Vous pouvez découvrir ci-dessous une nouvelle vidéo d'Ego Non qui évoque l'essai d'Ernest Renan, écrit à la suite de la défaite française de 1870 et intitulé La Réforme intellectuelle et morale...
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Vous pouvez découvrir ci-dessous une nouvelle vidéo d'Ego Non qui évoque l'essai d'Ernest Renan, écrit à la suite de la défaite française de 1870 et intitulé La Réforme intellectuelle et morale...
Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Christian Makarian cueilli sur Figaro Vox et consacré à la position de l'Union européenne face à la Turquie. Écrivain et journaliste, Christian Makarian est spécialiste des questions internationales et religieuses. Il a publié Le choc Jésus-Mahomet (CNRS Éditions, 2011) et Généalogie de la catastrophe - Retrouver la sagesse face à l'imprévisible (Éditions du Cerf, 2020).
«L'Union européenne doit adopter une stratégie géopolitique globale vis-à-vis de la Turquie»
Avec la maîtrise relative de la pandémie de Covid-19 en Europe et l'arrivée de l'été, saison plus propice aux déplacements de populations, le spectre de la question migratoire revient brusquement au-devant de l'actualité. C'était le sujet brûlant du sommet européen des 24 et 25 juin, dont il ne fallait pas attendre de grandes décisions mais qui est venu rappeler combien les grandes fractures du vieux continent contribuent à aggraver le problème.
Si on a pu noter, au cours des derniers mois, une moindre circulation des flux migratoires en Méditerranée orientale, on constate en revanche une très forte augmentation en Méditerranée centrale et en Europe de l'est (des Balkans à la Lituanie). Durant les cinq premiers mois de 2021, on a dénombré 47.100 franchissements illégaux aux frontières extérieures de l'Union (chiffres Frontex), soit presque le double de la période équivalente de 2020, il est vrai caractérisée par l'irruption brutale de la pandémie et des échanges intercontinentaux. La situation totalement explosive qui caractérise depuis des années les camps de réfugiés en Libye, où l'on déplore de plus en plus de morts du fait des violences commises à l'intérieur de ces concentrations inhumaines, laisse augurer une montée inexorable des flux migratoires vers l'Europe. La cruauté de ce qui se passe en Libye constitue pour les migrants en souffrance une incitation définitive à traverser la Méditerranée fut-ce au péril de leur vie.
Face à ce drame récurrent, aucune politique européenne coordonnée et solidaire n'existe réellement ; la proposition d'un «pacte global pour la migration», faite par la Commission en 2020, ne parvient pas à emporter l'adhésion des pays d'Europe centrale, particulièrement rétifs à la prise en charge de la part d'accueil et de financement qui leur incomberait.
Dans ce contexte, la Grèce, notamment, fait une nouvelle fois figure de pays le plus vulnérable ; le mur d'acier en cours d'achèvement le long d'une partie de la frontière (200 km) qui sépare ce pays de la Turquie est le symbole criant de l'insuffisance accablante des mesures que l'UE a prises et accentue le besoin de celles qu'elle peine tant à prendre. Cette fortification ahurissante est prévue pour être dotée de tours d'observation munies de caméras, de dispositifs de vision nocturne et même d'un canon à bruit, dont le niveau sonore est supposé être insupportable aux oreilles humaines. Du reste, les refoulements de réfugiés qui ont lieu en Grèce, parfois violents, sont régulièrement dénoncés par Amnesty International. Mais comment oublier toutes les privations que la population grecque a elle-même subies depuis la crise financière de 2008? L'austérité, quand elle a atteint ce degré-là, se conjugue mal avec l'hospitalité.
En réalité, la Grèce, montrée du doigt par les bonnes consciences, fait fonction de bouclier pour tout le reste d'un continent qui n'a pas envie de se salir les mains. D'une part, Athènes subit une énorme pression de la part de l'Union ; du reste, elle reçoit de Bruxelles des financements considérables pour réaliser sa grande muraille. D'autre part, les dirigeants grecs ont parallèlement fort à faire avec la Turquie, qui utilise l'arme des migrations pour poursuivre de tous autres objectifs résolument hostiles à la Grèce. Pour mémoire, en février 2020, le gouvernement turc avait soudain laissé plus de 15.000 migrants s'acheminer vers la Grèce du nord en provoquant une panique indescriptible qui avait contraint les autorités grecques à les repousser vigoureusement. De nombreux indices ont prouvé que l'opération avait été méthodiquement préparée par la Turquie. L'occasion a permis aux dirigeants turcs de tester la faible capacité de réaction de l'UE, d'amplifier la discorde existant entre les 27 et, surtout, de rappeler que le désordre serait total sans la fonction de «retenue» remplie par la Turquie. On a rarement assisté à un tel exemple de cynisme diplomatique sur le dos de milliers d'êtres humains aussi déshérités qu'instrumentalisés. Emmanuel Macron lui-même a résumé le danger lors d'une interview accordée à France 5, le 23 mars 2021: «Si vous dites du jour au lendemain: nous ne pouvons plus travailler avec vous, ils ouvrent les portes et vous avez 3 millions de réfugiés syriens qui arrivent en Europe.» De quoi confirmer l'efficacité des manœuvres d'intimidation organisées par Erdogan.
Depuis l'accord migratoire conclu entre l'UE et Ankara, le 18 mars 2016, l'Europe est enserrée dans une relation paradoxale. Elle a besoin de manière irremplaçable de la Turquie, laquelle accueille 3,7 millions de réfugiés sur son sol, majoritairement en provenance de Syrie (mais pas seulement). C'est, selon l'ONU, un record mondial qui mérite sans doute que l'on dialogue courtoisement avec le dirigeant turc, Recep Tayyip Erdogan, avec tous les égards dus à un partenaire. Il n'y a aucun mal à reconnaître l'effort accompli par la Turquie et cela peut, ou doit, légitimement engendrer des compensations et des solidarités financières.
L'Union européenne, conformément à l'accord du 18 mars 2016, aura bien versé l'intégralité des 6 milliards d'euros promis à la Turquie (plus précisément 4,1 milliards déboursés, 2 milliards à venir) ; mais les sommes ont été allouées à des organisations humanitaires. Les négociateurs turcs réclament depuis le début que cet argent soit directement attribué à l'État turc et prétend avoir dépensé jusqu'à 40 milliards pour les migrants présents sur son sol. D'autres demandes pressantes sont faites par Ankara (sur les visas pour les ressortissants turcs, sur la modernisation de l'accord douanier entre l'UE et la Turquie, sur l'évolution des conditions d'adhésion à l'Union)… En contrepartie, la Turquie n'a pas respecté la stricte équivalence (à laquelle elle s'était engagée par l'accord de 2016) entre le nombre de clandestins renvoyés par l'Union européenne et le nombre de réfugiés envoyés à partir du sol turc - la disproportion est flagrante.
Mais, c'est tout le problème, le président turc va très au-delà de la question humanitaire ; il exploite le flux humain que son pays héberge sur son sol dans le cadre d'une stratégie globale de puissance. De sorte qu'on en arrive à tout lui passer au nom de la frayeur qu'inspirent ces flux de déshérités qui frappent à la porte de la riche Europe - alors même qu'Erdogan agit délibérément contre l'Europe sur d'autres fronts.
Ce que l'Union voit comme une entente nécessaire, une forme de bon voisinage et d'intelligence mutuelle, Erdogan le conçoit comme une ligne de force pour obtenir bien davantage, selon de tout autres considérations ou sous de tout autres cieux. Un nouvel exemple de cette relation paradoxale a été encore fourni le 23 juin 2021, la veille même du jour où le Conseil européen s'est réuni à Bruxelles pour reconduire l'accord de 2016. Le ministre des Affaires étrangères turc se trouve alors à Berlin pour évoquer la situation en Libye ; la conférence réunit 16 pays et quatre organisations internationales pour convaincre «toutes les forces étrangères et les mercenaires» de «se retirer sans délai» de Libye afin de mettre fin à la déstabilisation qui ravage ce pays. La Turquie, qui est présente en Libye au terme d'un accord conclu avec les autorités de Tripoli, à la fois sous la forme de forces régulières (base aérienne d'Al-Watiya, bases navales de Misrata et de Khoms) et des groupes de mercenaires syriens qu'elle finance (environ 5.000 hommes aguerris) a tout fait pour écarter la moindre référence aux «forces étrangères», mention qui contrarie ses ambitions militaires. L'objectif d'Ankara était de cantonner le débat aux forces irrégulières pour pouvoir écarter toute éventualité d'un accord international portant sur le retrait des troupes régulières sur place. La Turquie n'a pas finalement obtenu gain de cause ; mais au cours des discussions les États-Unis ont clairement soutenu la partie turque, en grande partie pour contrer l'implantation des Russes en Libye (la Russie soutient en effet le camp du maréchal Haftar, maître de Benghazi, ennemi juré des hommes du clan pro-turc de Tripoli). Répétons-le: la situation en Libye n'est en rien déliée de la question migratoire, elle en est un des abcès les plus à vif.
En réalité, depuis la rencontre entre Joe Biden et Recep Tayyip Erdogan, lors du dernier sommet de l'OTAN à Bruxelles, le 14 juin dernier, le président turc s'emploie à effectuer un nouveau virage sur l'aile. Durant les dernières années, il avait laissé les Occidentaux mesurer à quel point son glissement vers la Russie de Vladimir Poutine présentait des dangers potentiellement irréparables. Changement brusque de décor: après l'éviction de Donald Trump, ami précieux d'Erdogan, le leader turc n'a pas tardé à se rapprocher de Biden. Soutien à l'Ukraine (pour plaire aux Américains), cessation des attitudes agressives de la marine turque en Méditerranée orientale, accalmie et reprise des négociations avec la Grèce au sujet du contentieux maritime… Le pragmatique reis néo-ottoman parle maintenant de «nouvelle ère» entre Ankara et Washington, au-delà des différends qui opposent toujours les deux pays sur divers sujets (achat par Ankara du système de défense antiaérien russe S-400, soutien américain aux Kurdes de Syrie). Au point que Moscou s'inquiète désormais de cet épisode imprévu et que des signes de refroidissement apparaissent entre les deux complices ultra-autoritaires (notamment en Syrie, mais aussi en Libye).
Il ne s'agit pas là d'une clarification: ceux qui songent au retour à l'alignement atlantiste qui était celui de la Turquie kémaliste de naguère ne seront pas exaucés. Erdogan continuera de jouer sur les deux tableaux, tantôt Washington, tantôt Moscou, au gré de ses intérêts évolutifs. Mais il existe un partenaire qui apparaît presque secondaire et qui aura du mal à suivre cette danse du ventre: l'Europe. Ce batelage permanent, cette manie de jouer sur plusieurs tableaux à la fois, cette alternance de camouflets et de paroles mielleuses, de provocations offensantes et de faux rapprochements, forment une spécialité reconnue d'Erdogan. Pourquoi y renoncerait-il tant ce comportement lui a procuré des avantages tactiques et tout en forçant l'UE à le courtiser de nouveau?
C'est sous cet angle, vraiment global, qu'il faut envisager la relation avec la Turquie. La question des migrations qui hante les consciences européennes s'inscrit, elle aussi, dans une dimension géopolitique sans laquelle on ne peut pas négocier équitablement avec Erdogan. On sait combien Angela Merkel est soucieuse de ne pas conclure son bilan politique, assez remarquable par ailleurs, sur une crise avec la Turquie. Or c'est bien moins l'obsession du consensus qui devrait guider l'UE qu'un sens aigu de ses intérêts stratégiques at large, ce qui appelle une vision beaucoup plus vaste et ambitieuse qu'un bras de fer grimaçant entre le visage mou qu'affiche Bruxelles et la mâchoire serrée qui caractérise Ankara.
Christian Makarian (Figaro Vox, 25 juin 2021)
Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Olivier Rey, cueilli sur le site de l'Institut Iliade et consacré à la question capitale de la compatibilité de la décroissance avec une politique de puissance...
Chercheur au CNRS et enseignant en faculté, Olivier Rey est l'auteur de plusieurs essais comme Une folle solitude - Le fantasme de l'homme auto-construit (Seuil, 2006), Une question de taille (Stock, 2014), Quand le monde s'est fait nombre (Stock, 2016), Leurre et malheur du transhumanisme (Desclée de Brouwer, 2018) ou dernièrement L'idolâtrie de la vie (Gallimard, 2020).
Décroissance et puissance sont-elles compatibles ?
Le monde moderne a très mal compris le mythe de Prométhée. Dans le mythe grec, le titan Prométhée, après avoir dérobé le feu aux dieux pour le donner aux hommes, est condamné par Zeus à être attaché à un rocher où un aigle lui dévore le foie. Plus tard, Héraclès libère Prométhée, qui se réconcilie avec Zeus et lui apprend ce dont il doit s’abstenir pour ne pas être détrôné, comme l’ont été avant lui Ouranos et Cronos. À la révolte contre le donné et ses limites, le mythe donne sa place, mais cette révolte n’est qu’un moment, inscrit dans un horizon ordonné qu’elle a fait évoluer mais dans lequel, finalement, elle se résorbe. Les modernes ne voient pas les choses ainsi. Pour eux, la révolte contre le donné n’a d’autre horizon qu’elle-même, sa vocation est d’être permanente, de se poursuivre à l’infini. La suite que les modernes donnent à Prométhée enchaîné n’est pas, comme chez Sophocle, Prométhée délivré, mais Prométhée toujours plus déchaîné.
Après quelques siècles d’un tel déchaînement, le monde naturel comme le monde humain se trouvent en piètre état. Le monde naturel : de nos jours, l’humanité est en passe d’épuiser des ressources qui avaient mis des millions d’années à se constituer et sollicite trop la nature pour que celle-ci parvienne encore se régénérer. Hésiode, dans sa Théogonie, parlait de « Gaïa aux larges flancs, assise sûre à jamais offerte à tous les vivants » : aujourd’hui, la pauvre Gaïa n’en peut plus. Trop martyrisée, elle risque de devenir stérile. Au demeurant, les progressistes qui, naguère encore, promettaient, grâce à l’empire humain sur la nature, l’advenue du paradis sur terre, reconnaissent eux-mêmes le caractère critique de la situation. Un exemple parmi d’autres : pour promouvoir le maillage du territoire par la 5G, le président Emmanuel Macron ne prétend pas que ladite 5G améliorera notre condition, mais qu’elle est nécessaire pour relever les « défis que nous avons sur tous les secteurs », indispensable pour affronter « la complexité des problèmes contemporains [1] ». Plus question, on le voit, de lendemains qui chantent : seulement de survivre, par l’innovation technologique, aux « défis » et à la « complexité des problèmes » légués par les progrès antérieurs.
Le monde naturel n’est pas le seul à être menacé, abîmé. L’état du monde humain est tout aussi grave. Du fait qu’il appartient à la vocation humaine de prendre ses distances d’avec la nature, certains en ont déduit que plus l’homme s’éloignait de la nature, plus il était humain. L’être humain, cependant, n’est pas seulement un être d’arrachement, il est aussi un être de lien. Pour reprendre une expression de Péguy : l’arrachement doit demeurer raciné. On peut se rappeler, une fois encore, un mythe grec, celui du géant Antée, invulnérable tant que ses pieds touchaient le sol, et qu’Héraclès étouffa en le soulevant de terre. Les peuples sont comme Antée : quand les modes de vie s’artificialisent à outrance, ils meurent en tant que peuples. Ils se défont en amas d’individus et de groupes antagonistes, sans héritage ni héritiers.
Des individus non seulement privés, de par la dissolution des peuples qui, du même coup, dissout l’existence politique, d’une dimension essentielle de l’humanité, mais qui de plus, en tant qu’individus, n’ont pas fière allure. Des individus très à cheval sur leurs « droits », mais complètement dépendants, dans tous les aspects de leur vie, du dispositif général en dehors duquel ils ne savent plus rien faire. Prenons, à titre d’exemple paradigmatique, la numérisation de tout, dont le président de la République nous dit qu’elle est impérative pour relever les « défis que nous avons sur tous les secteurs » : la 5G ne fera pas qu’augmenter par cent ou mille le débit des données, elle rendra les individus encore plus impotents en dehors d’un branchement continu au réseau, elle accélérera la baisse déjà avérée des capacités physiques (qui, chez les jeunes, ont décru d’un quart en quarante ans, selon une étude relayée par la fédération française de cardiologie), et des capacités intellectuelles (le QI moyen baisse depuis vingt ans).
Pour conjurer ces maux, on ne voit d’autre solution sensée que de mettre certaines limites au déploiement technologique – ce qui implique, l’exubérance technologique étant le principal « moteur de la croissance », une forme de décroissance. Reprocher à une telle attitude son caractère « négatif » est stupide : c’est comme si, à quelqu’un qui a atteint 150, 200, 250 kilos, il fallait s’abstenir de conseiller une cure d’amaigrissement parce que « perdre du poids » est une idée négative. Il ne s’agit pas de maigrir pour maigrir, mais de maigrir pour retrouver la santé. Cela étant, la méthode présente un sérieux inconvénient. Il se trouve que, depuis deux siècles, le « développement » économico-techno-industriel est le principal dispensateur de puissance. D’où le risque encouru par tout groupe humain qui s’engagerait dans la décroissance, pendant qu’autour de lui d’autres groupes persévéreraient sur la voie de ce qu’on appelle la croissance : le danger de se trouver dominé, asservi, écrasé par eux. Il n’est, pour mesurer l’ampleur de la menace, que de songer au sort des peuples qui, au XIXe siècle, vivaient tranquillement sur leurs territoires et selon leurs coutumes traditionnelles, et se trouvèrent brutalement colonisés, simplement parce que les moyens dont ils disposaient ne leur permettaient pas de contrer la puissance de leurs assaillants, armés par la technique moderne. L’industrialisation fulgurante du Japon, à partir de l’ère Meiji, fut la conséquence directe d’un constat : sans la puissance de la technique moderne, le Japon serait irrémédiablement asservi. Du côté chinois, voici ce qu’un lettré, en 1899, écrivait à un missionnaire jésuite : « Les superbes inventions des pays occidentaux nous sont, pour la plupart, inconnues et nous semblent incroyables… Mais, mon grand frère, peut-être allez-vous demander si toutes ces choses presque miraculeuses rendent les hommes plus heureux ? C’est une question très difficile à résoudre. Je ne sais pas ! Tout ce que je sais, c’est que ces machines travaillent cent fois plus vite que le manœuvre. Vous allez me demander si la vitesse est un bonheur… Je ne sais pas. Je suis seulement persuadé que sans ces inventions techniques et cette vitesse, on ne peut acquérir aucune puissance. Si on ne l’atteint pas, on reste plongé dans l’humiliation. Si l’on veut pouvoir se défendre, il faut absolument être en possession de cette science matérielle. Et c’est tout [2]. » Pour les Chinois, la période qui s’étend des années 1840, avec la première guerre de l’opium, aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, est le siècle de l’humiliation. On ne peut pas comprendre la frénésie technologico-croissantiste qui s’est emparée de la Chine si on ne se rappelle pas de tels faits. Telle est notre situation : tout « retard » pris dans le processus de transformation du monde enclenché depuis deux siècles expose aux menées des plus « avancés », toute indifférence à l’égard de la croissance expose au danger d’être assujetti à ceux qui y vouent toutes leurs forces.
On voit donc la tenaille dans laquelle nous nous trouvons pris. D’un côté, l’obligation de poursuivre sur le chemin de la croissance, sous peine de se trouver vassalisé. De l’autre côté, la conviction grandissante que cette course est désastreuse. Désastreuse pour tous. Pour emprunter les termes de René Girard : « Chacun se croit victorieux dans un univers où tout le monde est en pleine défaite et déroute [3]. » De plus, à supposer même qu’une nation parvienne à s’imposer aux autres, à quoi bon, si ce qui faisait sa substance doit se perdre dans le déploiement des moyens propres à assurer son succès ? Ce n’est plus elle qui gagne, mais une entité quelconque qui simplement porte son nom. Imaginons des antilopes à qui on proposerait de se transformer en hippopotames, afin de ne plus être la proie des lions. Accepteraient-elles ? Dans sa Somme théologique, saint Thomas écrit : « L’âne ne désire pas devenir cheval, car il cesserait d’être lui-même [4]. » Alors on se dit : mieux vaut périr comme on est que d’essayer de se tirer d’affaire en abandonnant son être. Juste après, on se dit : impossible de se laisser éliminer sans combattre. Or, pour combattre efficacement, il faut posséder la puissance matérielle. Et, pour posséder la puissance matérielle, il faut se vouer à ce qu’on nomme la croissance. Donc, trêve de discussion, en avant ! Ensuite, l’interrogation revient : à quoi bon chercher à s’en sortir si, à supposer qu’on y parvienne, ce doit être dans un champ de ruines ? Et si, chemin faisant, on doit renoncer à l’être qui valait qu’on se batte pour lui ? On ne cesse d’osciller entre les deux termes de l’alternative, l’un et l’autre calamiteux.
On aimerait trouver une voie médiane. Continuer sur la voie présente, mais avec modération. Ce faisant on risque, malheureusement, de ne pas cumuler les avantages, mais les inconvénients. Confronté à des concurrents enragés, le coureur qui ménage ses forces se trouve vite irrémédiablement distancé, tout en s’étant malgré tout trop éloigné de son foyer pour y trouver encore abri. Un autre type de conciliation serait imaginable : non pas un moyen terme, mais la coexistence de deux attitudes contraires au sein d’une même nation. Pendant que certains continueraient la course technologique afin de conjurer le risque d’écrasement par des concurrents trop puissants, la possibilité serait ménagée à d’autres de vivre de façon plus « conviviale », au sens qu’Ivan Illich donnait à ce terme (par convivial, il faut ici entendre ce qui est proportionné aux facultés naturelles de l’homme, est à leur mesure, en contraste avec des dispositifs surpuissants qui humilient ces mêmes facultés). Au lieu d’une confrontation entre les « technologistes » et les « conviviaux », les « croissantistes » et les décroissants, une forme de coopération s’établirait entre les deux – les premiers étant les garants de la sécurité de tous tant que la dynamique actuelle se poursuit, les seconds constituant, du fait de l’autonomie supérieure de leurs modes de vie, un socle extrêmement précieux en cas de crise générale, sans compter la sauvegarde de facultés humaines fondamentales. Je suis conscient de ce qu’une telle proposition a d’utopique, pour toutes sortes de raisons. Reste que par rapport à l’utopie d’un salut par l’innovation à tous crins, ou celle d’un abandon général de la technologie, je trouve la mienne plus sensée.
Olivier Rey (Iliade, 24 juin 2021)
Notes :
[1] « Discours du président Emmanuel Macron aux acteurs du numérique », 14 sept. 2020, Palais de l’Élysée.
[2] Lettre de Hwuy-Hung (1899), citée par André Chih (prêtre chinois), L’Occident « chrétien » vu par les Chinois vers la fin du XIXe siècle (1870-1900), Paris, PUF, 1961.
[3] « Le sens de l’histoire », entretiens avec Benoît Chantre à l’occasion de l’exposition « Traces du sacré » au Centre Georges Pompidou (2008) (33’05”).
[4] Ia, quest. 63, art. 3.
Nous reproduisons ci-dessous un point de vue saignant de Modeste Schwartz, cueilli sur le site de l'Observatoire du journalisme, et publié initialement dans Antipresse, qui est consacré aux médias 2.0 qui ne survivent qu'en se prostituant au système... Normalien, agrégé, traducteur, linguiste et polyglotte, Modeste Schwartz a déjà publié deux essais, Yin - L'Occident comme cunnicratie (Culture & Racines, 2020) et Le magicien de Davos : vérité(s) et mensonge(s) de la Grande Réinitialisation (Culture & Racines, 2021).
Les médias prostitués à outrance, ou la mandragore des pendus
Avant qu’une civilisation bizarre (la nôtre) ne dote ce terme d’une connotation étrangement positive, «l’avant-garde» n’avait rien d’élogieux. Et pour cause : en technique militaire, elle partageait avec l’arrière-garde (qui, elle en revanche, a raté cette promotion culturelle) la caractéristique d’être une troupe sacrifiée. L’avant-garde, parce qu’elle va au contact d’un ennemi encore frais, encore entier, encore au mieux de sa force de frappe. L’arrière-garde, parce que, couvrant l’avance ou la retraite du gros des troupes, elle affronte un ennemi qu’elle a pour seule fonction de retarder, mais ne peut en aucun cas vaincre – et a donc toutes les chances de se faire décimer. Dans les deux cas, on imagine mal un stratège averti sélectionner pour de telles troupes ses soldats les mieux formés, les plus prometteurs ou les plus fiables. On va, bien au contraire, envoyer des crevards : fanfarons, alcooliques, délinquants, usés physiquement et/ou psychologiquement. Des soldats qui, au moment de cette affectation, valent déjà plus cher morts que vifs.
Le Great Reset, ou le tout pour le tout
Telle est bien la situation, à la fin des années 2010, de ce que j’ai appelé ailleurs la «Galaxie Gutenberg 2.0» : les médias audiovisuels non-interactifs (notamment hertziens), et des débris de Galaxie Gutenberg 1.0 (GG1.0) qu’elle traîne encore dans ses fourgons (comme ces quotidiens papier régionaux intoxicant un dernier stock de retraités provinciaux, tirés sur des rotatives qu’on ne construit plus et ne remplace plus – réparant l’une avec les pièces prélevées sur le cadavre de l’autre). En termes d’influence, il était bien clair, dès les années 2000 au plus tard, que ces crevards ne passeraient pas l’hiver 2030. Cette constatation – jointe à la grande frayeur oligarchique de 2016, et aux fissures apparues à l’été 2019 dans l’édifice financier – n’est probablement pas étrangère à la décision (prise au plus tard en 2019) de précipiter la mise en œuvre du Great Reset : un programme dont on sait par ailleurs que certains de ses éléments sont anciens, mais dont l’exécution, à partir de mars 2020, s’est faite à marche forcée, sur le principe «ça passe ou ça casse». L’oligarchie occidentale, préférant risquer le tout pour le tout plutôt que de risquer d’avoir – même dans des circonstances relativement pacifiques – à passer la main, a visiblement décidé de «jouer son tapis».
Depuis la fin de la Guerre froide, cette oligarchie avait peu à peu acquis un contrôle presque intégral de ces structures médiatiques surannées que j’appelle GG2.0 ; on pourrait presque dire qu’elle en avait hérité, rachetant à vil prix des titres que le consommateur médiatique ne désirait plus rémunérer – du fait d’un cercle vicieux du désintérêt et de la dépravation : vieille pute malmenée par la concurrence des jeunes nymphomanes à accès libre (la presse électronique, soit GG3.0), GG2.0, en se laissant «maquer» par l’oligarchie et en en relayant les mensonges, ne pouvait qu’augmenter jour après jour le mépris d’une clientèle populaire (notamment jeune) déjà de toute façon happée par GG3.0. Quelques vieux et de riches pervers qui lui demanderont, à terme, d’arnaquer ces quelques vieux : c’est là, hélas, le destin de bien des péripatéticiennes vieillissantes. La plupart réussissent néanmoins – à la différence de la presse occidentale – a vivre ce triste destin sans en profiter pour mettre le feu aux sociétés qui les ont produites.
Philanthropie en bande organisée
Vient alors pour GG2.0, en 2020, l’équivalent du bordel afghan (ou du semi-remorque saharien pour les semi-épaves plus automobiles) : l’arrière-garde covidiste. Depuis maintenant 14 mois, comme un seul homme, elle dénonce chaque mois comme «théories conspirationnistes» les avertissements proférés par divers lanceurs d’alertes, lesquels avertissements, au bout d’un laps de temps d’une durée moyenne de trois mois, deviennent généralement des nouvelles hautement officielles, qui s’intègrent à la très plastique «nouvelle normalité». Dans ces conditions, il est bien évident que le cycle du mensonge adopte un rythme débordant même les capacités d’amnésie du poisson rouge médiavore, et que, subséquemment, le rythme de vieillissement de GG2.0 a augmenté d’un ordre de grandeur au moins.
Ce qui fait bien sûr les affaires de GG3.0, dont le boom actuel n’est probablement pas étranger aux «nouvelles» préoccupations de Davos : jadis si tourmentée par les menaces «virales», cette philanthropie en bande organisée dit aujourd’hui craindre surtout les «cyberattaques», tandis que ses marionnettes gouvernementales parlent désormais (usant d’un vocabulaire fort exotique dans leur bouche) d’un «Internet souverain» pour l’Europe. En d’autres termes : après pseudo-sinisation de la gestion du troupeau physique, via l’identité digitale chère à Bill Gates, préparez-vous à la pseudo-sinisation des communications électroniques occidentales. Il est, au fond, bien naturel que l’Etat-mère (abusive), désormais en charge de votre santé, veuille aussi imposer un contrôle parental à vos insomnies en ligne.
Évidemment, si l’arrière-garde est un produit «à date courte», pour autant, elle n’est pas vraiment bon marché. On aurait tort de lésiner sur la solde d’un soudard qu’on envoie au casse-pipe – pas qu’il aille changer d’avis sur la dernière centaine de mètres, déserter, voire retourner ses armes (comme vient, me dit-on, de le faire le bon lansquenet Quatremer). Il fait au contraire l’objet d’une véritable averse de gratifications – d’autant moins avares qu’on sait bien qu’on n’aura plus à le payer très longtemps. C’est, paraît-il, en vertu d’une logique semblable que les pendus bandent, et éjaculent au moment du trépas : sachant d’instinct qu’il n’en aura plus l’usage, l’organisme s’auto-bombarde de toutes les hormones de bonheur qui auraient auparavant dû rétribuer un comportement utile à l’espèce, c’est-à-dire reproductif (ce qui explique en partie le fait que certains pervers en aient tiré des pratiques sexuelles d’étouffement plus ou moins contrôlé).
C’est, me direz-vous, bien ce que fait (juste beaucoup plus lentement) cette jeunesse occidentale woke, stérile avant même d’être piquée, encore mieux vaccinée et tatouée que les chiens qui lui tiennent lieu de famille, en se branlant devant Netflix. Certes. Mais c’est aussi et surtout ce que font les nonagénaires de l’oligarchie occidentale finissante avec leur pute GG2.0, qui ne remarque probablement même pas qu’elle est déjà dans le fourgon qui mène au bordel afghan, tant ses vénérables souteneurs, entre temps, la soumettent à un véritable bukake de liquidités ; rappelons, à toutes fins utiles, quelques-uns de ces chiffres vertigineux : 4 738 019 € à Libération, 1 903 249 € au Monde, 318 225 € à L’Obs, 3 910 850 € à L’Humanité (qui, contrairement à ce qu’on prétendait il y a encore trente ans, n’accepte pas que les roubles), 470 861 € à Marianne… Non seulement Gates arrose comme un Siffredi de la propagande ce harem déjà gâté par l’oncle Soros, mais leurs porte-coton gouvernementaux y vont, en outre, de leur petit pourliche d’après-tournante. N’en jetez plus!
Littéralement gavée de fric, GG2.0 se convertit sans le vouloir au sous-genre pornographique un peu trash du gagging. Ce qui rappelle cette scène d’exécution par irrumation d’une pute sur le retour, dont un cinéaste serbe nous avait gratifiés , actualisant un peu les intuitions du Pasolini des 120 Journées. Le sadisme est l’inévitable destin des libidos perverses, définitoirement stériles : quand la force génésique n’est pas au service de la vie, c’est donc qu’elle est au service de la mort. Et le moment libéral/libertaire de la séquence 1968–2020 – pour long qu’il nous ait semblé, à l’échelle d’une vie individuelle – n’aura finalement été que ça : le banquet qu’offrent les darons pervers à leurs jeunes victimes, avant de les immoler dans l’orgie finale, sadique et suicidaire. Un banquet de merde, certes : l’odeur des matières fécales servies dans cette argenterie droit-de l’hommiste aurait probablement dû nous alerter, nous laissant subodorer le dénouement des festivités. Il est maintenant trop tard : le pendu de Davos a éjaculé sur son arrière-garde de chair à canon médiatique, et de son foutre maudit va jaillir – comme, croyait-on jadis, la mandragore de celui des authentiques pendus – la fleur rouge du chaos. Fuyez, mes frères, fuyez si vous le pouvez !
Modeste Schwartz (Antipresse, 13 juin 2021)
Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Pierre de Lauzun, cueilli sur Geopragma et consacré à la protection des actifs stratégiques nationaux.
Autonomie nationale et détention du capital
La réflexion stratégique doit s’étendre à la protection et au développement des activités et institutions essentielles pour la communauté nationale. La crise de la Covid nous a par exemple rappelé l’importance d’assurer la sécurité d’approvisionnements qualifiés justement de stratégiques. Mais en matière économique, il n’y a pas que les échanges commerciaux ; il y a aussi les mouvements financiers et les rapports technologiques ; et il y a le pouvoir, le contrôle des entreprises. La prise de contrôle d’une entreprise, surtout d’une certaine taille ou jouant un rôle particulier dans la vie collective, ne peut être considérée comme une opération neutre. Cela implique évidemment une contrôle minimal par l’autorité publique sous forme d’autorisation de cette cession, lorsque l’activité de cette entreprise le justifie. Mais la réflexion ne peut s’arrêter là. Elle doit porter plus généralement sur le l’ensemble des modalités de détention des entreprises : droit de vote, statuts, composition des actionnariats.
Un préalable : la prise en charge de l’activité nationale
La disparition de pans entiers ou de segments vitaux de la production aboutit à des bouleversements, par disparition d’emplois et parfois de pans entiers d’activité (compensés plus ou moins par d’autres, mais n’affectant pas les mêmes personnes). Pour en évaluer le sens, deux faits sont à considérer. D’un côté, les théories économiques classiques sur les bienfaits du commerce international (spécialisation sur les avantages comparatifs) sont simplistes. Non seulement on n’est jamais dans le cadre du schéma théorique ; mais en outre les avantages comparatifs sont loin d’être des données immuables ; ils dépendent largement de l’histoire et de la volonté humaine. Se résigner à une position résultant des données du moment est peu rationnel. Mais d’un autre côté il serait absurde de viser une forme d’autarcie ; non seulement parce qu’une grande partie des biens nécessaires ne peuvent être produits sur place (matières premières, spécialités chimiques, technologiques ou autres), ou pas de façon aussi économique, mais aussi parce que l’échange porte en soi ses bienfaits. Il se déduit de tout ceci qu’une attitude intelligente est intermédiaire : une forme d’ouverture raisonnée et contrôlée. Mais elle est difficile à assurer politiquement de façon rationnelle (on ferme la frontière par démagogie là où on devrait rester ouvert, mais on ouvre là où on manque d’ambition).
Ceci est aggravé par la mobilité du capital financier. Sans parler des crises que cela peut causer ou aggraver, elle distend de façon encore plus forte le lien entre actionnaires et entreprises. Il paraît donc que le degré de protection ou de contrôle sur les mouvements de capitaux, notamment sur les actions (fonds propres) devrait être plus strict que sur celui des marchandises. La question clef est donc l’élaboration d’un mode de gestion collective pragmatique, visant à la protection de la communauté et notamment du travail, mais sans fermeture méthodique, combinant détention largement locale/nationale des entreprises, culture appropriée des actionnaires et des travailleurs, et intervention publique judicieuse.
La question de l’actionnariat
Un point essentiel soulevé par tous les critiques de notre système économique est la financiarisation. Notamment, le marché devient le moyen de tourner la caractéristique principale de l’actionnariat : l’engagement à risque dans l’entreprise sur la longue durée, puisque les actionnaires peuvent vendre leurs titres à tout moment. En un sens donc, le marché boursier est devenu trop souvent le lieu du refus de l’engagement. D’où son court-termisme et la déformation que cela imprime au fonctionnement des entreprises, obsédées par le seul résultat financier observé instantanément. Le symptôme est particulièrement aigu dans le cas des OPA (offres publiques d’achat) : elles permettent en effet de changer radicalement l’orientation d’une entreprise, y compris contre sa direction (OPA hostile). Mais c’est aussi un moyen pour ses actionnaires de récupérer leur argent en totalité, et au prix fort. Le désengagement du capital est alors total. En amont, la menace ou la possibilité permanente d’une telle OPA est en outre un moyen puissant pour les actionnaires et pour le marché de dicter une conduite aux dirigeants.
La question se pose avant tout dans le cas des sociétés commerciales. Il ne s’agit pas ici de remettre en question leur principe, et donc celui de l’actionnariat. Il est logique que celui qui prend l’essentiel des risques liés à l’entreprise soit celui qui prenne les décisions, en assume les profits et les pertes, et en soit donc au sens propre le propriétaire. Le modèle de la société commerciale (par actions) est donc légitime, même s’il n’est pas le seul, et s’il comporte aussi des devoirs. Il reste que, dans le cas de l’actionnaire d’une société cotée, qui a la possibilité de vendre son action à tout moment, le lien risque d’être beaucoup plus lâche – même si pour vendre il doit trouver un acheteur qui se substitue à lui. Et cela peut donner lieu à de multiples excès, par court-termisme, financiarisation etc., et plus généralement non-respect de l’intégrité de l’entreprise, de sa raison d’être et de son rôle collectif. D’où l’intérêt majeur de favoriser la détention sur longue durée ainsi que l’engagement actif des actionnaires.
Les voies d’action possibles
La première voie vise à privilégier avec détermination la détention à long terme. Certes, il serait difficile et illogique de contraindre directement l’ensemble des investisseurs, notamment financiers, à se passer de toute liquidité. Mais plusieurs moyens sont disponibles pour les inciter à détenir les titres sur une certaine durée : par exemple, en donnant des droits de vote différenciés selon la durée de détention, soit après coup, soit par un engagement pris à l’avance. Cela conduit logiquement et au minimum à une mesure simple : supprimer les droits de vote en cas de détention sur courte durée – ce qu’on fait pourtant fort peu. De même lorsque le gestionnaire ne poursuit pas dans sa gestion le bon fonctionnement de l’entreprise, comme dans le cas de la gestion passive ou indicielle. Le gérant se borne alors à suivre l’indice. Il est alors absurde qu’il exerce un droit de vote.
Une deuxième famille de réflexion vise à structurer l’actionnariat en favorisant un noyau dur et stable, par exemple la famille fondatrice, ou les fondateurs en général, ou des actionnaires liées par un pacte (avec des droits de vote accrus, des pouvoirs de veto etc.), ou par des fondations dédiées comme on va le voir. Ce qui se relie évidemment avec la considération de la raison d’être de l’entreprise, qu’on va évoquer. Mais cela peut conduire à la mise en place d’un nouvel investisseur public, avec des moyens conséquents – ressemblant éventuellement aux fonds souverains de certains pays. A l’Amafi j’avais proposé la réactivation à cette fin du Fond de réserve des retraites créé par Jospin, et stupidement mis en liquidation progressive sous Sarkozy.
Une troisième famille de réflexion consiste à décourager certaines OPA jugées nocives, soit par des dispositifs externes (examen par les pouvoirs publics ; pression de l’environnement de l’entreprise, etc.), soit par des mécanismes financiers telles les ‘poison pills’ américaines. Une intervention publique peut notamment se justifier lorsqu’un changement d’actionnariat modifie profondément l’orientation de l’entreprise, notamment au profit d’intérêts étrangers à la communauté nationale.
Plus fondamentalement, une quatrième famille de réflexion consiste à préciser la ‘raison d’être’ de l’entreprise, qui doit aller au-delà de l’intérêt pécuniaire des actionnaires. C’est ce que propose de façon un peu timide la loi ‘Pacte’ française. Dans l’optique qui est la nôtre, elle devrait s’insérer dans une préoccupation de bien commun et conduire à de vrais engagements. Car l’entreprise est d’abord une communauté humaine, certes partielle, mais réelle, qui vise à réaliser ensemble une œuvre : fournir aux autres, à la société, certains biens ou services. Le calcul économique est une des composantes de cette action, mais pas son centre exclusif. Celui qui achète une telle action sait alors clairement quelles sont les orientations de l’entreprise concernée. Bien entendu, la question se pose du respect ultérieur de cette « charte fondatrice » en cas de changement massif de l’actionnariat. C’est même un enjeu essentiel, notamment pour des sociétés cotées à large actionnariat, car il est tentant pour des prédateurs de s’emparer d’une société gérée de façon éthique pour en tirer à court terme des superprofits en vivant sur la bête, ou même, plus modestement, pour des actionnaires de chercher à les gérer dans une perspective purement financière. Outre diverses méthodes juridiques (majorité très renforcée pour changer la raison d’être, etc.), une proposition attractive de Colin Mayer est d’utiliser des fondations : un conseil de mandataires (‘trustees’) est chargé de veiller au respect par les dirigeants (et les actionnaires) de cet objet social, selon des modalités librement déterminées par les parties intéressées. Soit avec des droits spécifiques, soit en étant un actionnaire particulier.
Pierre de Lauzun (Geopragma, 21 juin 2021)
Vous pouvez découvrir ci-dessous une intervention de Julien Rochedy dans laquelle il évoque les ressemblances idéologiques entre féminisme et marxisme...
Publiciste et essayiste, Julien Rochedy est une figure montante de la mouvance conservatrice et identitaire. Auteur d'un essai intitulé Nietzsche l'actuel, il publie un nouveau livre, L'amour et la guerre - Répondre au féminisme.