Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros, cueilli sur Geopragma et consacré à la médiocrité de la politique étrangère française.
Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et de Vers un nouveau Yalta (Sigest, 2019). Elle a créé en 2017, avec Hervé Juvin, entre autres, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.
Europe, Ukraine, Biélorussie, Caucase, Moyen-Orient : la France hors-jeu
A quelques semaines de l’inauguration de la présidence française de l’Union européenne, force est de constater que notre politique étrangère est plus mal en point que jamais. C’est le résultat d’une posture entêtée de déni du réel, d’une persistance suicidaire dans une vision vassalisée et dogmatique des nouveaux équilibres du monde, et d’une réduction de l’activité diplomatique à de la gestion d’image. Nous pratiquons une diplomatie purement virtuelle, d’une insigne faiblesse, qui s’imagine que la parole vaut action, et se réduit en conséquence à des déclarations, discours et conversations téléphoniques dont le seul résultat est de nous rassurer -bien à tort- sans jamais modifier utilement les rapports de force. Aucune vision, aucune ambition, aucun projet, aucun plan d’action. Pas d’anticipation. Aucune intelligence du monde, encore moins des hommes qui le dirigent. On se contente de réagir, de manière purement verbale, aux évènements qui nous surprennent, nous contournent et nous dépassent invariablement. Pour masquer cette impuissance consentie, on exploite à fond le leurre européen, autour d’une sémantique ronflante sur la « souveraineté stratégique européenne », comme si celle-ci avait une quelconque chance d’advenir. La dernière trouvaille est celle d’une « boussole stratégique européenne » dont on se gargarise, faisant mine de croire que la mise en place d’une force de… 5000 hommes en 2025 manifesterait l’autonomie militaire des Européens ! L’éléphant accouche d’une souris : 5000 hommes pouvant être projetés contre… les « ennemis » russe, chinois et même turc ; les deux premiers étant – comme par hasard – les ennemis identifiés par Washington pour justifier les futurs déploiements de l’OTAN. Quant à la Turquie, on sait bien que l’Amérique lui laissera toujours les coudées franches, surtout contre les faibles Européens puisque l’armée turque – 2ème de l’OTAN – demeure indispensable sur « le flanc sud » pour contrer la Russie… Bref, on nage en pleine utopie. La « boussole », ce nouveau hochet, nous est autorisé pour complaire à la France qui prétend sérieusement retrouver son leadership sur l’Europe… un leadership dont personne ne veut. Mais Washington ne voit aucun risque à laisser les Français jouer un peu avec leur rêve de souveraineté même pas nationale, dans une cour d’école hostile remplie de leurs chevaux de Troie, du moment qu’ils n’ouvrent pas les yeux sur une carte du monde ni ne sont prêts à se souvenir de ce que signifie véritablement l’expression « intérêts nationaux ».
La triste vérité est que nous avons renoncé à toute volonté de recouvrer notre indépendance, ne serait-ce que de jugement, et tout autant à être utiles au monde. Nous cherchons juste à faire semblant de compter, sans risquer un pas hors du parc d’enfants sages où nous barbotons pathétiquement. Il est certain que réfléchir par et pour soi-même et se faire respecter est beaucoup plus difficile que de gesticuler sans jamais sortir de l’alignement. Mais se mentir ne peut marcher éternellement. Ce sont les autres qui nous le rappellent cruellement. Qui n’avance pas recule. Nous sommes immobiles et nos rodomontades narcissiques et enfantines ne trompent plus personne. On ne nous craint pas le moins du monde et on ne nous respecte pas davantage. Pendant ce temps, les puissances assumées, que nous croyons gêner en les stigmatisant comme i-libérales ou populistes, avancent leurs pions.
La Russie fait désormais reconnaitre sans équivoque ses lignes rouges en Ukraine en déployant des troupes à sa frontière. Elle regarde avec amusement la crise entre l’UE et la Biélorussie par Pologne interposée. Le chantage aux migrants du président Loukachenko n’est qu’une réponse du berger à la bergère après les ingérences politiques européennes et les tentatives de déstabilisation américaines lors du récent scrutin présidentiel. Dans le Caucase, Moscou a aussi clairement démontré son influence et son utilité. Seule la présence militaire russe en interposition a empêché l’Azerbaïdjan de poursuivre sa dernière incursion en territoire arménien et l’a contraint à geler ses positions dans le Haut Karabakh. La France, pourtant co-présidente du Groupe de Minsk, n’a une fois encore rien vu venir et ne sert pour l’heure à rien sur ce front-là non plus. Pourtant, le sud Caucase est une zone de déstabilisation importante, où se mesurent les ambitions américaine et russe mais aussi, turque, azérie, iranienne et israélienne. Chacun y a son agenda et les enjeux économiques, mais aussi énergétiques et sécuritaires, y sont considérables. Les dossiers syrien et libyen sont aussi en train de bouger sensiblement, et là aussi ce sont la Turquie et la Russie qui mènent désormais la danse. La Syrie a survécu au dépècement programmé et la Libye, stupidement écartelée par nos soins, doit, elle aussi, résister à la fois aux ambitions d’Ankara – qui se conjuguent avec la promotion d’un islamisme violent – et à celles de Moscou, qui cherche à imposer une alternative. Dans ces deux États, nos postures prétendument démocratiques, qui visaient surtout à déboulonner des autocrates dérangeants pour les intérêts occidentaux, n’ont abouti qu’à nous compromettre gravement en soutien à des islamistes radicaux, et certainement jamais à favoriser la moindre évolution démocratique. Par charité, je ne parlerai pas de notre égarement au Yémen. Ni de l’Iran que nous sommes incapables d’aider à sortir de sa diabolisation de plus en plus contreproductive.
Les faits sont têtus. Les peuples résilients, les cultures historiques aussi bien que les équilibres communautaires et confessionnels, ne cessent de nous rappeler leur irréductibilité à la seule logique démocratique telle que nous l’envisageons tantôt ingénument, tantôt cyniquement. Il est clair que l’ethnocentrisme occidental a, depuis plus de 25 ans, fait des ravages humains et qu’il ne suffit pas de pérorer sur le « devoir d’ingérence » et les dictateurs infréquentables pour se donner bonne conscience ni surtout pour contribuer à l’apaisement de la violence du monde.
Plus personne ne supporte les leçons de morale ni l’interventionnisme éruptif (mais très sélectif) de l’Occident. Au lieu de confondre mouvement désordonné et progrès humain, il faudrait sans doute se souvenir que le multilatéralisme de la Guerre froide comme la Charte des Nations Unies, sur laquelle nous nous sommes assis depuis 30 ans, avaient quelques vertus. Et la non-ingérence politique ou militaire dans les affaires intérieures des États aussi. Il faut y revenir. Il faut que la France ouvre les yeux sur la décrépitude avancée de son influence mondiale, sur sa crédibilité enfuie, avant de reconstruire une doctrine internationale adaptée à ses intérêts comme à sa nature de puissance d’équilibre. Il faut qu’elle réapprenne à respecter les États par principe, au lieu de lancer des anathèmes stériles contre des régimes au nom des droits des individus. Ces derniers n’en sortent jamais gagnants. La ficelle est bien trop grosse. Le retour admis et négocié par les États-Unis du peuple afghan dans les ténèbres de l’ordre taliban démontre, si besoin était, combien les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent. Nous pouvons être bien plus utiles à nous-mêmes et meilleurs aux peuples par une approche pragmatique des rapports de force et des ressorts profonds de la conflictualité dynamique du monde qui n’est jamais que son état permanent.
Caroline Galactéros (Geopragma, 22 novembre 2021)