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russie - Page 29

  • Le Monde à l'heure de Poutine...

    Le nouveau numéro de la revue Conflits (n°25, janvier-février 2020), dirigée par Jean-Baptiste Noé, vient de sortir en kiosque. Le dossier central est consacré à la Russie de Vladimir Poutine.

     

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    Au sommaire de ce numéro :

    ÉDITORIAL

    L'axe du monde, par Jean-Baptiste Noé

    CHRONIQUES

    IDÉES

    George Orwell et la géopolitique, par Florian Louis

    PORTRAIT

    Matteo Salvini. Le buldozer italien, par Pierre Royer

    LE GRAND ENTRETIEN

    Nuno Severiano Teixera. Portugal : le pays archipel cultive son jardin

    ART ET GEOPOLITIQUE

    L'art sous le règne de Poutine , par Aude de Kerros

    GRANDE STRATÉGIE

    Alexandre maître de guerre, par Olivier Battistini

    HISTOIRE BATAILLE

    Patay (18 juin 1429). Le commencement de la fin, par Pierre Royer

    ENJEUX

    GÉOPOLITIQUE ET ENTREPRISE

    CARTES

    VUE SUR LA MER

    CHRONIQUES

    LIVRES

    GÉOPO-TOURISME

    LIRE LES CLASSIQUES

     

    DOSSIER

    Le monde à l'heure de Poutine

    Vingt ans de Poutine, par Frédéric Pons

    Toqué... de tocantes, par Patrice Brandmayer

    Le cinéma patriotique sous Poutine, par Pascal-Marie Lesbats

    1999-2019 : 20 ans d'évolution, par Jean-Baptiste Noé

    Littérature et culture comme approche de l'identité russe, par Anne Pinot

    Russie : un soft power négatif, par Didier Giorgini

    Poutine, l'orgueil retrouvé de la diplomatie russe, par Hadrien Desuin

    Le grand retour de la Russie au Moyen-Orient, par Frédéric Pichon

    La Russie et la Chine en Eurasie, par Pascal Marchand

    La Russie et ses marges, par Christophe Réveillard

    Entretien avec Valery Rastorguev

    Russie  : un État mafieux ? Mythes et réalités, par Nicolas Dolo

    L'armée russe à l'ère de l'éclatement stratégique, par Peter Debbins

    Le secteur énergétique russe, par Robin Terrasse

    Le grand retour de la Russie en Afrique, par Bernard Lugan

    Lien permanent Catégories : Géopolitique, Revues et journaux 0 commentaire Pin it!
  • De Byzance à Poutine : la grande stratégie russe et son incompréhension en Occident...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte de Stéphane Audrand, cueilli sur Theatrum Belli et consacré à la grande stratégie russe. Stéphane Audrand est consultant indépendant spécialiste de la maîtrise des risques en secteurs sensibles.

     

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    De Byzance à Poutine – Éléments de réflexions sur la grande stratégie russe et son incompréhension en Occident

    La Russie effraye, fascine parfois, suscite peurs et antagonismes, mais le plus souvent dans l’incompréhension la plus totale et les clichés les plus simplistes. Son utilisation des instruments de puissance nous échappe, nous déconcerte, voire nous révulse, tant la pratique russe s’éloigne des codes occidentaux et notamment de la dichotomie « soft » et « hard » power.

    Ainsi, l’incident en Mer d’Azov en 2018 ou les déclarations de Vladimir Poutine concernant la promesse du « paradis pour les Russes » en cas de guerre nucléaire ont attiré les réflexions les plus baroques [1]. C’est en vain que les commentateurs et les analystes tentent d’appliquer les grilles d’analyse occidentales à la situation russe. Leur inadéquation ne semble avoir pour conséquence que de disqualifier la Russie : ni « occidentale » ni « asiatique », l’espace russe semble failli, voué à l’échec et par conséquent stigmatisé. Par un ethnocentrisme qui serait comique s’il n’était porteur de risques, les Européens comme leurs alliés d’outre-Atlantique multiplient les représentations caricaturales de la politique de Vladimir Poutine, sans en percevoir la logique ou en la dénonçant comme intrinsèquement « mauvaise ». Ainsi, on souligne souvent l’incapacité de Moscou à « terminer » une guerre, citant les situations bloquées de longue date, du Haut-Karabagh à l’Ossétie, du Donbass à la Transnistrie. De même, on s’offusque des menées propagandistes, de l’instrumentalisation du droit international, du double discours, de la prétention russe (censément hypocrite) à négocier tout en bombardant… Comprendre l’autre, principe de base des relations internationales, semble bien difficile s’agissant de la Russie.

    Les déterminants de la stratégie russe nous échappent, en grande partie parce qu’ils ne s’inscrivent pas dans notre héritage occidental de la guerre, dont le modèle mental est marqué par l’apport essentiel de deux auteurs : Saint Thomas d’Aquin et Carl von Clausewitz. Du premier nous avons hérité la propagation occidentale de la théorie de la guerre « juste », seule justification possible au déchaînement de la violence que la tradition romaine et chrétienne du droit ne peut considérer que comme une entorse au gouvernement des lois et à l’injonction de charité. D’où la limitation de la guerre à la puissance publique, au prix d’une cause juste et d’une intention bornée par l’intérêt général [2].

    Au second nous devons la mystique de la guerre « totale », moment de la politique qui consiste en un acte de violence pour contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté [3]. Loin d’être antinomique, les deux approches se complètent et toute la théorie dominante moderne des conflits en Occident tourne autour de ces deux môles : il n’est de guerre possible que si elle est légitimée par le droit et la morale et il n’est de guerre envisageable que par la recherche de la victoire, moment politique par lequel le vaincu se soumet au vainqueur, à travers un ensemble de conditions – de capitulations – qui marquent la fin du « temps de guerre » et le retour au « temps de paix », au gouvernement par les lois. L’organisation même de la sécurité collective après 1945 autour de l’idée de l’Organisation des nations unies repose sur ces deux piliers de la guerre « juste » et de la guerre « politique » et marqua le triomphe mondial des conceptions occidentales : la Charte des Nations unies disqualifie la guerre comme « instrument » dans les mains du pouvoir, en dehors du rétablissement collectif de la sécurité ou de la légitime défense individuelle des Etats. Pour aller plus loin, on peut même penser que l’idée que le soft power puisse être décorrélé du hard power est une conséquence moderne de ce raisonnement : la puissance armée ne peut pas être « incluse » dans les autres pouvoirs, elle doit cohabiter « à côté » [4].

    À l’opposé, la pratique russe moderne s’inscrit dans une toute autre tradition épistémologique qui emprunte largement à un héritage byzantin dans lequel le strategikon de l’empereur Maurice remplacerait à la fois Thomas d’Aquin et Clausewitz et ferait figure de « code opérationnel », comme l’a remarqué Edward Luttwak [5]. L’héritage byzantin irrigue la tradition russe de l’usage de la force et de la puissance, et il a influencé à la fois la mystique du pouvoir (impérial ou étatique) et l’exercice de l’usage de la force, qu’elle soit armée ou non. D’une part, il n’y a pas forcément de recherche d’une « victoire » nette, car la perception de celle-ci est différente et car le continuum du pouvoir en action remplace la dichotomie « Guerre et Paix ». C’est l’ascendant qui compte. D’autre part, il n’y a pas la même obsession pour la justice de l’action car le gouvernement des lois n’est pas perçu comme prépondérant. C’est en Occident qu’a émergé l’idée que le princeps, le gouvernant, pourrait lui-même être soumis en temps ordinaire au droit, même lorsqu’il se trouve être le législateur unique [6].

    L’Empire byzantin souffre d’une réputation peu flatteuse en Occident, entretenue par des siècles d’ignorance et d’approximations historiques dont la première est bien son qualificatif même. Jamais les habitants de cet empire ne se qualifièrent eux-mêmes de « Byzantins ». En leur temps, ils étaient appelés et se nommaient Romaioi, Romains, parce qu’ils furent d’abord et avant tout, non pas « les continuateurs » de l’Empire romain, mais bien l’empire romain lui-même. Il faut rappeler cette réalité : dans un environnement hostile, entouré d’ennemis, comptant bien peu d’alliés, faisant face aux Perses, aux Slaves, aux Arabes, Turcs et Latins, l’Empire romain d’Orient persista jusqu’en 1453 en tant qu’entité politique. Un empire de plus de mille ans ne peut être réduit à la vision qu’en colporte l’historiographie occidentale, mettant en avant « décadence », « querelles byzantines » et « duplicité » dans le sillage d’Edward Gibbon. Au contraire, il faut reconnaître sa capacité d’adaptation et de reconfiguration, pour tenir compte des affaiblissements qu’il dut affronter et admettre qu’il fut dirigé pendant longtemps par une élite éclairée et soucieuse du bien commun [7].

    Le lien historique de Byzance avec la Russie s’est construit par la christianisation des Slaves, du IXe au XIe siècle. Alors que les principautés slaves demeurèrent morcelées jusqu’au XIIIe siècle, la foi orthodoxe fut un ciment certain d’unité sociale et culturelle, à l’image du catholicisme romain en Occident. Pour autant, ce n’est pas avant le XVIe siècle que le « messianisme russe » se développa, quelque soixante ans après la chute de Constantinople. L’idée centrale, mise à profit par l’État moscovite naissant, fait de Moscou la « troisième Rome », celle qui n’échouera pas, après que la première Rome soit tombée sous les coups barbares du fait de son hérésie et la deuxième, Constantinople, sous les coups des Turcs et par la trahison des Latins [8]. Ce messianisme moscovite servit tour à tour l’affirmation du pouvoir tsariste, l’idéologie panslaviste et même, plus tard, le marxisme soviétique. Il se cristallisait toujours autour de l’élection de Moscou comme axis mundi et de la responsabilité russe pour porter la seule civilisation de la « vraie foi » (qu’elle soit orthodoxe ou – momentanément – marxiste-léniniste) [9].

    L’examen du « code opérationnel byzantin » et sa mise en regard avec les actions du Kremlin sur la scène mondiale montrent d’importantes corrélations qui s’expliquent par cette tradition de la littérature byzantine, comme si, après une parenthèse rationaliste et « occidentaliste » de quelques siècles ouverte par Pierre le Grand et refermée par Michael Gorbatchev, les Russes renouaient avec leur héritage épistémologique antique, héritage d’ailleurs revendiqué ouvertement par le Kremlin [10]. On voit s’inscrire dans cette tradition orientale une toute autre vision de l’exercice de la puissance, qui préside à la perpétuation d’un empire encerclé par des adversaires multiples et qui voit dans sa perpétuation même son ambition principale. Il faut durer en s’adaptant, malgré les faiblesses de l’Empire.

    Premières similitudes avec l’espace russe actuel, l’encerclement et la perception de menaces multiples, mais aussi l’idée que « vaincre est impossible ». L’Empire byzantin – conservons cette dénomination par commodité – ne pouvait pas compter sur un quelconque verrou territorial pour protéger une géographie exposée de toutes parts. Les Vandales, les Goths, Perses, Slaves, Arabes, Turcs, Latins… Les ennemis se succédèrent sans fin aux frontières de l’Empire et la disparition de l’un ne faisait que la place de l’autre, à l’image des barbares gothiques vaincus en Italie pendant la reconquête justinienne, et qui furent « remplacés » par les Lombards, ruinant les coûteux efforts de l’Empire [11].

    Le fait que la Russie actuelle se perçoive comme menacée dans ses frontières continue d’échapper à la majorité des observateurs occidentaux, qui préfèrent mettre en avant l’expansionnisme russe et la menace qu’il représente pour ses anciens États « vassaux ». L’Europe a ainsi totalement épousé le point de vue des États de l’ancien Pacte de Varsovie, sans chercher à comprendre celui de Moscou. Envahie à trois reprises en moins de cinquante ans au début du XXe siècle [12], la Russie ne préserva son indépendance qu’au prix de millions de morts et de destructions d’une ampleur colossale. On peut comprendre que l’idée de l’invasion marqua les esprits et que le recul de la frontière « le plus loin à l’ouest possible » devint une obsession. Si le dénouement du second conflit mondial avait paru enfin donner à l’espace russe la profondeur stratégique nécessaire à sa protection, la liquidation à marche forcée de l’URSS fit reculer la frontière de positionnement des troupes de 1 300 km, de la frontière de l’ex « Allemagne de l’ouest » à celle de la Lettonie. La situation stratégique actuelle de la Russie est objectivement celle d’un empire certes encore puissant militairement, mais affaibli démographiquement, démembré et encerclé, et pas d’une puissance en expansion : les forces de l’OTAN sont à moins de 600 km de Moscou. Les trajectoires économiques et démographiques ont à ce point divergé depuis la chute du Mur de Berlin que la Russie, malgré son territoire et ses immenses ressources, ne dispose plus que de la population combinée de la France et de l’Allemagne et du PIB de l’Italie. Dans ces conditions, peut-on reprocher à Vladimir Poutine de se sentir « menacé » par l’OTAN qui agrège près d’un milliard d’habitants, avec un PIB vingt fois supérieur ? Bien entendu, cela ne doit pas conduire à négliger ou ignorer la menace qu’il peut représenter en retour, mais plutôt à la considérer comme une perception de sa propre faiblesse sur le long terme.

    Le pouvoir moscovite est tout simplement conscient qu’il ne peut pas « gagner » face à l’Occident : son objectif de (re)sanctuariser la Russie tout en affaiblissant ses adversaires doit être compris dans ce contexte limité. Du reste, s’il est souhaitable que l’Europe soit faible militairement pour la Russie, elle demeure le client indispensable du gaz russe et se trouve ainsi liée dans une situation de dépendance. Encerclée, la Russie l’est aussi en Asie : le Japon et la Corée du Sud ne sont pas perçus autrement que comme des tremplins américains, tandis que la Chine, partenaire et allié de circonstance, constitue une menace de long terme perçue comme telle à Moscou. La relance favorable des négociations avec le Japon à propos des îles Kouriles est ainsi la concrétisation de cette crainte russe face à la Chine, qui justifie sur le moyen terme une tentative de rapprochement avec les adversaires potentiels de Pékin. Là encore on voit la marque byzantine d’une diplomatie à la fois opportuniste et dénuée d’aprioris moraux : seul compte l’intérêt de l’Empire et s’il est possible de diviser ses adversaires à peu de frais, c’est toujours souhaitable, même au prix de renversements apparents d’alliance. L’instrumentalisation des ventes d’armes à la Turquie est ainsi un bon exemple par lequel, à bon compte, Moscou accentue la division de l’OTAN [13].

    S’il y a utilisation récurrente de la force armée par Moscou depuis 2014 et l’annexion de la Crimée, c’est d’une part car elle constitue pour l’instant une des dernières cartes maîtresses de la Russie, et d’autre part car la situation russe n’est perçue fort justement que comme ne pouvant qu’inexorablement se dégrader : l’économie de rente reste tributaire du pétrole et du gaz dont les cours sont corrélés, la démographie est sinistrée et les tensions sociales sont à la hausse, ce qui justifie d’agir au plus tôt, l’attente n’étant porteuse que d’une détérioration de la situation globale et d’une réduction des options stratégiques. On évoque souvent les « succès » de Vladimir Poutine, mais on oublie aussi les limites de son action. Ainsi, si la Russie a occupé une place laissée vide au Proche Orient par le recentrage stratégique vers l’Asie voulu par Barack Obama, elle a été incapable de conserver son ancienne influence dans les Balkans, réduite à la Serbie, et dont l’évolution actuelle est beaucoup moins marquée par l’empreinte de Moscou qu’en 1999 pendant la crise du Kosovo. En outre, l’intervention en Syrie ne passionne plus les foules et le pouvoir se fait discret sur le sujet. En Afrique, la Russie a pu avancer, notamment via ses mercenaires et quelques ventes d’armes, comme en Centrafrique, là encore à la faveur du recul des occidentaux, mais la position reste opportuniste et fragile [14].

    Cet opportunisme typiquement byzantin s’explique en partie par le manque de moyens, mais aussi par la perception de l’impossibilité pratique de la « victoire », voire de son inutilité : mieux vaut agir quand c’est possible, mais sans se laisser entraîner dans des conflits trop coûteux. Les Byzantins comprirent en effet, tout comme les Russes actuellement, que l’idée de victoire « totale » contre un adversaire puissant était un leurre et que la rechercher faisait courir le risque de la sur-expansion et de l’épuisement : vaincre totalement un adversaire absorbait d’énormes ressources matérielles, humaines et fiscales, usait l’Empire et n’aboutissait, au final, qu’à faire « de la place » pour qu’un nouvel adversaire face auquel la situation impériale serait compromise par l’épuisement. Loin de sécuriser l’Empire, l’anéantissement d’un adversaire était donc perçu comme trop coûteuse et contre-productive, un « paradoxe de la stratégie », compris comme tel, notamment par l’Empereur Isaac Comnène qui théorisait qu’en temps de faiblesse, « l’augmentation est une diminution » [15].

    À l’anéantissement, les Byzantins préféraient l’affaiblissement de l’adversaire, en usant d’abord d’influence politique et diplomatique. Le recours à la force était toujours possible, mais ne devait pas placer l’Empire en position de s’épuiser. Cette approche, née dans la douleur face aux Perses, aboutit à la création de « conflits larvés » entre tierces parties, insolubles mais qui divisaient les adversaires tout en les maintenant fixés sur des enjeux mineurs. C’est une approche qui choque en Occident : d’une part nous avons tendance à considérer qu’il doit y avoir « un » adversaire principal (celui contre lequel s’exerce la violence de la guerre juste) et d’autre part qu’il doit être vaincu, totalement, pour résorber la tension morale que crée le conflit. D’où cette impression, absurde à l’échelle historique, que l’Histoire prenait fin en 1989 [16] : l’adversaire principal, l’URSS, s’étant effondré, la victoire mondiale de l’Occident et de son système politico-économique semblait évidente et définitive. Toute conflictualité devenait parfaitement secondaire en l’absence d’adversaire légitime à la démocratie libérale. On sait ce qu’il advint des dividendes de la paix, acquis sous forme de « subprimes »

    Dans l’approche russe, la conflictualité, loin de fragiliser la situation sécuritaire, y contribue dans un paradoxe orwellien qu’on pourrait résumer par « la guerre (larvée) c’est la sécurité ». Ainsi, l’abcès de Transnistrie s’insère comme un « coin » entre Ukraine et Moldavie. De même, l’Ossétie du Sud « fixe » la Géorgie sur le plan territorial, tout comme le séparatisme du Donbass contribue à affaiblir l’Ukraine et sécurise l’annexion de la Crimée : aucun besoin de « résoudre » ces conflits. Dans un cas comme dans l’autre, l’intérêt de Moscou est que cela continue [17]. Même l’intervention dans le conflit syrien doit se comprendre, en partie, comme une action de protection par fixation de l’adversaire aux frontières. Loin d’être une extravagante aventure ultramarine, l’intervention en Syrie en 2015 était perçue à Moscou comme l’impérieuse nécessité de protéger les marches du Caucase. On oublie facilement que la même distance sépare la Russie de la Syrie et Paris de Marseille : environ 650 km. Le containment puis la réduction, en Syrie, de l’enclave djihadiste répond ainsi à un objectif immédiat de protection du Caucase, qui explique notamment la facilitation au départ des djihadistes organisée en sous-main par les services russes, mais aussi le « redéploiement » des survivants en Ukraine après la chute de Daech [18].

    Cette compréhension de l’instrumentalisation des conflits non comme un moteur de l’expansion territoriale massive mais plutôt comme une avancée prudente du glacis stratégique par la création d’un « tampon instable » permet ainsi d’analyser le comportement russe actuel. Ayant perdu des provinces perçues comme « historiquement russes » (la Biélorussie, l’Ukraine) ou « indispensables » à la sécurité (Pays Baltes, Géorgie), la Russie cherche à reconstituer un espace stratégique suffisant qui mette Moscou à l’abri de toute tentative étrangère. Ainsi, il ne faut pas tant craindre par exemple une invasion en bonne et due forme de la Pologne ou des Pays Baltes que des tentatives de déstabilisation et de neutralisation, par agitation de minorités, armées à peu de frais avec des surplus d’armements et encadrées par des supplétifs. Or face à ce genre de conflit, l’OTAN, pensé pour les guerres de haute intensité, est démuni. Quelle serait la réaction de l’alliance si la Lituanie ou la Géorgie – si elle finit par rejoindre l’Alliance – invoquaient l’article V du Traité de l’Atlantique nord face à des « bandes armées » ?

    Prolongeant l’idée que la conflictualité puisse être contributive à la sécurité dans la durée, la Russie de Vladimir Poutine ne distingue pas « temps de guerre » et « temps de paix » et a une approche globale (on pourrait dire « systémique ») de la diplomatie. Même si les Russes, dans le triomphe rationaliste du XVIIIe siècle, ont pu se rallier, pour un temps au moins et partiellement, à la vision occidentale de la guerre, ils s’en sont éloignés de nouveau, depuis la chute de l’URSS. Ainsi on comprend mieux la stupeur outrée des observateurs qui frappent de duplicité Vladimir Poutine lorsqu’il prétend négocier la paix pendant que l’aviation russe bombarde la Syrie. De même, la volonté de Moscou de discuter en même temps des quotas de gaz transitant par l’Ukraine et du conflit au Donbass, alors que ni les Européens ni Kiev ne voient (ou ne veulent voir) le rapport suscite crispations et incompréhensions. Il ne s’agit là encore que d’un avatar de conceptions occidentales ethno-centrées. Au demeurant, l’idée qu’il y a un « temps pour la négociation » et un « temps pour les armes » qui seraient mutuellement exclusifs est récente et, au final, on peut s’interroger sur sa pertinence. Elle ne se justifiait guère que pendant le second conflit mondial, en raison de la dimension idéologique irréconciliable des forces en présence. Mais une étude de la conflictualité sur le long terme montre que, en Occident comme en Orient, la règle est que les diplomates continuent de se parler pendant les combats. On peut même considérer, comme le suggère Luttwak à propos des Byzantins, que la diplomatie est encore plus importante pendant la guerre car elle permet de recruter de nouveaux alliés tout en divisant les coalitions adverses. En allant plus loin, on peut s’étonner que l’OTAN ait, dans sa doctrine opérationnelle, une vision tout à fait systémique des crises, marquant un continuum du politique à l’économique et au militaire et qui prend en compte les aspects diplomatiques du centre de gravité, mais que les dirigeants de l’Alliance atlantique, eux, soient souvent incapables de s’approprier la vision « technique » de leurs propres états-majors [19].

    L’influence et la parole sont également des points de convergence entre la pratique byzantine et russe. Déjà au Moyen-âge, les Latins dénonçaient la « duplicité des Grecs » et se plaignaient de leur manque de parole. L’attachement occidental à la notion de « Vérité » n’a fait que croître avec le triomphe du rationalisme, de la méthode scientifique et du gouvernement par les lois. À l’opposé, Byzantins comme Russes percevaient et perçoivent encore la nécessité de raconter des « histoires » adaptées à chaque situation. Au temps pour les fake news, l’important est pour Moscou d’occuper le terrain de la communication, y compris par la désinformation. La démoralisation de l’adversaire par la mise en avant de ses faiblesses compte plus d’ailleurs que la propagande valorisante et c’est la méthode que pratiquent, au quotidien, Russia Today ou Sputnik. C’est une évolution marquée depuis la chute de l’URSS : Moscou ne cherche plus à proposer un système de valeurs opposé à celui de l’Occident, mais plutôt à le discréditer afin de démoraliser les populations, spécifiquement en Europe, en construisant la prophétie (hélas assez auto-réalisatrice) d’Européens « condamnés car moralement faibles ». L’approche du domaine « cyber » diffère ainsi radicalement de celle de l’Occident, en ce qu’elle s’inscrit dans la continuité avec les sujets informationnels et médiatiques [20].

    Le recours à la désinformation d’ailleurs est un des points fondateurs de la « déception » (ruse, diversion, feinte) ou, dans le jargon militaire russe moderne, de la maskirovka. Si des historiens militaires modernes au nombre desquels David Glantz ou Jean Lopez ont exposé l’importance de l’art opératique soviétique et son apport à la pensée militaire moderne, ils sont également mis en exergue le rôle crucial de la déception et de la désinformation pendant l’accomplissement de la manœuvre de haute intensité [21]. Ici se dessine encore la continuité entre opérations armées, diplomatie et influence. Il n’y a pas de soft ou hard power, mais une puissance, que l’on exerce en même temps « par les arts, les armes et les lois ». La déception byzantine ou russe est tout à la fois un outil d’affaiblissement de l’adversaire, le démultiplicateur des forces par la surprise opérationnelle qu’elle permet et le garde du corps mensonger d’une vérité qui doit être gardée secrète : conscients de l’impossibilité de préserver les secrets de manière absolue, les Byzantins le rendaient invisible au milieu du mensonge. Dans ce domaine spécifique du renseignement on voit encore des similitudes frappantes avec la doctrine russe de préservation du secret par le doute et le flou, aux antipodes d’une conception occidentale de préservation du secret par la protection, le silence et la sécurisation d’un fait rationnel unique et univoque.

    Ainsi, la déception offre le bénéfice de créer de la confusion et d’affaiblir l’adversaire sans combat ou en préalable à celui-ci. Un des avantages conférés par la déception est l’économie des forces. Il s’agit là d’un point commun notable entre l’Empire Byzantin et la Russie actuelle : dans les deux cas, on est face à un ensemble impérial disposant de forces de grande qualité, mais coûteuses à reconstituer en cas de pertes. Il faut donc les utiliser avec parcimonie et ne pas hésiter à avoir recours à des alliés, des mercenaires ou des « proxies » qu’on ira chercher avant ou pendant le conflit pour limiter l’engagement des forces impériales. Bien qu’ayant été couramment pratiquée en Occident, la déception semble à la fois passée de mode et emprunte d’inefficacité et de disqualification morale. Sans doute est-ce un avatar de l’obsession de la guerre « juste » : la ruse, le mensonge sont par essence des comportements négatifs qu’un État agissant au nom d’une juste cause devrait se restreindre d’employer. Ainsi se creuse le fossé entre le monde du renseignement et celui des opérations, pour des raisons souvent plus idéologiques qu’organisationnelles [22].

    La Russie est sortie des conceptions soviétiques qui prévoyaient l’engagement massif de grands corps blindés pour disloquer en profondeur l’adversaire [23]. L’armée russe rénovée par Vladimir Poutine depuis 2008 s’est reconstituée autour de « pointes de diamant » : des unités de choc équipées en matériel modernisé qui sont, certes, supérieures en effectifs aux forces de haute intensité européennes, mais qui ne peuvent plus compter comme dans les années 1970 sur une écrasante supériorité numérique. Le gros des effectifs demeure équipé d’armes anciennes et n’a qu’une aptitude douteuse à la manœuvre interarmées, tout en pouvant fournir utilement des contingents de blocage, d’occupation ou de disruption. Ainsi, à la manière des Byzantins, les Russes sont intervenus en Syrie de manière limitée, pour « encadrer » leurs alliés. Si l’effort russe, considérable au regard des moyens économiques disponibles, a fourni au régime syrien conseillers, appui aérien et d’artillerie, moyens logistiques, antiaériens et de renseignement, le gros du travail d’infanterie a été fait sur le terrain par les supplétifs de la nébuleuse iranienne, complétés de quelques forces spéciales [24]. L’ère n’est plus à la manœuvre des grands corps blindés de l’Armée Rouge, mais plutôt aux « coups de main » opportunistes, comme dans le Strategikon. La situation dans le Donbass est partiellement similaire. Certes on voit le retour de la « haute intensité » en périphérie de l’Europe avec des engagements de centaines de chars lourds, mais là encore en usant d’unités de supplétifs, de « volontaires » qui permettent de ne pas engager les unités de pointe du dispositif de choc, dont la vocation est à la fois d’impressionner, d’aider à la régénération organique et de constituer une réserve de dernier recours : la Russie n’a pas envie d’affronter l’Occident sur le terrain militaire [25].

    Cette mise en perspective de quelques éléments saillants des similitudes entre l’art stratégique et opérationnel byzantin et les manœuvres de la Russie de 2018 permet de mieux cerner à la fois les méthodes de Vladimir Poutine, mais aussi ses limites et les raisons de notre propre incompréhension.

    On pourrait objecter que la présence des arsenaux nucléaires rend invalide cette approche, par la transformation profonde de l’art de la guerre. Il n’en est rien. De fait, le paradoxe moderne de la dissuasion serait plus compréhensible pour un penseur byzantin que pour son homologue occidental. L’idée que des armes puissent avoir leur meilleure efficacité par leur inutilisation, tout comme celle que la sécurité puisse être fille de la terreur, sont au cœur du paradoxe de la stratégie, de la résolution du dilemme de la convergence des contraires [26]. Mais le dernier point, peut-être le plus important, dans lequel s’inscrit l’arme nucléaire, est celui que nous avons évoqué en introduction : l’idée de durer. L’arme nucléaire offre un sanctuaire temporel à la Russie. Cette sanctuarisation apparaît particulièrement importante en Orient, face à la poussée chinoise en Sibérie et à la très forte disproportion des forces qui serait celle d’un conflit le long de l’Amour.

    Même si elle pourrait apparaître à un penseur marqué par l’idée occidentale de progrès, la perpétuation de la civilisation – russe ou byzantine – comme objectif fondamental de la grande stratégie est certainement un pivot épistémologique important, qui donne une résilience particulière à la société russe en période de crise. Et, au fond, il vaut mieux sans doute avoir un objectif clair mais peu séduisant sur le plan idéologique (celui de durer) que de chercher en circonvolutions quel pourrait bien être l’objectif commun de progrès en Europe, en dehors de l’approfondissement de l’efficacité des marchés et de la concurrence libre et non faussée…

    Stéphane AUDRAND (Theatrum Belli, 17 décembre 2019)

     

    Notes :

    (1) https://www.dailymail.co.uk/news/article-6292049/Putin-says-Russians-Heaven-martyrs-event-nuclear-war.html

    (2) En toute rigueur, c’est à Cicéron que revient d’avoir formalisé le premier l’idée de la guerre juste, dans La République (II, 31 et III, 37). Repris par Saint Augustin qui y adjoint l’idée chrétienne de contribution au Salut, elle est ensuite formalisée par Thomas d’Aquin. Voir LEVILLAYER A. « Guerre juste et défense de la patrie dans l’Antiquité tardive », in Revue de l’histoire des religions, tome 3, 2010,  p. 317-334.

    (3) Définition au chapitre 1 de « De la Guerre », paragraphe 2.

    (4) Ce qui n’est finalement que la traduction du fameux « Cedant arma togae, concedat laurea linguae » de Cicéron.

    (5) Une grande partie de cet article repose sur les analyses développées par EDWARD LUTTWAK dans son excellent ouvrage La Grande Stratégie de l’Empire byzantin, Paris, Odile Jacob, 2010 (édition originale anglaise 2009).

    (6) Sur l’émergence du gouvernement des Lois on pourra se rapporter aux travaux d’Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres, Cours au collège de France, 2012-2014, Paris, Fayard, 2015, 515 pages.

    (7) NORWICH, J.J., A Short History of Byzantium, First Vintage Books, New York, 1982, 430 pages, pp. 382-383.

    (8) Timothy Ware, L’orthodoxie, Bruges, 1968, DDB, 480 pages, p. 150-151.

    (9) Spécifiquement sur le ce « messianisme » on pourra lire DUNCAN P.J.S., Russian Messianism, third Rome, revolution, communism and after, New York, Routledge, 2000.

    (10) CHRISTOU T., The Byzantine history of Putin’s Russian empire, sur The Conversation – http://theconversation.com/the-byzantine-history-of-putins-russian-empire-90616

    (11) DUCELLIER A., Byzance et le monde orthodoxe, Paris, Armand Colin, 1986, page 91. L’Empereur Maurice – l’auteur du Strategykon – tenta de se maintenir en Italie largement pour des questions de prestige, et on peut penser que les coûts de cette entreprise pesèrent dans sa réflexion stratégique.

    (12) En 1914-17 et en 1941-45 par l’Allemagne et, on l’oublie souvent, en 1920 par la Pologne, dont les troupes s’emparèrent de Kiev et Minsk. L’intervention des puissances occidentales contre la Révolution marqua aussi les esprits car elle montra l’encerclement de l’espace russe, les alliés débarquant sur toutes les côtes de la future URSS.

    (13) FACON. I., Export russe des systèmes anti-aériens S-400 : intentions stratégiques, atouts industriels et politiques, limites, Défense & Industrie n°13, juin 2019, 4 pages.

    (14) « Russie Afrique : le retour » – Affaires Étrangères du 19 octobre 2019. https://www.franceculture.fr/emissions/affaires-etrangeres/la-russie-en-afrique-le-retour

    (15) Cité par DUCELLIER A., op. cit, page 15.

    (16) FUKUYAMA F., La Fin de l’histoire et le Dernier Homme, Paris, Flammarion, 1992. Faisons au moins justice à Francis Fukuyama en reconnaissant que son livre comporte bien plus de nuances et d’hésitations sur la validité de sa théorie que ne le suggèrent à la fois ses adversaires et ses thuriféraires.

    (17) Autant de crises, dont les ferments étaient connus et documentés depuis la chute de l’URSS. Ainsi, pour le cas de l’Ukraine et de la Crimée, on pourra relire BREAULT Y., JOLICOEUR P. et LEVESQUE J., La Russie et son ex-empire, Paris, Presses de Science Po, 2003, pages 105-115.

    (18) https://www.la-croix.com/Monde/Europe/djihadistes-Caucase-caches-Ukraine-2019-11-29-1201063443

    (19) SHAPE, Allied Command Operations – Comprehensive Operations Planning Directive COPD, 2013, 444 pages, voir en particulier pages 21, 26, 63 et 88 à 91.

    (20) CONNEL, M. et VOGLER, S., Russia’s Approach to Cyber Warfare, CAN, Washington, 2017, 38 pages, pp. 3-6.

    (21) Voir GLANTZ D., Soviet Military Deception in the Second World War, New York, Routledge, 2006.

    (22) KEEGAN J., dans son ouvrage Intelligence in War, Londres, Pimlico, 2004, réfléchit ainsi sur les limites du renseignement dans la conduite des opérations. Il s’inscrit plutôt dans le droit fil de Clausewitz pour lequel, face au brouillard de la guerre et aux forces de frictions, il est coûteux et peu efficace de rajouter de la confusion.

    (23) Voir LOPEZ J., Berlin, Paris, Economica, 2010, pages 75-88 pour une brillante synthèse francophone de l’évolution doctrinale soviétique de la bataille en profondeur, manœuvre opérationnelle la plus aboutie sans doute de l’ère de la guerre mécanisée.

    (24) KAINIKARU S., In the Bear’s Shadow: Russian Intervention in Syria, Air Power Development Centre, Canberra, 2018, 192 pages, pp. 81-96.

    (25) Autour de 600 chars ukrainiens. Voir l’audition du général P. Facon par la commission de la défense nationale et des forces armées – CR74 du 25 septembre 2018. Le général Facon note d’ailleurs l’importance du déni d’accès dans l’approche russe, très byzantine : il ne s’agit pas tellement de rechercher la décision de manière immédiate par la manœuvre, le feu et le choc, mais d’entraver la capacité adverse à le faire par déni d’accès terrestre et/ou aérien.

    (26) Sur le paradoxe de la stratégie et son prolongement nucléaire, voir LUTTWAK E. N., Le grand livre de la stratégie, Paris, Odile Jacob, 2001, pages 21-23 et 205-207.

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  • L'OTAN est morte, qu'on en sorte !...

    Le 16 décembre 2019, Martial Bild recevait, sur TV libertés, Xavier Moreau, animateur de Stratpol, pour évoquer la question de l'OTAN, une organisation en état de "mort cérébrale", comme l'a reconnu Emmanuel Macron. Saint-Cyrien ancien officier parachutiste et spécialiste des questions géopolitiques, Xavier Moreau est l'auteur de La nouvelle grande Russie (Ellipses, 2012) et Ukraine - Pourquoi la France s'est trompée (Rocher, 2015).

     

                                               

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  • " L’Europe demeure mentalement sous tutelle américaine "...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Caroline Galactéros à l'hebdomadaire Marianne à l'occasion de la sortie de son recueil de chroniques Vers un nouveau Yalta (Sigest, 2019). Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et intervient régulièrement dans les médias. Elle a créé en 2017, avec Hervé Juvin, entre autres, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

     

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    Macron et l’Otan : “ L’Europe demeure mentalement sous tutelle américaine ”

    Marianne : La Chine et les Etats-Unis nous mènent-ils à une nouvelle Guerre froide ?

    Caroline Galactéros : Il me semble que poser la question en ces termes nous fragilise et nous empêche – nous, Européens, mais aussi les autres parties du monde, l’Afrique, l’Asie, l’Amérique latine -, de voir la réalité dans sa complexité et ses opportunités. Cela nous emprisonne dans une prétendue alternative où nous n’aurions le choix qu’entre un “maitre” et un autre. Certes, le nouveau duo-pôle stratégique de tête entre Washington et Pékin – qui est autant un duel qu’un duo -, surdéterminera de plus en plus la vie internationale comme les chaines d’influence, d’intérêts et de dépendances. Cependant, le nombre des acteurs, comme l’intrication des intérêts et des enjeux font que le paysage international a profondément changé par rapport à celui qui prévalait durant la Guerre froide jusqu’au tournant du XXIe siècle, avec les attentats du 11 septembre 2001.

    D’un point de vue stratégique, cette tragédie fut un coup de semonce aux dimensions telluriques. L’étoile américaine a dès lors commencé à pâlir en termes de crédit moral (discrédit aggravé à partir de 2003 et de l’invasion de l’Irak), mais aussi en termes de suprématie militaire et de crédibilité perçue. On a assisté à l’émergence de nouveaux modèles de puissance et de nouvelles ambitions jusqu’alors bridées, qui se consolident depuis, à la faveur des calculs hasardeux de l’Occident en matière d’intervention (Libye, Syrie, Yémen), de fiascos sécuritaires (Afghanistan, Irak), de nos graves inconséquences ou complaisances catalysées en terreur islamiste menaçant la cohésion des sociétés européennes. Sans parler des ingérences vécues comme de moins en moins justifiables, quelles que soient les parties du monde ciblées comme devant bénéficier de notre martiale bienveillance démocratique.

    Le Sahel est un autre de ces théâtres immenses où se répand le désordre du monde et révèle notre difficulté croissante à y faire converger développement et lutte contre le terrorisme. Dans cette immensité, la France porte quasi seule le fardeau d’une mission retardatrice de la déstabilisation djihadiste sur fond d’États faillis et de menace migratoire. Elle vit, dans la chair de ses enfants tombés au combat, une impuissance structurelle que masquent de moins en moins l’excellence et l’héroïsme de nos armées. Ce drame se noue tandis que l’Amérique, avec l’Otan, y est en embuscade, et lorgne ce considérable marché sécuritaire et d’armements, et tandis que la Chine et la Russie sont elles aussi en lice. Moscou notamment, forte de ses succès syriens dans la lutte anti-djihadiste, commence à trouver un écho à ses propositions d’appui auprès de populations qui se sentent abandonnées, quand ce n’est pas flouées, par leurs pouvoirs comme par l’approche militaire française qui leur semble insuffisante face à la recrudescence de la violence et des effectifs des groupes armés. Ici comme ailleurs, l’urgence s’impose d’une réflexion désinhibée et sans tabous sur la sécurité de la région, loin des pressions américaines pour y installer l’Alliance ou de celles de Pékin. Seul un tel effort nous permettra de défendre notre crédibilité militaire, mais aussi nos intérêts et nos principes démocratiques.

    Quoi qu’il en soit, pour l’heure, mis à part en Europe, qui peine décidément à sortir de sa gangue et à grandir enfin, il n’existe plus de réflexe ni de volonté de s’aligner sur l’un ou l’autre “camp”, même si Washington comme Pékin essaient évidemment, chacun à leur manière, de rallier des clientèles anciennes ou nouvelles et de sécuriser leur contrôle politique, militaire ou économico-financier sur le maximum possible d’acteurs. Des puissances régionales telles que la Turquie, l’Iran, ou même l’Inde, poussent chacune leur agenda. C’est évidemment aussi le cas de l’ancien deuxième “Grand”, la Russie, qui est toujours demeurée une puissance globale, mais peut désormais le réaffirmer pleinement depuis ses succès militaires et diplomatiques en Syrie et dans tout le Moyen-Orient. Plus généralement, le caractère totalement décomplexé des actes comme des paroles de tous ces acteurs illustrent les effets délétères de la destruction méthodique des règles et structures du multilatéralisme et le boomerang de la promotion détabouisée de l’intérêt national, grand vainqueur de ce jeu de massacre. Les Etats-Unis eux, ne se résolvent pas à voir émerger un autre empire et menacer leur préséance. D’où les crispations au sein de l’ONU, de l’OMC, la remise en cause de presque tous les accords et traités multilatéraux (et bilatéraux comme avec la Russie en matière de désarmement), et naturellement la crise de l’Otan, qui n’est pas en état de mort cérébrale mais souffre de fortes migraines depuis que certains alliés ont réalisé, à la faveur des agissements turcs en Syrie avec aval américain, que leur avis comptait décidément pour du beurre. Ce n’est pourtant pas un scoop !

    Avec la Russie, n’existe-t-il finalement pas une tripolarisation ?

    La Russie est une puissance globale qui a subi depuis 30 ans des coups de boutoir incessants de la part de l’Occident. Mais elle en a vu d’autres… Moscou a parfaitement mesuré, au contraire de l’Europe qui veut ignorer qu’elle est un simple outil d’affaiblissement de l’Eurasie voire une proie industrielle et technologique pour son grand Allié, qu’elle devait consolider sa puissance et son influence sous peine d’écrasement progressif entre la vindicte américaine et le “baiser de la mort” chinois. Puissance eurasiatique par excellence elle est plus que jamais l’acteur pivot de cet immense espace. Elle y poursuit méthodiquement l’intégration économique culturelle et sécuritaire autour de l’Union économique eurasiatique (l’UEE) et de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) notamment. L’UE ignore superbement (comme elle le fit pour les Nouvelles routes de la Soie chinoises) cette dynamique florissante à ses portes. Pourtant, l’UEE est la matrice d’un pendant à l’UE.

    C’est évident. C’est en cours. Moscou recherche “l’intégration des intégrations” et à terme, souhaite inscrire son rapprochement avec l’Europe communautaire dans un schéma très gaullien d’une Europe l’atlantique à Vladivostok voire au-delà. Au lieu de persister dans notre sidération et notre complexe de l’orphelin transatlantique, nous aurions tout intérêt à inscrire le futur de l’Europe dans cette nouvelle dimension eurasiatique. Les opportunités économiques industrielles de coopération mais aussi sécuritaires nous donneraient une masse critique incontournable entre Chine et Etats-Unis. L’Eurasie est pour moi la « Nouvelle frontière » de l’expansion vers l’Est de l’ensemble européen. Et la prise de conscience de cette évidence pourrait permettre à la France de jouer un rôle moteur dans cette projection d’influence et de puissance.

    Ce n’est pas pour rien que Zbigniew Brezinski dans Le Grand échiquier, a ingénument rappelé l’obsession américaine d’une fragmentation de l’Eurasie et d’une division de l’Europe de l’Ouest avec l’instrumentation de la “menace russe” comme vecteur d’un affaiblissement durable de l’ensemble européen. Cette ligne stratégique américaine est toujours à l’œuvre et totalement transpartisane. La pression pour l’élargissement de l’UE et de l’Otan à tous les anciens satellites soviétiques, la guerre contre la Serbie, la déstabilisation de la Géorgie et de l’Ukraine, la diabolisation de plus en plus ridicule de la figure de Vladimir Poutine : tout cela vise à rendre impossible – car dangereux pour la domination américaine sur le Vieux Continent -, un rapprochement de l’Europe avec la Russie qui signifierait la fin de la vassalisation pour nous et l’émergence d’un ensemble centrasiatique intégré selon des cercles concentriques et des coopérations sectorielles multiples, à géométrie variable, plus à même de résister aux offensives commerciales ou normatives américaines et chinoises. Seul peut-être Donald Trump avait-il compris l’intérêt de se rapprocher de Moscou contre Pékin et contre l’Europe. On sait ce qu’il lui en a coûté politiquement avec un Russia gate interminable et désormais la curée pour l’impeachment

    Quel rôle peut jouer l’Union européenne dans tout cela ?

    L’Europe demeure mentalement, plus encore qu’économiquement, sous tutelle américaine. Elle peine à sortir de son immaturité stratégique consentie. Elle a peur de devoir penser et plus encore se penser par elle-même. Trump ou pas Trump, les fondamentaux de la puissance et de l’impérialisme américain n’ont de fait pas bougé d’un iota. C’est la méthode qui a changé, et le gant de velours qui s’est simplement transformé en gant de crin…. Nous devons en tirer les conséquences et saisir cette opportunité pour nous penser en temps qu’ensemble de nations souveraines ayant des intérêts économiques, sécuritaires migratoires, stratégiques, technologiques, industriels et de défense propres. Il nous faut redéfinir l’intérêt national, ne plus opposer la souveraineté des nations européennes à la sauvegarde de l’ensemble européen, oser désobéir, refuser l’imposition destructive pour nos sociétés et nos économies d’une extraterritorialité injustifiable, et ne pas craindre de riposter. Le temps est venu d’une rébellion concrète non pour plastronner mais pour survivre. La France semble en passe de prendre, pour l’heure encore bien seule, la tête de cette croisade salutaire. Il faut juste du courage et tenir, car les représailles, pressions, chantages, intimidations vont pleuvoir pour tester notre détermination. Mais il en va de notre avenir commun.

    L’OTAN nous range-t-elle forcément dans le camp des Etats-Unis ? 

    Le sommet des soixante-dix ans de l’Alliance a mis en valeur l’ampleur de la discorde interne des visions, et surtout la prise de conscience française qu’il est temps de regarder la réalité en face. L’OTAN est en échec sur tous ses théâtres d’action. Nous ne contrôlons ni ne décidons rien en cette enceinte. Notre président a le courage de le dire et de briser une omerta embarrassée qui n’a que trop duré. L’OTAN, de fait, entretient les tensions et n’a à son bilan que des échecs à mille lieues de l’effet stabilisateur annoncé. Car son rôle est de persister dans l’être, de justifier un contrôle politique américain sur ses membres, de geler l’Europe au plan stratégique et de vendre des armes. Elle empêche structurellement l’Europe de s’émanciper alors que celle-ci en a les moyens, et que les “garanties otaniennes” -notamment le fameux « parapluie nucléaire américain »- ne sont plus crédibles à l’heure d’un pivot décisif et durable des préoccupations stratégiques américaines vers l’Asie et la Chine. Washington ne veut simplement plus payer pour la sécurité des Européens ni intervenir à leur profit, mais entend continuer à les diriger et à leur faire rendre gorge au nom du “partage du fardeau” … et au profit des marchands d’armes américains. Le reste est du decorum. Comment faire sans l’OTAN ? C’est assez simple en fait : commencer par renforcer considérablement notre “outil militaire” pour faire face au spectre élargi des menaces qui pèsent sur la sécurité de nos concitoyens et de nos intérêts, au loin comme sur le territoire national ; élargir notre vision à la dimension eurasiatique en termes sécuritaires et de défense ; initier des coopérations avec ceux qui le souhaitent sans exclusive ni naïveté ; enfin appuyer les efforts de ceux des États que l’unilatéralisme américain cible et affaiblit. Ils sont extrêmement nombreux. Alors le leadership français rêvé prendra corps et inspirera confiance et espoir.

    Le Moyen-Orient est-il encore au centre de l’attention ? 

    Il semble en effet sorti du scope en ce moment, mais c’est l’effet déformant du zapping médiatique et politique comme de la densité de l’actualité internationale. Je pense aussi que l’on se tait car on n’a plus grand-chose à dire ni de discours victorieux ou seulement martiaux à mettre en scène sans rougir. Les masques sont tombés. La France a été progressivement sortie du jeu moyen-oriental. Nos calculs politiques indéfendables moralement ont de plus échoué pratiquement. La Syrie a échappé au démembrement et est en passe de recouvrer son intégrité territoriale. Mais ce n’est pas fini pour autant. Les Etats-Unis nous ont laissé, avec la Turquie autorisée à agir à sa guise dans le Nord-Est syrien, une bombe à fragmentation redoutable. Grand allié du flanc sud de l’Alliance c’est-à-dire de Washington, Erdogan la représente de fait sur le théâtre syrien. Il sait à merveille jouer de son double positionnement stratégique pour Washington contre Moscou, et tout aussi important pour Moscou contre Washington…

    Les Kurdes ont parié et perdu, mais leur sens pratique et leur instinct de survie les rallient à la cause syro-russe qui seule peut leur épargner la fureur ottomane. L’Iran, essaie en dépit de toutes les pressions de consolider son arc d’influence régional. Quant à Israël, il vient, après Jérusalem, de récupérer le Golan avec la bénédiction américaine (ce qui, au passage, remet la question de la Crimée en perspective) : Une provocation considérable pour les Libanais comme pour les Jordaniens et un nouvel encouragement à la déstabilisation régionale.

    Et puis il y a le Yémen. L’inhumanité de cette guerre ingagnable où nous avons si coupablement joué les utilités et la folie saoudienne sont en passe de lasser même le parrain américain. Les Emirats Arabes Unis adoptent une attitude prudente…. Peut-être une brèche vers la sortie d’un conflit désastreux pour l’image moderniste du royaume wahhabite ? Rien n’est réglé et il est à parier que des scénarii guerriers occupent des centaines de planificateurs militaires au Pentagone.

    Le “processus de Genève”, dédié à la sortie politique du conflit syrien et vicié dans son essence, est un échec flagrant. Mais la Russie, pragmatique et habile, a admis son “couplage” symbolique avec le Processus d’Astana dirigé par Moscou et bien plus efficace. Peut-être l’embryon d’une solution politique acceptable pour ce pays martyr qui a échappé à l’emprise islamiste radicale ? Les anathèmes contre « Bachar bourreau de son peuple » et les accusations d’usage d’armes chimiques de moins en moins étayées contre le régime syrien, tout cela doit nous faire réaliser que nous l’avons échappé belle. Que serait aujourd’hui le Moyen-Orient s’il était passé sous la coupe des Frères musulmans en Égypte, en Syrie avec les parrains qataris et turcs et les innombrables surgeons terrifiants d’Al-Qaida ? La France doit sortir de cette compromission criminelle et si dangereuse pour son propre équilibre national.Notre président pourrait exprimer, au nom de la France, un mea culpa sincère pour nos errements passés. Ce serait un coup de tonnerre diplomatique. Une renaissance. Un geste d’honneur que seul un homme d’État ayant une hauteur de vue et de cœur suffisantes peut faire sans crainte.

    Un geste qui change la donne, libère les consciences. Rien à voir avec la repentance ridicule, tout avec l’honneur d’un chef d’Etat capable de reconnaitre que son pays s’est trompé, qu’il l’a lui compris et que tout peut être différent à l’avenir. Nous ne sommes pas frappés à jamais d’une malédiction et il est grand temps pour notre pays de définir une nouvelle politique étrangère indépendante et libre, qui nous sorte des fourvoiements moraux, des complaisances électoralistes ou des préoccupations mercantiles si peu à la hauteur des enjeux du monde et de ce que nous voulons être. Nous vendons des armes certes, et elles sont excellentes. Parmi les meilleures au monde. Notre industrie de défense est un pan important de notre socle d’emploi et d’excellence technologique. Mais nous ne devons plus être des proxys américains ou saoudiens qui vendent leur âme pour quelques contrats. Nous pouvons vendre à des Etats qui se défendent, plus à ceux qui mettent la planète à feu et à sang.

    Sur tous ces sujets, l’inflexion présidentielle sensible, observable depuis quelques mois doit être saluée, car elle rompt avec des années de servitude volontaire à contre-emploi de nos intérêts comme de nos principes. Il faut réinventer notre politique étrangère, introuvable depuis 15 ans au moins, et prendre nos distances à l’intérieur ou en dehors s’il le faut, d’une Alliance atlantique dont le bilan est catastrophique mis à part celui de sa persistance dans l’être et de l’entretien de menaces inexistantes.

    Caroline Galactéros, propos recueillis par Kévin Boucaud-Victoire (Marianne, 5 décembre 2019)

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  • L’Occident doit se repenser en grand et stratégiquement...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Caroline Galactéros au site Le Saker à l'occasion de la sortie de son recueil de chroniques Vers un nouveau Yalta (Sigest, 2019). Docteur en science politique, Caroline Galactéros est déjà l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et intervient régulièrement dans les médias. Elle a créé récemment, avec Hervé Juvin entre autres, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

     

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    L’Occident doit se repenser en grand et stratégiquement

    SF : Bonjour Mme Galactéros, merci d’avoir accepté cet interview avec le Saker Francophone. J’avoue que vos chroniques sont d’une telle richesse qu’il a été difficile de sélectionner un nombre limité de questions. Vous balayez en 390 pages une grande partie de l’histoire du 20ème siècle depuis la Seconde Guerre Mondiale jusqu’aux derniers développement de la Guerre en Syrie.

    Pour commencer, je voudrais revenir sur cette curiosité pour moi qu’est le choix des éditions Sigest ? Est-ce le signe de l’excellence de leur travail ou un choix par défaut devant des portes fermées ? D’ailleurs, si on s’intéresse aux sources de publications de vos chroniques, on perçoit un net glissement de sites institutionnels vers des sites disons alternatifs y compris votre propre blog. La réalité de vos analyses est-elle si insupportable à entendre pour certaines oreilles ?

    CG : Les Editions Sigest me semblent sérieuses et ce n’est pas un choix par défaut, mais le résultat d’une rencontre cordiale avec leur directeur, Jean Sirapian et de l’opportunité concomitante d’une découverte de l’Arménie que je ne connaissais point. Un voyage passionnant et la confirmation d’un rôle potentiel important de ce pays comme pont entre la France et l’Eurasie…

    À ma connaissance, nul ne m’a encore ouvertement fermé de porte et je ne les force jamais. Sans doute le devrais-je parfois, considérant l’urgence de la situation de mon pays et sa déroute diplomatique et stratégique. Par ailleurs, j’achève un essai sur la politique étrangère française telle que je souhaite pour mon pays, qui paraîtra – je l’espère au printemps prochain- chez un grand éditeur connu et reconnu. Mes analyses que je veux mesurées, équilibrées et sans parti pris ou biais idéologique, dérangent parfois – précisément du fait de ces caractéristiques- certains esprits engoncés dans une pensée dogmatique et hors sol. Ce n’est pas bien grave. Il leur devient de plus en plus difficile de nier certaines évidences géopolitiques et stratégiques. J’ai toujours réfléchi et écrit par conviction et en liberté. C’est l’histoire en marche qui déchire la fumée d’utopies dangereuses et met désormais du vent dans mes voiles. Du moins je souhaite le croire. Par ailleurs, je publie régulièrement dans le Figaro Vox et chez Marianne qui ne me semblent pas vraiment des médias « alternatifs »

    SF : Comment s’informe Caroline Galactéros en 2019 ? On parle de l’effondrement du poids des médias officiels. Le ressentez-vous vous aussi ? Quelles sont vos autres sources d’information, notamment des sources étrangères ?

    CG : Je lis beaucoup, je voyage aussi le plus possible et je rencontre moults personnes de tous horizons géographiques et politiques. J’écoute le tumulte du monde et j’essaie de sortir de l’ethnocentrisme qui nous afflige tous plus ou moins pour me mettre à la place des autres. Pour mieux comprendre, il faut aussi ressentir. Je me suis toujours appliquée, depuis le début de ma vie professionnelle, à laisser les situations et les êtres résonner en moi. Je cherche le lien et le partage, qu’il soit celui du malheur, de la fureur ou de l’espoir. J’essaie d’opérer cette « conversion du regard » essentielle pour l’intelligence du monde et des hommes. Au fil des ans et des expériences, cet effort n’en est plus vraiment un, mais bien plutôt un goût et un réflexe. Pour le reste, je structure mon analyse du monde et des questions stratégiques au sens large à partir de mon expérience pratique des questions internationales et des théâtres de crise ou de conflit qu’il m’a été donné d’approcher.

    SF : Que pensez vous de cette nouvelle opinion sur Internet qui se pique de se mêler de tout y compris de géopolitique ? Quelles passerelles sont possibles ? Comment imaginez-vous de recréer ces liens distendus ou rompus avec le peuple ?

    CG : Je crois que la géopolitique est centrale pour appréhender le monde dans sa richesse et sa complexité. Les affaires sont plus que jamais géopolitiques, l’économie aussi. Nos concitoyens en prennent conscience et s’essaient eux aussi à l’interprétation. Cela donne le pire et le meilleur aussi parfois. Les réseaux sociaux sont une chambre d’écho formidable des préoccupations humaines de toute nature, pas seulement les vecteurs de désinformation, de manipulation ou de fake news. Finalement, la liberté de conscience progresse et il devient plus difficile pour certains médias encore prisonniers plus ou moins consentants de tabous politiques ou d’inhibition intellectuelle, de contrôler la diffusion et l’interprétation des faits. Après, tout est question de capacité à recouper, à douter, à exercer son esprit critique.

    SF : Pour en venir à votre livre, ce titre un « nouveau Yalta » suggère fortement l’idée que le monde serait à nouveau sur le point d’être découpé en zones d’influence. L’avez-vous écrit pour conjurer le sort ou n’y a-t-il aucune échappatoire face aux forces centrifuges qui menacent d’instaurer une Guerre Froide 2.0 ?

    CG : Je crois que le monde, entré en vibration en 1989 puis en 2001, est en train de chercher son équilibre. La « guerre » n’est plus froide mais d’une tiédeur diffuse. L’idéologie occidentale qui se prétendait neutre et universelle a fait la preuve de son cynisme dans bien des pays. L’Occident doit se repenser en grand et stratégiquement, il ne pourra survivre que sur trois pieds : États-Unis (si ils le veulent), Europe et Russie, dans une projection vers l’Eurasie. Je m’attache en conséquence à faire de la pédagogie stratégique sur cette nécessité vitale à mon sens, et ce n’est pas simple tant les intérêts institutionnels, corporatistes ou matériels sont puissants et rétifs à évoluer. Quoiqu’il en soit, deux grands ensembles autour de la Chine et de l’Amérique se constituent, mais il n’y aura pas cette fois-ci, d’alignement strict et inconditionnel en dessous de ce nouveau duopôle. Les autres grands acteurs régionaux ou globaux entendent nouer des partenariats « à la carte » et ont compris que, dans cette nouvelle configuration, leur sécurité comme leur développement dépendront de leur agilité à faire valoir leurs atouts et leur capacité de nuisance aussi…

    SF : Votre premier texte fait remonter le début de nos mauvaises décisions à la Guerre du Kosovo puis au si fameux 11 Septembre. D’autres pensent que c’est la fin du dollar-or en 1971 et plus encore la fin de l’URSS qui sont les vraies dates du début du déclin de l’Empire occidentaliste, comme si la chute d’une civilisation était inscrite dans les gènes de sa surpuissance. Qu’en pensez-vous ? Peut-on même remonter plus loin, aux révolutions industrielles, peut-être, selon la citation « Les Lumières, c’est désormais l’industrie » qui aurait terrifiée Stendhal ?

    CG : C’est la conception de la victoire comme d’une destruction de toute altérité, une volonté de dominer en écrasant les autres et le refus de chercher un équilibre et une coopération sur un pied d’égalité et qui ne soit pas un asservissement qui sont à l’origine du déclin occidental. Dans le domaine militaire, cela se voit évidemment plus clairement encore comme en témoigne sinistrement l’explosion du terrorisme islamiste. C’est ce que l’on appelle l’impuissance de la puissance. Quant à l’utopie technicienne, elle est source de progrès mais aussi de régressions humaines. J’en avais déjà beaucoup parlé dans mon livre de 2013 « Manières du monde, manières de guerre » (ed Nuvis)

    SF : On peut sentir sans rien trahir votre inclination pour une alliance avec la Russie pour contrebalancer le monde anglo-saxon mais aussi une forte défiance envers la Chine. Si pour la Russie, ce choix est presque appelé par beaucoup en dehors du Système, la Chine, si elle est une redoutable nation-commerçante, n’a jamais fait preuve d’impérialisme comme l’Occident ou le monde islamique. Pourquoi alors une telle position qui peut laisser supposer une sorte d’alignement  sur la position d’un Kissinger, jouer la Russie contre la Chine ? Pourquoi pas la Russie et la Chine pour permettre aux trois pôles plus l’Iran et la Turquie, de s’équilibrer tout au long des Routes de la Soie qui ne seraient plus dès lors une exclusivité chinoise ?

    CG : Je suis tout à fait d’accord avec vous ! C’est ce que nous devons faire. L’Eurasie est la bonne et juste dimension d’une nouvelle ère de croissance et de coopération pour l’Europe comme pour la Russie et, à l’autre bout du bloc eurasiatique, pour la Chine. Mais il faut pour cela changer profondément d’état d’esprit en Europe, prendre nos intérêts en main, cesser de nous voir comme trop petits ou divisés, jouer collectif et souverain à la fois, ce qui n’est nullement antinomique. Notre problème est un problème de perception, de trop longue inhibition et d’acceptation de diktats d’outre Atlantique qui ne sont plus audibles et qui surtout sont destructeurs pour nos sociétés et nos économies. On me rétorquera que la France comme l’Europe, n’ont d’autre choix que d’obéir à Washington, car sinon, l’Amérique nous fera payer cher notre rébellion, ruinera nos économies, nous fermera ses marchés, nous isolera, nous diabolisera ad nauseam. En fait, les règles du jeu et le rapport de force changeront du tout au tout lorsque le dollar aura enfin été détrôné de sa suprématie dans les échanges internationaux et que la Lawfare pratiquée par les États-Unis pour imposer l’extraterritorialité de leurs règles et désignations de l’ennemi en fonction de leurs seuls intérêts aura vécu. C’est en cours mais cela va prendre encore un peu de temps.

    Pour l’heure, l’État qui aurait l’audace de prendre la tête d’une telle fronde, par exemple en refusant d’appliquer les sanctions contre la Russie ou l’Iran serait séance tenante cloué au pilori. Ce n’est pas un risque, c’est sans doute une forte probabilité… tant que nous serons seuls. Mais nous ne le serions pas longtemps. Une fois le choc initial tenu, nombre d’autres États européens -notamment tout le sud de l’Europe- dont les économies sont entravées à l’instar de la nôtre par l’extraterritorialité américaine, nous rejoindraient et les États-Unis alors devraient très vite réviser leurs positions sauf à voir une grande partie de l’Europe leur échapper. Il en va d’ailleurs de même face à l’OTAN, qui ne protège plus l’Europe mais veut juste lui faire rendre gorge pour poursuivre des engagements militaires hasardeux. Et puis, quel sort plus enviable nous attend-il si nous restons pétrifiés et aux ordres ? La double dévoration américano-chinoise, la découpe et la vente par appartements de l’UE, et la certitude d’une insignifiance stratégique définitive. L’Amérique elle-même, obsédée depuis plus de dix ans au moins par son nouveau challenger chinois, ne veut maintenir son emprise stratégique et commerciale que pour nous neutraliser et nous empêcher de grandir stratégiquement en faisant masse critique avec la Russie, avec laquelle nous avons pourtant d’évidents intérêts sécuritaires, industriels, énergétiques communs. Les États-Unis lorgnent ultimement sur le marché énergétique chinois, mais ils n’y arriveront pas.

    Au plan civilisationnel, il y a évidemment selon moi une bien plus grande convergence entre la Russie et l’Europe qu’entre l’Europe et la Chine, mais je ne vois pas du tout la Chine comme une ennemie ni même une adversaire. C’est un concurrent et un partenaire potentiel crucial pour notre avenir en Eurasie. Je suis la première à considérer légitime qu’une puissance, quelle qu’elle soit, cherche à promouvoir ses intérêts nationaux. Je suis aussi fervente partisane d’une coopération entre l’Europe et la Chine, mais, de même qu’une alliance stratégique et sécuritaire ne signifie pas l’allégeance, la coopération économique ne doit pas se transformer en dépendance critique ni en renoncement souverain. L’Europe doit s’affranchir de la tutelle économique, stratégique et normative américaine sans tomber sous une autre dépendance. La dynamique des Routes de la Soie appliquée à certains pays africains ou asiatiques a déjà montré qu’il faut rechercher une coopération équilibrée donc renforcer nos propres économies.

    SF : Sur notre blog, on suit deux dossiers autour de la technologie occidentale et en l’occurrence américaine, les déboires du Boeing 737 Max et ceux du F-35. La corruption généralisée aux États-Unis pourrait même laisser envisager la disparition de Boeing et de Looked-Martin. Comment analyser vous cette situation ? Qu’est ce que cela dit de l’Empire Américain ?

    CG : Vous allez bien vite en besogne à mon avis. La lutte en ces domaines est planétaire, et ses enjeux financiers et économiques, donc électoraux, sont colossaux. Ne sous-estimons pas l’Empire, même affaibli.

    SF : Si on prolonge cette question, vous tournez pas mal autour du pot mais en filigrane, vous portez un message assez fort sur nos « partenaires » américains qui se permettent assez largement de s’essuyer les crampons sur les états européens et qui seraient/sont le principal obstacle à notre souveraineté. Du coup, suivez vous par exemple les débats autour des volontés sécessionnistes aux États-Unis, de la Californie au Texas, les hispanophones qui lorgnent vers le Mexique, même le Vermont qui se sent pousser des ailes ? Ce pays pourrait-il basculer dans une guerre civile avec une partition du pays de facto avant de l’être de jure ? N’y aurions nous d’ailleurs pas intérêt ?

    CG : Je ne suis nullement favorable à la déstabilisation ou au démembrement des États, quels qu’ils soient. La non-ingérence est pour moi l’une des pierres angulaires de la coexistence internationale. Je critique assez les ingérences ou l’interventionnisme occidental au Moyen-Orient ou en Europe même pour ne pas m’autoriser à souhaiter la déstabilisation américaine.

    SF : Pour beaucoup il faut compléter la grille de lecture géopolitique par d’autres à la fois connexes et intriquées. Que pensez vous du rôle de l’énergie dans nos sociétés et des risques en terme d’approvisionnement notamment en Europe ? Avez vous un avis sur ce fameux Peak Oil théorisé notamment par l’ASPO ? Que pensez vous aussi de la thermodynamique et du concept d’entropie à l’échelle de notre civilisation ?

    CG : La civilisation humaine est structurellement entropique. De même que le conflit est partie inhérente, essentielle, des relations humaines de toutes natures. Polemos est au principe même de l’humanité. Quant au Peak Oil, il n’est pas advenu et la fin du pétrole n’est pas pour demain. Même s’il est intéressant de voir tous les grands groupes énergétiques et pétroliers se lancer dans la recherche de nouvelles sources d’énergie… et de profit. Plus généralement, la grille de lecture énergétique des conflits me semble structurante pour leur compréhension, notamment pour celle des ingérences extérieures, mais cette dimension est presque systématiquement sous-estimée dans les analyses mainstream qui lui préfère l’explication par les élans moralisateurs et démocratiques ou la ferveur droit-de-l’hommiste qui dissimulent pourtant de bien prosaïques arrières pensées…

    SF : On peut aussi parler de la monnaie. Avec la fin de l’hégémonie américaine, on assiste à la fin du dollar comme monnaie de réserve mondiale. Voyez vous venir un nouveau Bretton Woods ? À quoi peut-on s’attendre ? Que pensez-vous aussi des DTS du FMI ?

    CG : Vous voyez large… Le Yuan deviendra sans doute un jour la monnaie du « contre monde » dans laquelle se fera une grande partie du commerce mondial. Le dollar devra composer et l’extraterritorialité américaine perdra son levier principal de pression sur une grande partie du monde qui aura alors le choix de pouvoir s’affranchir sans mourir. Derrière cette lutte se déploie un conflit normatif fondamental, celui de visions différentes du monde et du développement humain et politique souhaitable portées par des « modèles » concurrents. C’est le propre d’une dimension impériale que de chercher à influer sur tous les aspects du développement des sociétés humaines, bien au-delà de ses propres frontières. On peut le faire par la guerre, l’économie, l’exemple ou les trois… Le hard, le soft, le smart ou le sharp power ne sont que des vecteurs de conviction dans cette projection tous azimuts de la puissance et de l’influence.

    SF : Pour revenir sur la Russie, ce pays semble avoir tout pour lui, de l’espace, des ressources en tout genre, de l’eau, et même une âme… Pourrait-elle avoir à moyen terme, surtout en cas de raréfaction énergétique, une politique donnant-donnant, énergie contre le retour d’une réelle souveraineté des états européens, gage de sécurité pour elle par rapport à une incroyable et ignominieuse cabale russophobe organisée par les oligarchies occidentales ? Pourquoi devrait-elle nous alimenter en énergie si cela est si mal payé en retour ? Est ce que le fameux discours aux ambassadeurs d’Emmanuel Macron en cette fin août n’est pas le signe d’un pivot européen vers la Russie, timide certes ?

    CG : Je l’appelle de mes vœux depuis des années et je l’espère profondément. Nous avons perdu bien du temps en faux procès et en dogmatisme infantile. Pour l‘instant, la Russie cherche son positionnement optimal entre Chine et États-Unis, se déploie vers l’Eurasie, structure à travers l’OCS (Organisation de Coopération de Shangaï) et l’UEE (Union Economique Eurasiatique) une « contre OTAN » et un nouvel espace d’influence politico-économico-sécuritaire. Elle déploie son influence au Moyen-Orient de manière magistrale (Syrie, Libye, Arabie Saoudite, Égypte, etc…), place ses pions en Afrique (où elle pourrait selon moi utilement coopérer avec la France en matière sécuritaire et économique pour faire pièce aux ambitions chinoises et américaines) et pose les limites de sa bonne volonté en Europe. Les États-Unis (et les Européens avec eux qui en font plus directement les frais, as usual) ont fait une faute stratégique majeure en cherchant à faire basculer de force l’Ukraine dans l’Alliance atlantique. Ce choc initial pour Moscou a paradoxalement été l’occasion d’un coup d’arrêt mis à son élan trop longtemps unilatéral vers la coopération politique vers l’UE. L’Ukraine a été un moment de double bascule initiant le reflux de l’influence américaine en Europe et le déploiement de l’influence russe au Moyen-Orient à la faveur du drame syrien.

    SF : Page 35 de votre livre, vous parlez de Nouveau Gouvernorat Mondial. Pourquoi pas gouvernance mondiale ou Nouvel Ordre Mondial, cette fameuse et si controversée expression pourtant employée par nombre de présidents des pays occidentaux dans les années 90 et 2000 ? Que pensez-vous du mondialisme comme idéologie ? Du désir de certaines élites comme les hommes de Davos de faire disparaître les nations issues du traité de Westphalie ?

    CG : La gouvernance mondiale est en crise. Le Nouvel ordre mondial est une utopie occidentaliste qui a vécu. L’hyper puissance américaine aussi. Les États et les peuples sont partout en rébellion de plus en plus ouverte. Et pas seulement contre des potentats ou des tyrans. Ils résistent à l’arasement identitaire et culturel. Le populisme que l’on dénonce est essentiellement la marque d’un sentiment de dépossession profonde et de mise à mal du sentiment d’appartenance culturelle et nationale. Il est regrettable que les grands partis de gouvernement, pour céder à l’air du temps ou éviter d’avoir à trancher, se soient à ce point coupés des préoccupations profondes de leurs électorats et les aient jetés dans les bras de formations extrêmes qui ont beau jeu de les récupérer en leur proposant d’autres réductions idéologiques tout aussi stupides que les doxas indigentes des premiers. Il faut aider les nations et cesser de croire en un mondialisme qui est une violence et une uniformisation grave de la diversité humaine. Le mondialisme, comme tous les -ismes, est une dérive, une perversion. À rebours des tartes à la crème libertarienne, les États et les frontières sont les plus grands protecteurs des individus, surtout les plus faibles. Les efforts pour les faire éclater n’ont abouti qu’à la propagation d’un communautarisme dangereux car instrumentalisé par l’extrémisme religieux, et souvent ridicule car outrancier dans ses revendications corporatistes, dérisoires voire indécentes à l’échelle de la misère du monde… J’appelle de mes vœux un équilibre mondial fondé sur le respect de la souveraineté des États, celui de leurs frontières, la non-ingérence dans leurs affaires intérieures, la coopération sur un pied d’égalité, le dialogue et la confiance. Comme vous le voyez, la route reste longue, mais passionnante.

    SF : Merci Madame Galactéros.

     

    Caroline Galactéros (Le Saker francophone, 24 novembre 2019)

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  • Un nouveau partage du monde est en train de se structurer...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Caroline Galactéros à Figaro Vox, dans lequel elle commente les récentes déclaration d'Emmanuel Macron à l'hebdomadaire The Economist sur la situation de l'Europe. Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et de Vers un nouveau Yalta (Sigest, 2019) et intervient régulièrement dans les médias. Elle a créé récemment, avec Hervé Juvin entre autres, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

     

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    Caroline Galactéros: «Un nouveau partage du monde est en train de se structurer»

    FIGAROVOX.- Le magazine The Economist consacre son dernier numéro et sa couverture à une interview d’Emmanuel Macron dans laquelle il affirme que le monde est au bord du précipice. La situation internationale est-elle aussi apocalyptique que celle que décrit le chef de l’État?

    Caroline GALACTEROS.- Il me semblait que le Président, dans son interview, avait appliqué cet oracle à l’Europe et non du monde. Le monde n’est pas du tout au bord du précipice. Il se rééquilibre autour de puissances qui assument leur souveraineté, définissent leurs ambitions et se donnent les moyens de les mettre en œuvre. Ce sont nos utopies qui sont en déroute et c’est bien l’Europe qui tombe dans l’insignifiance stratégique (une forme de mort cérébrale) subitement privée de la béquille mentale que lui fournissaient le lien transatlantique et son alignement servile sur les injonctions américaines. Quant à la France, elle danse sur un volcan et pas seulement au plan extérieur. Si la présente lucidité présidentielle se consolide par des actes et des dynamiques durables, alors nous éviterons le pire et peut-être même renverserons-nous enfin la vapeur à notre avantage. Ce serait là, sur le plan stratégique, une vraie et salutaire «disruption». Après Biarritz, Moscou, la Conférence des Ambassadeurs et désormais cette interview, la grande question est désormais la suivante: Jusqu’à quel point sommes-nous déterminés à désobéir et à assumer les critiques ou la résistance active de certains de nos partenaires européens?

    Le rôle de pionnier, de défricheur d’une voie nouvelle est périlleux et demandera beaucoup de ténacité. Jusqu’au moment où certains de nos partenaires, entrevoyant la liberté, voleront au secours de la victoire et nous emboîteront le pas, notamment en Europe du sud mais pas seulement. Notre vieux continent est en pleine dépression post-traumatique non traitée. Le choc? Notre abandon sans états d’âme par la figure paternelle américaine. Sur le fond, rien de bien nouveau mais le verbe trumpien nous a brutalement ouvert les yeux sur le profond mépris et l’indifférence en lesquels Washington nous tient. La servilité ne paie jamais vraiment. Emmanuel Macron a bien raison de douter de l’applicabilité de l’article 5 du Traité de l’Alliance atlantique. Le problème n’est pas de savoir si les États-Unis voleraient au secours d’un État européen attaqué par la Russie ou Chine. La Russie a vraiment d’autres chats à fouetter et la Chine «attaque» déjà l’Europe tous azimuts économiquement. Non, le problème est bien celui d’un fatal entraînement de la France ou d’un autre membre de l’Otan si jamais la Turquie venait à être prise à partie militairement par la Syrie en réponse à sa violation caractérisée de la souveraineté syrienne. Scénario peu probable à vrai dire, car Moscou ne laissera sans doute pas un tel engrenage ruiner ses patients efforts pour en finir avec la déstabilisation de son allié moyen oriental. Même chose si l’Iran venait à réagir à une provocation savante téléguidée par Washington. Moscou, Téhéran et Ankara ont partie liée pour régler le sort de la Syrie au mieux de leurs intérêts respectifs et Washington comme Damas n’y peuvent plus rien. Ce qui est certain, néanmoins, c’est que la Turquie n’agit à sa guise en Syrie qu’avec l’aval américain. Washington laisse faire ce membre du flanc sud de l’Alliance qui lui sert en Syrie de nouvel agent de sa politique pro islamiste qui vise à empêcher Moscou de faire totalement la pluie et le beau temps dans le pays et la région. Ankara gêne aussi l’Iran. Bref, ce que fait Erdogan est tout bénéfice pour Washington. Et les Kurdes ne font pas le poids dans ce «Grand jeu»? En conséquence, c’est bien l’Amérique qui dirige toujours et complètement l’Otan. S’il est bien tard pour s’en indigner ou faire mine de le découvrir, il n’est pas trop tard pour se saisir de cette évidence et initier enfin une salutaire prise de distance de l’Europe par rapport à une Alliance qui ne traite nullement ses besoins de sécurité propres.

    Nous restons extrêmement naïfs. Nous n’avons jamais eu voix au chapitre au sein de l’Alliance pas plus d’ailleurs depuis que nous avons rejoint le commandement intégré pour nous faire pardonner notre ultime geste d’autonomie mentale de 2003 lorsque nous eûmes l’audace de ne pas rejoindre la triste curée irakienne. Il faut que nous ayons aujourd’hui le courage d’en sortir et de dire que l’OTAN ne correspond pas à la défense des intérêts sécuritaires de l’Europe et d’ailleurs que l’épouvantail de la prétendue menace russe est une construction artificielle destinée à paralyser le discernement des Européens, à les conserver sous tutelle, à justifier des budgets, des postures, des soutiens résiduels au lieu de construire enfin une véritable stratégie propre à l’Europe en tant qu’acteur et cible spécifique stratégique. Je rejoins là notre président. Mais je ne crois pas du tout que L’OTAN soit en état de mort cérébrale. Il devient juste clair que ce qui pouvait, aux yeux de bien des atlantistes, justifier notre alignement silencieux et quasi inconditionnel a vécu. Trump veut faire payer les Européens pour qu’ils achètent des armes…américaines et obéissent aux décisions d’intervention américaines qui ne les concernent pas. Il est temps de ne plus supporter ce chantage et de sortir de l’enfance stratégique. Nous en avons les moyens. Il ne manquait que la volonté.

    De son côté l’UE peine à définir une politique étrangère commune, croyez-vous la diplomatie européenne encore?

    Je n’y ai jamais cru! Je ne vous rappellerai pas le cruel sarcasme de Kissinger «l’Europe? Quel numéro de téléphone?» Ce qui est possible, c’est de faire sauter un tabou ancien qui veut que l’affirmation de la souveraineté des nations européennes soit antinomique de la puissance collective et un autre, qui veut que l’élargissement de l’UE ait été destiné à la rendre puissante et influente. C’est précisément tout l’inverse. Mais il est trop tard pour regretter cet élargissement brouillon et non conditionnel stratégiquement. Il faut partir du réel et le réel, c’est qu’il existe une très grande divergence entre les intérêts stratégiques américains et ceux des Européens qui doivent se désinhiber. La France peut prendre la tête de cette libération et favoriser une conscience collective lucide et pragmatique des enjeux communs sécuritaires et stratégiques.

    Il faut commencer par une véritable coopération industrielle à quelques-uns en matière de défense, sans attendre une unanimité introuvable. Il faut créer des synergies, faire certaines concessions et en exiger d’autres, et ne plus tolérer la moindre critique de Washington sur les contributions à une Alliance enlisée dans d’interminables et inefficaces opérations.

    Alors qu’Emmanuel Macron rentre d’un voyage officiel en Chine, vous écrivez, «La Chine a émergé tel un iceberg gigantesque». La Chine est en train de tisser son empire autour du globe, est-elle en train d’imposer son propre contre modèle à l’Occident?

    Pékin agit très exactement comme Washington et joue l’Europe en ordre dispersé. Oui le «contre monde» comme je l’appelle est en marche. La Chine profite du tirage entre Washington et les Européens au fur et à mesure que les pays européens prennent conscience qu’ils ne comptent plus pour l’Amérique, mis à part pour justifier un dispositif otanien contre Moscou et empêcher le rapprochement stratégique avec la Russie qui seule pourrait donner à l’Europe une nouvelle valeur ajoutée dans le duo-pôle et triumvirat Washington -Moscou-Pékin. C’est Sacha Guitry je crois qui disait que les chaînes du mariage sont si lourdes qu’il faut être trois pour les porter. L’adage est valable pour l’Europe à mais aussi pour Moscou qui sait combien «le baiser de la mort» chinois peut à terme lui être fatal. L’Europe n’a donc pas encore tout à fait perdu de son intérêt aux yeux de Moscou même si, en ce qui concerne la France, la charge affective et historique du lien a été très abîmée. Il me semble donc que l’initiative française d’une relance d’un «agenda de confiance et de sécurité» est un pas important dans cette direction qu’il faut jalonner à bon rythme de réalisations concrètes.

    La guerre commerciale semble être la forme conflictuelle privilégiée par l’administration de Donald Trump. Les sanctions américaines pleuvent sur les entreprises chinoises, en Iran, en Russie. La guerre commerciale devient-elle un des éléments structurant d’un monde Yalta 2.0?

    La fin de l’utopie d’une mondialisation heureuse a permis la résurgence d’un politique de puissance et d’influence décomplexée. Or le commerce est l’instrument privilégié de ces relations. Il n’y a qu’en France que l’on croit encore aux pures amitiés et aux affections qui guideraient les rapprochements entre États. Attention! Je ne veux pas dire que les relations personnelles, l’empathie ou l’animosité ne comptent pas, bien au contraire. Mais ce qui compte dans l’établissement du rapport de force et dans la consolidation des rapprochements, ce sont les complémentarités économiques mais aussi culturelles et même civilisationnelles et surtout la fiabilité de la parole donnée et la crédibilité interne des dirigeants.

    Votre livre donne un aperçu global de l’état des relations diplomatiques depuis les cinq dernières années. Le monde depuis 1989, puis 2001 est en constante restructuration. Le jeu des puissances est mouvant. Quelle place la France peut-elle occuper dans un monde géopolitique si instable et imprévisible? Comment peut-on participer à construire une «coexistence optimale»?

    La France doit se voir en grand car elle a de sérieux atouts de puissance et d’influence mais elle n’en use pas à bon escient. Elle se complaît dans la repentance et l’alignement. Notre place dépendra en premier lieu de notre capacité à structurer une vision et un chemin puis dans notre ténacité à défendre nos intérêts et à affirmer nos principes.

    Il nous faut effectuer un tournant pragmatique en politique étrangère et en finir avec l’idéologie néoconservatrice. Celle-ci a dramatiquement vérolé toute une partie de notre administration et de nos élites qui ne savent plus ce qu’est l’intérêt national. La France est toujours une puissance globale. Plus que nombre d’autres. Simplement elle doit retrouver une économie florissante, restructurer son industrie, remettre son peuple au travail autour d’un projet de prospérité lié à l’effort et non à l’incantation. Un État puissant est un État sûr, qui sait d’où il vient, n’a pas honte de son passé et embrasse l’avenir avec confiance.

    La Russie de Vladimir Poutine s’est imposée aux puissances occidentales comme un acteur majeur des relations géopolitiques. Son attitude sur la crise syrienne incarne ce positionnement dans l’échiquier mondial. La Russie peut-elle être un allié «fréquentable» des puissances européennes? La distance entre les Européens et les Russes en termes de politique internationale est-elle encore légitime?

    La Russie est tout à fait fréquentable. La diabolisation infantile à force d’être outrancière, dont elle fait l’objet chez nous, nous ridiculise et surtout la conforte dans une attitude de plus en plus circonspecte envers ces Européens qui ne savent plus penser ni décider par eux-mêmes.

    En 30 ans, la Russie a vécu le pire durant les années 90 puis a entamé sans violence une remarquable reconstruction nationale. Tout n’y est pas parfait, mais pouvons-nous réellement donner des leçons et nous imaginer être encore pris au sérieux après les sommets de cynisme démontrés dans nos propres ingérences étrangères, avec les résultats que l’on sait? C’est là une posture qui sert essentiellement à se défausser, à ne pas aller de l’avant notamment sur les dossiers où nous pourrions et aurions tout intérêt à tendre la main à la Russie: sanctions, Ukraine Syrie, Libye, Union économique eurasiatique (UEE), etc… Sur ce dernier point, il faut nous montrer un peu plus lucides et anticipateurs que sur les Nouvelles Routes de la Soie sur lesquelles nos diplomates ironisaient il y a encore quelques années. L’UE doit se projeter vers l’Union Économique Eurasiatique (UEE) et nouer avec elle de très solides partenariats. Je souhaite de tout cœur que la récente inflexion imprimée par notre président à la relation franco-russe après une sombre et triste période, passe rapidement dans les faits et que nous soyons le maillon fort d’une nouvelle ère collaborative, intelligente et humaine entre la Russie l’Europe.

    La solution diplomatique peut-elle encore jouer un rôle dans le dossier syrien?

    Une solution diplomatique ne peut exister que si l’on a atteint un équilibre militaire acceptable. La Syrie doit d’abord recouvrer son intégrité territoriale. Après les Syriens décideront de ce qu’ils souhaitent politiquement pour leur pays.

    Notre implication a été si humainement et politiquement désastreuse qu’il est possible de prétendre encore pouvoir décider du sort de ce pays à la place de son peuple. Évidemment, la guerre n’est pas finie. Il y a encore des dizaines de milliers de djihadistes fondus dans la population civile d’Idlib. Il y a la Turquie, la Russie et l’Iran qui consolident dans un vaste marchandage leurs influences respectives. Et il y a tous les autres acteurs régionaux et globaux qui cherchent à tirer leur épingle du jeu et à faire oublier leurs méfaits. Nous avons eu tout faux sur le dossier syrien. Je l’ai assez expliqué, démontré et je n’épiloguerai pas. J’en parle abondamment dans mon recueil. Il est trop tard pour pleurer mais sans doute pas pour faire amende honorable, intégrer le processus d’Astana et son actuel dérivé - le Comité constitutionnel en cours de formation à Genève. Cela aussi, nous le devons à l’approche diplomatique inclusive et non idéologique de Moscou, ne nous en déplaise. Essayons, pour une fois, d’être intelligents et d’avancer pour que le peuple syrien sorte au plus tôt de son interminable martyr.

    Caroline Galactéros (Figaro Vox, 9 novembre 2019)

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