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Géopolitique - Page 13

  • Ceuta, Grèce, Mayotte : l’immigration extra-européenne comme arme géopolitique...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Paul Tormenen, cueilli sur Polémia et consacré à l'utilisation de l'immigration comme arme géopolitique. Paul Tormenen est juriste et spécialiste des questions migratoires.

     

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    Ceuta, Grèce, Mayotte : l’immigration extra-européenne comme arme géopolitique

    Lundi 17 mai, près de 6 000 clandestins venus du Maroc ont gagné l’enclave espagnole de Ceuta, située au nord de l’Afrique. Cet afflux massif, qui présente toutes les caractéristiques d’une invasion, est une nouvelle illustration de l’utilisation par certains gouvernements de l’immigration clandestine comme moyen de pression géopolitique. Dans le cas présent, les autorités marocaines ont, en laissant des milliers de migrants passer la frontière, souhaité protester contre l’accueil par l’Espagne d’un leader du Front Polisario pour s’y voir prodiguer des soins médicaux.

    L’immigration clandestine, outil de déstabilisation

    Les exemples de tentatives de déstabilisation par l’arme migratoire ne manquent pas dans les dernières années. De la simple menace à la mise à exécution, ces opérations laissent les pays européens très souvent désemparés.

    L’État islamique menace d’envoyer 500 000 migrants à partir de la Libye

    En 2015, l’État islamique menaçait d’envoyer en Europe 500 000 migrants à partir des côtes africaines en cas d’intervention des pays européens en Libye. Selon des écoutes téléphoniques, l’instrumentalisation des migrants envisagée par Daech comme « arme psychologique » vis-à-vis des populations et de gouvernements européens ne faisait aucun doute. L’État islamique entendait ainsi empêcher l’envoi de militaires de pays européens, notamment italiens, dans ce pays pour y endiguer sa politique d’annexion de territoires.

    Si la menace de l’État islamique n’a pas été mise à exécution, la prédiction de Mouammar Kadhafi, que, sans son contrôle des départs des côtes libyennes, la mer Méditerranée se transforme en « mer de chao», s’est en partie réalisée : certaines îles (Lampedusa, etc.) et villes européennes apparaissent totalement dépassées par l’ampleur et les effets de l’immigration clandestine arrivée par la voie maritime.

    À Mayotte, l’immigration clandestine bien utile à l’Union des Comores

    Dans l’archipel des Comores, l’immigration clandestine est un élément clef dans les tensions entre Mayotte et les îles voisines de l’Union des Comores. Les différences de niveau de vie entre les territoires poussent de nombreux habitants des Comores à affluer sur l’île française de Mayotte. L’accord conclu en 2019 entre l’Union des Comores et la France pour organiser le retour des clandestins arrivés à Mayotte ne parvient que faiblement à juguler cette immigration incontrôlée.

    Un député mahorais n’hésite pas à affirmer que les Comores utilisent « l’immigration clandestine comme une arme de destruction massive de tout développemen» de Mayotte. On peut en effet se demander si, en laissant le chaos s’installer dans l’île française sous l’effet d’une immigration clandestine massive, les autorités comoriennes ne parient pas sur un « lâchage » par les autorités françaises de ce territoire d’outre-mer.

    Erdogan lance les migrants à l’assaut des frontières grecques

    Dès le mois de mars 2017, à peine un an après avoir corédigé un communiqué commun engageant son pays à surveiller la frontière avec la Grèce, le président turc T. Erdogan a commencé à menacer les pays européens de laisser passer massivement vers l’Europe les migrants présents sur son territoire. Le début de l’année 2020 a été marqué par la mise à exécution de cette menace.

    Alors que, depuis quelques années, les flux de clandestins à destination de la Grèce ne faisaient qu’augmenter, les vannes ont été franchement ouvertes à partir de la fin du mois de février 2020 et l’annonce « officielle » par le gouvernement turc de l’ouverture de la frontière gréco-turque.

    Le 7 mars 2020, c’est par milliers que des « migrants », en fait des clandestins, des hommes jeunes, exceptionnellement syriens, se sont massés à la frontière et, pour certains d’entre eux, ont affronté les forces de l’ordre grecques. La mobilisation de plusieurs pays européens en renfort des forces de sécurité grecques à la frontière gréco-turque a été nécessaire pour éviter le chaos migratoire souhaité par le néo-sultan Erdogan. Il s’agissait dans le cas présent d’engager avec l’Union européenne une partie de bras de fer concernant le financement du maintien de millions de migrants en Turquie.

    Les autorités marocaines laissent passer des milliers de clandestins

    Dernier épisode en date qui concerne au premier chef les Européens, le 17 mai 2021, plusieurs milliers de Marocains ont, parfois en agressant des douaniers espagnols, forcé la frontière pour accéder au territoire de Ceuta. Ces franchissements n’ont été possibles qu’avec le consentement tacite des autorités marocaines. Bien que non revendiquées officiellement, il s’agissait sans nul doute de représailles organisées par le gouvernement marocain, après que le gouvernement espagnol a autorisé un leader du Front Polisario, militant pour l’autonomie du Sahara occidental, à se faire soigner en Espagne. Gageons que cet avertissement sera à l’avenir médité par les autorités espagnoles avant de prendre une mesure favorable au mouvement indépendantiste.

    Que retenir de ces différents événements ?

    Plusieurs points communs peuvent être soulignés dans l’instrumentalisation de l’immigration clandestine à des fins géopolitiques.

    • Un motif de contentieux (diplomatique, économique, etc.) existe entre les pays de départ des migrants et les pays de destination.
    • L’Union européenne a confié aux pays d’origine des migrants (Turquie, Libye, Maroc, Tunisie) un rôle de surveillance et d’empêchement des départs clandestins par la voie maritime ou terrestre.
    • Les différences de niveau de vie entre les pays d’origine des migrants et ceux de destination créent un appel d’air considérable que seule une action résolue des gardes-frontières et garde-côtes des pays de destination peut empêcher.
    • Les autorités des pays de départ des migrants ont adressé à ces derniers un signal que les frontières étaient momentanément ouvertes. L’ouverture des vannes provoque un afflux massif de clandestins et le franchissement (ou la tentative) immédiat de la frontière.
    • Les pays d’origine des migrants attendent un bénéfice de la déstabilisation des pays de destination des migrants.
    • L’Union européenne, toujours si prompte à autoriser l’immigration clandestine en mer Méditerranée, ferme pendant ce type de séquence les yeux sur les refoulements et les renvois collectifs de clandestins organisés par les États assaillis par les migrants. Cela s’est vérifié à la frontière gréco-turque où des refoulements ont été organisés en mars 2020 pour faire face aux véritables assauts téléguidés par le gouvernement turc. Très récemment, les autorités espagnoles ont immédiatement organisé des éloignements collectifs de nombreux clandestins arrivés à Ceuta. Ces pratiques de refoulements et de renvois collectifs sont pourtant prohibées par les traités internationaux ratifiés par les pays membres de l’UE et par le droit communautaire.

    En confiant à des pays tiers une partie de la mission primordiale des États, le respect des frontières, l’Union européenne a amené les pays européens à baisser la garde. Ces derniers se trouvent désormais totalement démunis quand ils font face à un afflux massif et téléguidé de clandestins, comme cela a été le cas dernièrement à Ceuta. Cette sous-traitance comporte en outre le risque que les États bénéficiaires de l’aide de l’Union européenne pour empêcher les départs de leurs pays fassent monter les enchères.

    Dans ce type de contexte, comme plus généralement en matière de lutte contre l’immigration clandestine, c’est non seulement le droit de l’immigration, excessivement favorable aux clandestins, qu’il faut changer. C’est aussi la reprise en main pleine et entière du contrôle du respect des frontières qui s’impose aux pays européens, plutôt que de s’en remettre à des pays tiers qui ont des intérêts radicalement divergents et qui peuvent en outre utiliser cette mission déléguée comme moyen de pression. Nos dirigeants sont-ils prêts à cette révolution copernicienne, qui a pourtant prévalu pendant des siècles ?

    Paul Tormenen (Polémia, 20 mai 2021)

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  • Le recul de l’Occident, une si mauvaise nouvelle que cela ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Alexis Feertchak, cueilli sur Geopragma et consacré au recul de l'Occident et à ses conséquences potentielles. Alexis Feertchak est journaliste au Figaro et membre fondateur de Geopragma.

     

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    Le recul de l’Occident, une si mauvaise nouvelle que cela ?

    Rien n’y fait, les Etats occidentaux ont beau savoir que la Chine se rapproche chaque jour qui passe de la place de première puissance mondiale – sur le plan économique, c’est en réalité déjà le cas en parité de pouvoir d’achat -, ils ont trop pris le pli de la puissance pour vraiment réaliser qu’ils devront, dans les années qui viennent, partager avec elle l’influence qu’ils exercent sur le cours du monde. Alors qu’ils semblent, y compris les Etats-Unis, douter en même temps d’eux-mêmes, leur puissance peut donc paraître des plus paradoxales.

    C’est que cette puissance de l’Occident a quelque chose de quasi-naturelle, relevant d’un autre ordre que celui des seuls classements macroéconomiques ou militaires. Elle est une force mystérieuse, sédimentée pendant des générations, qui offre des fondations discrètes mais solides que l’on pourrait ainsi résumer : la puissance occidentale est d’autant plus forte qu’elle avance de conserve avec le « bien ». Qu’entend-on par « bien » ? Ce qui serait naturellement bon pour le monde, au-delà et souvent contre la volonté des Etats souverains qui peuplent la planète : libre-échange, démocratie, état de droit, droits de l’homme, droits fondamentaux, droits subjectifs, pluralisme, liberté de la presse, d’opinion, tolérance, etc. sont quelques-uns des qualificatifs juridico-politiques de ce « bien ».

    La fin de la fin de l’histoire ?

    Même si le concept de « fin de l’histoire » a pris à partir du début des années 2000 un sérieux coup sur la tête quand on s’est rendu compte que les Etats-Unis – toute unique hyperpuissance qu’elle était – ne maîtrisaient pas tout, demeure pourtant au fond de nos inconscients collectifs l’idée d’une téléologie dont le terme serait ce « bien » et dont nous serions les gardiens pas forcément exclusifs mais privilégiés. Lors, si ce « bien » est le terme inéluctable et que, même s’il existe des soubresauts historiques, il est nécessairement inscrit dans notre avenir, cela signifie que, d’une façon ou d’une autre, la puissance restera du côté du bien et donc de l’Occident. Que la Chine puisse gagner à court terme nous paraît possible et même peut-être probable, mais qu’elle puisse gagner à long terme nous paraît encore farfelu.

    L’histoire semble d’ailleurs nous conforter dans cette idée. Par le passé, l’Allemagne nazie ou l’URSS ont pu donner l’impression d’ébranler profondément cette téléologie, mais sur des échelles de temps historiques finalement relativement courtes, de quelques années à quelques décennies. De la même façon, peut-être la Chine l’emportera-t-elle provisoirement, mais, le « bien » devant finalement l’emporter, elle finira par perdre ou s’y rallier. Et nous, Occidentaux, étant du bon côté de l’histoire, nous finirons par gagner, avec ou sans Pékin. De façon plus ou moins consciente, ce raisonnement renforcé paradoxalement par l’ombre portée de la Seconde Guerre mondiale et de la Guerre froide demeure la pierre angulaire de la confiance en soi, certes affaiblie, de l’Occident. La marche vers l’état de droit et la consécration des droits subjectifs des individus prendront certes du temps, seront même marquées par des échecs transitoires, mais ne pourront jamais être réellement dépassées en tant que telles. La Chine, en tant que régime totalitaire disposant encore d’un parti unique et méprisant l’individu comme valeur suprême, ne le sait pas encore, mais elle a déjà perdu, nous dit une petite voix au fond de nous.

    Plus de prudence, moins d’hubris

    Certains idéologues néoconservateurs ont poussé très loin ce fondement de la puissance occidentale en voulant – de bonne ou de mauvaise foi – accélérer la réalisation de ce destin de la démocratie libérale, quitte à plonger certains pays comme l’Irak, l’Afghanistan ou la Libye dans des guerres sans fin. Si encore cela fonctionnait à ce prix… mais cet interventionnisme ne fabrique aucun démocrate libéral et au contraire pléthore de djihadistes dont l’un des principaux carburants reste le ressentiment qu’ils nourrissent à l’endroit d’une puissance occidentale d’autant plus écrasante qu’elle se présente sous les atours du bien. Néanmoins, le néoconservatisme n’est que la face la plus visible (et néfaste) de la puissance occidentale. Dans des proportions bien moindres que chez les authentiques néoconservateurs, ne reste-t-il pas chez la grande majorité d’entre nous au moins une trace de cette idée que le modèle occidental, quels que soient les soubresauts historiques, est fondamentalement le moins mauvais de tous les modèles et celui qui finira inéluctablement par s’étendre au monde ? Ce modèle politique est bien sûr perfectible, mais le destin auquel il est associé sert d’horizon régulateur à l’Occident. Même quand tout semble aller à rebours de cette vision téléologique qui demeure la nôtre, reste la pensée qu’une ruse de l’histoire interviendra un jour pour en quelque sorte remettre « l’histoire dans le bon sens ».

    L’idée que nous aurions atteint « la fin de la fin de l’histoire » est excessive. Nous sommes plutôt comme les premières générations de chrétiens qui se rendent peu à peu compte que le Christ ne reviendra finalement pas de leur vivant… ce qui n’a pas empêché l’Eglise de prospérer, bien au contraire ! La chute de l’URSS était un moment, mais pas le dernier. L’histoire tragique est bien de retour, illustrée notamment par la réaffirmation de certains Etats-puissances ou le spectre de catastrophes globales (le Covid en étant un parfait exemple). Si elle supprime l’espérance d’une victoire à portée de main, cette histoire tragique n’emporte pas avec elle cet horizon régulateur qui demeure là, quoique cerné de brumes. Depuis au moins le 18e siècle, l’Occident s’est fondé sur le mythe d’un progrès qui ne serait pas seulement matériel mais également moral. Abandonner d’un coup d’un seul ce fil qui nous relie à l’avenir paraît aussi difficile que peu souhaitable. On est là face à un exemple typique de pharmakon, ce terme signifiant en grec « poison » autant que « remède ». Ce progrès qui est à la source de notre civilisation est en même temps notre plus grand danger puisqu’il nous expose à une hubris infinie. Colonialisme, totalitarisme et impérialisme en sont autant de manifestations.

    Le piège de Thucydide 

    A cet égard, l’affaiblissement relatif que connaît aujourd’hui l’Occident pourrait paradoxalement être une bonne nouvelle. Le décentrement du monde vers l’Asie ne détruit pas notre horizon régulateur mais nous empêche – par limitation physique et matérielle – de continuer à nous croire partout chez nous et à croire que la victoire est pour demain. Nous n’aurons plus d’autre choix que d’abandonner notre toute-puissance et de mieux mesurer chacun de nos gestes. Ce peut être une source de prudence, vertu dont l’histoire récente a révélé combien nous en avions manqué en Irak, en Syrie, en Afghanistan ou en Libye. Elle rappelle aussi la finitude tragique du politique : il y aura des drames face auxquels nos moyens manqueront certainement. Mais, au-delà de la satisfaction narcissique évidente que cette idée nous procure, est-il vraiment heureux que l’on appelle l’Occident à la rescousse dès qu’un problème se pose ? La réaffirmation d’autres puissances (Turquie, Russie, Iran, Egypte, Inde, Chine, etc.) dans certaines régions du monde induit certes des risques nouveaux qu’il ne faut pas sous-estimer (comme le retour des rivalités étatiques, y compris militaires), mais peut en même temps nous tenir éloignés du poison de la démesure.

    A la condition bien sûr que, dans les années qui viennent, les Etats-Unis comprennent qu’il est dans leur intérêt de ne pas refuser cette nouvelle réalité d’un monde dont toutes les puissances ne sont pas occidentales. Cela les oblige à accepter de recevoir une leçon de modestie, qui n’est pas une leçon d’impuissance mais la reconnaissance que toute puissance est par nature limitée. Si ce n’était pas le cas et qu’ils se refusaient à l’admettre, leur duel systémique avec la Chine ne pourrait finir que funestement, en suivant la voie du piège de Thucydide. A cet égard, les Etats européens ont un rôle essentiel à jouer puisque, tout en ayant encore un poids non négligeable dans les affaires du monde, ils réalisent depuis bien longtemps – sans toujours se l’avouer – que leur marge de manœuvre est structurellement limitée.

    Protéger ses abords

    La situation de l’Europe est donc symétrique de celle des Etats-Unis : las, les pays européens ont conscience qu’ils ne pèsent plus autant que naguère, mais se rassurent en se disant qu’ils ont au moins la conscience pure. Certes, en Syrie, nous ne comptons plus, mais nous avons choisi le camp des « gentils », se dit-on. La morale est ainsi le dernier restaillon de notre puissance passée. L’idée que nous devrions accueillir toute la misère du monde en est un autre exemple. Remarquer que les déshérités de la planète souhaitent encore rejoindre l’Europe offre inconsciemment une certaine satisfaction narcissique. A ce triste égard, ne resterions-nous pas un peu le centre du monde ? Cette voie européenne de la morale dans l’impuissance est dangereuse et sans issue. Elle ne permet en rien de faire contrepoids à la toute-puissance américaine d’autant plus inquiétante aujourd’hui qu’elle s’érode rapidement (et peut donc sur-réagir).

    Le maintien d’une puissance occidentale réelle mais contenue dans des limites que nous imposent déjà les nouveaux rapports de force internationaux est le chemin de crêtes qu’il nous reste à emprunter. Il est celui d’une réaffirmation occidentale assumée mais mesurée. Par son histoire ancienne et par son affaiblissement relatif, le continent européen est probablement le mieux placé pour favoriser un tel équilibre, notamment entre la Chine et les Etats-Unis. Et particulièrement la France, qui a su pendant la Guerre froide continuer d’affirmer une certaine grandeur malgré le duel russo-américain qui se jouait au-dessus d’elle. Si cela revient à reconnaître que l’on ne pourra plus se projeter politiquement, militairement ou économiquement n’importe où dans le monde avec la force et la plasticité dont nous croyions disposer dans les années 1990, il faudra aussi réaliser que, dans un monde qui nous échappe partiellement, davantage contrôler nos marches et nos abords immédiats sera une nécessité vitale. Plutôt que de vouloir exporter à tout prix vers le marché chinois nos richesses, ne faudrait-il pas commencer par substituer certaines de nos importations pour regagner en autonomie et commencer tout simplement par dresser la liste de ce que nous voulons construire directement chez nous ? Et ce même si cela affecte un certain luxe auquel nous nous sommes habitués comme l’on devient dépendant à une drogue (des biens économiques vendus anormalement peu chers, favorisant un pouvoir d’achat artificiel et érodant nos propres structures économiques) ?

    Endiguer la Chine ?

    De même, pour prendre un exemple militaire, il est très heureux de voir que la Marine nationale est encore capable de se projeter en mer de Chine méridionale, comme l’a montré récemment la patrouille d’un sous-marin nucléaire d’attaque ou le passage du porte-hélicoptères amphibie Tonnerre. Pour tout amoureux de la Royale, le spectacle de ces navires portant le pavillon français à 10.000 kilomètres de Toulon est un spectacle émouvant. Le symbole est également fort, les renseignements acquis précieux, l’exercice formateur pour les marins, mais cette projection politiquement mâtinée de « containment » à l’américaine traduit en même temps un certain irréalisme eu égard à ce que sont devenus les rapports de force dans la région.

    Pourra-t-on réellement endiguer Pékin, qui joue à domicile ? En passe d’être dotée d’une flotte de « classe mondiale » (formule employée par les Chinois eux-mêmes pour signifier qu’elle sera au moins équivalente à l’US Navy dans un avenir proche, probablement bien avant 2049, date du  centenaire de la RPC), la Chine déploie a contrario sa marine avec une certaine retenue, se focalisant d’abord sur ses abords immédiats et n’élargissant de façon que très progressive son périmètre d’action, notamment aujourd’hui vers l’océan Indien. Son approche n’est pas globale et tous azimuts, mais au contraire mesurée et limitée sur le plan géographique, ce qui crédibilise d’autant plus sa puissance réelle que sa force est en accord avec sa stratégie. Plutôt que de nous projeter vers la Chine au risque de voir notre discours affiché et notre force réelle se découpler rapidement, ne nous faut-il pas en priorité renforcer nos abords ? Protéger davantage nos territoires ultramarins, notamment dans la zone Indo-Pacifique où ils font l’objet de la convoitise des Chinois ? Renforcer notre présence en Méditerranée, mer à laquelle nous sommes le plus directement exposés, où les Etats riverains remontent rapidement en puissance sur le plan naval, encouragés par des enjeux économiques, énergétiques, politiques et migratoires colossaux ?

    La Chine nous force aujourd’hui à abandonner notre rêve de toute-puissance qui, confronté au réel, se muait rapidement en une impuissance désespérante. Dans ce nouveau monde, l’Occident est voué à reculer en termes relatifs, ce qui n’est pas forcément une mauvaise nouvelle. N’est-il pas plus sain que la puissance soit mieux répartie à la surface de la planète, que des puissances régionales jouent également un rôle dans la définition des équilibres régionaux ? L’on ne pourra plus dire que l’Occident dominateur est la source de tous les maux. Libérés de cette accusation, nous pourrons de façon beaucoup plus réaliste redessiner les contours de notre puissance, une puissance bornée, limitée, maîtrisée et, par-là, peut-être beaucoup plus crédible et forte. 

    Alexis Feertchak (Geopragma, 10 mai 2021)

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  • L’Europe et le « Grand Jeu » du XXIe siècle...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de David Engels, cueilli sur le Visegrád Post dans lequel il appelle l'Europe à donner la priorité absolue à la protection de ses propres intérêts plutôt qu’à des « droits de l’homme » évanescents.

    Historien, spécialiste de l'antiquité romaine, David Engels, qui est devenue une figure de la pensée conservatrice en Europe, est l'auteur de deux essais traduits en français, Le Déclin. La crise de l'Union européenne et la chute de la République romaine (Toucan, 2013) et Que faire ? Vivre avec le déclin de l'Europe (Blauwe Tijger, 2019). Il a également dirigé un ouvrage collectif, Renovatio Europae - Plaidoyer pour un renouveau hespérialiste de l'Europe (Cerf, 2020).

     

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    L’Europe et le « Grand Jeu » du XXIe siècle

    Lorsqu’il y a quelques jours, le Premier ministre hongrois Viktor Orbán a refusé de signer l’une des usuelles « déclarations préoccupées » de l’UE concernant la situation des droits de l’homme à Hong Kong, le tollé habituel a parcouru les médias occidentaux, qui y ont vu un nouvel exemple des tendances « illibérales » de l’État voyou hongrois. Loin de moi l’idée de banaliser les événements en Chine ou d’approuver les mesures prises par Pékin pour contrôler ses provinces périphériques. Toutefois, au vu des violentes émeutes aux États-Unis, en Espagne ou en France, et de la perte croissante des valeurs démocratiques fondamentales partout en Occident, la question se pose de savoir « s’il faut jeter des pierres lorsque l’on est assis dans une maison de verre », comme le dit un dicton allemand – cela est d’autant plus vrai si l’on considère la sélectivité avec laquelle l’Occident, chaque fois que cela est opportun dans les médias, se présente comme le défenseur des droits de l’homme, alors qu’en même temps, lorsque personne n’y prête attention de trop près, il conclut des contrats économiques de plusieurs milliards avec les mêmes gouvernements et est très heureux de pactiser avec des dictateurs pour autant qu’ils soient de « notre » côté. Ces considérations ne doivent pas être interprétées comme un appel cynique au relativisme moral ; au contraire, je suis plutôt préoccupé par l’idée que l’Occident devrait se mettre à une certaine cohérence idéologique afin d’être enfin crédible tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, et d’empêcher que de nombreux citoyens tout comme nos voisins soient de plus en plus dégoûtés par le « deux poids, deux mesures » occidental, voire conspirent ensemble pour nous renverser.

    Si la politique étrangère devait se fonder uniquement sur les droits de l’homme, comme le veut l’auto-représentation actuelle de l’Europe, ces derniers devraient alors tout d’abord être véritablement mis en œuvre à l’intérieur (il y aurait beaucoup à faire dans ce domaine), puis de manière cohérente et juste à l’extérieur – avec la conséquence probable que presque toutes les relations avec l’Asie ainsi qu’avec l’Afrique devraient être complètement rompues, sans parler des conséquences catastrophiques à prévoir, notamment en matière de politique économique, étant donné que notre dépendance à l’industrie de l’Asie de l’Est fait que le développement de structures industrielles équivalentes chez nous est devenu presque impossible, du moins à court et à moyen terme. Voulons-nous payer ce prix ? Si oui, allons-y !

    Une autre solution consisterait à donner la priorité absolue à la protection des intérêts européens plutôt qu’à ces « droits de l’homme » usuellement fort sélectifs, et à fonder la politique étrangère de notre continent, du moins dans un premier temps, sur la garantie de notre indépendance stratégique et de notre autonomie économique maximale, mais en s’abstenant de cet interventionnisme verbal édenté et peu crédible, afin de pouvoir ensuite, sur une base solide et dans une position de force et de crédibilité réelles, défendre le droit et la justice également à l’étranger.

    Or, nous en sommes très loin, d’autant plus que l’élite politique européenne actuelle a perdu tout sens de la géopolitique ou s’est laissée instrumentaliser par des lobbies influents qui poursuivent leurs propres objectifs et n’ont que très rarement à cœur le bien de la civilisation occidentale dans son ensemble.

    Le monde de l’avenir, voire déjà du présent, est dominé par de grandes zones économico-politiques qui s’efforcent certes d’exercer une hégémonie relative sur leurs périphéries, mais n’ont aucune possibilité de parvenir à une véritable domination mondiale à long terme. La Chine, l’Inde, la Russie, les États-Unis et le Brésil sont devenus les cœurs de nouveaux empires multilatéraux qui, au mieux, maintiennent un équilibre précaire et ne se frottent qu’à leur périphérie, mais qui, au pire, pourraient plonger dans des conflits autodestructeurs.

    L’Europe doit reconnaître cette situation ; qu’elle le veuille ou non, elle doit se considérer comme un autre joueur dans ce nouveau « Grand Jeu » très dangereux et se doter des institutions appropriées pour jouer ce jeu activement et efficacement afin de ne pas devenir une quantité négligeable. Pour ce faire, il est bien sûr nécessaire d’éclairer ces irréductibles qui croient encore qu’une Europe de 40 minuscules États-nations en brouille permanente aurait la moindre chance dans cette situation, et de démasquer au grand jour le fait que ceux qui, aujourd’hui, prétendent protéger l’Europe vendent en fait les intérêts occidentaux au plus offrant.

    Mais cela ne peut se réaliser que par une prise de conscience collective de notre identité historique commune, car sans cette identité, l’espoir de solidarité et ainsi de cohésion politique restera chimérique. Il s’agit donc là du véritable levier du futur de l’Europe au XXIe siècle.

    David Engels (Visegrad Post, 14 mai 2021)

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  • Le "New Space" : un univers spatial en transformation accélérée...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Christopher Coonen, cueilli sur Geopragma et consacré à l'espace comme nouveau champ de déploiement de la puissance et de la conflictualité. Secrétaire général de Geopragma, Christopher Coonen a exercé des fonctions de directions dans des sociétés de niveau international appartenant au secteur du numérique. 

     

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    Le New Space : un univers spatial en pleine transformation accélérée

    Il semble opportun, au moment où l’humanité célèbre le soixantième anniversaire du premier homme Yuri Gagarine à voyager dans l’espace, le lancement réussi de la fusée Space X pour transporter quatre astronautes à la Station spatiale internationale (ISS) et en ramener quatre autres hier via le module Space X, de se pencher sur ce phénomène qu’est le New Space.  Même si en apparence c’est un contraste avec le Old Space, dominé alors par les superpuissances géostratégiques et militaires concurrentes qu’étaient les Etats-Unis et l’URSS, il révèle en fait l’émergence fracassante du New Space ; et il convient sans doute de non pas parler d’un New Space mais des New Space. En réalité, il s’agit de plusieurs phénomènes qui se conjuguent et concourent à une dynamique globale.

    Qu’est-ce que le New Space ? C’est la transformation du Old Space en New Space autour de quatre axes majeurs : l’ouverture de l’espace à de nouveaux acteurs essentiellement privés, à de nouveaux pays, à de nouveaux champs d’application y compris militaires, et afin de poursuivre de nouveaux objectifs y compris financiers. Le Old Space, c’est l’industrie spatiale telle qu’on la concevait il y a quelques années encore : les acteurs étaient avant tout des monopoles d’Etat, les objectifs étaient pour l’essentiel des objectifs politiques et stratégiques avec un lien très étroit entre les enjeux militaires nationaux et les aspects scientifiques des missions spatiales. Ils étaient cantonnés à des tâches d’observation de la Terre, d’étude de l’univers, d’exploration, de démonstration de technologie et d’une activité humaine en orbite basse. Et la maîtrise des coûts et la profitabilité n’étaient pas du tout une priorité. 

    Les nouveaux acteurs sont des milliers d’entreprises, pour le moment américaines pour la plupart, qui visent à conquérir l’espace. Cela se traduit dans les faits par la privatisation de l’accès à l’espace et à l’arrivée dans l’économie spatiale d’acteurs de la Silicon Valley et des GAFAM. Ces nouveaux entrants dans un secteur d’activité qui était jusqu’alors réservé aux Etats et Institutions publiques font bénéficier au spatial traditionnel des innovations et des technologies issues d’autres domaines comme celles du numérique ou de la Big Data. Jeff Bezos (fondateur de Blue Origin et patron d’Amazon) voit son rôle comme bâtisseur d’infrastructures spatiales afin que « la prochaine génération puisse bénéficier d’un environnement entrepreneurial dynamique dans le domaine spatial. »

    Les partenariats public-privé se multiplient également : l’abandon de la navette spatiale américaine en 2011 a contraint la NASA à ouvrir le marché du ravitaillement de l’ISS au secteur privé avec Space X, car elle dépendait depuis lors de la fusée russe Soyouz pour transporter les astronautes américains jusqu’à la station orbitale. Space X n’est pas la première à avoir mis sur le marché un lanceur réutilisable (la navette spatiale américaine ayant cet honneur) ; toutefois, c’est effectivement la première société à avoir réussi à recycler un lanceur… et à réduire ainsi drastiquement les coûts (avec une réduction, semble-t-il, de près de 30% du coût habituel). 

    L’impact capital lié au New Space sont les réactions entraînées par l’irruption de ces start-ups et de ces nouveaux acteurs dans le domaine spatial. Cette irruption n’est pas sans lien avec la conception de la nouvelle fusée Ariane 6, plus économe, car se voyant légèrement bousculée, cet acteur traditionnel se voit contraint d’innover à son tour avec un lanceur réutilisable. Pour l’Europe, l’Agence Spatiale Européenne a démontré que l’on devait compter sur elle. ArianeSpace, fondée en 1980, est devenue non seulement le premier « opérateur de transport spatial privé » mais est restée leader du marché de façon incontestable jusque très récemment. Et elle a permis à un grand nombre de pays de lancer leur premier satellite de télécommunications.

    Pour les pays en développement et en accélération, cette nouvelle ère est aussi une opportunité inédite dans l’histoire de la conquête spatiale. Le Japon a procédé avec succès au lancement de sondes lunaires et pour explorer aussi des astéroïdes. La Chine avec les missions lunaires Chang’e et son rover Lapin de Jade qui a pu parcourir la surface de la Lune, en a fait l’un des rares pays à avoir réussi un tel exploit. En outre il y a quelques jours, la Chine a réussi le lancement d’un des trois modules qui constitueront sa future station spatiale orbitant la Terre. Et elle vise elle aussi des missions sur Mars. L’Inde est également extrêmement dynamique : déploiement d’un orbiteur autour de la Lune, mise en orbite autour de Mars d’une sonde, et une autre mission lunaire comprenant un orbiteur, un atterrisseur et un rover.

    Enfin, Israël procède régulièrement au lancement de satellites de basse orbite grâce à son lanceur Shavit.

    La multiplication des acteurs étatiques et l’émergence d’acteurs privés ont abouti à la constitution de l’embryon de ce nouvel âge spatial.

    À l’ère du New Space, ce n’est pas parce qu’une destination existe qu’elle est un objectif. Elle doit correspondre à des objectifs commerciaux, ce qui impose de réfléchir aux débouchés sur les marchés dès l’étude de chaque programme. Ce faisant, à la différence du Old Space, le New Space pense en premier lieu aux besoins du client et des utilisateurs de la donnée.

    L’économie du New Space fait de la donnée spatiale un produit à forte valeur ajoutée. Pour rentabiliser les investissements consentis, elle doit être immédiatement disponible et utilisée pour une très grande variété d’applications et de services commerciaux, y compris dans des domaines jusqu’ici réservés aux acteurs gouvernementaux, tels que la recherche scientifique ou l’exploration spatiale.

    L’un des catalyseurs essentiels pour le New Space repose sur la miniaturisation des satellites : les microsatellites et nanosatellites permettent à de nouveaux acteurs de « se payer » leur satellite, les coûts de lancement et de mise en orbite payés par les clients dépendant avant tout du poids de la charge utile à transporter. De plus petits satellites se traduisent par des satellites plus légers – ils ne se mesurent plus en tonnes et mètres mais en kilos et centimètres – et sont donc moins chers.

    Cela permet également de transporter plus de satellites à la fois : ce seul mois de mars 2021, plus de 360 satellites ont été mis en orbite. 

    En d’autres termes, des dizaines de milliers de satellites, dont le lancement par grappes a déjà commencé, vont peupler l’espace. Ils seront d’ailleurs au cœur du projet Starlink qui vise à construire un réseau très puissant et global et qui rendra l’Internet accessible à des utilisateurs qui aujourd’hui n’y ont pas accès dans les contrées les plus reculées de notre planète.

    Ce foisonnement d’innovation va entraîner la conception d’usines spatiales, le minage lunaire et d’astéroïdes,  le tourisme spatial et suborbital, des stations spatiales privées, les missions d’exploration spatiale de « l’espace lointain », mais aussi des entreprises spécialisées dans l’information financière sur le marché spatial. On peut sans doute parier que cette nouvelle industrie pèsera des centaines de milliards de dollars d’ici quelques décennies …

    De façon un peu plus nouvelle, l’Espace n’est plus seulement un vaste lieu où affirmer sa puissance symbolique ou militaire. C’est devenu un enjeu pour gagner de l’argent, ce qui implique une politique de réduction des coûts de l’accès à l’espace afin d’être compétitif. Cette réduction des coûts a pour conséquence un plus grand nombre d’acteurs pouvant se lancer dans l’exploitation commerciale de l’espace et de gagner ainsi des parts de marché, tout en suscitant une demande plus importante. Néanmoins, les Etats restent de très gros clients et ils soutiennent parfois avec énormément de fonds publics « leur » industrie spatiale – que serait Space X sans le financement de la NASA ? La prochaine étape sera l’essor de sociétés commerciales financées uniquement par des fonds privés. La structure du marché est donc appelée à évoluer encore, allant en grossissant si l’écosystème s’avère viable, et devenir autonome par rapport aux Etats au fur et à mesure de cette croissance.

    Enfin, un autre champ d’application prioritaire est militaire, comme en témoigne la création par le président Trump du US Space Force, rejoint par la France avec le Commandement de l’espace basé à Toulouse. Le US Space Force constitue une nouvelle branche et sera composée de 16 000 militaires et civils déjà employés de l’US Air Force. Le secrétaire à la Défense américain a résumé l’enjeu ainsi : « L’US Space Force protégera les intérêts nationaux des Etats-Unis en se concentrant uniquement sur l’espace. Conformément à notre stratégie de défense nationale, l’US Space Force veillera à ce que nous soyons compétitifs, dissuasifs et gagnants en position de force, en protégeant notre mode de vie et notre sécurité nationale.“ Il est certain que d’autres puissances s’engageront dans cette voie, la Chine et la Russie étant les candidats les plus évidents. Même si cette évolution est sans doute inévitable, elle est inquiétante car le Traité de 1967 sur les principes régissant les activités des Etats en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes, interdit le placement dans l’espace d’armes et prône donc des activités pacifiques. Mais ce traité important à sa signature parait totalement insuffisant à notre époque avec la multiplication des acteurs, le changement des intérêts et l’évolution des technologies spatiales. En effet, les missiles envoyés depuis la terre pour détruire des objets spatiaux sont hors du champ d’application de ce traité. De plus, ce traité ne fait pas mention des armes par destination ;  en effet, n’importe quel satellite peut devenir une arme s’il est placé en orbite et envoyé sur un satellite ennemi. Il devient urgent donc de renégocier ce Traité d’une époque bien lointaine. 

    Avec le New Space, un foisonnement d’innovations sont donc à attendre dans les années à venir, mais aussi l’extension des rivalités géopolitiques terriennes à l’espace, notamment entre les Etats-Unis et la Chine. On ne peut que regretter que l’Europe, ayant abandonné ses programmes d’exploration humaine de l’espace, soit désormais reléguée au rang de partenaire junior. 

    Christopher Coonen (Geopragma, 3 mai 2021)

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  • L’Iran, nouveau pion de la realpolitik chinoise...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Renaud Girard, cueilli sur Geopragma et consacré au rapprochement stratégique entre la Chine et l'Iran.

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    L’Iran, nouveau pion de la realpolitik chinoise

    Dans le jeu d’échecs planétaire qui oppose les Etats-Unis à la Chine, cette dernière vient de s’emparer d’une case importante. Le 27 mars 2021, le ministre des affaires étrangères de l’Iran s’est rendu à Pékin pour y signer un pacte de coopération stratégique avec la Chine sur 25 ans. Les Chinois réaliseront en Iran des investissements d’un montant équivalent à 400 milliards de dollars, dans les domaines des infrastructures routières, de l’énergie, des télécommunications et de la cyber-sécurité. En échange, les Iraniens offriront à la Chine un accès prioritaire à leurs ressources gazières et pétrolières, et ce à des prix 12% inférieurs à ceux du marché. La Chine a toujours cherché à sécuriser ses approvisionnements énergétiques, indispensables pour faire fonctionner « l’atelier du monde ». Un volet de coopération dans le renseignement militaire est joint à ce pacte.

    Dans certaines technologies, la Chine n’a plus rien à envier aux Etats-Unis. Dans les télécommunications, la firme chinoise Huawei a pris une avance considérable, notamment dans la 5-G. En matière de cyberguerre, la Chine court également en tête de peloton. Elle est, par exemple, parvenue à voler à Boeing les plans secrets de son avion de transport militaire C-17 Globemaster, ce qui lui a permis de construire en un temps record son appareil Xian Y-20. Qui sait cambrioler sait aussi se protéger des voleurs. Les ingénieurs cyber chinois fourniront à l’industrie nucléaire iranienne les moyens de se protéger contre les intrusions étrangères, comme celles opérées ces dix dernières années par les Etats-Unis et Israël. L’Iran vient de subir une humiliation. Le samedi 10 avril 2021, son président montrait fièrement à la télévision le lancement de nouvelles cascades de centrifugeuses, plus performantes dans l’enrichissement d’uranium. Le lendemain, par une attaque sophistiquée, Israël parvenait à paralyser le complexe de Natanz, première installation nucléaire iranienne.

    Depuis 2020, la Chine a supplanté l’Union européenne comme premier partenaire commercial de l’Iran. En effet, après le retrait il y a trois ans de l’Amérique de l’accord nucléaire avec l’Iran du 14 juillet 2015 (dit JCPOA), les firmes européennes ont toutes suspendu leur commerce avec Téhéran, par peur de représailles du Trésor américain, ou simplement par manque de banques volontaires pour effectuer les transactions.

    Par ce pacte, la Chine applique l’un des plus vieux principes de la géopolitique : « Les ennemis de mes ennemis sont mes amis ». Elle est la cible de sanctions américaines de plus en plus nombreuses, prises pour punir son indifférence aux droits de l’homme (à Hong-Kong ou au Xinjiang) ou son mépris de la propriété intellectuelle occidentale. Elle s’allie donc avec la Perse, pays économiquement et politiquement boycotté par les Américains depuis plus de quarante ans.

    Le régime théocratique chiite iranien partage l’indifférence aux droits de l’homme des hiérarques communistes chinois. Il ferme les yeux sur les politiques de rééducation forcée des musulmans ouigours de la province chinoise du Xinjiang. Après tout, ce ne sont que des sunnites, turcophones et non persanophones.

    Feu l’ayatollah Khomeiny rêvait d’emmener derrière lui les chiites et les sunnites, ensemble, vers une grande révolution islamique mondiale. La sanglante guerre civile d’Irak entre les deux communautés, commencée en 2006 et jamais éteinte depuis, a définitivement eu raison de ce rêve. Bien qu’ils maintiennent le slogan éculé de « Mort à Israël ! », de moins en moins fédérateur auprès des nations arabes, les dirigeants iraniens actuels ont compris que les chiites ne pourront jamais plus prétendre à un leadership sur l’Islam entier. Dans leur grande masse, les sunnites (un milliard et demi de fidèles dans le monde) considèrent le chiisme au mieux comme une regrettable déviation, au pire comme une hérésie punissable de décapitation immédiate.

    Réalistes, les stratèges iraniens ont concentré leurs efforts au Moyen-Orient sur les minorités chiites (ou apparentées au chiisme comme les alaouites syriens). Ils ont réussi à créer un axe Téhéran-Bagdad-Damas-Beyrouth les menant jusqu’à la Méditerranée. Cet axe est désormais offert à la Chine pour enrichir sa BRI (Belt and Road Initiative), ou Routes de la Soie. Si un jour apparaît un gazoduc reliant les rivages du Golfe Persique à ceux de la Méditerranée, on peut parier qu’il sera construit, puis entretenu, par les ingénieurs chinois.

    Comme on l’a vu dans son allocution enregistrée pour le Sommet de l’Union africaine le 5 février 2021, la stratégie diplomatique de Joe Biden est empreinte d’un néo-moralisme, qui va par exemple jusqu’à une défense intercontinentale des « droits des LGBTQ ». C’est gentil, mais sans doute pas suffisant pour stopper les grandes avancées stratégiques de la Chine, au Moyen-Orient comme en Afrique…

    Renaud Girard (Geopragma, 14 avril 2021)

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  • Un Brexit géostratégique...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jean-Philippe Duranthon, cueilli sur Geopragma et consacré au projet géostratégique de Global Britain porté par le gouvernement de Boris Johnson. Jean-Philippe Duranthon est haut-fonctionnaire et membre fondateur de Geopragma.

     

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    Un Brexit géostratégique

    1/ Le premier Ministre britannique vient de préfacer et de rendre public un rapport officiel sur la politique étrangère et, plus largement, le positionnement stratégique de la Grande-Bretagne. Ce rapport, intitulé « Global Britain in a competitive age », fruit d’un an de réflexions et fort d’une grosse centaine de pages, explicite les grandes orientations de la Grande-Bretagne de l’après-Brexit et la cohérence d’ensemble des initiatives qui sont ou seront prises en matière d’équipement militaire, de diplomatie, de politique commerciale, etc.

    Le document est de belle facture et, derrière les passages obligés que sont les références aux droits de l’homme, à la lutte contre le changement climatique, aux risques sanitaires, etc. met clairement en avant les grandes orientations du gouvernement britannique :

    • la volonté d’être, ou de demeurer, une puissance exerçant une influence à l’échelle mondiale. Il en résulte notamment la nécessité de rester une puissance militaire de premier plan et de consentir les efforts financiers nécessaires pour disposer des moyens que ce choix implique, en particulier sur le plan nucléaire. Le gouvernement britannique entend ainsi accroître le niveau de son budget militaire et le nombre des ogives nucléaires dont le plafond, ramené en 2010 de 225 à 180 unités, sera porté à 260 unités (soit à peu près le niveau de la France, bien inférieur à ceux des Etats-Unis ou la Russie). L’envoi d’un porte-avion et de son groupe d’appui en Méditerranée, au Moyen-Orient et dans la zone indo-pacifique rendra visible à tous cette volonté ;
    • le renforcement des liens de toute nature (militaires, économiques, technologiques…) avec les Etats-Unis qui resteront « the most important strategic ally and partner », liens qui constituent le socle de toute la stratégie de la Grande-Bretagne. De même, l’OTAN est la structure principale de solidarité de la Grande-Bretagne avec l’Europe, même si les liens bilatéraux avec les pays européens, en premier lieu la France, sont revendiqués (les liens avec l’Union européenne, beaucoup moins) ;
    • la volonté d’être un acteur influent dans la zone indo-pacifique. Parce que cette zone recèle d’importantes opportunités politiques et parce qu’elle est le lieu d’affrontements géopolitiques croissants, la Grande-Bretagne veut devenir « the European partner with the broadest and most integrated presence in the Indo-Pacific – committed for the long term, with closer and deeper partnerships, bilaterally and multilaterally ». Cet intérêt fort marqué pour la zone indo-pacifique est complété par un discours ambigu vis-à-vis de la Chine. En effet, bien qu’il précise que « China… presents the biggest state-based threat to the UK’s economic security », le document présente la Chine comme un partenaire pour des coopérations approfondies et insiste sur les liens noués ou à nouer entre les deux pays afin d’aboutir à une « positive trade and investment relationship ». La Grande-Bretagne est même prête à faire pour cela les efforts d’adaptation nécessaires : « we will do more to adapt to China’s growing impact on many aspects of our lives as it becomes more powerful in the world ».

    2/ Ainsi décrite, la politique que la Grande-Bretagne entend mener maintenant qu’elle est totalement libérée des contraintes communautaires appelle quelques observations.

    Si l’importance donnée aux liens avec les Etats-Unis ne saurait surprendre, l’insistance mise à se placer dans le sillage du grand allié et à affirmer la nature particulière des liens existant avec lui étonnent quand même : de toute évidence Londres veut profiter des bonnes intentions à son égard affirmées par la nouvelle administration Biden, mais le basculement vers l’Asie voulu par B.Obama puis la désaffection clairement exprimée par D.Trump à l’égard de l’Europe avaient pourtant montré qu’au-delà des changements de président, l’Europe, la Grande-Bretagne incluse, n’est peut-être plus la priorité des Etats-Unis. Or cette interdépendance est clairement à sens unique et la composante nucléaire de l’armée britannique, présentée comme un élément de puissance, ne fonctionne que grâce à des missiles américains. Pour séduire son partenaire la Grande-Bretagne met clairement en avant sa volonté d’être sa tête de pont en Europe mais elle ne dispose d’aucun « plan B » en cas de désamour dudit partenaire. 

    L’importance donnée au basculement (« the Indo-Pacific tilt » selon le document) sur la zone indo-pacifique surprend. Autant le basculement vers l’Asie avait un sens pour les Etats-Unis quand ceux-ci l’ont décidé lors de la présidence Obama, autant l’on peut se demander ce que le mouvement parallèle signifie pour la Grande-Bretagne qui, depuis l’accession à l’indépendance de l’Inde et la rétrocession de Hong-Kong à la Chine, n’a plus de point d’appui dans la région. En outre, la priorité donnée dans le document, d’une part aux liens bilatéraux avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande, d’autre part à la volonté d’adhérer à l’accord commercial dit CPTPP (Comprehensive and Progressive Agreement for Trans-Pacific Partnership) de 2018, dont les seuls membres asiatiques ayant ratifié le texte sont le Japon, Singapour et le Vietnam, témoigne d’une conception très restrictive des partenaires possibles dans la zone. Les indications relatives à la politique à mener avec la Chine voisine, qui expriment des hésitations et une certaine perplexité plus qu’une stratégie claire, confortent ce constat. 

    Mais le plus important est peut-être ce qui ne se trouve pas dans ce document : s’il comporte des développements, d’ailleurs assez généraux, sur la nécessité de la lutte contre le terrorisme, les conflits existant au Moyen-Orient et les foyers de tension existant en Afrique et dans le bassin méditerranéen sont passés sous silence ou seulement évoqués rapidement pour réaffirmer le soutien aux initiatives de sécurité collective. Ne concerneraient-ils pas la Grande-Bretagne ? Le constat est étrange compte tenu des conséquences potentielles des évènements susceptibles de se produire dans une zone qui n’est guère éloignée de la Grande-Bretagne et où elle dispose encore d’importants intérêts économiques.

    De toute évidence l’Europe n’intéresse guère le gouvernement britannique, même si les voisins et alliés européens demeurent des « vital partners » : la Grande-Bretagne regarde plus loin, vers l’Asie, ou de l’autre côté, vers les Etats-Unis. Paradoxalement, c’est la Russie qui pourrait peut-être justifier un sentiment de solidarité vis-à-vis de l’Europe : alors que le gouvernement britannique est étonnamment hésitant vis-à-vis de la Chine, il est catégorique vis-à-vis de la Russie, qui ne fait l’objet que d’appréciations totalement négatives, est dénoncée comme « the most acute threat » dans la région euro-atlantique et est rangée, aux côtés de l’Iran et de la Corée du Nord, parmi les trois « key factors in the deterioration of the security environment ».

    3/ Un document tel que « Global Britain in a competitive age » a nécessairement une double nature : il est à la fois un acte politique –  l’affirmation d’une volonté de gouvernement – et une manœuvre de com – l’image que son auteur cherche à donner de lui. Le rapport n’échappe pas à cette observation et certaines affirmations ne sont probablement pas destinées à connaître de grands développements. 

    Au total le manifeste est un peu étrange. Par certains côtés il reflète une certaine nostalgie de l’époque où l’Empire régnait sur les mers du globe et disposait de liens privilégiés en Asie, ou de l’après-guerre, lorsque la Russie était l’ennemi absolu et les liens atlantiques une évidence. Mais le monde a changé depuis et, même si le gouvernement britannique le reconnaît, notamment lorsqu’il mentionne la puissance économique de la Chine et l’importance de l’Asie en général, il n’est pas certain qu’il ait pris conscience de tous les enjeux nouveaux ou, plus exactement, qu’il veuille en tirer toutes les conséquences, qu’il soit prêt aux repositionnements stratégiques souhaitables ou nécessaires : derrière ses apparences modernistes la posture géostratégique décrite dans le document, finalement, est assez datée.

    En toute hypothèse, la Grande-Bretagne se montre étonnamment indifférente vis-à-vis des problématiques majeures pour les Européens : les conflits au Moyen Orient ou en Afrique, les foyers de tension en Méditerranée, la crise migratoire ou les difficultés des économies européennes. La France et l’Allemagne devront s’en souvenir et ne pas compter sur la Grande-Bretagne pour venir à bout des difficultés qu’elles affronteront : le contraire aurait surpris mais nous voilà clairement et officiellement avertis. La France est donc condamnée à un dialogue avec un partenaire allemand dont l’essor économique contraste avec son propre affaiblissement : il est de meilleures positions de négociation.

    Jean-Philippe Duranthon (Geopragma, 22 mars 2021)

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