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russie - Page 27

  • Coronavirus : fin de modèle et nouvelle donne ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Xavier Guilhou cueilli sur le site de la revue Conflits et consacré aux conséquences géopolitiques de la crise sanitaire. Spécialiste de la gestion des crises, Xavier Guilhou a exercé des responsabilités au sein de la DGSE puis au sein de grandes entreprises privées.

     

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    Coronavirus : fin de modèle et nouvelle donne ?

    Un simple virus, au demeurant connu, très contagieux, a réussi à mettre à genoux toutes les puissances du monde en à peine trois mois. Avec l’entrée de l’Inde, nous avions au mois de mars près de 3 milliards de personnes et une cinquantaine de pays sur 175 en logique de confinement total ou partiel, soit près de la moitié de la population, mais 95 % du PIB mondial. Il ne s’agit pas d’une « crise » au sens propre du terme. Nous sommes confrontés à quelque chose de beaucoup plus important qui touche pour le moment la globalité de nos systèmes de vie à l’échelle de l’hémisphère nord. La perspective d’une contamination par le Covid-19 de l’hémisphère sud nous fera rentrer assez rapidement dans d’autres scénarios sanitaires qui seront moins mercantiles et financiers dans leurs conséquences et plus préoccupants sur les plans humanitaires et sécuritaires.

    Nous sommes face à une catastrophe mondiale provoquée par un épisode pandémique qui impacte les puissants et les riches du monde, avec un pilotage sur le terrain qui ressemble étrangement sur le plan politico-médiatique à celui d’une quasi-guerre bactériologique. Et pourtant, nous ne sommes pas confrontés à une « guerre » classique avec un ennemi désigné. Au-delà des querelles d’experts, que pouvons-nous retenir d’ores et déjà de la lecture des événements comme points fondamentaux ?

    Dans un premier temps, la fulgurance de cette épidémie qui balaye tous les méridiens de la planète pose la question des limites de la globalisation comme clé de voute de l’organisation des facteurs de puissance au niveau mondial. Cette pandémie démontre que les marqueurs de la globalisation, appelés aussi « chaîne de la valeur », peuvent voler en éclats instantanément dès que des questions vitales se posent pour les populations. Elle fait non seulement ressortir la fragilité de nos interdépendances avec les ruptures des supply chain, la vulnérabilité de nos réseaux de communication et surtout l’extrême fébrilité des dispositifs financiers qui vivent sur l’instrumentalisation de spéculations virtuelles. Or ce simple coronavirus fait la démonstration que, dès que tout s’arrête pour des questions vitales, cette utopie de l’uniformisation bascule immédiatement en mode échec. De fait, la vraie catastrophe qui se cache derrière cette pandémie va être vraisemblablement l’explosion des bulles financières. Elle interpelle aussi nos populations sur la validité à terme de nos modèles de vie qui risquent d’imploser, notamment en termes de gouvernance, tant ils se révèlent superficiels et peu robustes face à de tels événements. Mais ne prenons pas trop nos rêves pour des réalités, la pratique des crises montre qu’il y a une propension à oublier rapidement et à réitérer les mêmes erreurs, la nature humaine et la cupidité étant ce qu’elles sont…

    Du retour des frontières

    Le second constat que nous pouvons faire en observant les postures adoptées sur les différents continents est le retour incontestable des frontières. Les grandes organisations internationales qui ont porté le multilatéralisme et le multiculturalisme ont disparu des écrans. Les plates-formes intergouvernementales ont été inefficientes et inaudibles, qu’il s’agisse du G7, du G20, de l’Union européenne, ou étrangement absente comme l’OMS. Tout ce qui faisait illusion sur les débats climatiques ou énergétiques s’est évaporé au fil des semaines. Les procédures éditées par des armées de bureaucrates pour normaliser les relations internationales ont été contournées pour rallier des postures adaptées à chaque territoire. À cet égard, l’Union européenne a été sûrement l’organisation la plus inconséquente et indolente face à cette urgence sanitaire, ce qui n’a fait qu’aggraver les fractures entre les membres et contribuer à accentuer son discrédit en plus de son impuissance. De fait, nous avons assisté à un repli quasi immédiat de tous les pays sur leurs frontières historiques avec la réémergence des principes de souveraineté attachés à chaque peuple. Ceux qui ont pratiqué le refus ou le déni ont été vite rattrapés par la brutalité de la réalité, voire l’intransigeance de leurs voisins immédiats. À l’angélisme un peu infantile porté par les tenants d’une mondialisation heureuse s’oppose désormais le retour brutal de la question de fermetures des frontières, voire de la construction de murs sur nos glacis stratégiques, pour ne prendre que l’exemple du chantage turc avec ses cohortes de migrants sur le flanc oriental de l’Europe.

    À la réaffirmation de la culture

    De fait, chacun a réimprimé sa marque en termes de gouvernance en s’appuyant sur une affirmation de ses fondamentaux culturels, voire civilisationnels entre l’Asie et l’Occident, dans le traitement des événements. La Chine, à l’instar des autres pays asiatiques concernés par la pandémie, a pratiqué la méthode coercitive autoritaire, que nous pouvons toujours contester avec notre vision des libertés en Occident, mais qui correspond parfaitement à l’esprit asiatique où le collectif l’emporte sur l’individu. Il suffit de relire La tentation de l’Occident d’André Malraux pour bien comprendre les ressorts de l’adhésion des populations soumises en Chine, ou civiques comme en Corée, au Japon ou à Singapour, face à des événements où la valeur de la vie n’a pas la même signification que sur nos rivages imbibés de monothéismes. Cette prégnance des différences culturelles est encore plus explicite dans nos postures européennes. En Allemagne, comme en Suisse, ou dans les pays de l’Europe du Nord, tout est piloté à partir des Landers, des provinces, des cantons et des villes avec une très forte décentralisation et une responsabilisation de chacun, du fait de la culture protestante. Les pays latins qui sont très marqués par l’individualisme et le catholicisme sont aux antipodes. C’est aussi le cas de la France, avec son mode de fonctionnement État-nation centralisé avec une vision régalienne, protégé par des corps d’experts accrédités. Il est intéressant aussi d’observer l’organisation nord-américaine qui est singulière, notamment en termes de résilience. Les Américains ont une véritable culture du risque, associée à leur pratique de la démocratie soutenue par une croyance évangélique que l’on ne peut pas sous-estimer. C’est un peuple issu d’une culture de migrants qui « fait face » et qui a une véritable éducation des crises majeures. Même chose pour la Russie qui, en plus de sa très grande rusticité, incarne une vision salutaire de sa mission, celle de la troisième Rome, lui permettant d’accepter des niveaux d’abnégation et de patriotisme comme peu de peuples en sont capables. Après il y a le reste du monde, soit quasiment la moitié de la population mondiale, où le pilotage se fait sur des critères communautaires, claniques, ethniques, religieux et où la gouvernance est marquée par une corruption endémique. Sur ces territoires de l’hémisphère sud, voire sur nos propres zones grises, nous ne sommes plus sur des approches rationnelles avec des moyens sanitaires sophistiqués et la résilience se confond avec la précarité des logiques de vie.

    L’hystérie dans la gestion

    Enfin, nous ne pouvons pas occulter le côté hystérique de la surmédiatisation de cette actualité. Le monde a vécu de multiples pandémies avec des niveaux de mortalité que nous ne connaissons plus depuis un siècle. Les dernières en date qui sont présentes dans l’inconscient collectif sont les vagues de grippes asiatiques en 1957/1958 et en 1968/1970 qui ont fait au niveau mondial 1 million de morts, voire la grippe espagnole avec ses 50 millions de morts en 1918. Le VIH depuis les années 1980 totalise à lui seul entre 25 et 35 millions de morts. Plus personne n’a une idée de ce que fut la mortalité mondiale sur ces questions épidémiologiques rapportée à la démographie au cours des siècles du fait des progrès de la médecine et de la science. Pourtant, les modes de représentation qui sont véhiculés actuellement avec quelques dizaines de milliers de victimes au niveau mondial sont quasiment apocalyptiques pour celui qui n’a pas un peu de capacité de recul et d’esprit critique. Cette question des ressentis et des imaginaires collectifs est fondamentale dans ce type d’événements. Comme le dit très bien Michel Maffesoli, nous avons quitté le monde de la rationalité pour entrer dans celui de la postmodernité où l’émotion et l’instantanéité deviennent les éléments dimensionnant de nos modes de perception du réel. Tous les bilans chiffrés qui sont énoncés par les scientifiques ou les politiques à l’écran sont systématiquement interprétés comme l’annonce d’un effondrement immédiat du monde. Nous ne pouvons que constater actuellement la surcharge d’irrationalité qui règne à tous les niveaux, peut-être encore plus dans les étages décisionnels qui sont pris dans leurs dilemmes à la fois idéologiques, corporatifs et technocratiques. Il y a une vraie difficulté pour prendre en compte le réel d’autant que nos sociétés, notamment européennes, n’ont plus connu de véritables catastrophes depuis sept décennies. Elles n’ont connu que des crises de bien-être et n’ont plus de vrais référentiels en termes de maîtrise des risques. Elles sont au contraire imprégnées quotidiennement de « risque zéro » et de « zéro mort ». C’est ce choc entre la brutalité de la réalité et la virtualité des concepts qui fait exploser les peurs et développe de façon virale la défiance envers les élites. Les peurs générées deviennent quasiment plus dangereuses et pernicieuses que le virus lui-même. Elles saturent les écrans, submergent les réseaux sociaux, sidèrent les opinions et affolent les populations !

    Un gagnant, la Chine ?

    En conclusion, la conjonction de tous ces processus de délitement des utopies, du retour des frontières et de l’emprise de l’irrationnel dans le fonctionnement de nos sociétés, ne peut que nous interpeller sur ce que sera « la sortie de crise » de cette pandémie mondiale. Il est à craindre que la sortie soit le prétexte de l’ouverture d’un nouveau grand jeu international où, forts de tous les effets dominos générés par ces événements, les puissants de ce monde soient tentés de réactualiser les postures en termes de rapports de force. Cela paraît inévitable, d’autant que nous étions, juste avant l’arrivée du Covid-19, face à un agenda géopolitique très incertain avec entre autres les inconnues liées au Brexit, à l’élection américaine, à la succession de Poutine et aux critiques internes envers Xi Jinping. Il est clair que l’agenda provoqué par cette vague épidémique au niveau mondial arrive paradoxalement à un moment opportun, si ce n’est décisif pour Xi Jinping. Après sa communication planétaire autour de la route de la soie, il est temps pour lui de bien faire comprendre que la Chine va enfin devenir en 2020/2021 la première puissance mondiale. La tentation est très forte de profiter de cet espace-temps stratégique avec des élections américaines qui pourraient être déstabilisées par une récession inattendue. L’Amérique ne serait donc plus first and great again ! Comment pourrait réagir l’oncle Sam face à un tel déclassement ? Et pourtant, cette crise révèle au monde combien tous nos pays sont devenus dépendants et redevables de la Chine ! Les grands groupes mondiaux le savent, ils ont tout fait pour que les États abandonnent toute souveraineté et valident délocalisations et transferts de richesse. Nous payons aujourd’hui le prix de ce pacte faustien !

    On ne peut qu’essayer de se projeter en termes d’anticipation stratégique. Pour Xi Jinping cette actualité lui permet non seulement de réduire à néant ses oppositions internes, de réduire toute dissidence au sein de ses instances dirigeantes et désormais de se porter en quasi sauveur du monde. De façon symbolique, il se montre « chevaleresque » en produisant et distribuant aux Européens des milliards de masques, mais il va beaucoup plus loin en démontrant au monde qu’il est aussi devenu leader sur les systèmes d’information et sur les questions de santé grâce à sa maîtrise de l’intelligence artificielle, seule réponse à un monde interconnecté avec 60 % de la population urbanisée. Ce n’est pas pour rien que Donald Trump est entré dans le pilotage de cette pandémie entouré, non pas de généraux, mais des patrons de la Silicon Valley et des grandes compagnies pharmaceutiques. Les guerres du xxie siècle ne se jouent plus avec de la métallurgie, mais avec des algorithmes. Finalement, à qui va profiter le crime ?

    Cette pandémie va contribuer à redistribuer les cartes à très grande vitesse et de fait toutes les instrumentalisations vont être bonnes pour désigner qui sera demain dans le bien ou le mal. Les Chinois ont commencé en accusant les Américains d’être désormais à l’origine du virus ! Et un leader comme Trump n’hésite pas pour sa réélection à parler du « virus chinois ». Il faudra bien expliquer aux électeurs du Middle West pourquoi des Américains sont morts alors que la reprise économique et le plein-emploi étaient au coin de la rue. Et surtout pourquoi l’Amérique ne pourra plus être great again. Il n’est pas inimaginable que dans cette perspective, Trump bouscule les conventions internationales et discute ouvertement avec Poutine, désormais assuré de sa propre succession, de la construction d’un nouveau leadership des vieux mondes chrétiens sur l’hémisphère nord pour faire face aux prétentions chinoises. D’autant que Vladimir Poutine verrouille l’ancien monde, celui issu des énergies fossiles du xxe siècle, avec ses victoires tactiques sur le nœud syriaque et son pilotage de la crise actuelle sur les cours du pétrole face à l’Arabie saoudite. Le Coronavirus est peut-être une bonne illustration de cet art subtil pratiqué par les Asiatiques qui consiste à gagner des guerres sans avoir à livrer bataille. Mais dans cette partie à trois, il ne faut pas sous-estimer l’oncle Sam et le tsar, ils n’ont pas encore été frappés d’impuissance comme l’Europe…

    Xavier Guilhou (Conflits, 18 mai 2020)

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  • Le Grand Jeu...

    Les éditions Héliopoles ont publié en début d'année un essai de Christian Greiling intitulé Le Grand Jeu - Une lecture éclairée de la géopolitique. Historien, Christian Greiling est également le rédacteur d'un blog de géopolitique Chroniques du Grand Jeu.

     

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    " Un essai qui donne un regard totalement nouveau sur la géopolitique contemporaine : le concept de "Grand Jeu" expliqué au grand public. Cet essai de géopolitique expose de manière claire et accessible ce qu'est le "Grand Jeu". Ce concept est très présent dans la pensée anglo-saxonne et, par ricochet, en Russie et en Chine. L'ouvrage apporte ainsi pour la première fois en France une clé de lecture méconnue de la plupart des événements géopolitiques mondiaux : crise ukrainienne, guerres au Moyen-Orient, Nouvelles Routes de la soie, terrorisme... S'appuyant sur une documentation solide, l'auteur décrypte la géopolitique contemporaine. "

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  • Coronavirus : l’Occident a-t-il échoué ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Dmitry Orlov cueilli sur De Defensa et consacré à l'échec de l'Occident au test civilisationnel du Coronavirus...  De nationalité américaine mais d'origine russe, ingénieur, Dimitry Orlov, qui a centré sa réflexion sur les causes du déclin ou de l'effondrement des civilisations, est l'auteur d'un essai traduit en français et intitulé Les cinq stades de l'effondrement (Le Retour aux sources, 2016).

     

    dmitry orlov,

    Coronavirus : l’Occident a échoué 

    Avec toute l’encre qui a coulé au sujet du SARS-CoV-2 et du COVID-19 et ses diverses ramifications et effets, vous pourriez penser qu’il y a peu à ajouter. Cependant, je n’ai pas encore vu d’article sur le coronavirus en tant que test – non pas dans le sens d’un test pour la présence du virus ou d’anticorps à celui-ci, mais en tant que test pour nous, en tant qu’individus, familles, communautés et nations entières. Nous constatons déjà que ses effets vont de relativement bénins à désastre complet. Comme toujours, blâmer le test pour son échec est une invitation au rire, à ses propres dépens.

    Les personnes susceptibles de rater un test peuvent préférer refuser de le passer. Mais refuser de passer le test du coronavirus n’est guère une option. Selon de nombreux épidémiologistes, environ 80 % de la population mondiale sera finalement exposée à ce virus. Un prince machiavélique régnant sur une société primitive qui ne dispose même pas d’un système de santé publique rudimentaire pourrait tout simplement l’ignorer. Ensuite, sur la base des chiffres actuellement disponibles, peu concluants certes, environ 4 % de la population mourra, mais la majorité d’entre eux seront soit âgés, soit malades, soit les deux. Le prince s’en féliciterait, pensant que les personnes âgées et malades sont un fardeau, alors bon débarras ! Il pourrait même essayer de tirer un profit politique de la situation : puisque le virus a une source étrangère, ceux qu’il infecte sont aussi d’une certaine manière étrangers, ou influencés par l’étranger, et donc des traîtres qui méritent cette affliction comme une sorte de punition surnaturelle. Le fait d’appeler le SRAS-CoV-2 “le virus chinois” va dans ce sens.

    Mais si cette principauté machiavélique dispose d’un système de santé publique, aussi modeste soit-il, elle n’a pas la possibilité de refuser toutes les personnes malades. Mais si l’on tente de les soigner sans préparation sérieuse, tous les médecins risquent d’être infectés. Le contact quotidien avec des personnes infectées leur fera accumuler une charge virale trop élevée pour que leur système immunitaire puisse la gérer. En conséquence, la principauté peut se retrouver rapidement à court de médecins. En retour, le taux de mortalité parmi la population qui aurait survécu au coronavirus augmentera parce que de nombreuses causes de décès de routine ne pourront plus être évitées. Cela pourrait amener le prince à faire une pause dans sa réflexion …

    Pourtant, les politiciens de plusieurs pays ont d’abord pris le chemin d’une passivité presque totale face à l’épidémie de coronavirus. Cette liste comprenait au départ les États-Unis, le Royaume-Uni et la Suède, et ils n’ont commencé à réagir que lorsqu’ils ont vu leurs systèmes de santé publique commencer à céder sous la pression, et s’effondrer. Une stratégie commune a maintenant été mise au point. Elle comprend la fermeture de toutes les frontières et l’autorisation de rapatriement pour les touristes et les expatriés uniquement ; le dépistage et la mise en quarantaine des personnes rapatriées ; la fermeture de toutes les entreprises et organisations non essentielles et l’auto-isolement de la quasi-totalité de la population ; la mise en quarantaine de toutes les personnes infectées ; et la construction rapide d’installations hospitalières spécialisées avec de grandes unités de soins intensifs. En attendant, des travaux sont en cours sur de nombreux vaccins candidats, qui offrent la défense ultime contre le virus, mais ces travaux prendront de nombreux mois.

    L’auto-isolement est avant tout un test. Il est particulièrement difficile pour les personnes seules et sans enfant. Je ne sais pas ce qui est le pire : l’isolement ou l’enfermement avec un ou plusieurs enfants agités. L’effet sur les familles diffère selon le type de famille. D’une part, les communautés en confinement ont connu une augmentation de l’incidence des troubles domestiques. Ces situations sont probablement exacerbées lorsque l’isolement s’accompagne d’une perte de revenus, d’une menace de faillite personnelle, d’une incapacité à payer le loyer et d’autres problèmes financiers. D’autre part, certains couples ont accueilli favorablement la possibilité de passer plus de temps entre eux et avec leurs enfants. Certains d’entre eux ont même découvert les joies de l’enseignement à domicile et explorent celles de la cuisine familiale. C’est à peu près aussi positif que l’auto-isolement, mais dans une certaine mesure et pour presque tout le monde, l’auto-isolement est une épreuve.

    Au-delà de ces effets personnels, l’auto-isolement entraîne une réaction en chaîne d’effondrement commercial. Dans ce cas, l’effondrement commercial entraîne l’effondrement financier, car une baisse des revenus de l’entreprise entraîne des répercussions sous la forme d’une incapacité à assumer ses responsabilités financières. Les salaires restent impayés, les loyers, les baux et les remboursements de prêts deviennent caducs, la faillite et la liquidation commencent à sembler inévitables. Dans certains cas, les gouvernements peuvent intervenir et fournir un financement à taux zéro pour permettre aux entreprises de continuer à payer les salaires, d’accorder des délais de paiement sur les prêts et les impôts et d’autres mesures de ce type.

    De telles mesures peuvent atténuer la douleur à court terme, mais quels effets cela aura-t-il à long terme ? Les premières victimes de l’auto-isolement seront les industries qui dépendent des dépenses discrétionnaires des consommateurs grâce à leurs excédents de revenus : la restauration et le tourisme. Quel est l’intérêt de sauver ces entreprises – et les entreprises qui les approvisionnent, comme les compagnies aériennes et les avions, les hôtels, les bus touristiques, etc. – si la demande pour leurs services ne revient pas dans un avenir prévisible ? Et elle ne reviendra pas – à condition que les gens soient conscients que vivre au jour le jour, aller manger ou faire des voyages même s’ils n’ont pas d’économies, est un très mauvais plan. Beaucoup d’entre eux s’en rendront probablement compte, après avoir survécu à cette épreuve, tandis que les autres finiront tout simplement ruinés. Manger et partir en voyage pour le plaisir ne sont pas des nécessités ; avoir une bourse d’or et d’argent et un stock de nourriture dans la cave le sont. Vivre au-dessus de ses moyens et toujours à crédit peut être efficace, jusqu’à ce que la chance tourne. Et pour beaucoup de gens, avec l’arrivée du coronavirus, elle s’est épuisée.

    Est-il raisonnable de s’attendre à ce que, dans le courant de l’année, une fois que l’on aura gagné suffisamment de temps et que certaines des restrictions auront été levées – tandis que d’autres, comme les voyages à destination/en provenance de régions dangereuses, devront rester en place – les économies des pays mieux gérés se redresseront et afficheront une reprise en forme de V ? Cette attente peut être justifiée en ce qui concerne les économies qui ont une forte composante manufacturière en raison du phénomène de demande retardée : le monde continue à consommer un certain nombre d’ampoules, de liquides vaisselle et de filtres à eau, qu’il soit ou non sous confinement. Les usines peuvent fonctionner en équipes en 3/8 et rattraper le temps perdu. Mais il n’en va pas de même pour les économies de services, qui sont celles de la plupart des pays occidentaux – jusqu’à l’arrivée du virus – mais qui ne le seront probablement plus, d’abord parce que de nombreuses “industries” de services, comme le tourisme et les restaurants, ont été détruites, et ensuite parce que la demande pour ces services sera lente à revenir, si jamais elle revient, parce que les gens fauchés ne mangent pas au restaurant et que les gens effrayés ne prennent pas l’avion pour se rendre dans des endroits exotiques, potentiellement infectés par le coronavirus.

    Dans l’ensemble, ce qui aurait dû se produire se serait produit indépendamment de toute pandémie de coronavirus. Le virus offre une excuse commode pour expliquer l’effondrement de l’économie mondiale, mais elle s’était déjà bien effondrée des mois avant son arrivée sur la scène. Certains des chiffres financiers falsifiés semblaient encore relativement optimistes, mais la production industrielle déclinait de manière significative dans des nations productives clés telles que l’Allemagne et le Japon, tandis que la Chine et l’Inde affichaient les taux de croissance les plus faibles depuis plus d’une génération. Ce sont ces chiffres qui comptaient, alors que la “performance” d’économies de services presque purement parasitaires, axées sur les consommateurs, s’est avérée ne pas compter du tout. Et puis, en août 2019, il s’est avéré que la dette publique américaine n’était plus valable comme garantie, et elle ne l’est toujours pas. C’est à ce moment qu’il est devenu évident que les nations exportatrices non parasitaires, productives et non occidentales n’allaient plus accepter des promesses vides de sens, au lieu de paiements, avant longtemps. La réponse des nations occidentales a été de faire d’autres promesses vides – c’est-à-dire d’imprimer plus d’argent. Que pensez-vous que cela leur apportera ? Pas grand-chose, je pense.

    Compte tenu de cette tournure des événements, inévitable mais très joliment précipitée par l’arrivée du coronavirus, chacune des composantes majeures de l’économie mondiale est confrontée à une tâche différente. Pour la Chine, c’est la fin d’une longue période d’expansion économique et de développement social massif, nécessitant un passage à un modèle de développement durable à un rythme plus lent, car la demande étrangère pour les produits fabriqués en Chine ne peut plus être utilisée pour poursuivre l’expansion économique.

    Pour la Russie, la tâche reste la même : continuer à suivre la voie qu’elle a empruntée depuis au moins 2014 pour atteindre une souveraineté totale et une autarcie limitée tout en passant de l’exportation de matières premières à l’exportation de produits manufacturés. Elle est assez avancée sur cette voie et est déjà autosuffisante dans de nombreux domaines, y compris l’alimentation et pour de nombreux produits manufacturés, dont une grande partie du reste provient de Chine et d’autres nations non occidentales avec lesquelles la Russie entretient des relations amicales. Les sanctions occidentales antirusses ont été très utiles à cet égard. Les Russes ont d’abord été lents à reconnaître le danger de la dépendance occidentale et ont nourri l’espoir d’être traités équitablement. Les sanctions les ont aidés à se mobiliser.

    Quant à l’Union européenne et aux États-Unis, la tâche qui les attend est d’essayer de ne pas s’effondrer. Jusqu’à présent, ces deux unions semblent s’acquitter assez mal de cette tâche. Face à la crise du coronavirus, les nations de l’UE n’ont pas réussi à s’entraider et ont plutôt eu tendance à se voler mutuellement des fournitures médicales essentielles tout en réclamant l’aide de la Chine et de la Russie – qu’elles reçoivent. Pendant ce temps, le vaisseau-amiral de l’UE, ainsi que l’OTAN, se sont révélés complètement inutiles. Il y a eu tellement de désaccords entre les pays membres de l’UE qu’un retour à un statu quo ante optimiste semble peu probable. Pour l’instant, le seul point d’optimisme est que l’afflux de migrants a été stoppé. Mais c’est aussi un point de pessimisme pour la Turquie et l’Afrique du Nord où ces migrants ont été parqués par millions, dont beaucoup sont détenus dans des camps de réfugiés qui vont probablement devenir de puissants incubateurs de coronavirus.

    Aux États-Unis, divers États de l’Union semblaient initialement faire un effort pour venir en aide aux États les plus touchés par la crise, mais ce modèle ne fonctionne que si la crise touche quelques États alors que celle-ci les touchera tous et nécessitera une approche centralisée de la gestion des crises. À cet égard, Washington s’avère à peu près aussi utile que l’UE ; une combinaison d’incompétence et de tracasseries bureaucratiques a produit une situation dans laquelle les États-Unis ont une capacité très limitée à découvrir qui est infecté et qui ne l’est pas. L’une des principales lacunes des États-Unis, qui s’avère aujourd’hui fatale, est qu’ils ne disposent pas d’un système national de soins de santé. Chaque État dispose d’un système de prestation de services médicaux privés et commerciaux basé sur divers régimes d’assurance que la pandémie de coronavirus ne manquera pas de faire exploser. Les quartiers clochardisés des grandes villes américaines, peuplés entre autres de malades mentaux et de toxicomanes, offrent le même environnement fertile pour la propagation de la contagion que les camps de migrants et les enclaves ethniques d’Europe.

    Bien que tout cela soit plutôt triste, il y a une grande note d’optimisme qui se dégage. La Chine vient de donner au monde un cours de maîtrise sur la défense contre la guerre biologique. Peu importe que le SRAS-CoV-2 ait été concocté dans un laboratoire de guerre biologique américain ou non. Le fait est que cela aurait pu être le cas, car sinon, pourquoi les États-Unis auraient-ils des laboratoires de guerre biologique dispersés dans le monde entier ? Et pourquoi ont-ils collecté des échantillons d’ADN auprès des populations locales, si ce n’est pour les cibler à l’aide d’armes biologiques ? Après quelques incertitudes et hésitations, la Chine a donc choisi de traiter la lutte contre l’épidémie de SRAS-CoV-2 comme une guerre et a gagné ! La Russie a suivi le mouvement, et bien qu’il soit trop tôt pour déclarer la victoire, elle est également susceptible de remporter une victoire sur le front de la guerre biologique.

    Et si c’est le cas, la guerre est terminée et l’armée américaine peut faire ses valises et rentrer chez elle car elle n’a plus de stratégie gagnante. La guerre des étoiles était un rêve et elle n’a jamais développé de capacité nucléaire crédible de première frappe ; ses capacités conventionnelles ont été rendues obsolètes par les armes modernes de la Russie et de la Chine ; et maintenant il s’avère que ses laboratoires de guerre biologique très coûteux ont été un gaspillage complet d’argent. Les États-Unis devraient maintenant se sentir libres de réduire à zéro le budget du Pentagone et de dépenser l’argent qui leur reste pour mettre en place un système national de santé publique – tant qu’il y a encore un public et une nation.

    Dmitry Orlov (De Defensa, 17 avril 2020)

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  • La crise du Covid-19, victoire des “démocratures” ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros cueilli sur Geopragma et consacré aux enseignements qui peuvent d'ores et déjà être tirés de la crise sanitaire en cours. Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et de Vers un nouveau Yalta (Sigest, 2019). Elle a créé en 2017, avec Hervé Juvin, entre autres, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

     

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    Affiches sur le chantier de construction d'un hôpital moscovite dédié au traitement des maladies infectieuses

     

    La crise du Covid-19, victoire des “démocratures” ?

    Nous devons profiter de la crise pour tirer des enseignements et cesser de nous tromper de priorité. L’important en effet, n’était pas de laisser se tenir le premier tour des municipales ou des matchs de foot avant de commencer à restreindre les activités de nos concitoyens, ni de laisser fonctionner les aéroports sans contrôle systématique des entrants et isolement, ni surtout de garder ouvertes nos frontières pour faire croire au bon peuple que tout était sous contrôle. L’important, le premier devoir de l’Etat, c’est la protection et la défense de sa population. Il faut sauver la vie des Français et leur donner des consignes claires et simples pour évincer en eux, dans l’urgence, cet ultra-individualisme qui n’a pas seulement fait le lit du communautarisme mais aussi celui d’une vulnérabilité collective ancrée dans le fait de se croire autorisé à tout et sans devoir de rien.

    Les États gagnants de la crise

    Quoi qu’il en soit, pour le regard à la fois global et scrutateur du géopolitologue, ce drame est, il faut bien l’avouer, l’occasion d’une observation sans pareille. Car le Coronavirus va rebattre les cartes de la puissance en Europe et dans le reste du monde. Le premier réflexe, celui du bien-pensant occidental qui bat sa coulpe, est de rattacher cette pandémie à un “signe du Ciel” devant opportunément enclencher un gigantesque processus d’autorégulation, de remise à plat d’une planète partie en vrille et en train de s’étouffer de sa propre démence productiviste. Un processus vertueux donc, qui irait vers une réforme de l’économie et de la finance mondiales et vers un assagissement salutaire d’une globalisation en surchauffe. Après ce drame, les dirigeants du monde vont enfin réfléchir et réformer la gouvernance mondiale vers plus de sens et de solidarité. C’est beau mais très improbable.

    En revanche, la pandémie signe le grand retour d’un malthusianisme de la puissance et de l’influence. Seuls les plus résistants et adaptables des Etats s’en sortiront. Et le jackpot ira à ceux qui oseront non pas juste revenir au statu quo ante, et repartir dans leur roue comme des hamsters bourrés d’amphétamines, mais prendre l’initiative d’une réforme globale de l’entropie mondiale dans le sens d’une meilleure coopération internationale et d’une pratique du dialogue respectueux entre adversaires (et déjà entre partenaires…). Les autres, ceux qui vont “jouer perso’ en croyant jouer gagnant, seront discrédités moralement et politiquement. Mais jouer collectif signifie voir clair et décider vite pour sauver sa propre peau avant de secourir les autres. Comme dans un avion en dépressurisation : avant d’aider votre voisin, vous devez mettre votre propre masque ! …L’ironie est donc que ce sont les Etats qui ont réagi le plus vite et fermement, par des mesures coercitives de surveillance, pour protéger leurs propres concitoyens, qui ont pu le plus rapidement exercer leur solidarité envers les autres et donc remporter la mise en matière d’influence et de magistère politique comme de reprise de l’économie : Taiwan, Hong Kong, Singapour, le Japon, la Corée du Sud, la Chine, la Russie etc…. Les grands gagnants seront donc les régimes qui auront osé guider, sans simagrées guerrières, leurs peuples et les associer à une prise de conscience de leur devoir individuel pour un salut collectif, les contraindre pour les protéger.

    On a vertement critiqué la Chine pour ses méthodes drastiques et autoritaires mais, comme pour la Russie, force est de constater que c’est la fermeture quasi-immédiate des frontières, le confinement total de régions entières, la pratique massive du test, le triage et le traitement différencié et sans états d’âme de catégories de populations à risques, le traçage de leurs déplacements pendant et après la réouverture qui a permis à un pays d’un milliard et demi d’habitants d’avoir…quelques milliers de morts seulement, moins déjà que l’Espagne ou l’Italie et sans doute bien moins que les Etats-Unis dans quelques semaines. Quant à la Russie, elle a été prompte à fermer sa très longue frontière chinoise, à mettre les voyageurs en observation longue et elle prend désormais des mesures strictes mais très différenciées selon les catégories de population pour limiter l’épidémie. Elle ne parle pas de “guerre” mais fait comprendre que l’heure et grave et que du comportement de chacun dépend la survie de tous. Elle annonce aussi des sanctions lourdes aux contrevenants. Fake news ! Ces dictateurs antédiluviens nous mentent me rétorquera-t-on ! Leurs chiffres sont faux ! Peut-être un peu. L’OMS pense le contraire. Et l’on ne peut, à l’heure des réseaux sociaux, cacher impunément des tombereaux de morts. Ce qui est certain, c’est que les citoyens chinois et russes obéissent à leurs autorités, de gré et au besoin de force. On ne leur demande pas leur avis, on ne les ménage pas, on leur explique simplement les enjeux pour eux-mêmes et pour la survie collective de leur nation. On leur donne des consignes cohérentes. La France est le pays des droits de l’homme, la Chine celui des devoirs de l’homme. Et la Russie en a vu d’autres…

    La bascule du leadership

    L’ironie du sort pour des élites européennes qui ont passé leur temps depuis 3 ans à critiquer Donald Trump, vient du fait que c’est de ce président américain honni et méprisé que l’Europe entière attend aujourd’hui son salut économique et financier. Pour l’instant l’Amérique souffre, mais elle met le prix pour s’en sortir au plus tôt. Et elle s’en sortira. Toutefois, c’est géopolitiquement que le pire est à venir pour Washington. C’est la bascule globale du leadership mondial vers l’Asie au profit du “contre monde” chinois qui se trouve accélérée par la pandémie. Car l’attitude de Pékin comme de Moscou a su démontrer un réflexe de solidarité envers le reste du monde et notamment envers les pays européens dont eux-mêmes comme l’Amérique ont été parfaitement incapables. Surtout, au-delà d’une capacité de rebond économique et industriel remarquable, Russie et Chine démontrent une absence totale d’approche idéologique de la crise et se paient le luxe d’exprimer, par leur soutien concret à ceux qui ont compris et agi avec retard, une empathie multilatérale ignorante des avanies subies et aux antipodes de notre comportement infantile. Tandis que nous faisons la preuve de notre incapacité mentale à prendre la mesure des enjeux (à l’instar des migrations ou du terrorisme) et de notre absence de solidarité intra-européenne, les “démocratures” que nous diabolisons à l’envi s’en sortent mieux que nous car elles osent contrôler les foules. Puis elles se paient le luxe de venir à notre secours. Elles envoient, comme Cuba ou le Venezuela, des médecins et des respirateurs en Italie, et Pékin va pour nous fabriquer un milliard de masques.

    Bref, humiliation suprême, après le Moyen-Orient, après l’Afrique, sous les yeux du monde entier, Pékin et Moscou nous font de nouveau la leçon. Une leçon d’humanité qui démonétise complètement nos postures ridicules sur les dictateurs et les démocrates, les grands méchants et les bienveillants. Ils font ce qu’on n’a pas su faire : se concentrer sur la menace existentielle elle-même, la traiter sans égard pour les droits individuels de leurs citoyens mais assurer grâce à ces mesures “liberticides” leur salut collectif et leur remise au travail, donnant magistralement raison à la pensée chinoise qui voit dans toute situation le potentiel d’une inversion des équilibres. Nous y sommes. C’est la rançon de notre naïveté, de notre cupidité, de notre égoïsme et de notre oubli des devoirs premiers de l’Etat envers la nation. A force de nous soucier de notre souveraineté comme d’une guigne, elle se venge.

    C’est aussi une triste heure de vérité pour l’Europe. Même une tragédie humaine concrète, vécue par ses membres fondateurs principaux, n’aura déclenché aucun geste, aucune générosité. Le récent sommet européen vient de démontrer l’inanité de la solidarité européenne en cas de péril commun. Les plus forts, donc les plus riches, n’ont pas la hauteur de vue pour valoriser leur position de force en donnant aux plus faibles. Un peu comme chez les individus en somme. On écrase l’autre affaibli au lieu de lui sortir la tête hors de l’eau. On lui fait la leçon au lieu de lui tendre la main. On déboule en réunion sur le budget européen avec une pomme et un livre, comme le Premier ministre néerlandais, pour montrer qu’on a tout son temps et qu’on ne négociera rien. Au-delà de l’inélégance, quelle indignité ! Il y a un très fort paradoxe : les Etats européens qui refusent aujourd’hui, au nom de l’orthodoxie budgétaire, d’aider leurs partenaires, font un mauvais calcul stratégique et géopolitique. S’ils montraient leur humanité, ils gagneraient plus encore que ceux auxquels ils porteraient secours. On me dira que je prêche pour la paroisse des cigales et que je ne comprends pas la juste austérité des fourmis laborieuses. Non, je cherche à raisonner stratégiquement, du point de vue de l’intérêt européen. Or, en diplomatie comme en amour, le premier pas n’est possible qu’au plus fort, et c’est un pas forcément gagnant pour lui car “stratégique” en termes d’influence et de crédit moral et politique. Ce sont ces pas là qui font avancer l’ensemble. Encore faut-il en être humainement capable. Le Général de Gaulle sut tendre la main à l’Allemagne anéantie, puis à la Chine, à l’Espagne et à d’autres. Cette grandeur d’âme qui est la marque d’un esprit visionnaire n’est plus. Il faut d’urgence réinventer le gaullisme en Europe. Invoquer les mânes du Général ou celles du Tigre ne suffira pas.

    L’Europe est donc en train de “tomber en miettes” comme l’annonce tristement le président italien. Elle peut exploser. Elle n’est même pas “en voie de déclassement stratégique” car finalement elle n’a jamais été véritablement “classée” puisqu’elle a toujours été sous la coupe américaine via l’OTAN et que, mis à part Paris durant quelques décennies, tout le monde a trouvé ce marché de dupes formidable. Peut-être finalement ne méritons-nous pas mieux que la servitude puisqu’au-delà des mots creux, nous sommes incapables entre nous d’exprimer une compassion concrète, une charité envers nos propres Etats membres. Nous faisons la morale au monde entier, mais nous sommes une aporie éthique, rien d’autre qu’une machinerie commerciale et monétaire qui ne sait que parler budget et dette et réduit ses 700 millions de citoyens à des unités de coûts et de recettes. Une Europe de comptables, où les fourmis l’ont clairement emporté sur les cigales. Notre président peut bien chanter. Berlin va le faire danser. Bientôt, l’Allemagne déçue depuis trois ans au moins par notre incapacité à tenir il est vrai nos promesses, prendra uniquement de la machine européenne ce que celle-ci peut encore lui donner tout en poursuivant une politique de puissance et d’influence personnelle en agrégeant autour d’elle son satellite batave et ceux du nord et de l’est.

    Les États-Unis doivent faire preuve d'humanité

    Petitesse d’esprit, indigence éthique : ces défauts de structure de l’édifice communautaire font rêver d’un Occident enfin décillé, remettant les compteurs de la solidarité internationale à zéro, décidant de lever enfin les arsenaux iniques de sanctions contre la Russie ou l’Iran. Ce serait le moment ou jamais. Pour satisfaire notre instinct de vengeance, notre vision punitive du monde, notre volonté d’écrasement des autres ou notre simple grégarisme, nous laissons en effet, dans un contexte sanitaire dramatique, un peuple déjà très affaibli et cette situation va entrainer probablement des milliers de morts. Pourquoi ? Juste pour le punir de ne pas déposer ses dirigeants qui résistent au plan américain de dépeçage de la Perse. C’est d’un cynisme parfaitement insupportable. Où est la conscience de la globalité des menaces pesant sur l’humanité ? L’indifférence totale des politiciens occidentaux pour les parties du monde qui ne les concernent pas et ne serviront pas leur réélection parait à l’heure de la pandémie plus abjecte encore que d’ordinaire. Souhaitons que la récente annonce d’une aide européenne à l’Iran via le mécanisme Instex jusque-là mort-né de contournement des sanctions extraterritoriales américaines auxquelles nous nous soumettons servilement depuis bientôt 2 ans contre toute raison, soit le premier pas d’une rupture nette d’attitude et d’état d’esprit de notre part. Notre cynisme et notre indifférence sinon nous perdront. Le coronavirus est un révélateur d’humanité et d’inhumanité. Il faut retrouver le sens de la Vie dans nos existences, cette Vie commune en humanité que masquent nos prédations et nos luttes incessantes pour la primauté. Les USA comme les puissances européennes ont une occasion inespérée de faire vraiment preuve d’humanité et de préoccupation pour l’homme. La bascule du monde sinon va s’accélérer à notre détriment

    Ce virus a eu le mérite de révéler des réflexes de survie collectives des peuples et des nations que l’on jugera égoïstes mais qui traduisent la verdeur d’une vertu cardinale : l’esprit de souveraineté. Certains ont enfin réalisé que le fait de se prendre en mains, de revenir aux fondamentaux politiques et sécuritaires c’est à dire à la protection de nos populations, cet égoïsme sacré et salutaire était la seule approche qui permette d’abord de survivre avant d’espérer éventuellement construire un chemin collectif avec d’autres survivants. On ne battit pas sur un champ de ruines ou de morts. Il n’y aura jamais pour l’Europe, en aucun domaine, de salut à attendre du suivisme, du grégarisme ou des déclarations hors sol d’un Commission de Bruxelles qui préfère que l’on meure par millions pour rester fidèles à des principes abscons d’ouverture de l’espace européen plutôt de survivre en reprenant le contrôle de ce qui se passe sur nos territoires nationaux.

    Le problème en somme, qui vient de se manifester magistralement, est toujours le même : c’est la vassalisation mentale et l’esprit de renoncement qui sont si enkystés dans nos rouages institutionnels collectifs et parfois même nationaux que nous sommes les ventriloques d’un discours qui nous condamne à l’impuissance. Exactement comme en matière de défense, quand nous persistons à faire semblant de croire en la garantie atomique ou même conventionnelle américaine alors que l’on sait tous depuis plus d’un demi-siècle, qu’elle est théorique (l’Europe servant essentiellement de profondeur stratégique aux Etats-Unis). Cette “Foi du charbonnier” des Européens en des utopies-pièges (pacifisme, fatalité heureuse de la fin des Etats et des frontières, universalisme béat, refus des traditions, culte du présent, progrès conçu comme l’arasement du passé, dogmatisme moralisateur, etc… …) que l’on nous survend depuis 70 ans pour tuer la puissance européenne en prétendant la construire, a une fois encore joué contre nous.

    Or, nul n’a jamais construit sur le renoncement à ce que l’on est profondément. On construit sur des partages équitables, sur des compromis respectueux, sur la lucidité qui refuse l’égalitarisme fumeux et n’aboutit, comme le communautarisme chez nous, qu’à la dictature des “petits” sur les “grands” au prétexte qu’ils doivent par principe être traités à l’identique. Mais il n’y a pas d’identique en Europe ! Les Etats-membres ne sont pas des clones ! il y a en revanche des racines historiques et religieuses communes et comme par hasard celles-là, on les nie on les oublie ! Pour le reste, il n’y a qu’une diversité culturelle économique, sociale gigantesque et d’ailleurs fertile. Mais il y a aussi une histoire commune des membres fondateurs, des membres qui ont joué franc jeu et d’autres qui poussaient d’autres agendas…

    Cette crise doit enfin nous conduire à redéployer massivement des moyens vers la préparation collective des situations d’urgence. Il faut reprendre en main notre souveraineté notamment sanitaire et industrielle. L’état de sidération économique du monde développé observé à cette occasion ouvre des boulevards aux hackers de tous poils et à la guerre dans le cyberespace. Il y aura d’autres corona et un jour l’un d’entre eux tout spécialement destiné à notre déstabilisation mettre à l’épreuve nos politiciens du temps court et de l’expédient conjoncturel. L’épidémie peut rebondir, en Chine comme ailleurs, et nul ne devrait se risquer à fanfaronner. Pékin semble en train de battre de vitesse l’Amérique (et plus encore l’Europe qui est le terrain de jeu sacrificiel de leur duel), qui entre tout juste dans la pandémie et va comme l’Europe, subir une contrecoup économique lourd, en faisant repartir sur les chapeaux de roues son économie pour voler au secours du monde et le soigner… Mais une autre “guerre fait rage”, là aussi pleine d’ironie qu’il faut suivre avec grande attention : celle des grands producteurs de pétrole (dont la Chine est la cible commerciale ultime).

    Donald Trump est désormais contraint d’aller à Canossa et d’implorer Moscou et Ryad de réduire leur production pour enrayer la chute vertigineuse du prix du baril et ne pas noyer définitivement son industrie du schiste dans une marée noire saoudo-russe. L’OPEP l’emporte. Russes et Saoudiens sont d’accord pour lui faire rabattre sa superbe et l’aider un peu, en échange d’un allègement des sanctions contre Moscou et d’un arrêt du soutien au cousin rival de MBS à Ryad que certains à Washington verraient bien lui succéder depuis le dépeçage de Kashoggi qui a fait désordre. Vladimir Poutine doit savourer sa vengeance mais réfléchira sans doute avant de tendre la main à Washington. L’Amérique lui en saura-t-elle gré durablement ? Rien n’est moins sûr. La nouvelle guerre froide et l’anti-russisme pavlovien reprendront de plus belle dès que Washington se relèvera. Les Américains sont pragmatiques mais pas stratèges. Ils ne sont malheureusement pas près de comprendre qu’ils auraient tout à gagner à faire basculer Moscou dans le camp occidental. Cette erreur stratégique dure depuis 30 ans et il est bien tard maintenant. Les Russes n’en veulent plus et les Européens sont incapables de comprendre qu’ils en font les frais.

    Caroline Galactéros (Geopragma, 7 avril 2020)

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  • Crise du Coronavirus et guerre du pétrole...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jacques Sapir, cueilli sur Figaro Vox et consacré à la guerre des prix du pétrole qui vient de se déclencher parallèlement à la crise du coronavirus et à la tempête boursière... Économiste hétérodoxe et figure de la gauche souverainiste, Jacques  Sapir a publié de nombreux essais comme La fin de l'euro-libéralisme (Seuil, 2006), La démondialisation (Seuil, 2011) ou Souveraineté - Démocratie - Laïcité (Michalon, 2016).

     

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    Derrière le Coronavirus, la guerre du pétrole ?

    Derrière l’épidémie du Coronavirus (COVID-19) se profile une nouvelle guerre sur les prix du pétrole. La chute de la production en Chine a eu des conséquences importantes sur les marchés des matières premières, et celui du pétrole en particulier. Mais, depuis le vendredi 6 mars, on assiste à l’éclatement de l’accord qui unissait l’OPEP, emmené par l’Arabie Saoudite, au groupe dit «non-OPEP» conduit par la Russie. Nous sommes donc entrés dans une autre logique.

    L’échec de la réunion de Vienne

    Une réunion se tenait à Vienne le vendredi 6 mars pour étudier les réponses à apporter à la baisse des prix engendrée par la chute de la demande chinoise et par le ralentissement de l’activité économique. Le ministre Russe de l’Énergie, Alexandre Novak, arrivé de Moscou vendredi matin déclara alors à ses collègues ministres qu’il était en faveur du maintien de la réduction de l’offre aux niveaux actuels jusqu’en juin, date à laquelle il conviendrait d’étudier des coupes plus profondes. Les ministres de l’OPEP, sous la direction du Ministre Saoudien avaient proposé jeudi à la Russie de réduire la production de pétrole de 1,5 million de barils supplémentaires par jour afin de compenser l’impact du coronavirus. Quelques heures plus tard, l’OPEP avait de nouveau fait pression sur Moscou, pour une réduction immédiate des volumes de production. La déclaration d’Alexandre Novak fut l’équivalent d’une fin de non-recevoir.

    Malgré les efforts du secrétaire général de l’OPEP, Mohammad Barkindo, le marché pétrolier est entré dans une crise profonde. Le prix du pétrole brut, en conséquence, a chuté brutalement.

    L’impasse à laquelle on est arrivé constitue la plus grande crise depuis que l’Arabie saoudite, la Russie et plus de 20 autres pays ont créé le groupe appelé «OPEP +» en 2016. Ce groupe, qui contrôle plus de la moitié de la production mondiale de pétrole et a remodelé la géopolitique du Moyen-Orient est aujourd’hui en crise. Le risque pour les Saoudiens est que si leur stratégie consiste à faire céder la Russie par une baisse de production, ils ont en fait plus à perdre que ce dernier pays car ils ont besoin des prix du pétrole bien plus élevés pour financer leur budget que la Russie.

    La décision russe

    Pendant trois ans, le président Vladimir Poutine a maintenu la Russie au sein de la coalition OPEP +. Cette alliance a été décisive pour permettre à la Russie de traverser la crise engendrée par la baisse brutale des prix du pétrole de 2015 mais elle a aussi apporté à la Russie des gains importants de politique étrangère. On peut se demander pourquoi la Russie, alors, veut y mettre fin.

     

    Cette alliance, cependant, a également aidé - indirectement - l’industrie du schiste américain. Or, la Russie est en pleine confrontation avec les États-Unis. La volonté de l’administration Trump d’utiliser l’énergie comme un outil politique et économique est mal vue par la Russie. La Maison-Blanche a ciblé les activités vénézuéliennes du producteur de pétrole russe Rosneft. Le gouvernement russe a, certes, trouvé une solution de substitution. Mais, cet épisode a cristallisé un conflit avec les États-Unis.

    La décision de la Russie de sacrifier l’accord serait donc la réponse à cette politique américaine. Il faut aussi ajouter que l’accord dit OPEP + n’a jamais été très populaire auprès de nombreux acteurs de l’industrie pétrolière russe. Le Kremlin a également été déçu par son alliance avec Riyad. La stabilité de Mohammed Ben Salman ne semble pas assurée si l’on en croit des observateurs moscovites. La décision de prendre le risque d’une guerre commerciale avec l’Arabie saoudite et de provoquer une baisse importante des prix du pétrole brut aurait donc été prise lors de la réunion entre Vladimir Poutine et les dirigeants de l’industrie pétrolière le samedi 29 février.

    La stratégie russe

    La Russie vise deux objectifs. Le premier est de mettre les producteurs américains en difficulté. On sait que les petites compagnies, qui produisent une partie du pétrole de schiste, ont besoin d’un prix du brut supérieur à 50, voire 60 dollars, pour pouvoir rembourser les emprunts qu’elles ont contractés envers les banques (et ces emprunts couvrent souvent 90% du capital de la société). Compte tenu des réserves accumulées, la Russie pourrait s’accommoder de prix de l’ordre de 30 $ pour une période assez longue. De tels prix mettraient les petites sociétés américaines, mais aussi les banques qui leur ont avancé l’argent, dans de grandes difficultés. Ces prix bas accentuent la tendance baissière de Wall Street car des prix du pétrole faibles signifient aussi une chute des dépenses d’exploration et d’exploitation du pétrole, et donc une moindre valorisation pour les entreprises qui fournissent le matériel et la technologie pour ce faire. D’ailleurs, l’EIA a annoncé le 11 mars que la production de pétrole des États-Unis baisserait en 2021, une première depuis 2016.

    Mais, on ne peut exclure un autre objectif de la stratégie russe. L’Arabie saoudite, s’est lancée dès dimanche dans une politique très agressive de guerre des prix en réduisant massivement les prix de son brut. Le géant de l’énergie saoudien ARAMCO a ainsi offert des remises sans précédent de 6$ à 8$ en Asie, mais aussi en Europe et aux États-Unis dans l’espoir d’inciter les raffineurs à utiliser le brut saoudien. Car, le pétrole saoudien est ce que l’on appelle un pétrole «lourd» qui demande un raffinage bien plus complexe que le pétrole produit par la Russie. Ces remises ont été immédiatement imitées par les autres producteurs de la région comme le Koweït et les Émirats Arabes Unis.

    Le pays a désespérément besoin d’argent. Le budget saoudien pourrait avoir un déficit de 100 milliards de dollars dans la situation actuelle, et la privatisation d’une partie de la société pétrolière ARAMCO dépend étroitement de prix élevés. En contraignant l’Arabie Saoudite à chercher des fonds par l’accroissement des volumes de production, les dirigeants russes escomptent que d’ici quelques semaines à quelques mois, la chute des prix du pétrole pourrait créer des problèmes insupportables pour Mohammed Ben Salman. D’ailleurs, ce dernier a fait arrêter il y a quelques jours trois membres de la famille royale saoudienne pour «haute trahison». La stabilité de son pouvoir, minée par les échecs au Yémen, dans les relations avec les pays du Golfe, mais aussi éprouvée par la timide libéralisation du régime saoudien, pourrait bien être fragile.

    Alors qu’Erdogan a dû venir à résipiscence à Moscou le jeudi 5 mars et accepter un accord qui est en réalité favorable au gouvernement syrien et au gouvernement russe, l’idée d’affaiblir l’autre pôle du Moyen-Orient, l’Arabie saoudite, a pu traverser l’esprit du gouvernement russe.

    Jacques Sapir (Figaro Vox, 12 mars 2020)

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  • Erdogan n'est fort que parce que nous sommes faibles !...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Renaud Girard à Figaro Vox à propos de la crise provoquée par la Turquie et qui implique la Syrie, la Russie et maintenant l'Europe... Renaud Girard est correspondant de guerre et chroniqueur international du Figaro.

     

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    «Vague migratoire: le seul moyen de faire reculer Erdogan, c’est de lui tenir tête»

    FIGAROVOX.- Pouvez-nous nous expliquer la situation à Idlib et le lien avec la crise migratoire?

    Renaud GIRARD.- La Syrie est plongée dans une guerre civile qui, depuis 2012, oppose une rébellion majoritairement islamiste (soutenue, entre autres, par la Turquie) au gouvernement laïc baasiste de Bachar el-Assad (soutenu par la Russie et l’Iran). En septembre 2015, le Président Vladimir Poutine a décidé d’engager directement les forces russes aux côtés du gouvernement syrien. Cet appui a permis au camp loyaliste de gagner la guerre et de reconquérir l’essentiel du territoire syrien.

    Cependant, la ville d’Idlib, au nord-ouest du pays, près de la frontière turque, est encore aux mains des rebelles. Les Accords de Sotchi, conclus en septembre 2018 entre Russes et Turcs, faisaient de cette ville une «zone de désescalade», sécurisée par l’armée turque qui est censée y protéger les civils.

    Mais les Syriens et les Russes ont décidé de reprendre la ville, car ils considèrent que le Président Erdogan a trahi ses engagements. En effet, la zone devait uniquement servir à protéger les civils. Cependant, les Turcs y ont accueilli en masse des djihadistes, syriens et étrangers, qui fuyaient la reconquête des autres provinces syriennes par les forces gouvernementales.

    Or, Erdogan n’accepte pas cette reconquête et ses troupes se heurtent à l’armée syrienne. Par ailleurs, au lieu de s’en prendre frontalement à la Russie, qu’il sait forte, il menace l’Union européenne (UE), qu’il sait faible. Il encourage des centaines de milliers de migrants musulmans à se précipiter sur les frontières de l’Europe. Tout cela parce que 33 soldats turcs eurent trouvé la mort dans un bombardement effectué à Idlib (sur le sol syrien donc) par les forces de Bachar el-Assad. Erdogan a ainsi rompu unilatéralement l’engagement qu’il avait pris envers l’UE de garder en Turquie les migrants (Afghans, Syriens, Irakiens...) et de les empêcher de passer en Europe, engagement pour lequel les Européens l’ont généreusement payé. Erdogan punit les Européens, alors qu’ils n’y sont strictement pour rien dans le bombardement d’Idlib.

    Le Président turc sait que l’immigration est devenue le talon d’Achille des sociétés européennes et qu’elle risque de faire imploser l’Union européenne. Et ce d’autant plus que les sociétés européennes n’ont jamais été consultées démocratiquement sur la question migratoire alors qu’elles ont depuis longtemps constaté, chez elles, l’échec du multiculturalisme.

    Par ailleurs, Erdogan cherche à négocier avec Poutine, qui est en position de force, mais sans perdre la face. La rencontre des deux dirigeants, le 5 mars à Moscou, vient de déboucher sur un cessez-le-feu provisoire, qui prévoit qu’Idlib ne sera pas réoccupée par les Syriens pour le moment mais que les organisations islamistes (soutenues par la Turquie) y seront démantelées.

    Quels sentiments vous inspire cette décision du Président Erdogan d’encourager des centaines de milliers de migrants à forcer les frontières de l’Union européenne?

    Premier point, il s’agit là d’une forme d’invasion. Les frontières de l’Europe sont attaquées. Ainsi, le 1er mars 2020, on a pu voir de solides jeunes barbus, criant «Allah Akbar!», portant un tronc d’arbre en guise de bélier et essayant de défoncer le portail d’un poste-frontière grec. Ces musulmans, résidant en Turquie mais natifs de différents pays du Moyen-Orient, avaient été gratuitement transportés en autobus par les autorités turques vers la frontière grecque.

    Deuxième point. Erdogan est en grande partie responsable du chaos qui règne en Syrie. Jusqu’en 2010, il avait choisi comme ligne de politique étrangère «zéro problème avec nos voisins», et maintenait d’excellentes relations avec tous les pays de son entourage géographique. Mais en 2011, éclatent les printemps arabes: Erdogan tente alors de les récupérer à son profit et rêve d’en prendre partout le leadership. Pour cela, il appuie les Frères Musulmans. Il intervient dans la guerre civile syrienne, contre le régime baasiste d’Assad, dont il avait été pourtant l’ami personnel. Son service secret, le MIT, accueille les djihadistes venus du monde entier et les fait passer en Syrie. Il les arme et les soigne, sur le territoire turc. Erdogan se sent alors pousser des ailes et fanfaronne, annonçant en 2012 que d’ici quelques semaines le régime de Bachar sera tombé et qu’il viendra lui-même prier à Damas à la grande mosquée des Omeyaddes. Mais les alliés islamistes arabes d’Erdogan ont perdu. Si le Président turc n’avait pas joué à l’apprenti sorcier, la guerre civile syrienne aurait été terminée plus tôt et aurait fait moins de victimes et de réfugiés. Pourquoi les Européens paieraient-ils le prix des graves imprudences d’Erdogan?

    Troisième point, lorsque l’on regarde le choix d’Erdogan de sanctionner l’UE, il y a là matière à être surpris deux fois. D’abord, les Turcs ne sont pas chez eux à Idlib. La Turquie n’est ni envahie ni attaquée. C’est elle qui, au contraire, occupe une portion du territoire syrien, territoire que le gouvernement de Damas cherche à reconquérir, ce qui est dans la nature d’un gouvernement, quel qu’il soit. Quand on envoie des soldats en expédition dans un autre pays que le sien, ne prend-on pas le risque qu’ils s’y fassent tuer? Ensuite, pourquoi punir les Européens, alors que ce ne sont pas eux - mais des avions syriens ou russes - qui ont tué ces malheureux soldats turcs?

    Mais alors pourquoi Erdogan s’en prend-il à l’UE? Et comment doivent répondre les Européens?

    La seule manière de comprendre le geste d’Erdogan est que ce Frère musulman a toujours, dans sa diplomatie extérieure comme dans sa politique intérieure, préféré s’en prendre à des faibles qu’à des forts. Erdogan n’a aucune difficulté à insulter Macron. Avant d’insulter Poutine ou Trump, il y réfléchira à deux fois. Erdogan vit de nos faiblesses et de nos renoncements. Il n’est fort que parce que nous sommes faibles. Et nous sommes faibles par notre propre faute.

    Erdogan ne comprend que la force. Trump l’a bien saisi, comme le montre l’attaque sur la livre turque en août 2018 pour faire libérer le pasteur américain Andrew Brunson, emprisonné en Turquie. Poutine aussi l’a compris. Ainsi Erdogan a dû se réconcilier avec lui en 2016 après les sanctions russes suite à la mort d’un pilote russe, dont l’avion avait été abattu par les Turcs.

    La Russie et les États-Unis ne sont pas des pays que l’on fait chanter. L’Union européenne, c’est différent. Depuis la crise des migrants de 2015, les Turcs ont compris qu’ils pouvaient la faire chanter à leur guise: «Tu ne veux pas faire ce que je désire, tu ne veux pas me donner plus d’argent ou me soutenir dans ma politique? Alors, je vais t’envoyer quelques centaines de milliers de migrants musulmans supplémentaires.» C’est, en substance, le langage que tient tous les jours à l’égard de Bruxelles notre nouveau sultan néo-ottoman. Là, il vient de passer à la vitesse supérieure en révoquant unilatéralement des accords qu’il avait signés alors que l’UE lui a déjà versé plusieurs milliards d’euros pour empêcher l’arrivée de migrants. Et au moment même où Erdogan donne l’ordre à sa police de pousser les migrants vers la frontière grecque, la Commission européenne annonce qu’elle va lui verser 500 millions d’euros supplémentaires. C’est surréaliste.

    Plus nous serons faibles avec Erdogan, plus il sera méprisant et exigeant. C’est une grave erreur de croire qu’il sera bienveillant si nous nous montrons complaisants et cédons à ses menaces. Il en voudra alors toujours plus. Céder face à lui serait un nouveau Munich, comme lorsque nous avons cédé face à Hitler en pensant ainsi acheter la paix. Le seul moyen de faire reculer Erdogan est au contraire de lui tenir tête.

    Pourquoi la BCE ne spécule-t-elle pas contre la livre turque (comme le firent les USA avec succès pour libérer le pasteur Brunson)? Pourquoi ne surtaxons-nous pas les exportations turques (acier, aluminium, noisettes...)? Pourquoi ne prenons-nous pas des sanctions économiques - sur le commerce et le tourisme - contre la Turquie (comme le firent Trump et Poutine) afin qu’Erdogan cesse son chantage migratoire? La justice française vient de mettre en examen quatre personnes soupçonnées d’avoir collecté des fonds pour le PKK (organisation politico-militaire indépendantiste kurde, hostile à Erdogan). Pourtant les Kurdes nous ont rendu de grands services contre Daech. Erdogan ne fait pas la police pour nous (avec les migrants), pourquoi la ferions-nous pour lui, en arrêtant des Kurdes appartenant à un mouvement, le PKK, qu’il juge terroriste.?

    Surtout, il faut d’urgence aider financièrement et militairement la Grèce et la Bulgarie à défendre les frontières de l’Europe et arrêter cette immigration musulmane de masse, dangereuse pour la cohésion de l’UE. Nous devons mobiliser les armées et polices européennes pour bloquer le flux de migrants et neutraliser le chantage turc. Voilà qui permettrait de donner aux peuples européens une image positive et protectrice de l’UE.

    Le Président turc est-il plus faible qu’on ne le croit?

    Oui. Sa politique étrangère a été contre-productive. Nous sommes à l’opposé de la ligne «pas de problème avec les voisins» des années 2002-2010. Aujourd’hui, en plus de ne pas avoir pu renverser Bachar, Erdogan est isolé diplomatiquement. Il s’est fâché avec de nombreux pays musulmans moyen-orientaux (dont l’Égypte, l’Arabie Saoudite et les Émirats, qui - bien que sunnites comme la Turquie - considèrent les Frères Musulmans comme une organisation terroriste).

    À l’intérieur, le Président turc est aussi en position de faiblesse. Sa cote de popularité est en baisse. Son parti, l’AKP (islamo-conservateur), a perdu la ville d’Istanbul (principale ville et capitale économique du pays, dont Erdogan fut longtemps maire). Son économie connaît des difficultés. Sa population est excédée par la présence de millions de migrants arabes, africains et afghans.

    En se lançant dans une opération militaire pour stimuler le sentiment nationaliste et en tentant de se débarrasser des migrants, Erdogan espère relancer sa popularité auprès de son opinion publique. Mais si sa politique aboutissait à des sanctions économiques, son pari se retournerait contre lui.

    À Idlib, les civils sont pris entre les Turcs (et leurs alliés djihadistes) et les forces de Bachar el-Assad. Face à la guerre, au froid et à la famine, ils vivent une véritable crise humanitaire. Vous êtes l’auteur d’un livre intitulé Quelle diplomatie pour la France? (Le Cerf, 2017), ouvrage dans lequel vous critiquez la position de la présidence Hollande sur le dossier syrien. Pour vous, que doit faire la France pour Idlib?

    La France continue (depuis 2011!) de refuser tout dialogue avec Bachar el-Assad alors qu’il est désormais manifeste que cette ligne est tout à fait erronée.

    Car, qu’on le veuille ou non, Bachar el-Assad a aujourd’hui gagné la guerre et reconquis l’essentiel de son territoire. Même les Émirats Arabes Unis (puissance sunnite qui a longtemps soutenu et armé les rebelles) ont pris acte de la victoire de Bachar et rouvert leur ambassade à Damas! En agissant comme elle le fait, la France se prive de toute influence sur le règlement politico-humanitaire de la crise d’Idlib.

    Le réalisme seul nous permettra d’avoir un impact politique et humanitaire positif là où notre moralisme nous condamne à l’impuissance. Pour pasticher la formule de Charles Péguy sur la morale de Kant, nous pouvons dire que: «la diplomatie française a les mains propres parce qu’elle n’a pas de mains». Notre position n’est d’aucun secours aux civils d’Idlib là où une posture réaliste de rapprochement avec Bachar el-Assad nous permettrait au contraire de peser sur lui. Pour pacifier la Bosnie et mettre fin aux massacres grâce aux accords de Dayton, il a bien fallu parler à Milosevic.

    Depuis le début de l’année 2012, les gouvernements occidentaux ont cessé de parler au régime Assad, estimant que sa chute n’était plus qu’une question de semaines. Ils se sont trompés. Il est temps de prendre les réalités telles qu’elles sont et de comprendre qu’Assad est -qu’on le veuille ou non- un acteur incontournable, qui jouit du soutien d’une partie non négligeable de la population syrienne. Ça ne nous plaît peut-être pas mais ce sont les faits. On ne fera donc pas taire les armes à Idlib sans lui parler. Notre diplomatie moralisatrice et droit-de-l’hommiste n’a servi à rien et n’a pas fait avancer d’un pouce les Droits de l’Homme ou la démocratie. Elle a au contraire abouti à des résultats immoraux, à savoir des souffrances horribles pour les populations. On refuse de se compromettre en parlant à Bachar, mais ce sont les civils syriens qui endurent les conséquences terribles de notre position. «La vraie morale se moque de la morale», disait Pascal.

    Nous avons commis deux grandes erreurs au Moyen-Orient. La première a été de rompre avec Bachar el-Assad et de prendre les rebelles syriens pour des «démocrates» alors que la majorité d’entre eux étaient islamistes. La seconde a été d’abandonner nos amis: les Chrétiens d’Orient et les Kurdes. Or, dans cette région du monde, les gens - y compris vos ennemis - ne vous respectent que si vous n’abandonnez pas vos amis. Ainsi Poutine est respecté par tous les peuples orientaux, y compris par les Turcs et les Saoudiens, parce qu’il n’a pas abandonné son ami Bachar. À cause de ces deux erreurs, la voix de la France ne compte aujourd’hui pour rien en Syrie, alors que nous en sommes pourtant l’ancienne puissance mandataire: dans les négociations du 5 mars, Poutine a décliné la demande d’Erdogan de convier également Emmanuel Macron à une rencontre sur la Syrie. Nous payons là neuf années d’erreur et d’aveuglement.

    Faut-il condamner les frappes russes sur Idlib?

    Pour répondre, regardons les chiffres. La guerre en Syrie a fait 73 000 morts en 2013 et 75 00 en 2014, mais 20 000 en 2018 et 11 000 en 2019 (c’est-à-dire un chiffre divisé par 7 par rapport à 2014). Donc l’intervention russe (qui remonte 2015) et les succès russo-syriens sont synonymes d’une baisse du nombre de morts sur le terrain.

    Surtout, les frappes russes visent des djihadistes, c’est-à-dire notre ennemi principal, le même qui massacre les Chrétiens d’Orient, tue nos enfants dans nos rues et que nous combattons en France et au Mali. D’ailleurs, la chaîne France 24 a publié des images dans lesquelles des djihadistes français se filment fièrement à Idlib parmi les rebelles. Notre attitude est donc incohérente: en France ou au Sahel, nous combattons ces gens. Mais en Syrie, nous déplorons que Poutine les bombarde.

    Les rebelles d’Idlib, protégés par la Turquie, appartiennent à Hayat Tahrir al-Cham, conglomérat djihadiste dont la principale branche est Fatah al-Cham, nouveau nom du Front Al-Nosra, c’est-à-dire de la branche syrienne d’Al Qaeda. N’oublions pas qu’Al Qaeda est à l’origine des attentats du 11 septembre de 2001 (les plus meurtriers de l’histoire du terrorisme). C’est elle que nous affrontons dans le Sahel (sous le nom d’Aqmi). Depuis 20 ans, cette nébuleuse a aussi tué des milliers de civils dans le monde arabe.

    Pendant toute la guerre syrienne, la filiale Al-Nosra est restée fidèle à la réputation de sauvagerie de sa maison-mère Al-Qaeda. Elle s’est tristement illustrée, entre autres exactions, par des massacres de druzes, de chrétiens et d’alaouites, mais aussi de sunnites. Par exemple, le 11 décembre 2013, Al-Nosra a infiltré la ville d’Adra: au moins 32 civils ont été massacrés, certains décapités. La victoire d’Al Nosra en Syrie, empêchée par les Russes, aurait signifié l’extermination de toutes les minorités religieuses, l’instauration de la charia et la constitution d’un État islamiste et terroriste au coeur du Moyen-Orient et de la Méditerranée. Si les bombardements sur Idlib tuent hélas aussi des civils, c’est parce que les djihadistes prennent la population en otage et se mêlent à elle.

    En septembre 2015, j’écrivais «il faut aider les Russes en Syrie». Si nous l’avions fait, nous pourrions jouer un rôle dans la crise syrienne au lieu d’être ravalés au rang de spectateurs passifs.

    Renaud Girard (Figaro Vox, 6 mars 2020)

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