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Géopolitique - Page 13

  • Après la guerre d’Ukraine, un monde fragmenté...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Pierre de Lauzun, cueilli sur le site de Geopragma et consacré à la fracturation géopolitique du monde provoquée par la guerre russo-ukrainienne. Membre fondateur de Geopragma, Pierre de Lauzun a fait carrière dans la banque et la finance.

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    Après la guerre d’Ukraine, un monde fragmenté. L’aspect monétaire et financier.

    Faire la guerre, ou à un degré plus limité, soutenir l’effort de guerre de quelqu’un, est un acte à la fois coûteux et risqué. D’où l’importance centrale des buts de guerre. Or en l’espèce, au-delà d’un point de départ évident (soutenir un État agressé et envahi),  l’évolution des buts de guerre occidentaux pose bien des questions, car elle remet sur certains points en question l’architecture même du monde que ces mêmes Occidentaux et notamment les Américains prétendent construire. Nous allons le voir sous l’angle monétaire et financier.

    La dérive idéologique occidentale

    J’ai évoqué ce sujet par ailleurs [1].  Je distingue trois grands types de buts de guerre: idéologiques, impérialistes et patriotiques. Je note que les deux premiers types favorisent les options guerrières, la première notamment, car une idéologie n’admet pas de compromis et tend à classer le monde entre bons et méchants. Ce faisant, on favorise l’ascension aux extrêmes que le processus de la guerre tend par ailleurs à produire. La guerre en Ukraine est sur ce plan particulièrement symptomatique. Côté occidental, surtout américain, la dimension idéologique a pris de plus en plus le dessus,  dans un grand récit de lutte des démocraties contre les régimes autoritaires. Cette attitude est dangereuse, notamment au vu de ce que cela signifie pour le monde de demain. Concrètement, sauf issue militaire improbable, la Russie fera partie du paysage international de demain. On peut évidemment désirer que l’issue de la guerre sera le moins favorable possible pour elle, et agir en ce sens. Mais sans de ce fait prendre de risque excessif, sans nourrir l’ascension aux extrêmes, et sans détruire des liens utiles ou des actifs. Déjà il était irrationnel de démanteler toutes les positions des entreprises occidentales en Russie, ou de boycotter sportifs et artistes russes. A fortiori de mettre en place des embargos dont les Européens souffrent au moins autant que les Russes.

    Un monde nouveau fragmenté

    Mais, au-delà de ces faits immédiats, ce qui frappe le plus est l’absence de vraie vision à terme, hors improbable réalisation du scénario dans lequel les démocraties, aidant les Ukrainiens à bouter les Russes hors de leur territoire, provoqueraient un changement de régime à Moscou, montrant par là au reste de la planète qu’il n’y a qu’une voie gagnante pour l’avenir. Nous ne savons pas comment se terminera cette aventure (indéniablement absurde et condamnable dans le cas russe) ; mais nous pouvons voir que, d’ores et déjà, les moyens déployés par les Occidentaux, y compris à travers les sanctions, façonnent en partie appréciable ce monde de demain. Et c’est vrai aussi en matière économique et financière.

    Il y avait déjà avant cette guerre une forte poussée de remise en cause de la conception antérieure, qu’on peut appeler de mondialisme ouvert, notamment du fait de la Covid. Avec la mise en évidence des risques appréciables qu’on pouvait courir, au niveau de la sécurité des approvisionnements, du fait de tels événements naturels, et cela tant au niveau national qu’à celui des entreprises. Mais avec les sanctions contre la Russie, un pas nouveau majeur a été accompli, car cette fois l’interruption résulte d’une volonté politique. et elle bouleverse la logique antérieure tant des échanges que des investissements. Du jour au lendemain, l’approvisionnement pétrolier et gazier d’origine russe s’est trouvé anathème ; de même la présence de la Société générale ou de Renault en Russie. Pour les entreprises, cela veut dire que pour l’avenir, quand vous investissez à quelque part, ou que vous vous y approvisionnez, si vous êtes occidental vous devrez inclure un facteur majeur de risque politique, non plus seulement par changement politique local comme par le passé, mais du fait de décisions des autorités de votre pays d’origine (ou de ses alliés). Bien sûr on en avait eu un petit avant-goût avec l’Iran. Mais les enjeux restaient alors limités : dès lors, on pouvait considérer que ce n’était qu’un cas particulier et que le reste de l’activité obéissait toujours aux règles antérieures. Ce n’est désormais plus le cas, car l’exemple russe est trop massif, trop porteur de précédents. Dit autrement, si le pays avec qui vous travaillez peut d’une façon ou d’une autre déplaire gravement à Washington, vous courez un risque élevé.

    Réciproquement, du point de vue desdits pays, la possibilité de telles ruptures est désormais avérée. Déjà significatif pour le pays moyen, le virage prend un sens tout particulier dans le cas de la Chine, en outre proche de la Russie. En bonne logique, la jurisprudence russe pourra s’appliquer demain à elle, et elle le sait. Elle ne peut qu’en tenir compte pour l’avenir.

    Le dilemme monétaire

    Il est en outre un domaine où ces considérations remettent tout particulièrement en cause les idées et les usages, qui est le domaine monétaire. On parle depuis longtemps et non sans motif du privilège exorbitant du dollar. Mais il reposait sur une idée implicite : que tout le monde pouvait investir et payer en dollar, et que le dollar était sûr, du moins politiquement. Or voici que non seulement les banques russes ont été exclues du système (et notamment des paiements par Swift, sauf exception), ou que les actifs d’une liste de personnages sont bloqués, mais surtout, les réserves mêmes de la Banque de Russie (en dollars et en euros, situées dans les pays occidentaux) ont été bloquées. Si on admet un ordre de grandeur de plus de 630 milliards (dont 40% au moins étaient dans les pays occidentaux en 2021), on voit l’importance de l’enjeu (le Financial Times parle de 300 milliards bloqués). Il est vrai que la Russie avait en partie prévenu le coup en transférant ses ressources hors d’Occident (où elles étaient à plus de 80 % en 2014) et en augmentant massivement son stock d’or, évalué à quelque 140 milliards de dollars, ce qui laisse au régime une marge de manœuvre, d’autant que le prix de l’or augmente. Mais désormais toute la planète sait que la sécurité des réserves d’un pays détenues dans un pays occidental n’est pas garantie. Certes on en reste à ce stade au blocage. Mais les fonds ne sont dès lors plus utilisables.

    La disruption serait bien entendue a fortiori encore plus grave si, comme certains le proposent (Josep Borrell par exemple), les Occidentaux dans leur escalade décidaient non plus simplement de bloquer, mais de confisquer ces actifs. Or si la chose est compliquée pour les oligarques (sociétés – écrans, questions judiciaires de responsabilité etc.), c’est à première vue plus facile pour les avoirs de la Banque centrale : ce sont des avoirs du pays, et ce pays en a agressé un autre, en lui infligeant des destructions massives. Quoi de plus simple politiquement que de financer en bonne partie la reconstruction de l’Ukraine (ce pour quoi les Ukrainiens par exemple évoquent jusqu’à 5 ou 600 milliards voire plus) avec l’argent de la Banque de Russie ? En clair, on façonne donc un monde dans lequel avoir des réserves dans une devise occidentale n’est plus une question purement monétaire ; ces réserves sont politiquement à risque.

    La même remarque vaut pour les transactions en dollars elles-mêmes. Les États-Unis ont décidé de bloquer les paiements par les Russes des échéances de leur dette extérieure (modeste il est vrai, qui s’élève à environ 50 milliards de dollars) – du moins si le créancier (ou sa banque) est américain. Certes, on savait déjà qu’il n’était pas innocent de faire de simples transactions en dollars : BNPP par exemple avait récemment dû payer une amende énorme pour des financements impliquant le Soudan, qui était alors sous embargo américain mais non européen. Pourtant aucune des parties n’était américaine ; mais la monnaie était le dollar (donc avec en bout de chaîne une compensation à New York). Là encore on pouvait espérer que cela resterait limité. Nous n’en sommes plus là. Maintenant quelqu’un qui a emprunté en dollars peut être déclaré en défaut de paiement (avec tout ce que cela entraîne) non pas parce qu’il n’a pas l’argent ou ne veut pas payer, mais parce que les États-Unis lui interdisent de payer !

    En réalité, c’est le sens même de ce qu’est une monnaie internationale qui change de sens. Ces monnaies (dollar et peut-être euro) ne sont plus neutres même dans leur usage par celui qui les détient. Elles sont en fait dans les mains du pouvoir politique du pays dont elles sont la monnaie, et il peut vous priver de vos actifs si vous lui déplaisez. En un sens, ce ne sont donc plus pleinement des monnaies.

    Je ne vais pas débattre ici du bienfondé de ces démarches, ni de leur efficacité. Je voudrais noter qu’on est là dans la construction d’un monde pour demain qui, hors le scénario improbable de la victoire totale, sera un monde plus fragmenté et politiquement polarisé, soit le contraire exact du monde défendu par ailleurs par les Occidentaux, Américains en tête. On risque alors de répéter la situation de 1945 : les démarches s’inscrivant pendant la guerre dans une logique de victoire ont alors débouché sur un rideau de fer – que les Alliés ne voulaient pas. De même ici : Russes et Chinois, et à leur suite bien d’autres, vont comprendre qu’ils ne pouvaient se fier aux outils communs que les Occidentaux présentaient comme mondiaux. Ils ont dès lors un intérêt majeur à développer les leurs, le plus découplé possible du reste. Quitte à continuer à jouer par ailleurs avec ces derniers lorsque le risque est jugé acceptable.

    La prétention universaliste de l’idéologie débouche donc sur l’effet contraire, celui d’un monde fragmenté, qui en matière monétaire est sans précédent dans l’histoire.

    Pierre de Lauzun (Geopragma, 13 juin 2022)

     

    Note :

    [1] Aide à l’Ukraine : quels sont nos buts de guerre ?

     

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  • L’Europe et l’Ukraine : du syndrome de Stockholm au complexe de l’autruche...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros, cueilli sur Geopragma et consacré à l'alignement total de l'Europe sur la politique américaine dans la crise ukrainienne.

    Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et de Vers un nouveau Yalta (Sigest, 2019). Elle a créé en 2017, avec Hervé Juvin, entre autres, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

     

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    L’Europe et l’Ukraine : du syndrome de Stockholm au complexe de l’autruche 

    « L’OTAN ne s’étendra pas d’un pouce vers l’est » avait dit James Baker à Mikhail Gorbatchev en février 1990, pour obtenir son accord à la réunification de l’Allemagne et à l’intégration de sa partie orientale dans l’Alliance atlantique.

    Désormais, c’est la Finlande et la Suède qui expriment ardemment leur volonté de rejoindre l’Otan… pour se protéger de la Russie naturellement ! Un raisonnement sidérant d’aveuglement voire de mauvaise foi, puisque c’est précisément l’avancée géographique ininterrompue de l’OTAN vers les frontières russes au cours de 5 phases d’élargissement, et les encouragements et soutien militaire actifs donnés à l’Ukraine comme à la Géorgie pour rejoindre l’Alliance qui ont, depuis plus de 20 ans, nourri le complexe obsidional russe et finalement conduit le président Poutine à lancer son intervention armée en Ukraine. Nous n’avons encore qu’entrevu les conséquences dramatiques non pour Washington mais pour nous, Européens, de cette folie stratégique.

    Mais il est vrai que nous vivons, en Occident, dans l’inversion permanente. Inversion des postures, inversion des principes, inversion des valeurs. Nous avons méthodiquement affaibli les Nations unies depuis la fin de la Guerre froide, anéanti le multilatéralisme, pratiqué le Regime change à tour de bras en nous asseyant sur la souveraineté des Etats et porté l’ingérence au pinacle (soft et hard power confondus) …mais c’était au nom de la démocratie ! Nous détruisons populations et territoires…mais c’est au nom de la liberté et auto-investis d’un mandat de « responsabilité de protéger » ces malheureux peuples que nous revoyons à l’âge de pierre quand ils ne déposent pas leurs autocrates à notre guise. L’Empire et ses vassaux font le Bien, par le fer et le feu, mais avec au cœur de pures intentions et des valeurs humanistes ! Bref, nous barbotons frénétiquement en plein cynisme, schizophrènes portant le masque de l’ange, Mister Hyde jouant les bons Docteur Jekyll…. Mais c’est pour porter la lumière aux peuples encore sous le joug de tyrans sanguinaires…

    Ce que je dis est naturellement indicible, inaudible, passible de tous les anathèmes et accusations de collusion avec le Mal. Poutinophile, Poutinolâtre, Poutinomane !!! Vade retro Satanas ! La bien-pensance médiatique et le chœur des grandes consciences en charentaises prêtes à se battre jusqu’au dernier Ukrainien n’ont que faire des Français impécunieux qui ont désormais du mal à se nourrir, se chauffer ou se transporter et qui se demandent si le conflit entre la Chine et les Etats-Unis doit obligatoirement se mener à leurs dépens (quand les USA achètent encore Pétrole et Uranium à Moscou et peaufinent leur prise de contrôle énergétique de l’Europe avec leur GNL hors de prix). Quelle médiocrité, quel prosaïsme ! L’Europe est unie et enfin forte contre la barbarie russe. Grace à la barbarie russe ! Inespérée victoire ! Tout le monde en rang !

    Sauver l’Ukraine de l’ours russe assoiffé de sang, et surtout abattre la Russie pour très longtemps, enliser son équipée malheureuse dans un nouvel Afghanistan, voilà une cause noble et salutaire entre toutes, et qui vaut bien quelques privations. Les Américains savent de quoi ils parlent, après 20 ans d’une présence dispendieuse clôturée par une énième déroute militaire et la remise du pouvoir sans coup férir, aux anciens compagnons de Ben Laden.

    Ceux qui osent encore se demander s’il ne vaudrait pas mieux reconstruire la sécurité en Europe sur des bases réalistes et équilibrées, tenir compte de son caractère indivisible, neutraliser stratégiquement l’Ukraine et enrayer l’escalade militaire ne sont rien moins que des Munichois au cœur de glace ! Là encore, l’automutilation du raisonnement et son inversion ne font pas peur ; plus c’est gros, plus ça passe. À quand le bataillon Azov déclaré héroïque, défilant sur les Champs Élysées le jour de la fête Nationale ? Seuls les esprits corrompus par une russophilie nauséabonde y verront un sinistre rappel de 1940.

    Réfléchir, comprendre, se souvenir, ressentir, se mettre à la place de l’Autre, chercher des solutions mutuellement acceptables, tout cela ne pèse plus face à l’avalanche d’images de guerre unilatérales qui inondent nos esprits ignorants et prompts à l’indignation sélective. Nous ne savons plus et ne voulons surtout plus nous mettre à la place de l’autre. On risquerait de comprendre pourquoi il fait ceci ou cela. Il est tellement plus simple de le diaboliser, de le dire fou, de le pousser en permanence à la surenchère et de pouvoir ainsi, endossant l’habit de la victime, justifier notre harcèlement continu. C’est le triomphe du dogmatisme sur la raison…au nom de la raison bien sûr. Une seule issue donc : la fuite en avant endiablée vers le gouffre, celui de la vengeance et de la haine absconse. Celui de la guerre généralisée. Poutine doit payer, Poutine doit ramper, Poutine doit perdre la face. Poutine doit surtout partir. Enfin ! Encore un petit coup de Regime change ! Car l’on veut croire, dans nos rêves les plus fous, qu’après lui surgira un nouvel Eltsine, Tsar faible et complaisant, qui fera enfin ce qu’on lui dira. Rien n’est moins sûr. C’est de la roulette russe.

    Au moment où nous écrivons ce billet, les forces occidentales acheminent, depuis déjà des semaines, troupes et matériels en Moldavie pour parer à une invasion de la petite république par les forces russes via la Transnistrie. Les services américains nous l’annoncent comme une forte probabilité. Vladimir Poutine voudrait, par pure cruauté, étendre plus encore son emprise maléfique sur la malheureuse Ukraine pacifique et sans défense (dont les forces sont entraînées depuis 2015 par celles de l’OTAN et désormais surarmées) et combattre le spectre de l’enlisement de ses forces … par leur dispersion. Logique ! Il pourrait bien y être contraint cependant. Encore une prophétie autoréalisatrice basée elle aussi sur l’inversion. Comme ce fut d’ailleurs le cas pour l’offensive ukrainienne préparée dans le Donbass et qui poussa le président russe à la faute le 24 février dernier.

    Ce goût impardonnable de notre Vieux Continent pour la soumission confine au masochisme et aux tendances suicidaires. Une Europe qui ne veut pas comprendre qu’elle n’est que l’instrument, le proxy de deuxième rideau (l’Ukraine constituant le premier) d’une domination impériale dont elle fait pourtant sans arrêt les frais. Cela me fait penser aux sanglantes célébrations de la secte de l’Ordre du Temple solaire, dont les adeptes sous emprise, obéissant à leur leader bien-aimé qui leur promettait lumière et félicité, furent conduits en 1997 au suicide collectif après avoir été, durant des années, dépouillés de leurs biens terrestres. Il n’y aura pas d’au-delà radieux pour les peuples européens. Il y aura la descente aux enfers des classes moyennes européennes, leur contrôle social accru au nom du progrès numérique et bien sûr de la liberté, leur embrigadement accéléré dans un conflit avec la Chine pour le rétablissement de l’hégémonie américaine face à la puissance chinoise. Un empire américain en pleine caducité éthique, qui ne veut pas mourir et pousse tel un bouclier humain, le troupeau des moutons-perroquets européens à l’abattoir, reconnaissants pour ce rôle épique mais surtout tragique. 

    C’est la tragique beauté de l’inversion. On sombre alors que l’on croit s’élever. On se dissout quand on croit s’unir. Mais l’hystérie désinformationnelle dont nous nous enivrons produit une hémiplégie cognitive qui nous enferme dans un autisme stratégique qui risque de nous coûter très cher.

    Nous sommes bien ces « somnambules » que dénonçait récemment Henri Guaino dans une tribune du Figaro, qui courent à la guerre les yeux délicieusement fermés et jubilent de voir tomber un nouveau rideau de fer coupant l’UE de la Russie et de l’Eurasie pour des décennies sans doute, sans voir que cette « victoire » sera l’ultime clou dans leur cercueil qui les placera sous dépendance énergétique, politique, économique et stratégique stricte de leur maître américain. Pour l’éternité. RIP.

    Caroline Galactéros (Geopragma, 16 mai 2022)

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  • Ukraine : guerre au cœur de l'Europe...

    Le nouveau numéro de la revue Conflits (n°39, mai - juin 2022), dirigée par Jean-Baptiste Noé, vient de sortir en kiosque. Le dossier central est consacré à la guerre russo-ukrainienne.

     

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    Au sommaire de ce numéro :

    ÉDITORIAL

    L'épée à la main, par Jean-Baptiste Noé

    CHRONIQUES

    LE GRAND ENTRETIEN

    Entretien avec le général Pierre-Joseph Givre; les premières leçons de la guerre russe en Ukraine.

    IDÉES

    Qu'est-ce que le poutinisme ?, par Jean-Robert Raviot

    PORTRAIT

    Elizabeth II la muette, par Michel Faure

    ENJEUX

    GRANDE STRATÉGIE

    La grande stratégie de l'Angleterre, par Olivier Kempf

    HISTOIRE BATAILLE

    Les champs Catalauniques (20 juin451). Le chant du cygne, par Pierre Royer

    GÉOPOLITIQUE ET ENTREPRISE

    RIEN QUE LA TERRE

    VUE SUR LA MER

    CHEMINS DE FRANCE

    LIVRES

    ART ET GÉOPOLITIQUE

     

    DOSSIER

    Ukraine : guerre au cœur de l'Europe

    De la chute de l'URSS à la guerre en Ukraine, trente ans d'illusions et de frictions , par Frédéric Le Moal

    Penser les fausses nouvelles, au-delà des effets de mode, par Matthieu Grandpierron et Eric Pomès

    L'Ukraine : un regard géographique , par André Louchet

    Guerre en Ukraine : la tragédie des prophéties de malheur, par Alexis Feertchak

    Quelles recompositions territoriales sur les littoraux russes de la mer noire, par Joseph Martinetti

    Chine - Russie, entre alliance et mésalliance, par Emmanuel Dubois de Prisque

    Wagner, les musiciens tactiques de Poutine, par Guy-Alexandre Le Roux

     

     

     

     

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  • Le déclassement diplomatique français...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un entretien donné par Georges Malbrunot à Jean-Baptiste Noé, pour la revue Conflits, afin d'évoquer son livre Le déclassement français, écrit avec Christian Chesnot. Georges Malbrunot est journaliste au Figaro, spécialiste du Proche-Orient.

     

                                            

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  • Les retombées géopolitiques de la guerre en Ukraine...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Patricia Lalonde, cueilli sur le site de Geopragma et consacré aux conséquences de la guerre russo-ukrainienne sur le paysage géopolitique mondial. Chercheuse à l’IPSE (Institut de Prospective et de Sécurité́ en Europe), Patricia Lalonde a succédé à Caroline Galactéros à la tête de Geopragma.

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    Les retombées géopolitiques de la guerre en Ukraine

    Les conséquences de la guerre des Russes en Ukraine sont innombrables : si les pays européens ont unanimement condamné l’intervention russe en Ukraine, il n’en est pas de même pour la plupart des pays du Moyen-Orient et de la sphère eurasiatique. 

    Après le refus de la Chine et de l’Inde de condamner l’opération militaire russe en Ukraine, il semblerait que les pays du Moyen-Orient tentent, eux aussi, d’éviter une brouille avec la Russie.

    Israël, soucieuse de ne pas froisser un pays avec lequel elle entretient de bonnes relations – grâce à l’importante communauté juive sur son sol – s’est dans un premier temps abstenu de condamner la Russie lors du vote aux Nations Unies, même si elle finira sous la forte pression américaine, par voter pour son retrait de la Commission des Droits de l’Homme des Nations Unies. Son Premier ministre Naftali Bennett proposera son aide pour une médiation entre la Russie et l’Ukraine, ce qui ne sera pas bien vu des côtés européen et américain. Néanmoins, malgré les remous politiques que la crise ukrainienne provoque dans le pays, les dirigeants israéliens savent qu’un accord avec le voisinage reste primordial pour la sécurité d’Israël.

    L’Invitation de Bachar el Assad par Mohamed Ben Zayed aux Emirats Arabes Unis reste sans doute l’acte le plus significatif d’une possible recomposition au Moyen-Orient.

    MBZ, qui a signé les accords d’Abraham à l’initiative de Donald Trump, pourrait chercher à devenir un facilitateur dans une prochaine réintégration de la Syrie dans le Conseil de Coopération du Golfe, espérant ainsi ouvrir la voie à un possible futur nouveau Levant.

    La visite du ministre des Affaires étrangères du Barheïn à Sergueï Lavrov, son homologue russe à Moscou ainsi que les accords diplomatiques et économiques qui s’en est scellés participent à ce remodelage.
    Le président turc, R. T. Erdogan, politiquement mis à mal dans son pays, tout en restant un pilier de l’OTAN, joue sur plusieurs tableaux, après s’être rapproché d’Israël, il cherche également à se réconcilier avec Damas. Il prend une place centrale dans les négociations qu’il héberge à Istanbul entre l’Ukraine et la Russie comme il l’a fait lors des négociations d’Astana sur le conflit syrien ou encore sur le conflit du Haut Karabakh ; son rapprochement avec Damas et avec Israël pourrait également participer à ce jeu de chaises musicales au Moyen-Orient.

    Il semblerait que l’alliance des pays occidentaux avec les États-Unis contre la Russie ait effrayé tous ceux qui gardent et cherchent à avoir de bonnes relations avec elle.

    La façon dont l’Amérique de Joe Biden a lâché les Afghans (en laissant le pays revenir au Moyen Âge), son incapacité à faire stopper la guerre au Yémen provoquant les attaques des Houthis sur les sols saoudien et émirati ont fait la démonstration pour bon nombre de pays de la région qu’il était dangereux de mettre tous leurs œufs dans le même panier, sous la protection de l’oncle Sam… C’est ainsi que Mohamed Ben Salmane vient d’obliger le président du Yémen en exil Mansour Hadi à démissionner dans une énième tentative de paix, en donnant la gestion des affaires à un conseil présidentiel. S’il n’est pas certain que les Houthis en accepteront toutes les conséquences, le besoin urgent d’aide humanitaire de l’ouverture de l’aéroport de Sanaa et du port d’Hodeïda, pourrait les pousser à au moins accepter d’entamer de véritables négociations. L’avenir de la sécurité au Moyen-Orient ne pouvant plus reposer sur les Américains, de nouvelles dispositions doivent être prises au niveau régional. 

    S’il fallait une autre preuve, le refus des Algériens à Doha lors du Forum des Pays exportateurs de gaz (GECF) de livrer du gaz à certains pays européens, excepté à l’Italie, en serait une autre démonstration.

    L’évolution de la dynamique du pouvoir mondial et des pratiques régionales réoriente rapidement de nombreux États du Moyen-Orient qui préfèrent s’éloigner de Washington par peur.

    L’Iran sous sanctions américaines cherche également à jouer un rôle et à apaiser les tensions régionales entre les partisans des accords d’Abraham et ceux qui ne veulent en entendre parler.

    À cause de la guerre en Ukraine, les négociations sur le nucléaire iranien ont pris du retard. La Russie, important négociateur sur le JCPOA, a en effet réclamé que les nouvelles sanctions appliquées par les Américains depuis l’invasion russe en Ukraine, ne le soient pas en ce qui concerne son commerce avec l’Iran, laissant ainsi aux Américains, comme ultime moyen de pression sur les Iraniens, la menace de laisser les Gardiens de la Révolution sur leur liste terroriste.  

    En Asie centrale, la rencontre et le soutien du Premier ministre Pakistanais Imran Khan avec Vladimir Poutine, ainsi que son refus d’accepter l’implantation de bases militaires américaines sur son sol, ont fortement déplu aux Américains. Il est vrai que le rapprochement que le Pakistan a opéré avec la Chine et son soutien à la « Belt and Road Initiative » dont le port de Gwadar au Balouchistan doit faire partie, avait déjà commencé à envenimer les relations entre les deux pays. Imran Khan vient d’être destitué dans ce qui semble être un coup d’État imposé aux militaires pakistanais par les Américains. De graves troubles dans le pays sont à craindre, risquant s’il en était encore possible de déstabiliser le voisin afghan.

    Enfin, la réunion organisée par le ministre des Affaires étrangères chinois avec ses homologues d’Asie Centrale dans la province d’Anthui en Chine afin de se mettre d’accord sur une position commune sur le conflit Ukraine Russie,  ainsi que  les accords commerciaux et diplomatiques qui s’en sont suivis, montrent qu’une nouvelle organisation géopolitique du monde est en marche.

    Pas sûr que les appels téléphoniques de Joe Biden au président indien, Narendra Modi ainsi qu’à Cyril Ramaphosa, son homologue de l’Afrique du Sud pour avoir une explication sur leur abstention sur le vote pour évincer la Russie de la CNDH ne puissent empêcher ce bouleversement géopolitique. 

    Pas sûr non plus, que l’insistance des Américains à vouloir prolonger la guerre et à livrer des armes lourdes à l’Ukraine ne constitue pas un énorme risque pour l’Europe.

    Patricia Lalonde (Geopragma, 18 avril 2022)

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  • La puissance comme grille de lecture...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Raphaël Chauvancy cueilli sur le site de la revue Conflits et consacré à la question de la puissance. Officier supérieur des troupes de marine, Raphaël Chauvancy qui enseigne également à l'Ecole de guerre économique, a publié Les nouveaux visages de la guerre (VA Editions, 2021).

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    La puissance comme grille de lecture

    En préférant l’administration des choses au gouvernement des hommes, nos contemporains ont caressé le rêve d’un village global apaisé. Les intérêts croisés devaient se substituer aux rapports de domination. Le retour fracassant de l’histoire a balayé ce rêve. Les interdépendances n’empêchent pas les affrontements. Le Kremlin développe ses armes de pointe avec des composants européens ; les Américains fabriquent leurs avions avec les minerais rares chinois tandis que les Ukrainiens se chauffent avec le gaz des Russes qui tuent leurs enfants.

    L’intérêt matériel pur et les idéologies ont donc échoué à pacifier le monde aussi bien qu’à expliquer ses soubresauts. Aussi faut-il chercher ailleurs le moteur du système stratégique mondiale. Décriée par des auteurs comme Bertrand Badie, dont la fragilité conceptuelle tient à la gageure intenable de vouloir expliquer les relations internationales sans parler de stratégie, la notion de puissance et ses mécanismes offrent justement une grille de lecture globale et cohérente. Encore faut-il s’entendre sur sa définition.

    La puissance est une relation stratégique

    L’homme est un être social projeté dans le temps. C’est-à-dire un animal politique et historique dont l’action collective épouse les formes de la stratégie. Corps collectifs organisés, les sociétés poursuivent leurs objectifs propres, dont le premier est d’assurer la pérennité et la prospérité d’une communauté définie sur un territoire donné. Leur multiplication a progressivement amené leurs intérêts à se croiser, à s’entrechoquer.

    L’aire mondiale s’est ainsi convertie en un système stratégique animé par les rivalités de puissance, cette relation multiforme et synergétique qui est, tenant compte de la nécessité, l’effet de la projection dans l’espace et dans le temps d’une volonté stratégique raisonnée sur l’environnement matériel et immatériel.

    Or, la puissance est une relation comparative à somme nulle. Dans un monde en mouvement, une puissance qui ne progresse pas court le risque de régresser mécaniquement. C’est pourquoi elle ne peut être pensée en dehors des conditions de son accroissement dans un cadre de compétition, de contestation ou d’affrontement entre les seuls acteurs qui en réunissent l’ensemble des attributs, les États.

    Les mécanismes de la puissance s’appuient sur trois principes égaux, intemporels et communs à toutes les sphères culturelles : la nécessité, la volonté et la légitimité. Ils se subdivisent eux-mêmes en facteurs et en éléments.

    La nécessité est le poids des données de départ, des éléments quantifiables. Objective, elle rassemble aussi bien des données physiques que cognitives. Elle recouvre la géographie, la démographie ou les ressources économiques d’un pays et détermine les rapports de force concrets. Elle est le bras.

    Principe moteur, la volonté est la capacité à concevoir un plan stratégique, elle détermine le but à atteindre, dicte la marche à suivre et initie l’action. Elle tire avantage des opportunités, pallie les contraintes, contourne les obstacles ou force les résistances. Elle est la tête, avec tout ce que l’esprit humain comporte de rationalité, mais aussi d’erreurs ou d’imprévus.

    La légitimité, enfin, assure la cohésion d’une société autour de valeurs ou de croyances partagées et lui donne le sentiment d’accomplir une action, juste, belle, bonne ou du moins nécessaire. Elle se rapporte aux forces morales. Elle est le cœur.

    Cartographie et dynamiques de puissance

    Il est possible de cartographier cinq grands types de reliefs de puissance.

    Au sommet se trouve le cercle restreint des superpuissances, comme l’URSS hier, les États unis aujourd’hui, la Chine demain. Elles ont toutes les cartes en main pour imposer leur direction mondiale.

    Viennent ensuite les puissances moyennes à vocation globale comme la France ou l’Angleterre, que pourraient rejoindre un jour l’Inde ou l’Allemagne. Si l’histoire leur a parfois offert l’illusion d’une hégémonie possible, elles ont appris à mesurer le poids de la nécessité et à connaître leurs limites.

    Le troisième étage regroupe les puissances régionales, comme le Brésil ou l’Australie, difficilement contournables dans une sphère délimitée.

    Ces niveaux regroupent les puissances actives. Les plaines et les combes qui viennent ensuite sont le domaine des puissances passives.

    On y retrouve les nations faibles, mais prospères, attachées à leurs seuls intérêts immédiats, comme beaucoup de pays européens. Faute de volonté, elles constituent un simple enjeu entre les grands qui s’en disputent la clientèle.

    L’étage le plus bas est celui des États faibles et pauvres, qui n’ont que des intérêts locaux. Leurs déficiences dans tous les domaines sont telles, qu’ils ne forment qu’un terrain vague où s’opposent plus ou moins librement les grandes puissances ; on y trouve un certain nombre de pays d’Afrique noire, d’Amérique latine ou d’Asie.

    D’autres facteurs interviennent naturellement. Ils pourraient se rapporter au climat de la puissance. Les puissances froides sont conservatrices. Elles ont intérêt à geler plus ou moins la scène mondiale et sont par définition stabilisatrices, comme la France ou le Maroc qui mènent des politiques de souveraineté, d’influence et d’équilibre.

    À l’inverse, les puissances chaudes sont révisionnistes. Elles ont des aspirations impériales, qu’elles soient globales dans le cas des superpuissances, ou régionales pour des États comme la Turquie.

    Cette cartographie peut être détaillée ou orientée en fonction des besoins analytiques. Elle facilite la compréhension des forces en présence et des dynamiques de puissance naturelles ou accidentelles.

    Le mouvement des courants chauds ou froids entraîne mécaniquement des perturbations, comme la rencontre de l’expansionnisme turc et du conservatisme français en mer Égée. Les phénomènes naturels d’érosion de puissance, dont la Russie a constaté l’importance après la chute de l’URSS, nécessitent des aménagements ou des actions plus ou moins heureuses pour maintenir un environnement favorable ; lorsque des blocs importants se sont séparés du corps central comme la fait l’Ukraine, le volontarisme s’oppose à la force de gravité avec les conséquences que l’on a pu voir.

    Certains mouvements tectoniques souterrains annoncent ainsi des tsunamis, ce qui peut être le cas lors de bascules démographiques majeures – on peut ainsi s’interroger sur la pérennité sociale des Émirats arabes unis où 10 % de citoyens se noient dans une masse de 90 % d’étrangers.

    Les dynamiques d’ascension ou de déclassement obéissent à certaines règles et provoquent naturellement des dépressions ou des orages. Si les géographes ont pu évoquer le réchauffement climatique, le réchauffement géopolitique est une réalité tout inquiétante qui exige que l’on prenne des mesures pour y pallier si possible, pour s’y préparer assurément.

    Le stratège s’apparente ainsi au géographe. La connaissance des mécanismes de la puissance lui permet de comprendre les phénomènes induits et de les anticiper, en dégageant des tendances ou des probabilités à défaut de certitudes hors de portée.

    Équilibres et déséquilibres

    La tectonique des puissances pourrait se résumer grossièrement à un équilibre continûment perdu et perpétuellement retrouvé.

    Les périodes d’anarchie sont celles où la rupture est telle que le rééquilibrage est impossible, comme après la chute de l’Empire romain. Les crises majeures, elles, sont l’expression d’un violent mouvement de balancier pour contrer un changement trop brutal pour être digéré progressivement. En 1914, la guerre n’a pas tant découlé de la volonté du Reich d’en découdre que de la dynamique créée par le fantastique accroissement de sa puissance démographique, économique et militaire depuis 1870. La force de gravité constituée autour de la puissance germanique ne pouvait que disloquer l’édifice international.

    Les mouvements structurels sont plus durables que le fruit des heurts cinétiques. Ce n’est pas Waterloo qui a rejeté la France au second rang des puissances au XIXe siècle. C’est le processus de l’unification allemande qui a progressivement réduit son poids relatif dans le concert européen. D’ailleurs, l’écrasement militaire total de l’Allemagne en 1945 ne l’a pas empêchée de reprendre ensuite progressivement et naturellement le leadership européen.

    La loi du retour à l’équilibre veut que les puissances qui comptent soient globalement restées les mêmes à travers les siècles. Il est exceptionnel qu’une nation déchoie du cercle qui est le sien, mais, lorsque cela arrive, il est encore plus rare encore qu’elle parvienne à le retrouver.

    Les évolutions susceptibles de provoquer des déséquilibres ont des rythmes très variés. Dans le domaine de la nécessité, elles sont généralement lentes, sauf accident comme la découverte de matières premières vitales ou de grande valeur : les hydrocarbures ont transformé une petite nation excentrée en un des États les plus prospères du globe au début des années 1970.

    C’est en termes de volonté que les ruptures sont les plus rapides et l’influence du libre arbitre individuel ou collectif décisive. Des personnalités fortes comme les présidents Poutine ou Erdogan ont marqué les Relations internationales contemporaines ; la résilience collective du peuple juif lui a permis de surmonter deux millénaires de dispersion et de persécutions pour finalement recréer un État en quelques années.

    Les critères de légitimité ne connaissent généralement que des évolutions progressives et souterraines. Mais lorsque l’architecture des croyances a changé, il est difficile de revenir en arrière. La Cour de Versailles l’a découvert à son détriment en 1789 avant que le monde entier n’en soit bouleversé.

    Si les changements créent des opportunités, toutes ne sont pourtant pas bonnes à saisir. Une rupture d’équilibre trop importante en faveur d’un acteur provoque en retour une réaction virulente et coordonnée de ses adversaires, de ses partenaires, voire de ses alliés. Un État doit également se poser la question de sa capacité à absorber un accroissement de puissance majeur. La grenouille ne gagne pas à vouloir se faire plus grosse que le bœuf…

    La modélisation plutôt que le choc

    D’autres mécaniques découlent des contradictions internes de tout État, tout système, toute situation. Mao en a d’ailleurs théorisé l’exploitation stratégique. Les États-Unis, par exemple, concilient difficilement leur identité démocratique et leur nature impériale. Au sein même de l’alliance formée par les démocraties, une forte antilogie distingue la vision française du multilatéralisme, considéré comme l’opportunité de dégager des marges de manœuvre, et l’approche américaine, qui y voit comme une menace pour son statut d’hyperpuissance.

    Un paradoxe veut que la puissance retenue soit plus grande que la puissance déployée. En effet, cette dernière est une dépense de capital dont le bénéfice reste à prouver. L’Angleterre a construit sa domination en assistant aux grandes conflagrations européennes bien plus qu’en y participant. Alors que ses adversaires s’épuisaient en vaines querelles, elle accumulait les capitaux, construisait des vaisseaux de commerce, étendait ses réseaux financiers et défrichait les terres vierges d’Amérique et d’Océanie offertes à sa vigueur pionnière et démographique.

    Si la manœuvre de Vladimir Poutine en Crimée, en 2014, est un cas d’école d’utilisation stratégique des mouvements naturels à l’œuvre, l’agression de l’Ukraine de 2022 illustre les méfaits d’une dilapidation stérile. La puissance militaire, politique et diplomatique russe en a été diminuée et ses ressources économiques, sévèrement touchées. De même, l’abus que font les Russes de leur droit de véto à l’ONU est le meilleur moyen d’en remettre le principe même en cause. En contrepoint, la France se garde bien d’utiliser le sien pour éviter de se voir contester la légitimité à en disposer qui contribue à son statut de puissance globale responsable.

    Antinomie surprenante, une politique de puissance avisée peut consister à… favoriser l’accroissement de celles d’autres acteurs. Il est peu probable qu’un pays comme la France puisse beaucoup augmenter ses ressources propres au-delà de certaines limites. Elle pourrait en revanche viser le renforcement d’États subalternes au détriment de ses compétiteurs.

    Si vis pacem, para bellum. La faiblesse tue, l’actualité le montre. En revanche, une grille de lecture qui ne s’intéresserait qu’aux chocs entre rivaux passerait à côté de l’essentiel. L’expérience des deux guerres mondiales, la dissuasion nucléaire et la réticence de plus en plus marquée des opinions publiques pour verser leur sang ont provoqué une mutation des rivalités de puissance.

    L’affrontement c’est-à-dire la guerre ouverte entre ennemis a perdu sa centralité au profit de la contestation indirecte entre adversaires et, plus encore, de la compétition globale entre l’ensemble des acteurs, y compris entre alliés.

    Alors que, même sur le plan militaire, il importe de moins en moins de s’illustrer sur le champ de bataille que de durer, les voies contemporaines de la puissance marginalisent les notions de victoire et de défaite. Alpha et oméga de la pensée des relations internationales jusqu’au siècle dernier, elles sont devenues obsolètes. La victoire ne reflète qu’une pression volontariste passagère contre la nature des choses ou les rapports de force. Aussi ses résultats s’estompent-ils rapidement. Serait-il exagéré de l’assimiler à une illusion ?

    La puissance d’un État ne résulte pas d’une situation donnée, mais d’une approche intégrée et d’un équilibre durable entre ressources, volonté et légitimité. C’est parce qu’elle est globalement équilibrée à l’intérieur que la France est une puissance d’équilibre à l’extérieur. À l’inverse, la Russie volontariste, pauvre et surarmée ne peut que jouer un rôle déstabilisateur.

    Malgré la contradiction apparente entre les deux termes, la puissance peut être assimilée au consensus, même s’il est évidemment fabriqué. Ce consensus tient à l’influence d’un modèle social, au prestige politique, à la crédibilité militaire, à la prospérité économique, à l’attractivité culturelle, etc. à long terme d’un État perçu comme utile au pire, nécessaire généralement, admirable au mieux.

    Si l’art de la tactique dominait quand les princes mesuraient leur puissance à l’aune d’une province conquise, il est aujourd’hui marginalisé par celui de la stratégie et de la planification environnementale. Cette dernière consiste à occuper les espaces lacunaires, à enserrer ses rivaux dans un réseau serré de dépendances sous-terraines structurelles et à s’assurer soi-même des marges de manœuvre souveraines. Ainsi peut-on compléter la cartographie des puissances par celle de leurs dépendances matérielles et immatérielles.

    Géant économique, l’Allemagne paie par exemple le prix de la naïveté, écartelée entre sa sujétion énergétique à l’égard de Moscou et sa dépendance sécuritaire à l’égard de Washington. Nation prospère administrée librement, elle découvre avec stupeur qu’elle n’est pas souveraine faute de liberté de manœuvre. Un pays peut être un État de droit, même sans souveraineté. En revanche il n’a plus la capacité de décider de son avenir et de mettre en œuvre ses choix, ce qui est la définition même de la liberté politique et la raison d’être de la démocratie.

    Conclusion

    L’histoire est une ligne brisée. Elle n’a pas de sens particulier, mais retrace les péripéties de la compétition entre les groupes humains. Toute confrontation est, avant tout, un mouvement et une interaction créatrice dont les conséquences ne sont pas toutes négatives.

    Le monde contemporain a en tout cas rompu avec la notion de paix. Militaire ou non, la guerre fait rage entre les nations. Elle n’oppose plus seulement des appareils étatiques comme jadis, mais les sociétés elles-mêmes dans leur ensemble.

    Rien n’échappe désormais au jeu des puissances. Mark Galeotti a publié en janvier 2022 un livre au titre évocateur : The weaponisation of everything. Tout devient un instrument de combat. Tout devient une arme.

    Ce nouveau système global, nous l’avons vu, n’est pas aussi anarchique qu’on pourrait le penser au premier abord. S’il réserve naturellement des surprises, il obéit à des règles et à des mécaniques accessibles à l’entendement humain.

    Les Européens en règle générale et les Français en particulier n’ont pas su anticiper des crises sanitaires, économiques ou militaires pourtant largement prévisibles. La vétusté de grilles de lecture terriblement restrictives, qu’il s’agisse de la grille économique libérale ou de celle consistant à cantonner les Relations internationales à une forme de sociologie, leur a coûté très cher.

    À l’ère de la combinaison des effets et des affrontements intégrés, ces échos du passé n’ont plus d’intérêt que pour la recherche historique. L’avenir est lourd de menaces et exige des outils conceptuels capables de concilier l’analyse des rapports de force bruts, la prise en compte de l’imprévisibilité des décisions collectives ou individuelles et le rôle des forces morales. C’est-à-dire la nécessité, la volonté et la légitimité.

    Raphaël Chauvancy (Conflits, 12 avril 2022)

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