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Géopolitique - Page 14

  • L’Iran, nouveau pion de la realpolitik chinoise...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Renaud Girard, cueilli sur Geopragma et consacré au rapprochement stratégique entre la Chine et l'Iran.

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    L’Iran, nouveau pion de la realpolitik chinoise

    Dans le jeu d’échecs planétaire qui oppose les Etats-Unis à la Chine, cette dernière vient de s’emparer d’une case importante. Le 27 mars 2021, le ministre des affaires étrangères de l’Iran s’est rendu à Pékin pour y signer un pacte de coopération stratégique avec la Chine sur 25 ans. Les Chinois réaliseront en Iran des investissements d’un montant équivalent à 400 milliards de dollars, dans les domaines des infrastructures routières, de l’énergie, des télécommunications et de la cyber-sécurité. En échange, les Iraniens offriront à la Chine un accès prioritaire à leurs ressources gazières et pétrolières, et ce à des prix 12% inférieurs à ceux du marché. La Chine a toujours cherché à sécuriser ses approvisionnements énergétiques, indispensables pour faire fonctionner « l’atelier du monde ». Un volet de coopération dans le renseignement militaire est joint à ce pacte.

    Dans certaines technologies, la Chine n’a plus rien à envier aux Etats-Unis. Dans les télécommunications, la firme chinoise Huawei a pris une avance considérable, notamment dans la 5-G. En matière de cyberguerre, la Chine court également en tête de peloton. Elle est, par exemple, parvenue à voler à Boeing les plans secrets de son avion de transport militaire C-17 Globemaster, ce qui lui a permis de construire en un temps record son appareil Xian Y-20. Qui sait cambrioler sait aussi se protéger des voleurs. Les ingénieurs cyber chinois fourniront à l’industrie nucléaire iranienne les moyens de se protéger contre les intrusions étrangères, comme celles opérées ces dix dernières années par les Etats-Unis et Israël. L’Iran vient de subir une humiliation. Le samedi 10 avril 2021, son président montrait fièrement à la télévision le lancement de nouvelles cascades de centrifugeuses, plus performantes dans l’enrichissement d’uranium. Le lendemain, par une attaque sophistiquée, Israël parvenait à paralyser le complexe de Natanz, première installation nucléaire iranienne.

    Depuis 2020, la Chine a supplanté l’Union européenne comme premier partenaire commercial de l’Iran. En effet, après le retrait il y a trois ans de l’Amérique de l’accord nucléaire avec l’Iran du 14 juillet 2015 (dit JCPOA), les firmes européennes ont toutes suspendu leur commerce avec Téhéran, par peur de représailles du Trésor américain, ou simplement par manque de banques volontaires pour effectuer les transactions.

    Par ce pacte, la Chine applique l’un des plus vieux principes de la géopolitique : « Les ennemis de mes ennemis sont mes amis ». Elle est la cible de sanctions américaines de plus en plus nombreuses, prises pour punir son indifférence aux droits de l’homme (à Hong-Kong ou au Xinjiang) ou son mépris de la propriété intellectuelle occidentale. Elle s’allie donc avec la Perse, pays économiquement et politiquement boycotté par les Américains depuis plus de quarante ans.

    Le régime théocratique chiite iranien partage l’indifférence aux droits de l’homme des hiérarques communistes chinois. Il ferme les yeux sur les politiques de rééducation forcée des musulmans ouigours de la province chinoise du Xinjiang. Après tout, ce ne sont que des sunnites, turcophones et non persanophones.

    Feu l’ayatollah Khomeiny rêvait d’emmener derrière lui les chiites et les sunnites, ensemble, vers une grande révolution islamique mondiale. La sanglante guerre civile d’Irak entre les deux communautés, commencée en 2006 et jamais éteinte depuis, a définitivement eu raison de ce rêve. Bien qu’ils maintiennent le slogan éculé de « Mort à Israël ! », de moins en moins fédérateur auprès des nations arabes, les dirigeants iraniens actuels ont compris que les chiites ne pourront jamais plus prétendre à un leadership sur l’Islam entier. Dans leur grande masse, les sunnites (un milliard et demi de fidèles dans le monde) considèrent le chiisme au mieux comme une regrettable déviation, au pire comme une hérésie punissable de décapitation immédiate.

    Réalistes, les stratèges iraniens ont concentré leurs efforts au Moyen-Orient sur les minorités chiites (ou apparentées au chiisme comme les alaouites syriens). Ils ont réussi à créer un axe Téhéran-Bagdad-Damas-Beyrouth les menant jusqu’à la Méditerranée. Cet axe est désormais offert à la Chine pour enrichir sa BRI (Belt and Road Initiative), ou Routes de la Soie. Si un jour apparaît un gazoduc reliant les rivages du Golfe Persique à ceux de la Méditerranée, on peut parier qu’il sera construit, puis entretenu, par les ingénieurs chinois.

    Comme on l’a vu dans son allocution enregistrée pour le Sommet de l’Union africaine le 5 février 2021, la stratégie diplomatique de Joe Biden est empreinte d’un néo-moralisme, qui va par exemple jusqu’à une défense intercontinentale des « droits des LGBTQ ». C’est gentil, mais sans doute pas suffisant pour stopper les grandes avancées stratégiques de la Chine, au Moyen-Orient comme en Afrique…

    Renaud Girard (Geopragma, 14 avril 2021)

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  • Un Brexit géostratégique...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jean-Philippe Duranthon, cueilli sur Geopragma et consacré au projet géostratégique de Global Britain porté par le gouvernement de Boris Johnson. Jean-Philippe Duranthon est haut-fonctionnaire et membre fondateur de Geopragma.

     

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    Un Brexit géostratégique

    1/ Le premier Ministre britannique vient de préfacer et de rendre public un rapport officiel sur la politique étrangère et, plus largement, le positionnement stratégique de la Grande-Bretagne. Ce rapport, intitulé « Global Britain in a competitive age », fruit d’un an de réflexions et fort d’une grosse centaine de pages, explicite les grandes orientations de la Grande-Bretagne de l’après-Brexit et la cohérence d’ensemble des initiatives qui sont ou seront prises en matière d’équipement militaire, de diplomatie, de politique commerciale, etc.

    Le document est de belle facture et, derrière les passages obligés que sont les références aux droits de l’homme, à la lutte contre le changement climatique, aux risques sanitaires, etc. met clairement en avant les grandes orientations du gouvernement britannique :

    • la volonté d’être, ou de demeurer, une puissance exerçant une influence à l’échelle mondiale. Il en résulte notamment la nécessité de rester une puissance militaire de premier plan et de consentir les efforts financiers nécessaires pour disposer des moyens que ce choix implique, en particulier sur le plan nucléaire. Le gouvernement britannique entend ainsi accroître le niveau de son budget militaire et le nombre des ogives nucléaires dont le plafond, ramené en 2010 de 225 à 180 unités, sera porté à 260 unités (soit à peu près le niveau de la France, bien inférieur à ceux des Etats-Unis ou la Russie). L’envoi d’un porte-avion et de son groupe d’appui en Méditerranée, au Moyen-Orient et dans la zone indo-pacifique rendra visible à tous cette volonté ;
    • le renforcement des liens de toute nature (militaires, économiques, technologiques…) avec les Etats-Unis qui resteront « the most important strategic ally and partner », liens qui constituent le socle de toute la stratégie de la Grande-Bretagne. De même, l’OTAN est la structure principale de solidarité de la Grande-Bretagne avec l’Europe, même si les liens bilatéraux avec les pays européens, en premier lieu la France, sont revendiqués (les liens avec l’Union européenne, beaucoup moins) ;
    • la volonté d’être un acteur influent dans la zone indo-pacifique. Parce que cette zone recèle d’importantes opportunités politiques et parce qu’elle est le lieu d’affrontements géopolitiques croissants, la Grande-Bretagne veut devenir « the European partner with the broadest and most integrated presence in the Indo-Pacific – committed for the long term, with closer and deeper partnerships, bilaterally and multilaterally ». Cet intérêt fort marqué pour la zone indo-pacifique est complété par un discours ambigu vis-à-vis de la Chine. En effet, bien qu’il précise que « China… presents the biggest state-based threat to the UK’s economic security », le document présente la Chine comme un partenaire pour des coopérations approfondies et insiste sur les liens noués ou à nouer entre les deux pays afin d’aboutir à une « positive trade and investment relationship ». La Grande-Bretagne est même prête à faire pour cela les efforts d’adaptation nécessaires : « we will do more to adapt to China’s growing impact on many aspects of our lives as it becomes more powerful in the world ».

    2/ Ainsi décrite, la politique que la Grande-Bretagne entend mener maintenant qu’elle est totalement libérée des contraintes communautaires appelle quelques observations.

    Si l’importance donnée aux liens avec les Etats-Unis ne saurait surprendre, l’insistance mise à se placer dans le sillage du grand allié et à affirmer la nature particulière des liens existant avec lui étonnent quand même : de toute évidence Londres veut profiter des bonnes intentions à son égard affirmées par la nouvelle administration Biden, mais le basculement vers l’Asie voulu par B.Obama puis la désaffection clairement exprimée par D.Trump à l’égard de l’Europe avaient pourtant montré qu’au-delà des changements de président, l’Europe, la Grande-Bretagne incluse, n’est peut-être plus la priorité des Etats-Unis. Or cette interdépendance est clairement à sens unique et la composante nucléaire de l’armée britannique, présentée comme un élément de puissance, ne fonctionne que grâce à des missiles américains. Pour séduire son partenaire la Grande-Bretagne met clairement en avant sa volonté d’être sa tête de pont en Europe mais elle ne dispose d’aucun « plan B » en cas de désamour dudit partenaire. 

    L’importance donnée au basculement (« the Indo-Pacific tilt » selon le document) sur la zone indo-pacifique surprend. Autant le basculement vers l’Asie avait un sens pour les Etats-Unis quand ceux-ci l’ont décidé lors de la présidence Obama, autant l’on peut se demander ce que le mouvement parallèle signifie pour la Grande-Bretagne qui, depuis l’accession à l’indépendance de l’Inde et la rétrocession de Hong-Kong à la Chine, n’a plus de point d’appui dans la région. En outre, la priorité donnée dans le document, d’une part aux liens bilatéraux avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande, d’autre part à la volonté d’adhérer à l’accord commercial dit CPTPP (Comprehensive and Progressive Agreement for Trans-Pacific Partnership) de 2018, dont les seuls membres asiatiques ayant ratifié le texte sont le Japon, Singapour et le Vietnam, témoigne d’une conception très restrictive des partenaires possibles dans la zone. Les indications relatives à la politique à mener avec la Chine voisine, qui expriment des hésitations et une certaine perplexité plus qu’une stratégie claire, confortent ce constat. 

    Mais le plus important est peut-être ce qui ne se trouve pas dans ce document : s’il comporte des développements, d’ailleurs assez généraux, sur la nécessité de la lutte contre le terrorisme, les conflits existant au Moyen-Orient et les foyers de tension existant en Afrique et dans le bassin méditerranéen sont passés sous silence ou seulement évoqués rapidement pour réaffirmer le soutien aux initiatives de sécurité collective. Ne concerneraient-ils pas la Grande-Bretagne ? Le constat est étrange compte tenu des conséquences potentielles des évènements susceptibles de se produire dans une zone qui n’est guère éloignée de la Grande-Bretagne et où elle dispose encore d’importants intérêts économiques.

    De toute évidence l’Europe n’intéresse guère le gouvernement britannique, même si les voisins et alliés européens demeurent des « vital partners » : la Grande-Bretagne regarde plus loin, vers l’Asie, ou de l’autre côté, vers les Etats-Unis. Paradoxalement, c’est la Russie qui pourrait peut-être justifier un sentiment de solidarité vis-à-vis de l’Europe : alors que le gouvernement britannique est étonnamment hésitant vis-à-vis de la Chine, il est catégorique vis-à-vis de la Russie, qui ne fait l’objet que d’appréciations totalement négatives, est dénoncée comme « the most acute threat » dans la région euro-atlantique et est rangée, aux côtés de l’Iran et de la Corée du Nord, parmi les trois « key factors in the deterioration of the security environment ».

    3/ Un document tel que « Global Britain in a competitive age » a nécessairement une double nature : il est à la fois un acte politique –  l’affirmation d’une volonté de gouvernement – et une manœuvre de com – l’image que son auteur cherche à donner de lui. Le rapport n’échappe pas à cette observation et certaines affirmations ne sont probablement pas destinées à connaître de grands développements. 

    Au total le manifeste est un peu étrange. Par certains côtés il reflète une certaine nostalgie de l’époque où l’Empire régnait sur les mers du globe et disposait de liens privilégiés en Asie, ou de l’après-guerre, lorsque la Russie était l’ennemi absolu et les liens atlantiques une évidence. Mais le monde a changé depuis et, même si le gouvernement britannique le reconnaît, notamment lorsqu’il mentionne la puissance économique de la Chine et l’importance de l’Asie en général, il n’est pas certain qu’il ait pris conscience de tous les enjeux nouveaux ou, plus exactement, qu’il veuille en tirer toutes les conséquences, qu’il soit prêt aux repositionnements stratégiques souhaitables ou nécessaires : derrière ses apparences modernistes la posture géostratégique décrite dans le document, finalement, est assez datée.

    En toute hypothèse, la Grande-Bretagne se montre étonnamment indifférente vis-à-vis des problématiques majeures pour les Européens : les conflits au Moyen Orient ou en Afrique, les foyers de tension en Méditerranée, la crise migratoire ou les difficultés des économies européennes. La France et l’Allemagne devront s’en souvenir et ne pas compter sur la Grande-Bretagne pour venir à bout des difficultés qu’elles affronteront : le contraire aurait surpris mais nous voilà clairement et officiellement avertis. La France est donc condamnée à un dialogue avec un partenaire allemand dont l’essor économique contraste avec son propre affaiblissement : il est de meilleures positions de négociation.

    Jean-Philippe Duranthon (Geopragma, 22 mars 2021)

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  • Retrouver l'alliance de la liberté et du pouvoir...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alexis Feertchak, cueilli sur Geopragma et consacré à une récente déclaration de la ministre de la défense, Florence Parly, à propos des relations que doit entretenir la France avec l'OTAN et l'Union européenne. Alexis Feertchak est journaliste au Figaro et membre fondateur de Geopragma.

     

     

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    La France, fille des États-Unis et de l’Europe

    On pourrait appeler ça un lapsus géopolitique. « Hésiter entre autonomie stratégique (européenne, NDLR) et alliance atlantique, c’est un peu comme demander à un enfant s’il préfère sa mère ou son père », a déclaré la ministre des Armées, Florence Parly, lors d’un long entretien avec la revue Le Grand Continent

    L’on comprend intuitivement ce que veut dire Madame Parly : dans l’esprit de ceux qui nous gouvernent, particulièrement depuis Nicolas Sarkozy, l’OTAN et la construction européenne sont deux processus qui auraient pour l’avenir force de destin. Il n’y aurait pas d’autre ligne d’horizon que cette double intégration de la France dans deux ensembles plus grands qu’elle mais qui, entre eux, ne seraient pas pour autant en concurrence. A l’Union européenne, l’édification des normes juridiques, politiques, économiques et sociales ; à l’OTAN l’expression de la puissance par le biais de l’outil militaire. Ce sont deux logiques impériales distinctes, mais compatibles l’une avec l’autre, dont les centres respectifs se situeraient respectivement à Bruxelles et à Washington. Nous sommes tellement habitués à cette subordination à deux têtes qu’elle nous apparaît des plus naturelles, même si elle est rarement formalisée comme telle. Attention, quand je parle d’empire, je ne pense pas à une hégémonie totale qui s’exercerait en tout lieu avec la même force. Un empire ne demande pas à chacun de ses membres – notamment aux plus éloignés – d’être des Romains à part entière. Qu’ils soient des Gallo-Romains suffit largement à la logique impériale. C’est un régime de semi-liberté au sens où, sur toutes les questions d’ordre secondaire, l’ancien barbare a la chance de pouvoir le rester un peu. Mais le centre de l’empire rayonnant, il perd un peu de sa barbarie par l’action de cette force d’attraction qui l’influence. Plus on se rapproche du centre, plus les Gallo-Romains sont romains et moins ils sont gaulois. Plus on se rapproche du centre, moins cette semi-liberté se manifeste, mais, en échange, plus le pouvoir au sein de l’empire est grand. Dans les marches de l’empire, où la force d’attraction est la plus faible, la liberté y est la plus grande, mais le pouvoir le plus faible. On y vit comme en Gaule, mais on n’y écrit pas l’histoire. Ce qui y manquera toujours, c’est l’alliance de la liberté et du pouvoir. On peut avoir plus de l’un et moins de l’autre, mais pas les deux. Ce qui manquera donc toujours, c’est la souveraineté politique, ligne rouge infranchissable de la logique impériale.

    Comme l’a bien montré Régis Debray, cette logique impériale est celle qui s’impose aujourd’hui dans l’ordre occidental. Que des vieux Etats souverains se réveillent aujourd’hui – Russie, Turquie, Iran, Inde, Chine – nous laissent aussi pantois que décontenancés. Mais comment peut-on ne pas vouloir de la douceur d’être gallo-romain ? Comment peut-on être seulement gaulois ?

    C’est bien là que ces quelques mots de Florence Parly, si clairement exprimés, nous sautent à la figure. « Hésiter entre autonomie stratégique (européenne, NDLR) et alliance atlantique, c’est un peu comme demander à un enfant s’il préfère sa mère ou son père. » Voici que la France millénaire, par un étonnant retournement chronologique, devient la fille de l’OTAN, née en 1949, et de l’Union européenne, née en 1958. Dit autrement, la France est la fille des Etats-Unis et de l’Europe. Va encore pour les Etats-Unis, cela peut se comprendre comme la simple traduction d’un rapport d’autorité entre deux autorités distinctes, l’une l’emportant sur l’autre. Mais quid de l’Europe ? La France et les autres pays européens (il faudrait quand même demander aux Allemands ce qu’ils en pensent…) seraient filles de l’Europe, qui, elle-même, a été engendrée par la France et ces autres pays européens ? Un psychanalyste se régalerait d’une telle filiation enchevêtrée.

    Si encore la France acceptait en conscience de n’être plus que la fille de l’Europe et des Etats-Unis, soit. Nous rentrerions sagement dans la logique impériale et profiterions ainsi de la douceur de vivre du barbare qui ne l’est plus complètement. Mais, en France, quelque chose résiste, dont Emmanuel Macron est lui-même la plus pure incarnation. Se vit-il comme le gouverneur d’une satrapie éloignée ou comme le président de la cinquième puissance mondiale ? Ai-je besoin de répondre ? A l’étranger, le président français fait doucement sourire avec son ego surdimensionné, sa prétention à régir le monde entier, à refonder l’Europe, à réinventer le capitalisme (Angela Merkel a bien ri en prenant la parole après lui lors du dernier sommet de Davos, il y a un mois environ) et à se ceindre (aucune petite gloire n’est à négliger) du titre de Haut-commissaire de France au Levant (eh oui, réglons le problème libanais puisque les Libanais eux-mêmes n’en sont pas capables). You’re so French, Hubert.

    Ce reliquat de puissance française, qui prête à sourire quand il n’exaspère pas, est la marque un brin pathétique de notre ambivalence : nous vivons selon la logique impériale, sans l’accepter pleinement. Reste alors le déni, les actes manqués et les lapsus pour faire remonter à la surface cette phrase du juriste Jean de Blanot (1230-1281) : « le Roi de France est empereur en son royaume ». Toute l’histoire de France a représenté un mouvement de résistance à la forme impériale, et en particulier l’édification de notre nation par un Etat souverain qui l’a précédée, de Philippe IV le Bel à Charles de Gaulle en passant par la Révolution française. Cette histoire séculaire ne sait aujourd’hui comment s’exprimer sinon par l’expression d’une grandeur un peu fantoche et par la présence réconfortante d’un président de la République qui – au-delà du cas extrême d’Emmanuel Macron – conserve l’apparence d’un monarque tout puissant. Notre droit conserve lui aussi une certaine force d’inertie. Si l’intégration du droit de l’Union européenne diffuse jusque dans les plus lointaines juridictions et administrations, notre Constitution, elle, demeure légèrement épargnée. Certes, diront les plus eurosceptiques, l’Union européenne fait depuis 1992 l’objet d’un passage entier, le titre XV, aujourd’hui intitulé « De l’Union européenne » et dont l’article 88-1 dispose que « la République participe aux Communautés européennes et à l’Union européenne, constituées d’États qui ont choisi librement, en vertu des Traités qui les ont instituées, d’exercer en commun certaines de leurs compétences ». Mais justement, l’on comprend à travers ces mots – n’en déplaise à Madame Parly – que c’est l’Europe qui est la fille de la France et des autres pays qui la constituent ! Quant à l’OTAN, on a beau chercher, mais on n’en trouve trace (en revanche, l’organisation nord-atlantique est inscrite dans les Traités européens). Lors, la France pourrait-elle être la fille de deux organisations dont notre Gründ Norm nous dit pour l’une, qu’elle en est la mère et pour l’autre, qu’elle n’existe pas ? Par ailleurs, bien avant le Titre XV, vient le Titre I intitulé… « De la souveraineté » où l’on peut lire en son article 3, que « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum. Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice ». Ni aucune organisation ou Etat, a fortiori. Si la France peut bien sûr lier son destin à celui d’autres nations – et cela est même souhaitable, notamment avec pays les plus proches d’elle culturellement et historiquement, dont les Etats-Unis – elle ne pourra jamais le faire en tant que « fille », même avec le réconfort narcissique de se dire qu’elle est la « fille aînée ». Cela ne signifie pas que l’on doive sortir de l’OTAN ou de l’UE, seulement que l’on vive ces coopérations comme l’expression même de notre propre souveraineté et non comme celle d’une filiation qui, comme l’expression présidentielle de « souveraineté européenne », ne repose que sur du sable. Il n’y a ni mère ni fille, ni père ni fils, mais des Etats souverains disposant d’un pouvoir plus ou un grand et d’une histoire plus ou moins longue. La souveraineté n’est pas la croyance mégalomane que l’on peut faire ce que l’on veut, mais un choix premier d’où découle toute l’action politique. 

    Alexis Feertchak (Geopragma, 1er mars 2021)

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  • La politique étrangère de l'Union européenne entre faux-semblants et illusions...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros, cueilli sur Geopragma et consacré aux faux-semblants et aux illusions de la politique étrangère européenne.

    Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et de Vers un nouveau Yalta (Sigest, 2019). Elle a créé en 2017, avec Hervé Juvin, entre autres, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

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    Visite à Moscou de Josep Borrell, Haut représentant européen pour les affaires étrangères

     

    Faut pas prendre les enfants du Bon Dieu pour des canards sauvages. Navalny, Borrell et compagnie

    Comment ne pas louer l’initiative de Josep Borrell, Haut représentant européen pour les affaires étrangères, et diplomate de haute volée, de se rendre à Moscou vendredi 5 février dernier rencontrer Sergueï Lavrov ?

    Il s’agissait d’apaiser les tensions nées de l’affaire Navalny, de troquer l’ingérence ouverte pour le dialogue respectueux, d’enjoindre le président russe de ne pas perdre totalement confiance en la capacité d’autonomie de pensée et d’action de l’Europe, et de rechercher les voies d’une coopération fructueuse notamment énergétique avec l’UE. Couplée à une interview du président Macron à The Atlantic Council -temple du neoconservatisme américain-, dans laquelle il appelait courageusement à l’autonomie stratégique du Vieux Continent, à la rénovation impérieuse de la relation avec Moscou et à un partage des taches avec l’OTAN pour raisons de subsidiarité et de divergence structurelle d’intérêts entre Washington et Bruxelles, ce déplacement de J. Borrell à Moscou semblait une judicieuse décision, peut-être l’occasion enfin d’un rétablissement in extremis de l’UE sur la carte d’un monde nouveau où elle fait de plus en plus figure de simple appendice continental de la puissance américaine.  

    Evidemment, une autre interprétation de cette visite courrait chez ceux qui voient des manœuvres partout : l’Europe, définitivement asservie à Washington, dont le nouveau président au même moment, appelait martialement à considérer la Russie et la Chine comme de définitifs adversaires, jouait, en envoyant J. Borrell à Moscou, la comédie d’une prétendue ultime tentative de conciliation sur « l’affaire Navalny », sur fond d’urgence sanitaire et de soudain attrait européen pour le vaccin Sputnik V. Un calcul évidemment voué à l’échec, car on n’a aucune chance d’orienter une décision de politique intérieure russe contre un service qu’on leur demande ! Sergueï Lavrov dialoguera donc aimablement mais sans se faire d’illusions, avec l’envoyé européen, mais Moscou n’en expulsera pas moins trois ambassadeurs (allemand, polonais et suédois) pris la main dans le sac pour soutien à la déstabilisation au milieu des manifestants pro Navalny. Depuis quand est-ce le travail d’un ambassadeur de faire de l’ingérence active dans des affaires intérieures d’un pays ? Le pouvoir russe dérive peut-être vers l’autoritarisme et l’autarcie (nous avons tout fait pour), mais certainement pas vers la naïveté. 

    Sincère ou cynique, l’opportunité de cette visite a fait long feu. On aura finalement la servitude atlantique coutumière des Européens et l’activisme des pions américains implantés par Washington via « l’élargissement » au cœur de notre édifice communautaire comme autant de chevaux de Troie. La presse occidentale et singulièrement française hurle en chœur au « piège russe » comme à l’humiliation de l’Europe, et les Baltes réclament désormais carrément la tête du Haut représentant Borrell. Quant au « virage Biden » qui n’en est pas un, il annonce sans équivoque la permanence remarquable d’une stratégie américaine qui vise toujours à fragmenter et affaiblir l’Europe pour l’empêcher à tout jamais de s’autonomiser stratégiquement et de se rapprocher de Moscou. Navalny n’est qu’un nouveau leurre, un épouvantail pour repolariser l’antagonisme Europe-Russie, déclencher les automatismes mentaux de l’anti-russisme primaire et ranimer la flamme des sanctions. 

    Le vrai dossier est ailleurs : comment s’assurer de la docilité des Européens (sur la Russie et sur l’Iran et la renégociation du JCPOA*) ? Sur qui miser ? Sur l’Allemagne bien sûr ! C’est pourquoi North Stream 2 se fera, contre le lâchage définitif de Paris par Berlin sur les enjeux de la défense et de l’autonomie stratégique européenne, lubies françaises promises à l’étiolement à moins de décisions fortes et courageuses de Paris notamment vis-à-vis de l’OTAN.

    Car le « couple franco-allemand » n’est pas « en crise ». Il n’a historiquement fonctionné que sur la base initiale passagère d’une amputation militaro-politique consentie de la puissance allemande et d’une France épique à laquelle on laissa jouer les médiateurs durant la Guerre froide. C’était il y a longtemps. Ce n’est plus de saison depuis la réunification de 1989. La « crise » actuelle entre Paris et Berlin est celle d’une relation devenue bien trop asymétrique et douloureuse pour jouer plus longtemps la comédie du bonheur. Dans ce drôle de « trouple », dont le troisième larron est l’Amérique, l’un des membres, lyrique, présomptueux mais surtout impécunieux, est méprisé et dévalorisé par l’autre qui lui impose ses volontés et sa domination économique au nom du droit du plus fort sous le regard enjôleur du troisième, qui voit à cette discorde un éminent intérêt.  

    En conséquence, l’axe naturel de déploiement de la puissance et de l’influence française futures doit être recherché avec les puissances militaires et industrielles du sud de l’Europe : Espagne, Italie, Grèce. L’Allemagne ralliera. Ou pas. La France doit se tourner vers ces autres partenaires en matière de coopération industrielle de défense et cesser d’attendre de l’Allemagne ce que celle-ci ne lui donnera jamais : une convergence de raison mais aussi de cœur et d’ambition sur la nécessité d’une Europe-puissance qui assume l’écart voire la dissonance vis-à-vis des oukases américains. 

    Or, l’Allemagne ne le fera jamais, pour au moins deux raisons :

    • Elle se considère, par sa puissance économique et industrielle, le champion économique et politique naturel de l’UE ;
    • Elle tient en conséquence pour parfaitement illégitime la prétention française à un quelconque « leadership européen » politique, notamment au prétexte de notre puissance militaire résiduelle qu’elle ne supporte pas car elle ne peut faire le poids en ce domaine. D’où notamment les grandes difficultés présentes et futures de la coopération industrielle de défense franco-allemande, comme en témoignent notamment les aléas du programme SCAF**… Nous n’en sommes qu’au début. 

    Berlin colle donc à Washington en matière sécuritaire et stratégique, clamant servilement que l’OTAN demeure la seule structure naturelle légitime de la sécurité et de la défense européennes.

    Ne voulant pas que Paris se rapproche de Moscou, ce qui déplairait à Washington, la Chancelière Merkel coopère volontiers avec la Turquie contre Paris et Athènes, mais conserve une relation pragmatique avec la Russie (dépendance énergétique et mauvais calculs sur le nucléaire obligent). Une « résistance » qui lui fournit un levier précieux sur Washington pour préserver d’autres intérêts et qu’elle compense par les gages ou les coups de main donnés au Maître américain sur les enjeux secondaires pour elle que sont les affaire Skripal ou Navalny, la question ukrainienne et autres boules puantes envoyées au président Poutine pour faire enfin vaciller son insupportable popularité.  

    Il faut cesser de prendre les Russes pour des lapins de 6 semaines (pas plus que les Iraniens d’ailleurs). Ils ne supportent pas l’ingérence de près ou de loin, ni les leçons devenues inaudibles d’un Occident en pleine crise démocratique, politique et morale. La Russie de toute façon ne prend plus la France au sérieux depuis déjà quelques temps au gré des déclarations encourageantes… suivies de reculs piteux ou de désaveux. Pour paraphraser Cocteau, les mots d’amour, c’est bien, c’est beau. Mais ce sont les preuves d’amour qui comptent, donnent confiance et envie.  

    Quant à l’Europe, son grégarisme parait indécrottable et son aveuglement stratégique criminel tant ses salves de sanctions, prises et aggravées au coup de sifflet américain, non seulement n’aboutissent qu’à durcir les pouvoirs ciblés (c’est d’ailleurs leur objectif réel sinon comme expliquer ce pathétique entêtement dans l’échec ?) mais font s’appauvrir en Russie, et mourir de faim ou de maladie en Syrie ou en Iran, des dizaines de milliers de personnes depuis trop longtemps punies par nous, sans états d’âme, de faire corps autour de leur chef d’Etat au lieu de le déposer pour avoir le droit de manger et de vivre. Dans cette imposture morale, l’Occident perd non seulement son temps et son crédit, mais aussi son âme. 

    Caroline Galactéros (Geopragma, 8 février 2021)

     

    Notes de Métapo Infos :

    * Accord de Vienne sur le nucléaire iranien ou plan d'action conjoint (en anglais : Joint Comprehensive Plan of Action). Signé initialement le 14 juillet 2015 par  la Russie, la Chine, la France, le Royaume-Uni, l'Allemagne, l'Union européenne, l'Iran et les États-Unis. Dénoncé par ce dernier pays le 8 mai 2018.

    ** Projet franco-allemand de système de combat aérien du futur.

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  • Les grands défis et enjeux géostratégiques du monde multipolaire plein d’incertitudes qui vient...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien accordé par Caroline Galactéros à Valeurs Actuelles, consacré aux enjeux et aux défis géostratégiques de l'année 2021 dans le monde complexe et incertain qui nous entoure, que nous avons cueilli sur Geopragma.

    Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et de Vers un nouveau Yalta (Sigest, 2019). Elle a créé en 2017, avec Hervé Juvin, entre autres, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

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    Les grands défis et enjeux géostratégiques de 2021… et du monde multipolaire plein d’incertitudes qui vient

    Alexandre del Valle : La rivalité croissante-économique, technologique et stratégique- entre les deux superpuissances du nouveau monde multipolaire, la Chine et les Etats-Unis, est-elle une tendance lourde, que la crise sanitaire n’a fait que révéler un peu plus ?

    Caroline Galactéros : En effet, l’affrontement de tête entre Washington et Pékin, qui structure la nouvelle donne stratégique planétaire, va bon train sur le front commercial, mais aussi sur tous les autres terrains (militaire, sécuritaire, diplomatique, normatif, politique, numérique, spatial, etc…). La planète entière est devenue le terrain de jeu de ce pugilat géant, en gants de boxe ou à fleurets mouchetés : l’Europe bien sûr, l’Eurasie, mais aussi l’Afrique (où Pékin nous taille des croupières), l’Amérique latine, la zone indo-pacifique (bien au-delà de la seule mer de Chine), et naturellement le Moyen-Orient. Le président chinois Xi Jing Ping a d’ailleurs saisi l’occasion de la curée américaine sur Téhéran pour lancer une contre-offensive redoutable et plus puissante qu’un droit de véto, à la manœuvre américaine de « pression maximale » qui ne fait que renforcer les factions dures à Téhéran. La Chine a en effet volé au secours de Téhéran en nouant cet été un accord de partenariat stratégique de 400 milliards de dollars d’aide et d’investissements (infrastructures, télécommunications et transports) assortis de la présence de militaires chinois sur le territoire iranien pour encadrer les projets financés par Pékin, contre une fourniture de pétrole à prix réduit pour les 25 prochaines années et un droit de préemption sur les opportunités liées aux projets pétroliers iraniens. Cet accord, véritable « Game changer », est passé quasi inaperçu en Europe. Ses implications sont pourtant cardinales : s’il est mis en œuvre, toute provocation militaire occidentale orchestrée pour plonger le régime iranien dans une riposte qui lui serait fatale, reviendra à défier directement la Chine… En attaquant Téhéran, Washington attaquera désormais Pékin et son fournisseur de pétrole pour 25 ans à prix doux. Un parapluie atomique d’un nouveau genre… Pékin se paie d’ailleurs aussi le luxe de mener parallèlement des recherches avec Ryad pour l’exploitation d’uranium dans le sous-sol saoudien…. Manifeste intrusion sur les plates-bandes américaines et prolégomène d’un équilibre stratégique renouvelé.

    ADV : Quel est votre regard sur l’outsider chinois depuis la crise sanitaire ? Doit-on combattre l’exemple anti-démocratique chinois qui séduit de plus en plus de pays du monde en voie de polarisation, donc de désoccidentalisation ?

    CG : 2020 aura été l’année d’une accélération de la « guerre des capitalismes » qui fait rage désormais entre le capitalisme libéral occidental et son adversaire déclaré, le capitalisme politique chinois. Au grand dam de l’Occident, Pékin est en passe de résoudre la contradiction propre au système capitaliste occidental, qui détruit de l’intérieur la liberté des individus à force de l’exacerber, pour proposer une synthèse efficace et séduisante pour bien des pays, entre nation, développement collectif et prospérité individuelle. C’est du dirigisme, c’est une pratique autoritaire du pouvoir, c’est une restriction manifeste des « droits de l’homme », c’est le contrôle social direct grandissant des populations, oui. Mais c’est aussi la parade du pouvoir de Pékin à la déstabilisation extérieure ou au débordement intérieur par la multitude, c’est une réponse à la nécessité de sortir encore de la pauvreté des centaines de millions de personnes, et c’est le moyen de projeter puissance et influence à l’échelle du monde au bénéfice ultime des dirigeants mais aussi du peuple chinois. Au lieu de crier à la dictature, nous ferions mieux d’observer cette synthèse très attentivement et d’analyser sa force d’attraction. Les modèles de puissance et de résilience collective au mondialisme (tout en l’exploitant à son avantage) ont bougé depuis 30 ans. L’ethnocentrisme occidental et le moralisme dogmatique ne passent plus la rampe et brouillent le regard.

    ADV : Sur le terrain des accords de libre-échanges en Asie, peut-on dire que la Chine a rempli le vide provoqué par le relatif désengagement américain sous l’ère Trump ? 

    CG : Dans cette guerre « hors limites », et sans même parler ici de l’enjeu cardinal du contrôle – étatique ou via des GAFAM ou BATX (dans la version chinoise) complaisants – des données personnelles de centaines de millions de consommateurs-clients, Pékin vient de prendre magistralement l’avantage sur Washington avec la conclusion, le 15 novembre, du RECP (Regional Comprehensive Economic Partnership) avec quinze pays d’Asie. Cet accord constitue une bascule stratégique colossale et inquiétante dont ni les médias ni les politiques français ne pipent mot. Voilà le plus grand accord de libre-échange du monde (30 % de la population mondiale et 30 % du PIB mondial) conclu entre la Chine et les dix membres de l’ASEAN (Brunei, la Birmanie, le Cambodge, l’Indonésie, le Laos, la Malaisie, les Philippines, Singapour, la Thaïlande et le Vietnam), auxquels s’ajoutent quatre autres puissantes économies de la région : le Japon, la Corée du Sud, la Nouvelle-Zélande et l’Australie. Cette nouvelle zone commerciale gigantesque se superpose en partie au TPP (Trans-Pacific Partnership) conclu en 2018 entre le Mexique, le Chili, le Pérou et sept pays déjà membres du RCEP : l’Australie, la Nouvelle-Zélande, Brunei, le Japon, la Malaisie, Singapour et le Vietnam. Un TPP dont les Etats-Unis s’étaient en effet follement retirés en 2017. Ainsi se révèle et s’impose soudainement une contre manœuvre offensive magistrale de Pékin face à Washington.  Où est l’UE là-dedans ? Nulle part ! Même l’accord commercial conclu en juin 2019 entre l’Union européenne et le Mercosur doit encore être ratifié par ses 27 parlements… Seule la Grande-Bretagne, libérée de l’UE grâce au Brexit, en profitera car elle vient habilement de sa rapprocher du Japon signataire du RCEP et du TPP…

    ADV : Passons à notre voisin continental : les relations Occident – Russie sont-elles irréparablement endommagées ? L’Europe est-elle condamnée à rester une “impuissance volontaire”, prise en tenailles entre Chine, empire américain et Turquie néo-ottomane ?

    CG : Rien n’est irréparable mais le temps a passé, la Russie a évolué et compris qu’elle n’était ni désirée ni attendue. Aujourd’hui, Moscou ne croit plus en l’Europe. Quant à la France, elle parle beaucoup mais n’agit pas. Trop de d’espérances, trop d’illusions sans doute, et bien trop de déceptions.  La Russie n’a plus le choix et pivote décisivement vers l’Est et la Chine par dépit et nécessité.

    Nous avions pourtant en commun tant de choses, et a minima, la commune crainte d’un engloutissement / dépècement chinois. Comme la Russie, l’Europe est en effet prise entre USA et Chine. Le point de rencontre -et de concurrence- Russo-chinois est l’Asie centrale. Certes, il existe depuis 2015 un accord d’intégration de l’UEE (Union économique eurasiatique) dans les projets des Nouvelles Routes de la Soie conclu entre les présidents Poutine et Xi Jing Ping. Mais c’est un accord très inégal, du fait des masses économiques et financières trop disparates entre Moscou et Pékin qui avance à grands pas avec l’OBOR et au sein de l’OCS (Organisation de Coopération de Shangaï) pour contrôler l’Asie centrale, pré-carré russe, puis se projeter vers l’UE. Moscou sait combien l’étreinte chinoise peut se transformer en un « baiser de la mort » si l’UE et la Russie ne se rapprochent pas autour d’enjeux économiques industriels et sécuritaires notamment. La Russie est en conséquence, n’en déplaise à tous ceux qui la voient encore comme une pure menace, l’alliée naturelle de l’UE dans cette résistance qui ne se fera ni par le conflit, ni par l’intégration stricte, mais par la coopération multilatérale et multisectorielle. C’est une évidence géopolitique, et il suffit de lire les stratèges anglo-saxons pour comprendre le piège dans lequel nous nous sommes laissés enfermés à notre corps consentant depuis bien trop longtemps. L’Europe est une courtisane sans grande ambition. Servile, soumise, paresseuse, ignorante de ses intérêts profonds qui auraient dû la porter à considérer la Russie comme un morceau d’Europe et d’Occident, un atout d’équilibre face à la domination américaine et un bouclier contre la vampirisation chinoise.

    ADV : Nous voilà revenus aux fondamentaux de la géopolitique de Mackinder et Spykman, du Russe Danilevski à l’Américain à Brezinski : L’Eurasie et le Heartland, “pivot géographique de l’Histoire”…

    CG : L’Eurasie est en tout cas sans équivoque l’espace naturel du maintien de la puissance économique européenne et de son renforcement stratégique à court, moyen et long terme. C’est le socle du futur dynamique de l’Europe. Nous devrions donc nous projeter vers cet espace plutôt que de nous blottir frileusement en attendant que Washington, qui poursuit à nos dépens ses objectifs stratégiques et économiques propres, consente à nous libérer de nos menottes. Les parties orientale et occidentale du continent eurasiatique sont en effet les deux plus grandes économies mondiales : l’UE et la Chine. Pour ne parler que de l’UEE -pendant de l’UE-, c’est un marché de plus de 180 millions d’habitants (sans parler de tous les accords de partenariat en cours de négociation). L’Organisation de Coopération de Shangaï (OCS) rassemble quant à elle 43% de la population mondiale mais est dominée par la Chine. La force de l’Eurasie tient à son capital en matières premières et ressources minérales. 38% de la production mondiale d’uranium sont notamment concentrés au Kazakhstan. 8% du gaz et 4% du pétrole aussi, pour les seuls pays d’Asie centrale, sans compter naturellement la Russie. La construction d’infrastructures gigantesques à l’échelle continentale de l’Eurasie est la grande affaire du XXIème siècle. Avec le passage des corridors et routes de transit, on est face à un gigantesque hub de transit eurasiatique. 

    ADV : Un rapprochement avec la Russie a-t-il vocation à être durablement bloqué par les sanctions contre une Russie (à cause de l’Ukraine) et la question de l’opposition “persécutée” par le pouvoir de Vladimir Poutine que beaucoup qualifient de « Démocrature » ?

    CG : Si l’UE (et ses acteurs économiques petits ou grands) se rendait compte du potentiel économique, géopolitique et sécuritaire qu’un dialogue institutionnel et une coopération étroite avec l’Eurasie au sens large (Asie centrale plus Russie) recèle, elle sortirait ipso facto de sa posture si inconfortable entre USA et Chine, et constituerait une masse stratégico-économique considérable qui compterait sur la nouvelle scène du monde. Il faut en conséquence ne pas craindre d’initier des coopérations économiques, politiques, culturelles, scientifiques et évidemment sécuritaires entre ces deux espaces. Or, ce sujet n’est quasiment jamais abordé dans son potentiel véritable et est quasi absent des radars de l’UE et de celle de la plupart de nos entreprises. Par anti-russisme primaire, inhibition intellectuelle, autocensure, aveuglement.  L’UE veut certes bien collaborer avec l‘Asie centrale, mais en en excluant la puissance centrale et stratégiquement pivot ! Elle voit l’Eurasie à moitié. Ce n’est évidemment pas un hasard, mais c’est une erreur stratégique lourde qui procède d’un aveuglement atlantique. Encore une fois, nous faisons le jeu américain sans voir que nous en sommes la cible. 

    On me retorquera que rien n’est possible sans le règlement des questions de l’Ukraine et de la Crimée et surtout sans le règlement de « la grande affaire » fondamentale qui agite les chancelleries occidentales : le sort de l’opposant Alexei Navalny ? C’est ridicule ! Ce sont des « freins » largement artificiels et gonflés pour les besoins d’une cause qui n’est pas la nôtre et nous paralyse, pour justifier les sanctions interminables, pour limiter les capacités économiques et financières russes face à Pékin et neutraliser le potentiel économique européen. Ce sont aussi des prétextes que l’on se trouve pour se défausser de notre seule responsabilité véritable : reprendre enfin notre sort en main ! Tout cela saute aux yeux. Pourquoi, pour qui se laisser faire ? Il nous faut prendre conscience de l’urgence vitale qu’il y a à changer drastiquement d’approche en y associant des partenaires européens parfois contre-intuitifs, tels la Pologne, pont logistique idéal entre les deux espaces.

    L’intégration continentale eurasiatique en tant que coopération des sociétés et des économies à l’échelle du continent eurasiatique tout entier doit donc devenir LA priorité pour l’UE et la nouvelle Commission européenne. La modernisation et la puissance économique sont en train de changer de camp. L’Europe s’aveugle volontairement par rapport à cette révolution. Ses œillères géopolitiques et l’incompréhension dans laquelle elle demeure face à la Russie qui est pourtant son partenaire naturel face à la Chine comme face aux oukases américains extraterritoriaux, l’empêchent de tirer parti des formidables opportunités économiques, énergétiques, industrielles, technologiques, intellectuelles culturelles et scientifiques qu’une participation proactive aux projets d’intégration eurasiatique lui permettrait. Il faut en être, projeter nos intérêts vers cet espace d’expansion et de sens géopolitique si proche et si riche, et cesser de regarder passer les trains en attendant Godot.

    ADV : Passons au changement de pouvoir aux Etats-Unis. Le bilan de la présidence Trump est-il aussi horrible qu’on le dit ?  L’arrivée de Joe Biden est-elle une bonne nouvelle pour la France et l’UE ?

    CG : Trump a été un président honni comme probablement aucun de ses prédécesseurs par « l’Establishment » au sens large qu’il avait défié par sa victoire et dont il a révélé sans tabou les turpitudes. En dépit de la curée politico-médiatique haineuse et sans trêve qui aura pourri toute sa présidence, avec un « Etat profond » à la manœuvre et des médias hystériques, il a réussi à remettre l’économie américaine en très bonne posture, à mener à bien (quoi qu’on en pense sur le fond), la grande manœuvre anti-iranienne de consolidation du front sunnite pétrolier contre Téhéran, sans pour autant céder à la guerre (en dépit de tous les efforts des bellicistes “néocons” emmenés par le très dangereux John Bolton). Sans la pandémie et son approche désinvolte et toute concentrée sur la nécessité de ne pas enrayer le moteur économique du pays, il aurait remporté un second mandat, ayant même réussi à séduire des franges de l’électorat noir et latino et à gagner près de 75 millions de voix (4 millions de voix de plus qu’en 2016) dans ce contexte de cabale permanente et jusqu’au-boutiste contre lui. 

    Avec Biden, on est repartis comme en l’an 40…. De mon point de vue, Joe Biden, quelles que soient ses qualités, est évidemment une très mauvaise nouvelle pour l’Europe et la France, qui voient se refermer la fenêtre d’opportunité inespérée que le discours trumpien – ouvertement humiliant et sans équivoque – nous avait offert pour enfin sortir de l’enfance stratégique, nous réveiller, faire nous aussi notre « Shift towards Asia » et nous projeter vers notre espace naturel de croissance économique et de densité géopolitique et sécuritaire que constitue l’Eurasie. Une projection qui passe évidemment par une complète révision de notre relation avec la Russie mais qui pourra seule nous permettre d’échapper à la double dévoration sino-américaine qui nous attend.

    Ce sursaut salutaire, qui, aujourd’hui, en France ou en Europe, est capable d’en donner l’impulsion ? Je ne sais pas. Mais il est certain qu’avec Biden, ce n’est pas « un ami » que l’on a retrouvé (Les Etats n’ont pas d’amis) mais notre « doudou » ! Joe Biden est notre bon papa américain qui est enfin revenu pour nous protéger et nous rassurer. Atteints d’un syndrome de Stockholm géant, nous nous sentions depuis quatre ans stupidement orphelins de la férule américaine en gants de velours. Le problème est que ce président ne nous apportera rien d’autre qu’une excuse pour rester à jamais piégés dans une servitude consentie. Bref, je crains fort que nous ne sortions plus, sinon au forceps et sous l’impulsion d’un visionnaire courageux, de notre vassalité stratégique suicidaire vis-à-vis de Washington. L’Allemagne a d’ailleurs pris les devants des retrouvailles avec le puissant « oncle d’Amérique », et ce faisant, elle prend aussi le lead de l’Europe, là encore avec l’aval américain. C’est « le chouchou » de Washington et elle fera tout, y compris contre nous, pour le rester en donnant des gages… jusqu’à vendre des sous-marins à la Turquie ou affirmer que l’OTAN est à jamais l’alpha et l’oméga de la défense européenne. On est très loin de la « mort cérébrale » de l’Alliance ! Avec Biden c’est donc la méthode, non le fond qui va changer, et Berlin a clairement saisi la balle au bond, en réaffirmant sans états d ’âme sa soumission consentie aux oukases américains, enfonçant un dernier clou dans le cercueil de « l’Europe puissance », trop heureuse de rabattre leur caquet à ces Français qui rêvent mollement de ruer dans les brancards, de recouvrer leur souveraineté et osent même prétendre à l’ascendant politique sur elle, première puissance économique de l’Union. Le « couple franco-allemand » est un rêve de midinette française. L’alliance de la carpe et du lapin.

    ADV : L’accusation de tentative de “coup d’Etat” imputée au camp Trump est-elle sérieuse ? Trump a-t-il fracturé l’Amérique ?

    CG : Ce qui s’est passé au Capitole n’est en tout cas pas une tentative de coup d’Etat. Le contresens politique et médiatique délibéré entonné sur tous les canaux d’information là-bas comme ici, est tellement énorme et rabâché comme une évidence qu’on finit par le croire pour ne pas devoir accuser nos journalistes de complaisance avérée ou d’aveuglement gravissime. Pour ma part, j’y vois la révolte d’un électorat qui a subitement compris qu’il devait rentrer dans sa boîte et ne s’y est pas résolu. Les insurgés du Capitole sont en fait nos gilets jaunes. Ils auront souffert le même déni et le même mépris. Cette intrusion aura incarné la très profonde crise de la démocratie américaine, c’est-à-dire de la représentativité du système politique existant qui est en lambeaux. Le divorce entre les élites et le peuple est profond et Trump s’en est fait le héraut. Ce n’est pas lui qui a fracturé la société américaine. Les fractures sont anciennes, grandissantes mais désormais béantes. Le « coup d’Etat », c’est en revanche le refus même du DOJ (Department of Justice) d’examiner les recours pour fraude, c’est le double « impeachment », ce fut l’interminable « Russia Gate », c’est l’exploitation sans vergogne du système institutionnel et médiatique et du juridicisme américains par les Démocrates pour étouffer à tout prix, via Trump, une menace populaire montante, perçue comme illégitime et dangereuse par les élites qui confisquent le pouvoir depuis des décennies dans ce pays.

    ADV : Voit-on se confirmer la “vraie” nouvelle fracture idéologique qui oppose non plus gauche et droite mais “Patriotes” (terme cher à Trump) et mondialistes”, clivage visible aussi en Europe occidentale ?

    CG : Les Européens, et singulièrement les gouvernants et médias français qui avalent cette pâtée ridicule sans une once d’esprit critique, hurlent avec les loups et assènent délibérément des contresens, montrent leur servitude mais aussi leur peur panique de voir cela leur arriver et bousculer leurs Landernau établis. Ils sont plus inquiets que jamais devant les éruptions démocratiques populaires au sein de l’UE, car elles menacent leurs positions acquises. C’est pourquoi ils vouent aux mêmes Gémonies que Trump ses avatars européens (hongrois, polonais ou tchèque), qui, comme lui, écoutent leurs peuples et essaient de faire entendre leurs voix. L’anathème contre le « populisme » est infiniment plus confortable que d’admettre que ce sont là des réflexes de survie des peuples européens qui ne veulent pas succomber à l’arasement identitaire et culturel et à la décadence politique et stratégique. Des peuples qui ne veulent pas d’avantage être noyés dans la « Cancel culture » ravageuse qui est en train d’instaurer, à coups d’excommunications rageuses et au nom de la morale et du progrès, une bien-pensance débilitante qui détruit les individus en prétendant protéger leur liberté narcissique débridée et en faisant sauter les ultimes verrous du bon sens et de la nature, au profit d’une terrifiante dictature des minorités et de tous leurs fantasmes déconstructeurs.

    ADV : Enfin, quelles perspectives pour le Moyen-Orient en 2021 ? Le possible retour des Etats-Unis de Biden dans l’accord sur le nucléaire iranien de 2015, dont Trump s’était retiré, et le rapprochement entre Israël et plusieurs Etats arabes dans le cadre des accords d’Abraham sont-elles des bonnes nouvelles ? 

    CG : L’année a débuté de façon à mon sens dangereuse avec l’assassinat en Irak, le 2 janvier 2020, du général iranien Qassem Soleimani, chef de la force al Qods des Gardiens de la Révolution. Figure héroïque et fer de lance de la politique d’influence régionale de l’Iran, il est assassiné alors même qu’il était chargé de transmettre via Bagdad un message d’apaisement à Ryad, notamment à propos de la sinistre et folle guerre du Yémen initiée par le prince Héritier Mohamed Ben Salman (MBS). Il fallait donc qu’il meurt, puisque la paix ou même le simple apaisement ne semble résolument pas une option séduisante à ceux que le conflit nourrit, et à leur puissant parrain d’outre Atlantique qui vit de et par la guerre, inépuisable source d’influence et de prospérité. Sans parler du fait qu’il fallait sans plus attendre, mettre un frein à l’influence iranienne en Irak que le général Soleimani consolidait activement via les milices chiites locales.

    A l’autre bout de l’année, les « Accords d’Abraham », patronnés par Washington et signés en septembre 2020 entre Israël et son « protégé/obligé » saoudien d’une part, les EAU et Bahreïn désormais rejoints par le Soudan et le Maroc d’autre part, au nom de la normalisation des pays de la région avec l’Etat Hébreu, donnent une idée de la vaste manœuvre d’enveloppement et de récupération stratégique imaginée à Tel Aviv et à Washington. Judicieuse réunion de toutes les monarchies pétrolières sunnites contre l’Iran accusé de tous les maux, mais, bien au-delà de la question nucléaire, avant tout redouté en Israël pour sa ressemblance et non sa différence avec l’Etat hébreu en termes de profondeur culturelle et civilisationnelle, mais aussi de niveau intellectuel industriel, technologique. Bref, pour Tel Aviv, le jour où le marché iranien sera ouvert au monde, ce sera un concurrent redoutable dans le coeur de Washington. Tout n’est évidemment pas à jeter dans cette « manip » des Accords d’Abraham, notamment l’influence croissante des EAU qui sont sans doute les partenaires les plus avisés du coin. Mais la ficelle est grosse, la marginalisation définitive de la question palestinienne en est clairement l’un des effets indirects attendus, et la poursuite de la déstabilisation active des Etats récalcitrants (Liban Syrie, Libye) l’une des compensations manifestes. Même le Qatar semble désormais tenté de rejoindre cet attelage hétéroclite présenté comme « progressiste et moderne », ne serait-ce que pour porter financièrement secours au Hamas à Gaza …avec la bénédiction d’Israël. Il reste néanmoins probable que cette « coordination » sous tutelle n’apaisera pas la lutte pour le leadership du monde sunnite qui oppose Ryad à Ankara, mais aussi à Téhéran, Aman, Doha ou Casablanca, tout en faisant les affaires de Washington que la fragmentation régionale sert par construction. On voit par ailleurs que l’échec des interventions américaines directes ou par « proxys » occidentaux en Irak, Libye, Syrie, qui a permis à la Russie de revenir dans la région depuis 2015, doit être contrecarré en jetant la Turquie dans les pattes de Moscou en Libye, en Syrie et dans le sud Caucase notamment, et qu’il s’agit donc aussi, en polarisant au maximum l’affrontement avec l’Iran, de reprendre la main dans la région contre la Russie, mais aussi contre la Chine dont les diplomaties subtiles et très actives deviennent préoccupantes pour Washington.

    ADV : Vous connaissez bien la Russie et le Caucase : que répondre à ceux qui estiment qu’en Libye et dans le Caucase, la Russie s’est humiliée devant Erdogan qui aurait freiné Haftar à Tripoli et aidé l’Azerbaïdjan à vaincre les Arméniens du Haut Karabakh en plein « étranger proche russe » … 

    CG : Je ne crois pas qu’il faille psychologiser ainsi l’interprétation des événements. La Russie a fait son grand retour sur la scène internationale depuis 2015 et a démontré qu’en dépit de toute la diabolisation, les permanentes manœuvres et les pressions de tous ordres dont elle fait l’objet, elle est toujours une puissance globale dotée d’un pouvoir incarné et populaire, qui se bat pour sa stabilité, son développement et son influence sur l’ensemble de la planète.  

    Quant à l’émergence tonitruante de la Turquie comme puissance déstabilisatrice aux ambitions débridées, ce n’est pas un phénomène sui generis. Le président Erdogan ne pourrait se permettre un dixième de ses foucades et provocations sans le blanc-seing direct ou complaisant de Washington. L’irruption turque dans les affaires mondiales manifeste l’indifférence américaine pour la stabilité de l’Europe et son hostilité paléolithique pour Moscou. Les Etats-Unis utilisent et continueront d’utiliser Ankara comme « proxy » en Syrie, en Libye, dans le sud Caucase et en Asie centrale contre Moscou, en Méditerranée orientale contre les Européens, qu’il s’agit depuis toujours de diviser et d’empêcher de pouvoir jamais atteindre une quelconque forme de puissance collective.

    ADV : Quel est le jeu de l’Allemagne dans cet échiquier mondial de plus en plus polycentrique ?

    CG : Dans ce marché de dupes, Berlin est en convergence tactique (et évidemment stratégique) avec Washington contre Paris, et nous savonne aimablement la planche en se désolidarisant ouvertement de nos postures et gesticulations sur la souhaitable « souveraineté européenne » afin d’assurer la finalisation de Northstream2 en dépit de l’hostilité américaine. La Chancelière allemande fait sans vergogne payer à l’Europe la note du chantage migratoire turc tout en vendant des sous-marins au néo sultan qui exulte d’une telle inconscience. Pourquoi d’ailleurs s’en priver puisque nous ne disons rien ? Le Président Erdogan joue donc sur tous les tableaux car il se sait indispensable à chacun. Il achète des anti-missiles S400 à Moscou et fait fi du courroux américain. La Russie en joue, elle aussi, et manie habilement la carotte et le bâton envers Ankara, selon les zones et les sujets, y compris dans le Haut Karabakh en dépit des apparences. Chacun a besoin de l’autre notamment en Syrie, même si la poche d’Idlib devient bien étroite pour le jeu d’influence des uns et des autres. Sans doute Joe Biden goûtera-il moins que Trump la grossièreté du président turc et ses crises mégalomaniaques. Mais ne nous y trompons pas. Au-delà de probables « condamnations » médiatiques – que nous boirons comme du petit lait, naïfs chatons que nous sommes-, cela ne devrait malheureusement pas modifier en profondeur l’attitude américaine envers la Turquie, puissance majeure du flanc sud de l’Alliance atlantique et très utile caillou dans la chaussure russe, ni envers l’Europe, éternelle vassale appelée à prendre « ses responsabilités », c’est-à-dire, à tout sauf à l’autonomie ne serait-ce que mentale. Être « des Européens responsables » signifiera toujours, pour Washington, être des Européens dociles, obéissants et inconditionnellement alignés sur les prescriptions et intérêts ultimes de l’Amérique.

    ADV : Et celui de la France ? 

    CG : Quant à la France, que son suivisme abscons a plongée dans un discrédit global lourd depuis le milieu des années 2000 (quelles que soient nos épisodiques gesticulations martiales pour nous rassurer), elle est désormais clairement hors-jeu au Moyen Orient. Plus personne ne la prend au sérieux ni ne supporte ses leçons de morale hors sol. Notre incapacité à définir enfin les lignes simples d’une politique étrangère indépendante et cohérente nous coupe les ailes, sape notre crédibilité résiduelle et nous rend parfaitement incapables de constituer un contrepoids utile pour les « cibles » américaines qui ne sont pourtant pas les nôtres et dont la diabolisation ne sert en rien nos intérêts nationaux, qu’ils soient économiques ou stratégiques. Il faut sortir, et très vite, de cet aveuglement.

    Pendant ce temps, la France plonge dans une diplomatie décidément calamiteuse qui l’isole et la déconsidère partout. Elle vient d’abandonner le Franc CFA pour complaire au discours débilitant sur la repentance et les affres de la Françafrique. On continue sur l’Algérie. On expie bruyamment. On ne sait pas vraiment quoi à vrai dire… Mais on se vautre dans les délices masochistes du renoncement. On laisse la place à Pékin, Washington, Moscou et même à Ankara. Il ne sert à rien de geindre sur « l’entrisme » de ceux-là en Afrique, quand on leur pave ainsi la voie. Il faudrait vraiment arrêter avec « le sanglot de l’homme blanc ». Il faut refondre notre diplomatie et aussi d’ailleurs remettre la tête à l’endroit de nombre de nos diplomates au parcours brillant mais incapables de sortir d’un prêt-à-penser pavlovien (anti russe, anti iranien, anti syrien, anti turc même !) qui nous paralyse et nous expulse du jeu mondial. Il faut enfin apprendre à répondre à l’offense ou à la provocation, et à ne pas juste se coucher dès que l’on aboie ou que l’on n’apprécie pas nos initiatives souvent maladroites ou sans consistance, mais aussi parfois courageuses. « Tendre l’autre joue » n’est tout simplement pas possible sur la scène du monde. On s’y fait vite piétiner. Pour être pris au sérieux, il ne faut pas toujours « calmer le jeu ». Il faut montrer les dents avec des « munitions », donc une vision, une volonté et des moyens affectés aux priorités régaliennes.

    ADV : Quel enseignement tirez-vous de la crise sanitaire qui va être également une grave crise économique en 2021 et même socio-politique ? Quel bilan pour la France ?

    CG : Je ne peux éluder ce qui fait cauchemarder les peuples et les dirigeants du monde entier et singulièrement ceux d’Occident depuis un an : la pandémie du COVID 19. Le premier enseignement est que fut initialement démontrée l’inanité de la solidarité et de la lucidité européennes, avec un lamentable retard à l’allumage dans la coordination des politiques. On laissa piteusement tomber les Italiens, on se vola des cargaisons de masques, bref le chacun pour soi a la vie dure, surtout quand certains Etats ferment intelligemment leurs frontières et que d’autres les laissent béantes « par principe ». J’en conclue tout d’abord que ce sont les Etats les plus décisifs, les plus « agiles », les plus pragmatiques et les plus capables de contraindre des franges de leurs populations – tout en maintenant leur économie active – qui s’en sortent le mieux économiquement et même sanitairement. En France, le bilan est lourd. Nous aurons démontré urbi et orbi non seulement la faillite de notre système de soins, autrefois excellent et toujours très généreux mais exsangue, mais plus encore celle de l’armature étatique et administrative de notre pays, embolisée par une bureaucratie en roue libre qui n’obéit plus. Il faut dire que l’autorité est un gros mot, l’esprit d’Etat un fossile et l’obéissance une vertu démonétisée du fait de la certitude de l’impunité en ce domaine comme en bien d’autres.

    L’amateurisme politique, l’incurie logistique, et l’arrogance satisfaite de nos gestionnaires au petit pied, rien ne nous aura été épargné. Notre pays est moralement et économiquement à terre. Dès que nous serons sortis de la phase critique de la pandémie qui fait écran et permet au pouvoir de remplir à seaux le tonneau des Danaïdes au nom de l’urgence sanitaire, la déroute économique et sociale et le déclassement seront massifs. Les Français, à force d’infantilisation et de matraquage médiatique angoissant, en ont perdu leur latin et moutonnent en grommelant. Nos « responsables », dans un déni sidérant, se gargarisent indécemment de leur prétendue bonne gestion. Le réel est définitivement déconnecté de la perception, grâce à une communication quasi totalitaire et à un entêté « tout va très bien Madame la Marquise ! » qui veut rassurer le Français désabusé. Il sait pourtant bien, lui, que tout va très mal, mais il cherche protection jusque dans l’illusion et le renoncement. La politique ce n’est pas de la « com », de l’image, encore moins de la gestion à la petite semaine et au doigt mouillé. C’est une vision, du courage, l’acceptation du risque et de l’impopularité, de la planification, de la logistique implacable… et de l’autorité ancrée dans l’exemplarité. Pas du caporalisme ni de l’infantilisation de masse. De l’autorité, qui produit de la confiance et oblige chacun à l’effort.

    Caroline Glactéros, propos recueillis par Alexandre del Valle (Geopragma, 22 janvier 2021)

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  • Guerres invisibles...

    Les éditions Tallandier viennent de publier un essai de Thomas Gomart intitulé Guerres invisibles. Historien et directeur de l'Institut français des relations internationales, Thomas Gomart est membre des comités de rédaction de Politique étrangère, de la Revue des deux mondes et d'Etudes et est déjà l'auteur de L'affolement du monde - 10 enjeux géopolitiques (Tallandier, 2019).

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    " Quels sont les prochains défis géopolitiques du siècle ? La pandémie mondiale a modifié les équilibres entre Asie et Occident et scellé la rupture entre la Chine et les États-Unis, accentuant le basculement du monde vers l’Est. Sur cet échiquier polarisé, deux lignes de fracture convergent : la dégradation environnementale et la propagation technologique où se jouent désormais les principales rivalités stratégiques et économiques.

    Dans cet essai captivant, Thomas Gomart décrit les grands mouvements qui se déroulent sous nos yeux : le retour d’une compétition agressive des puissances, une accentuation des inégalités et des échanges débridés. Il met également en lumière les mécanismes invisibles qui transforment notre planète en profondeur : marchés financiers, paradis fiscaux, mafias, incubateurs technologiques, plateformes numériques, multinationales, services de renseignement…

    Pour nous aider à mieux comprendre le monde qui surgit, il analyse enfin pour chaque sujet les « intentions cachées » des États-Unis, de la Chine et de l’Europe, et réfléchit au rôle que la France pourrait jouer dans ces nouvelles « guerres invisibles » ".

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