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Géopolitique - Page 17

  • Afghanistan, une revanche de la géographie...

    Nous avons cueilli sur Geopragma un entretien donné à Figaro Vox par Fabrice Balanche et consacré au fiasco occidental en Afghanistan et, notamment, à son lien avec le mépris de la géographie... Fabrice Balanche est maître de conférences en géographie à l’Université Lyon 2 et spécialiste du Proche-Orient. Il a notamment publié un Atlas du Proche-Orient arabe (PU Paris-Sorbonne, 2011) et une Géopolitique du Moyen-Orient (Documentation française, 2014).

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    L’Afghanistan est l’archétype de la revanche de la géographie

    FIGAROVOX. – Quelles sont les spécificités géographiques de l’Afghanistan ?

    FABRICE BALANCHE. – C’est un pays de montagnes avec des vallées encaissées, des cols pour passer d’une région à une autre : c’est un pays compartimenté. Cela pose évidemment problème à toutes les puissances qui souhaitent y pénétrer. Le relief est extrêmement difficile à maîtriser.
    Ce compartimentage physique, a un versant humain, social. Le pays compte différentes ethnies qui résident dans les vallées : les Pachtounes, les Ouzbeks, les Tadjiks. Ces ethnies sont elles-mêmes divisées en clans et en tribus, qui sont concurrentes. Même l’autorité centrale à Kaboul, du temps de la royauté, n’est jamais parvenue à poser un contrôle direct sur la population.

    Cette réalité physique et cet éclatement ethnique sont des dimensions essentielles pour comprendre le pays. Elles sont d’ailleurs liées entre elles : les tribus peuvent garder leurs spécificités identitaires grâce à la géographie physique du terrain. On est maître de sa vallée par exemple.
    Précisons que la géographie a deux objets : la question physique et la spécificité humaine, culturelle, du pays. Les dirigeants occidentaux n’ont pas voulu les voir ni les comprendre, et c’est ce qui les a menés au fiasco.
    Est-ce que cette spécificité a participé à la défaite américaine ? Ce conflit était-il perdu d’avance ?

    Le conflit n’était pas nécessairement perdu d’avance. Mais une armée occidentale, comme l’armée américaine, fait face à de grandes difficultés avec ce relief. Elle a eu toutes les peines du monde à contrôler le territoire. En Irak, le pays est essentiellement composé de grandes plaines, c’était donc plus facile à cet égard, mais l’armée américaine s’est heurtée à une culture qu’elle ne comprenait pas.

    C’est exactement la même chose en Afghanistan. Les Américains n’ont pas su comprendre la diversité ethnique et tribale. C’est la problématique des puissances occidentales qui veulent faire du « regime change », avec la promotion de la démocratie, des droits des femmes, des droits de l’Homme, mais tout cela est en porte-à-faux avec la société et le conservatisme afghan, c’est-à-dire avec la réalité du pays. Les dirigeants pro-soviétiques, Babrak Karmal et Najibullah, avaient voulu aussi, en leur temps, moderniser le pays à la mode communiste, et ils avaient rencontré les mêmes problèmes. Les Occidentaux ont répété cette erreur.

    Est-ce que la géographie est la clé de la géopolitique de l’Afghanistan, pays qui n’a jamais été colonisé ou durablement occupé ?

    Robert D. Kaplan, un auteur américain, a écrit un livre paru en français en 2014, La Revanche de la géographie (Ce que les cartes nous disent des conflits à venir). Il écrit très justement que l’on peut envoyer des hommes sur la lune mais que l’on a toujours autant de difficultés à traverser l’Himalaya. Il y a des réalités géographiques, additionnées à des réalités culturelles qui s’imposent, et qu’il faut prendre en compte. On peut arriver dans la société afghane et pratiquer des opérations à cœur ouvert, mais changer les mentalités, cela demande beaucoup plus de temps.
    Les États-Unis et les Occidentaux en général, avec leurs moyens colossaux, financiers ou technologiques, ont pensé réussir à changer profondément la société afghane et gagner les cœurs et les esprits.
    On parle souvent de relations internationales en expliquant les volontés de chaque pays, les velléités des puissances et effectivement, il y a un contexte, mais ce n’est pas tout. Reprenons la métaphore du jeu d’échecs : en termes géopolitiques, les pièces sur le jeu sont les différents acteurs et les différentes puissances, mais l’échiquier sur lequel on joue a lui aussi une dynamique spécifique, les cases ne sont pas uniformes : c’est cela la géographie. Entre les cases il y a des différences, liées aux reliefs et à la culture locale.

    Depuis les bureaux, à Paris ou Washington, on oublie tout cela. La géographie se rappelle à eux, on le voit bien dans le cas de l’Afghanistan. On pourrait même dire que l’Afghanistan est l’archétype de la revanche de la géographie : un relief difficile à contrôler, des populations difficiles à faire évoluer. Les Occidentaux cumulent les handicaps dans ce pays.
    Depuis une dizaine d’années s’ajoutent d’autres facteurs, notamment concernant les pays voisins, la Russie, la Chine, le Pakistan, qui ont gagné en puissance : la Russie et son intervention en Syrie, la Chine qui a des velléités mondiales. En outre, certains ont mis de l’huile sur le feu en armant les Talibans pour faire partir les Américains. Tout cela a renforcé la pression sur la présence américaine. Malgré tout, la réalité géographique n’a pas été prise en compte.

    En Afghanistan, le « regime change » ne peut pas fonctionner ainsi : on n’installe pas la démocratie en claquant des doigts. Malgré la débauche de moyens, la présence des ONG, il n’y a pas de changement. Cela peut même avoir un effet contraire. Je l’ai vu en Syrie : les acteurs du changement de la société civile sont finalement exfiltrés. Les ONG qui font la promotion des droits de l’homme formatent des activistes qui se retrouvent en complet décalage avec la réalité du terrain et finissent par entretenir l’illusion de la réussite de cette politique. Car, du personnel local aux responsables de l’ONG, tous ont intérêt à ce que les budgets soient reconduits pour conserver leur travail et pour les activistes locaux obtenir un visa pour l’Europe ou l’Amérique du Nord.
    La même stratégie prévaut dans la diplomatie occidentale. Celui qui se montre réaliste est mis au placard, tandis que celui qui entretient l’illusion obtient une promotion. Il est donc normal que Kaboul, la vitrine du succès occidental en Afghanistan, soit tombée en quelques heures.
    Près de 200 milliards de dollars ont été dépensés pour reconstruire l’Afghanistan et ses institutions et voici le résultat. La stratégie doit être différente, il faut avoir une gestion plus proche des réalités locales et ne pas chercher à imposer nos concepts occidentaux sur ce type de société. Du point de vue de la gouvernance, il faut promouvoir une gouvernance indirecte, où on laisse l’autonomie aux différents groupes, aux différentes ethnies.

    La réalité que l’on ne comprend pas, la diversité ethnique, tribale et clanique, est le principal facteur d’organisation de la société et de la politique. Les classes sociales ne sont pas facteurs de mobilisation politique en Afghanistan, c’est l’ethnie et la tribu qui le sont. Cela se retrouve dans plusieurs pays : Irak, Liban, etc.

    Pourquoi ne tient-on pas compte de ces données, qui sont permanentes ? Quelle leçon en tirer sur le rôle de la géographie dans la géopolitique et l’histoire ?

    Cela est lié à l’état d’esprit des décideurs politiques, ceux qui décident des interventions militaires, ceux qui font la politique et la gestion. Irak, Syrie et Afghanistan témoignent du même problème : les stratégies sont pensées par des personnes qui projettent sur ces pays des concepts occidentaux et certaines fois, même, des fantasmes. Les décideurs ont souvent une formation Sciences Po et ne maîtrisent pas la géographie et toutes ses réalités. Ils ne connaissent pas les populations ni le terrain, car ils ne sortent pas de leurs bureaux. De surcroît ils ne font pas confiance aux personnes qui sont sur le terrain, car les conclusions de ceux-ci vont à l’encontre de leur pensée. Toutes ces raisons sont à l’origine du fiasco irakien, syrien et aujourd’hui afghan.

    Le problème est aussi de savoir comment un décideur politique prend sa décision : c’est rarement en fonction des informations de terrain. Aujourd’hui, l’Occident fait la guerre 2.0 : elle regarde Twitter, scrute les réseaux sociaux, mais ne fait pas de terrain. Or, les talibans dans leurs vallées encaissées ne communiquent pas sur Twitter !
    Sur internet, les Occidentaux vont repérer des personnalités qu’on pense être des acteurs locaux. Ils sont visibles sur le net car ils parlent anglais et ont de multiples followers. Mais ces gens-là sont une élite déconnectée de la réalité locale. Les vrais acteurs, les Occidentaux ne les connaissent pas, ils viennent des périphéries. L’exemple parfait est celui du Comité national de transition pour la Libye. On avait des fiches sur tous ceux qu’on croyait faire partie de l’élite libyenne (réseaux universitaires) mais il s’est avéré qu’il ne s’agissait pas des vrais acteurs de la révolte. On a appuyé un Comité national de transition complètement déconnecté et qui n’avait pas de pouvoir réel.

    Le géographe doit faire du terrain. La géographie avait beaucoup d’importance jusqu’au milieu du XXe siècle. René Caillié a été le premier Occidental à avoir foulé la terre de Tombouctou et à en être revenu au XIXe siècle. On faisait confiance aux gens qui avaient vu.

    Pourquoi la géographie n’est-elle plus considérée ?

    Sans doute parce qu’aujourd’hui, avec les satellites et la télédétection entre autres, on pense pouvoir se passer des gens sur le terrain. On pense qu’on a assez d’informations technologiques, or il nous manque l’essentiel : connaître les sociétés.
    On n’envoie plus des géographes sur le terrain en France et il y a moins d’appétence à prendre des risques. Tout comme, en opérations extérieures dans les pays à risques, on répugne à risquer la vie de nos soldats en les faisant patrouiller (on préfère les enfermer dans leurs bases), on n’envoie plus de géographes découvrir le terrain.
    Je parle avec mon expérience. Lorsque j’étais à l’Institut français du Proche-Orient, en Syrie, on ne pouvait guère en sortir, officiellement pour raison de sécurité. Les collègues qui veulent durer dans l’Institut travaillent dans les quartiers situés autour de l’Institut. Ou encore mieux : ils restent à la bibliothèque. Si malgré tout, on décide de profiter pleinement de ce pour quoi nous avons obtenu un de ces postes, très privilégié sur le plan financier, et faire sérieusement du terrain, eh bien nous sommes sanctionnés.

    Cela explique en partie d’ailleurs l’échec français en Syrie. Malgré la présence d’un pléthorique Institut français du Proche-Orient, où de nombreux chercheurs bénéficient de rentes confortables, le maintien au pouvoir de Bachar al-Assad semble avoir été une surprise pour tout ce petit monde. Ceux qui se doutaient que l’autoritarisme n’allait pas s’effondrer ont préféré se taire pour éviter d’être cloué au pilori. Car il ne fait pas bon avoir un avis contraire aux décideurs politiques, tous issus du même moule de sciences politiques où la géographie de terrain est absente. Si on rajoute le décolonialisme et la cancel culture, en vogue à l’Université et dans les grandes écoles, on comprend que chercheurs et étudiants vont encore davantage s’éloigner de la réalité du Moyen-Orient.

    Y a-t-il un problème de formation en France de ce point de vue ?

    Oui, enseigner la géographie de terrain devient «has-been». Ainsi, le communautarisme, qui est une réalité dans les pays du sud notamment, ne doit plus être évoqué. La plupart des étudiants et des universitaires refusent d’entendre cette réalité, ce qui complique considérablement les recherches et l’enseignement. Pour revenir à l’Afghanistan, si un chercheur s’intéresse aux groupes de rap à Kaboul, il aura plus facilement une allocation de recherche que s’il voulait effectuer un travail de fond sur le tribalisme. C’est exactement le même problème sur le terrain français lorsqu’on veut travailler sur le communautarisme dans les banlieues.

    Fabrice Balanche (Figaro Vox, 19 août 2021)

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  • Demain, la guerre pour Taïwan ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Yves Montenay, cueilli sur son blog et consacré à la tentation qui grandit en Chine d'une réunification par la force avec Taïwan...

    Centralien, diplômé de Sciences-po et docteur en démographie, Yves Montenay a eu une carrière internationale de cadre, conseil et chef d'entreprise dans 12 pays.

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    La guerre pour Taïwan ? Précédents historiques et risques militaires

    La Chine répète de plus en plus fortement qu’elle est décidée à « réunifier » le pays en annexant Taïwan. Et tout le monde remarque que le terme « pacifiquement » a disparu. Comme il semble que Taïwan ne puisse pas se défendre sans les États-Unis, une guerre à grande échelle est tout à fait possible si ce soutien se matérialise.

    Cela me rappelle des souvenirs historiques désagréables.

    De nombreux précédents de mauvais augure

    L’argument « c’est le même peuple, et il doit donc être rassemblé sous notre autorité », a beaucoup servi, y compris dans l’histoire récente de l’Europe.

    Je vais me borner à cette dernière.

    C’est en effet ce genre de discours qui a été une cause de grand affaiblissement de l’Europe. Cela commence par la guerre de la Prusse contre la France en 1870, avec l’annexion de l’Alsace-Lorraine. Ses habitants ont eu beau élire des représentants à Berlin répétant que c’était contre leur gré, il leur a été objecté : « vous êtes de civilisation et de langue germanique, donc des Allemands. Donc que ça vous plaise ou non votre place est dans notre empire (le deuxième Reich) ».

    Or cette guerre de 1870 est largement à l’origine de celle de 1914 – 18 qui a détruit démographiquement l’Europe. Conflit qui est lui-même à l’origine de la guerre « revancharde » de 1939 – 45. Et on se souvient que les années 1930 ont vu le rattachement de l’Autriche et des Sudètes (Allemands de Tchécoslovaquie) à l’Allemagne, « parce que faisant parti du peuple allemand ».

    Aujourd’hui la Russie a annexé la Crimée pour la même raison (elle est peuplée de Russes) et soutient les sécessionnistes du Donbass (Ukraine orientale) parce que leurs habitants sont russophones dans une république bilingue (russe – ukrainien) dans laquelle l’ukrainien a en principe un rôle prépondérant.

    Mais revenons au monde chinois

    Pourquoi Taïwan ?

    Taïwan n’a pas toujours été chinoise, et la population initiale existe toujours, même si elle est maintenant très minoritaire.

    Il y a eu en effet plusieurs vagues de colonisation chinoise, la dernière a lieu à l’occasion du repli de l’armée du Kuomintang dirigée par le président légitime de la Chine, Tchang Kai-Check, accompagnée de civils. Légitime ? En tout cas davantage que Mao, ce qui l’a amené à dire qu’il était le seul représentant de la Chine.

    Le temps a passé, la Chine communiste a été reconnue, Taïwan ne l’est plus comme un pays distinct à la suite des pressions chinoises, mais, de facto, des relations quasi diplomatiques demeurent avec le monde occidental

    Remarquons que Taïwan a gagné la guerre économique, puisque ce sont des sociétés de ce pays qui ont activement participé au décollage industriel de la Chine. Cela a illustré l’efficacité de son système libéral et capitaliste.

    Mais psychologiquement c’est un épisode que le gouvernement chinois voudrait bien faire oublier. Et nous voyons tous les jours, notamment à l’occasion de la proclamation du centième anniversaire du parti communiste chinois que Pékin a l’habitude de réécrire l’histoire à sa façon.

    Et la reprise en main de Hong Kong par la Chine communiste ne peut que crisper la population taïwanaise.

    L’exemple de Hong Kong renforce le refus taïwanais et occidental

    Il y a eu plusieurs tentatives de séduction chinoise envers Taïwan pour la réunification se fasse de manière paisible.

    Il y a eu notamment la proposition de Pékin d’accepter le dispositif « un pays, deux systèmes, comme à Hong Kong » ce qui a paru un moment et pour certains un arrangement possible.

    Mais les Taïwanais ne peuvent que constater aujourd’hui le non-respect du traité signé entre la Chine et l’Angleterre concernant la situation à Hong Kong.

    Et ce non-respect n’a pas seulement été une proclamation de principe pour affirmer la souveraineté de Pékin, mais a donné lieu, depuis mon article ci-dessus, à une nouvelle législation répressive et en pratique rétroactive, qui a mené à l’arrestation et à l’emprisonnement de nombreuses personnalités démocrates et a répandu une atmosphère d’autocensure et de crainte.

    Il y a donc là une crainte très réelle de la population taïwanaise de se retrouver dans la même situation. Et pour les États-Unis de perdre leur statut de défenseurs de la démocratie et des libertés.

    Sur le plan économique, l’offensive de Pékin contre ses propres capitalistes ne peut que renforcer la crainte de ceux de Taïwan.

    Tandis que d’un point de vue américain, la crainte de voir la Chine mettre la main sur la principale entreprise mondiale de production de puces électronique accroît encore l’inquiétude.

    Y aura-t-il résistance de Taïwan malgré la disproportion des forces (à ma connaissance du moins) ? Cela dépend probablement des assurances que Taïwan aura ou non de la part des Etats-Unis.

    Ces derniers risqueraient alors d’entrer dans un engrenage les menant à une guerre nucléaire.  Ils n’y tiennent pas, la Chine non plus. Mais si des avions ou des navires sont détruits, les représailles viendront … d’où mon terme d’engrenage.

    La guerre froide nous a déjà fait vivre de telles péripéties.

    Les leçons de la guerre froide se heurtent à la géographie

    A cette époque, et malgré une forte hostilité réciproque, les États-Unis et l’URSS ont maintenu des structures de dialogue pour éviter un désastre nucléaire mondial, et notamment un « téléphone rouge » entre les responsables. Mais on a néanmoins frôlé plusieurs fois la catastrophe.

    Je ne connais pas les secrets des contacts dans cet esprit entre Pékin et Washington, mais les sinologues sont pessimistes sur leur efficacité et même sur leur existence.

    De plus la géographie du théâtre des opérations laisse moins de temps pour réagir qu’à l’époque de la guerre froide. Le film « Docteur Folamour » l’illustre en montrant des avions américains volant des heures avant de pouvoir larguer leurs bombes atomiques sur l’URSS, laissant au contre-ordre le temps d’arriver.

    La « crise des missiles » (tentative d’installation de missiles soviétiques à Cuba) a entraîné une réaction particulièrement vigoureuse de Kennedy parce que Cuba est proche des Etats -Unis et que des missiles partant de cette île ne laisseraient pas le temps de discuter. Mais pour les installer il fallait traverser l’Atlantique, ce qui a laissé le temps de résoudre la crise.

    Le détroit de Taiwan étant beaucoup plus petit que l’Atlantique ou le Pacifique, il y a là une première raison de la contraction du temps de réaction pour stopper une invasion.

    De plus, aujourd’hui, les missiles remplacent les avions, deuxième raison de la contraction du temps de réaction.

    Donc la « négociation au bord du gouffre » sera difficile ou impossible, et l’on en est réduit à compter sur une « modération » du président Xi, modération qui n’existera que si les États-Unis montrent qu’ils sont prêts au pire. Ce qui n’est pas certain : les États-Unis sont une démocratie avec les lenteurs et les faiblesses compréhensibles que cela peut entraîner.

    On retombe sur l’avantage géopolitique en faveur des régimes autoritaires, dont la Turquie s’est servi avec succès pour envahir Chypre et Poutine en Crimée. C’est ennuyeux pour Taïwan !

    Yves Montenay (Blog d'Yves Montenay, 15 juillet 2021)

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  • La géopolitique des terres rares...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Christopher Coonen, cueilli sur Geopragma et consacré aux rivalités géopolitiques autour de la question des terres rares. Secrétaire général de Geopragma, Christopher Coonen a exercé des fonctions de directions dans des sociétés de niveau international appartenant au secteur du numérique. 

     

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    La Géopolitique des Terres rares 

    C’est un sujet de plus en plus géostratégique.

    Qu’est-ce que les terres rares ? Les terres rares sont un groupe de métaux aux propriétés voisines comprenant le scandium, l’yttrium, et les quinze lanthanides. Elles sont appelées ainsi car on les a découvertes à partir de la fin du 18ème siècle dans des minerais oxydes réfractaires au feu, peu courants à cette époque, et à l’exploitation commerciale rendue compliquée par le fait que ces minerais étaient éparpillés et les terres difficiles à séparer les unes des autres.

    Il faudra attendre le projet Manhattan, c’est-à-dire l’invention de la Bombe A américaine pendant la Seconde Guerre mondiale, pour que les terres rares soient purifiées à un niveau industriel, et les années 1970 pour que l’une d’elles, l’yttrium, trouve une application de masse dans la fabrication des tubes cathodiques utilisés dans les téléviseurs couleur. Du point de vue de l’économie mondiale, les terres rares font désormais partie des matières premières stratégiques.

    Leurs applications sont diverses et variées.
    Voici quelques exemples :

    Le Scandium est utilisé pour la confection d’alliages légers composés d’aluminium-scandium dans l’aéronautique militaire.
    L’Yttrium est retrouvé dans les supraconducteurs haute température et les filtres micro-onde.
    Le Cérium est lui est un agent chimique oxydant utilisé pour la poudre de polissage du verre, comme colorant jaune des verres et des céramiques, pour les revêtements de fours auto-nettoyants, le craquage des hydrocarbures, ou encore dans la fabrication des pots d’échappement.
    Le Néodyme permet la production d’aimants permanents pour les éoliennes, les voitures hybrides, et les centrales hydrauliques.
    Le Prométhium est intégré dans la fabrication des peintures lumineuses, des batteries nucléaires, et constitue une source d’énergie pour les sondes spatiales.
    Enfin, le Gadolinium permet la création de lasers, et est utilisé dans les réacteurs nucléaires et comme additif dans les aciers. Il possède de plus des propriétés de contraste pour l’imagerie à résonance magnétique.

    Du fait de leur dimension stratégique, les terres rares font l’objet d’une communication restreinte de la part des États, de sorte que les statistiques à leur sujet restent rarissimes.

    Premièrement, en termes de réserves mondiales, elles étaient estimées par l’Institut d’études géologiques des États-Unis à 120 millions de tonnes fin 2018, détenues à 37 % par la Chine, devant le Brésil (18 %), le Viêt Nam (18 %), la Russie (10 %), l’Inde (6 %), l’Australie (2,8 %), et les États-Unis (1,2 %). La Chine quant à elle dit détenir seulement 30% des réserves mondiales, bien qu’elle fournisse 90% des besoins de l’industrie. Pour y parer, de nombreux pays développent des techniques de recyclage des déchets électroniques. Mais aujourd’hui, moins d’ 1% des terres rares est recyclé. Afin d’ économiser les ressources primaires ou leur approvisionnement, le développement du recyclage des terres rares est donc une solution même s’il reste à ce jour très limité en raison de leur dilution dans de nombreux appareils à durée de vie très courte, d’un coût de recyclage supérieur à celui de l’extraction primaire, et du risque de ruptures technologiques qui rendraient ces ressources inexploitables d’un point de vue économique à long terme. 

    Du fait des conséquences environnementales de l’extraction et du raffinage des terres rares, de nombreuses exploitations ont été fermées en particulier dans les pays occidentaux, y compris aux Etats-Unis.

    Et il n’est pas surprenant que la Chine convoite des ressources supplémentaires en terres rares afin d’asseoir son hégémonie, via son projet des Routes de la Soie, notamment au Brésil, dont elle est devenue le premier partenaire commercial. Et ceci explique l’intérêt qu’elle porte sur deux des autres principaux détenteurs des terre rares que sont l’Inde et le Vietnam, là aussi au travers de la BRI.

    Deuxièmement, en termes de production, toujours selon l’Institut d’études géologiques des États-Unis sur les 170 000 tonnes produites en 2018, 71% soit 120 000 tonnes l’ont été par la Chine. Les autres producteurs dans le Top 3, à savoir l’Australie avec 20 000 tonnes et les États-Unis avec 15 000 tonnes sont loin derrière.

    Le faible taux de sites de traitement en dehors de la Chine, ainsi que la capacité de production que possède le pays, font de Pékin le principal acteur du marché des terres rares. L’importance de la Chine dans la chaîne d’approvisionnement de ces métaux a de quoi donner des sueurs froides aux États-Unis, dont les entreprises de hautes technologies, qu’elles soient civiles et militaires, dépendent énormément de ces terres rares.

    Ces craintes se sont cristallisées en 2019 lorsque le président chinois Xi Jinping a effectué une visite dans une usine de traitement de terres rares en pleine guerre commerciale avec Washington, laissant ainsi planer la menace d’un blocage par la Chine des exportations de terres rares raffinées. C’est une tactique que la Chine a déjà mise en pratique par le passé, notamment en 2010, quand Pékin avait brutalement interrompu ses exportations de terres rares vers le Japon en représailles à un différend territorial.

    C’est donc un enjeu et une arme géopolitiques majeurs dans la guerre d’influence que se livrent la Chine et les États-Unis.

    Ces deux hyperpuissances vont sans doute migrer leur rivalité sur les terres rares aux planètes Lune et Mars, car elles y sont abondantes en surface. Il n’y a donc pas de hasard si les USA et la Chine ont annoncé, depuis quelques années déjà, qu’ils avaient l’objectif d’envoyer ou de renvoyer des astronautes et des taïkonautes cinquante-deux ans après le premier alunissage humain. Somme toute, un effort lunaire très coûteux pour peu de retours d’expérience nouveaux pour l’avancée de la science spatiale en ce qui concerne la réaction et le comportement humain. Mais un retour sûr en ce qui concerne le minage. C’est donc assumé : « Un grand bond en avant pour l’extraction des terres rares, et un petit pas facile pour l’Humanité ».

    Depuis la fin des années 1990, la Chine est devenue le premier producteur mondial de terres rares au détriment des pays occidentaux qui ont perdu au fil des ans leur capacité de production et leur savoir-faire industriel et technologique. C’est donc devenu aussi un enjeu de souveraineté nationale.


    Face à cette autre tenaille sino-américaine, que peut faire l’Europe ?

    Deux importants projets miniers sont à l’étude, à Norra Karr en Suède et à Kvanefjeld au Groenland. On comprend mieux pourquoi le Président Trump avait proposé au Danemark de lui racheter le Groenland, outre l’intérêt des bases militaires, l’existence de cette mine avait aiguisé son appétit. Ce n’était pas une blague, mais une proposition géopolitique réfléchie, délibérée et sensée de la part du président américain. Rares sont ceux qui en parlent. C’est donc sans doute sur le terrain du recyclage et du développement de mines éco-responsables que l’Europe a une carte à jouer.

    En proposant une offre plus vertueuse sur le plan environnemental à des consommateurs plus exigeants et responsables, et des investissements importants dans de nouvelles technologies, les pays occidentaux devraient pouvoir concurrencer à moyen terme le modèle chinois.

    Christopher Coonen (Geopragma, 12 juillet 2021)

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  • Face à la Turquie, la nécessité d'une stratégie géopolitique globale...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Christian Makarian cueilli sur Figaro Vox et consacré à la position de l'Union européenne face à la Turquie. Écrivain et journaliste, Christian Makarian est spécialiste des questions internationales et religieuses. Il a publié  Le choc Jésus-Mahomet (CNRS Éditions, 2011) et Généalogie de la catastrophe - Retrouver la sagesse face à l'imprévisible (Éditions du Cerf, 2020).

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    «L'Union européenne doit adopter une stratégie géopolitique globale vis-à-vis de la Turquie»

    Avec la maîtrise relative de la pandémie de Covid-19 en Europe et l'arrivée de l'été, saison plus propice aux déplacements de populations, le spectre de la question migratoire revient brusquement au-devant de l'actualité. C'était le sujet brûlant du sommet européen des 24 et 25 juin, dont il ne fallait pas attendre de grandes décisions mais qui est venu rappeler combien les grandes fractures du vieux continent contribuent à aggraver le problème.

    Si on a pu noter, au cours des derniers mois, une moindre circulation des flux migratoires en Méditerranée orientale, on constate en revanche une très forte augmentation en Méditerranée centrale et en Europe de l'est (des Balkans à la Lituanie). Durant les cinq premiers mois de 2021, on a dénombré 47.100 franchissements illégaux aux frontières extérieures de l'Union (chiffres Frontex), soit presque le double de la période équivalente de 2020, il est vrai caractérisée par l'irruption brutale de la pandémie et des échanges intercontinentaux. La situation totalement explosive qui caractérise depuis des années les camps de réfugiés en Libye, où l'on déplore de plus en plus de morts du fait des violences commises à l'intérieur de ces concentrations inhumaines, laisse augurer une montée inexorable des flux migratoires vers l'Europe. La cruauté de ce qui se passe en Libye constitue pour les migrants en souffrance une incitation définitive à traverser la Méditerranée fut-ce au péril de leur vie.

    Face à ce drame récurrent, aucune politique européenne coordonnée et solidaire n'existe réellement ; la proposition d'un «pacte global pour la migration», faite par la Commission en 2020, ne parvient pas à emporter l'adhésion des pays d'Europe centrale, particulièrement rétifs à la prise en charge de la part d'accueil et de financement qui leur incomberait.

    Dans ce contexte, la Grèce, notamment, fait une nouvelle fois figure de pays le plus vulnérable ; le mur d'acier en cours d'achèvement le long d'une partie de la frontière (200 km) qui sépare ce pays de la Turquie est le symbole criant de l'insuffisance accablante des mesures que l'UE a prises et accentue le besoin de celles qu'elle peine tant à prendre. Cette fortification ahurissante est prévue pour être dotée de tours d'observation munies de caméras, de dispositifs de vision nocturne et même d'un canon à bruit, dont le niveau sonore est supposé être insupportable aux oreilles humaines. Du reste, les refoulements de réfugiés qui ont lieu en Grèce, parfois violents, sont régulièrement dénoncés par Amnesty International. Mais comment oublier toutes les privations que la population grecque a elle-même subies depuis la crise financière de 2008? L'austérité, quand elle a atteint ce degré-là, se conjugue mal avec l'hospitalité.

    En réalité, la Grèce, montrée du doigt par les bonnes consciences, fait fonction de bouclier pour tout le reste d'un continent qui n'a pas envie de se salir les mains. D'une part, Athènes subit une énorme pression de la part de l'Union ; du reste, elle reçoit de Bruxelles des financements considérables pour réaliser sa grande muraille. D'autre part, les dirigeants grecs ont parallèlement fort à faire avec la Turquie, qui utilise l'arme des migrations pour poursuivre de tous autres objectifs résolument hostiles à la Grèce. Pour mémoire, en février 2020, le gouvernement turc avait soudain laissé plus de 15.000 migrants s'acheminer vers la Grèce du nord en provoquant une panique indescriptible qui avait contraint les autorités grecques à les repousser vigoureusement. De nombreux indices ont prouvé que l'opération avait été méthodiquement préparée par la Turquie. L'occasion a permis aux dirigeants turcs de tester la faible capacité de réaction de l'UE, d'amplifier la discorde existant entre les 27 et, surtout, de rappeler que le désordre serait total sans la fonction de «retenue» remplie par la Turquie. On a rarement assisté à un tel exemple de cynisme diplomatique sur le dos de milliers d'êtres humains aussi déshérités qu'instrumentalisés. Emmanuel Macron lui-même a résumé le danger lors d'une interview accordée à France 5, le 23 mars 2021: «Si vous dites du jour au lendemain: nous ne pouvons plus travailler avec vous, ils ouvrent les portes et vous avez 3 millions de réfugiés syriens qui arrivent en Europe.» De quoi confirmer l'efficacité des manœuvres d'intimidation organisées par Erdogan.

    Depuis l'accord migratoire conclu entre l'UE et Ankara, le 18 mars 2016, l'Europe est enserrée dans une relation paradoxale. Elle a besoin de manière irremplaçable de la Turquie, laquelle accueille 3,7 millions de réfugiés sur son sol, majoritairement en provenance de Syrie (mais pas seulement). C'est, selon l'ONU, un record mondial qui mérite sans doute que l'on dialogue courtoisement avec le dirigeant turc, Recep Tayyip Erdogan, avec tous les égards dus à un partenaire. Il n'y a aucun mal à reconnaître l'effort accompli par la Turquie et cela peut, ou doit, légitimement engendrer des compensations et des solidarités financières.

    L'Union européenne, conformément à l'accord du 18 mars 2016, aura bien versé l'intégralité des 6 milliards d'euros promis à la Turquie (plus précisément 4,1 milliards déboursés, 2 milliards à venir) ; mais les sommes ont été allouées à des organisations humanitaires. Les négociateurs turcs réclament depuis le début que cet argent soit directement attribué à l'État turc et prétend avoir dépensé jusqu'à 40 milliards pour les migrants présents sur son sol. D'autres demandes pressantes sont faites par Ankara (sur les visas pour les ressortissants turcs, sur la modernisation de l'accord douanier entre l'UE et la Turquie, sur l'évolution des conditions d'adhésion à l'Union)… En contrepartie, la Turquie n'a pas respecté la stricte équivalence (à laquelle elle s'était engagée par l'accord de 2016) entre le nombre de clandestins renvoyés par l'Union européenne et le nombre de réfugiés envoyés à partir du sol turc - la disproportion est flagrante.

    Mais, c'est tout le problème, le président turc va très au-delà de la question humanitaire ; il exploite le flux humain que son pays héberge sur son sol dans le cadre d'une stratégie globale de puissance. De sorte qu'on en arrive à tout lui passer au nom de la frayeur qu'inspirent ces flux de déshérités qui frappent à la porte de la riche Europe - alors même qu'Erdogan agit délibérément contre l'Europe sur d'autres fronts.

    Ce que l'Union voit comme une entente nécessaire, une forme de bon voisinage et d'intelligence mutuelle, Erdogan le conçoit comme une ligne de force pour obtenir bien davantage, selon de tout autres considérations ou sous de tout autres cieux. Un nouvel exemple de cette relation paradoxale a été encore fourni le 23 juin 2021, la veille même du jour où le Conseil européen s'est réuni à Bruxelles pour reconduire l'accord de 2016. Le ministre des Affaires étrangères turc se trouve alors à Berlin pour évoquer la situation en Libye ; la conférence réunit 16 pays et quatre organisations internationales pour convaincre «toutes les forces étrangères et les mercenaires» de «se retirer sans délai» de Libye afin de mettre fin à la déstabilisation qui ravage ce pays. La Turquie, qui est présente en Libye au terme d'un accord conclu avec les autorités de Tripoli, à la fois sous la forme de forces régulières (base aérienne d'Al-Watiya, bases navales de Misrata et de Khoms) et des groupes de mercenaires syriens qu'elle finance (environ 5.000 hommes aguerris) a tout fait pour écarter la moindre référence aux «forces étrangères», mention qui contrarie ses ambitions militaires. L'objectif d'Ankara était de cantonner le débat aux forces irrégulières pour pouvoir écarter toute éventualité d'un accord international portant sur le retrait des troupes régulières sur place. La Turquie n'a pas finalement obtenu gain de cause ; mais au cours des discussions les États-Unis ont clairement soutenu la partie turque, en grande partie pour contrer l'implantation des Russes en Libye (la Russie soutient en effet le camp du maréchal Haftar, maître de Benghazi, ennemi juré des hommes du clan pro-turc de Tripoli). Répétons-le: la situation en Libye n'est en rien déliée de la question migratoire, elle en est un des abcès les plus à vif.

    En réalité, depuis la rencontre entre Joe Biden et Recep Tayyip Erdogan, lors du dernier sommet de l'OTAN à Bruxelles, le 14 juin dernier, le président turc s'emploie à effectuer un nouveau virage sur l'aile. Durant les dernières années, il avait laissé les Occidentaux mesurer à quel point son glissement vers la Russie de Vladimir Poutine présentait des dangers potentiellement irréparables. Changement brusque de décor: après l'éviction de Donald Trump, ami précieux d'Erdogan, le leader turc n'a pas tardé à se rapprocher de Biden. Soutien à l'Ukraine (pour plaire aux Américains), cessation des attitudes agressives de la marine turque en Méditerranée orientale, accalmie et reprise des négociations avec la Grèce au sujet du contentieux maritime… Le pragmatique reis néo-ottoman parle maintenant de «nouvelle ère» entre Ankara et Washington, au-delà des différends qui opposent toujours les deux pays sur divers sujets (achat par Ankara du système de défense antiaérien russe S-400, soutien américain aux Kurdes de Syrie). Au point que Moscou s'inquiète désormais de cet épisode imprévu et que des signes de refroidissement apparaissent entre les deux complices ultra-autoritaires (notamment en Syrie, mais aussi en Libye).

    Il ne s'agit pas là d'une clarification: ceux qui songent au retour à l'alignement atlantiste qui était celui de la Turquie kémaliste de naguère ne seront pas exaucés. Erdogan continuera de jouer sur les deux tableaux, tantôt Washington, tantôt Moscou, au gré de ses intérêts évolutifs. Mais il existe un partenaire qui apparaît presque secondaire et qui aura du mal à suivre cette danse du ventre: l'Europe. Ce batelage permanent, cette manie de jouer sur plusieurs tableaux à la fois, cette alternance de camouflets et de paroles mielleuses, de provocations offensantes et de faux rapprochements, forment une spécialité reconnue d'Erdogan. Pourquoi y renoncerait-il tant ce comportement lui a procuré des avantages tactiques et tout en forçant l'UE à le courtiser de nouveau?

    C'est sous cet angle, vraiment global, qu'il faut envisager la relation avec la Turquie. La question des migrations qui hante les consciences européennes s'inscrit, elle aussi, dans une dimension géopolitique sans laquelle on ne peut pas négocier équitablement avec Erdogan. On sait combien Angela Merkel est soucieuse de ne pas conclure son bilan politique, assez remarquable par ailleurs, sur une crise avec la Turquie. Or c'est bien moins l'obsession du consensus qui devrait guider l'UE qu'un sens aigu de ses intérêts stratégiques at large, ce qui appelle une vision beaucoup plus vaste et ambitieuse qu'un bras de fer grimaçant entre le visage mou qu'affiche Bruxelles et la mâchoire serrée qui caractérise Ankara.

    Christian Makarian (Figaro Vox, 25 juin 2021)

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  • Autonomie nationale et détention du capital...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Pierre de Lauzun, cueilli sur Geopragma et consacré à la protection des actifs stratégiques nationaux.

     

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    Autonomie nationale et détention du capital

    La réflexion stratégique doit s’étendre à la protection et au développement des activités et institutions essentielles pour la communauté nationale. La crise de la Covid nous a par exemple rappelé l’importance d’assurer la sécurité d’approvisionnements qualifiés justement de stratégiques. Mais en matière économique, il n’y a pas que les échanges commerciaux ; il y a aussi les mouvements financiers et les rapports technologiques ; et il y a le pouvoir, le contrôle des entreprises. La prise de contrôle d’une entreprise, surtout d’une certaine taille ou jouant un rôle particulier dans la vie collective, ne peut être considérée comme une opération neutre. Cela implique évidemment une contrôle minimal par l’autorité publique sous forme d’autorisation de cette cession, lorsque l’activité de cette entreprise le justifie. Mais la réflexion ne peut s’arrêter là. Elle doit porter plus généralement sur le l’ensemble des modalités de détention des entreprises : droit de vote, statuts, composition des actionnariats.

    Un préalable : la prise en charge de l’activité nationale

    La disparition de pans entiers ou de segments vitaux de la production aboutit à des bouleversements, par disparition d’emplois et parfois de pans entiers d’activité (compensés plus ou moins par d’autres, mais n’affectant pas les mêmes personnes). Pour en évaluer le sens, deux faits sont à considérer. D’un côté, les théories économiques classiques sur les bienfaits du commerce international (spécialisation sur les avantages comparatifs) sont simplistes. Non seulement on n’est jamais dans le cadre du schéma théorique ; mais en outre les avantages comparatifs sont loin d’être des données immuables ; ils dépendent largement de l’histoire et de la volonté humaine. Se résigner à une position résultant des données du moment est peu rationnel. Mais d’un autre côté il serait absurde de viser une forme d’autarcie ; non seulement parce qu’une grande partie des biens nécessaires ne peuvent être produits sur place (matières premières, spécialités chimiques, technologiques ou autres), ou pas de façon aussi économique, mais aussi parce que l’échange porte en soi ses bienfaits. Il se déduit de tout ceci qu’une attitude intelligente est intermédiaire : une forme d’ouverture raisonnée et contrôlée. Mais elle est difficile à assurer politiquement de façon rationnelle (on ferme la frontière par démagogie là où on devrait rester ouvert, mais on ouvre là où on manque d’ambition).

    Ceci est aggravé par la mobilité du capital financier. Sans parler des crises que cela peut causer ou aggraver, elle distend de façon encore plus forte le lien entre actionnaires et entreprises. Il paraît donc que le degré de protection ou de contrôle sur les mouvements de capitaux, notamment sur les actions (fonds propres) devrait être plus strict que sur celui des marchandises. La question clef est donc l’élaboration d’un mode de gestion collective pragmatique, visant à la protection de la communauté et notamment du travail, mais sans fermeture méthodique, combinant détention largement locale/nationale des entreprises, culture appropriée des actionnaires et des travailleurs, et intervention publique judicieuse.

    La question de l’actionnariat

    Un point essentiel soulevé par tous les critiques de notre système économique est la financiarisation. Notamment, le marché devient le moyen de tourner la caractéristique principale de l’actionnariat : l’engagement à risque dans l’entreprise sur la longue durée, puisque les actionnaires peuvent vendre leurs titres à tout moment. En un sens donc, le marché boursier est devenu trop souvent le lieu du refus de l’engagement. D’où son court-termisme et la déformation que cela imprime au fonctionnement des entreprises, obsédées par le seul résultat financier observé instantanément. Le symptôme est particulièrement aigu dans le cas des OPA (offres publiques d’achat) : elles permettent en effet de changer radicalement l’orientation d’une entreprise, y compris contre sa direction (OPA hostile). Mais c’est aussi un moyen pour ses actionnaires de récupérer leur argent en totalité, et au prix fort. Le désengagement du capital est alors total. En amont, la menace ou la possibilité permanente d’une telle OPA est en outre un moyen puissant pour les actionnaires et pour le marché de dicter une conduite aux dirigeants.

    La question se pose avant tout dans le cas des sociétés commerciales. Il ne s’agit pas ici de remettre en question leur principe, et donc celui de l’actionnariat. Il est logique que celui qui prend l’essentiel des risques liés à l’entreprise soit celui qui prenne les décisions, en assume les profits et les pertes, et en soit donc au sens propre le propriétaire. Le modèle de la société commerciale (par actions) est donc légitime, même s’il n’est pas le seul, et s’il comporte aussi des devoirs. Il reste que, dans le cas de l’actionnaire d’une société cotée, qui a la possibilité de vendre son action à tout moment, le lien risque d’être beaucoup plus lâche – même si pour vendre il doit trouver un acheteur qui se substitue à lui. Et cela peut donner lieu à de multiples excès, par court-termisme, financiarisation etc., et plus généralement non-respect de l’intégrité de l’entreprise, de sa raison d’être et de son rôle collectif. D’où l’intérêt majeur de favoriser la détention sur longue durée ainsi que l’engagement actif des actionnaires.

    Les voies d’action possibles

    La première voie vise à privilégier avec détermination la détention à long terme. Certes, il serait difficile et illogique de contraindre directement l’ensemble des investisseurs, notamment financiers, à se passer de toute liquidité. Mais plusieurs moyens sont disponibles pour les inciter à détenir les titres sur une certaine durée : par exemple, en donnant des droits de vote différenciés selon la durée de détention, soit après coup, soit par un engagement pris à l’avance. Cela conduit logiquement et au minimum à une mesure simple : supprimer les droits de vote en cas de détention sur courte durée – ce qu’on fait pourtant fort peu. De même lorsque le gestionnaire ne poursuit pas dans sa gestion le bon fonctionnement de l’entreprise, comme dans le cas de la gestion passive ou indicielle. Le gérant se borne alors à suivre l’indice. Il est alors absurde qu’il exerce un droit de vote.

    Une deuxième famille de réflexion vise à structurer l’actionnariat en favorisant un noyau dur et stable, par exemple la famille fondatrice, ou les fondateurs en général, ou des actionnaires liées par un pacte (avec des droits de vote accrus, des pouvoirs de veto etc.), ou par des fondations dédiées comme on va le voir. Ce qui se relie évidemment avec la considération de la raison d’être de l’entreprise, qu’on va évoquer. Mais cela peut conduire à la mise en place d’un nouvel investisseur public, avec des moyens conséquents – ressemblant éventuellement aux fonds souverains de certains pays. A l’Amafi j’avais proposé la réactivation à cette fin du Fond de réserve des retraites créé par Jospin, et stupidement mis en liquidation progressive sous Sarkozy.

    Une troisième famille de réflexion consiste à décourager certaines OPA jugées nocives, soit par des dispositifs externes (examen par les pouvoirs publics ; pression de l’environnement de l’entreprise, etc.), soit par des mécanismes financiers telles les ‘poison pills’ américaines. Une intervention publique peut notamment se justifier lorsqu’un changement d’actionnariat modifie profondément l’orientation de l’entreprise, notamment au profit d’intérêts étrangers à la communauté nationale.

    Plus fondamentalement, une quatrième famille de réflexion consiste à préciser la ‘raison d’être’ de l’entreprise, qui doit aller au-delà de l’intérêt pécuniaire des actionnaires. C’est ce que propose de façon un peu timide la loi ‘Pacte’ française. Dans l’optique qui est la nôtre, elle devrait s’insérer dans une préoccupation de bien commun et conduire à de vrais engagements. Car l’entreprise est d’abord une communauté humaine, certes partielle, mais réelle, qui vise à réaliser ensemble une œuvre : fournir aux autres, à la société, certains biens ou services. Le calcul économique est une des composantes de cette action, mais pas son centre exclusif. Celui qui achète une telle action sait alors clairement quelles sont les orientations de l’entreprise concernée. Bien entendu, la question se pose du respect ultérieur de cette « charte fondatrice » en cas de changement massif de l’actionnariat. C’est même un enjeu essentiel, notamment pour des sociétés cotées à large actionnariat, car il est tentant pour des prédateurs de s’emparer d’une société gérée de façon éthique pour en tirer à court terme des superprofits en vivant sur la bête, ou même, plus modestement, pour des actionnaires de chercher à les gérer dans une perspective purement financière. Outre diverses méthodes juridiques (majorité très renforcée pour changer la raison d’être, etc.), une proposition attractive de Colin Mayer est d’utiliser des fondations : un conseil de mandataires (‘trustees’) est chargé de veiller au respect par les dirigeants (et les actionnaires) de cet objet social, selon des modalités librement déterminées par les parties intéressées. Soit avec des droits spécifiques, soit en étant un actionnaire particulier.

    Pierre de Lauzun (Geopragma, 21 juin 2021)

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  • L’Union européenne ne fait peur à personne !

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Renaud Girard, cueilli sur Geopragma et consacré à la faiblesse géopolitique de l'Europe. Renaud Girard est correspondant de guerre et chroniqueur international du Figaro.

     

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    L’Union européenne ne fait peur à personne !

    Lorsque, le 10 septembre 2019, la Présidente de la Commission européenne, l’Allemande Ursula Von der Leyen, installa son Vice-président, l’Espagnol Josep Borrell, dans ses fonctions de Haut Représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, elle lui dit : « Nous devons être une Commission géopolitique ! ».

    Historiquement, sous l’influence du géographe allemand Friedrich Ratzel, le terme géopolitique désigne l’étude des rapports de pouvoir entre Etats. Ratzel (1844-1904), premier théoricien du Lebensraum (l’espace vital), estimait que la politique étrangère de l’Allemagne devait veiller à toujours maintenir des rapports de force favorables avec ses voisins. C’est d’ailleurs ce que fit son compatriote Bismarck, le Chancelier de fer, qui dirigea, avec talent, les affaires allemandes de 1870 à 1890. L’Allemagne bismarckienne était un Etat respecté dans le monde, tout en sachant éviter tout aventurisme.

    Bien que dotée depuis un an et demi d’une « Commission géopolitique », on ne peut pas dire que l’Union européenne (UE) apparaisse vraiment comme une puissance respectée dans le monde. Non seulement elle ne fait peur à personne, mais elle se laisse marcher dessus avec une singulière complaisance. Il y a la forme (qui compte beaucoup en diplomatie) et il y a le fond.

    Sur la forme, on a vu, au cours du premier tiers de l’année 2021, la Commission européenne se faire humilier par les deux grandes autocraties expansionnistes voisines de l’Union. Le 5 février 2021, alors même que M. Borrell était en visite à Moscou, les autorités russes expulsaient trois diplomates européens (un Allemand, un Polonais, un Suédois), sous prétexte qu’ils auraient participé à un rassemblement de soutien à l’opposant Navalny.

    Le 6 avril 2021 à Ankara, lors d’un sommet entre l’UE et la Turquie, on assista à une scène hallucinante : le président du Conseil européen, Charles Michel, et le président Recep Erdogan s’assirent face à face dans des fauteuils confortables, sans penser à en avancer un pour Madame Ursula Von der Leyen qui, plutôt que rester debout, décida d’aller s’asseoir sur un sofa au fond de la salle. Cet incident – aussitôt qualifié de sofagate par les journalistes – n’a pas seulement illustré l’absence de courtoisie élémentaire de ces deux hommes politiques belge et turc. Il a aussi – ce qui est plus grave – souligné l’absence d’unité à la tête de l’UE et l’existence d’une rivalité délétère entre son Conseil (organe de nomination et de décision représentant les 27 Etats membres) et sa Commission (organe de gestion des intérêts européens, détenant le monopole de l’initiative).

    Sur le fond, abondent hélas les preuves que l’UE ne se fait plus respecter.

    Le 23 mai 2021, le dictateur biélorusse Loukachenko a fait atterrir de force à Minsk un avion européen, de la compagnie Ryanair, reliant deux capitales européennes, Athènes et Vilnius. Tout cela pour s’emparer d’un opposant de 26 ans, qui fut l’un des principaux journalistes biélorusses à avoir dénoncé la fraude des élections présidentielles d’août 2020.

    Une semaine plus tôt, à l’autre extrémité du territoire de l’Union en diagonale, se déroula un incident montrant également un manque de respect pour l’UE. En représailles du fait que l’Espagne ait accepté de soigner chez elle le chef du Polisario (mouvement des Réguibats, tribu saharienne militant pour l’autodétermination de l’ex-Sahara espagnol, annexé par le Maroc en 1975), les autorités marocaines ont lancé, à l’assaut de l’enclave espagnole de Ceuta, des milliers de jeunes hommes et adolescents problématiques, dont elles furent ravies de se débarrasser. Le gouvernement marocain sait très bien que, sur le territoire de l’UE, on n’expulse jamais les mineurs isolés.

    Il n’y a pas qu’aux trafiquants de drogues et d’êtres humains que l’UE ne fait pas peur. Les hackers, qu’ils soient étatiques ou non, ne la craignent pas non plus. Le territoire de l’UE est devenu le ventre mou du monde de toutes les attaques cyber. Le 4 mai 2021, Belnet, le réseau informatique de la Belgique, a été paralysé par une attaque, au moment où son Parlement s’apprêtait à tenir une réunion sur la minorité chinoise persécutée des Ouïghours… Autre exemple incriminant la Chine, elle essaie régulièrement de voler informatiquement ses plans à Airbus.

    La Russie, quant à elle, tolère sur son sol quantité de cyber-corsaires. Pour obtenir des rançons, ceux-ci attaquent des sociétés privées ou des institutions publiques, telles que les hôpitaux. Les services russes et chinois ne se gênent pas pour déposer des « implants » (des logiciels dormants activables à distance) sur les grandes infrastructures européennes.

    Face à ses adversaires, il est grand temps que l’UE élabore une politique de sécurité digne de ce nom. Pour passer enfin à la contre-offensive. 

    Renaud Girard (Geopragma, 28 mai 2021)

     

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