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russie - Page 28

  • Face à la Turquie, la nécessité d'une stratégie géopolitique globale...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Christian Makarian cueilli sur Figaro Vox et consacré à la position de l'Union européenne face à la Turquie. Écrivain et journaliste, Christian Makarian est spécialiste des questions internationales et religieuses. Il a publié  Le choc Jésus-Mahomet (CNRS Éditions, 2011) et Généalogie de la catastrophe - Retrouver la sagesse face à l'imprévisible (Éditions du Cerf, 2020).

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    «L'Union européenne doit adopter une stratégie géopolitique globale vis-à-vis de la Turquie»

    Avec la maîtrise relative de la pandémie de Covid-19 en Europe et l'arrivée de l'été, saison plus propice aux déplacements de populations, le spectre de la question migratoire revient brusquement au-devant de l'actualité. C'était le sujet brûlant du sommet européen des 24 et 25 juin, dont il ne fallait pas attendre de grandes décisions mais qui est venu rappeler combien les grandes fractures du vieux continent contribuent à aggraver le problème.

    Si on a pu noter, au cours des derniers mois, une moindre circulation des flux migratoires en Méditerranée orientale, on constate en revanche une très forte augmentation en Méditerranée centrale et en Europe de l'est (des Balkans à la Lituanie). Durant les cinq premiers mois de 2021, on a dénombré 47.100 franchissements illégaux aux frontières extérieures de l'Union (chiffres Frontex), soit presque le double de la période équivalente de 2020, il est vrai caractérisée par l'irruption brutale de la pandémie et des échanges intercontinentaux. La situation totalement explosive qui caractérise depuis des années les camps de réfugiés en Libye, où l'on déplore de plus en plus de morts du fait des violences commises à l'intérieur de ces concentrations inhumaines, laisse augurer une montée inexorable des flux migratoires vers l'Europe. La cruauté de ce qui se passe en Libye constitue pour les migrants en souffrance une incitation définitive à traverser la Méditerranée fut-ce au péril de leur vie.

    Face à ce drame récurrent, aucune politique européenne coordonnée et solidaire n'existe réellement ; la proposition d'un «pacte global pour la migration», faite par la Commission en 2020, ne parvient pas à emporter l'adhésion des pays d'Europe centrale, particulièrement rétifs à la prise en charge de la part d'accueil et de financement qui leur incomberait.

    Dans ce contexte, la Grèce, notamment, fait une nouvelle fois figure de pays le plus vulnérable ; le mur d'acier en cours d'achèvement le long d'une partie de la frontière (200 km) qui sépare ce pays de la Turquie est le symbole criant de l'insuffisance accablante des mesures que l'UE a prises et accentue le besoin de celles qu'elle peine tant à prendre. Cette fortification ahurissante est prévue pour être dotée de tours d'observation munies de caméras, de dispositifs de vision nocturne et même d'un canon à bruit, dont le niveau sonore est supposé être insupportable aux oreilles humaines. Du reste, les refoulements de réfugiés qui ont lieu en Grèce, parfois violents, sont régulièrement dénoncés par Amnesty International. Mais comment oublier toutes les privations que la population grecque a elle-même subies depuis la crise financière de 2008? L'austérité, quand elle a atteint ce degré-là, se conjugue mal avec l'hospitalité.

    En réalité, la Grèce, montrée du doigt par les bonnes consciences, fait fonction de bouclier pour tout le reste d'un continent qui n'a pas envie de se salir les mains. D'une part, Athènes subit une énorme pression de la part de l'Union ; du reste, elle reçoit de Bruxelles des financements considérables pour réaliser sa grande muraille. D'autre part, les dirigeants grecs ont parallèlement fort à faire avec la Turquie, qui utilise l'arme des migrations pour poursuivre de tous autres objectifs résolument hostiles à la Grèce. Pour mémoire, en février 2020, le gouvernement turc avait soudain laissé plus de 15.000 migrants s'acheminer vers la Grèce du nord en provoquant une panique indescriptible qui avait contraint les autorités grecques à les repousser vigoureusement. De nombreux indices ont prouvé que l'opération avait été méthodiquement préparée par la Turquie. L'occasion a permis aux dirigeants turcs de tester la faible capacité de réaction de l'UE, d'amplifier la discorde existant entre les 27 et, surtout, de rappeler que le désordre serait total sans la fonction de «retenue» remplie par la Turquie. On a rarement assisté à un tel exemple de cynisme diplomatique sur le dos de milliers d'êtres humains aussi déshérités qu'instrumentalisés. Emmanuel Macron lui-même a résumé le danger lors d'une interview accordée à France 5, le 23 mars 2021: «Si vous dites du jour au lendemain: nous ne pouvons plus travailler avec vous, ils ouvrent les portes et vous avez 3 millions de réfugiés syriens qui arrivent en Europe.» De quoi confirmer l'efficacité des manœuvres d'intimidation organisées par Erdogan.

    Depuis l'accord migratoire conclu entre l'UE et Ankara, le 18 mars 2016, l'Europe est enserrée dans une relation paradoxale. Elle a besoin de manière irremplaçable de la Turquie, laquelle accueille 3,7 millions de réfugiés sur son sol, majoritairement en provenance de Syrie (mais pas seulement). C'est, selon l'ONU, un record mondial qui mérite sans doute que l'on dialogue courtoisement avec le dirigeant turc, Recep Tayyip Erdogan, avec tous les égards dus à un partenaire. Il n'y a aucun mal à reconnaître l'effort accompli par la Turquie et cela peut, ou doit, légitimement engendrer des compensations et des solidarités financières.

    L'Union européenne, conformément à l'accord du 18 mars 2016, aura bien versé l'intégralité des 6 milliards d'euros promis à la Turquie (plus précisément 4,1 milliards déboursés, 2 milliards à venir) ; mais les sommes ont été allouées à des organisations humanitaires. Les négociateurs turcs réclament depuis le début que cet argent soit directement attribué à l'État turc et prétend avoir dépensé jusqu'à 40 milliards pour les migrants présents sur son sol. D'autres demandes pressantes sont faites par Ankara (sur les visas pour les ressortissants turcs, sur la modernisation de l'accord douanier entre l'UE et la Turquie, sur l'évolution des conditions d'adhésion à l'Union)… En contrepartie, la Turquie n'a pas respecté la stricte équivalence (à laquelle elle s'était engagée par l'accord de 2016) entre le nombre de clandestins renvoyés par l'Union européenne et le nombre de réfugiés envoyés à partir du sol turc - la disproportion est flagrante.

    Mais, c'est tout le problème, le président turc va très au-delà de la question humanitaire ; il exploite le flux humain que son pays héberge sur son sol dans le cadre d'une stratégie globale de puissance. De sorte qu'on en arrive à tout lui passer au nom de la frayeur qu'inspirent ces flux de déshérités qui frappent à la porte de la riche Europe - alors même qu'Erdogan agit délibérément contre l'Europe sur d'autres fronts.

    Ce que l'Union voit comme une entente nécessaire, une forme de bon voisinage et d'intelligence mutuelle, Erdogan le conçoit comme une ligne de force pour obtenir bien davantage, selon de tout autres considérations ou sous de tout autres cieux. Un nouvel exemple de cette relation paradoxale a été encore fourni le 23 juin 2021, la veille même du jour où le Conseil européen s'est réuni à Bruxelles pour reconduire l'accord de 2016. Le ministre des Affaires étrangères turc se trouve alors à Berlin pour évoquer la situation en Libye ; la conférence réunit 16 pays et quatre organisations internationales pour convaincre «toutes les forces étrangères et les mercenaires» de «se retirer sans délai» de Libye afin de mettre fin à la déstabilisation qui ravage ce pays. La Turquie, qui est présente en Libye au terme d'un accord conclu avec les autorités de Tripoli, à la fois sous la forme de forces régulières (base aérienne d'Al-Watiya, bases navales de Misrata et de Khoms) et des groupes de mercenaires syriens qu'elle finance (environ 5.000 hommes aguerris) a tout fait pour écarter la moindre référence aux «forces étrangères», mention qui contrarie ses ambitions militaires. L'objectif d'Ankara était de cantonner le débat aux forces irrégulières pour pouvoir écarter toute éventualité d'un accord international portant sur le retrait des troupes régulières sur place. La Turquie n'a pas finalement obtenu gain de cause ; mais au cours des discussions les États-Unis ont clairement soutenu la partie turque, en grande partie pour contrer l'implantation des Russes en Libye (la Russie soutient en effet le camp du maréchal Haftar, maître de Benghazi, ennemi juré des hommes du clan pro-turc de Tripoli). Répétons-le: la situation en Libye n'est en rien déliée de la question migratoire, elle en est un des abcès les plus à vif.

    En réalité, depuis la rencontre entre Joe Biden et Recep Tayyip Erdogan, lors du dernier sommet de l'OTAN à Bruxelles, le 14 juin dernier, le président turc s'emploie à effectuer un nouveau virage sur l'aile. Durant les dernières années, il avait laissé les Occidentaux mesurer à quel point son glissement vers la Russie de Vladimir Poutine présentait des dangers potentiellement irréparables. Changement brusque de décor: après l'éviction de Donald Trump, ami précieux d'Erdogan, le leader turc n'a pas tardé à se rapprocher de Biden. Soutien à l'Ukraine (pour plaire aux Américains), cessation des attitudes agressives de la marine turque en Méditerranée orientale, accalmie et reprise des négociations avec la Grèce au sujet du contentieux maritime… Le pragmatique reis néo-ottoman parle maintenant de «nouvelle ère» entre Ankara et Washington, au-delà des différends qui opposent toujours les deux pays sur divers sujets (achat par Ankara du système de défense antiaérien russe S-400, soutien américain aux Kurdes de Syrie). Au point que Moscou s'inquiète désormais de cet épisode imprévu et que des signes de refroidissement apparaissent entre les deux complices ultra-autoritaires (notamment en Syrie, mais aussi en Libye).

    Il ne s'agit pas là d'une clarification: ceux qui songent au retour à l'alignement atlantiste qui était celui de la Turquie kémaliste de naguère ne seront pas exaucés. Erdogan continuera de jouer sur les deux tableaux, tantôt Washington, tantôt Moscou, au gré de ses intérêts évolutifs. Mais il existe un partenaire qui apparaît presque secondaire et qui aura du mal à suivre cette danse du ventre: l'Europe. Ce batelage permanent, cette manie de jouer sur plusieurs tableaux à la fois, cette alternance de camouflets et de paroles mielleuses, de provocations offensantes et de faux rapprochements, forment une spécialité reconnue d'Erdogan. Pourquoi y renoncerait-il tant ce comportement lui a procuré des avantages tactiques et tout en forçant l'UE à le courtiser de nouveau?

    C'est sous cet angle, vraiment global, qu'il faut envisager la relation avec la Turquie. La question des migrations qui hante les consciences européennes s'inscrit, elle aussi, dans une dimension géopolitique sans laquelle on ne peut pas négocier équitablement avec Erdogan. On sait combien Angela Merkel est soucieuse de ne pas conclure son bilan politique, assez remarquable par ailleurs, sur une crise avec la Turquie. Or c'est bien moins l'obsession du consensus qui devrait guider l'UE qu'un sens aigu de ses intérêts stratégiques at large, ce qui appelle une vision beaucoup plus vaste et ambitieuse qu'un bras de fer grimaçant entre le visage mou qu'affiche Bruxelles et la mâchoire serrée qui caractérise Ankara.

    Christian Makarian (Figaro Vox, 25 juin 2021)

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  • La Russie, un « patriarcat dirigé par des femmes » ?...

    Le 21 juin 2021, Thomas Arrighi recevait Yannick Jaffré, dans l'émission «Sputnik donne la parole» pour évoquer avec lui Paris-Moscou - Aller simple contre le féminisme (La Nouvelle Librairie, 2021), un essai consacré à la féminité russe comme contre-modèle radical face au féminisme occidental.

     

                                             

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  • Paris-Moscou : Aller simple contre le féminisme...

    Les éditions de La Nouvelle Librairie viennent de publier un essai tonique de Yannick Jaffré intitulé Paris-Moscou - Aller simple contre le féminisme. Professeur agrégé de philosophie, Yannick Jaffré est déjà l'auteur d'un essai intitulé Vladimir Bonaparte Poutine - Essai sur la naissance des républiques (Perspectives libres, 2014).

     

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    " Connaissez-vous la « Journée internationale de la femme », qui se tient chaque 8 mars ? En Russie, c’est une date marquée d’une croix blanche sur l’agenda. Elle donne lieu à une célébration sensuelle de la différence sexuelle, alors qu’elle n’est plus en France qu’une terne commémoration de l’égalité. Les femmes seraient-elles désormais à l’Est, et les féministes à l’Ouest ? À cette question de géographie érotique, Yannick Jaffré répond par un essai enlevé qui mêle anecdotes, analyses historiques, sociologiques, philosophiques et charges polémiques au sabre clair. Pour quelles raisons, la Russie reste-t-elle sourde aux injonctions néo-féministes tandis qu’à l’Ouest les femmes cèdent au mouvement puritain « #BalanceTonPorc » ? Comment des systèmes de lois comparables s’entrelacent-ils ici et là-bas à des mœurs diamétralement opposées ? Russophone et russophile, l’auteur traverse allègrement la frontière culturelle franco-russe et brosse avec ironie un portrait mordant, à Paris et Moscou, des deux ordres amoureux. Un livre jouissif. "

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  • L’Union européenne ne fait peur à personne !

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Renaud Girard, cueilli sur Geopragma et consacré à la faiblesse géopolitique de l'Europe. Renaud Girard est correspondant de guerre et chroniqueur international du Figaro.

     

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    L’Union européenne ne fait peur à personne !

    Lorsque, le 10 septembre 2019, la Présidente de la Commission européenne, l’Allemande Ursula Von der Leyen, installa son Vice-président, l’Espagnol Josep Borrell, dans ses fonctions de Haut Représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, elle lui dit : « Nous devons être une Commission géopolitique ! ».

    Historiquement, sous l’influence du géographe allemand Friedrich Ratzel, le terme géopolitique désigne l’étude des rapports de pouvoir entre Etats. Ratzel (1844-1904), premier théoricien du Lebensraum (l’espace vital), estimait que la politique étrangère de l’Allemagne devait veiller à toujours maintenir des rapports de force favorables avec ses voisins. C’est d’ailleurs ce que fit son compatriote Bismarck, le Chancelier de fer, qui dirigea, avec talent, les affaires allemandes de 1870 à 1890. L’Allemagne bismarckienne était un Etat respecté dans le monde, tout en sachant éviter tout aventurisme.

    Bien que dotée depuis un an et demi d’une « Commission géopolitique », on ne peut pas dire que l’Union européenne (UE) apparaisse vraiment comme une puissance respectée dans le monde. Non seulement elle ne fait peur à personne, mais elle se laisse marcher dessus avec une singulière complaisance. Il y a la forme (qui compte beaucoup en diplomatie) et il y a le fond.

    Sur la forme, on a vu, au cours du premier tiers de l’année 2021, la Commission européenne se faire humilier par les deux grandes autocraties expansionnistes voisines de l’Union. Le 5 février 2021, alors même que M. Borrell était en visite à Moscou, les autorités russes expulsaient trois diplomates européens (un Allemand, un Polonais, un Suédois), sous prétexte qu’ils auraient participé à un rassemblement de soutien à l’opposant Navalny.

    Le 6 avril 2021 à Ankara, lors d’un sommet entre l’UE et la Turquie, on assista à une scène hallucinante : le président du Conseil européen, Charles Michel, et le président Recep Erdogan s’assirent face à face dans des fauteuils confortables, sans penser à en avancer un pour Madame Ursula Von der Leyen qui, plutôt que rester debout, décida d’aller s’asseoir sur un sofa au fond de la salle. Cet incident – aussitôt qualifié de sofagate par les journalistes – n’a pas seulement illustré l’absence de courtoisie élémentaire de ces deux hommes politiques belge et turc. Il a aussi – ce qui est plus grave – souligné l’absence d’unité à la tête de l’UE et l’existence d’une rivalité délétère entre son Conseil (organe de nomination et de décision représentant les 27 Etats membres) et sa Commission (organe de gestion des intérêts européens, détenant le monopole de l’initiative).

    Sur le fond, abondent hélas les preuves que l’UE ne se fait plus respecter.

    Le 23 mai 2021, le dictateur biélorusse Loukachenko a fait atterrir de force à Minsk un avion européen, de la compagnie Ryanair, reliant deux capitales européennes, Athènes et Vilnius. Tout cela pour s’emparer d’un opposant de 26 ans, qui fut l’un des principaux journalistes biélorusses à avoir dénoncé la fraude des élections présidentielles d’août 2020.

    Une semaine plus tôt, à l’autre extrémité du territoire de l’Union en diagonale, se déroula un incident montrant également un manque de respect pour l’UE. En représailles du fait que l’Espagne ait accepté de soigner chez elle le chef du Polisario (mouvement des Réguibats, tribu saharienne militant pour l’autodétermination de l’ex-Sahara espagnol, annexé par le Maroc en 1975), les autorités marocaines ont lancé, à l’assaut de l’enclave espagnole de Ceuta, des milliers de jeunes hommes et adolescents problématiques, dont elles furent ravies de se débarrasser. Le gouvernement marocain sait très bien que, sur le territoire de l’UE, on n’expulse jamais les mineurs isolés.

    Il n’y a pas qu’aux trafiquants de drogues et d’êtres humains que l’UE ne fait pas peur. Les hackers, qu’ils soient étatiques ou non, ne la craignent pas non plus. Le territoire de l’UE est devenu le ventre mou du monde de toutes les attaques cyber. Le 4 mai 2021, Belnet, le réseau informatique de la Belgique, a été paralysé par une attaque, au moment où son Parlement s’apprêtait à tenir une réunion sur la minorité chinoise persécutée des Ouïghours… Autre exemple incriminant la Chine, elle essaie régulièrement de voler informatiquement ses plans à Airbus.

    La Russie, quant à elle, tolère sur son sol quantité de cyber-corsaires. Pour obtenir des rançons, ceux-ci attaquent des sociétés privées ou des institutions publiques, telles que les hôpitaux. Les services russes et chinois ne se gênent pas pour déposer des « implants » (des logiciels dormants activables à distance) sur les grandes infrastructures européennes.

    Face à ses adversaires, il est grand temps que l’UE élabore une politique de sécurité digne de ce nom. Pour passer enfin à la contre-offensive. 

    Renaud Girard (Geopragma, 28 mai 2021)

     

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  • Russie-Europe : le grand écart...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Héléna Perroud, cueilli sur Geopragma et consacré à la fracture qui s'élargit entre Russie et Europe, fruit d'une politique de long terme menée par les stratèges occidentistes. Russophone, agrégée d'allemand, ancienne directrice de l'Institut Français de Saint-Petersbourg et ancienne collaboratrice de Jacques Chirac à l'Elysée, Héléna Perroud a publié un essai intitulé Un Russe nommé Poutine (Le Rocher, 2018).

     

     

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    Russie-Europe : le grand écart

    Un Européen perspicace, Winston Churchill, avait dit en 1939 de la Russie qu’elle est « un rébus enveloppé de mystère au sein d’une énigme ». On oublie souvent la deuxième partie de sa phrase car il ajoutait : « Mais il y a peut-être une clé. Cette clé c’est l’intérêt national russe. » Les malentendus et l’incompréhension entre l’Occident et la Russie ne datent hélas pas d’hier mais ont atteint ces dernières semaines un point dangereux, se muant en franche hostilité : les bruits de bottes en Ukraine, la valse des renvois de diplomates, les soubresauts de l’affaire Navalny, les accusations de cyberattaques et les nouveaux trains de sanctions contre la Russie… 

    L’épisode qui a commencé en 2014 autour de la Crimée et de l’Ukraine a ouvert une période dont on ne mesure pas encore toutes les conséquences. La Russie dans le rôle de l’agresseur, annexant la Crimée et voulant la partition de l’Ukraine est une des lectures possibles des événements qui se déroulent depuis 2014. Il est étonnant toutefois que dans les analyses faites dans les médias occidentaux, américains et européens, très peu d’observateurs se réfèrent à un ouvrage qui fait pourtant référence et que l’on doit à l’un des plus grands experts américains en matière de géopolitique : Le Grand Echiquier de Brzezinski, dédié à ses « étudiants, afin de les aider à donner forme au monde de demain ». Les dates ont leur importance. Cet ouvrage est sorti en 1997, à un moment où la Russie était à terre. Mal réélu en 1996, Eltsine était un intermittent du pouvoir et ne contrôlait plus grand chose, accaparé par ses ennuis de santé. Les salaires n’étaient pas payés, l’espérance de vie était au plus bas et des séparatistes tchétchènes faisaient la loi. Le fil directeur de l’ouvrage est qu’il faut contenir la Russie dans un rôle de puissance régionale pour asseoir la « pax americana » dans le monde et pour ce faire détacher d’elle un certain nombre de pays satellites : les républiques d’Asie centrale et les pays d’Europe de l’Est, le rôle principal revenant à l’Ukraine. Brzezinski l’écrit sans ambages : « L’Ukraine constitue cependant l’enjeu essentiel. Le processus d’expansion de l’Union européenne et de l’OTAN est en cours. L’Ukraine devra déterminer si elle souhaite rejoindre l’une ou l’autre de ces organisations. Pour renforcer son indépendance, il est vraisemblable qu’elle choisira d’adhérer aux deux institutions dès qu’elles s’étendront jusqu’à ses frontières et à la condition que son évolution intérieure lui permette de répondre aux critères de candidature. Bien que l’échéance soit encore lointaine, l’Ouest pourrait dès à présent annoncer que la décennie 2005-2015 devrait permettre d’impulser ce processus. » 

    Si on connaît cet ouvrage, si on en comprend la philosophie, il est une autre lecture possible des événements de 2014 : l’application à la lettre de l’agenda défini par les stratèges américains, depuis la révolution orange de 2004 jusqu’aux événements de Maidan à l’hiver 2013-2014 avec la suite que l’on connaît et les 13000 morts du Donbass que l’on oublie trop souvent.

    Le ministre des affaires étrangères Sergueï Lavrov le citait encore le 1er avril dans un entretien d’une rare franchise accordé à la Première Chaîne de la télévision russe, en réponse aux accusations de Joe Biden traitant Poutine de « tueur ».

    Dans la crise qui a éclaté ces jours-ci entre Prague et Moscou, on voit que les projecteurs sont braqués sur l’entreprise Rosatom et le vaccin Spoutnik V. Le motif officiel de la brouille réside dans les soupçons pesant sur l’implication de la Russie dans une affaire d’explosion dans un stock d’armement en République tchèque qui remonte à 2014 et qui éclate curieusement aujourd’hui. S’agissant du vaccin, si l’Union européenne rechigne à lui accorder droit de cité (même si trois pays de l’UE l’ont adopté à ce jour), il est autorisé dans une soixantaine de pays qui représentent un quart de la population mondiale.  Son efficacité, d’abord évaluée à 91,6 % par une étude publiée dans le Lancet se monterait aujourd’hui à 97,6 % sur la base des données provenant de 3,8 millions de personnes ayant reçu les deux doses, d’après une étude de l’Institut Gamaleïa qui l’a mis au point. A côté des déboires des vaccins occidentaux, on peut comprendre l’intérêt de certains à barrer la route au vaccin russe. Pour ce qui concerne Rosatom, qui était en lice avec d’autres concurrents pour une centrale nucléaire dans ce pays, il vient d’être exclu de l’appel d’offres. Peut-être faut-il regarder là du côté de l’Arabie Saoudite et de la tournée qu’a entreprise Sergueï Lavrov dans les monarchies du Golfe courant mars. Ce traditionnel allié des États-Unis resserre ses liens avec la Russie depuis quelques années, notamment depuis la visite historique – la première du genre – du roi Salman à Moscou à l’automne 2017. Et là aussi Rosatom est dans la course pour construire une centrale nucléaire et a passé avec succès les premières étapes, même si le terrain est bien occupé par la Chine, dont l’entreprise publique CNNC est engagée avec le ministère saoudien de l’énergie dans un programme d’extraction d’uranium. La Russie va ouvrir une représentation commerciale à Riyad à l’automne, une offre d’achat du système antimissiles russe S-400 est sur la table et l’inauguration du troisième réacteur de la centrale nucléaire d’Akkuyu en Turquie, dont le chantier a été confié à Rosatom, a eu lieu en grandes pompes en présence des présidents turc et russe le 10 mars, le jour même où Lavrov rencontrait son homologue saoudien… peut-être plus qu’une simple coïncidence.

    Le résultat de cette stratégie occidentale au long cours – américaine d’abord mais suivie à la lettre par les Européens – est maintenant là. Les Russes se sentent de moins en moins Européens. Un diplomate russe m’avait fait part en 2019 de sa préoccupation devant le gouffre qui s’élargissait entre l’Europe et la Russie depuis 5 ans, le temps moyen, disait-il, qu’un étudiant passe dans l’enseignement supérieur et se forge sa vision du monde. Un sondage du centre Levada (institut indépendant du gouvernement) rendu public le 18 mars dernier, sept ans après « l’annexion » ou « le rattachement » de la Crimée – à chacun de choisir sa vision – confirme cette tendance. Aujourd’hui 29% seulement des Russes disent que leur pays est européen. Ils étaient 52% en 2008. Fait notable : chez les plus jeunes ce sentiment d’éloignement de l’Europe est plus fort que chez leurs aînés : les plus de 55 ans sont 33% à estimer que la Russie est un pays européen, un taux qui tombe à 23% chez les 18-24 ans. Alors qu’en 2000, Poutine écrivait sans sourciller, en répondant à des questions de journalistes dans le premier ouvrage biographique qui lui était consacré en Russie « Première  personne »  : « Nous sommes Européens » – c’était le titre d’un chapitre entier . En août 2019 encore, il recevait au Kremlin l’homme fort de la Tchétchénie en le félicitant pour l’inauguration dans la ville de Chali de « la plus grande mosquée d’Europe » même si sur ces terres du Caucase on est un peu éloigné de l’univers mental européen.

    Vu de France, où un ennemi bien identifié nous a déclaré la guerre, emportant encore une vie innocente vendredi 23 avril à Rambouillet, en privant deux enfants mineurs de leur mère qui s’était engagée au service de ses compatriotes en choisissant d’entrer dans la police, il serait temps de changer de regard et de ne plus se tromper d’ennemi. Et même de comprendre que dans ce combat-là la Russie, dont 15% de la population est de confession musulmane, et dont le caractère multi-ethnique et multi-confessionnel échappe très largement au regard occidental, a peut-être quelque chose à dire aux vieux pays d’Europe de l’Ouest. 

    Héléna Perroud (Geopragma, 26 avril 2021)

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  • La politique étrangère de l'Union européenne entre faux-semblants et illusions...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros, cueilli sur Geopragma et consacré aux faux-semblants et aux illusions de la politique étrangère européenne.

    Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et de Vers un nouveau Yalta (Sigest, 2019). Elle a créé en 2017, avec Hervé Juvin, entre autres, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

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    Visite à Moscou de Josep Borrell, Haut représentant européen pour les affaires étrangères

     

    Faut pas prendre les enfants du Bon Dieu pour des canards sauvages. Navalny, Borrell et compagnie

    Comment ne pas louer l’initiative de Josep Borrell, Haut représentant européen pour les affaires étrangères, et diplomate de haute volée, de se rendre à Moscou vendredi 5 février dernier rencontrer Sergueï Lavrov ?

    Il s’agissait d’apaiser les tensions nées de l’affaire Navalny, de troquer l’ingérence ouverte pour le dialogue respectueux, d’enjoindre le président russe de ne pas perdre totalement confiance en la capacité d’autonomie de pensée et d’action de l’Europe, et de rechercher les voies d’une coopération fructueuse notamment énergétique avec l’UE. Couplée à une interview du président Macron à The Atlantic Council -temple du neoconservatisme américain-, dans laquelle il appelait courageusement à l’autonomie stratégique du Vieux Continent, à la rénovation impérieuse de la relation avec Moscou et à un partage des taches avec l’OTAN pour raisons de subsidiarité et de divergence structurelle d’intérêts entre Washington et Bruxelles, ce déplacement de J. Borrell à Moscou semblait une judicieuse décision, peut-être l’occasion enfin d’un rétablissement in extremis de l’UE sur la carte d’un monde nouveau où elle fait de plus en plus figure de simple appendice continental de la puissance américaine.  

    Evidemment, une autre interprétation de cette visite courrait chez ceux qui voient des manœuvres partout : l’Europe, définitivement asservie à Washington, dont le nouveau président au même moment, appelait martialement à considérer la Russie et la Chine comme de définitifs adversaires, jouait, en envoyant J. Borrell à Moscou, la comédie d’une prétendue ultime tentative de conciliation sur « l’affaire Navalny », sur fond d’urgence sanitaire et de soudain attrait européen pour le vaccin Sputnik V. Un calcul évidemment voué à l’échec, car on n’a aucune chance d’orienter une décision de politique intérieure russe contre un service qu’on leur demande ! Sergueï Lavrov dialoguera donc aimablement mais sans se faire d’illusions, avec l’envoyé européen, mais Moscou n’en expulsera pas moins trois ambassadeurs (allemand, polonais et suédois) pris la main dans le sac pour soutien à la déstabilisation au milieu des manifestants pro Navalny. Depuis quand est-ce le travail d’un ambassadeur de faire de l’ingérence active dans des affaires intérieures d’un pays ? Le pouvoir russe dérive peut-être vers l’autoritarisme et l’autarcie (nous avons tout fait pour), mais certainement pas vers la naïveté. 

    Sincère ou cynique, l’opportunité de cette visite a fait long feu. On aura finalement la servitude atlantique coutumière des Européens et l’activisme des pions américains implantés par Washington via « l’élargissement » au cœur de notre édifice communautaire comme autant de chevaux de Troie. La presse occidentale et singulièrement française hurle en chœur au « piège russe » comme à l’humiliation de l’Europe, et les Baltes réclament désormais carrément la tête du Haut représentant Borrell. Quant au « virage Biden » qui n’en est pas un, il annonce sans équivoque la permanence remarquable d’une stratégie américaine qui vise toujours à fragmenter et affaiblir l’Europe pour l’empêcher à tout jamais de s’autonomiser stratégiquement et de se rapprocher de Moscou. Navalny n’est qu’un nouveau leurre, un épouvantail pour repolariser l’antagonisme Europe-Russie, déclencher les automatismes mentaux de l’anti-russisme primaire et ranimer la flamme des sanctions. 

    Le vrai dossier est ailleurs : comment s’assurer de la docilité des Européens (sur la Russie et sur l’Iran et la renégociation du JCPOA*) ? Sur qui miser ? Sur l’Allemagne bien sûr ! C’est pourquoi North Stream 2 se fera, contre le lâchage définitif de Paris par Berlin sur les enjeux de la défense et de l’autonomie stratégique européenne, lubies françaises promises à l’étiolement à moins de décisions fortes et courageuses de Paris notamment vis-à-vis de l’OTAN.

    Car le « couple franco-allemand » n’est pas « en crise ». Il n’a historiquement fonctionné que sur la base initiale passagère d’une amputation militaro-politique consentie de la puissance allemande et d’une France épique à laquelle on laissa jouer les médiateurs durant la Guerre froide. C’était il y a longtemps. Ce n’est plus de saison depuis la réunification de 1989. La « crise » actuelle entre Paris et Berlin est celle d’une relation devenue bien trop asymétrique et douloureuse pour jouer plus longtemps la comédie du bonheur. Dans ce drôle de « trouple », dont le troisième larron est l’Amérique, l’un des membres, lyrique, présomptueux mais surtout impécunieux, est méprisé et dévalorisé par l’autre qui lui impose ses volontés et sa domination économique au nom du droit du plus fort sous le regard enjôleur du troisième, qui voit à cette discorde un éminent intérêt.  

    En conséquence, l’axe naturel de déploiement de la puissance et de l’influence française futures doit être recherché avec les puissances militaires et industrielles du sud de l’Europe : Espagne, Italie, Grèce. L’Allemagne ralliera. Ou pas. La France doit se tourner vers ces autres partenaires en matière de coopération industrielle de défense et cesser d’attendre de l’Allemagne ce que celle-ci ne lui donnera jamais : une convergence de raison mais aussi de cœur et d’ambition sur la nécessité d’une Europe-puissance qui assume l’écart voire la dissonance vis-à-vis des oukases américains. 

    Or, l’Allemagne ne le fera jamais, pour au moins deux raisons :

    • Elle se considère, par sa puissance économique et industrielle, le champion économique et politique naturel de l’UE ;
    • Elle tient en conséquence pour parfaitement illégitime la prétention française à un quelconque « leadership européen » politique, notamment au prétexte de notre puissance militaire résiduelle qu’elle ne supporte pas car elle ne peut faire le poids en ce domaine. D’où notamment les grandes difficultés présentes et futures de la coopération industrielle de défense franco-allemande, comme en témoignent notamment les aléas du programme SCAF**… Nous n’en sommes qu’au début. 

    Berlin colle donc à Washington en matière sécuritaire et stratégique, clamant servilement que l’OTAN demeure la seule structure naturelle légitime de la sécurité et de la défense européennes.

    Ne voulant pas que Paris se rapproche de Moscou, ce qui déplairait à Washington, la Chancelière Merkel coopère volontiers avec la Turquie contre Paris et Athènes, mais conserve une relation pragmatique avec la Russie (dépendance énergétique et mauvais calculs sur le nucléaire obligent). Une « résistance » qui lui fournit un levier précieux sur Washington pour préserver d’autres intérêts et qu’elle compense par les gages ou les coups de main donnés au Maître américain sur les enjeux secondaires pour elle que sont les affaire Skripal ou Navalny, la question ukrainienne et autres boules puantes envoyées au président Poutine pour faire enfin vaciller son insupportable popularité.  

    Il faut cesser de prendre les Russes pour des lapins de 6 semaines (pas plus que les Iraniens d’ailleurs). Ils ne supportent pas l’ingérence de près ou de loin, ni les leçons devenues inaudibles d’un Occident en pleine crise démocratique, politique et morale. La Russie de toute façon ne prend plus la France au sérieux depuis déjà quelques temps au gré des déclarations encourageantes… suivies de reculs piteux ou de désaveux. Pour paraphraser Cocteau, les mots d’amour, c’est bien, c’est beau. Mais ce sont les preuves d’amour qui comptent, donnent confiance et envie.  

    Quant à l’Europe, son grégarisme parait indécrottable et son aveuglement stratégique criminel tant ses salves de sanctions, prises et aggravées au coup de sifflet américain, non seulement n’aboutissent qu’à durcir les pouvoirs ciblés (c’est d’ailleurs leur objectif réel sinon comme expliquer ce pathétique entêtement dans l’échec ?) mais font s’appauvrir en Russie, et mourir de faim ou de maladie en Syrie ou en Iran, des dizaines de milliers de personnes depuis trop longtemps punies par nous, sans états d’âme, de faire corps autour de leur chef d’Etat au lieu de le déposer pour avoir le droit de manger et de vivre. Dans cette imposture morale, l’Occident perd non seulement son temps et son crédit, mais aussi son âme. 

    Caroline Galactéros (Geopragma, 8 février 2021)

     

    Notes de Métapo Infos :

    * Accord de Vienne sur le nucléaire iranien ou plan d'action conjoint (en anglais : Joint Comprehensive Plan of Action). Signé initialement le 14 juillet 2015 par  la Russie, la Chine, la France, le Royaume-Uni, l'Allemagne, l'Union européenne, l'Iran et les États-Unis. Dénoncé par ce dernier pays le 8 mai 2018.

    ** Projet franco-allemand de système de combat aérien du futur.

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