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Points de vue - Page 82

  • Les États-Unis et le dilemme de la politique étrangère polonaise...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de David Engels consacré à l'alliance entre la Pologne et les Etats-Unis, qui devient de plus en plus contre-nature pour le gouvernement polonais conservateur.

    Historien, spécialiste de l'antiquité romaine et président de la société Oswald Spengler, David Engels, qui vit en Pologne, est devenu une figure de la pensée conservatrice en Europe et est l'auteur de deux essais traduits en français, Le Déclin. La crise de l'Union européenne et la chute de la République romaine (Toucan, 2013) et Que faire ? Vivre avec le déclin de l'Europe (Blauwe Tijger, 2019). Il a également dirigé un ouvrage collectif, Renovatio Europae - Plaidoyer pour un renouveau hespérialiste de l'Europe (Cerf, 2020).

     

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    Trimarium

     

    Les États-Unis et le dilemme de la politique étrangère polonaise

    On constate toujours avec étonnement que le point de vue des conservateurs polonais sur les États-Unis est complètement différent de celui des Français ou des Allemands, même et surtout dans le contexte de la crise russo-ukrainienne actuelle. Il s’agit peut-être d’un truisme, mais il ne faut pas l’oublier, surtout en ces temps de plus en plus difficiles pour la Pologne et la région du Trimarium en matière de politique étrangère, mais y réfléchir activement. La situation géopolitique de départ est connue de tous : la Pologne étant coincée entre l’Allemagne et la Russie, sa stratégie a toujours consisté à se tourner vers des alliés périphériques capables de fournir une garantie de survie politique contre ces deux voisins surpuissants, sans avoir eux-mêmes d’intérêts territoriaux. Dans l’habillage pratique de cette doctrine, on constate toutefois que ces puissances extérieures étaient généralement, en raison de l’évolution historique, celles qui montraient certes un intérêt pragmatique pour la survie de la Pologne, mais dont l’idéologie entravait de fait le conservatisme polonais plutôt qu’elle ne le favorisait.

    Un premier exemple est sans aucun doute l’alliance avec Napoléon, toujours appréciée aujourd’hui, qui a certes rendu de grands services en rétablissant la Pologne en tant qu’État vassal de la France et en annulant partiellement les « partages », mais dont la politique réelle reposait précisément sur ces « valeurs révolutionnaires » qui, à long terme, devaient saper les valeurs spirituelles fondamentales non seulement de la société polonaise, mais aussi de toute autre société européenne.

    Un autre exemple est l’alignement de l’État national polonais nouvellement fondé après la fin de la Première Guerre mondiale sur les puissances occidentales de l’Entente, qui poursuivaient également une idéologie résolument antichrétienne, internationaliste et ploutocratique — un alignement qui a également été tenté pendant la Seconde Guerre mondiale, mais qui s’est finalement soldé par la mutilation territoriale et deux générations de domination soviétique.

    L’alliance actuelle avec les États-Unis s’inscrit également dans cette continuité, et il est à craindre que les conséquences négatives ne se révèlent que lorsqu’il sera trop tard.

    Certes, l’image idéalisée que de nombreux Polonais ont des États-Unis semble à mille lieues de telles craintes, d’autant plus qu’elle a été apparemment confirmée par la présidence de Donald Trump et sa courte lune de miel avec le gouvernement polonais actuel. Du point de vue polonais, les États-Unis sont considérés comme le modèle ultime d’un ordre républicain axé sur la liberté, profondément enraciné dans la foi chrétienne et animé d’une volonté farouche de liberté individuelle ; deux facteurs qui semblent s’accorder de la plus belle des manières avec les convictions religieuses (catholiques) de la Pologne et la tradition polonaise du « liberum veto ». Il est également compréhensible que les États-Unis soient devenus, à l’époque de la dictature communiste, une image idéale de prospérité, de démocratie et de liberté et qu’ils semblent représenter, du point de vue polonais, un modèle de réussite très envié en raison de leur comparaison pratique avec les conditions désastreuses du socialisme réellement existant.

    Mais les États-Unis du XXIe siècle n’ont plus grand-chose à voir avec une telle vision idéale, dépassée de plusieurs générations, comme l’ont déjà critiqué au XXe siècle de nombreux intellectuels occidentaux, qui ne connaissaient pas les États-Unis par contraste avec le communisme réel, mais plutôt par l’examen critique des conséquences réelles de l’américanisation (et qui, en fait, n’ont fait que confirmer les craintes lucides de Tocqueville au XIXe siècle…). Déjà à l’époque, il était évident, même pour la France, que l’anglicisation de la langue conduirait à un recul de la langue maternelle, que le capitalisme ultralibéral des États-Unis conduirait à une dictature de quelques grands oligopoles, que l’américanisation de la culture (et notamment de la gastronomie) conduirait à un déclin inquiétant des développements culturels propres, et que la transposition naïve et souvent ignorante et égocentrique de ses propres critères démocratiques à des États non occidentaux conduirait à une série ininterrompue de désastres en matière de politique étrangère, dont les conséquences sont que non seulement les États-Unis, mais aussi de nombreux États européens, aujourd’hui, sont considérés sous un jour extrêmement défavorable partout dans le monde.

    Entre-temps, cette évolution s’est enrichie d’autres phénomènes inquiétants. Un regard impartial sur la réalité de la vie aux États-Unis montre à quel point ces derniers sont tombés sous l’emprise de cette idéologie autodestructrice que l’on a souvent qualifiée de « politiquement correcte » ou de « wokisme », et qui atteint un sommet sans précédent sous la présidence de Joe Biden.

    Aujourd’hui, les États-Unis ne sont plus synonymes de liberté individuelle, de démocratie et de joie de vivre, mais plutôt d’imposition impitoyable du multiculturalisme, de l’idéologie LGBTQ, de la transformation des structures démocratiques en structures oligarchiques, de l’immigration de masse, de la déchristianisation, du capitalisme de casino, de la condamnation de leur propre passé historique, de la persécution de la masculinité prétendument toxique et de bien d’autres choses encore.

    Il ne faut donc pas se faire d’illusions : dans les circonstances politiques actuelles en tout cas, une alliance avec les États-Unis devient de plus en plus contre-nature pour le gouvernement polonais conservateur, et la garantie de la survie politique de l’État polonais devrait être payée au prix fort, à savoir par l’abandon de l’autonomie culturelle intérieure, ce qui n’est guère moins grave. Mais il ne faut en aucun cas lire ces remarques comme un appel à se détacher du partenariat de longue date avec les États-Unis ou même à se soumettre à l’un des deux voisins immédiats, car d’une part, l’idéologie dominante actuelle en Allemagne (et dans l’UE) n’est guère différente de celle des États-Unis, tandis que, d’autre part, le prétendu conservatisme russe n’est guère plus qu’un paravent pour une oligarchie fragile, dont le prétendu « amour » pour la culture occidentale chrétienne s’est manifesté il y a quelques semaines à peine en faisant venir par avion des dizaines de milliers de migrants musulmans dans les forêts biélorusses pour les envoyer contre la frontière polonaise.

    Le but de ces lignes est plutôt de montrer au lecteur à quel point la Pologne, à l’exception de ses alliés actuels d’Europe centrale, Hongrie en tête, est effectivement seule dans la politique mondiale, et que même ses partenaires traditionnels comme les États-Unis exigeront au mieux un prix élevé pour leur soutien, quand ils ne le refuseront pas purement et simplement dans le pire des cas — ce qui est également une expérience douloureuse de la politique polonaise aux XVIIIe, XIXe et XXe siècles. Il semble donc essentiel de porter un regard pragmatique et délibérément pessimiste sur la réalité, afin de pouvoir calculer froidement, au-delà des espoirs naïfs et des idéalisations, les conséquences positives et négatives que les différentes constellations d’alliances peuvent réellement offrir, le prix qu’elles exigeraient et la stabilité réelle qu’elles peuvent développer à long terme. Le fait que tous les partenaires potentiels ne puissent donc être considérés qu’avec un grand scepticisme ne permet de tirer qu’une seule conclusion : la Pologne doit modifier son orientation unilatérale vers les États-Unis dans la mesure où elle doit rechercher d’urgence d’autres partenaires qui, même s’ils ont moins d’importance militaire pratique, peuvent créer un climat de politique étrangère dans lequel la Pologne est accueillie avec sympathie et respect, même en dehors des sentiers battus du contexte Est-Ouest, car le soft power continuera à avoir une grande importance au XXIe siècle.

    Il faut donc tout d’abord penser à intensifier les relations avec les «puissances moyennes» modernes qui n’ont jusqu’à présent guère été prises en compte dans la politique étrangère polonaise, comme le Japon, la Corée du Sud, l’Inde, le Brésil, le Mexique et bien d’autres. Un autre point essentiel est le développement urgent du système d’alliance de Visegrád et de l’idée de Trimarium, qui ont tous deux été régulièrement mis en avant depuis maintenant une génération comme l’objectif ultime de la politique européenne polonaise, mais qui n’ont en réalité que peu de succès à leur actif, et dont l’essence même semble menacée par les récentes élections en République tchèque. Il est donc plus urgent que jamais de doter cette alliance de structures solides, tant sur le plan du contenu que sur le plan institutionnel, afin de pouvoir garantir la poursuite d’objectifs communs, même en dehors des situations de politique intérieure, et de mettre enfin en place cette coopération économique et politique des États du Trimarium qui, face à la menace actuelle non seulement de l’Est, mais aussi de l’Ouest, a un besoin urgent d’être intensifiée par la cohésion. La fenêtre d’opportunité pour une telle politique étrangère autonome de la Pologne se rétrécit de plus en plus au fur et à mesure que le conflit avec l’Union européenne et la République fédérale d’Allemagne s’intensifie – d’autant plus que la prochaine « Conférence sur l’avenir de l’Europe » pourrait donner lieu à des développements susceptibles de marginaliser encore davantage la position actuelle de la Pologne en Europe. Il ne reste plus qu’à espérer que le gouvernement polonais, actuellement fortement ébranlé par les désaccords sur la politique Covid, dispose encore de l’énergie et de la clairvoyance nécessaires pour tirer profit de la dernière année de majorité gouvernementale qui s’annonce…

    David Engels (Visegrád Post, 10 février 2022)

     

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  • Les Européens de souche existent-ils ?...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous une vidéo réalisée par Thaïs d'Escufon et consacré à la question des Européens de souche. Porte-parole talentueuse et courageuse du mouvement Génération identitaire, Thaïs d'Escufon développe désormais une activité de publiciste sur les réseaux sociaux.

     

                                            

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  • Sahel : et maintenant, que faire ?...

    Nous reproduisons ci-dessous l'éditorial de Bernard Lugan au numéro de février de sa revue L'Afrique réelle, consacré à l'échec politique de l'engagement français au Mali, et écrit avant l'expulsion de l'ambassadeur de France par les "autorités" maliennes.

    Historien et africaniste, Bernard Lugan a publié de nombreux ouvrages, dont Histoire de l'Afrique (Ellipses, 2009), Atlas historique de l'Afrique (Rocher, 2018), Esclavage, l'histoire à l'endroit (L'Afrique réelle, 2020), Pour répondre aux « décoloniaux », aux islamo-gauchistes et aux terroristes de la repentance (L'Afrique réelle, 2021) et Comment la France est devenue la colonie de ses colonie (L'Afrique réelle, 2022).

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    Sahel : et maintenant, que faire ?

    Au Sahel, la France s’arc-boute sur l’idéologie démocratique désormais vue en Afrique comme une forme de néocolonialisme. Résultat, après la Centrafrique, elle va être « éjectée » du Mali alors que ses soldats y tombent pour assurer la sécurité de populations abandonnées par leur propre armée... Les incessantes manifestations de Bamako, les convois français bloqués « spontanément » par des civils au Burkina Faso ou au Niger, ainsi que les déclarations enflammées de responsables politiques locaux, appellent donc à un total changement de paradigme qui doit déboucher sur un désengagement rapide.

    Le fond du problème est que le Mali, le Burkina Faso et le Niger, Etats faillis aux armées incompétentes, accusent la France de « néocolonialisme », alors que ses soldats font la guerre à leur place… Or, si guerre il y a, c’est parce que ces trois pays ont, comme je ne cesse de le dire depuis des années (voir mon livre Les guerres du Sahel des origines à nos jours), toujours refusé de prendre en compte les revendications de leurs minorités ethniques, Touareg ou Peul, sur lesquelles se sont opportunément greffés les jihadistes. C’est en effet sur les braises des quatre guerres touareg du Mali qu’ont su souffler ces derniers. Sans parler des humiliations permanentes subies par les pasteurs peul. De toute évidence, le rôle de Barkhane n’était pas de régler ces questions ethno-politiques inscrites dans plusieurs siècles d’histoire. 

    En réalité, ceux qui dénoncent la France ont choisi de le faire afin de flatter leurs opinions publiques. Nous sommes en présence d’une entreprise de défausse rendue d’autant plus facile que l’accusation de néo-colonialisme est toujours prompte à échauffer des esprits gangrenés par la rente mémorielle et encouragés par l’ethno-masochisme des élites françaises. Une situation dangereuse pour les populations locales car, de cette dénonciation de la France ne sort aucune proposition, aucune alternative, en dehors d’épanchements de bile momentanés qui font bien rire les mercenaires russes…

    Voilà donc la France devenue bouc-émissaire permettant aux élites locales qui ont systématiquement pillé leurs pays respectifs de cacher six décennies de corruption, de détournements, d’incapacité politique, en un mot d’incompétence. Regardons la réalité en face :

    - Est-ce la faute de la France si, au Mali, au Burkina Faso et au Niger, le désastre est total, si les crises alimentaires sont permanentes, si l'insécurité est généralisée et si la pauvreté atteint des niveaux sidérants ?

    - Est-ce la faute de la France si les armées locales s’enfuient devant les groupes armés après avoir pillé ceux qu’elles étaient censées protéger ?

    Face au ressentiment antifrançais, l’urgence est donc de laisser les faillis face à leurs responsabilités. D’autant plus que la « françafrique » est un fantasme, la France n’ayant, ni économiquement, ni stratégiquement, ni politiquement, de véritables intérêts dans la région. 

    Bernard Lugan (L'Afrique réelle, 1er février 2022)

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  • Le brouhaha médiatique autour de l’Ukraine est une guerre de diversion...

    Nous reproduisons ci-dessous une tribune libre de Jean-Luc Basle pour le Centre français de recherche sur le renseignement consacrée à la crise ukrainienne.

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    Le brouhaha médiatique autour de l’Ukraine est une guerre de diversion

    Son objet ? Détourner l’attention du public des propositions d’architecture européenne de sécurité que la Russie a soumises le 15 décembre aux États-Unis et à l’OTAN. Le brouhaha est si intense que Volodymyr Zelensky, président de l’Ukraine, a demandé au cours de sa conférence de presse du 28 janvier d’y mettre fin arguant que ses rumeurs ruinent l’économie du pays. Depuis la chute de l’Union soviétique en décembre 1991, douze nations ont rejoint l’OTAN. Cette expansion est perçue comme un encerclement par les autorités russes, comme le montre la carte ci-jointe. Vladimir Poutine a décidé qu’il était temps d’y mettre fin et a envoyé les propositions susmentionnées aux autorités occidentales. Elles sont inacceptables du point de vue américain puisqu’elles remettent en question les acquis des dernières décennies. Ce serait l’impasse si Emmanuel Macron, en tant que président de la France mais aussi en tant que président de l’Union européenne, n’avait pas pris langue avec Vladimir Poutine le 28 janvier, reconnaissant ainsi qu’il prenait au sérieux les propositions de son homologue russe, ignorant le brouhaha ambiant. 

    Sécurité indivisible ou porte ouverte

    La réponse américaine, remise à Moscou le 26 janvier, oppose une fin de non-recevoir au projet russe, mais n’en contient pas moins des contre-propositions relatives aux missiles nucléaires à moyenne portée, et aux manœuvres militaires des deux parties — propositions qui ne satisfont pas les Russes. Le ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov l’a fait savoir. Pour justifier leur projet d’architecture, les Russes s’appuient sur le principe de l’indivisibilité de la sécurité qui stipule que la sécurité d’une nation ne peut se faire au détriment d’une autre — principe inscrit dans les déclarations d’Istanbul de 1999 et d’Astana de 2010 signées par les membres de l’Organisation pour la sécurité et la coopération (OSCE) en Europe dont les États-Unis, la Russie, l’Ukraine, la Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne, etc. À ce principe, les États-Unis en opposent un autre, celui de la « porte ouverte » qui donne à toute nation le droit de s’allier à toute autre nation sans égard à l’impact d’une telle alliance sur une ou plusieurs autres nations — principe inscrit dans l’Acte final d’Helsinki et la Charte de Paris pour une nouvelle Europe.

    L’Ukraine : un pion dans l'échiquier mondial

    Alors que l’objectif de Vladimir Poutine est l’établissement d’un nouvel ordre européen, les dirigeants et médias occidentaux concentrent leur attention sur l’Ukraine. La Russie serait sur le point d’envahir l’Ukraine. Cela a été répété à satiété et Joe Biden l’a évoqué dans sa conférence de presse du 19 janvier, menaçant en ce cas la Russie de sanctions économiques. C’est un leitmotiv dans les chancelleries et médias qui s’appuie sur la présence de 100 000 soldats russes à cent kilomètres de la frontière, photos[1] à l’appui. Les Russes ont pris soin de faire savoir en de nombreuses occasions qu’ils n’avaient aucunement l’intention d’envahir l’Ukraine. La seule raison qui les inciterait à le faire serait pour venir en aide aux russophones du Donbass si Kiev lançait une attaque, ce que le président Zelenski se garde bien de faire sachant que ses forces armées ne sont pas en mesure de la mener à bien.

    Ces mêmes médias oublient de rappeler que la situation actuelle émane de la Révolution Maïdan de février 2014 — un coup d’État ourdi par les États-Unis. Victoria Nuland, sous-secrétaire d’État pour l’Europe et l’Eurasie s’en est d’ailleurs vanté en précisant qu’elle avait dépensé cinq milliards de dollars[2] à cet effet. Les Occidentaux accusent aujourd’hui la Russie de vouloir reprendre le contrôle de l’Ukraine, après avoir récupéré la Crimée en mars 2014. Cette révolution n’eut pas l’heur de plaire aux Ukrainiens russophones, majoritaires dans la province du Donbass. L’imposition de l’ukrainien comme langue officielle fut la goutte qui fit déborder le vase, incitant les républiques de Donetsk and Louhansk à faire sécession. Pour l’éviter, la Russie, l’Ukraine, l’Allemagne et la France formèrent un quatuor, rapidement baptisé « Normandy format ». En février 2015, ils signèrent les Accords de Minsk par lesquels les Ukrainiens s’engageaient à rédiger une nouvelle constitution accordant une large autonomie aux républiques sécessionnistes. Sept ans plus tard, aucun accord n’est intervenu entre les parties. Les États-Unis ont fait pression sur la Russie pour que celle-ci s’insère dans ce processus ce qu’elle a refusé de faire.

    L’Ukraine est liée à la Russie. Kiev fut un temps la capitale de la Russie. C’est en raison de ce lien étroit que le politologue américain d’origine polonaise, Zbigniew Brzezinski, se référant au géographe anglais Halford Mackinder, écrira dans Le Grand échiquier que la domination de la Russie passe par l’Ukraine. « Sans l’Ukraine, écrit-il, la Russie cesse d’être un empire eurasien ». Or, l’objectif des néoconservateurs est l’établissement d’un nouvel ordre mondial qui présuppose la soumission de la Russie. L’Histoire montrera que Brzezinski s’est trompé. Ce n’est pas la Russie qui s’est effondrée mais l’Ukraine — aujourd’hui en banqueroute.

    Pour ce faire, ils ont poursuivi une politique d’encerclement de la Russie. Aux douze membres fondateurs de l’Alliance atlantique, créé en avril 1949 pour faire face à la menace soviétique, se joindront la Hongrie, la Pologne, la République tchèque en 1999, puis en 2004 ce sera le tour de la Bulgarie, de la Lituanie, de la Slovaquie, de la Slovénie, de l’Estonie, et de la Lettonie — ces deux derniers ayant une frontière commune avec la Russie. En outre, la déclaration de Bucarest d’avril 2008 entrouvre les portes de l’OTAN à la Géorgie et à l’Ukraine — cette déclaration provoquera la guerre de Géorgie d’août 2008 qui se soldera par le contrôle des républiques d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie par la Russie. Cette déclaration surprend, non seulement par la menace qu’elle fait peser sur la Russie mais aussi par l’inclusion d’une nation corrompue, l’Ukraine,[3] dans la liste des nations susceptibles d’adhérer à l’Alliance atlantique et à ses valeurs démocratiques. Pour atteindre leur objectif, les Occidentaux ont prêté 35 milliards de dollars à l’Ukraine par l’intermédiaire du Fonds monétaire international, de l’Union européenne et des États-Unis, sans compter les livraisons d’armement qui s’élèvent à un demi-milliard de dollars pour les seuls États-Unis — montant qui devrait croître prochainement, si l’on en croit les déclarations de certains sénateurs américains.

    Les sanctions

    Les sanctions présument un coup d’État russe, une opération sous faux drapeau, voire une invasion pure et simple de l’Ukraine. Quelles seraient-elles ? L’exclusion du système SWIFT[4], la limitation d’achats de gaz et de pétrole russes et l’annulation d’un contrat d’approvisionnement par le biais d’un gazoduc, nouvellement terminé, Nord Stream II.[5] Ces sanctions sont inapplicables et ne font l’unanimité ni au Congrès, ni en Europe. Le 14 janvier, des sénateurs démocrates ont eu recours, avec l’accord du président Biden, à une procédure d’obstruction[6] que par ailleurs ils désapprouvent, pour s’opposer à un projet républicain de sanctions qu’ils trouvaient excessif. Les Européens qui règlent leurs achats de gaz et de pétrole par le biais de SWIFT ne peuvent accepter que la Russie en soit exclue. Cela les obligerait à adopter un système parallèle lent, coûteux et moins sûr pour régler leurs factures de gaz et de pétrole. Ils dépendent de la Russie à 40% pour leurs approvisionnements en gaz et à 20% pour leur approvisionnement en pétrole. La décision d’Angela Merkel d’arrêter les centrales nucléaires dans des délais très brefs a créé une dépendance accrue de l’industrie et des foyers allemands à l’égard de la Russie. Le Qatar, contacté par les États-Unis, ne peut satisfaire les besoins européens sans pénaliser ses clients asiatiques. Ironie de l’histoire, un gazoduc qui devait relier l’Iran à l’Europe en 2017, a été annulé à la suite des sanctions américaines frappant ce pays. Un autre gazoduc qui devait relier le Qatar à l’Europe, en passant par l’Arabie saoudite et la Syrie, n’a jamais vu le jour. Dans une récente étude[7], le think-tank Bruegel conclut que l’Europe peut survivre à une brève et forte interruption de son alimentation en gaz, mais ne peut tolérer un arrêt prolongé.

    En résumé, les sanctions divisent plus qu’elles ne rallient à la cause néoconservatrice. Elles sont une menace plus virtuelle que réelle, inapplicables dans les faits, faisant tout autant, voire plus de tort à l’Europe qu’à la Russie, comme le passé l’a démontré.

    Que veut Vladimir Poutine et pourquoi maintenant ?

    La sécurité pour son pays. Il l’a expliqué dans de nombreux discours et conférences de presse. Dans celle du 17 juin 2016, il souligne que les missiles américains installés en Roumanie dirigés contre l’Iran, pourraient tout aussi bien l’être contre la Russie. Il ajoute que ces missiles Tomahawk dont la portée leur permet d’atteindre Moscou en quelques minutes, peuvent être indifféremment équipés de charges conventionnelles ou nucléaires. S’adressant aux journalistes occidentaux, il leur demande « Comment puis-je savoir de quelle charge ils sont équipés s’ils se dirigent vers nous ? ». Puis il ajoute, quelque peu énervé : « Que puis-je dire d’autre pour vous convaincre du climat d’insécurité dans lequel nous vivons ? »

    Poutine souhaite une aire géographique de sécurité autour de la Russie dépourvue de missiles — une aire semblable à celle dont jouissent les États-Unis. Les médias ont déformé ses propos en parlant de « sphère d’influence » laissant entendre que son objectif réel était la domination de l’Europe — oubliant ou ignorant que les États-Unis jouissent d’une telle aire depuis la doctrine Monroe[8] — aire qu’ils n’ont cessé d’élargir. L’objectif de Poutine est légitime. Le chef de la Marine allemande, l’amiral Kay-Achim Schönbach, l’a reconnu. Son franc-parler lui a valu de démissionner. Des chefs d’État aussi prestigieux que Bismarck, Metternich ou le cardinal de Richelieu, artisans de l’équilibre des forces en présence, seraient d’accord. C’est aussi dans ce sens qu’il faut comprendre la remarque de Vladimir Poutine quand il dit que la chute de l’Union soviétique fut la plus grande catastrophe du XXe siècle parce qu’elle rompit l’équilibre des forces qui assurait la paix en mettant fin à la destruction mutuellement assurée — pilier de la Guerre froide. Sa remarque n’a rien d’un quelconque regret idéologique ou puéril, comme le laissent entendre les médias occidentaux — sentiment au demeurant étranger à ce dirigeant hyper-rationnel peu sujet aux états d’âme.

    Poutine a bien choisi son moment pour agir. Les États-Unis sortent affaiblis de la guerre en Afghanistan. Le slogan de Joe Biden, « l’Amérique est de retour », n’a guère convaincu. Son programme de revitalisation et de rééquilibrage de l’économie s’est perdu dans les méandres du Congrès, sans espoir de retour. Le dollar — l’un des piliers de la puissance américaine — est fragilisé par la politique des États-Unis. Sa valeur tient pour partie à la bonne santé de l’économie américaine. Or non seulement, la dette publique est financée à 40% par la création monétaire et les investisseurs étrangers, mais la position extérieure nette[9] des États-Unis est négative. Elle s’élève à 15 420 milliards, soit 67% du produit intérieur brut, et rend potentiellement le dollar vulnérable aux aléas de la politique mondiale.

    Dans son discours du 1er mars 2018, Poutine regrettait de ne pas être écouté. Il le sera désormais car il s’en est donné les moyens. L’économie russe est sortie de la dépression qu’elle a connue sous Eltsine. Elle est peu endettée et dispose d’importantes réserves de change. Avec des ressources dérisoires — le budget de la défense est le dixième du budget américain — Poutine a construit une défense moderne[10] à la pointe de la technologie. Les liens qu’il entretient avec la Chine et l’Inde, accroissent sa stature internationale, et son appartenance à l’Organisation de la coopération de Shanghai — une alliance économique, politique et militaire qui rassemble neuf Etats dont la Chine, l’Inde, et l’Iran, soit 40% de la population mondiale avec un produit intérieur brut égal à près de 30% du total mondial — le sort d’un isolement supposé.

    Fin de partie

    Dans un récent article,[11] Ross Douthat, journaliste du New York Times, note qu’après « une génération de mauvaises décisions, le temps est venu [pour les États-Unis] d’entamer une retraite digne et décente (de la scène mondiale). » Deux journalistes de Politico[12] vont plus loin en recommandant la création d’une zone de sécurité pan-européenne dépourvue de missiles balistiques, la limitation des troupes auprès des frontières, l’engagement de ne pas admettre l’Ukraine et la Géorgie dans l’OTAN pendant les 20 à 25 prochaines années, et la neutralité de l’Ukraine.

    Quand vous devez faire appel à votre concurrent, voire votre ennemi, comme le fit Anthony Blinken qui appela son homologue chinois Wang Yi le 27 janvier pour lui demander de l’aide dans le conflit qui l’oppose à la Russie, et quand le même jour, votre adjointe en la personne de Victoria Nuland se permet de menacer ce dit concurrent s’il ne vient pas à votre aide, vous savez ou devriez savoir que vous avez perdu la partie.

    Avec son projet d’architecture européenne, Vladimir Poutine a sifflé la fin de la partie qui a débuté en décembre 1991. Il pose un dilemme aux États-Unis. S’ils acceptent sa proposition, ils renoncent à l’hégémonie. S’ils la refusent, ils s’exposent aux mesures de rétorsion technico-militaires annoncées par Poutine qui n’en a pas précisé la nature. Ce faisant, le dirigeant russe s’est enfermé dans son propre dilemme, car il doit réagir fermement si les Américains refusent d’adhérer à ses propositions au risque de perdre toute crédibilité sur la scène internationale. En tant que joueur d’échec, il a prévu le coup d’après. Quel sera-t-il ? Personne ne le sait, mais il se doit d’être dissuasif pour convaincre les États-Unis de sa détermination, sans être excessif pour ne pas susciter une escalade qui pourrait se révéler tragique.

    C’est la fin d’une histoire — l’histoire d’une nation, les États-Unis, qui fit rêver le monde entier mais non la fin de l’Histoire, comme le croyait Francis Fukuyama. Le monde n’est pas unipolaire, comme le voulaient les néo-conservateurs, mais multipolaire, comme le souhaitent la Russie, la Chine, l’Inde et bien d’autres nations. Aux dirigeants américains de le comprendre et de l’accepter… Le brouhaha médiatique n’est qu’une diversion destinée à détourner l’attention du public, à décrédibiliser un dirigeant russe, et à saborder son projet en le présentant comme l’assaillant d’une nation sans défense, et ainsi préserver le statu quo. 

    Emmanuel Macron semble avoir compris le jeu des Américains. Attendons de voir ce que donneront ses contacts avec Vladimir Poutine, et de quelle autorité il jouira auprès de ses collègues européens dans les prochaines semaines en raison de la proximité de l’élection présidentielle en France. Si, à cette initiative de la France, s’ajoute une avancée dans les négociations qui se tiendront prochainement à Berlin entre les quatre membres du « Normandy format », il est permis d’espérer une résolution pacifique de la crise, une résolution pan-européenne, sinon globale. L’approche française n’est certes pas du goût de Washington, mais compte-tenu du traitement accordé à la France dans l’affaire AUKUS[13], cela ne devrait guère inquiéter Paris.

    Jean-Luc Basle (Centre français de recherche sur le renseignement, 2 février 2022)

     

    Notes :

    [1] Démonstration a été faite que les photos utilisées pour démontrer le rassemblement de troupes russes sont truquées : « A ‘Pathogenetic’ Conflict – There is no Russian Invasion Threat to Ukraine », 25 Janvier 2022.

    [2] Ukraine : Interviewer Victoria Nuland ou comment ne rien comprendre à la crise.

    [3] Transparency International le classe au 117e rang en 2020 (sur 180 nations analysées).

    [4] Service de messageries extrêmement efficace qui certifie les ordres interbancaires de transfert de fonds.

    [5] Certains vont plus loin, comme le sénateur Roger Wicker qui envisage l’usage d’armes nucléaires, ou Evelyn Farkas, sous-secrétaire d’Etat adjointe à la Défense de 2012 à 2015, qui le laisse entendre. A ces violences verbales, certains analystes russes répondent par des propos tout aussi agressifs.

    [6] Filibuster.

    [7] Can Europe survive painlessly without Russian gas? Bruegel – Jan. 27, 2022.

    [8] Message du président James Monroe au Congrès en 1823 dans lequel il s’oppose à toute intervention militaire européenne dans les Amériques.

    [9] La position extérieure nette d’une nation représente la différence entre son actif et son passif financier. Une position nette négative représente une dette vis-à-vis de l’étranger.

    [10] “Russia’s Military, once creaky, is modern and lethal”, 27 janvier 2022.

    [11] “How to Retreat from Ukraine”, New York Times, Jan. 22, 2022

    [12] “How to Get What We Want from Putin, by Thomas Graham and Rajan Menon”, Politico, January 10, 2022

    [13] Alliance tripartie, Australie, Grande-Bretagne, Etats-Unis, de septembre 2021 pour contrer la Chine, qui s’est soldé pour la France par l’annulation de son contrat de fourniture de sous-marins à l’Australie d’un montant de 40 milliards de dollars.

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  • Ukraine : désescalade, quel agenda ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Emmanuel Goût cueilli sur Geopragma et consacré aux tensions ukraino-russes, attisées par l'OTAN. Emmanuel Goût, membre du Comité d’orientation stratégique de Geopragma.

     

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    Ukraine : désescalade, quel agenda ?

             Récemment, le groupe Normandie [1] a convenu d’une énième reprise des réunions quadri-latérales et conclut une nouvelle fois au bien-fondé des accords de Minsk tandis que certains leaders européens, à commencer par le Président français Emmanuel Macron en charge de la présidence européenne, invitent à la désescalade. Alors que dans le même temps, son ministre des Affaires Étrangères chausse déjà les bottes aux pieds – au moins ceux de nos enfants prêts à être déployés à l’est sous le drapeau Otanien – avant de se rendre en Ukraine. 

          Il convient par conséquent de s’interroger sur le sens à donner à une telle volonté affichée de désescalade et pour cela revenir aux sources de l’escalade.  

          Il y a ce terrible mal entendu sur l’accord tacite qui aurait eu lieu au début des années 90, entre Américains et Russes, sur le gel des positions de l’OTAN en deçà des pays de l’Europe centrale et de l’est. Chacun des deux protagonistes alimente sa propre version. 

          Il y a une Ukraine, rendue indépendante pour la première fois de son histoire en 1991, tiraillée entre un réflexe anti soviétique qui n’hésita pas de se faire complice de l’Allemagne nazie, et une tradition historique qui la place aux origines de la Russie et dans laquelle une partie de la population se retrouve, en particulier à l’est de son territoire.

          Il y a cette même Ukraine qui n’a pas su se libérer d’une oligarchie corrompue toute tendance confondue et qui voit dans Nord Stream 2, le gazoduc qui contourne l’Ukraine, les conditions de la fin d’une rente milliardaire.

          Il y a la Russie de Poutine qui n’a pas su en son temps trouver le leader ukrainien en mesure de redistribuer les richesses et créer ainsi les antidotes aux révolutions de couleur, plus ou moins entretenues par l’étranger. C’est ainsi que les révolutions ont pu trouver un milieu favorable dans ce pays gangrené par la corruption, sans pour autant y mettre fin

          Il y a ce que j’ai pu enfin souvent rappeler, cette incapacité à penser différemment le monde post-chute du mur de Berlin en 1989. La confrontation de deux mondes idéologiques qui voulaient s’exporter prenait alors fin en consacrant la victoire du capitalisme libéral des États-Unis. Ces derniers ont poursuivi et consolider leur dessin d’exporter leur modèle sous le couvert de mots aussi enchanteurs que souvent illusoires : liberté, démocratie… Les Russes, qui avaient opté pour une économie de type capitaliste, à la suite d’une transition particulièrement difficile dans les années 90, n’avaient plus aucun modèle idéologique à exporter et devaient se concentrer sur la reconstruction d’une crédibilité internationale, sur de nouvelles bases, sans aucune veine idéologique. C’est sans nul doute un important résultat obtenu ces 20 dernières années.

          Il aura suffi de manœuvres russes sur son propre territoire pour mettre en crise l’occident. Un grand média américain, encore très récemment, s’interrogeait sur la réaction des USA si les Chinois s’installaient au Mexique : nul doute sur la réaction américaine. Mais il n’y eut pas que des manœuvres militaires : s’en suivit, en effet, des exigences sur le positionnement de l’OTAN en Europe de l’Est et surtout au sujet de la possible adhésion de l’Ukraine à l’OTAN : la fameuse ligne rouge.

          Depuis le monde, surtout l’occident, s’enflamme virtuellement.

          Il est important à ce stade, et pour mieux tenter d’interpréter une possible « désescalade », de comparer les deux dynamiques de la surenchère verbale. Pour cela, il faut comprendre la différence fondamentale entre la Russie, son leader et les USA, la France, etc. et leurs leaders respectifs : il en va du rapport théorique et pratique entre l’action politique et la communication. Depuis plusieurs décennies, en Europe, en Occident en général, la communication a pris le pas sur l’action politique dont elle finit par conditionner les orientations, les directions, alors que la communication devrait exclusivement rester sujette de l’action. Dernier exemple en date, le voyage en plein « partygate » du Premier ministre  britannique en Ukraine.

          Il s’agit ici d’une réflexion fondamentale et d’une différence existentielle avec la Russie, où l’action pensée reste au cœur, à la base des stratégies et la communication – quand elle existe – au service de celles-ci. C’est une réflexion sociétale qu’il conviendrait de développer car cette inversion du rapport action-communication vient conditionner et troubler notre quotidien dans tous les domaines.

          Les leaders américains raisonnent désormais exclusivement en fonction de leur popularité et donc de leur opinion publique ; les leaders européens font de même. À ce propos, il convient de revenir sur une anecdote mise en lumière dans la récente et remarquable étude de Breznev par Susanna Shattenberg, qui raconte qu’une délégation soviétique se rendit aux USA pour rencontrer des homologues du Congrès américains pour discuter l’impact du cas Sakharov. En résumé, la délégation américaine précisa sans détour aux Soviétiques que la seule préoccupation américaine était celle de leur opinion publique ; le chef de la délégation américaine n’était autre que le jeune Joe Biden.

          En Occident, la crise dite ukrainienne donne lieu à une surenchère médiatique, souvent calculée, afin d’esquiver des questions ou problématiques internes qui viennent s’additionner à une tension internationale évidente et croissante. Cette tension internationale vient de franchir une nouvelle étape, la Chine offrant un soutien non déguisé à la Russie qui ne pourra que se consolider à l’occasion de la visite du Président russe en Chine le prochain 4 février, à l’occasion de l’ouverture des Jeux olympiques d’hiver, boycottés politiquement par une partie de l’Occident.

          Il ne manquerait plus que la Chine aligne ses navires face à Taiwan pour déstabiliser le monde et ouvrir un possible nouveau front.

          Côté russe, Poutine s’affiche, face à cette hystérie environnante, comme un leader au sang-froid, peut-être cynique, loin d’un leadership twitterisé. Poutine ne twitte pas. Comment peut-on penser que la diplomatie et la politique puisse se twitter, alors qu’une telle pratique des réseaux sociaux constitue une évidente violation de la valeur « temps ».

          La première désescalade ne passerait-elle donc pas d’abord par une chute de l’adrénaline médiatique du coté Occidental ? Il faut raison garder.

          Cette considération reste cependant « objectivement subjective ». Pas sûr, par conséquent, que cette voie puisse conduire au début d’une désescalade. Cette dernière ne peut advenir que si des hypothèses de solutions sont imaginées. C’est dans cette perspective qu’il convient de s’exercer à mettre sur la table les données du problème, distinguer le négociable de ce qui ne l’est pas, penser des compromis là où le bon sens peut encore se faire valoir, en surmontant des réflexes historiques qui trop souvent font obstacle à une évolution aussi pacifique qu’encadrée dans un monde de plus en plus multipolaire.

          Laissons tomber les lignes, les révolutions émotives de couleur pour revenir à la réalité des cartes. S’il y a bien deux aspects sur lesquels personne ne fera marche arrière, c’est d’une part la présence de l’OTAN en Europe de l’Est et d’autre part la Crimée russe. Il serait inutile de se fourvoyer et de penser une quelconque variation de cette géographie militaire et politique, aussi conviendrait-il aux parties de légitimer ces deux situations et de mettre fin réciproquement à tout ce qu’elles impliquent, comme par exemple les sanctions. 

          À ce stade, l’OTAN renoncerait de son côté à « toute nouvelle acquisition » à commencer par l’Ukraine, la Géorgie, la Moldavie. Quant à la Russie, elle pourrait entamer des négociations sur l’Ossétie et la Transnistrie. Ce nouvel environnement géopolitique rentrerait dans le cadre de la définition d’un accord sécuritaire global entre l’Union européenne – si elle se donne les moyens d’une politique indépendante – et la Russie. 

          Pour en venir à l’Ukraine qui est certainement au cœur d’un jeu qui la dépasse, elle trouverait dans cet accord sécuritaire sa garantie conditionnée à sa neutralité politique entre la Russie et l’Europe. L’Ukraine pourrait se donner une dimension fédérale pour consentir à ses différentes identités régionales et assurer un quotidien plus équilibré, loin des tensions entretenues ces dernières années.

          La désescalade n’a de sens que si elle est accompagnée de courage, d’une méthode comportementale, et de possibles solutions temporelles et stratégiques – parfois difficile à assumer – mais au service de la sécurité du monde dans lequel nous vivons. 

          Pour penser le monde, il nous faut des leaders qui redeviennent maîtres de leur agenda et de leur vision. À ce sujet, De Gaulle exprimait clairement son idée d’une Europe équilibrée possible de « l’Atlantique à l’Oural » en affirmant qu’une telle Europe « décidera du destin du monde». 

          Nous avons tout à gagner à pousser cette formule jusqu’à Vladivostok, et ainsi éviter un monde qui se dessinerait de Moscou à Pékin.

          Autrement, l’escalade risquera de nous ramener nos enfants drapés au milieu de l’esplanade des Invalides au prix d’une guerre inutile et évitable… En sommes-nous prêts ? 

    Emmanuel Goût (Geopragma, 1er février 2022)

     

    Note :

    [1] Après le déclenchement du conflit du Donbass, l'Allemagne et la France se sont réunis avec la Russie et l'Ukraine en Normandie à l'occasion de la commémoration du 6 juin 2014. Depuis, des négociations au sujet de l'Ukraine ont lieu occasionnellement sous ce format.

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  • Zemmour et les cinq cents signatures...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Rodolph Cart, cueilli sur le site de la revue Éléments et consacré à la candidature d'Eric Zemmour à l'élection présidentielle.

     

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    Pourquoi il ne faut pas qu’Éric Zemmour ait ses 500 signatures

    Le ticket à la grande parade présidentielle coûte cher. Certains s’en plaignent, et pas des moindres. En effet, depuis plusieurs semaines, quelques candidats parmi les plus sérieux – en l’occurrence Éric Zemmour, Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen – se plaignent de rencontrer des difficultés dans la récolte des fameux sésames. De peur d’être mis sur le carreau de la bacchanale républicaine qu’est l’élection présidentielle, chacun à tour de rôle relève une « situation de blocage », un « bluff » ou une « galère » du système qui permettraient, selon eux, d’opérer une épuration injuste des candidatures « hors système ».

    Si ces jérémiades semblent faire partie de la guignolade victimaire et habituelle des candidats de La France insoumise ou du Rassemblement national, la chose paraît moins feinte dans le cas du candidat de Reconquête qui pourrait, possiblement, ne pas récolter ses 500 signatures. Cependant, au lieu de voir dans cette situation un déni de démocratie, ne pourrions-nous pas apercevoir, dans ce camouflet, la lueur d’une formidable opportunité d’émergence d’une opposition au système en place qui dépasserait, de loin, une candidature qui semble perdue d’avance ? Et est-ce que la mise au ban du candidat Zemmour ne pourrait-elle pas dépasser, et même décupler, les effets d’une candidature de témoignage censée préparer le terrain pour 2027 ou 2032 ? Penchons-nous sur cette possibilité.

    État des lieux du paysage politique

    Pour bien comprendre l’enjeu de ce moment politique, il nous faut revenir sur quelques chiffres. D’abord, les dernières élections régionales ont marqué une nouvelle étape dans l’absentionnisme, déjà croissant d’année en d’année, avec 66,72 % d’abstention lors du premier tour. Nous avons même une pointe chez les jeunes de 18 à 24 ans à 87 % et à peu près équivalente chez les bas-revenus. Rappelons aussi qu’aux dernières législatives, le taux d’abstention atteignait déjà des records avec 51,3 % au premier tour, puis 57,36 % au second. La fracture entre le pouvoir politique et des citoyens ne se sentant plus représentés ne datent par conséquent pas d’hier. Autre chiffre parlant, les trois principaux candidats opposés au président sortant, ceux qui rencontrent des difficultés pour les parrainages, représentent près de la moitié des intentions de vote au premier tour de l’élection présidentielle actuelle. L’éviction de ces candidats pourrait donc renforcer cet écœurement légitime de l’opinion et porter, une fois de plus, un coup sérieux à cette pantomime qu’est la souveraineté populaire. Si même l’élection présidentielle voyait son taux de participation chuter en flèche, alors il est certain que l’empêchement et le refus de prise en compte de l’expression du peuple, consubstantiel au système actuel, seraient encore plus mis à jour et flagrants. La sous-représentation d’un bloc majoritaire et son effacement au moment de l’élection ne pourraient rester, encore longtemps, sans répercussions tangibles et sérieuses. Cet ersatz de démocratie fut déjà analysé par Christophe Guilluy lorsqu’il affirmait que « dans les stratégies électorales, les partis ne s’adressent plus qu’aux catégories supérieures et aux retraités ».

    Le mythe de la représentation

    Cette négation de la dimension populaire ne date pas d’aujourd’hui. En réalité, la République française, et cela dès son départ, s’appliqua à nier la moindre réclamation allant à l’encontre des dessins des élites bourgeoises. Elle se constitua comme l’ennemi du populisme dès son premier souffle. L’exclusion du peuple fut entérinée par la Convention de 1792 lorsqu’elle se constitua sur un corps électoral vierge de toute souche « prolétarienne ». Marx l’avait déjà constaté lorsqu’il analysait que la classe révolutionnaire par excellence était la bourgeoisie. De sorte que la Révolution n’aura été l’affaire que d’une minorité dont le Parti socialiste et les Républicains, lorsqu’ils votèrent en 2016 ensemble la modification de la loi durcissant l’accès à l’élection présidentielle, sont les dignes héritiers, tout comme le gouvernement Jacques Chirac, sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, le fut aussi lorsqu’en 1976, il ouvrit la voie de la publicité des soutiens et de l’augmentation des signatures exigées de 100 à 500. Les lois de la République, depuis 1792 et jusqu’à aujourd’hui, n’ont jamais été que les desiderata d’une minorité agissante. Et le système républicain une machine excellemment pensée et instituée pour qu’elle puisse, selon la phrase de Paul Valéry, « empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde ».

    La souveraineté du peuple est donc limitée au jour du vote. Chose dont Rousseau dira, évoquant le peuple anglais : il « pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien ». La République n’a jamais défendu la souveraineté populaire. Bien au contraire, elle en a été plutôt le fossoyeur, lui préférant la souveraineté parlementaire dont Sieyès était le prophète. De ce point de vue, l’obstruction à la candidature d’Éric Zemmour, si elle devait s’avérer effective, ne ferait que raviver dans l’esprit des citoyens le souvenir d’un lien rompu depuis bien longtemps. Tant il est vrai que la scission des élites et du peuple n’a rien d’un phénomène nouveau, l’objectif premier des Républiques consistant à se perpétuer dans le sillage de cette démocratie libérale, trompeuse, oligarchique.

    Seule peut-être la Ve du général de Gaulle, et uniquement à ses débuts (et non après ses nombreux travestissements constitutionnels), pourrait être considérée comme une rupture, en déphasage avec l’exclusion historique du peuple. L’élection présidentielle au suffrage universel pouvant alors être perçue comme la rencontre d’un homme et d’une majorité sous une forme plébiscitaire. Déjà à l’époque, les tenants du parlementarisme classique, les ancêtres de nos chers allergiques au peuple, percevaient cette onction du peuple comme la mort des libertés ou la possibilité de l’émergence de nouveaux Césars. Alors que quelques rares voix discordantes, comme celle de Maurice Duverger, y décelaient plutôt un ferment propice à la rénovation de nos institutions.

    Comment libérer le « souverain captif »

    Or, nous constatons, et cela même sous l’ère du suffrage universel, que des procédures d’exclusion et de neutralisation perdurent, alors que le vote censitaire a disparu. L’augmentation du nombre de signatures et la publicité qui en est donnée l’attestent ; elles ne peuvent être comprises que comme des modifications des règles du jeu aptes à toujours favoriser l’oligarchie et les partis complices du système. Si les régimes précédents, comme le Directoire, se fondaient sur un suffrage censitaire qui perdurera tout au long du XIXe siècle en excluant les « classes dangereuses » ; de nos jours, la combinaison du scrutin majoritaire et de l’abstention reproduit, en réalité, une situation similaire à celle des méthodes antérieures d’exclusion. Seule l’élection présidentielle résiste à cette désaffection croissante et à cette situation. Mais jusqu’à quand ?

    L’exclusion du candidat Zemmour pourrait bien être le point de bascule. Celui qui ferait de l’élection présidentielle, à partir de cet empêchement, une élection comme les autres, dès lors discréditée aux yeux des Français. Une élection réduite, au même titre que les scrutins intermédiaires, au rassemblement en petit comité des inclus, des habitants des métropoles mondialisées, des bourgeoisies de droite et de gauche, des retraités et des fonctionnaires reproduisant une élection censitaire de fait. Le rappel des chiffres de la dernière élection présidentielle, celle de 2017, sont éloquents. Macron fit 15 % au premier tour des inscrits, ce qui ne l’empêcha pas d’avoir la majorité absolue lors de l’élection législative qui suivit. Pendant ce temps, Le Pen, Mélenchon et Dupont-Aignan récoltaient 45 % des votants quand, aux législatives, l’addition des trois ne représentait que 4 % de la représentation nationale.

    L’élection présidentielle, par son haut taux de participation, demeure le dernier rituel de légitimation républicaine. Mais force est de constater que même ce dernier artifice, déjà si précaire comme les chiffres l’attestent, peine à dissimuler une démocratie-témoin qui tient dans les mains d’un petit nombre. Cette dernière et si fragile cérémonie de légitimation subira peut-être bientôt le même destin que les autres élections marquées par le désintérêt, l’indifférence et la dévalorisation – et l’éviction de Zemmour en serait alors l’accélérateur final. Si cette pente devait être suivie, la dernière « charpente républicaine », celle qui tient encore l’édifice républicain de cette « démocratie Potemkine » selon la formule de Patrick Buisson, pourrait ainsi se fracturer définitivement et dévoiler, à la vue de tout monde, l’incroyable supercherie qu’elle cache toujours plus périlleusement. L’ultime parade de l’apparence légale, derrière laquelle la classe dirigeante se cache pour asseoir son pouvoir, disparaîtrait pareil à un voile qui se lève. Le peuple serait directement confronté à la situation d’une captation minutieusement cachée : celle à laquelle une minorité se livre dans le seul but de privatiser les instruments de l’État au détriment du bien commun.

    L’échec d’Éric Zemmour à recueillir ses 500 signatures pourrait fournir cette dynamite capable de faire exploser ce dernier rempart qui fait obstacle à une confrontation ouverte entre le peuple et les élites républicaines. Une telle explosion, un tel dynamitage signifierait la libération du « souverain captif », à savoir la majorité du peuple français. L’illusion du vote, celui mis en place par la classe dirigeante pour se protéger de la tyrannie de la majorité de Tocqueville, volerait en éclat et supprimerait cette technique du miracle républicain dont Coleridge a pu dire qu’elle est « une suspension de l’incrédulité ». Nerf contre nerf, l’ère d’un basculement politique pourrait être, plausiblement, pris en compte comme une hypothèse sérieuse.

    La perte de légitimité

    La classe dirigeante a très bien compris cette situation. Les évocations du vote obligatoire, de la prise en compte du vote blanc ou du rassemblement des scrutins nous démontrent que la minorité au pouvoir a bien saisi ce « coup de semonce ». Au-delà de ces différentes pistes, la voie qui semble avoir été prise est celle de la gestion de la peur. Si le peuple ne se sent pas représenté, il faut, afin de maintenir un sentiment de légitimité, au moins qu’il sente que le gouvernement actuel est le seul capable de le protéger. Qu’il tâche d’incarner le parti de l’Ordre.

    Lors de la crise des Gilets jaunes, l’analogie entre Thiers et Macron fut particulièrement éclairante. À l’occasion d’une rencontre diplomatique organisée à Versailles, ce dernier n’hésita pas à prétendre que « Versailles, c’est là où la République s’était retranchée quand elle était menacée ». La République en revient donc à sa meilleure technique de gestion des crises qui repose sur la manipulation brutale du sentiment de la peur et l’envoi de la canonnière. Confronté à un bloc majoritaire reconnaissant de moins en moins la légitimité du pouvoir et face à des soulèvements sans précédent dans l’histoire récente, le pouvoir décida de miser sur la spéculation autour des peurs. Peur du retour de la peste brune, peur du populisme, peur du nationalisme, peur du souverainisme, peur de la crise économique, peur du racisme, peur de la pandémie, peur du réchauffement climatique, peur de l’islamisme, peur du repli sur soi… Or, jouer sur la peur pourrait bien s’avérer être une aventure risquée, qui pourrait, qui sait, se retourner contre le pouvoir lui-même. Avant, on proclamait qu’il ne fallait pas « désespérer Billancourt » ; la République actuelle, pour se maintenir, pourrait faire sien le slogan suivant : « Il faut terroriser la Métropole et écraser la Périphérie ».

    Le droit de commander et le devoir d’obéir

    Pour bien comprendre l’articulation, si difficile à saisir par bien des aspects, de la légitimité, entre le peuple et le gouvernement, il faut en appeler à un penseur italien, à cheval sur le XIXe et le XXe siècles, qu’est Guglielmo Ferrero. Pour lui, la légitimité du pouvoir politique ne tient que sur la peur réciproque, laquelle maintient une relation entre les gouvernants et les gouvernés. À évocation de cette idée du désir d’ordre dans une société, le penseur italien pouvait dire que « le pouvoir est à l’origine une défense contre les deux plus grandes frayeurs de l’humanité : l’anarchie et la guerre ». Mettant au centre de sa réflexion la notion de peur, il continuait en affirmant que « si les sujets ont toujours peur du Pouvoir auquel ils sont soumis, le Pouvoir a toujours peur des sujets auxquels il commande. […] Tous les Pouvoirs ont su et savent que la révolte est latente même dans l’obéissance la plus soumise, et qu’elle peut éclater un jour ou l’autre, sous l’action de circonstances imprévues. » De cette manière, il faut impérativement qu’il y ait un principe de légitimité reconnue entre les gouvernants et les gouvernés de sorte que « dans l’ordre politique, Caïn représente les hommes destinés à commander, Abel, ceux destinés à obéir ». Guglielmo Ferrero voyait quatre principes de légitimité pouvant opérer ce lien : principes héréditaire et aristo-oligarchique, puis le principe démocratique et le principe électif. Il aura cette belle formule sur la légitimité en disait qu’elle est ce qui « adoucit le pouvoir », ce qui établit le droit de commander et le devoir d’obéir.

    Ces quatre principes de légitimité peuvent se combiner et nous donnent, dans le cas de la Ve République après son pourrissement commencé sous VGE et accentué sous Mitterrand, une République démocratique à élections oligarchiques. Non pas aristocratique dans le sens des « meilleurs » mais bien oligarchique, et c’est là que réside une part du problème, puisque l’élection ne se fait que sur un principe électif limité, ou oligarchique, dans la réalité des faits. Effectivement, l’élection ne se fait qu’au sein de la classe dirigeante elle-même, car comment ne pas voir dans les primaires une analogie avec les candidatures officielles du Second Empire sous Napoléon III. L’élection présidentielle et l’élection législative n’ont-elles pas été basées, pendant plus de 30 ans, sur l’opposition entre deux forces politiques hégémoniques qui choisissaient elles-mêmes les candidats éligibles au sein d’un même vivier excluant la quasi-totalité des autres acteurs de la politique. Cette procédure de re-légitimation ne prend pas appui sur le peuple. « République du centre », « UMPS », « cercle de la raison », « cordon sanitaire » ou encore « alternance unique » sont les différentes appellations d’un même phénomène dont Macron sera l’incarnation parfaite avec le rassemblement, dans le cas de son électorat, de la bourgeoise de droite et de gauche. Macron personnifia la nécessité de dévoiler une partie de cette supercherie qui tenait de moins en moins. Il cassa la surface et la forme en prétextant être l’homme en dehors de cette entente cordiale qui simulait une opposition ; le tout pour mieux continuer, sur le fond, une politique qui réunit encore les deux bords. Le ralliement, lors du deuxième tour face à Marine Le Pen, des deux anciens partis derrière Macron comme un seul homme, en scella l’évidence.

    Sûrement l’élection de Macron, en 2017, était-elle déjà une défaite de l’oligarchie face au peuple puisqu’elle fit sauter un de ces remparts, dans son cas : celui de l’alternance fallacieuse des deux forces du centre, qui camouflait sa captation inique et privée du pouvoir. Ce n’est pas étonnant que le mandat de Macron marqua un durcissement de l’ensemble des politiques que l’UMP et le PS menaient de leur côté. L’emballement de la politique macroniste – autant par sa violence dans la répression que dans son empressement dans les réformes – fut le signe d’un affolement, d’une terreur et d’une acceptation à devoir jouer à visage découvert devant une situation dorénavant difficilement dissimulable.

    La non-présence d’Éric Zemmour à la présidentielle pourrait être cette brèche qui ferait tomber le dernier mur ; celle qui ferait définitivement basculer la relation de peur pour la projeter entièrement vers le gouvernement et la soustrayant au peuple, semblable au retournement de la relation entre le maître et l’esclave chez Hegel. Si une pareille rupture dans l’équilibre des peurs réciproques se produisait, alors nous serions à l’aube d’un cataclysme politique certain. Et il se pourrait, que cette fois-ci, Macron utilise vraiment cet hélicoptère qui était censé le mettre en sécurité lors des événements des Gilets jaunes.

    L’alliance de l’État solide et de l’État liquide

    Une chose est à noter : le système se défend bien et avec hargne. S’il est vrai que nous sommes en train de gagner le combat culturel, n’enterrons pas tout de suite un ennemi que l’on a tendance à parfois trop sous-estimer. Le système des démocraties libérales ne réside pas en la prépotence d’un État totalitaire comme le XXe siècle put nous en donner l’exemple. Au-delà de la forme traditionnelle que l’on peut lui connaître par ses attributs de puissances publiques (comme ceux du judiciaire, de l’administratif ou encore du maintien de l’ordre), sa force réside aussi dans sa « deuxième peau » qui regroupe les institutions qui cadenassent la société civile par leurs diverses emprises. Intellectuels organiques, médias, associations, monde universitaire ou encore l’ensemble des divers appareils politico-culturels encadrant les agents de la société civile avec une puissance de feu redoutable.

    On sait que Carl Schmitt reprocha à Hobbes d’avoir symbolisé l’État par la figure du Léviathan, monstre biblique marin, alors que l’appellation Béhémoth, monstre terrien, lui aurait mieux correspondu. Suivant cette remarque, si l’État « dur » et légal pourrait s’apparenter à cet État-Béhémoth, cette doublure de l’État « liquide » qui contrôlerait insidieusement la société civile pourrait être appeler État-Léviathan. Si la résistance à l’État-Béhémoth est rendue plus facile puisque celui-ci tient en des lieux précis, dans des autorités reconnaissables et par des actions identifiables ; la tentative de circonscrire les acteurs de l’État-Léviathan est rendue beaucoup plus difficile puisque l’ensemble des caractéristiques évoquées pour l’État-Béhémoth ne tiennent pas pour lui. Opacité, réseaux, groupes de pression ou d’influence, menace et même mise à mort sociale ou économique ; cette « viscosité », selon le mot de Sartre, de la société civile démontre qu’en plus du solide de l’État-Béhémoth, la démocratie libérale se protège aussi par des manières détournées lui permettant de contenir en amont la moindre contestation.

    Voilà pourquoi on peut penser, raisonnablement, que l’accession au pouvoir d’un homme comme Éric Zemmour sera extrêmement compliquée par la voie « royale », à tout le moins normale. Le véritable coup d’État judicaire auquel se heurta Fillion en est une parfaite démonstration. Ce n’est pas la simple conquête de l’État qui est à faire, mais bien aussi la victoire contre un État-Léviathan entièrement dévoué à la protection de sa chasse-gardée constituée des différents appareils hégémoniques du pouvoir.

    Que faire ?

    À ce niveau, il faut faire intervenir un autre penseur italien qu’est Antonio Gramsci. Esprit particulièrement incisif sur l’État, le penseur appela la constitution de cette union – celle qui est politique, culturelle, économique et juridique – entre les deux « États » et à laquelle il donna le nom de « bloc historique ». Gramsci nous en donne ensuite sa définition : « État = société politique + société civile, c’est-à-dire une hégémonie de coercition ». Le penseur italien avait parfaitement saisi cette doublure, déjà présente à son époque, même si quelques différences sont à relever. Si Gramsci nous parle de « fortifications » ou de « casemates » pour permettre cette défense de l’État, la protection actuelle semble avoir subi une transformation élémentaire du solide au liquide. C’est pour cela que François Bousquet, dans son livre Courage ! Manuel de guérilla culturelle, en conclut que les coups d’État bolchevique ou mussolinien, dont la technique fut décortiquée par Malaparte, sont dépassés. Cette transformation est d’autant plus redoutable qu’elle rend quasiment inopérant, et aussi vraisemblablement impossible, d’autres coups d’État, à l’ancienne, comme la grève, la prise des usines – la désindustrialisation est passée par là – ou encore le renversement direct des gouvernements par la force du type 18 Brumaire.

    La prise du pouvoir par l’élection présidentielle demeure, au vu de la puissance encore certaine de l’État-Léviathan, une chimère dont nous devrons contourner les obstacles encore insurmontables. Nous pouvons imaginer, et avec une assez grande précision, quels orages se soulèveraient et quels torrents de boue se déverseraient si un candidat comme Zemmour devait accéder au deuxième tour. L’État-Léviathan entrerait aussitôt en convulsion comme un poisson ridicule et frétillant sorti de l’eau. Le précédent Jean-Marie Le Pen, en 2002, doit nous servir de leçon. Zemmour finaliste, l’Armada de l’État-Léviathan se mettrait en branle pour mener une guerre totale contre un homme pouvant remettre en cause son hégémonie. Tous les spectres de la peur seraient agités dans un immense tohu-bohu destiné à conjurer le retour de la « bête immonde ».

    Étant toujours dans une position d’infériorité et d’asymétrie, la défaite serait assurée au soir du second tour. Nonobstant les diverses victoires dans les médias, pour la plupart éparses (on pense néanmoins à CNews ou à Bolloré), mais aussi dans l’opinion publique (en témoignent les sondages allant dans le sens de nos combats et marquant une prise de conscience des enjeux décisifs comme celui de l’immigration ou de la souveraineté), il n’en demeure pas moins que la guerre culturelle est loin d’être gagnée, sans même évoquer la guerre institutionnelle – celle de la prise des lieux importants et officiels de pouvoir et d’influence.

    Devant ce constat, François Bousquet propose que le combat soit mené selon une perspective de guérilla. S’il y a actuellement une guerre entre un faible et un fort, nous sommes encore le faible, que nous le voulions ou non. L’incroyable dynamique de Zemmour peut nous apparaître comme une belle promesse pour la cause nationale ; toutefois, notre cheval de bataille – la cause nationale – et nos idées, même si elles progressent, restent dans une position en retrait, évoluant en parallèle du système dominant, sinon même en dissidence. Nous ne faisons pas encore le poids ; et une guerre régulière ou conventionnelle engendrerait nécessairement notre défaite. L’élection présidentielle, qui est une opposition directe, se fait sur le terrain de l’adversaire et donc à notre complet désavantage. Prendre part aux règles de l’élection présidentielle reviendrait à accepter les règles du jeu de l’adversaire qui sont entièrement tournées à son avantage.

    Le lion et le renard

    Devant ce constat du déséquilibre des forces entre nous et nos adversaires, faisons sortir notre dernier as, ou plutôt italien, caché dans notre manche qui est Machiavel. Nous venons de le voir : l’opposition directe ou solide, celle de l’élection présidentielle, compromet nos plans et annonce une défaite inéluctable. Le penseur florentin parlerait à cet endroit de duel de lion contre lion puisqu’il disait : « Le lion en effet ne se défend pas des pièges, le renard ne se défend pas des loups. Il faut donc être renard pour connaître les pièges et lion pour effrayer les loups ». Pour l’instant, Zemmour fait une campagne de lion. Imposant ses thèmes privilégiés au cœur de la course présidentielle et faisant sauter des lignes longtemps « sacrées » et « intouchables » dans le débat public, le combat mené par le lion Zemmour force l’admiration.

    Sur le terrain de l’adversaire, il sait se montrer conquérant pour nous faire gagner de précieuses batailles idéologiques. Patrick Buisson avait dit de Sarkozy qu’il avait au moins le mérite d’avoir fait gagner cinq ans à « la cause du peuple ». Sans même être président, Zemmour en a déjà fait autant, voire plus. Cependant, il est peut-être temps de se faire renard. De quitter la force d’un Achille, ponctuellement, et de faire sienne la rouerie d’un Ulysse. Si Zemmour gagne en ce moment bataille sur bataille, il se peut qu’à l’approche de la Citadelle, quand viendralabataillefinale – l’opposition frontale au système lors de l’élection présidentielle –, il doive, lui aussi, faire face à son Général hiver qui déjouera sa dynamique. La stratégie du choc a ses limites ; et la prochaine étape, une éventuelle place au second tour, pourrait marquer son arrêt brutal. Peut-être alors serait-il plus judicieux de faire semblant de se retirer, de passer à une stratégie de l’évitement qui lui permettrait de revenir encore plus fort. Et c’est là qu’apparaît la chevelure à saisir, celle du Kairos (car on saisit l’occasion aux cheveux, opportunément) : son incapacité à récolter les 500 signatures.

    À la croisée des chemins comme il aime lui-même le dire de la France, deux options s’offrent à Zemmour. Soit il se fait le condottiere du « rassemblement des droites », glorieux et magnifique peut-être, mais dans une partie d’échec truquée d’avance. Alors possiblement arrivé au second tour – ce qui n’est même pas certain dans l’absolu –, il perdrait devant un adversaire encore trop fort qui ferait de lui sa caution « fasciste » et « brune » permettant à cette République de se maintenir en agitant son diable de carnaval – en l’occurrence Zemmour. Soit il devient un Prince selon la perception de Machiavel, ce qui signifierait l’incarnation d’un nouveau mythe politique. Ainsi bienque momentanément perdant, exclu de la course présidentielle faute des 500 signatures, il deviendrait, mécaniquement et pour toutes les raisons évoquées, le personnage central d’un mouvement de contestation du système qui porterait avec lui une capacité future de renversement politique éminemment plus conséquente.

    Dans la cour des grands hommes

    Au lieu de s’incarner dans un projet d’alternance gauche-droite ou progressiste-conservateur, Zemmour deviendrait ainsi l’incarnation d’une volonté collective beaucoup plus large. N’étant plus assigné au seul antagonisme horizontal gauche-droite, il pourrait ouvrir une nouvelle dimension à sa substance politique, en l’inscrivant dans l’axe vertical haut-bas, ou bloc élitaire et bloc populiste selon l’image de Jérôme Sainte-Marie. En en finissant avec la division euclidienne des petits personnages politiques, Zemmour aurait alors la possibilité d’entrer dans la cour des grands hommes politiques qui peuvent se réclamer, comme le général de Gaulle, de cette dimension « hors parti », en renouant avec les formes mythiques d’une pulsion nationale ou de l’incarnation de la conscience politique, privilège de quelques hommes.

    La balle est dans votre camp, monsieur Zemmour, et la chevelure du Kairos s’entremêle autour de vos doigts. À vous de la saisir ou de la laisser filer…

    Rodolph Cart (Site de la revue Éléments, 24 et 25 janvier 2022)

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