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russie - Page 30

  • Crise du Coronavirus et guerre du pétrole...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jacques Sapir, cueilli sur Figaro Vox et consacré à la guerre des prix du pétrole qui vient de se déclencher parallèlement à la crise du coronavirus et à la tempête boursière... Économiste hétérodoxe et figure de la gauche souverainiste, Jacques  Sapir a publié de nombreux essais comme La fin de l'euro-libéralisme (Seuil, 2006), La démondialisation (Seuil, 2011) ou Souveraineté - Démocratie - Laïcité (Michalon, 2016).

     

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    Derrière le Coronavirus, la guerre du pétrole ?

    Derrière l’épidémie du Coronavirus (COVID-19) se profile une nouvelle guerre sur les prix du pétrole. La chute de la production en Chine a eu des conséquences importantes sur les marchés des matières premières, et celui du pétrole en particulier. Mais, depuis le vendredi 6 mars, on assiste à l’éclatement de l’accord qui unissait l’OPEP, emmené par l’Arabie Saoudite, au groupe dit «non-OPEP» conduit par la Russie. Nous sommes donc entrés dans une autre logique.

    L’échec de la réunion de Vienne

    Une réunion se tenait à Vienne le vendredi 6 mars pour étudier les réponses à apporter à la baisse des prix engendrée par la chute de la demande chinoise et par le ralentissement de l’activité économique. Le ministre Russe de l’Énergie, Alexandre Novak, arrivé de Moscou vendredi matin déclara alors à ses collègues ministres qu’il était en faveur du maintien de la réduction de l’offre aux niveaux actuels jusqu’en juin, date à laquelle il conviendrait d’étudier des coupes plus profondes. Les ministres de l’OPEP, sous la direction du Ministre Saoudien avaient proposé jeudi à la Russie de réduire la production de pétrole de 1,5 million de barils supplémentaires par jour afin de compenser l’impact du coronavirus. Quelques heures plus tard, l’OPEP avait de nouveau fait pression sur Moscou, pour une réduction immédiate des volumes de production. La déclaration d’Alexandre Novak fut l’équivalent d’une fin de non-recevoir.

    Malgré les efforts du secrétaire général de l’OPEP, Mohammad Barkindo, le marché pétrolier est entré dans une crise profonde. Le prix du pétrole brut, en conséquence, a chuté brutalement.

    L’impasse à laquelle on est arrivé constitue la plus grande crise depuis que l’Arabie saoudite, la Russie et plus de 20 autres pays ont créé le groupe appelé «OPEP +» en 2016. Ce groupe, qui contrôle plus de la moitié de la production mondiale de pétrole et a remodelé la géopolitique du Moyen-Orient est aujourd’hui en crise. Le risque pour les Saoudiens est que si leur stratégie consiste à faire céder la Russie par une baisse de production, ils ont en fait plus à perdre que ce dernier pays car ils ont besoin des prix du pétrole bien plus élevés pour financer leur budget que la Russie.

    La décision russe

    Pendant trois ans, le président Vladimir Poutine a maintenu la Russie au sein de la coalition OPEP +. Cette alliance a été décisive pour permettre à la Russie de traverser la crise engendrée par la baisse brutale des prix du pétrole de 2015 mais elle a aussi apporté à la Russie des gains importants de politique étrangère. On peut se demander pourquoi la Russie, alors, veut y mettre fin.

     

    Cette alliance, cependant, a également aidé - indirectement - l’industrie du schiste américain. Or, la Russie est en pleine confrontation avec les États-Unis. La volonté de l’administration Trump d’utiliser l’énergie comme un outil politique et économique est mal vue par la Russie. La Maison-Blanche a ciblé les activités vénézuéliennes du producteur de pétrole russe Rosneft. Le gouvernement russe a, certes, trouvé une solution de substitution. Mais, cet épisode a cristallisé un conflit avec les États-Unis.

    La décision de la Russie de sacrifier l’accord serait donc la réponse à cette politique américaine. Il faut aussi ajouter que l’accord dit OPEP + n’a jamais été très populaire auprès de nombreux acteurs de l’industrie pétrolière russe. Le Kremlin a également été déçu par son alliance avec Riyad. La stabilité de Mohammed Ben Salman ne semble pas assurée si l’on en croit des observateurs moscovites. La décision de prendre le risque d’une guerre commerciale avec l’Arabie saoudite et de provoquer une baisse importante des prix du pétrole brut aurait donc été prise lors de la réunion entre Vladimir Poutine et les dirigeants de l’industrie pétrolière le samedi 29 février.

    La stratégie russe

    La Russie vise deux objectifs. Le premier est de mettre les producteurs américains en difficulté. On sait que les petites compagnies, qui produisent une partie du pétrole de schiste, ont besoin d’un prix du brut supérieur à 50, voire 60 dollars, pour pouvoir rembourser les emprunts qu’elles ont contractés envers les banques (et ces emprunts couvrent souvent 90% du capital de la société). Compte tenu des réserves accumulées, la Russie pourrait s’accommoder de prix de l’ordre de 30 $ pour une période assez longue. De tels prix mettraient les petites sociétés américaines, mais aussi les banques qui leur ont avancé l’argent, dans de grandes difficultés. Ces prix bas accentuent la tendance baissière de Wall Street car des prix du pétrole faibles signifient aussi une chute des dépenses d’exploration et d’exploitation du pétrole, et donc une moindre valorisation pour les entreprises qui fournissent le matériel et la technologie pour ce faire. D’ailleurs, l’EIA a annoncé le 11 mars que la production de pétrole des États-Unis baisserait en 2021, une première depuis 2016.

    Mais, on ne peut exclure un autre objectif de la stratégie russe. L’Arabie saoudite, s’est lancée dès dimanche dans une politique très agressive de guerre des prix en réduisant massivement les prix de son brut. Le géant de l’énergie saoudien ARAMCO a ainsi offert des remises sans précédent de 6$ à 8$ en Asie, mais aussi en Europe et aux États-Unis dans l’espoir d’inciter les raffineurs à utiliser le brut saoudien. Car, le pétrole saoudien est ce que l’on appelle un pétrole «lourd» qui demande un raffinage bien plus complexe que le pétrole produit par la Russie. Ces remises ont été immédiatement imitées par les autres producteurs de la région comme le Koweït et les Émirats Arabes Unis.

    Le pays a désespérément besoin d’argent. Le budget saoudien pourrait avoir un déficit de 100 milliards de dollars dans la situation actuelle, et la privatisation d’une partie de la société pétrolière ARAMCO dépend étroitement de prix élevés. En contraignant l’Arabie Saoudite à chercher des fonds par l’accroissement des volumes de production, les dirigeants russes escomptent que d’ici quelques semaines à quelques mois, la chute des prix du pétrole pourrait créer des problèmes insupportables pour Mohammed Ben Salman. D’ailleurs, ce dernier a fait arrêter il y a quelques jours trois membres de la famille royale saoudienne pour «haute trahison». La stabilité de son pouvoir, minée par les échecs au Yémen, dans les relations avec les pays du Golfe, mais aussi éprouvée par la timide libéralisation du régime saoudien, pourrait bien être fragile.

    Alors qu’Erdogan a dû venir à résipiscence à Moscou le jeudi 5 mars et accepter un accord qui est en réalité favorable au gouvernement syrien et au gouvernement russe, l’idée d’affaiblir l’autre pôle du Moyen-Orient, l’Arabie saoudite, a pu traverser l’esprit du gouvernement russe.

    Jacques Sapir (Figaro Vox, 12 mars 2020)

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  • Erdogan n'est fort que parce que nous sommes faibles !...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Renaud Girard à Figaro Vox à propos de la crise provoquée par la Turquie et qui implique la Syrie, la Russie et maintenant l'Europe... Renaud Girard est correspondant de guerre et chroniqueur international du Figaro.

     

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    «Vague migratoire: le seul moyen de faire reculer Erdogan, c’est de lui tenir tête»

    FIGAROVOX.- Pouvez-nous nous expliquer la situation à Idlib et le lien avec la crise migratoire?

    Renaud GIRARD.- La Syrie est plongée dans une guerre civile qui, depuis 2012, oppose une rébellion majoritairement islamiste (soutenue, entre autres, par la Turquie) au gouvernement laïc baasiste de Bachar el-Assad (soutenu par la Russie et l’Iran). En septembre 2015, le Président Vladimir Poutine a décidé d’engager directement les forces russes aux côtés du gouvernement syrien. Cet appui a permis au camp loyaliste de gagner la guerre et de reconquérir l’essentiel du territoire syrien.

    Cependant, la ville d’Idlib, au nord-ouest du pays, près de la frontière turque, est encore aux mains des rebelles. Les Accords de Sotchi, conclus en septembre 2018 entre Russes et Turcs, faisaient de cette ville une «zone de désescalade», sécurisée par l’armée turque qui est censée y protéger les civils.

    Mais les Syriens et les Russes ont décidé de reprendre la ville, car ils considèrent que le Président Erdogan a trahi ses engagements. En effet, la zone devait uniquement servir à protéger les civils. Cependant, les Turcs y ont accueilli en masse des djihadistes, syriens et étrangers, qui fuyaient la reconquête des autres provinces syriennes par les forces gouvernementales.

    Or, Erdogan n’accepte pas cette reconquête et ses troupes se heurtent à l’armée syrienne. Par ailleurs, au lieu de s’en prendre frontalement à la Russie, qu’il sait forte, il menace l’Union européenne (UE), qu’il sait faible. Il encourage des centaines de milliers de migrants musulmans à se précipiter sur les frontières de l’Europe. Tout cela parce que 33 soldats turcs eurent trouvé la mort dans un bombardement effectué à Idlib (sur le sol syrien donc) par les forces de Bachar el-Assad. Erdogan a ainsi rompu unilatéralement l’engagement qu’il avait pris envers l’UE de garder en Turquie les migrants (Afghans, Syriens, Irakiens...) et de les empêcher de passer en Europe, engagement pour lequel les Européens l’ont généreusement payé. Erdogan punit les Européens, alors qu’ils n’y sont strictement pour rien dans le bombardement d’Idlib.

    Le Président turc sait que l’immigration est devenue le talon d’Achille des sociétés européennes et qu’elle risque de faire imploser l’Union européenne. Et ce d’autant plus que les sociétés européennes n’ont jamais été consultées démocratiquement sur la question migratoire alors qu’elles ont depuis longtemps constaté, chez elles, l’échec du multiculturalisme.

    Par ailleurs, Erdogan cherche à négocier avec Poutine, qui est en position de force, mais sans perdre la face. La rencontre des deux dirigeants, le 5 mars à Moscou, vient de déboucher sur un cessez-le-feu provisoire, qui prévoit qu’Idlib ne sera pas réoccupée par les Syriens pour le moment mais que les organisations islamistes (soutenues par la Turquie) y seront démantelées.

    Quels sentiments vous inspire cette décision du Président Erdogan d’encourager des centaines de milliers de migrants à forcer les frontières de l’Union européenne?

    Premier point, il s’agit là d’une forme d’invasion. Les frontières de l’Europe sont attaquées. Ainsi, le 1er mars 2020, on a pu voir de solides jeunes barbus, criant «Allah Akbar!», portant un tronc d’arbre en guise de bélier et essayant de défoncer le portail d’un poste-frontière grec. Ces musulmans, résidant en Turquie mais natifs de différents pays du Moyen-Orient, avaient été gratuitement transportés en autobus par les autorités turques vers la frontière grecque.

    Deuxième point. Erdogan est en grande partie responsable du chaos qui règne en Syrie. Jusqu’en 2010, il avait choisi comme ligne de politique étrangère «zéro problème avec nos voisins», et maintenait d’excellentes relations avec tous les pays de son entourage géographique. Mais en 2011, éclatent les printemps arabes: Erdogan tente alors de les récupérer à son profit et rêve d’en prendre partout le leadership. Pour cela, il appuie les Frères Musulmans. Il intervient dans la guerre civile syrienne, contre le régime baasiste d’Assad, dont il avait été pourtant l’ami personnel. Son service secret, le MIT, accueille les djihadistes venus du monde entier et les fait passer en Syrie. Il les arme et les soigne, sur le territoire turc. Erdogan se sent alors pousser des ailes et fanfaronne, annonçant en 2012 que d’ici quelques semaines le régime de Bachar sera tombé et qu’il viendra lui-même prier à Damas à la grande mosquée des Omeyaddes. Mais les alliés islamistes arabes d’Erdogan ont perdu. Si le Président turc n’avait pas joué à l’apprenti sorcier, la guerre civile syrienne aurait été terminée plus tôt et aurait fait moins de victimes et de réfugiés. Pourquoi les Européens paieraient-ils le prix des graves imprudences d’Erdogan?

    Troisième point, lorsque l’on regarde le choix d’Erdogan de sanctionner l’UE, il y a là matière à être surpris deux fois. D’abord, les Turcs ne sont pas chez eux à Idlib. La Turquie n’est ni envahie ni attaquée. C’est elle qui, au contraire, occupe une portion du territoire syrien, territoire que le gouvernement de Damas cherche à reconquérir, ce qui est dans la nature d’un gouvernement, quel qu’il soit. Quand on envoie des soldats en expédition dans un autre pays que le sien, ne prend-on pas le risque qu’ils s’y fassent tuer? Ensuite, pourquoi punir les Européens, alors que ce ne sont pas eux - mais des avions syriens ou russes - qui ont tué ces malheureux soldats turcs?

    Mais alors pourquoi Erdogan s’en prend-il à l’UE? Et comment doivent répondre les Européens?

    La seule manière de comprendre le geste d’Erdogan est que ce Frère musulman a toujours, dans sa diplomatie extérieure comme dans sa politique intérieure, préféré s’en prendre à des faibles qu’à des forts. Erdogan n’a aucune difficulté à insulter Macron. Avant d’insulter Poutine ou Trump, il y réfléchira à deux fois. Erdogan vit de nos faiblesses et de nos renoncements. Il n’est fort que parce que nous sommes faibles. Et nous sommes faibles par notre propre faute.

    Erdogan ne comprend que la force. Trump l’a bien saisi, comme le montre l’attaque sur la livre turque en août 2018 pour faire libérer le pasteur américain Andrew Brunson, emprisonné en Turquie. Poutine aussi l’a compris. Ainsi Erdogan a dû se réconcilier avec lui en 2016 après les sanctions russes suite à la mort d’un pilote russe, dont l’avion avait été abattu par les Turcs.

    La Russie et les États-Unis ne sont pas des pays que l’on fait chanter. L’Union européenne, c’est différent. Depuis la crise des migrants de 2015, les Turcs ont compris qu’ils pouvaient la faire chanter à leur guise: «Tu ne veux pas faire ce que je désire, tu ne veux pas me donner plus d’argent ou me soutenir dans ma politique? Alors, je vais t’envoyer quelques centaines de milliers de migrants musulmans supplémentaires.» C’est, en substance, le langage que tient tous les jours à l’égard de Bruxelles notre nouveau sultan néo-ottoman. Là, il vient de passer à la vitesse supérieure en révoquant unilatéralement des accords qu’il avait signés alors que l’UE lui a déjà versé plusieurs milliards d’euros pour empêcher l’arrivée de migrants. Et au moment même où Erdogan donne l’ordre à sa police de pousser les migrants vers la frontière grecque, la Commission européenne annonce qu’elle va lui verser 500 millions d’euros supplémentaires. C’est surréaliste.

    Plus nous serons faibles avec Erdogan, plus il sera méprisant et exigeant. C’est une grave erreur de croire qu’il sera bienveillant si nous nous montrons complaisants et cédons à ses menaces. Il en voudra alors toujours plus. Céder face à lui serait un nouveau Munich, comme lorsque nous avons cédé face à Hitler en pensant ainsi acheter la paix. Le seul moyen de faire reculer Erdogan est au contraire de lui tenir tête.

    Pourquoi la BCE ne spécule-t-elle pas contre la livre turque (comme le firent les USA avec succès pour libérer le pasteur Brunson)? Pourquoi ne surtaxons-nous pas les exportations turques (acier, aluminium, noisettes...)? Pourquoi ne prenons-nous pas des sanctions économiques - sur le commerce et le tourisme - contre la Turquie (comme le firent Trump et Poutine) afin qu’Erdogan cesse son chantage migratoire? La justice française vient de mettre en examen quatre personnes soupçonnées d’avoir collecté des fonds pour le PKK (organisation politico-militaire indépendantiste kurde, hostile à Erdogan). Pourtant les Kurdes nous ont rendu de grands services contre Daech. Erdogan ne fait pas la police pour nous (avec les migrants), pourquoi la ferions-nous pour lui, en arrêtant des Kurdes appartenant à un mouvement, le PKK, qu’il juge terroriste.?

    Surtout, il faut d’urgence aider financièrement et militairement la Grèce et la Bulgarie à défendre les frontières de l’Europe et arrêter cette immigration musulmane de masse, dangereuse pour la cohésion de l’UE. Nous devons mobiliser les armées et polices européennes pour bloquer le flux de migrants et neutraliser le chantage turc. Voilà qui permettrait de donner aux peuples européens une image positive et protectrice de l’UE.

    Le Président turc est-il plus faible qu’on ne le croit?

    Oui. Sa politique étrangère a été contre-productive. Nous sommes à l’opposé de la ligne «pas de problème avec les voisins» des années 2002-2010. Aujourd’hui, en plus de ne pas avoir pu renverser Bachar, Erdogan est isolé diplomatiquement. Il s’est fâché avec de nombreux pays musulmans moyen-orientaux (dont l’Égypte, l’Arabie Saoudite et les Émirats, qui - bien que sunnites comme la Turquie - considèrent les Frères Musulmans comme une organisation terroriste).

    À l’intérieur, le Président turc est aussi en position de faiblesse. Sa cote de popularité est en baisse. Son parti, l’AKP (islamo-conservateur), a perdu la ville d’Istanbul (principale ville et capitale économique du pays, dont Erdogan fut longtemps maire). Son économie connaît des difficultés. Sa population est excédée par la présence de millions de migrants arabes, africains et afghans.

    En se lançant dans une opération militaire pour stimuler le sentiment nationaliste et en tentant de se débarrasser des migrants, Erdogan espère relancer sa popularité auprès de son opinion publique. Mais si sa politique aboutissait à des sanctions économiques, son pari se retournerait contre lui.

    À Idlib, les civils sont pris entre les Turcs (et leurs alliés djihadistes) et les forces de Bachar el-Assad. Face à la guerre, au froid et à la famine, ils vivent une véritable crise humanitaire. Vous êtes l’auteur d’un livre intitulé Quelle diplomatie pour la France? (Le Cerf, 2017), ouvrage dans lequel vous critiquez la position de la présidence Hollande sur le dossier syrien. Pour vous, que doit faire la France pour Idlib?

    La France continue (depuis 2011!) de refuser tout dialogue avec Bachar el-Assad alors qu’il est désormais manifeste que cette ligne est tout à fait erronée.

    Car, qu’on le veuille ou non, Bachar el-Assad a aujourd’hui gagné la guerre et reconquis l’essentiel de son territoire. Même les Émirats Arabes Unis (puissance sunnite qui a longtemps soutenu et armé les rebelles) ont pris acte de la victoire de Bachar et rouvert leur ambassade à Damas! En agissant comme elle le fait, la France se prive de toute influence sur le règlement politico-humanitaire de la crise d’Idlib.

    Le réalisme seul nous permettra d’avoir un impact politique et humanitaire positif là où notre moralisme nous condamne à l’impuissance. Pour pasticher la formule de Charles Péguy sur la morale de Kant, nous pouvons dire que: «la diplomatie française a les mains propres parce qu’elle n’a pas de mains». Notre position n’est d’aucun secours aux civils d’Idlib là où une posture réaliste de rapprochement avec Bachar el-Assad nous permettrait au contraire de peser sur lui. Pour pacifier la Bosnie et mettre fin aux massacres grâce aux accords de Dayton, il a bien fallu parler à Milosevic.

    Depuis le début de l’année 2012, les gouvernements occidentaux ont cessé de parler au régime Assad, estimant que sa chute n’était plus qu’une question de semaines. Ils se sont trompés. Il est temps de prendre les réalités telles qu’elles sont et de comprendre qu’Assad est -qu’on le veuille ou non- un acteur incontournable, qui jouit du soutien d’une partie non négligeable de la population syrienne. Ça ne nous plaît peut-être pas mais ce sont les faits. On ne fera donc pas taire les armes à Idlib sans lui parler. Notre diplomatie moralisatrice et droit-de-l’hommiste n’a servi à rien et n’a pas fait avancer d’un pouce les Droits de l’Homme ou la démocratie. Elle a au contraire abouti à des résultats immoraux, à savoir des souffrances horribles pour les populations. On refuse de se compromettre en parlant à Bachar, mais ce sont les civils syriens qui endurent les conséquences terribles de notre position. «La vraie morale se moque de la morale», disait Pascal.

    Nous avons commis deux grandes erreurs au Moyen-Orient. La première a été de rompre avec Bachar el-Assad et de prendre les rebelles syriens pour des «démocrates» alors que la majorité d’entre eux étaient islamistes. La seconde a été d’abandonner nos amis: les Chrétiens d’Orient et les Kurdes. Or, dans cette région du monde, les gens - y compris vos ennemis - ne vous respectent que si vous n’abandonnez pas vos amis. Ainsi Poutine est respecté par tous les peuples orientaux, y compris par les Turcs et les Saoudiens, parce qu’il n’a pas abandonné son ami Bachar. À cause de ces deux erreurs, la voix de la France ne compte aujourd’hui pour rien en Syrie, alors que nous en sommes pourtant l’ancienne puissance mandataire: dans les négociations du 5 mars, Poutine a décliné la demande d’Erdogan de convier également Emmanuel Macron à une rencontre sur la Syrie. Nous payons là neuf années d’erreur et d’aveuglement.

    Faut-il condamner les frappes russes sur Idlib?

    Pour répondre, regardons les chiffres. La guerre en Syrie a fait 73 000 morts en 2013 et 75 00 en 2014, mais 20 000 en 2018 et 11 000 en 2019 (c’est-à-dire un chiffre divisé par 7 par rapport à 2014). Donc l’intervention russe (qui remonte 2015) et les succès russo-syriens sont synonymes d’une baisse du nombre de morts sur le terrain.

    Surtout, les frappes russes visent des djihadistes, c’est-à-dire notre ennemi principal, le même qui massacre les Chrétiens d’Orient, tue nos enfants dans nos rues et que nous combattons en France et au Mali. D’ailleurs, la chaîne France 24 a publié des images dans lesquelles des djihadistes français se filment fièrement à Idlib parmi les rebelles. Notre attitude est donc incohérente: en France ou au Sahel, nous combattons ces gens. Mais en Syrie, nous déplorons que Poutine les bombarde.

    Les rebelles d’Idlib, protégés par la Turquie, appartiennent à Hayat Tahrir al-Cham, conglomérat djihadiste dont la principale branche est Fatah al-Cham, nouveau nom du Front Al-Nosra, c’est-à-dire de la branche syrienne d’Al Qaeda. N’oublions pas qu’Al Qaeda est à l’origine des attentats du 11 septembre de 2001 (les plus meurtriers de l’histoire du terrorisme). C’est elle que nous affrontons dans le Sahel (sous le nom d’Aqmi). Depuis 20 ans, cette nébuleuse a aussi tué des milliers de civils dans le monde arabe.

    Pendant toute la guerre syrienne, la filiale Al-Nosra est restée fidèle à la réputation de sauvagerie de sa maison-mère Al-Qaeda. Elle s’est tristement illustrée, entre autres exactions, par des massacres de druzes, de chrétiens et d’alaouites, mais aussi de sunnites. Par exemple, le 11 décembre 2013, Al-Nosra a infiltré la ville d’Adra: au moins 32 civils ont été massacrés, certains décapités. La victoire d’Al Nosra en Syrie, empêchée par les Russes, aurait signifié l’extermination de toutes les minorités religieuses, l’instauration de la charia et la constitution d’un État islamiste et terroriste au coeur du Moyen-Orient et de la Méditerranée. Si les bombardements sur Idlib tuent hélas aussi des civils, c’est parce que les djihadistes prennent la population en otage et se mêlent à elle.

    En septembre 2015, j’écrivais «il faut aider les Russes en Syrie». Si nous l’avions fait, nous pourrions jouer un rôle dans la crise syrienne au lieu d’être ravalés au rang de spectateurs passifs.

    Renaud Girard (Figaro Vox, 6 mars 2020)

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  • Ukraine, entre Europe et Russie...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Xavier Moreau à la revue Conflits, dans lequel il évoque la crise ukrainienne et la possibilité d'une solution confédérale. Saint-Cyrien ancien officier parachutiste et spécialiste des questions géopolitiques, Xavier Moreau est l'auteur de La nouvelle grande Russie (Ellipses, 2012) et Ukraine - Pourquoi la France s'est trompée (Rocher, 2015).

     

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    Entretien avec Xavier Moreau – Ukraine, entre Europe et Russie

    Xavier Moreau, vous avez écrit Ukraine, Pourquoi la France s’est trompée. Quelle est la situation actuelle en Ukraine ?

    Paradoxalement, nous pouvons dire qu’aujourd’hui, la situation en Ukraine s’améliore avec l’arrivée du nouveau président Zelensky. Il a été élu au deuxième tour à 75%. Cela symbolise un rejet complet du modèle idéologique qu’avait tenté d’imposer son prédécesseur, le président Porochenko. Ce modèle repose sur une mythologie nationale fondée sur une histoire ukrainienne totalement inventée au XIXème siècle ainsi que sur l’ukronazisme qui correspond à l’histoire des nationalistes ukrainiens entre 1933 et 1945 autour de Stepan Bandera. La population ukrainienne majoritaire ne croit pas à ces mythes et c’est elle qui a voté pour Zelensky.

    Y-a-t ’il eu des progrès en direction de la fin du conflit ?

    Il y a eu des progrès significatifs : retrait de troupes le long de la ligne de fond, échanges de prisonniers, tentative de faire passer la loi d’amnistie générale. Cela explique que Vladimir Poutine, contrairement à l’époque de Porochenko, a accepté d’assister à la réunion des quatre chefs d’Etat au format Normandie (chancelière allemande, présidents français, russe et ukrainien). Cependant tôt ou tard, Zelensky va buter sur la question du vote sur l’autonomie du Donbass car l’État profond ukrainien ne veut rien entendre sur cet élément central des accords de Minsk. La solution serait de faire un référendum où 75% des Ukrainiens voteraient logiquement « OUI » au statut d’autonomie du Donbass.

    D’un autre côté, les ukronazis sont en perte de vitesse. Le 1er janvier dernier, seulement 1000 personnes, environ, ont manifesté à Kiev pour l’anniversaire de Stepan Bandera, alors que c’est désormais une fête officielle et que les radicaux viennent de toute l’Ukraine pour célébrer leur héros. Le bandérisme ne fait plus recette et ne semble plus avoir les moyens de mobiliser ses troupes.

    Pour l’instant, il est clair que Poutine fait confiance à Zelensky. Cela a été démontré par l’acceptation de la réunion au Format Normandie. Il l’a dit plusieurs fois en disant qu’il pensait que Zelensky était sincère, la question étant de savoir s’il avait les moyens de faire sa politique. Il y a donc visiblement une volonté de Vladimir Poutine de donner une chance à Zelensky, ce qui un élément positif pour les relations russo-ukrainiennes.

    Quels ont été les causes, les conséquences et les acteurs principaux de Maïdan ?

    Pour comprendre Maïdan, il faut admettre que l’« Ukraine » est avant tout un terme géographique. Comme c’est un État et non une nation car ce qui se passe à Kiev n’intéresse pas forcément les gens qui habitent à l’Est de l’Ukraine (d’une diagonale qui partirait d’Odessa jusqu’à Kharkov). La population d’Ukraine centrale rêve du modèle polonais d’intégration à l’Union Européenne. C’est le mouvement pro-occidental, qui est renforcé depuis Maïdan par les ukronazis, essentiellement basés à l’Ouest où ils disposent de camps d’entraînement et ce, bien avant 2013. Certains leaders, comme Andrei Biletski, viennent d’autres régions de l’Ukraine.

    Ces mouvements ukronazis rassemblent de moins en moins de monde mais partagent, avec les structures étatiques ukrainiennes, le monopole de la violence. Cette violence est exercée par les services de l’État, le ministère de l’Intérieur et le SBU, qui peuvent la sous-traiter aux unités de représailles. L’homme clé de ce dispositif, soutenu par Washington et désormais pressenti comme futur Premier Ministre, est l’actuel ministre de l’Intérieur, Arsen Avakov.

    Qui est ce personnage ?

    C’est un oligarque d’origine arménienne, qui pèse cinq cents millions de dollars et qui est à mi-chemin entre le banditisme et l’idéologie, sachant qu’étant donné ses origines, il ne peut pas vraiment invoquer la pureté raciale, si chère aux unités de représailles qu’il chapeaute. Si un tribunal était créé pour juger les crimes depuis Maïdan, Avakov serait immanquablement condamné pour de longues années de prison.

    A lire aussi: Les enjeux linguistiques en Ukraine

    Quelle était véritablement la position de Victor Ianoukovitch au moment des évènements de Maidan ?

    Ce que n’a pas compris l’Occident, c’est que face à Maïdan, Victor Ianoukovitch n’était pas un président pro-russe. Il a été élu en 2012, lors une élection qui a été validée par la communauté internationale, avec un programme où l’Ukraine devait entrer dans l’union douanière russe, et où le russe deviendrait une langue officielle. Il n’a fait ni l’un ni l’autre, et au lieu de cela, a promu un accord d’association avec l’UE. Les Ukrainiens du Centre l’ont vu comme étant un premier pas vers l’UE, ce que ce n’était absolument pas.

    Lorsque sous Victor Ianoukovitch, il y a eu des projets pétroliers, tout a été donné systématiquement à des sociétés occidentales, notamment françaises mais surtout américaines. Donc dire qu’il fut l’homme de la Russie est faux. Quand l’UE a refusé de lui donner les quinze milliards d’euro qui lui avaient été promis, il s’est tourné vers la Chine puis s’est rabattu sur la Russie. Il s’est retrouvé isolé parce qu’il a cru qu’il pourrait maintenir un équilibre entre la Russie et l’occident ; mais l’occident est un maître jaloux qui ne négocie pas.

    Qu’en est-il aujourd’hui ?

    Ce qui est intéressant, c’est que tous ceux que l’on a vu en 2014 sur les chaînes de télévision, notamment occidentales, sont aujourd’hui hors-jeu. Iatseniouk vit aux États-Unis, Tyagnibok est reparti à Lvov et n’est même plus député, le maire de Kiev est toujours en poste mais ne pèse rien politiquement, et Porochenko est simple député. Une loi vient par ailleurs d’être prise et prive les députés de leur immunité parlementaire. Ces gens-là sont donc à la merci de la justice, sachant qu’ils ont volé dans la caisse pendant cinq ans.

    Effectivement, des acteurs politiques de Maïdan, il ne reste plus personne. Mais il reste un « État profond », qui ne veut pas, soit pour des raisons idéologiques (comme Paroubi), soit parce qu’ils ont volé ou tué, abandonner le pouvoir. C’est avec cela, et avec les soi-disant alliés de l’Ukraine, c’est-à-dire la France, l’Allemagne et les États-Unis, qui sont eux-mêmes divisés quant à la résolution du conflit, que doit composer Zelensky.

    Que veulent donc les Européens ?

    La France et l’Allemagne veulent liquider l’affaire ukrainienne, donc appliquer les accords de Minsk. Les États-Unis savent bien que l’application de ces accords serait un aveu d’échec. Ils ont échoué en Syrie, ils sont en train d’échouer en Libye ; échouer en Ukraine et peut-être même en Irak serait de trop. A côté de cela, il faut voir que l’Ukraine est prise dans l’étau de l’élection américaine, avec l’affaire Biden et l’impeachment, et tout cela la met à un niveau qui n’est pas le sien, alors qu’elle devrait être une puissance discrète.

    Les Ukrainiens sont donc surexposés et Zelensky, paradoxalement, est le seul à pouvoir sauver l’Ukraine aujourd’hui. Mais si les accords de Minsk ne sont pas appliqués, l’Ukraine explosera économiquement et politiquement.

    Pourquoi, en France notamment, les médias ont tant « désinformé » la population sur la crise ukrainienne ?

    Je pense qu’il y a différents aspects. il y a, premièrement, une méconnaissance de l’histoire de l’Ukraine, les gens ayant tendance à considérer que l’Ukraine est une seconde Pologne. Ils pensent que l’Ukraine existe depuis mille ans, qu’elle a disparu, comme la Pologne, à un moment de son histoire puis a connu une renaissance à la chute de l’Union soviétique. Mais cela est faux. L’Ukraine est une invention, c’est quelque chose de virtuel. C’est une construction purement intellectuelle. La seule mythologie qui permettrait à l’Ukraine d’exister est la mythologie soviétique : les Ukrainiens sont le peuple frère des Russes car ce sont des Russes et les Russes sont des Ukrainiens.

    La géographie explique aussi cette histoire …

    En effet. La partie extrême-Ouest de l’Ukraine a connu une histoire totalement séparée et qui fournit aujourd’hui l’idéologie de l’Etat kiévien. Elle a quitté le monde russe après des siècles de domination par les Polono-lituaniens, par les Autrichiens puis de nouveau par la Pologne.

    La France a aussi soutenu l’Euromaidan pour pouvoir s’opposer frontalement, et par idéologie semble-t-il, à la Russie.

    La gauche française, fondamentalement hostile à la Russie car elle a été déçue par l’échec du communisme en Russie, s’est rebellée dans les années 60. Elle a d’ailleurs pris le Soljenitsyne anticommunisme comme symbole, mais n’ont pas pris son aspect nationaliste. Bernard-Henri Lévy, par exemple, et même Macron, citent Soljenitsyne alors qu’il est nationaliste russe. Ils ont une mémoire – je ne sais pas si c’est par ignorance ou si c’est délibéré – sélective et ils en veulent à la Russie, encore plus aujourd’hui avec Poutine, d’être une puissance conservatrice qui n’écoute plus l’intelligentsia occidentale.

    Les Etats-Unis ont été, avec la France, le fer de lance du soutien à Maidan.

    De l’aveu même des Américains, Maidan leur a coûté cinq milliards de dollars. Tout comme les ONG financées par Georges Soros, ils ne se cachent pas. Nous ne sommes pas dans du complot. Les pro-occidentaux sont certains que leur idéologie est la bonne et n’ont donc pas plus de raison de se cacher que ne se cachaient les membres du Kominterm ou les antifascistes des années 30.

    Pour revenir sur l’histoire de l’Ukraine, vous faites souvent état d’un pays n’a jamais connu d’unité politique.

    L’unité ukrainienne n’existe pas. L’Ukrainien de l’extrême-Ouest ne pensent pas comme les Ukrainiens du Centre de l’Ukraine, qui ne pensent pas comme ceux de l’Est et qui ne pensent pas comme ceux de l’extrême-Est qui eux, se considèrent comme des Russes. D’autant plus que ces Ukrainiens ne pensent pas non plus comme les Criméens.

    Il y a un aveuglement, plutôt par ignorance que par vice, de cette histoire. Et cette idée que l’Ukraine a choisi l’Europe est le slogan le plus absurde. C’était idiot du point de vue industriel et économique en général mais aussi du point de vue humain. À ne pas vouloir voir la réalité, les Occidentaux et les Ukrainiens ont percuté le mur du réel. L’élection de 2019 de Zelensky a été la révélation de ce mur.

    Pourquoi la France est-elle intervenue en Ukraine et qu’est-ce que cela dit de sa diplomatie ?

    La France n’a pas été le pays le plus actif sur Maïdan. Nous n’avons pas vu de ministre des Affaires Étrangères comme les Allemands, ou d’hommes politiques de premier plan comme les Polonais ou l’ambassadeur américain, intervenir directement en Ukraine. Laurent Fabius ne s’intéressait pas au sujet. Par ailleurs, il est intéressant d’observer la conférence de presse qu’il donne en rentrant de Maïdan où il semble découvrir, à proprement parler, ce qui se passe à l’Est. La France s’est alignée, comme à son habitude, sur les positions américaines et allemandes.

    Mais la France s’est rendue complice de l’échec de la sortie de crise, puisque le 20 février, l’Allemagne, la France et la Pologne ont signé l’accord de sortie de crise avec Ianoukovitch, accord qui prévoyait des élections présidentielles avancées dans six mois, notamment. Il n’a pas tenu vingt-quatre heures, et la France n’a rien fait, pas plus que l’Allemagne et la Pologne, pour tenter de résoudre les problèmes posés par la situation.

    Cela démontre, en quelque sorte, le manque de professionnalisme de la part du Quai d’Orsay.

    Il y a surtout une perte de crédibilité vis-à-vis de la Russie, car la signature française ne vaut, au yeux de Vladimir Poutine, plus rien. La sortie de crise et l’affaire des Mistrals, qui ne faisaient d’ailleurs pas partie des sanctions, démontre la faiblesse chronique de notre diplomatie. Sur le sujet des navires Mistrals, il faut savoir que nous nous sommes auto-sanctionné sous la pression américano-polonaise. Rien ne nous obligeait à le faire. Donc il est clair que depuis cette période, les Russes ne prennent plus la diplomatie française au sérieux.

    Mais aujourd’hui, un rapprochement avec la Russie semble être possible.

    Il y a, en effet, une prise de conscience avec Emmanuel Macron sur le fait que la France s’était fait piéger dans cette affaire. Mais il y a une volonté de l’État profond français, je cite Macron, d’être hostile à la Russie. C’est idéologique, c’est l’atlantisme. Le chef de file de ce courant est Jean-Yves Le Drian, qui était ministre de la Défense sous François Hollande, et ministre des Affaires Étrangères sous Emmanuel Macron et qui fait le lien entre cette politique antirusse menée depuis François Hollande.

    Pour l’instant, et on l’a vu avec la crise iranienne, Emmanuel Macron est incapable de tenir tête à cet État profond. Je pense que la France, et notamment une partie des élites détestent la Russie parce que c’est une puissance conservatrice, s’est parfaitement rendue compte qu’elle s’était fait piéger. Au Quai d’Orsay, cela a une influence certaine et il ne faut surtout pas sous-estimer le poids de ce genre de groupes de pression. Aujourd’hui, je pense qu’Emmanuel Macron est sincère mais totalement impuissant, et, à ma connaissance, les Russes ont une vision bienveillante de la France, mais aucune illusion sur l’incapacité de son président à reprendre les rênes de la politique étrangère.

    Dans quelle mesure peut-on dire que l’Ukraine est devenue un terrain de jeu entre la Russie de Poutine d’un côté, et le camp atlantiste de l’autre ?

    L’Ukraine est devenue un terrain de combat, mais elle l’est de moins en moins. Il faut voir que lorsqu’Angela Merkel s’est rendue à Moscou le 11 janvier, la question ukrainienne n’a quasiment pas été abordée. Les préoccupations de l’Allemagne étaient essentiellement axées sur le transit gazier. L’Ukraine n’est plus vraiment un sujet, ce qui pousse les Russes à illustrer la situation par le concept de « valise sans poignée » car l’on ne sait pas par quel bout prendre le sujet. Il est évident qu’Emmanuel Macron et Angela Merkel veulent en terminer avec cette crise.

    Ajoutons qu’il y a une diaspora russe en Allemagne. Elle constitue près d’un million de votants qui soutiennent majoritairement l’AfD. Il y a, de plus, les industriels allemands de Bavière, qui est le cœur du fief chrétiens démocrates, et qui ne rêvent que d’une seule chose : la fin des sanctions pour refaire du « business as usual » avec la Russie. La CDU et CSU ont mille et une raisons de mettre fin à la plaisanterie ukrainienne.

    Les États-Unis souhaitent-ils et ont-ils un intérêt à l’enlisement du conflit ?

    L’Ukraine est un terrain d’affrontements entre les Démocrates et les Républicains. La réélection ou non de Donald Trump va être décisive pour l’avenir de ce pays, car je pense que Trump est prêt, grâce à un « bon deal » avec la Russie, à se débarrasser du boulet ukrainien et laisser les Européens fédéraliser l’Ukraine ou même à la laisser s’éclater si les accords de Minsk n’arrivent pas à être appliqués.

    Je pense donc que l’Ukraine a été ce terrain de combat à une époque où les élites occidentales croyaient encore que ce pays pourrait basculer à l’Ouest. Aujourd’hui, plus personne n’a cette illusion. S’il n’y avait pas l’influence américaine, les Allemands et les Français auraient déjà réglé la question en imposant la fédéralisation par exemple. Ils en ont les moyens puisque ce sont eux qui tiennent les cordons de la bourse. Par rapport à la Syrie, à la Libye, à l’Irak, à l’Iran ou au Venezuela, la question ukrainienne est aujourd’hui annexe.

    Vladimir Poutine a-t-il profité des événements en l’Ukraine pour faire son « coup » en Crimée ou cela était déjà planifié ?

    Il n’avait pas planifié la réunification. La Russie s’apprêtait à remplacer la Crimée et le port de Sébastopol par Novorossisk. Des milliards de dollars ont été investis dans Novorossisk, qui n’est pourtant qu’un port secondaire, car il était question d’en faire un port militaire et de commerce de premier plan. De la même manière que les Russes n’ont pas envie d’envahir les Pays baltes, c’est pour cela qu’ils ont construit trois ports sur la Baltique. Si les Russes avaient eu l’intention d’envahir les Pays baltes, ils n’auraient pas construit de nouveaux ports.

    Pour ce qui est de la Crimée, c’était un coup d’opportunité. Les Occidentaux, en faisant Maïdan, ont amené la Crimée sur un plateau à la Russie. C’eut été bien stupide de ne pas en profiter. Mais cela évoque un aspect plus général : l’Amérique demeure un acteur irrationnel. C’est un thème qu’on retrouvera d’un point de vue géopolitique dans bien des domaines, notamment sur les dossiers iraniens, irakiens et syriens, car leur stratégie démontre qu’ils n’ont, en réalité, aucun plan de gestion et de sortie, alors que les Russes disposent de tout cela.

    Cela en dit long, aussi, sur la stratégie de Vladimir Poutine qui joue, en définitive, des bêtises occidentales pour avancer ses pions.

    Un de mes amis appelait cela le « pop-corn time », c’est-à-dire que Vladimir Poutine n’a pas besoin de beaucoup d’efforts pour devenir un acteur majeur du concert des nations, dans la mesure où les occidentaux tombent dans les pièges qu’ils se sont eux-mêmes tendus, notamment en Crimée. Certes, il a fallu investir en Crimée, puisqu’il n’y avait eu aucun investissement depuis vingt-cinq ans. Mais dans la mesure où les Russes payaient très cher la location du port de Sébastopol, ils ont fait une excellente affaire… grâce aux occidentaux. Il en va de même dans le Donbass car le soutien russe est faible, comparé à l’effort que les Américains, les Allemands, les Français doivent fournir pour soutenir ce boulet économique et humain qu’est l’Ukraine.

    En définitive, Vladimir Poutine a juste usé de pragmatisme pour gérer la situation.

    La Russie développe en effet une politique réaliste, avec des buts précis, ce que nous ne savons pas faire depuis des dizaines d’années. Et cette perspective ne coûte pas très cher à la Russie. De notre côté, nous n’avons pas les moyens de sortir l’Ukraine de la misère car il y a une tiers-mondisation claire et une désindustrialisation du pays. Et cela, c’est à l’Occident de le gérer. Les Russes ne sont pas pressés, pourquoi envahir l’Ukraine, comme certains pourraient le penser ? Pour avoir à gérer ce boulet ? Surtout pas !

    Qu’en est-il réellement et concrètement des accords de Minsk et du Format Normandie ?

    Ce sont deux choses différentes. Le Format Normandie est un peu comme le G7 ou le G20 ; c’est un format de rencontre. Ce n’est pas un traité. Ce n’est pas non plus les accords de Minsk qui, eux, prennent la forme d’un traité signé avec un rapport de forces qui n’est pas le même que celui présent dans le Format Normandie. Il y avait les trois grands pays continentaux européens qui forçaient l’Ukraine à signer un accord qu’elle ne voulait pas appliquer. Mais ils ont signé en disant : c’est la solution croate.

    Qu’entendez-vous par « la solution croate » ?

    En 1993, les Croates avaient perdu la guerre contre les Serbes de Krajina. Ils ont signé la paix et se sont réarmés pendant 2 ans grâce aux Américains et aux Allemands. En 1995 ils ont repris la Krajina et ont épuré ethniquement les Serbes qui y vivaient depuis des siècles. Les Kiéviens ont espéré cela mais c’était totalement délirant car les proportions et les enjeux n’étaient pas les mêmes. Aujourd’hui, ils sont coincés par un traité qu’ils ont signé et qui a été validé par la résolution 2202 des Nations Unies. Jusqu’à aujourd’hui, les Occidentaux font comme s’ils n’avaient pas lu les accords de Minsk et comme si, par exemple, l’Ukraine pouvait exiger de récupérer le contrôle de la frontière avant les élections. Il y a une hiérarchie dans les 13 points des accords de Minsk. Ce qui change avec Zelensky, c’est qu’il commence à appliquer les points dans l’ordre, et notamment le retrait de la ligne de front, la diminution sensible des bombardements sur les populations et l’échange de prisonniers. Cela aboutira à l’amnistie générale puis au statut d’autonomie du Donbass, ce qui obligera à des modifications constitutionnelles. Cela était un élément qui était impossible sous Porochenko mais qui semble l’être aujourd’hui. Mais, encore une fois, le recours du référendum reste une possibilité.

    Pourquoi ce statut d’autonomie sera-t-il compliqué à mettre en place ?

    Le slogan des séparatistes était : « Arrêtons de nourrir Kiev ». La réalité économique prouve que c’est l’Est de l’Ukraine, industrielle et développée, qui paye pour le reste. Il suffit de voir la carte de la balance des paiements internes de l’Ukraine en 2013 ou 2014. D’ailleurs, l’effondrement économique de l’Ukraine est dû à la désindustrialisation de cette zone qui ne peut plus commercer avec la Russie.

    Les deux républiques ont déjà entamé le processus d’autonomisation. Elles ont pris des lois qui font qu’elles exigent le retour aux frontières de leur oblast, c’est-à-dire la partie occupée par Kiev, dont Marioupol, le premier port industriel de l’Ukraine avec Odessa.

    J’ai interviewé le Premier ministre à l’époque, et il a affirmé qu’il était hors de question qu’ils renoncent à leurs chars et à leur armée, car ils savent très bien qu’il y aura toujours des radicaux du côté de Kiev pour pouvoir les épurer ethniquement. Donc ça sera un peu à la Suisse : on aura quasiment une Bavière avec une armée, ce à quoi sont prêts les Ukrainiens car pour que s’arrête la guerre, ils sont prêts à tout.

    Les rapports entre Kiev et le Donbass vont donc aller en s’amenuisant.

    Sur ce sujet, une question se pose : quelle proportion du budget du Donbass va être versé à Kiev alors qu’ils doivent se reconstruire ? L’Ukraine vivait sur l’argent de l’Est du pays, notamment du Donbass. Aujourd’hui, tout est décentralisé et il est évident que les deux gouvernements des républiques de Donetsk et de Lougansk n’accepteront pas de revenir à la situation antérieure où la richesse du Donbass était pillée pour nourrir les populations de l’Ouest de l’Ukraine. Ce sont des choses qui devraient être négociées. Aujourd’hui, nous n’en sommes pas là. Au sein de l’accord de Minsk, il y a eu la création de quatre sous-groupes (économique, humanitaire, sécuritaire, politique) mais rien n’est discuté sérieusement dans ces groupes et le gros morceau sera effectivement la statut d’autonomie du Donbass.

    Y a-t-il une volonté de faire durer les négociations ?

    Le problème est que plus elles durent, plus l’Ukraine risque d’éclater, d’autant plus qu’il y a un fort risque de banqueroute en 2020. Et s’il y a banqueroute, il n’y aura plus de fonction publique, et le pouvoir sera pris, de facto, par les régions. En Ukraine, il n’y a pas de sens de l’État comme en France ou en Russie, ce qui fait que quand la situation devient difficile, il y a tout de même quelque chose qui tient. Les Ukrainiens n’aiment pas l’État, n’en attendent rien, ne lui demandent rien, ne paient pas les impôts et lui mentent. Il y a un problème de conception de l’État en Ukraine. Si l’on y est, c’est un moyen de voler ; si l’on n’y est pas, on le déteste et on ne veut pas avoir affaire à lui.

    Quelle sera la situation si les négociations n’aboutissent pas ?

    Si jamais la paix ne revient pas en Ukraine, le risque est, comme je l’ai dit, la banqueroute. S’il y a une application des accords de Minsk, cela va faire une traînée de poudre. Kharkov va vouloir son autonomie ainsi que les autres régions.

    L’Ukraine russe est l’Ukraine utile qui fait vivre le reste du pays. Si vous laissez le choix aux gens, quelle langue vont-ils parler et quelle économie vont-ils suivre ? Toute la partie utile de l’Ukraine va devenir autonome et se tourner vers la Russie. Kiev perdra, de fait, son poids économique. D’ailleurs, la capitale économique devrait être, à mon avis, Kharkov. Quand les Soviétiques ont créé l’Ukraine, ils l’ont d’abord choisi, ce qui était beaucoup plus logique.

    Selon vous, quelle serait donc la solution ?

    La solution est de forcer Kiev à adopter les accords de Minsk et, qui plus est, à assumer une confédéralisation de l’Ukraine. C’est cela qui sauvera l’Ukraine. Mais finalement, les gens du Donbass ne sont-ils pas légitimes, après ce qu’ils ont subi, à vouloir rejoindre la Russie ou à obtenir une indépendance reconnue par la Russie ? Quoi qu’il en soit, le niveau d’autonomie sera tel, même au sein d’une Ukraine confédérale, qu’ils auront une liberté bien plus importante que les autre régions.

    Mais un autre problème demeure ; l’économie du Donbass fonctionne en roubles et il parait impensable de revenir au hryvnia dont on annonce l’effondrement tous les trois mois… Le système fiscal et la médecine gratuite se maintiennent également dans le Donbass, contrairement au reste de l’Ukraine qui applique les exigences du FMI. La solution pour sauver l’Ukraine, si tant qu’il faille la sauver, est donc la confédéralisation.

    Ne pensez-vous pas, pour conclure, que Poutine ait de réelles velléités sur le Donbass ?

    Non. Les Russes jouent sur une « ossétisation », c’est-à-dire que si Kiev n’accepte pas la confédération, le pays éclatera et le Donbass sera indépendant. C’est ce que veulent les habitants du Donbass. Mais ils pourraient aussi l’obtenir dans le cadre d’une confédération ukrainienne.

    Il est important de comprendre que Poutine fait partie d’une génération qui considère que la Russie impériale et l’URSS se sont trop étendues. C’est également ce que pensait Soljenitsyne. Ce que veut la Russie, c’est de la haute technologie, la conquête spatiale, des armes hypersoniques et dépenser son argent pour développer un territoire qui est déjà immense. Si la Russie récupère l’Ukraine, elle récupérera un territoire arriéré qu’elle devra développer. Elle devra aussi diriger une population qui, dans son ensemble, n’a aucun sens de l’État qui est de fait vu comme un système de prédation.

    Je suis allé en vacances en Crimée : la situation politique et administrative y sont effrayantes. La Crimée est devenue l’Ukraine dans ses pratiques de corruption et de commerce au noir. Je ne dis pas que cela n’existe pas en Russie, mais cela a fortement diminué dans une pays où la fiscalité est tellement faible, que vous payez vos impôts sans douleur. Si vous jouez le jeu, ce n’est pas confiscatoire. Heureusement, c’est le système qui est en train de se mettre en place à Donetsk.

    Xavier Moreau (Conflits, 12 février 2020)

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  • Le Monde à l'heure de Poutine...

    Le nouveau numéro de la revue Conflits (n°25, janvier-février 2020), dirigée par Jean-Baptiste Noé, vient de sortir en kiosque. Le dossier central est consacré à la Russie de Vladimir Poutine.

     

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    Au sommaire de ce numéro :

    ÉDITORIAL

    L'axe du monde, par Jean-Baptiste Noé

    CHRONIQUES

    IDÉES

    George Orwell et la géopolitique, par Florian Louis

    PORTRAIT

    Matteo Salvini. Le buldozer italien, par Pierre Royer

    LE GRAND ENTRETIEN

    Nuno Severiano Teixera. Portugal : le pays archipel cultive son jardin

    ART ET GEOPOLITIQUE

    L'art sous le règne de Poutine , par Aude de Kerros

    GRANDE STRATÉGIE

    Alexandre maître de guerre, par Olivier Battistini

    HISTOIRE BATAILLE

    Patay (18 juin 1429). Le commencement de la fin, par Pierre Royer

    ENJEUX

    GÉOPOLITIQUE ET ENTREPRISE

    CARTES

    VUE SUR LA MER

    CHRONIQUES

    LIVRES

    GÉOPO-TOURISME

    LIRE LES CLASSIQUES

     

    DOSSIER

    Le monde à l'heure de Poutine

    Vingt ans de Poutine, par Frédéric Pons

    Toqué... de tocantes, par Patrice Brandmayer

    Le cinéma patriotique sous Poutine, par Pascal-Marie Lesbats

    1999-2019 : 20 ans d'évolution, par Jean-Baptiste Noé

    Littérature et culture comme approche de l'identité russe, par Anne Pinot

    Russie : un soft power négatif, par Didier Giorgini

    Poutine, l'orgueil retrouvé de la diplomatie russe, par Hadrien Desuin

    Le grand retour de la Russie au Moyen-Orient, par Frédéric Pichon

    La Russie et la Chine en Eurasie, par Pascal Marchand

    La Russie et ses marges, par Christophe Réveillard

    Entretien avec Valery Rastorguev

    Russie  : un État mafieux ? Mythes et réalités, par Nicolas Dolo

    L'armée russe à l'ère de l'éclatement stratégique, par Peter Debbins

    Le secteur énergétique russe, par Robin Terrasse

    Le grand retour de la Russie en Afrique, par Bernard Lugan

    Lien permanent Catégories : Géopolitique, Revues et journaux 0 commentaire Pin it!
  • De Byzance à Poutine : la grande stratégie russe et son incompréhension en Occident...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte de Stéphane Audrand, cueilli sur Theatrum Belli et consacré à la grande stratégie russe. Stéphane Audrand est consultant indépendant spécialiste de la maîtrise des risques en secteurs sensibles.

     

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    De Byzance à Poutine – Éléments de réflexions sur la grande stratégie russe et son incompréhension en Occident

    La Russie effraye, fascine parfois, suscite peurs et antagonismes, mais le plus souvent dans l’incompréhension la plus totale et les clichés les plus simplistes. Son utilisation des instruments de puissance nous échappe, nous déconcerte, voire nous révulse, tant la pratique russe s’éloigne des codes occidentaux et notamment de la dichotomie « soft » et « hard » power.

    Ainsi, l’incident en Mer d’Azov en 2018 ou les déclarations de Vladimir Poutine concernant la promesse du « paradis pour les Russes » en cas de guerre nucléaire ont attiré les réflexions les plus baroques [1]. C’est en vain que les commentateurs et les analystes tentent d’appliquer les grilles d’analyse occidentales à la situation russe. Leur inadéquation ne semble avoir pour conséquence que de disqualifier la Russie : ni « occidentale » ni « asiatique », l’espace russe semble failli, voué à l’échec et par conséquent stigmatisé. Par un ethnocentrisme qui serait comique s’il n’était porteur de risques, les Européens comme leurs alliés d’outre-Atlantique multiplient les représentations caricaturales de la politique de Vladimir Poutine, sans en percevoir la logique ou en la dénonçant comme intrinsèquement « mauvaise ». Ainsi, on souligne souvent l’incapacité de Moscou à « terminer » une guerre, citant les situations bloquées de longue date, du Haut-Karabagh à l’Ossétie, du Donbass à la Transnistrie. De même, on s’offusque des menées propagandistes, de l’instrumentalisation du droit international, du double discours, de la prétention russe (censément hypocrite) à négocier tout en bombardant… Comprendre l’autre, principe de base des relations internationales, semble bien difficile s’agissant de la Russie.

    Les déterminants de la stratégie russe nous échappent, en grande partie parce qu’ils ne s’inscrivent pas dans notre héritage occidental de la guerre, dont le modèle mental est marqué par l’apport essentiel de deux auteurs : Saint Thomas d’Aquin et Carl von Clausewitz. Du premier nous avons hérité la propagation occidentale de la théorie de la guerre « juste », seule justification possible au déchaînement de la violence que la tradition romaine et chrétienne du droit ne peut considérer que comme une entorse au gouvernement des lois et à l’injonction de charité. D’où la limitation de la guerre à la puissance publique, au prix d’une cause juste et d’une intention bornée par l’intérêt général [2].

    Au second nous devons la mystique de la guerre « totale », moment de la politique qui consiste en un acte de violence pour contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté [3]. Loin d’être antinomique, les deux approches se complètent et toute la théorie dominante moderne des conflits en Occident tourne autour de ces deux môles : il n’est de guerre possible que si elle est légitimée par le droit et la morale et il n’est de guerre envisageable que par la recherche de la victoire, moment politique par lequel le vaincu se soumet au vainqueur, à travers un ensemble de conditions – de capitulations – qui marquent la fin du « temps de guerre » et le retour au « temps de paix », au gouvernement par les lois. L’organisation même de la sécurité collective après 1945 autour de l’idée de l’Organisation des nations unies repose sur ces deux piliers de la guerre « juste » et de la guerre « politique » et marqua le triomphe mondial des conceptions occidentales : la Charte des Nations unies disqualifie la guerre comme « instrument » dans les mains du pouvoir, en dehors du rétablissement collectif de la sécurité ou de la légitime défense individuelle des Etats. Pour aller plus loin, on peut même penser que l’idée que le soft power puisse être décorrélé du hard power est une conséquence moderne de ce raisonnement : la puissance armée ne peut pas être « incluse » dans les autres pouvoirs, elle doit cohabiter « à côté » [4].

    À l’opposé, la pratique russe moderne s’inscrit dans une toute autre tradition épistémologique qui emprunte largement à un héritage byzantin dans lequel le strategikon de l’empereur Maurice remplacerait à la fois Thomas d’Aquin et Clausewitz et ferait figure de « code opérationnel », comme l’a remarqué Edward Luttwak [5]. L’héritage byzantin irrigue la tradition russe de l’usage de la force et de la puissance, et il a influencé à la fois la mystique du pouvoir (impérial ou étatique) et l’exercice de l’usage de la force, qu’elle soit armée ou non. D’une part, il n’y a pas forcément de recherche d’une « victoire » nette, car la perception de celle-ci est différente et car le continuum du pouvoir en action remplace la dichotomie « Guerre et Paix ». C’est l’ascendant qui compte. D’autre part, il n’y a pas la même obsession pour la justice de l’action car le gouvernement des lois n’est pas perçu comme prépondérant. C’est en Occident qu’a émergé l’idée que le princeps, le gouvernant, pourrait lui-même être soumis en temps ordinaire au droit, même lorsqu’il se trouve être le législateur unique [6].

    L’Empire byzantin souffre d’une réputation peu flatteuse en Occident, entretenue par des siècles d’ignorance et d’approximations historiques dont la première est bien son qualificatif même. Jamais les habitants de cet empire ne se qualifièrent eux-mêmes de « Byzantins ». En leur temps, ils étaient appelés et se nommaient Romaioi, Romains, parce qu’ils furent d’abord et avant tout, non pas « les continuateurs » de l’Empire romain, mais bien l’empire romain lui-même. Il faut rappeler cette réalité : dans un environnement hostile, entouré d’ennemis, comptant bien peu d’alliés, faisant face aux Perses, aux Slaves, aux Arabes, Turcs et Latins, l’Empire romain d’Orient persista jusqu’en 1453 en tant qu’entité politique. Un empire de plus de mille ans ne peut être réduit à la vision qu’en colporte l’historiographie occidentale, mettant en avant « décadence », « querelles byzantines » et « duplicité » dans le sillage d’Edward Gibbon. Au contraire, il faut reconnaître sa capacité d’adaptation et de reconfiguration, pour tenir compte des affaiblissements qu’il dut affronter et admettre qu’il fut dirigé pendant longtemps par une élite éclairée et soucieuse du bien commun [7].

    Le lien historique de Byzance avec la Russie s’est construit par la christianisation des Slaves, du IXe au XIe siècle. Alors que les principautés slaves demeurèrent morcelées jusqu’au XIIIe siècle, la foi orthodoxe fut un ciment certain d’unité sociale et culturelle, à l’image du catholicisme romain en Occident. Pour autant, ce n’est pas avant le XVIe siècle que le « messianisme russe » se développa, quelque soixante ans après la chute de Constantinople. L’idée centrale, mise à profit par l’État moscovite naissant, fait de Moscou la « troisième Rome », celle qui n’échouera pas, après que la première Rome soit tombée sous les coups barbares du fait de son hérésie et la deuxième, Constantinople, sous les coups des Turcs et par la trahison des Latins [8]. Ce messianisme moscovite servit tour à tour l’affirmation du pouvoir tsariste, l’idéologie panslaviste et même, plus tard, le marxisme soviétique. Il se cristallisait toujours autour de l’élection de Moscou comme axis mundi et de la responsabilité russe pour porter la seule civilisation de la « vraie foi » (qu’elle soit orthodoxe ou – momentanément – marxiste-léniniste) [9].

    L’examen du « code opérationnel byzantin » et sa mise en regard avec les actions du Kremlin sur la scène mondiale montrent d’importantes corrélations qui s’expliquent par cette tradition de la littérature byzantine, comme si, après une parenthèse rationaliste et « occidentaliste » de quelques siècles ouverte par Pierre le Grand et refermée par Michael Gorbatchev, les Russes renouaient avec leur héritage épistémologique antique, héritage d’ailleurs revendiqué ouvertement par le Kremlin [10]. On voit s’inscrire dans cette tradition orientale une toute autre vision de l’exercice de la puissance, qui préside à la perpétuation d’un empire encerclé par des adversaires multiples et qui voit dans sa perpétuation même son ambition principale. Il faut durer en s’adaptant, malgré les faiblesses de l’Empire.

    Premières similitudes avec l’espace russe actuel, l’encerclement et la perception de menaces multiples, mais aussi l’idée que « vaincre est impossible ». L’Empire byzantin – conservons cette dénomination par commodité – ne pouvait pas compter sur un quelconque verrou territorial pour protéger une géographie exposée de toutes parts. Les Vandales, les Goths, Perses, Slaves, Arabes, Turcs, Latins… Les ennemis se succédèrent sans fin aux frontières de l’Empire et la disparition de l’un ne faisait que la place de l’autre, à l’image des barbares gothiques vaincus en Italie pendant la reconquête justinienne, et qui furent « remplacés » par les Lombards, ruinant les coûteux efforts de l’Empire [11].

    Le fait que la Russie actuelle se perçoive comme menacée dans ses frontières continue d’échapper à la majorité des observateurs occidentaux, qui préfèrent mettre en avant l’expansionnisme russe et la menace qu’il représente pour ses anciens États « vassaux ». L’Europe a ainsi totalement épousé le point de vue des États de l’ancien Pacte de Varsovie, sans chercher à comprendre celui de Moscou. Envahie à trois reprises en moins de cinquante ans au début du XXe siècle [12], la Russie ne préserva son indépendance qu’au prix de millions de morts et de destructions d’une ampleur colossale. On peut comprendre que l’idée de l’invasion marqua les esprits et que le recul de la frontière « le plus loin à l’ouest possible » devint une obsession. Si le dénouement du second conflit mondial avait paru enfin donner à l’espace russe la profondeur stratégique nécessaire à sa protection, la liquidation à marche forcée de l’URSS fit reculer la frontière de positionnement des troupes de 1 300 km, de la frontière de l’ex « Allemagne de l’ouest » à celle de la Lettonie. La situation stratégique actuelle de la Russie est objectivement celle d’un empire certes encore puissant militairement, mais affaibli démographiquement, démembré et encerclé, et pas d’une puissance en expansion : les forces de l’OTAN sont à moins de 600 km de Moscou. Les trajectoires économiques et démographiques ont à ce point divergé depuis la chute du Mur de Berlin que la Russie, malgré son territoire et ses immenses ressources, ne dispose plus que de la population combinée de la France et de l’Allemagne et du PIB de l’Italie. Dans ces conditions, peut-on reprocher à Vladimir Poutine de se sentir « menacé » par l’OTAN qui agrège près d’un milliard d’habitants, avec un PIB vingt fois supérieur ? Bien entendu, cela ne doit pas conduire à négliger ou ignorer la menace qu’il peut représenter en retour, mais plutôt à la considérer comme une perception de sa propre faiblesse sur le long terme.

    Le pouvoir moscovite est tout simplement conscient qu’il ne peut pas « gagner » face à l’Occident : son objectif de (re)sanctuariser la Russie tout en affaiblissant ses adversaires doit être compris dans ce contexte limité. Du reste, s’il est souhaitable que l’Europe soit faible militairement pour la Russie, elle demeure le client indispensable du gaz russe et se trouve ainsi liée dans une situation de dépendance. Encerclée, la Russie l’est aussi en Asie : le Japon et la Corée du Sud ne sont pas perçus autrement que comme des tremplins américains, tandis que la Chine, partenaire et allié de circonstance, constitue une menace de long terme perçue comme telle à Moscou. La relance favorable des négociations avec le Japon à propos des îles Kouriles est ainsi la concrétisation de cette crainte russe face à la Chine, qui justifie sur le moyen terme une tentative de rapprochement avec les adversaires potentiels de Pékin. Là encore on voit la marque byzantine d’une diplomatie à la fois opportuniste et dénuée d’aprioris moraux : seul compte l’intérêt de l’Empire et s’il est possible de diviser ses adversaires à peu de frais, c’est toujours souhaitable, même au prix de renversements apparents d’alliance. L’instrumentalisation des ventes d’armes à la Turquie est ainsi un bon exemple par lequel, à bon compte, Moscou accentue la division de l’OTAN [13].

    S’il y a utilisation récurrente de la force armée par Moscou depuis 2014 et l’annexion de la Crimée, c’est d’une part car elle constitue pour l’instant une des dernières cartes maîtresses de la Russie, et d’autre part car la situation russe n’est perçue fort justement que comme ne pouvant qu’inexorablement se dégrader : l’économie de rente reste tributaire du pétrole et du gaz dont les cours sont corrélés, la démographie est sinistrée et les tensions sociales sont à la hausse, ce qui justifie d’agir au plus tôt, l’attente n’étant porteuse que d’une détérioration de la situation globale et d’une réduction des options stratégiques. On évoque souvent les « succès » de Vladimir Poutine, mais on oublie aussi les limites de son action. Ainsi, si la Russie a occupé une place laissée vide au Proche Orient par le recentrage stratégique vers l’Asie voulu par Barack Obama, elle a été incapable de conserver son ancienne influence dans les Balkans, réduite à la Serbie, et dont l’évolution actuelle est beaucoup moins marquée par l’empreinte de Moscou qu’en 1999 pendant la crise du Kosovo. En outre, l’intervention en Syrie ne passionne plus les foules et le pouvoir se fait discret sur le sujet. En Afrique, la Russie a pu avancer, notamment via ses mercenaires et quelques ventes d’armes, comme en Centrafrique, là encore à la faveur du recul des occidentaux, mais la position reste opportuniste et fragile [14].

    Cet opportunisme typiquement byzantin s’explique en partie par le manque de moyens, mais aussi par la perception de l’impossibilité pratique de la « victoire », voire de son inutilité : mieux vaut agir quand c’est possible, mais sans se laisser entraîner dans des conflits trop coûteux. Les Byzantins comprirent en effet, tout comme les Russes actuellement, que l’idée de victoire « totale » contre un adversaire puissant était un leurre et que la rechercher faisait courir le risque de la sur-expansion et de l’épuisement : vaincre totalement un adversaire absorbait d’énormes ressources matérielles, humaines et fiscales, usait l’Empire et n’aboutissait, au final, qu’à faire « de la place » pour qu’un nouvel adversaire face auquel la situation impériale serait compromise par l’épuisement. Loin de sécuriser l’Empire, l’anéantissement d’un adversaire était donc perçu comme trop coûteuse et contre-productive, un « paradoxe de la stratégie », compris comme tel, notamment par l’Empereur Isaac Comnène qui théorisait qu’en temps de faiblesse, « l’augmentation est une diminution » [15].

    À l’anéantissement, les Byzantins préféraient l’affaiblissement de l’adversaire, en usant d’abord d’influence politique et diplomatique. Le recours à la force était toujours possible, mais ne devait pas placer l’Empire en position de s’épuiser. Cette approche, née dans la douleur face aux Perses, aboutit à la création de « conflits larvés » entre tierces parties, insolubles mais qui divisaient les adversaires tout en les maintenant fixés sur des enjeux mineurs. C’est une approche qui choque en Occident : d’une part nous avons tendance à considérer qu’il doit y avoir « un » adversaire principal (celui contre lequel s’exerce la violence de la guerre juste) et d’autre part qu’il doit être vaincu, totalement, pour résorber la tension morale que crée le conflit. D’où cette impression, absurde à l’échelle historique, que l’Histoire prenait fin en 1989 [16] : l’adversaire principal, l’URSS, s’étant effondré, la victoire mondiale de l’Occident et de son système politico-économique semblait évidente et définitive. Toute conflictualité devenait parfaitement secondaire en l’absence d’adversaire légitime à la démocratie libérale. On sait ce qu’il advint des dividendes de la paix, acquis sous forme de « subprimes »

    Dans l’approche russe, la conflictualité, loin de fragiliser la situation sécuritaire, y contribue dans un paradoxe orwellien qu’on pourrait résumer par « la guerre (larvée) c’est la sécurité ». Ainsi, l’abcès de Transnistrie s’insère comme un « coin » entre Ukraine et Moldavie. De même, l’Ossétie du Sud « fixe » la Géorgie sur le plan territorial, tout comme le séparatisme du Donbass contribue à affaiblir l’Ukraine et sécurise l’annexion de la Crimée : aucun besoin de « résoudre » ces conflits. Dans un cas comme dans l’autre, l’intérêt de Moscou est que cela continue [17]. Même l’intervention dans le conflit syrien doit se comprendre, en partie, comme une action de protection par fixation de l’adversaire aux frontières. Loin d’être une extravagante aventure ultramarine, l’intervention en Syrie en 2015 était perçue à Moscou comme l’impérieuse nécessité de protéger les marches du Caucase. On oublie facilement que la même distance sépare la Russie de la Syrie et Paris de Marseille : environ 650 km. Le containment puis la réduction, en Syrie, de l’enclave djihadiste répond ainsi à un objectif immédiat de protection du Caucase, qui explique notamment la facilitation au départ des djihadistes organisée en sous-main par les services russes, mais aussi le « redéploiement » des survivants en Ukraine après la chute de Daech [18].

    Cette compréhension de l’instrumentalisation des conflits non comme un moteur de l’expansion territoriale massive mais plutôt comme une avancée prudente du glacis stratégique par la création d’un « tampon instable » permet ainsi d’analyser le comportement russe actuel. Ayant perdu des provinces perçues comme « historiquement russes » (la Biélorussie, l’Ukraine) ou « indispensables » à la sécurité (Pays Baltes, Géorgie), la Russie cherche à reconstituer un espace stratégique suffisant qui mette Moscou à l’abri de toute tentative étrangère. Ainsi, il ne faut pas tant craindre par exemple une invasion en bonne et due forme de la Pologne ou des Pays Baltes que des tentatives de déstabilisation et de neutralisation, par agitation de minorités, armées à peu de frais avec des surplus d’armements et encadrées par des supplétifs. Or face à ce genre de conflit, l’OTAN, pensé pour les guerres de haute intensité, est démuni. Quelle serait la réaction de l’alliance si la Lituanie ou la Géorgie – si elle finit par rejoindre l’Alliance – invoquaient l’article V du Traité de l’Atlantique nord face à des « bandes armées » ?

    Prolongeant l’idée que la conflictualité puisse être contributive à la sécurité dans la durée, la Russie de Vladimir Poutine ne distingue pas « temps de guerre » et « temps de paix » et a une approche globale (on pourrait dire « systémique ») de la diplomatie. Même si les Russes, dans le triomphe rationaliste du XVIIIe siècle, ont pu se rallier, pour un temps au moins et partiellement, à la vision occidentale de la guerre, ils s’en sont éloignés de nouveau, depuis la chute de l’URSS. Ainsi on comprend mieux la stupeur outrée des observateurs qui frappent de duplicité Vladimir Poutine lorsqu’il prétend négocier la paix pendant que l’aviation russe bombarde la Syrie. De même, la volonté de Moscou de discuter en même temps des quotas de gaz transitant par l’Ukraine et du conflit au Donbass, alors que ni les Européens ni Kiev ne voient (ou ne veulent voir) le rapport suscite crispations et incompréhensions. Il ne s’agit là encore que d’un avatar de conceptions occidentales ethno-centrées. Au demeurant, l’idée qu’il y a un « temps pour la négociation » et un « temps pour les armes » qui seraient mutuellement exclusifs est récente et, au final, on peut s’interroger sur sa pertinence. Elle ne se justifiait guère que pendant le second conflit mondial, en raison de la dimension idéologique irréconciliable des forces en présence. Mais une étude de la conflictualité sur le long terme montre que, en Occident comme en Orient, la règle est que les diplomates continuent de se parler pendant les combats. On peut même considérer, comme le suggère Luttwak à propos des Byzantins, que la diplomatie est encore plus importante pendant la guerre car elle permet de recruter de nouveaux alliés tout en divisant les coalitions adverses. En allant plus loin, on peut s’étonner que l’OTAN ait, dans sa doctrine opérationnelle, une vision tout à fait systémique des crises, marquant un continuum du politique à l’économique et au militaire et qui prend en compte les aspects diplomatiques du centre de gravité, mais que les dirigeants de l’Alliance atlantique, eux, soient souvent incapables de s’approprier la vision « technique » de leurs propres états-majors [19].

    L’influence et la parole sont également des points de convergence entre la pratique byzantine et russe. Déjà au Moyen-âge, les Latins dénonçaient la « duplicité des Grecs » et se plaignaient de leur manque de parole. L’attachement occidental à la notion de « Vérité » n’a fait que croître avec le triomphe du rationalisme, de la méthode scientifique et du gouvernement par les lois. À l’opposé, Byzantins comme Russes percevaient et perçoivent encore la nécessité de raconter des « histoires » adaptées à chaque situation. Au temps pour les fake news, l’important est pour Moscou d’occuper le terrain de la communication, y compris par la désinformation. La démoralisation de l’adversaire par la mise en avant de ses faiblesses compte plus d’ailleurs que la propagande valorisante et c’est la méthode que pratiquent, au quotidien, Russia Today ou Sputnik. C’est une évolution marquée depuis la chute de l’URSS : Moscou ne cherche plus à proposer un système de valeurs opposé à celui de l’Occident, mais plutôt à le discréditer afin de démoraliser les populations, spécifiquement en Europe, en construisant la prophétie (hélas assez auto-réalisatrice) d’Européens « condamnés car moralement faibles ». L’approche du domaine « cyber » diffère ainsi radicalement de celle de l’Occident, en ce qu’elle s’inscrit dans la continuité avec les sujets informationnels et médiatiques [20].

    Le recours à la désinformation d’ailleurs est un des points fondateurs de la « déception » (ruse, diversion, feinte) ou, dans le jargon militaire russe moderne, de la maskirovka. Si des historiens militaires modernes au nombre desquels David Glantz ou Jean Lopez ont exposé l’importance de l’art opératique soviétique et son apport à la pensée militaire moderne, ils sont également mis en exergue le rôle crucial de la déception et de la désinformation pendant l’accomplissement de la manœuvre de haute intensité [21]. Ici se dessine encore la continuité entre opérations armées, diplomatie et influence. Il n’y a pas de soft ou hard power, mais une puissance, que l’on exerce en même temps « par les arts, les armes et les lois ». La déception byzantine ou russe est tout à la fois un outil d’affaiblissement de l’adversaire, le démultiplicateur des forces par la surprise opérationnelle qu’elle permet et le garde du corps mensonger d’une vérité qui doit être gardée secrète : conscients de l’impossibilité de préserver les secrets de manière absolue, les Byzantins le rendaient invisible au milieu du mensonge. Dans ce domaine spécifique du renseignement on voit encore des similitudes frappantes avec la doctrine russe de préservation du secret par le doute et le flou, aux antipodes d’une conception occidentale de préservation du secret par la protection, le silence et la sécurisation d’un fait rationnel unique et univoque.

    Ainsi, la déception offre le bénéfice de créer de la confusion et d’affaiblir l’adversaire sans combat ou en préalable à celui-ci. Un des avantages conférés par la déception est l’économie des forces. Il s’agit là d’un point commun notable entre l’Empire Byzantin et la Russie actuelle : dans les deux cas, on est face à un ensemble impérial disposant de forces de grande qualité, mais coûteuses à reconstituer en cas de pertes. Il faut donc les utiliser avec parcimonie et ne pas hésiter à avoir recours à des alliés, des mercenaires ou des « proxies » qu’on ira chercher avant ou pendant le conflit pour limiter l’engagement des forces impériales. Bien qu’ayant été couramment pratiquée en Occident, la déception semble à la fois passée de mode et emprunte d’inefficacité et de disqualification morale. Sans doute est-ce un avatar de l’obsession de la guerre « juste » : la ruse, le mensonge sont par essence des comportements négatifs qu’un État agissant au nom d’une juste cause devrait se restreindre d’employer. Ainsi se creuse le fossé entre le monde du renseignement et celui des opérations, pour des raisons souvent plus idéologiques qu’organisationnelles [22].

    La Russie est sortie des conceptions soviétiques qui prévoyaient l’engagement massif de grands corps blindés pour disloquer en profondeur l’adversaire [23]. L’armée russe rénovée par Vladimir Poutine depuis 2008 s’est reconstituée autour de « pointes de diamant » : des unités de choc équipées en matériel modernisé qui sont, certes, supérieures en effectifs aux forces de haute intensité européennes, mais qui ne peuvent plus compter comme dans les années 1970 sur une écrasante supériorité numérique. Le gros des effectifs demeure équipé d’armes anciennes et n’a qu’une aptitude douteuse à la manœuvre interarmées, tout en pouvant fournir utilement des contingents de blocage, d’occupation ou de disruption. Ainsi, à la manière des Byzantins, les Russes sont intervenus en Syrie de manière limitée, pour « encadrer » leurs alliés. Si l’effort russe, considérable au regard des moyens économiques disponibles, a fourni au régime syrien conseillers, appui aérien et d’artillerie, moyens logistiques, antiaériens et de renseignement, le gros du travail d’infanterie a été fait sur le terrain par les supplétifs de la nébuleuse iranienne, complétés de quelques forces spéciales [24]. L’ère n’est plus à la manœuvre des grands corps blindés de l’Armée Rouge, mais plutôt aux « coups de main » opportunistes, comme dans le Strategikon. La situation dans le Donbass est partiellement similaire. Certes on voit le retour de la « haute intensité » en périphérie de l’Europe avec des engagements de centaines de chars lourds, mais là encore en usant d’unités de supplétifs, de « volontaires » qui permettent de ne pas engager les unités de pointe du dispositif de choc, dont la vocation est à la fois d’impressionner, d’aider à la régénération organique et de constituer une réserve de dernier recours : la Russie n’a pas envie d’affronter l’Occident sur le terrain militaire [25].

    Cette mise en perspective de quelques éléments saillants des similitudes entre l’art stratégique et opérationnel byzantin et les manœuvres de la Russie de 2018 permet de mieux cerner à la fois les méthodes de Vladimir Poutine, mais aussi ses limites et les raisons de notre propre incompréhension.

    On pourrait objecter que la présence des arsenaux nucléaires rend invalide cette approche, par la transformation profonde de l’art de la guerre. Il n’en est rien. De fait, le paradoxe moderne de la dissuasion serait plus compréhensible pour un penseur byzantin que pour son homologue occidental. L’idée que des armes puissent avoir leur meilleure efficacité par leur inutilisation, tout comme celle que la sécurité puisse être fille de la terreur, sont au cœur du paradoxe de la stratégie, de la résolution du dilemme de la convergence des contraires [26]. Mais le dernier point, peut-être le plus important, dans lequel s’inscrit l’arme nucléaire, est celui que nous avons évoqué en introduction : l’idée de durer. L’arme nucléaire offre un sanctuaire temporel à la Russie. Cette sanctuarisation apparaît particulièrement importante en Orient, face à la poussée chinoise en Sibérie et à la très forte disproportion des forces qui serait celle d’un conflit le long de l’Amour.

    Même si elle pourrait apparaître à un penseur marqué par l’idée occidentale de progrès, la perpétuation de la civilisation – russe ou byzantine – comme objectif fondamental de la grande stratégie est certainement un pivot épistémologique important, qui donne une résilience particulière à la société russe en période de crise. Et, au fond, il vaut mieux sans doute avoir un objectif clair mais peu séduisant sur le plan idéologique (celui de durer) que de chercher en circonvolutions quel pourrait bien être l’objectif commun de progrès en Europe, en dehors de l’approfondissement de l’efficacité des marchés et de la concurrence libre et non faussée…

    Stéphane AUDRAND (Theatrum Belli, 17 décembre 2019)

     

    Notes :

    (1) https://www.dailymail.co.uk/news/article-6292049/Putin-says-Russians-Heaven-martyrs-event-nuclear-war.html

    (2) En toute rigueur, c’est à Cicéron que revient d’avoir formalisé le premier l’idée de la guerre juste, dans La République (II, 31 et III, 37). Repris par Saint Augustin qui y adjoint l’idée chrétienne de contribution au Salut, elle est ensuite formalisée par Thomas d’Aquin. Voir LEVILLAYER A. « Guerre juste et défense de la patrie dans l’Antiquité tardive », in Revue de l’histoire des religions, tome 3, 2010,  p. 317-334.

    (3) Définition au chapitre 1 de « De la Guerre », paragraphe 2.

    (4) Ce qui n’est finalement que la traduction du fameux « Cedant arma togae, concedat laurea linguae » de Cicéron.

    (5) Une grande partie de cet article repose sur les analyses développées par EDWARD LUTTWAK dans son excellent ouvrage La Grande Stratégie de l’Empire byzantin, Paris, Odile Jacob, 2010 (édition originale anglaise 2009).

    (6) Sur l’émergence du gouvernement des Lois on pourra se rapporter aux travaux d’Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres, Cours au collège de France, 2012-2014, Paris, Fayard, 2015, 515 pages.

    (7) NORWICH, J.J., A Short History of Byzantium, First Vintage Books, New York, 1982, 430 pages, pp. 382-383.

    (8) Timothy Ware, L’orthodoxie, Bruges, 1968, DDB, 480 pages, p. 150-151.

    (9) Spécifiquement sur le ce « messianisme » on pourra lire DUNCAN P.J.S., Russian Messianism, third Rome, revolution, communism and after, New York, Routledge, 2000.

    (10) CHRISTOU T., The Byzantine history of Putin’s Russian empire, sur The Conversation – http://theconversation.com/the-byzantine-history-of-putins-russian-empire-90616

    (11) DUCELLIER A., Byzance et le monde orthodoxe, Paris, Armand Colin, 1986, page 91. L’Empereur Maurice – l’auteur du Strategykon – tenta de se maintenir en Italie largement pour des questions de prestige, et on peut penser que les coûts de cette entreprise pesèrent dans sa réflexion stratégique.

    (12) En 1914-17 et en 1941-45 par l’Allemagne et, on l’oublie souvent, en 1920 par la Pologne, dont les troupes s’emparèrent de Kiev et Minsk. L’intervention des puissances occidentales contre la Révolution marqua aussi les esprits car elle montra l’encerclement de l’espace russe, les alliés débarquant sur toutes les côtes de la future URSS.

    (13) FACON. I., Export russe des systèmes anti-aériens S-400 : intentions stratégiques, atouts industriels et politiques, limites, Défense & Industrie n°13, juin 2019, 4 pages.

    (14) « Russie Afrique : le retour » – Affaires Étrangères du 19 octobre 2019. https://www.franceculture.fr/emissions/affaires-etrangeres/la-russie-en-afrique-le-retour

    (15) Cité par DUCELLIER A., op. cit, page 15.

    (16) FUKUYAMA F., La Fin de l’histoire et le Dernier Homme, Paris, Flammarion, 1992. Faisons au moins justice à Francis Fukuyama en reconnaissant que son livre comporte bien plus de nuances et d’hésitations sur la validité de sa théorie que ne le suggèrent à la fois ses adversaires et ses thuriféraires.

    (17) Autant de crises, dont les ferments étaient connus et documentés depuis la chute de l’URSS. Ainsi, pour le cas de l’Ukraine et de la Crimée, on pourra relire BREAULT Y., JOLICOEUR P. et LEVESQUE J., La Russie et son ex-empire, Paris, Presses de Science Po, 2003, pages 105-115.

    (18) https://www.la-croix.com/Monde/Europe/djihadistes-Caucase-caches-Ukraine-2019-11-29-1201063443

    (19) SHAPE, Allied Command Operations – Comprehensive Operations Planning Directive COPD, 2013, 444 pages, voir en particulier pages 21, 26, 63 et 88 à 91.

    (20) CONNEL, M. et VOGLER, S., Russia’s Approach to Cyber Warfare, CAN, Washington, 2017, 38 pages, pp. 3-6.

    (21) Voir GLANTZ D., Soviet Military Deception in the Second World War, New York, Routledge, 2006.

    (22) KEEGAN J., dans son ouvrage Intelligence in War, Londres, Pimlico, 2004, réfléchit ainsi sur les limites du renseignement dans la conduite des opérations. Il s’inscrit plutôt dans le droit fil de Clausewitz pour lequel, face au brouillard de la guerre et aux forces de frictions, il est coûteux et peu efficace de rajouter de la confusion.

    (23) Voir LOPEZ J., Berlin, Paris, Economica, 2010, pages 75-88 pour une brillante synthèse francophone de l’évolution doctrinale soviétique de la bataille en profondeur, manœuvre opérationnelle la plus aboutie sans doute de l’ère de la guerre mécanisée.

    (24) KAINIKARU S., In the Bear’s Shadow: Russian Intervention in Syria, Air Power Development Centre, Canberra, 2018, 192 pages, pp. 81-96.

    (25) Autour de 600 chars ukrainiens. Voir l’audition du général P. Facon par la commission de la défense nationale et des forces armées – CR74 du 25 septembre 2018. Le général Facon note d’ailleurs l’importance du déni d’accès dans l’approche russe, très byzantine : il ne s’agit pas tellement de rechercher la décision de manière immédiate par la manœuvre, le feu et le choc, mais d’entraver la capacité adverse à le faire par déni d’accès terrestre et/ou aérien.

    (26) Sur le paradoxe de la stratégie et son prolongement nucléaire, voir LUTTWAK E. N., Le grand livre de la stratégie, Paris, Odile Jacob, 2001, pages 21-23 et 205-207.

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  • L'OTAN est morte, qu'on en sorte !...

    Le 16 décembre 2019, Martial Bild recevait, sur TV libertés, Xavier Moreau, animateur de Stratpol, pour évoquer la question de l'OTAN, une organisation en état de "mort cérébrale", comme l'a reconnu Emmanuel Macron. Saint-Cyrien ancien officier parachutiste et spécialiste des questions géopolitiques, Xavier Moreau est l'auteur de La nouvelle grande Russie (Ellipses, 2012) et Ukraine - Pourquoi la France s'est trompée (Rocher, 2015).

     

                                               

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