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Points de vue - Page 78

  • L’affaire McKinsey, un scandale si prévisible...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Rodolph Cart, cueilli sur le site de la revue Éléments dans lequel il évoque, au travers du scandale de l'emprise de la société de conseil McKinsey sur l'état macronien, le remplacement de la démocratie par une ploutocratie...

     

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    L’affaire McKinsey, un scandale si prévisible

    Alors que certains commencent à parler de « scandale d’État » ou d’une « affaire McKinsey », l’omniprésence des cabinets de conseil, dans la gouvernance macroniste, soulève des questions légitimes. Par un système d’optimisation fiscale, le Sénat relève, après commission d’enquête, que McKinsey n’aurait payé aucun impôt en France depuis une dizaine d’années. Plus grave, le rapport du Sénat révèle, sous le quinquennat Macron, un doublement des dépenses pour les cabinets de conseil. Présents partout dans nos politiques publiques dont les plus sensibles (défense, santé, éducation), à telle enseigne que le gouvernement semble avoir instauré une véritable « consultocratie ». Or, cette collusion du public-privé ne repose-t-elle pas la question de notre système politique ? Cette croyance absolue dans le privé n’est-elle pas la marque d’une idéologie plus profonde ?

    Un premier constat nous vient dans cette affaire : l’État pourrait assumer ces missions. Tout l’enjeu de ce scandale repose dans l’affrontement – à bas bruit – entre les fonctionnaires et les cabinets de conseil. La chose est d’autant plus alarmante que le gouvernement semble, après de nombreux exemples, consentir à favoriser l’avis du privé contre le public. Le credo « Ce sera toujours mieux dans le privé » semble s’être installé aux plus hautes sphères du pouvoir. Mais cela doit-il nous surprendre ? Pas si sûr.

    L’absence d’un véritable État

    La pensée de l’État fut pendant longtemps, des Grecs jusqu’à Hobbes et Bodin, au centre de l’esprit politique européen. Après son apparition à la Renaissance et son absolutisation au XVIIe siècle, l’influence du libéralisme semble l’avoir fait entrer dans une instance de neutralisation. Sa transformation actuelle tendrait vers l’« État total » selon Carl Schmitt, le grand théoricien du politique. Total dans le sens d’un hyperétatisme qui le porterait à intervenir dans toutes les domaines de notre vie sociale. L’identification entre État et société n’est pas loin ; et cela constituerait, de manière paradoxale, son affaiblissement et son incapacité à demeurer une institution purement politique.

    Toute une partie critique de l’État se trompe quand elle voit dans les penseurs étatistes des apologistes béats de l’État. Ces penseurs étatistes, au contraire, sont des adversaires de la pensée du « toujours plus d’État », et seraient plutôt les défenseurs d’un « État politiquement fort » qui ne « disperserait pas son crédit dans les activités non politiques », selon Julien Freund, disciple de Carl Schmitt. Sa fusion-confusion avec la société l’empêcherait de jouer pleinement son rôle, et le réduirait à utiliser ses compétences dans des domaines qu’il ne peut assumer. Freund ajoute que cela participerait d’une volonté de « saper l’autorité étatique par en dessous, bien qu’elle apparaisse en surface omnipotente ».

    Walther Rathenau, ministre sous la République de Weimar, disait que notre destin n’est plus dans la politique mais dans l’économie. Il n’était ni le premier ni le dernier à dire cela. De fait, la doctrine libérale de l’État a renforcé ce postulat en faisant prédominer les déterminants économiques pour résoudre les questions politiques. C’est justement cet argument qu’avancent les cabinets de conseil. Se présentant comme « neutres », proposant des réponses dénuées d’idéologies, ils préconisent une dépolitisation des sujets politiques et glorifient l’imposture de la neutralité axiologique des réponses économiques.

    Les cabinets de conseil contre le peuple

    Depuis les guerres de religions du XVIe siècle, la triade du peuple-État-espace ne supporte la moindre interférence. Le pouvoir est direct entre le peuple et l’État bien qu’ils restent distincts. Mais le libéralisme, en fondant État et société, brisa cette séparation et fit apparaître de nouveau la doctrine de la potestas indirecta, le pouvoir indirect, en l’occurrence le respect du droit, remettant en cause cette unité. N’agissant pas directement par la voie du commandement, l’influence de cette doctrine sur le politique a fait de ses thuriféraires les vrais « maîtres », peu importe qu’ils ne soient pas élus.

    Qu’est-ce ici le libéralisme ? C’est la prolifération de ces pouvoirs indirects qui faussent l’image du politique et détruisent son image d’autorité. Ces pouvoirs indirects plongent un peuple dans l’inexistence politique. Ils sont le signe qu’un peuple n’a plus « la force ou la volonté de se maintenir dans la sphère du politique », selon l’expression de Schmitt. S’il agit au nom de la légalité – et non plus de la souveraineté –, l’État perd sa légitimité et son droit de demander un devoir d’obéissance envers le peuple.

    Concept-clé de l’État moderne, la souveraineté est indissociable de la pensée de l’État. « Est souverain, dit Schmitt, celui qui décide lors d’une situation exceptionnelle ». Le fait que le gouvernement ait délégué, dans des situations de crises, son pouvoir de décision à des pouvoirs indirects ne témoigne que du refus par l’État de remplir ces charges politiques. Hostile à la notion de souveraineté, de nation et de non-ingérence dans les affaires de l’État, la doctrine libérale promeut cet impérialisme du droit (Kelsen) et de l’économie par des organisations privées.

    Raison pour laquelle les démocraties libérales sont incapables de répondre à des situations exceptionnelles ; or, l’exception qui ne devait être qu’une perturbation devient dans ces conditions un état de fait. Ainsi, ce n’est plus l’État qui est souverain, mais bien l’entité (juridique, économique, etc.) qui lui dicte sa décision. Tant que l’État refusera de prendre une décision par lui-même, il acceptera que d’autres forces le fassent à sa place et le soumettent à leurs normes.

    Le résultat d’une privatisation sans limite

    Le fait marquant de la société moderne fut donc la différenciation entre les prérogatives publiques et les initiatives privées. Cette séparation fut si constitutive de la modernité que les juristes ont pu parler de summa divisio. Guillaume Travers l’appelle une déchirure, et rappelle que cette séparation – typiquement moderne, on le redit – tourne résolument le dos à l’ancien ordre du monde qui était un ordre communautaire orienté par la recherche du bien commun. Non seulement cette déchirure (public-privé) se désintéresse du bien commun, mais en outre elle aboutit à l’appropriation de la chose publique par une poignée de personnes n’agissant que par intérêts privés.

    Le propre des sociétés liquides dans lesquelles nous vivons est néanmoins de brouiller de plus en plus la distinction public-privé s’atténuant. Voilà le prix d’une économie ouverte et mondialisée où le « devenir privé » du monde suit une pente dangereuse pour les peuples. Dans ce contexte, ces cabinets incarnent l’avant-garde d’une sorte de gouvernement mondial n’appliquant qu’une seule et même idéologie qu’est l’économisme. Fondés sur l’abstraction généralisée et l’indifférenciation pour leurs clients, ces cabinets, à la clientèle mondiale, distillent les mêmes conseils et cela qu’importe l’État auquel ils s’adressent.

    Les infrastructures, le droit, les forces de l’ordre et le gouvernement restent en place, mais seulement pour garantir la circulation des flux, des échanges, des contrats et de la sécurité du commerce. Des structures privées se chargent alors de la prise en main du politique, mais aussi des domaines que l’État continue de « contrôler » – théorie de l’État total – tout en déléguant ces missions de service public à des entreprises. Ce bouleversement par le haut (décision politique) et par le bas (services réalisés par le privé) fait dire à Guillaume Travers que nous sommes en face d’un authentique « gouvernement des intermédiaires ».

    La logique de la gouvernance

    Une gestion public-privé des affaires politiques semble donc incarner la gouvernance Macron. Pour bien cerner le macronisme, il faut comprendre ce qu’est la gouvernance. Elle est un mode de gestion des affaires complexes dans lequel les acteurs principaux (publics comme privés) se déploient sur le même plan – à l’horizontale, sinon à égalité. Aussi, elle implique que les affaires publiques nécessitent un traitement semblable aux affaires privées.

    Abolissant la distinction public-privé, l’État ne doit plus être qu’un agent régulateur. Cela est justifié par la croyance libérale en un phénomène de mécanisme d’auto-ajustement apparenté à celui du marché. Rappelons aussi que les acteurs des dispositifs de gouvernance se recrutent principalement par cooptation et par proximité idéologique. Quand on constate le pantouflage des fonctionnaires et des proches de LREM avec les cabinets, la chose nous paraît encore une fois vérifiée.

    Chose importante : le processus de décision de la gouvernance est toujours révocable et provisoire. Les décisions ne sont plus le produit d’un débat ou d’une délibération, mais bien de négociation entre « égaux » – ce que sont le client et le prestataire de services. La gouvernance se rapproche de la tradition jurisprudentielle illustrée par la Common Law. Cette dernière délaisse les lois votées au profit des normes négociées. Damant le pion à la démocratie populaire, cette « démocratie sectorielle » promeut une logique de cooptation qui s’adapte parfaitement à une « découpe » du bien commun en secteurs, en clientèles, en marchés, chacun régi par ses propres intérêts.

    Produits du néo-institutionnalisme, les relations sociales et politiques entre l’État et les citoyens doivent s’interpréter selon des termes strictement économiques. La privatisation des services publics doit déboucher sur une libéralisation complète des activités de production et d’échange afin d’installer l’économie de marché. Les cabinets, en appliquant cette doctrine de consultation et de décision concertée post-régalienne, ne sont que les agents privés de cette gouvernance économique mondiale. Quand les grandes institutions (FMI, Banque mondiale, OMC) se chargent d’édifier les normes négociées à l’échelle planétaire.

    La primauté de la norme négociée sur la loi démocratiquement votée entérine la supériorité du pouvoir des juges (qui se substituent au pouvoir du législateur). Ce repositionnement à l’horizontale, la prédominance de l’économie et la concertation entre des acteurs publics et privés témoignent du danger que représente la gouvernance macroniste pour la France. Car ce à quoi on assiste, c’est au remplacement de la démocratie par une ploutocratie. À nous de réagir au plus vite.

    Rodolph Cart (Site de la revue Éléments, 1er avril 2022)

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  • Qui isole qui ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Hervé Juvin, cueilli sur son site personnel et consacré à la recomposition du monde provoquée par la guerre russo-ukrainienne...

    Économiste de formation et député européen, Hervé Juvin est notamment l'auteur de deux essais essentiels, Le renversement du monde (Gallimard, 2010) et La grande séparation - Pour une écologie des civilisations (Gallimard, 2013). Il a également publié un manifeste intitulé France, le moment politique (Rocher, 2018).

     

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    Qui isole qui ?

    Le conflit engagé à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie est planétaire. Son enjeu est la fin de la prétention occidentale à définir un ordre du monde au-dessus des Nations, des civilisations, et du droit des peuples à décider de leurs lois, de leurs mœurs et de leur régime politique. C’est la fin de l’occidentalisation du monde. Et son enjeu est l’avenir de l’Europe, une Europe que l’Union tire vers la soumission, une Union qui sacrifie le dur effort vers l’autonomie au confort de l’occupation américaine.

    Le 25 mars 2022, la réunion des ministres des Affaires étrangères des pays membres de la Conférence islamique s’est réunie à Islamabad, au Pakistan, en présence du ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi. Réunissant 57 Nations, soit plus du quart des Nations représentées à l’ONU, elle a publié une déclaration qui condamne les sanctions contre la Russie et refuse de s’y associer. Déclaration appuyée lors de la rencontre des Premiers ministres malais et vietnamien à Hanoï ; les seules sanctions légitimes sont celles imposées par le Conseil de Sécurité des Nations Unies.

    Dans un entretien accordé à l’Humanité (publié le mardi 15 mars), Macky Sall, le Président du Sénégal, également président de l’Organisation de l’Unité africaine, a expliqué le choix de s’abstenir lors du vote condamnant la Russie, au nom de son pays, mais aussi de tous ces pays africains qui savent ce qu’ils ont dû à l’Union soviétique, ce qu’ils doivent encore à une Russie qui demeure présente, qui distribue de l’aide alimentaire et remporte un soutien populaire marqué.

    La même semaine, les Émirats arabes unis recevait le Président de la Syrie, Bachar El Assad, annonçait que son pétrole pouvait être payé en roubles, et refusait de recevoir l’envoyé américain.

    De son côté, l’Inde négociait un contrat d’approvisionnement en énergie « roubles contre roupies », tandis que pour la première fois depuis des décennies, le ministre des affaires étrangères chinois annonçait se rendre en Inde, et que le ministre indien des Affaires étrangères se rendra à Pékin, l’un et l’autre balayant les provocations auxquelles se livrent les États-Unis et les Anglais complices pour réanimer le conflit marginal à la frontière himalayenne, ou pour susciter des incidents avec cet État-frère que fut le Pakistan.

    Pendant ce temps, l’Union européenne accueille un Boris Johnson hilare du bon tour joué à l’Europe en choisissant le grand large et en rejoignant des États-Unis fermement décidés à renforcer leur occupation de l’Europe, ouverture de bases militaires, par exemple en Bulgarie, et arrivée massive de militaires américains faisant foi. Peu importe ce qu’un Joe Biden cacochyme pourra dire, par exemple reprocher à Poutine d’envahir la Russie, confondre l’Ukraine et l’Iran, ou saluer sa mère morte depuis quinze ans (trois preuves récentes de la sénilité d’un Président par défaut). Le plus grave n’est pas que l’Union européenne se plie à l’alliance que la peur, l’histoire et les traités lui imposent. Le plus grave est que nul ne semble capable de comprendre ce qui se passe, et qui se dit en trois mots.

    Racisme. L’analyste indien Bhadrakumar a dit tout haut ce que tous pensent tout bas. Cinq cents, sept cent mille, peut-être un million de victimes irakiennes de l’invasion américaine et britannique n’ont pas ému les belles consciences occidentales. Les dizaines de milliers de victimes de l’agression illégitime contre la Libye n’ont pas ému les belles âmes et les généreuses fondations. Et pas davantage les centaines de milliers de victimes afghanes de l’occupation américaine, ou les milliers de victimes serbes de l’agression otanienne. La crise humanitaire qui a frappé le Liban, qui frappe la Syrie du fait des sanctions n’empêche aucun activiste des ONG et Fondations américaines de dormir. Ne parlons même pas des millions de morts au Congo, en partie victime de l’entretien des groupes armés par les compagnies minières occidentales. La réalité est irrecevable de ce bon côté du monde, mais elle est ; les victimes blondes aux yeux bleus ukrainiennes mobilisent une fraternité dont les Européens ne mesurent pas à quel point elle est insultante pour tous ceux qui n’ont jamais eu le droit à la moindre compassion — pas même quand une Mme Allbright déclarait ne pas se soucier des milliers d’enfants irakiens morts faute de médicaments ! Il y a les bonnes victimes, et il y a les victimes dont nul ne se soucie. Le problème est qu’ils le savent, et qu’ils ont compris la leçon formulée par un dirigeant américain ; « on nous accuse de massacres, mais n’oubliez pas que les victimes n’étaient pas des Américains » !

    Injustice. Les avoirs de la Banque centrale russe ont été saisis. Une telle saisie n’est pas sans précédent. Les avoirs de la Banque centrale d’Iran avaient été saisis et un immeuble propriété de l’Iran à New York, acquis en toute légalité, volé. Les avoirs du Venezuela ont également été volés. Plus récemment, après la déroute américaine en Afghanistan, les avoirs de la Banque centrale ont été saisis, à hauteur de 7 milliards de dollars. Cette saisie, qui représente une part significative du PIB d’un des pays les plus pauvres du monde, contribue à une crise humanitaire de grande ampleur, qui menace de famine des millions d’Afghans — mais, c’est vrai, ils ne sont pas Américains. Iran, Venezuela ou Afghanistan sont à la fois des acteurs marginaux des échanges monétaires et financiers mondiaux, et les cibles prévisibles de sanctions américaines dont ils sont les adversaires directs.

    La saisie des avoirs de la Banque centrale russe est de toute autre conséquence. La Russie n’est pas en guerre avec les États-Unis. Ces avoirs correspondaient à des échanges légaux, et étaient légitime propriété de la Russie. Au sens propre, ils ont été volés. La Russie, membre du Conseil de Sécurité des Nations-Unies, vraie civilisation et pays-continent étendu sur 12 fuseaux horaires est une puissance nucléaire qui peut tenir en respect les États-Unis. Passons sur les impacts techniques potentiels, et sur l’infinie complexité des relations entre Banques centrales elles-mêmes, banques commerciales et marchés financiers.

    L’unilatéralisme américain vient de passer la ligne rouge, une ligne rouge qui signifie que c’en est fini de la suprématie du dollar, de l’addiction mondiale au dollar, et de la capacité des pays occidentaux de vivre au crédit du reste du monde. Il n’est plus aujourd’hui dans le monde un seul pays qui ne s’interroge ; et si les États-Unis décidaient de saisir les avoirs de ma Banque centrale ? La propagande écrasante à laquelle nous sommes soumis nous empêche de nous poser la question, voire de comprendre la réponse qui s’impose, d’Asie en Afrique ; le monde serait meilleur sans les États-Unis d’Amérique du Nord.

    Sans doute, la Russie est coupable d’agression contre l’Ukraine, la Russie n’est pas un régime démocratique selon la définition qu’en donnent les États-Unis et l’Union européenne, la Russie n’accepte pas la propagande LGBT, les Fondations et les ONG qui sont autant de lobbys américains, désignent la Russie qui les expulse comme un « rogue State », la Russie est coupable de ne pas accepter l’extension de l’OTAN à ses frontières, la Russie est coupable d’entretenir des relations étroites avec les peuples européens de religion orthodoxe. Qui a parlé de souveraineté, de non-ingérence, ou, simplement de diplomatie ?

    La Russie est bannie de la communauté bancaire internationale — ou de ce que la tribu financière anglo-américaine désigne comme telle. Situation sans précédent. Même au temps de la Seconde Guerre mondiale, les banques centrales, dont la Banque d’Allemagne, continuaient de travailler ensemble en Suisse. Ce que les États-Unis et leurs collaborateurs veulent légitimer au nom du Bien, un Bien dont ils disposent à leur convenance, est pur et simple vol. Aucune règle internationale ne couvre leur décision unilatérale. Certains voudront voir un progrès dans ce qui est une régression de la civilisation, cette civilisation des mœurs qui veut que même quand la guerre fait rage, il faut se parler, il faut échanger, et il faut que les populations vivent. Bien sûr, ceux qui ne rêvent que d’ajouter de la guerre à la guerre et de se battre jusqu’au dernier Ukrainien n’ont que faire du mot « civilisation ».  

    Arrogance. Le Bien est ce que les États-Unis et leurs complices ont déterminé qu’il soit. Des ONG et des Fondations décident quel est le bon régime, quel est le mauvais et choisissent selon les intérêts de leurs financeurs les « abus manifestes » et les « entraves insupportables » aux droits de l’homme qu’elles oublient si bien de dénoncer ailleurs. Tout cela au nom d’un universalisme de pacotille qui ramène les États-Unis au temps de la conquête du Far West !

    Répondant à une arrogante journaliste anglaise de la BBC — en est-il d’autres ? — qui l’accusait de réprimer la presse, le Président de l’Azerbaïdjan, Ilham Aliyev, lui a justement retourné la question ; quel est le sort fait par la justice britannique à Julian Assange, qui a seulement révélé les crimes de l’Amérique, et pour cela paie de sa vie en dehors de toute légalité ? « Vous n’avez aucun droit de prétendre à une quelconque supériorité morale » ; ce que le Président de l’Azerbaïdjan dit à une blonde journaliste anglaise, le monde le dit à l’Occident (ceci écrit sans aucune prétention à défendre la politique de l’information en Azerbaïdjan !)

    S’il suffisait de tuer tous les méchants ! et s’il était si simple de distinguer les bons des méchants ! La question a peu de chances de perturber le fonctionnement binaire des « stratèges » de Washington, elle a moins de chance encore de refonder la diplomatie, cet art d’entendre l’adversaire, de comprendre les raisons de l’ennemi, ses buts de guerre, d’entretenir le dialogue et la conversation, qui sont les seuls moyens de paix durables et de traités viables. L’arrogance américaine est partout ressentie, surtout dans ces pays d’immense civilisation que sont l’Inde, la Chine, les Etats islamiques, qui n’ont que mépris pour des pays comme l’Australie ou les États-Unis, déversoirs de l’Europe. Pour une fois, il convient d’être fier d’être Français ; le Président Emmanuel Macron a été le seul à relever l’indécence des propos tenus par Joe Biden à l ’encontre du Président Vladimir Poutine.

    Combien de siècles, de guerres, de défaites et de morts faudra-t-il aux États-Unis pour peut-être construire une civilisation ? La question est de savoir s’il restera encore des États-Unis pour y prétendre édifier — tant s’y sont essayés, qui ont disparu sans laisser de traces ! Et la question est désormais ; cette grande civilisation qu’a été l’Europe, cette civilisation qui est la nôtre, choisira-t-elle de s’abîmer avec un allié américain qui lui apporte l’illusion de sa sécurité au prix de sa soumission, ou choisira-t-elle d’en finir avec une dépendance dont chaque jour montre un peu plus qu’elle l’éloigne du monde, et qu’elle la prive de sa plus grande force; l’intelligence du monde ?

    Hervé Juvin (Site officiel d'Hervé Juvin, 27 mars 2022)

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  • La guerre d’Ukraine : leçons pour une politique nationale...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Pierre de Lauzun, cueilli sur le site de Geopragma et consacré au besoin de la définition d'une politique visant à la défense des intérêts nationaux de notre pays. Membre fondateur de Geopragma, Pierre de Lauzun a fait carrière dans la banque et la finance.

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    La guerre d’Ukraine : leçons pour une politique nationale

    On tend trop souvent à analyser la guerre d’Ukraine en termes émotionnels, ou comme grande lutte des régimes autoritaires et des régimes démocratiques. Je me placerai ici sur un plan différent : celui des relations internationales. Non pour évoquer la question des réactions à la crise (sanctions, etc.) ni celle des perspectives de sortie. Mais pour me concentrer sur les leçons à en tirer pour la détermination d’une politique nationale pour la France.

    1. Pour cadrer le débat

    Rappelons le principe de base en matière internationale : chaque pays est autonome et responsable de son action. Cela ne veut pas dire qu’il ne considère que ses seuls intérêts. Membre d’une communauté internationale, il prend aussi en compte ses relations avec les autres pays, tant pour coopérer que pour la recherche de la paix. Or, dans le contexte international, un principe essentiel pour la recherche de la paix est le respect de la souveraineté et donc des frontières. Ce principe n’est pas absolu ni totalement inviolable, et il y a des précédents graves, comme la guerre d’Iraq qui était une guerre d’agression (malgré l’excuse des attaques antérieures de l’Iraq sur ses voisins). Mais il reste par nature un repère majeur. 

    De ce point de vue, l’attaque russe sur l’Ukraine, agression généralisée d’un Etat souverain par un autre, sans provocation ou menace du premier directement sur le second, ne peut faire l’objet que d’une condamnation nette. Même si comme on sait les responsabilités occidentales et notamment américaines sont significatives. Le joueur d’échec que paraissait être Poutine a renversé la table, d’une façon peu rationnelle. Notons incidemment que sur ce plan l’invasion contredit la doctrine affichée par le grand allié de la Russie, la Chine (rappelons que Taiwan est considéré partie de la Chine).

    2. Le paysage international à la suite de l’attaque russe 

    Par son ampleur et sa nouveauté, une telle agression représente un tournant majeur dans les relations internationales. D’un côté, c’est le retour à la guerre comme instrument de rapports entre Etats, autrement que dans des cas qui pouvaient être présentés à tort ou à raison comme une forme de police internationale. Et d’un autre côté, c’est une rupture franche entre la Russie et le monde occidental, et par là aussi le mode de régulation internationale que celui-ci affiche. Bien entendu, une appréciation complète dépend des buts ultimes côté russe : volonté de puissance et de revanche, reconstitution d’une grande Russie ou d’une forme d’URSS, etc. L’attaque montre en tout cas qu’on n’a pas affaire à un patriotisme pur et simple, comme en témoignait déjà l’intervention en Syrie, acte de puissance et non de défense de la patrie russe.  

    Par ailleurs, la guerre en Ukraine fait sortir les Européens de leur monde rêvé où la paix est une situation normale et où la question de la guerre ne se pose qu’au loin, dans des pays où sévissent encore d’affreux tyrans qu’une bonne police internationale doit pouvoir faire disparaître. Ce qu’ils découvrent est la possibilité de la guerre en Europe, en outre avec une puissance nucléaire majeure.  Derrière, se profile ce qui était pourtant clair depuis des années : l’émergence d’un monde multipolaire qui est un monde de puissances, où la guerre est possible, que j’ai décrit dans mon livre de 2017 appelé justement Guide de survie dans un monde instable, hétérogène, non régulé

    Ce qui est particulièrement évident en Asie, avec présence de grandes puissances actuelles ou potentielles, tant dans la région (Chine, Russie, Inde, dans une certaine mesure Japon) que venant du dehors (Etats-Unis) ; plus des puissances moyennes mais ayant un poids réel appréciable (Iran, Pakistan, Arabie Saoudite, Indonésie, Corée, Vietnam, sans parler de la Turquie et d’Israël à l’ouest du continent). Les rapports entre ces nombreuses puissances sont complexes et évolutifs (y compris entre Russie et Chine, malgré les apparences), mais avec un point commun : les lignes de clivages ne sont pas idéologiques, ni vraiment des conflits de civilisations, et le patriotisme est partout une réalité de base indiscutable. Les réactions à la guerre en Ukraine le confirment, avec très peu de condamnations franches venant de cette zone. Or, l’Asie est de plus en plus le centre de gravité de la planète et elle donnera de plus en plus le ton. 

    À cela s’ajoute bien sûr la situation toujours complexe et belligène du Moyen-Orient, et la dérive croissante du Sahel, de la corne orientale de l’Afrique ou de la zone congolaise, et plus généralement d’une bonne partie de l’Afrique. Conflits, instabilité et guerres, mais là aussi, pas de conflit véritablement idéologique.

    3. Dans un monde de puissances, l’importance clef d’un patriotisme sain et lucide et non d’une croisade idéologique

    À l’opposé, la tentation latente en Europe et aux Etats-Unis reste l’idéologisation : en l’espèce, interpréter l’alliance de la Russie et de la Chine comme la sainte alliance des régimes autoritaires contre les démocraties, et tout voir en termes de grand combat manichéen de celles-ci contre ceux-là. La guerre d’Ukraine a considérablement ravivé cette tendance, parfois jusqu’à une forme d’hystérie. Mais en fait, seuls les ‘Occidentaux’ mettent en avant leur idéologie. Or comme je l’ai déjà relevé par ailleurs, la tentation idéologique est très dangereuse en matière de relations internationales, et cela indépendamment du bien-fondé de ce qu’on appelle ses ‘valeurs’. En termes clairs, il faut dans la plupart des cas choisir entre l’idéologie et la recherche de la paix. En outre, cette attitude, qui se veut moralisante, est celle qui rencontre le moins d’écho en dehors du monde occidental, d’autant que cela peut à un moment ou un autre menacer la plupart des pays ou régimes et a justifié dans le passé des agressions occidentales stupides, sanglantes et contreproductives (Iraq, Lybie etc.). Dans le cas ukrainien, condamner une agression manifeste est parlant ; y voir la lutte du bien et du mal est moins convaincant. 

    Ce qui n’empêche évidemment pas de souligner les différences entre les différents régimes politiques, de considérer que tel ou tel est mauvais, et de promouvoir des valeurs qu’on juge essentielles. Rien n’empêche en effet d’avoir ses idées et de porter des jugements, notamment sur les régimes jugés brutaux, agressifs, ou a fortiori totalitaires, et d’aider des évolutions dans un sens qu’on juge meilleur. Mais cela doit s’inscrire dans un cadre de relations internationales où on doit admettre qu’on est un pays ou ensemble de pays parmi d’autres, qu’on est perçu par les autres comme défendant sa position et ses intérêts, et où surtout la guerre au sens propre (et l’escalade) est en général contreproductive, en dehors même de ses horreurs. 

    Mais si ce qui compte est, là où on est, de jouer son rôle et s’assumer ses responsabilités, le patriotisme est plus que jamais à l’ordre du jour. Patriotisme pacifique, inscrit dans une communauté des Etats et le respect mutuel, mais patriotisme profond et exigeant. Cela implique, non seulement de disposer d’un outil de défense puissant et efficace, donnant la plus grande autonomie possible et donc des budgets militaires appréciables, mais aussi un esprit de combat, de défense, que nous avons perdu (et dont les Ukrainiens montrent à nouveau l’importance). Nous en sommes encore bien loin. C’est évidemment pour nous la leçon centrale de ces évènements. 

    4. Quelles alliances militaires pour un pays comme la France ? 

    Reste la question des alliances. Un pays comme la France à la fois une tradition d’action autonome (décrite couramment sous le terme de gaullisme), qui s’est étiolée au fil du temps, mais a pu encore se traduire récemment ici ou là, et une inscription dans des alliances ou constructions politiques : l’Alliance atlantique et l’Union européenne. Dans leur principe, on ne peut que conserver ces deux éléments, mais en les délimitant. 

    Une alliance est utile lorsqu’elle permet de maintenir une solidarité face à ce qui serait un agression franche de la part d’une puissance, lorsque cette solidarité est justifiée. L’Alliance atlantique a fondamentalement pour rôle de parer à une menace soviétique puis russe. Cette menace pouvait être perçue comme moins actuelle, mais l’agression russe de l’Ukraine lui a donné une certaine crédibilité. Bien sûr, cela dépendra aussi de l’issue militaire de ce conflit. Et même si la Russie se tirait bien de cette affaire mal engagée, elle n’est à l’évidence pas en état de menacer grand monde en dehors de son ancienne zone d’influence. Mais justement, le choix russe de mener cette agression fait qu’on doit intégrer au moins l’hypothèse d’une telle attaque contre d’autres pays d’Europe orientale, ce qui redonne un sens à l’Alliance, même si la Russie ne sera à court terme sans doute pas à même de le faire. Et pour la France, une telle attaque éventuelle et la vassalisation de l’Europe orientale ne seraient pas acceptables. Mais naturellement cela ne vaut que pour l’Europe (orientale). Il n’y a aucune raison pour que cela s’étende à d’autres zones.

    Et ces motifs n’impliquent pas un alignement général, d’abord sur les Etats-Unis, qui sont la colonne vertébrale de l’Otan, mais qui ont commis suffisamment d’erreurs dans le passé pour ne pas être suivis partout ; comme aussi sur des Européens dont nous sommes loin de partager toutes les vues, ni n’avons toujours les mêmes intérêts de défense (notamment sur le plan naval, avec notre immense domaine maritime), ni la même capacité à agir. L’Alliance devient notamment contreproductive si elle se traduit par le suivi servile des errements de la politique américaine ou de leurs intérêts qui ne se confondent souvent pas avec les nôtres, ou, pire, par des agissements qui sont des menaces pour la paix. Concrètement, en l’espèce, il aurait par exemple fallu continuer à s’opposer fermement à l’hypothèse même de l’entrée de l’Ukraine dans l’Otan. Dès lors, sur le plan militaire, autant une interopérabilité peut être utile, voire indispensable pour des actions communes qu’on juge appropriées, autant il faut viser le maximum d’autonomie opérationnelle possible. Entre autres exemples, la Russie y parvient technologiquement alors que son économie est plus réduite que la nôtre ; Israël, encore plus petit, dans une large mesure aussi. 

    Ce qui conduit à poser la question de notre participation à l’organisation intégrée de l’Otan. Elle n’est pas indispensable (on s’en est passé pendant quarante ans) et il aurait mieux valu ne pas y entrer. Ce qui nous éviterait aussi de nous endormir sous la protection américaine, réelle ou non, comme l’Otan conduit à le faire. Logiquement cette analyse implique d’en sortir au moment opportun (et donc pas dans les circonstances actuelles), tout en restant dans l’Alliance. Une telle politique renforcerait la crédibilité de la France dans ses tentatives d’intermédiation ou d’influence. 

    S’agissant de l’Union européenne, elle ne peut être un cadre adéquat pour une politique de défense, contrairement à ce que prétend E. Macron. D’une part, les autres pays européens en quasi-totalité (et surtout à l’Est) sont plus que jamais convaincus que le lieu adéquat pour cela est l’Otan, et que leur défense est assurée d’abord et surtout par les Etats-Unis ou avec eux, y compris quand ils renforcent leur propre effort de défense. D’autre part, dans la plupart des cas, les divergences de vues sur l’opportunité d’une action militaire et sur sa direction sont notables entre Européens. L’agression russe de l’Ukraine est une exception, puisque l’accord de tous était d’emblée évident, au moins sur le principe ; mais les mesures prises auraient pu l’être dans le cadre d’un simple instrument de concertation entre Etats, sans besoin d’une défense commune. En outre, ces mesures (sanctions, livraisons d’armes) étaient justifiées au départ mais tendent à devenir irrationnelles (boycott de musiciens !) et surtout contreproductives, ainsi le désengagement des entreprises de Russie, au seul profit des Russes. Enfin, cette défense commune n’est pas prévue par les traités ; et le paragraphe des traités sur la solidarité entre Européens face à une agression n’y conduit pas, sauf cas particulier. 

    Il ne faut donc pas s’obnubiler sur le mythe d’une défense européenne autonome, qui dans l’état actuel des choses ne serait au mieux qu’une variante au sein de l’Otan, et au pire la clef de notre immobilisme. Et d’ailleurs, même si ce mythe se réalisait, à savoir une défense européenne totalement intégrée et bien équipée, pour la plupart des Européens elle ferait moins bien que l’Otan face à une puissance nucléaire majeure comme la Russie, dans le cas ukrainien ou ailleurs. 

    En revanche, une coopération avec les autres Européens, notamment dans les industries de défense, est nécessaire et bénéfique, tout en prenant garde d’avoir une réelle réciprocité, contrairement à ce qu’on voit (ainsi récemment pour les avions américains achetés par l’Allemagne – après bien d’autres cas), et de ne pas se faire lier les mains, ou, pire, déposséder de notre outil par idéologie ou esprit de système. 

    Pierre de Lauzun (Geopragma, 28 mars 2022)

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  • La philosophie de droite de Julien Rochedy...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous une présentation par Julien Rochedy de la philosophie de droite qu'il développe dans son dernier essai...

    Publiciste et essayiste, Julien Rochedy, qui est une figure montante de la mouvance conservatrice et identitaire, a déjà publié plusieurs essais dont Nietzsche l'actuel, et L'amour et la guerre - Répondre au féminisme.

     

                                           

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  • Machiavel, toujours…

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Hervé Juvin, cueilli sur son site personnel et consacré à l'élévation des enjeux de la guerre russo-ukrainienne...

    Économiste de formation et député européen, Hervé Juvin est notamment l'auteur de deux essais essentiels, Le renversement du monde (Gallimard, 2010) et La grande séparation - Pour une écologie des civilisations (Gallimard, 2013). Il a également publié un manifeste intitulé France, le moment politique (Rocher, 2018).

     

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    Machiavel, toujours…

    Au moment où des édiles français proposent de changer le nom d’un lycée nommé Soljenitsyne parce qu’il est russe — savent-ils seulement quel dissident a été Soljenitsyne ? — au moment où la propagande se déchaîne jusqu’à désigner coupables ceux qui cherchent seulement à comprendre les raisons de l’invasion russe de l’Ukraine — essayer de comprendre, c’est déjà être complice ! — encore et encore, revenons-en à Machiavel. Chercher « la verita effettiva de la cosa », voilà la seule ligne que tout élu, tout stratège plus encore, devrait adopter. Et si nous essayions de regarder ce qui est, au lieu de nous remplir de bonne conscience en proclamant ce qui devrait être ?

    Un enjeu qui va au-delà des populations russophones

    La guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine n’a plus pour enjeu la sécurité des populations russophones du Donbass et d’ailleurs, ni le respect de leurs droits, tels qu’ils étaient prévus dans les accords de Minsk. Nous en sommes loin. Ce que le pouvoir russe s’obstine à nommer « opération » est devenu une guerre à signification mondiale, qui échappe largement à la Russie elle-même. Tel qu’il se dessine avec une précision croissante, l’enjeu est la fin de la domination anglo-américaine sur le monde. Cette domination s’exerce aujourd’hui à travers le monopole du dollar dans les transactions internationales, à travers le monopole des marchés de la City de Londres, de Wall Street et du Nasdaq aux États-Unis, plus encore d’une financiarisation insoutenable de l’économie mondiale, et par une instrumentalisation constante des prétendues « institutions internationales » par la tribu anglo-américaine, l’Union européenne n’y échappant pas.

    Cette domination se justifie par une prétention arrogante à détenir le « Bien » et à faire le Bien du monde sans lui, voire contre la volonté exprimée des peuples. Cette domination explique le : « deux poids, deux mesures » qui, par exemple, dispense de toutes sanctions et de tout embargo les puissances coupables des agressions sans mandat des Nations-Unies contre la Libye (le mandat se limitait à la protection de Benghazi), contre l’Irak ou les complices des terroristes islamistes, par exemple en Afghanistan (la CIA contractant avec Ben Laden à Peshawar) ou en Syrie (l’invention britannique des « Casques Blancs »), et paralyse toute enquête sur la responsabilité américaine dans les pandémies échappées des laboratoires sous son contrôle, dans vingt-cinq pays, en Ukraine comme en Chine, en Bulgarie comme en Géorgie ou au Kazakhstan — et à Wuhan.

    Sujet majeur ; des Nations représentant 3 milliards d’habitants exigent du Conseil de Sécurité de l’ONU une enquête indépendante, qu’une administration américaine en panique refuse, mais que le sénateur Rand Paul appelle, incarnant ce peu qui demeure de liberté en Amérique. Et elle explique un fait constaté, de Dakar à Delhi et de Téhéran à Pékin ; 8 milliards d’êtres humains qui sont autant de citoyens d’une Nation, d’héritiers de cultures et de civilisations toutes différentes, liés par leur identité collective et par cette liberté qui s’appelle souveraineté, ne seront pas conduits par cinq ou six cents millions de protestants arrogants et désormais, ignorants. Ajoutons notre lecture à l’emploi à deux reprises des missiles hypersoniques par la Russie ; la cause est entendue, et la sentence est sans appel. Les militaires ont entendu le message. Les mercenaires aussi, qui quittent l’Ukraine quand ils le peuvent.

    L’économie compte

    Le dirigeant historique de la Malaisie, Mohammad Mahathir, l’avait déclaré ; « l’Occident a tout pour être heureux, pourquoi veulent-ils vivre au-dessus de leurs moyens ? » Déclaration modérée, venant du dirigeant d’un pays un temps ruiné par l’attaque organisée par Georges Soros et ses complices contre le ringgit, la monnaie malaise. Saturé par la propagande à quoi se réduit la prétendue « économie » libérale, les Occidentaux ne mesurent pas à quel point l’aisance qu’ils croient devoir à leur travail, leurs entreprises et au génie de leurs dirigeants doit une part décisive au monopole du dollar. À de très rares exceptions près, le prix de toutes les matières premières qui comptent est libellé en dollar, et les marchés à terme de Chicago font les cours des céréales comme celui de Londres manipule les prix de l’or. À de très rares exceptions près, toute grande entreprise poursuivant une croissance mondiale cherche à lever des capitaux sur les marchés américains, à se faire coter sur ces marchés, et utilise les services de banques, d’auditeurs et de consultants américains — sans se rendre compte qu’elle tombe sous le coup des lois américaines.

    Faut-il l’écrire au passé ? Il faut l’écrire au passé. En faisant disparaître quelques semaines Jack Ma, le milliardaire fondateur d’Alibaba au moment de l’introduction en Bourse de sa filiale, Ant, le gouvernement chinois a fait savoir que l’argent ne gouvernait pas la politique de la RPC. En négociant avec la Russie un contrat d’approvisionnement d’énergie à bon compte, en rouble contre roupie, l’Inde envoie un signal que renforce la décision des Émirats arabes unis de vendre du pétrole en yuan, hors dollar — au moment même où le nouveau maître des destinées de l’Arabie Saoudite refuse de prendre Joe Biden au téléphone. Le fait est que le dollar est en train de perdre sa fonction de référence sur les marchés de l’énergie.

    La conclusion pourrait être : avec le monopole des transactions sur les matières premières, le dollar perd sa centralité dans le système monétaire mondial. Elle s’exprime autrement ; depuis le coup d’État monétaire de Nixon, le 15 août 1971, rendant le dollar non convertible en or, depuis une série d’escroqueries américaines, la moins commentée et la plus décisive étant sans doute la substitution de la comptabilité à valeur de marché (« market value ») à la comptabilité à valeur historique au début des années 2000, les États-Unis et, dans une moindre mesure, leurs alliés européens, bénéficient d’un niveau de vie surévalué de quelques 30 %. Qu’ils en profitent tant qu’il est temps !  

    La finance compte

    Qu’il s’agisse de l’allocation mondiale des capitaux ou des systèmes de paiement internationaux, Britanniques et Américains se sont approprié l’essentiel de services financiers qui conditionnent les échanges mondiaux et contribuent à faire du dollar la monnaie d’échange et de réserve mondiale. Cette situation a pu se créer et perdurer à la faveur de trois éléments.

    D’abord, la prétention à l’impartialité ; du WTO au FMI et aux marchés boursiers, le marché, rien que le marché, ses forces anonymes et ses mécanismes universels assurent seuls les échanges et les valorisations. Ensuite, l’absence de concurrence ; pourquoi créer à grands frais ce qui fonctionne déjà ? Enfin, l’acceptation passive d’une forme de supériorité anglo-américaine en matière de finance et de commerce ; eux, ils savent ! Voilà ce qui s’achève, pour autant de raisons décisives. Le mythe de la compétence américaine n’a pas survécu au naufrage de 2008 et d’une faillite bancaire américaine exportée au reste du monde.

    La confiscation des avoirs de la banque centrale russe, après le vol des réserves de la banque centrale d’Iran (et d’immeubles détenus à Manhattan) ou d’Afghanistan, met fin à l’illusion d’impartialité du marché ; la conditionnalité, qui devient le mot d’ordre d’un pouvoir américain désireux d’en finir avec la montée en puissance de la Chine, n’a rien à voir avec le marché, tout avec la politique — et légitime du coup les dispositions analogues prises par d’autres pays, sur d’autres continents. La suspension de grandes banques russes du système Swift réalise ce que de nombreux pays envisageaient comme possibilité extrême ; celle d’une instrumentalisation politique du système de paiement international basé au Luxembourg — et provoque la mise en place de solutions alternatives, comme la Chine en propose déjà.

    Enfin, et surtout, l’extension mondiale des relations financières sous l’égide des fonds d’investissement et des banques anglo-américaines impose des rendements financiers supérieurs à 15 %, incompatibles avec l’industrialisation des pays en croissance, incompatible avec le maintien d’entreprises artisanales, familiales, indépendantes, incompatibles tout autant avec la présence de banques de proximité, finançant l’activité locale par crédit à long terme à faible taux (6 à 7 %), et plus encore, avec l’autonomie stratégique des Nations et la résilience de l’environnement. Bref ; la mobilité internationale des capitaux et des services détermine des abus de droit qui entravent sans cesse davantage la liberté des Nations, prétend leur interdire d’adopter le système économique qui leur convient (par exemple, le financement public des entreprises stratégiques). Voilà pourquoi la globalisation conduit à la guerre, puisqu’elle appelle une uniformisation des règles incompatible avec la liberté des peuples. Voilà pourquoi tout ce qui permet l’application des lois américaines, des principes juridiques, comptables et commerciaux américains suscite non seulement un rejet, mais des alternatives qui auront bientôt marginalisé une puissance qui se prenait pour le monde, et qui devient une Nation provinciale, intolérante et décomposée, dont le monde se dispenserait volontiers.

    La politique compte

    Il est du plus haut intérêt de constater combien de « journalistes » concluent des événements récents à l’isolement de la Russie. Les faits sont pourtant là, établis par les votes à l’ONU lors de la résolution condamnant la Russie, établis aussi par les déclarations des dirigeants. La moitié des pays de l’Union africaine se sont abstenus, son Président, le Président du Sénégal, Macky Sall, s’abstenant lui-même, ce qui illustre le naufrage de la France en Afrique. Si la Chine s’est opposée, l’Inde s’est abstenue, comme la Turquie elle-même, membre de l’OTAN. En Asie, quelques-unes des puissances montantes, comme le Vietnam peu suspect d’allégeance à la Chine, s’est également abstenu.

    Et le Mexique, comme l’Argentine, comme le Brésil, ont fait savoir leur opposition aux sanctions. Le calcul est vite fait ; ce sont des pays représentant plus des deux tiers de la population mondiale qui ont voté contre la condamnation de la Russie, ou se sont abstenus. Et ce sont des dizaines de pays qui entendent bien continuer à commercer avec la Russie, et le font savoir. Et c’est l’Inde qui examine son retrait du « Quad », cette officine des intérêts anglo-américains dans le Pacifique. Et ce sont des dirigeants de partout, en Afrique comme en Asie et en Amérique latine, qui interrogent ; si le Tribunal Pénal International existe, comment se fait-il que les Donald Rumsfeld, Tony Blair, Colin Powell, Madeleine Allbright, Victoria Nuland, parmi d’autres, n’aient jamais été traduits devant le procureur ?

    Sans doute ne savent-ils pas que les États-Unis n’ont jamais reconnu le Tribunal Pénal International, ni les conventions internationales sur le droit de la guerre. Mais que sait encore une Union européenne qui, pour avoir célébré la chute du Mur de Berlin et faute d’assurer elle-même sa défense, n’a pas su faire tomber le Mur de l’Ouest, a chéri une occupation américaine qui la dispensait de tout effort stratégique, comme l’a justement dénoncé Donald Trump ? Victoire rapide ou enlisement des forces russes changeront peu de chose à un renversement du monde en cours, et que l’Asie attend avec gourmandise, laissant aux Russes leur incertaine aventure militaire — elle a le temps d’en finir avec le péril blanc. Abandonnant toute notion d’autonomie stratégique, courant piteusement se réfugier à l’abri théorique de l’OTAN, l’Union européenne pourrait bien se retrouver entraînée dans la chute de l’empire américain, trop soumise, trop muette, et trop assoupie dans un confort usurpé, pour pouvoir aider son allié à reprendre pied dans un monde qu’il ne comprend plus.

    La seule véritable urgence stratégique pour l’Europe est de regarder la réalité en face. Nous ne sommes plus les maîtres du monde.

    Hervé Juvin (Site officiel d'Hervé Juvin, 20 mars 2022)

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  • Immigration : l'humanité au service de la radicalité...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous une vidéo de Nicolas Faure consacrée à l'immigration et à son traitement sans faiblesse qui ne peut s'effectuer qu'avec la plus grande humanité possible. 

     

                                

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