marche ou crève » de l’économie de marché capitaliste ne manquerait pas de dévorer toute la biosphère. Pour l’instant, ce ne sont pas tant les hommes qui sont trop nombreux que les automobiles… Une fois retrouvé le sens des limites et de la mesure, la démographie est un problème qu’il convient d’affronter avec sérénité.

    Si une croissance infinie est incompatible avec un monde fini, cela concerne aussi la croissance démographique. La population ne peut, elle non plus, croître indéfiniment. La réduction brutale du nombre des consommateurs ne changerait pas la nature du système, mais une société de décroissance ne peut pas évacuer la question du régime démographique soutenable.

    Que faire pour changer de régime ? Combattre l’individualisme ?

    Les gens accusent souvent les partisans de la décroissance d’être des passéistes. Pourtant, nous ne souhaitons pas un retour en arrière. Mais, comme le préconisaient Ivan Illich ou même Castoriadis, il s’agit d’inventer un futur où nous retenons certains aspects du passé qui ont été détruits par la modernité. Sur ce sujet, un grand sociologue français, Alain Touraine, vient de sortir un livre intitulé La Fin des sociétés. C’est vrai qu’avec la mondialisation, on assiste à la fin des sociétés.

    À ce sujet, un ancien Premier ministre anglais, Margareth Thatcher, a dit : « Il n’existe pas de société, il n’existe que des individus ». C’est énorme de dire cela ! Donc, dans le projet de la décroissance, il ne s’agit pas de retrouver une ancienne société disparue, mais d’inventer une nouvelle société de solidarité. C’est-à-dire qu’il faut réinventer du lien social, parfois par la force des choses comme avec la fin du pétrole, sur la base d’une économie de proximité, avec une relocalisation de la totalité de la vie. Ce n’est pas un repli sur soi, mais une nouvelle redécouverte de la culture, de la vie, de la politique et de l’économie.

    Justement, relocaliser les activités humaines serait une nécessité écologique. Mais la réindustrialisation potentielle qui en découlerait ne serait-elle pas une entrave à la décroissance ?

    Non, parce qu’il ne s’agit pas de la réindustrialisation prônée par notre système. Madame Lagarde, quand elle était ministre de l’Économie, avait inventé le néologisme « rilance » : de la rigueur et de la relance. Pour nous, c’est exactement le contraire : nous ne voulons ni rigueur, ni relance, ni austérité. Évidemment qu’il faut sortir de la récession et récréer des emplois, non pas pour retrouver une croissance illimitée, mais pour satisfaire les besoins de la population. En fait, la réindustrialisation dans une optique de décroissance est plus artisanale qu’industrielle. Il faut se débarrasser des grosses entreprises au profit d’une économie composée de petites unités à dimensions humaines. Ces dernières peuvent être techniquement très avancées mais ne doivent en aucun cas être les monstres transnationaux que nous connaissons actuellement. Elles doivent être plus industrieuses qu’industrielles, plus entreprenantes qu’entrepreneuses et plus coopératives que capitalistes. C’est tout un projet à inventer.

    L’État moderne se comporte toujours comme un soutien au productivisme, soit en favorisant l’offre pour les libéraux, soit en favorisant la demande pour les keynésiens. La décroissance a-t-elle besoin d’une disparition de l’État ?

    Cela dépend de ce que nous mettons derrière le mot « État ». Même si l’objectif n’est pas de maintenir cet État-nation, bien sûr qu’une société de décroissance devra inventer ses propres institutions. Elles devront être plus proches du citoyen avec une coordination au niveau transnational. Celle-ci est vitale, car beaucoup de phénomènes environnementaux sont globaux : il est alors impossible d’imaginer un repli total. Il faudra donc inventer de nouvelles formes qui diffèrent de l’appareil bureaucratique moderne.

    La décroissance implique aussi un changement de mode de vie. Comment faire pour lutter contre la société marchande sans se marginaliser ?

    Effectivement, il faut les deux. Il y a d’ailleurs dans les objecteurs de croissance des gens très investis dans des coopératives alternatives comme des écovillages. De plus, il faut tenir les deux bouts de la chaîne : une société ne change pas du jour au lendemain. Il faut donc penser la transition sans attendre un changement global simultané. Les meilleurs exemples sont les villes en transition où l’on essaie de réorganiser l’endroit où l’on vit afin de faire face aux défis de demain comme la fin du pétrole. Ce qui m’intéresse surtout dans les villes en transition, c’est leur mot d’ordre : « résilience », qui consiste à résister aux agressions de notre société. Mais cela n’implique pas de revenir à l’âge de pierre, comme les Amish. Au contraire, cela implique une qualité de vie maximale sans détruire la planète.

     

    Changer de régime économique est-il possible pour un pays seul ? Une initiative isolée ?

    Ça rappelle le vieux débat qui a opposé Staline à Trotsky pour savoir si le socialisme pouvait se faire dans un seul pays. Mais en réalité, la réponse n’est pas « oui » ou « non ». La question ne peut pas être posée de façon manichéenne, simplement parce que nous ne pouvons pas changer le monde du jour au lendemain et il faut bien commencer ! Donc, le commencement se fait petit à petit, au niveau local, en visant le global. La parole d’ordre des écologistes fut pendant longtemps : « Penser globalement, agir localement ». Ce n’est pas qu’il ne faille pas agir globalement, mais c’est plus compliqué. Donc le point de départ est local pour une visée plus large. De toute manière, le projet ne se réalisera ni totalement ni globalement. La société de décroissance est un horizon de sens, mais pas un projet clé en main réalisable de façon technocratique.

    La décroissance, selon vous, commencerait-elle par une démondialisation pour tendre vers une forme d’altermondialisme ?

    Je n’aime pas le terme « altermondialisme ». Il s’agit évidemment d’une démondialisation, qui n’est pas une suppression des rapports entre les pays. Mais qu’est-ce que la mondialisation que nous vivons ? Ce n’est pas la mondialisation des marchés mais la marchandisation du Monde. Ce processus a commencé au moins en 1492 quand les Amérindiens ont découvert Christophe Colomb (rires). Démondialiser veut surtout dire retrouver l’inscription territoriale de la vie face au déménagement plantaire que nous connaissons. Car la mondialisation est surtout un jeu de massacres ! C’est-à-dire que nous détruisons ce qui fonctionnait traditionnellement bien dans les différents pays pour les asservir aux marchés. Par exemple, l’agriculture était fleurissante en Chine mais le capitalisme occidental a déraciné la majorité des paysans qui sont devenus des min gong : des ouvriers qui s’entassent en périphérie des grandes villes, comme Pékin ou Shanghai. Mais, dans le même temps, ces ouvriers chinois détruisent nos emplois et notre industrie. Nous nous détruisons mutuellement. Il faut au contraire que nous nous reconstruisons les uns les autres. La solution est une relocalisation concertée par un dialogue interculturel et non pas par l’imposition de l’universalisme occidental.

    Les nouvelles technologies, et plus globalement la technique et la science, peuvent-elles être employées contre l’oligarchie ou sont-elles intrinsèquement néfastes ?

    Ça c’est une très grande question, très difficile. Jacques Ellul avait énormément réfléchi dessus et n’avait jamais dit qu’elles étaient intrinsèquement mauvaises. Il pensait même que, dans certaines situations, elles pouvaient être utiles à la société d’avenir. Celle qui est, selon lui, intrinsèquement mauvaise, c’est la structure sociale dans laquelle la technique et la science sont produites et utilisées. Alors bien évidemment, il faut les détourner et c’est ce que certains font. Il y a une sorte de guérilla. Sur internet, par exemple, nous le voyons. Dans ma jeunesse, nous parlions de retourner les armes contre l’ennemi. Dans une société de décroissance, qui n’est plus une société dominée par la marchandisation et le capital, ces techniques fonctionneraient autrement. Il y a aussi plein de choses intéressantes créées par le génie humain qui ne sont pas utilisées, car elles ne correspondent pas à logique du système. Nous aurons besoin de ces derniers dans une société différente. Nous devons, en réalité, surtout concevoir un nouvel esprit. Notre système est dominé – d’un point de vue technico-scientifique – par un esprit prométhéen de maîtrise de la nature, que nous ne maîtrisons pourtant pas. Il faudra donc se réinsérer dans une vision plus harmonieuse des rapports entre l’Homme et la nature.

    Jacques Ellul estimait que le travail était aliénant. Est-ce à dire que la décroissance doit passer par l’abolition du salariat ?

     

    Il n’y a pas d’urgence à l’abolir. Dans l’immédiat, il faut surtout créer les postes de salariés nécessaires. Il faut surtout réduire l’emprise de la nécessité en développant notamment la gratuité. Je pense que l’idée d’un revenu universel, ou au moins d’un revenu minimal assurant la survie, n’est pas une mauvaise chose car il réduirait l’espace de la nécessité. Dans une société de décroissance, il faudra des échanges d’activités et d’œuvres qui auront remplacé le travail. Mais ce n’est évidemment plus l’échange marchand obsédé par le profit. Il faut réintroduire l’esprit du don – qui n’a pas totalement disparu – dans les rapports de clientèle et dans les marchandages. En Afrique, par exemple, il existe encore une sorte de métissage entre la logique marchande et celle du don. Ce qu’il faut surtout abolir, c’est le travail salarié en tant qu’abstraction inhumaine.

    Pensez-vous que la monnaie s’oppose à la logique du don et qu’en conséquence, une société de décroissance doit abolir le système monétaire ?

    Sûrement pas ! Par contre, il doit y avoir l’abolition de certaines fonctions de la monnaie. Il faut par exemple en finir avec la monnaie qui engendre de la monnaie, car l’accumulation monétaire est très perverse. Mais la monnaie comme instrument de mesure et d’échange est une nécessité dans une société complexe. Je dirais même que c’est un acquis de la civilisation.

    Des personnalités de gauche comme de droite se revendiquent aujourd’hui de la décroissance. Qu’en pensez-vous ?

    Que la décroissance soit un projet politique de gauche constitue, pour la plupart des objecteurs de croissance, une évidence, même s’il en existe aussi une version de droite. Allons plus loin : il s’agit du seul projet politique capable de redonner sens à la gauche. Pourtant, ce message-là se heurte à une résistance très forte et récurrente. La décroissance constitue un projet politique de gauche parce qu’elle se fonde sur une critique radicale du libéralisme, renoue avec l’inspiration originelle du socialisme en dénonçant l’industrialisation et remet en cause le capitalisme conformément à la plus stricte orthodoxie marxiste.

    Tout d’abord, la décroissance est bien évidemment une critique radicale du libéralisme, celui-ci entendu comme l’ensemble des valeurs qui sous-tendent la société de consommation. On le voit dans le projet politique de l’utopie concrète de la décroissance en huit R (Réévaluer, Reconceptualiser, Restructurer, Relocaliser, Redistribuer, Réduire, Réutiliser, Recycler). Deux d’entre eux, réévaluer et redistribuer, actualisent tout particulièrement cette critique. Réévaluer, cela signifie, en effet, revoir les valeurs auxquelles nous croyons, sur lesquelles nous organisons notre vie, et changer celles qui conduisent au désastre. L’altruisme devrait prendre le pas sur l’égoïsme, la coopération sur la compétition effrénée, l’importance de la vie sociale sur la consommation illimitée, le local sur le global, l’autonomie sur l’hétéronomie, le raisonnable sur le rationnel, le relationnel sur le matériel, etc. Surtout, il s’agit de remettre en cause le prométhéisme de la modernité tel qu’exprimé par Descartes (l’homme « comme maître et possesseur de la nature ») ou Bacon (asservir la nature). Il s’agit tout simplement d’un changement de paradigme. Redistribuer s’entend de la répartition des richesses et de l’accès au patrimoine naturel entre le Nord et le Sud comme à l’intérieur de chaque société. Le partage des richesses est la solution normale du problème social. C’est parce que le partage est la valeur éthique cardinale de la gauche que le mode de production capitaliste, fondé sur l’inégalité d’accès aux moyens de production et engendrant toujours plus d’inégalités de richesses, doit être aboli.

    Dans un deuxième temps, la décroissance renoue avec l’inspiration première du socialisme, poursuivie chez des penseurs indépendants comme Elisée Reclus ou Paul Lafargue. La décroissance retrouve à travers ses inspirateurs, Jacques Ellul et Ivan Illich, les fortes critiques des précurseurs du socialisme contre l’industrialisation. Une relecture de ces penseurs comme William Morris, voire une réévaluation du luddisme, permettent de redonner sens à l’écologie politique telle qu’elle a été développée chez André Gorz ou Bernard Charbonneau. L’éloge de la qualité des produits, le refus de la laideur, une vision poétique et esthétique de la vie sont probablement une nécessité pour redonner sens au projet communiste.

    Pour finir, la décroissance constitue une critique radicale de la société de consommation et du développement, la décroissance est une critique ipso facto du capitalisme. Paradoxalement, on pourrait même présenter la décroissance comme un projet radicalement marxiste, projet que le marxisme (et peut-être Marx lui-même) aurait trahi. La croissance n’est, en effet, que le nom « vulgaire » de ce que Marx a analysé comme accumulation illimitée de capital, source de toutes les impasses et injustices du capitalisme. Pour sortir de la crise qui est inextricablement écologique et sociale, il faut sortir de cette logique d’accumulation sans fin du capital et de la subordination de l’essentiel des décisions à la logique du profit. C’est la raison pour laquelle la gauche, sous peine de se renier, devrait se rallier sans réserve aux thèses de la décroissance.

    Tout le monde se souvient de l’échec de la commission Stiglitz-Sen mise en place par l’ex-Président Sarkozy dans le but de trouver un indicateur de « bien-être » autre que le simple PIB. Le problème ne viendrait-il pas de l’obsession des mesures quantitatives ?

    Il est certain que nous devons nous débarrasser de l’obsession des mesures quantitatives. Notre objectif n’est pas de mesurer le bonheur puisque cet objectif n’est par définition pas mesurable. Mais je ne crois pas que nous puissions parler d’échec de la commission Stiglitz-Sen, puisqu’elle a quand même proposé des indicateurs alternatifs pertinents. D’un autre côté, et malgré toutes les critiques qui peuvent lui être adressées, le PIB est tout à fait fonctionnel dans la logique de la société mondialisée de croissance. Il existe bien sûr d’autres indicateurs intéressants comme l’Happy Planet Index (HPI) mis au point par la fondation anglaise New Economics Foundation, mais ce dernier n’est pas fonctionnel dans notre système. Il est cependant intéressant comme indicateur critique du PIB. Pourquoi ? Parce que les États-Unis est en termes de PIB au 1er rang mondial, en termes de PIB par tête au 4ème rang et en termes de bonheur au 150ème rang ! La France se situe dans les mêmes ordres de grandeur. Tout cela signifie que si nous mesurons le bonheur par l’espérance de vie, l’empreinte écologique et le sentiment subjectif du bonheur — qui sont les trois critères du HPI —, les pays qui arrivent en tête sont le Vanuatu, le Honduras, le Venezuela et d’autres pays de ce type [ndlr : le trio de tête de 2012 est composé, dans l’ordre, du Costa Rica, du Vietnam et de la Colombie] . Malheureusement, il n’est pas fonctionnel dans notre système. Un autre indice de ce type qui pourrait être retenu, c’est l’empreinte écologique qui est elle-même synthétique. Le problème n’est pas de trouver l’indicateur miracle mais bel et bien de changer la société. Ces indices ne sont que des thermomètres et ce n’est pas en cassant le thermomètre que la température du malade change.

    La rupture avec la croissance n’est-elle pas aussi une rupture avec l’économie comme science au profit d’autres disciplines comme la philosophie ou la sociologie ?

    Oui, il s’agit bien d’une rupture avec l’économie. Mais celle-ci ne s’effectue pas seulement avec l’économie en tant que science mais aussi avec l’économie en tant que pratique. Il faut réenchâsser l’économique dans le social, au niveau théorique mais surtout au niveau pratique. Au niveau théorique d’abord parce que la « science économique » est une fausse science, et que la manière de vivre des Hommes appartient à l’éthique au sens aristotélicien du terme et donc à la philosophie ou à la sociologie. Sinon, pour paraphraser Lévi-Strauss, il n’existe qu’une seule science humaine : l’anthropologie. Au niveau pratique ensuite, en réintroduisant l’économique dans les pratiques de la vie et pas ne pas la laisser dans l’obsession du quantitatif avec la valorisation de l’argent, du profit ou du PIB.

    Serge Latouche, propos recueillis par Kévin Victoire (Ragemag, 15 octobre 2013)

    Lien permanent Catégories : Entretiens 1 commentaire Pin it!
  • Faits divers...

    Les Presses universitaires de France viennent de publier Faits divers, un recueil de textes de Clément Rosset. Philosophe du réel tragique et joyeux, Clément Rosset est notamment l'auteur de La philosophie tragique (PUF, 1960), Logique du pire (PUF, 1971), L'Anti-nature (PUF, 1973) , Le réel et son double (Gallimard, 1976), La Force majeure (Éditions de Minuit, 1983) ou de Principes de sagesse et de folie (Éditions de Minuit, 1991).

    Faits divers.jpg

    " Gilles Deleuze, les vampires, Emil Cioran, Samuel Beckett, le dandysme, Friedrich Nietzsche, Raymond Roussel, Casanova, Arthur Schopenhauer, Jean-Luc Godard, Goscinny & Uderzo, Jean-Paul Sartre, Hugo von Hofmannsthal. Le réel, le double, l’illusion, le tragique, la joie, la musique, la philosophie, la politique, le péché, l’enseignement. Faits divers sont les miscellanées de Clément Rosset : le répertoire désordonné et jubilatoire de ses passions et de ses dégoûts, de ses intérêts et de ses bâillements, de ses tocades et de ses coups de sang – ainsi que de la prodigieuse liberté de ton et de pensée avec laquelle il les exprime et les pense. Un des philosophes, un des écrivains les plus singuliers de notre temps revisite les coulisses de son œuvre. Et vous êtes invités. "

    Lien permanent Catégories : Livres 73 commentaires Pin it!
  • A propos de Nietzsche...

    Nous reproduisons ci-dessous les réponses de Paul-Eric Blanrue aux questions posées par le site Nietzsche Académie. Journaliste et historien critique, Paul-Eric Blanrue est en particulier l'auteur de Le monde contre soi - Anthologie des propos contre les juifs, le judaïsme et le sionisme (Edition Blanche, 2007), ouvrage préfacé par Yann Moix, ainsi que de Sarkozy, Israël et les Juifs (Oser dire, 2009), deux ouvrages qui ont suscité la polémique et des tentatives de censure.



    edward-munch-nietzsche-1906.jpg


    Paul-Eric Blanrue répond aux questions du site Nietzsche Académie

    Quelle importance a Nietzsche pour vous ?
    Nietzsche, que j’ai découvert à l’âge de quinze ans, est l’une des plus puissantes lumières de l’esprit humain. Comme le resplendissant soleil du Grand Midi qui rayonne dans le ciel alcyonien, Nietzsche donne à voir le proche et le lointain, au-delà des ombres et des apparences, sans verser dans la fascination morbide pour les arrière-mondes. Et, tel l’enfant du conte d’Andersen, il apprend à oser dire ce que l’on voit sans tenir compte des opinions diverses qui se tiennent en embuscade dans nos petites têtes malléables pour nous inciter au mutisme lâche ou à la complaisante modération. L’autocensure est le premier verrou à faire sauter pour parvenir à être un authentique esprit libre. Nietzsche exerce à se “désopinioner”, à se défaire de l’imposture sociale, journalistique, philosopharde, cultureuse, politicolâtre, qui se déverse dans nos cerveaux comme autant de tumeurs malignes destinées à exterminer toute vie intérieure, toute résistance personnelle. “Vis ignorant de ce qui paraît le plus important à ton époque. Mets l’épaisseur d’au moins trois siècles entre elle et toi”, écrit-il. La guerre entre la confrérie des “derniers hommes” et nous est constante, sans répit, c’est une guerre à mort. Il y faut de la tenue : toujours être aux aguets, se tenir prêt à riposter ou à répondre d’un sourire à une niaiserie par laquelle tel clan tente de nous charmer, tel autre de nous subvertir. Nietzsche offre à son lecteur une hygiène mentale, il l’aide à entrer en lui-même pour y palper comme un fruit mûr, comme le corps d’une femme désirée, la vérité propre qui le compose. Chez Nietzsche, toute vérité est charnelle. L’âme est la forme du corps, a dit justement Aristote, de qui Nietzsche n’est pas aussi éloigné qu’on le suppose. Cette matière inspirée, cette âme-corps, il faut la dompter - ou la laisser vibrer à sa fréquence, c’est selon -, mais pour cela il faut d’abord la connaître. S’il est donc question de voir, il ne s’agit pas de voir pour croire, comme dans l’Évangile, mais de voir pour comprendre. Pour se comprendre : en extension, en immersion, en isolement complet, en toutes circonstances, partout. La vérité que Nietzsche propose n’est pas La Vérité, majusculaire, pompeuse, scolastique, celle des philosophes officiels et des religions verrouillées par le clergé, celle de l’université de Bâle qu’il a fui pour composer son oeuvre par monts et par vaux. Ce n’est pas non plus la vérité de la rue, du comptoir, celle de l’horrible “bon sens” qui coure dans tous les sens révélant ainsi qu’il n’en a aucun (on sait que chaque dicton a son dicton contraire qui l’annule). C’est la vérité saine, patiente, modeste, une vérité en acte, utile à notre dharma, celle qui va nous apprendre à exister. Nietzsche nous accompagne sur un chemin de vie escarpé que nous n’avons pas choisi mais que nous sommes les seuls au monde à pouvoir tracer. Il n’y a pas à suivre Fritz en pèlerinage de Sils-Maria à Turin, au gré de ses gîtes d’ermite dansant, comme s’il était un infaillible gourou : il réfute par avance tout disciple, au contraire de Schopenhauer dont il a mis trop de temps à se défaire lui-même. Il faut l’écouter lentement, penser avec lui et contre lui, et enfin le dépasser de toutes nos forces pour nous forger une vie à notre mesure, rebelle à l’embrigadement. “Persistez dans votre bizarrerie”, disait Baudelaire. Seulement l’objectif n’est pas de tendre vers la folie ni d’opérer “le dérèglement de tous les sens” préconisé par Rimbaud qui s’en repentira vite, mais de développer nos particularités tendancielles, nos singularités émergentes. Sans elles, nous ne sommes plus nous, mais ce que les autres veulent que nous soyons. À méditer Nietzsche à différentes époques de sa vie, à voyager en sa compagnie sous toutes les latitudes, on atteint une subtilité de pensée, aussi antisectaire que possible, difficile à saisir pour qui ne l’a pas fréquenté longtemps et de près. C’est un travail de Romain que de “devenir ce que l’on est” selon l’antique sagesse ! Avec son marteau philosophique, le roboratif Nietzsche réveille et revigore l’âme, on le sait, mais il invite encore à ne pas nous satisfaire de nos travers “humains, trop humains”, de nos minables égos sociaux insignifiants, de nos ambitions grégaires ; il incite aussi à jeter par-dessus bord nos ressentiments qui fixent le Temps alors qu’il importe de le maîtriser avec souplesse pour être libres de nos mouvements. Sa pensée en perpétuelle tension n’est pas figée. Elle est un arc, ses idées en sont les flèches. Elle est à l’occasion contradictoire, on l’a assez dit, car Nietzsche n’hésite pas à se combattre lui-même si la situation l’exige, comme il entreprendrait une politique de terre brûlée pour mieux protéger ses troupes d’élite. Mais cette pensée en tension n’impose rien, aucun rite, aucun dogme, elle a pour seul, unique et éminent mérite de produire un germe qui permet de faire naître en soi le désir de développer une ultime sincérité et de la vivre à temps plein. À première vue, l’ambition paraît simple : en réalité, c’est le plus difficile. Être soi-même, devenir ce que Julius Evola appelait un “homme différencié” implique de mener une existence réfractaire, qui suppose l’acceptation de la gratuité, du don de soi, d’une certaine forme d’exil et de solitude intérieure. “L’homme est quelque chose qui doit être surmonté” dit Nietzsche. Vu la nature carcérale du monde moderne, la pente est rude, le sommet est si haut qu’il demeure invisible au randonneur. Pour monter, il faut s’alléger, se délester du conformisme et du contentement. C’est pourquoi un authentique nietzschéen se reconnaît au premier coup d’oeil. Il y a des physiques de nietzschéens. Normal puisque l’âme est la forme du corps… J’ai un bon radar pour les détecter. Je peux vous assurer qu’il y en a peu qui vivent encore sur cette terre, en ces temps particuliers du Kali Yuga où la mollesse d’âme s’est généralisée jusque chez les meilleurs.

    Etre nietzschéen qu'est-ce que cela veut dire ?
    J’aime beaucoup cette phrase de Nicolas Berdiaev, ce christo-nietzschéen, immense Russe orthodoxe et théologien hors pair de la liberté, qui a prouvé qu’on pouvait croire en Dieu, être ouvert au Grand Mystère et rester un fervent nietzschéen (C’est une contradiction ? Oui. Mais  Nietzsche a bien mis sa vie au service de Dionysos qui est un dieu grec !) : “Il ne sert à rien de réfuter Nietzsche ; ce qu’il faut c’est vivre son expérience et le surmonter en soi”. Berdiaev a dit là l’essentiel. Être nietzschéen, si cela a un sens, pourrait consister à “être autant que possible nos propres rois et fonder de petits États expérimentaux, comme le dit Nietzsche, qui ajoute : “Nous sommes des expériences : soyons-le de bon gré”. Autrement dit : amor fati et inch’Allah !

    Quel livre de Nietzsche recommanderiez-vous ?
    Tous, sans oublier la correspondance et les fragments posthumes, indispensables. Ne lire qu’un seul livre de Nietzsche revient à avancer e2-e4 sur l’échiquier sans poursuivre la partie. Il faut aller jusqu’au bout, que le résultat soit Pat ou Mat. L’abandon est interdit. On doit vivre en professionnel de l’existence. Le jeu fait partie du métier. Les masques aussi, qui font partie du jeu : on retrouve là Venise, “la ville aux cent profondes solitudes”, dont on connaît l’importance pour Nietzsche. Si on n’a pas le tempérament adapté, qu’on en reste à Kant. C’est déjà pas si mal, Kant : “Le kantisme a les mains pures, mais il n’a pas de mains”, disait Péguy. On a aussi le droit de descendre à la station Schopenhauer, à condition d’avoir digéré auparavant les Parerga et Paralipomena si on ne veut pas finir suicidaire. Je connais aussi des gens très heureux qui ne jurent que par Platon, et pourquoi pas, après tout ? Evola a tenté la grande jonction entre Nietzsche et Platon avec quelque succès. “Deviens ce que tu es !

    Le nietzschéisme est-il de droite ou de gauche ?
    Vu que ces notions proviennent toutes deux de la très moche révolution française, triomphe de la veulerie sur l’esprit chevaleresque, elle n’ont aucun sens appliquées à Nietzsche, élégant antidémocrate, aristocrate de l’esprit, qui rejette tout ce fatras idéologique empestant l’égalitarisme faisandé. Comme René Guénon après lui, il réclame à cor et à cri le retour du Régne de la Qualité contre celui de la Quantité. Ce qui signifie, bien entendu, qu’il est forcément de droite pour les idéologues dits progressistes, car trop lucide pour être à leur image un optimiste béat, qui penserait que l’histoire avance au prétexte qu’elle convulse. Quand on n’est pas de gauche, on est obligatoirement classé à droite, c’est ainsi. Ce n’est pas infamant, c’est réducteur. Et quand on sait en quelle piètre estime Nietzsche tenait les politiciens de son temps, c’est à côté de la plaque. Vous vous imaginez Nietzsche en train de déposer un bulletin de vote dans l’urne de la Rathaus de Röcken ? Impossible, trop anarchiste pour ça. Un anarchiste de droite, si vous voulez. C’est ainsi, d’ailleurs, que Julius Evola se présentait à la fin de sa vie, quand, revenu de ses fantaisies politiques, il appelait les hommes parmi les ruines à relire Nietzsche pour tout recommencer à zéro (pour en comprendre les raisons, il faut étudier impérativement son Chemin du cinabre, l’équivalent d’Ecce Homo appliqué à son “équation personnelle”, comme il dit). Sur la gauche, il y a certainement des choses qui ne sont pas à jeter chez Georges Bataille et Michel Foucault, qui ont dénietzschisé Nietzsche comme tout bon nietzschéen est un jour amené à le faire, mais ils restent indécrottablement accros à la moraline-base dès qu’ils s’éloignent de la question sexuelle qui les obsède du fait de névroses qui leur sont propres. Bref, le nietzschéen de droite est improbable et celui de gauche n’existe pas.

    Quels auteurs sont à vos yeux nietzschéens ?
    Ni Gide ni Malraux, en tout cas, quoi qu’en disent les manuels scolaires. En vrac : Hugues Rebell, Antonin Artaud, Nicolas Berdiaev, Nicolás Gómez Dávila, Oswald Spengler, Gabriele d’Annunzio, le jeune Maurice Barrès, Julius Evola, Martin Heidegger, Cioran… J’en ajouterais volontiers d’autres, moins attendus, comme Sacha Guitry par exemple (voir la morale de Mon Père avait raison), ou Céline pour certains passages. Quoi qu’il en soit, la liste n’est pas très longue.

    Pourriez-vous donner une définition du surhomme ?
    Le terme a été trop galvaudé pour qu’on en fasse encore des thèses, mais n’en est pas loin celui qui met en pratique dans sa vie quotidienne cette maxime de Gabriele d’Annunzio : “Souviens-toi de toujours oser” (Memento audere semper). Comme principaux candidats à ce poste je préconise, au risque de choquer, Jésus-Christ (quel qu’ait été son rôle réel dans l’histoire) et le prophète Mohammed (saws). Reprenant la formule de l’empereur Frédéric II de Hohenstauffen, je rappelle que Nietzsche, ce soi-disant athée qui a pourtant écrit que le Dieu de la métaphysique n’était pas mort, proclame dans son Antéchrist : “Paix et amitié avec l’Islam !” L’islamophobe et nietzschéen de gauche (sic) Michel Onfray peut aller se rhabiller à la mode de Caen.

    Votre citation favorite de Nietzsche ? 
    "Par chance je suis dépourvu de toute ambition politique ou sociale, en sorte que je n'ai à craindre aucun danger de ce côté-là, rien qui me retienne, rien qui me force à des transactions et à des ménagements ; bref j'ai le droit de dire tout haut ce que je pense, et je veux une bonne fois tenter l'épreuve qui fera voir jusqu'à quel point nos semblables, si fiers de leur liberté de pensée, supportent de libres pensées." (lettre à Malwida von Meysenbug, 25 octobre 1874)

    Paul-Eric Blanrue, propos recueillis par Olivier Meyer (Nietzsche Académie, 6 octobre 2013)
    Lien permanent Catégories : Entretiens 0 commentaire Pin it!