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russie - Page 31

  • Se rapprocher de la Russie, une urgence pour la survie de l'Europe ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros, cueilli dans Marianne et consacré à l'indispensable rapprochement entre l'Union européenne et la Russie. Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et intervient régulièrement dans les médias. Elle a créé récemment, avec Hervé Juvin entre autres, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

     

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    Se rapprocher de la Russie n'a jamais été aussi urgent pour la survie de l'Europe

    A l’heure où j’écris ces lignes, depuis le sud d’une Europe étourdie de torpeur estivale telle l’insouciante cigale de la fable, un calme étrange semble régner sur les grandes affaires du monde. Un silence inquiétant aussi, comme celui qui précède l’orage en montagne ou le tsunami en mer. En matière de guerre comme de paix, le silence est toujours un leurre. Il se passe en fait tant de choses « à bas bruit » qui devraient mobiliser les chancelleries occidentales et leur faire élaborer des politiques nouvelles, ne serait-ce même que de simples « éléments de langage » disruptifs.

    Le nouveau partage du monde n’est pas une césure infranchissable. L’approfondissement du discrédit moral et politique des États-Unis, notamment depuis l’arrivée de Donald Trump, président grandement sous-estimé mais jugé imprévisible et changeant souvent de pied, pousse les acteurs de deuxième rang, pour survivre en dessous du nouveau duo de tête sino-américain, à ne plus mettre tous leurs œufs dans le même panier, tandis que Washington détruit méthodiquement tous les mécanismes et instruments multilatéraux de dialogue.

    Rééquilibrage mondial

    La crise du détroit d’Ormuz creuse les fractures attendues, comme celle qui oppose les Etats-Unis, Israël et l’Arabie saoudite à l’Iran secondé par Moscou et Ankara sous le regard gourmand de Pékin. Elle révèle aussi l’approfondissement de rapprochements plus insolites, tel celui de Moscou et de Ryad, chaque jour plus visible en Syrie au grand dam de Washington. En témoigne, outre leur rapprochement pour maintenir les cours du pétrole, l’amorce d’une coopération militaire entre les deux pays avec des achats de S400 par Ryad (comme d’ailleurs par Ankara dont l’opportunisme ne connait plus de limites). Ryad achètera aussi aux Chinois des technologies de missiles et des drones.

    Quant aux Émirats arabes unis, ils ont annoncé au salon IDEX 2019, des acquisitions d’armements divers à la Russie pour 5,4 milliards de dollars et notamment de systèmes anti-aériens Pantsir-ME. Les enchères montent. Autre signe de ce « rééquilibrage », le récent jeu de chaises musicales au sein des services syriens de sécurité, sous la pression de Moscou, au profit de personnalités sunnites adoubées par Ryad, contre l’influence iranienne jusque-là dominante. Même le Hezbollah prendrait quelques ordres à Moscou désormais. De là à penser que la Russie mènera pour longtemps la danse en Syrie, mais souhaite néanmoins favoriser un règlement politique ayant l’imprimatur discret de Washington, Ryad et Tel Aviv – et donc défavorable au clan Assad (le bras-droit du frère de Bachar el-Assad, Maher, putatif remplaçant, vient d’être arrêté) et à son tuteur iranien – il n’y a qu’un pas…

    Ce qui ne veut pas dire que Moscou laisse tomber Téhéran. Elle s’en sert pour optimiser son positionnement entre Washington et Pékin. La Russie vient d’annoncer de prochaines manœuvres militaires conjointes. L’Iran, étouffé de sanctions, ne peut évidemment tolérer d’être empêché de livrer même de toutes petites quantités de brut qui assurent la survie politique du régime et la paix sociale. La République islamique a donc répliqué à l’arraisonnement par les Britanniques – à la demande de Washington – du Grace One près de Gibraltar le 4 juillet dernier (pétrolier transportant du pétrole brut léger) et prend la main : saisie le 13 juillet, du pétrolier MT-RIAH puis, le 19 juillet, du britannique Stena Impero…. et enfin le 4 août, par celle d’un troisième bâtiment.

    Iran/Etats-Unis : qui a la main sur qui ?

    Téhéran menace désormais d’interdire le Détroit d’Ormuz (un tiers du transit mondial d’hydrocarbures) dont elle partage la propriété avec Oman et les Émirats arabes unis (la passe étant par endroits trop étroite pour constituer des eaux internationales) et tolère l’usage international à certaines conditions par les seuls signataires de la Convention maritime internationale de 1982. Il est vrai que Washington met de l’huile sur le feu jour après jour et vient d’imposer illégalement de nouvelles sanctions à l’encontre du ministre des Affaires étrangères iranien Mohammad Javad Zarif- peut être l’ultime et plus compétent négociateur pouvant arrêter l’escalade – notamment pour entraver ses déplacements. Qui veut la paix ? Qui veut la guerre ? De provocations en enfantillages, certains dirigeants semblent avoir perdu tout sens de leurs responsabilités envers la paix mondiale. Car si le Détroit d’Ormuz venait à être véritablement interdit par Téhéran au passage des tankers, l’explosion du prix du brut qui s’ensuivrait serait très vite insupportable pour l’économie mondiale et une gigantesque récession surviendrait. En dépit des apparences, c’est donc l’Iran qui tient le sort des États-Unis et de l’économie occidentale entre ses mains.

    La « pression maximale » crânement brandie comme un trophée par le président Trump à l’encontre de Téhéran s’exerce donc dans les deux sens. Cette folle politique de Washington qui prétend contraindre le pouvoir à élargir le spectre de l’accord sur le nucléaire de 2015 (attente parfaitement utopique ou trompeusement avancée pour provoquer un conflit) est un échec patent. Certes, Londres par la voix de son nouveau premier ministre Boris Johnson, dont le pedigree personnel dessine une possible et gravissime double allégeance, a choisi, as usual, « le Grand Large » comme en a témoigné l’arraisonnement du Grace One. L’Allemagne se montre quant à elle prudente, cherchant à ménager la chèvre et le chou et à profiter du manque de discernement de la France.

    Bientôt un Yalta 2.0 ?

    Paris en effet, s’oppose (pour combien de temps) à une coalition pour garantir la circulation dans le détroit d’Ormuz que demande évidemment Washington, et essaie de s’accrocher à l’Accord moribond… après avoir commis l’insigne faute d’appeler à son extension aux questions balistiques pour complaire à Washington et Tel Aviv. Nous avons donc encore une fois joué, inconsciemment faut-il l’espérer, une partition américaine qui contrevient à tous nos intérêts et précipite la guerre.

    Ce focus sur l’actualité internationale du moment ne fait que manifester l’ampleur des enjeux du Yalta 2.0 qui s’annonce. Mais « le Rideau de fer » de ce nouveau partage s’est déplacé vers l’Oural, à l’extrême est de l’Europe, et cette translation met clairement la Russie dans le camp de l‘Europe. En effet, si l’Oural sépare géographiquement l’Europe de l’Asie, à sa verticale se trouvent précisément les ex-républiques soviétiques d’Asie centrale, qui font toujours partie de la ceinture de sécurité de la Russie et sont désormais convoitées par la Chine. Or, si l’Eurasie est toujours au cœur des convoitises des grands acteurs (dont les États-Unis), il est une autre opposition que nous ne voyons pas alors qu’elle devrait pourtant focaliser notre capacité d’analyse stratégique et notre action diplomatique : c’est la rivalité montante entre la Chine et la Russie pour la domination économique et politique de l’Asie centrale et même du Caucase.

    Les tracés nord (Chine-Kazakhstan-sud Russie-nord Caucase jusqu’en Mer noire sur le territoire russe) et centre (Ouzbékistan-Turkménistan-Iran-Turquie) des Nouvelles Routes de la Soie visent en effet à mettre sous dépendance économique progressive les « Stans », et donc, au prétexte de la lutte contre les Ouigours musulmans, à permettre à Pékin de disposer progressivement d’un levier de déstabilisation économique et sécuritaire important sur Moscou. L’influence est aussi (et souvent avant tout) faite de capacité de nuisance.

    Et l'Union européenne dans tout cela ?

    En conséquence, « l’Europe de l’Atlantique à l’Oural » – englobant la partie européenne de la Russie – n’a jamais été aussi nécessaire et urgente pour la sauvegarde de l’Union européenne, si cette dernière espère compter entre États-Unis et Chine et éviter le dépècement et la dévoration. Pourtant le rapprochement de l’Union européenne avec la Russie reste ignominieux, inconcevable, indéfendable à nos dirigeants piégés par une vision idéologique et faussée de leurs intérêts comme des nouveaux rapports de force du monde. C’est l’impensé, l’impensable, l’angle mort de la projection stratégique de l’Europe. Pour les élites et institutions européennes, la Russie – que l’on assimile toujours à l’URSS -, est par principe vouée aux Gémonies, l’Amérique idéalisée, le péril chinois minimisé, l’Inde ignorée, le Moyen-Orient déformé et l’Afrique sous-estimée. Les ravages de « la pensée magique » touchent malheureusement aussi la politique extérieure.

    Pour entraver une dérive collective vers une nouvelle loi de la jungle internationale qui ne s’embarrassera même plus de gardes fous juridiques imparfaits, il est urgent de retrouver les bases d’une coexistence optimale entre les grands acteurs et ensembles régionaux. Urgent surtout de cesser de croire en la chimère d’un magistère moral occidental ou simplement européen qui a volé en éclats. Dans un saisissant paradoxe, le dogmatisme moralisateur ne passe plus la rampe et une révolution pragmatique et éthique de la pensée stratégique occidentale s’impose. La France peut encore en prendre la tête et entrer en cohérence avec elle-même pour se protéger, compter et convaincre.

    Caroline Galactéros (Marianne, 6 août 2019)

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  • De la diplomatie publique à la guerre du vrai...

    Nous reproduisons ci-dessous un texte de François Bernard Huyghe, cueilli sur son site Huyghe.fr et consacré à l'émergence d'une compétition des visions du monde... Spécialiste de la stratégie et de la guerre de l'information, François-Bernard Huyghe enseigne à la Sorbonne et est l'auteur de nombreux essais sur le sujet, dont, récemment, La désinformation - Les armes du faux (Armand Colin, 2015) et Fake news - La grande peur (VA Press, 2018). Avec Xavier Desmaison et Damien Liccia, François-Bernard Huyghe vient de publier Dans la tête des Gilets jaunes (VA Press, 2019).

     

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    De la diplomatie publique à la guerre du vrai

    Le projet d’influencer politiquement une population étrangère ou de mener une expansion idéologique hors de ses frontières est tout sauf neuf : il est fait mention d’agents d’influence chez Énée le Tacticien (IV° siècle avant notre ère) ou chez Sun Tsu (probablement mort en 470 av. J.C.). Mais les moyens techniques de diffusion de chaque époque limitent longtemps de telles stratégies : les idées des Lumières ou celles de 89 se répandent au rythme de l’imprimerie ou des voyageurs en diligence et ne touchent qu’une minorité. Et si, au moment de la guerre de 14-18, le cinéma et la photo ouvrent des espoirs de « conquérir les cœurs et les esprits » aux premiers théoriciens de la propagande (Creel, Ponsonby, Lippmann), il faut bien que les idées trouvent leurs vecteurs.

    Parler aux populations

    Pour simplifier, nous partirons de la guerre froide et du projet théorisé aux États-Unis sous le vocable de « diplomatie publique », terme qui se popularise au milieu des années 60 et une discipline qui s’enseigne toujours aujourd’hui. C’est d’abord une réponse à la propagande internationale soviétique. Vue de Washington, celle-ci paraît d’autant plus redoutable qu’elle s’appuie sur une double médiation : les partis frères de la III° internationale et le succès des idées marxistes ou anti-impérialistes auprès des intelligentsias, plus peut-être un peu de desinformatsya pour tromper la presse du monde libre. Après quelques essais de guerre culturelle surtout menée par la CIA - subventions cachées à des intellectuels anti-totalitaires, à des livres ou à des films pensant bien, voire à des expressions plastiques ou musicales plus modernes que le « réalisme soviétique » - la chose est systématisée par la création de l’US Information Agency fondée en 1953.

    Cette diplomatie qui s’adresse aux peuples par dessus la tête (et la censure) de leurs dirigeants est surtout connue pour avoir subventionné des radios (Voice of America, Radio Free Europe) émettant au-delà du rideau de fer en plusieurs langues. Elles devaient présenter une vitrine politique, économique et culturelle, qui fasse contraste avec l’univers communiste et surtout qui fasse envie. Plus subtilement, la diplomatie publique crée aussi des réseaux humains, à travers, par exemple, les bourses de la fondation Fullbright : elles servent à attirer les jeunes élites internationales, les futurs dirigeants de leur pays, pour leur faire connaître et aimer le mode de vie américain et les idées qui l’inspirent. Après le 11 septembre, certains plaideront aux États-Unis pour une « nouvelle diplomatie publique » destinée à combattre les idées islamistes ou obscurantistes et qui s’appuierait cette fois davantage sur les réseaux sociaux et la « société civile » (au sens des ONG, des think tanks ou des mouvements d’opinion internationaux). Mais globalement la stratégie reste la même. Elle résume dans la trilogie contrer, montrer, former.

    Contrer implique de combattre et délégitimer une idéologie adverse structurée, dans un jeu planétaire à deux où un seul doit l’emporter. Cette action de réfutation se réclame du principe de réalité : si seulement les gens réalisaient, ils seraient guéris des illusions de l’esprit malade et ils penseraient comme nous. Il s’agit donc de les guérir des mensonges des régimes autoritaires ou des doctrinaires. Montrer veut dire que la diplomatie publique est envisagée comme une révélation de vérités factuelles : en voyant notre mode de vie, notre véritable politique, notre culture, notre bonheur de vivre, notre liberté, sans la déformation qu’impose la propagande adverse, les gens ne peuvent manquer de se convertir à nos valeurs évidentes et universelles. Former, enfin, est sensé produire des individus libres et conscients qui participeront à ce processus de libération. Beaucoup à Washington, surtout chez les républicains, pensent que leur camp l’emportera parce que la supériorité politique intrinsèque des régimes occidentaux, leurs performances, la cohérence idéologique du libéralisme et, maintenant, la force de la communication des médias sans frontière vont dans le même sens.

    La diplomatie publique repose sur un volontarisme : créer des médias ad hoc, diffuser de bons messages, animer des réseaux, produire un contre-discours, autant de techniques qui s’apprennent et se subventionnent. Tout cela suppose un ennemi avec un projet de domination, sa rhétorique et ses moyens de diffusion, éventuellement prêt à profiter de la liberté d’expression occidentale pour désinformer les médias et contaminer les esprits. L’affrontement entre deux représentations du monde est symétrique dans ses objectifs (convertir) s’il ne l’est pas dans ses moyens (partis frère nationaux contre médias internationaux par exemple). À une déstabilisation/conquête de l’est doit répondre une subversion/libération de l’ouest et quelqu’un comme Reagan, qui n’avait probablement pas lu Gramsci, pensait volontiers que les idées (celles des think tanks par exemple) et les images que l’on produit comptent dans une lutte planétaire pour l’hégémonie idéologique.


    Un pouvoir sans contrainte

    La situation change avec la chute du communisme et son implosion idéologique, accélérée en partie grâce à la diplomatie publique pensent les uns, davantage par la culture mondiale de masse, diffusée par exemple par les chaînes télévisée de RFA visibles en RDA, diront les autres.
    Dans les années 90, un concept s’impose comme prophétie autoréalisatrice (le succès du mot prouvant celui de la chose) : soft power. En inventant ce vocable, lui-même assez « doux » ou mou pour mêler les idées d’attractivité, d’automaticité et de non coercition, le doyen Joseph Nye synthétise des tendances qui paraissent alors évidentes. Souvent présenté comme la « capacité de faire faire à d’autres ce qu’ils n’auraient pas fait autrement », donc ayant des finalités et une efficacité géopolitiques, le soft power tient à la fois de l’indéniable séduction de la culture américaine (allant du prestige de ses universités au succès des ses fast foods) et de la capacité du pays à amener les autres à adopter son point de vue, ses normes et ses objectifs. Le soft power serait donc à la fois ce qui plaît universellement - que l’on désire imiter ou acquérir- et ce qui s’imposera universellement - pourvu, notamment, que l’administration US sache paraître multilatérale et compréhensive avec les autres nations. La logique du soft power est celle de l’image d’un pays incarnant le futur de la globalisation. Mais cette image est exportée par des relais (des médias, des organisations gouvernementales et non gouvernementales, des élites formées au mode de penser du futur). Répandre le soft power consiste aussi à trouver des alliés et à répandre des codes juridiques, économiques, moraux, culturels, etc.
    Mais qui dit universel (ou naturel) pense souvent idéologique. L’idée va pourtant être contestée que valeurs et modèles made in U.S.A. s’imposent par le double effet de leur triomphe historique et de leur accord avec les aspirations de l’homme éternel.
    Bien entendu, l’anticipation d’un soft power s’imposant en douceur connaît vite ses ratés. Ni la conflictualité, ni la contradiction des valeurs (à commencer par celles qu’exprime l’antiaméricanisme), ni la résistance à l’unification de la planète ne se dissipent si vite au profit de la mondialisation heureuse. Le soft power américain se trouve confronté à ce que beaucoup analysent d’abord un peu hâtivement comme les derniers soubresauts de l’archaïsme.

    Il y a d’abord la nécessité morale supposée d’intervenir militairement contre un Saddam, un Milosevic, un Kadhafi stigmatisés par la conscience internationale. La criminalisation du coupable (tyran présenté d’abord comme ennemi de son propre peuple, massacreur, envahisseur, détenteur d’armes qui menacent le monde...) et la pédagogie d’une coalition internationale désintéressée, n’ayant d’ennemis que ceux du genre humain, tout cela nécessite des dispositifs de persuasion. La synergie des télévisions internationales par satellite (CNN en tête), des dispositifs militaires de psyops, guerre de l’information et autres, plus l’intervention d’agences de communication spécialisées dans la diabolisation de l’ennemi, les fameux spin doctors opère le travail de persuasion de l’opinion. Et la théorie s’adapte vite à la pratique : Joseph Nye produit le concept de smart power. Son principe est qu’une politique étrangère doit combiner « intelligemment », au mieux, séduction culturelle, pressions diplomatiques et économiques et actions militaires. Hillary Clinton adoptera le principe avec enthousiasme.

    Toute stratégie de changement de régime ne passe pas forcément par les armes. Dès la décennie 1990, l’exportation de la démocratie est soutenue par des dispositifs qui brouillent un peu la frontière entre la diplomatie publique stratégie et le soft power processus. Dès 1961, l’USAID (US Agency for International Development) finançait outre l’aide au développement des organisations comme le National Endowment for Democracy chargé d’aider à l’expansion démocratie libérale, pendant que la Freedom House, une Ong datant de la seconde guerre mondiale soutenait des organismes extérieurs « favorables aux droits civiques ». Selon la même logique le Freedom Support Act de 1992 est voté par le Congrès pour implanter« la liberté et le marché ouvert » dans l’ex-empire soviétique.

    Après la chute du Mur, les organisations publiques ou privées (dont les fameuses Fondations pour une Société Ouverte de G. Soros) engagent de gros moyens soit pour « former » de futurs dirigeants à la démocratie libérale, soit pour aider des groupes activistes pro-occidentaux à contrôler les élections dans leur pays, pour leur apprendre à mener des actions non violentes, les inciter à se doter de médias, notamment numériques. Et finalement leur montrer comment renverser leurs gouvernements autocratiques et antiaméricains. Sur un modèle testé en Serbie par OTPOR (mouvement de jeunes activistes serbes) en 2000, le schéma ressert dans toutes les révolutions dites de couleur : des roses en Géorgie 2003, orange en Ukraine 2004, des tulipes au Kirghizistan 2005, « en jean » en Bieléorussie 2005, « du cèdre » au Liban 2005. Bien entendu qu’il y ait une volonté « subversive » du Département d’État ou de fondations comme la Albert Einstein, qui enseigne littéralement l’art de la révolte ou de la résistance non violente, n’implique pas que le renversement de tous les autocrates soit l’œuvre de conspirations internationales, ni qu’il n’y ait pas de causes objectives à ces révoltes. La dimension technologique du processus est importante : dès 2010, H. Clinton déclare que les États-Unis soutiendront partout le droit de l’homme à se connecter sur Internet et aideront les cyberdissidences.

    Au moment du printemps arabe, une jeunesse qui n’est ni nationaliste ni islamiste, qui se réclame d’un idéal de démocratie à l’occidentale a appris à employer les réseaux sociaux comme outil international de mobilisation. Et ce à la barbe des autocrates qui pensaient leur pouvoir assuré par le contrôle des médias locaux. Du coup, les commentateurs sont tentés de prêter comme un pouvoir intrinsèquement libérateur au Web 2.0 et de suggérer un quasi déterminisme numérique : là où il y a Google, Facebook et Twitter, il y aura ouverture, libéralisme et démocratie. L’Histoire balaiera vite ces illusions.

    Mais le bouleversement le plus marquant est que l’Occident s’est redécouvert un ennemi principal avec le terrorisme djihadiste. Le onze septembre non seulement déclenche la spirale des engagements militaires, mais l’attentat pose un question douloureuse : « pourquoi nous haïssent-ils ? » qui devient vite « comment les déradicaliser ? ». La lutte contre la contagion idéologique suppose un contre-discours : réapparition d’actions de diplomatie publique, coopération avec les ONG, rechercher de méthodes quasi thérapeutiques pour guérir de cet extrémisme violent considéré comme une maladie psychologique. Les djihadistes savent jouer dans tous les registres : affrontement militaire ou de guérilla sur le terrain, terrorisme qui est, après tout, une propagande par le fait et un acte symbolique et propagande tout court. Al Qaïda (plus « web 1.0 » avec ses sites et ses forums de discussion) puis Daech (produisant pour le Web 2.0 des messages vidéos sophistiqués mais aussi capable de mettre en contact ses partisans sur les réseaux sociaux) sont parfaitement adaptés numérique. Le spectre du cyberdjihadisme capable de faire du prosélytisme et de la coordination en ligne et, demain peut-être, de mener de grandes cyberattaques de sabotage hante le monde. Et, en sens inverse, les recettes de guerre froide - mettre en contradiction les mensonges avec la réalité heureuse et tolérante de l’Occident - ne sont plus adaptés à un adversaire qui connaît notre culture ou notre technique mais possède un autre codes de valeur et un autre système d’autorité.

    De façon générales, deux des postulats du soft power commencent à poser question : que l’expansion « horizontale » d’une culture ou vision du monde (américaine, occidentale, globale ?) soit irrésistible et que la solidarité « verticale » de la mondialisation entraîne dans le même sens le changement technologique, l’économique, le politique et le culturel vers un modèle ouvert et global.

    Peurs occidentales

    La dernière phase que nous vivons est celle d’une inquiétude occidentale et du passage à une attitude défensive. Le phénomène a une dimension politique : les régimes autoritaires ne disparaissent pas et nombre de démocraties deviennent illibérales, tandis que monte l’influence de la Russie et de la Chine, les deux puissances dites « révisionnistes » de l’ordre mondial. Une second dimension est idéologique : les populismes avancent avec leurs idées conservatrices et identitaires. La troisième est médiologique : les moyens de communication internationaux, et surtout les réseaux sociaux, ne véhiculent pas nécessairement les idées « d’ouverture », bien au contraire. C’est donc un renversement de la trilogie sur laquelle se fondait théoriquement le soft power.

    Du reste, jamais en panne de néologismes, les think tanks ont produit des concepts sensés décrire ce changement :
    - la guerre hybride (hybrid warfare), un mélange d’interventions militaires classiques, de soutien à des mouvements de rébellion armée et de propagande internationale que mènerait la Russie
    - la weaponization de l’information, c’est-à-dire sa transformation en arme de déstabilisation que ce soit sous la forme de cyberattaque ou de désinformation et intoxication
    - le sharp power (pouvoir « aigu » qu’exerceraient la Chine et surtout la Russie) équivalents négatifs ou nihilistes du soft power occidental
    - etc.
    Tout un vocabulaire, qu’il serait trop long d’analyser ici, se met en place, en particulier dans les milieux proches de l’Otan, et tente de décrire des périls inédits qui constituent autant d’explications à la marche déplorable du monde.

    Ainsi, le Brexit, l’élection de Trump, voire le referendum catalan attribués à l’interférence russe (fake news et propagande par ses médias internationaux), à l’action déstabilisatrice des réseaux populistes, écosystème des fantasmes et des rumeurs, plus, d’une certaine façon à la technologie elle-même qui permet à chacun de s’enfermer dans sa « bulle de confirmation » en ligne avec ceux qui pensent comme lui. Ces explications oscillent entre la responsabilité d’une intervention déloyale facilitée par Internet et une sorte d’abaissement de l’esprit critique de la population, désormais prête à croire n’importe quoi, l’efficacité machiavélienne du message et la réceptivité niaise du public. Dans tous les cas, la perte d’attractivité de nos « valeurs » d’ouverture, de libéralisme et de progrès est assimilée à une sorte de panne de la vérité (certains philosophent déjà sur le thème de l’ère de la « post-vérité ») ; le faux serait serait trop convaincant et le vrai ne saurait plus se faire connaître (en dépit du soutien des gouvernements, des experts, des élites, des médias classiques, etc. pour rétablir la vérité). C’est un peu court : la crise du soft power ne peut s’expliquer ni par une manipulation d’un quelconque service, ni par les désordres psychiques des classes inférieures.

    À l’évidence, il faut revenir sur bien des espérances. Il y d’abord concurrence sur le strict plan du soft power. La Chine combine de plus en plus offensives de charme et de prestige avec des discours plus rassurants sur le multilatéralisme. On parlera aussi de soft power indien, coréen, qatari, etc., tant ces politiques se sont banalisées. Et, bien sûr, l’Europe jouit de son capital de sympathie et d’attractivité, la diplomatie culturelle de la France n’étant pas le plus mauvais moyen de la développer. Mais la conversion à des valeurs ou à des idées (à supposer que la Chine ou la Russie veuillent vraiment nous convertir à une quelconque doctrine) n’est pas seulement affaire de télévisions internationales, de trolls, de journalistes sympathisants ou d’algorithmes. Ni de bonne conduite à l’ONU. Il y a aussi des facteurs objectifs et, en dehors même de la personnalité de Trump - qui n’incarne guère le soft power - et de ses velléités isolationnistes qui déstabilisent ses alliés européens : les États-Unis ne sont plus l’hyperpuissance hard et soft en même temps. Pour ne donner qu’un exemple, la semaine où nous écrivons (en Juin 2018) l’échec du G7 chaotique fait contraste avec l’harmonie de l’Organisation de coopération de Shangaï. Peu de gens soutiendraient encore que l’ordre international libéral s’impose spontanément partout où pénètre Internet et où se développe le libre-échange.

    L’idée même d’un modèle idéologico-culturel destiné à remporter une sorte de compétition planétaire a trouvé ses limites : d’autres visions du monde qui s’implantent chacune dans leur aire géographique, culturelle ou spirituelle. Ne plus avoir d’ennemi unique est aussi un grand désavantage, et personne ne peut songer sérieusement à mettre dans le même sac le djihadisme sunnite et les ambitions chiites, le révisionnisme de l’ordre international préconisé par Pékin et par Moscou, les populismes européens, etc. L’idéologie de la fin des idéologie, plus qu’à des rhétoriques efficaces, s’est surtout heurtée à la pluralité indéracinable des identités et des croyances.

    François-Bernard Huyghe (Huyghe.fr, 31 juillet 2019)

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  • La terreur rouge en Russie...

    Les éditions des Syrtes viennent de rééditer en collection de poche le témoignage de Sergueï Melgounov intitulé La terreur rouge en Russie (1918 - 1924). Sergueï Melgounov est un historien et intellectuel russe, mort en exil en France en 1956.

     

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    " Né quelques mois après Staline, l'historien et journaliste Sergueï Melgounov, socialiste russe modéré, refuse d'émigrer en octobre 1917. Il n'en sera pas moins expulsé de son pays cinq ans plus tard, les bolcheviks ne lui pardonnant pas son intraitable refus des méthodes inhumaines avec l'aide desquelles ils se sont maintenus au pouvoir. Dans son combat, Melgounov, qui fréquente les groupes clandestins de la résistance anticommuniste, dénonce la politique de terreur instaurée dans le pays. Cet engagement lui vaudra vingt-trois perquisitions, cinq arrestations, les interrogatoires de la Tcheka, la prison, la condamnation à mort et, pour finir, le bannissement. Pour évoquer les horreurs de la guerre civile et du " communisme militaire ", Melgounov ne s'en tient pas au terme " atroce ". Il explicite le mot, comme on défroisse une page pour en étaler l'insoutenable contenu. La valeur de ses propos est d'autant plus précieuse qu'il fait parler les victimes et leurs bourreaux, grâce notamment aux nombreux documents et récits qu'il a pu recueillir. En ce sens, son témoignage préfigure celui de Soljenitsyne sur le goulag. Contre Lénine, contre Staline, Melgounov et Soljenitsyne ont brandi la morale de l'homme face aux prétendues raisons de l'histoire et de l'État. La Terreur rouge en Russie a été publié pour la première fois en décembre 1923 à Berlin. La préface de l'historien Georges Sokoloff, professeur émérite à l'Institut national des langues et civilisations orientales, apporte un éclairage indispensable et une dimension historique inédite à cette nouvelle édition. "

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  • Andréa Kotarac, l'insoumis qui casse la baraque...

    Dans cette émission du Plus d’Éléments, diffusée par TV Libertés, l'équipe de la revue, autour d'Olivier François, évoque, à l'occasion de la sortie du nouveau numéro, la prise de position d'Andréa Kotarac, élu de la France Insoumise en faveur du Rassemblement national, le rattachement de la Crimée à la Russie, le réalisateur Paul Vecchiali et le dernier roman de l’académicien Andreï Makine, Au-delà des frontières (Grasset, 2019). On trouvera sur le plateau Pascal Esseyric, directeur de la rédaction, Ludovic Maubreuil , Patrick Lusinchi et Christophe A. Maxime.

     

                                    

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  • Tour d'horizon... (166)

    marlène laruelle, russie, philip longworth, cosaques, dmitry orlov, ethnogenèse, lev gumilev

    Au sommaire cette semaine :

    - sur le site de l'IFRI, Martine Laruelle publient une note sur les groupes para-militaires enRussie...

    Les milices russes et leur utilisation à l’intérieur et à l’étranger

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    - Theatrum Belli, publie un texte de Philip Longworth consacré aux Cosaques...

    Cosaques : L’origine des « guerriers libres »

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    - sur Le Saker francophone, Dmitry Orlov présente la pensée de l'historien et ethnologue Lev Gumilev sur l’ethnogenèse...

    Comment les mutants font l’histoire

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  • Sans révolution européenne, notre civilisation va s'éteindre...

    Le 6 mai 2019, Martial Bild recevait, sur TV libertés, Thomas Ferrier, pour évoquer son projet européen. Fondateur du Parti des Européens, qui se définit comme identitaire, Thomas Ferrier propose une révolution pour construire une nouvelle Europe politique unie, une Europe supprimant la Commission, toutes les souverainetés nationales mais refondée sur le Parlement, la monnaie unique, une nationalité européenne et intégrant la Russie…

     

                                        

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