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Géopolitique - Page 9

  • Guerre en Ukraine : un désastre qui va réveiller l’Europe ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Andrea d'Ottavi du Centro Studi Polaris cueilli sur le site de l'Institut Iliade.

     

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    Guerre en Ukraine : un désastre qui va réveiller l’Europe

    Disons-le de suite et sans détour : le conflit entre la Russie et l’Ukraine est la dernière chose qu’il nous fallait,  car – surtout d’un point de vue eurocentrique – c’est un conflit qui frappe l’Europe en plein cœur et compromet sa marche difficile vers la plénitude politique et l’indépendance stratégique.

    Mais est-ce vraiment là le sort qui nous attend, ou des évolutions positives pourraient-elles inopinément émerger de cette crise ?

    Pour tenter de répondre à cette question, il est toutefois nécessaire de faire un pas en arrière, en reconstituant brièvement les faits, en résumant les motivations des hostilités et en essayant de décrypter le rôle joué par les nombreux acteurs participant à ce grand jeu de Risk mondial.

    Comment tout a commencé : la guerre de l’information se transforme en escalade militaire

    Commençons par le début. Depuis plusieurs semaines, tous les principaux médias occidentaux insistent, en citant des sources du renseignement, sur la possibilité que la Russie se prépare à envahir militairement le territoire ukrainien, se risquant même à identifier une date présumée pour le début des hostilités. Sur un ton étonnamment apocalyptique, le Premier ministre britannique Boris Johnson est même allé jusqu’à déclarer à la BBC que la Russie préparait « la plus grande guerre en Europe depuis 1945« .

    Les spéculations sur une attaque russe imminente ont toutefois été immédiatement minimisées tant par Moscou – qui a qualifié les accusations de résultat d’une « hystérie américaine » sans fondement – que par Kiev, qui soit ne croyait pas vraiment à cette hypothèse, soit sous-estimait superficiellement le danger réel.

    Dans le milieu des analystes géopolitiques, on a commencé à parler hâtivement d’infoguerre, mais la « guerre médiatique » s’est rapidement transformée en une véritable escalade militaire, à peu près dans les délais et selon les modalités prévus par les initiés de l’anglosphère, manifestement plus que bien informés.

    Le reste est une chronique de guerre : la tentative russe de blitzkrieg ne semble pas avoir réussi et la résistance ukrainienne s’avère plus solide et combative qu’on aurait pu le penser. Aujourd’hui, alors que l’on parle même de l’utilisation possible d’armes nucléaires et de troisième guerre mondiale, il existe un risque plus concret de balkanisation dangereuse du conflit, qui, s’il devait durer longtemps, affecterait principalement les peuples et l’économie du Vieux Continent.

    Mais comment en sommes-nous arrivés à ce désastre ?

    Les raisons de la guerre : au-delà du Donbass et de l’OTAN, il y a plus encore

    S’il est certes vrai qu’à l’origine du conflit se trouvent les revendications des populations russophones des deux régions contestées de l’est de l’Ukraine et le besoin de la Russie de ne pas tolérer de nouvelles bases de l’OTAN à ses frontières, il semble simpliste de réduire le casus belli à ces questions de sécurité territoriale et militaire archi-connues et de longue date.

    Dans le Donbass, les haines ethniques, remontant au moins à l’époque de la domination soviétique, ont refait surface après la « révolution » de 2014. Ils ne sont donc pas une nouveauté. Si le problème s’était limité aux relations de voisinage difficiles entre Moscou et Kiev, la guerre se serait tout autant limitée aux zones frontalières et n’aurait pas pris la dimension globale qu’on lui connaît actuellement. En outre, il aurait été plus facile et plus rationnel pour la partie russe d’essayer de trouver une solution de compromis par la voie diplomatique, compte tenu également des nombreuses perches tendues par Berlin et Paris, délibérément négligées par Vladimir Poutine, qui a préféré montrer ses muscles et « rompre » avec les partenaires du traité de Minsk.

    Le problème de la sécurité de Moscou face à l’encerclement de l’OTAN a peut-être joué un rôle plus important, comme en témoignent les propos du porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, qui, quelques jours seulement avant le début de la guerre, avait déclaré que « le président russe Vladimir Poutine est prêt à négocier. L’Ukraine n’est qu’une partie du problème, elle fait partie du problème plus vaste des garanties de sécurité pour la Russie » (3). Toutefois, il semble qu’il s’agisse ici aussi d’un argument utilisé de manière plutôt spécieuse, si l’on considère également que de nombreux membres du Pacte atlantique ne considéraient pas l’entrée de l’Ukraine dans l’organisation comme nécessaire ou prioritaire.

    En bref, il ne semble pas qu’il y ait eu un danger si grand et imminent aux portes de Moscou pour justifier cette démonstration de force sur le territoire ukrainien. De toute évidence, les Russes n’arrivent pas à se défaire de cette vision impérialiste eurasiatique qui les a toujours distingués et qui les amène à considérer les anciennes républiques soviétiques – aujourd’hui encore et malgré eux – comme une partie intégrante de leur propre espace vital.

    Mais si ce qui précède doit être considéré comme une motivation insuffisante pour déclencher une guerre à grande échelle, alors quelle logique aurait pu provoquer l’éclatement du conflit ?

    Essayons de répondre à cette question en changeant de perspective et en examinant la situation internationale dans son ensemble.

    La grande partie de Risk mondial

    L’équilibre mondial des dernières décennies repose, de fait, sur un bipolarisme ambigu : les États-Unis et la Chine s’affrontent depuis des années dans une nouvelle « guerre froide » pour la prédominance économique-financière et politique, tandis que l’axe géopolitique mondial s’est déplacé, en conséquence, de l’Atlantique au Pacifique.

    Dans ce scénario, cependant, d’autres acteurs tentent de survivre, en essayant de ne pas être submergés par l’hégémonie de la dyarchie sino-américaine : il s’agit principalement du Royaume-Uni, de l’Europe – surtout à travers les initiatives allemandes et françaises – et de la Russie, plus d’autres acteurs plus ou moins émergents qui, cependant, malgré leur réel pouvoir dans la sphère régionale ou sur des questions spécifiques, jouent souvent un rôle plus insignifiant au niveau mondial – pensons par exemple à l’Inde, à la Turquie, à Israël et à une partie du « monde arabe » aussi bien chiite que sunnite.

    Tous ces acteurs sont cycliquement et aléatoirement en accord ou en collision les uns avec les autres selon les différents sujets de discorde, dans une sorte de chaos ordonné qui déroute les téléspectateurs mais qui soutient en même temps le schéma « diviser pour régner » – divide et impera – si cher aux Américains et aux Chinois.

    Si, pour de nombreuses raisons, il est correct de considérer le Royaume-Uni comme un allié discret et plus que stratégique des États-Unis – avec lesquels il partage souvent les mêmes objectifs hégémoniques, comme dans le cas que nous analysons – les seuls acteurs de haut niveau qui pourraient réellement ébranler la fragile mais commode division du pouvoir entre Washington et Pékin sont la Russie – si libérée du joug chinois – et l’Europe – si réellement unie, armée, forte et indépendante de l’influence anglo-américaine – surtout si elles sont en synergie l’une avec l’autre.

    Sur la base de cette hypothèse, les Américains ont donc joué leur jeu dans la nouvelle grande partie de Risk mondial : l’administration Biden, qui a senti le danger après la désastreuse – pour les États-Unis – présidence Trump, a décidé de polariser les relations entre Russie et UE tout en essayant de libérer Moscou de l’étreinte étouffante de son voisin asiatique, lui aussi considéré comme dangereux pour les intérêts américains.

    Pour ce faire, elle a mis en place un piège géopolitique dans le but de séparer l’Europe de la Russie et de briser les liens politiques établis entre Moscou et Berlin-Paris, fissurant ainsi également l’axe énergétique russo-européen et le déplaçant à son propre avantage.

    L’Ukraine comme prétexte pour une attaque commune contre l’Europe

    L’objectif principal des Américains est donc redevenu l’endiguement de l’Europe, devenue ces dernières années un concurrent économique et diplomatique trop dangereux aux ambitions d’indépendance stratégique. Par cette manœuvre, la Maison Blanche voulait également écarter toute possibilité d’un nouveau multilatéralisme asymétrique qui aurait vu un affaiblissement du Pentagone également vis-à-vis de la Chine.

    De la même manière, les Britanniques ont également adopté la stratégie made in usa, en courtisant puis en provoquant la Russie afin de frapper indirectement l’Allemagne, identifiée comme leur concurrent continental absolu.

    De son côté, le Kremlin, comme nous le disions, est peut-être tombé en plein dans le piège : attiré par la promesse de quelques concessions et croyant pouvoir peser dans les négociations avec Washington et Londres, il a tenté de se joindre à une offensive qui redessinerait l’équilibre mondial et déstabiliserait l’Europe. Et dans ce schéma, Kiev a été choisie comme une véritable victime sacrificielle, d’une grande valeur symbolique et stratégique.

    En acceptant de participer à ce projet, Poutine a donc délibérément choisi d’abandonner le dialogue et la coopération avec l’Europe au profit d’une entente renouvelée, tacite et plus ou moins cachée avec le Royaume-Uni et les États-Unis de tradition démocratique, dans un dernier effort désespéré pour tenter de maintenir son propre statut de puissance et essayer de tenir à distance le voisin chinois de plus en plus encombrant, dont il risque de devenir depuis quelque temps déjà le junior partner déclassifié.

    Si l’attaque russe contre l’Ukraine est vraiment le résultat d’un accord souterrain mais « objectif » entre Biden et Poutine, ce serait le chef-d’œuvre stratégique anglo-américain contre l’Europe : la guerre en Ukraine pourrait renforcer l’OTAN, détruire le récent axe Paris-Berlin-Moscou mis en place par, entre autres, Macron, mais aussi faire exploser l’entente germano-russe qui se développe depuis l’époque de Brandt avec Schmidt, Kohl, Schroeder et Merkel, ainsi qu’enliser l’Europe également dans la sphère économique.

    L’arrêt de la coopération de l’Europe avec la Russie dans le domaine énergétique – notamment en sabotant définitivement le projet de gazoduc North Stream 2 avec l’Allemagne – porterait en effet principalement préjudice aux nations et aux peuples de l’UE.

    Bref, l’invasion russe en Ukraine peut générer des avantages très marginaux pour les Russes, elle renforce certainement les Américains, les Britanniques et peut-être les Chinois, mais surtout elle met l’Europe en grande difficulté.

    Mais le dernier mot n’a pas été dit.

    Le fier réveil européen

    Partant du principe que l’Europe doit fondamentalement viser la paix et essayer de faire entendre raison à la Russie qui – comme le pensent ses ennemis occidentaux – en est en réalité un partenaire et un interlocuteur nécessaire, la réponse européenne à la crise, pilotée par les Franco-allemands, a sans aucun doute été intéressante et, à certains égards, surprenante.

    Tandis qu’à Bruxelles, comme d’habitude, on discutait démocratiquement et bureaucratiquement des sanctions autodestructrices à infliger à Moscou, la France et l’Allemagne sont passées à l’action, proposant d’abord deux voies différentes de médiation du conflit, puis décidant, après avoir reçu l’intransigeant niet russe, d’envoyer des armes à l’Ukraine de manière indépendante, c’est-à-dire formellement en dehors de l’OTAN, choisissant ainsi de maintenir une centralité autonome dans l’interventionnisme.

    À cela s’ajoute le tournant militariste révolutionnaire de l’Allemagne qui, comme l’a déclaré le chancelier Scholtz, a annoncé l’augmentation imminente des dépenses destinées aux forces armées – en pratique, un véritable réarmement – et il est opportun d’enregistrer avec grande attention également les paroles du général Graziano, président du Comité militaire de l’UE, sur la possibilité concrète de créer une armée européenne :

    « Nous devons prendre conscience de la nouvelle réalité. Aujourd’hui, il y a des ennemis de l’Europe qui font la guerre. Et je crois que la rapidité avec laquelle l’Union réagit est un tournant historique, qui redessine l’ordre géopolitique mondial. Parce que, quelle que soit la fin de l’invasion de l’Ukraine, tout sera différent à partir de maintenant. Il y a une volonté de changement. L’ambition européenne finale, sanctionnée au sommet de Petersberg et jamais annulée, est de disposer d’une force autonome d’au moins 60 000 soldats » .

    Bref, à ce stade, l’UE et l’OTAN sont enfin en concurrence et en désaccord l’une avec l’autre : d’un côté, il y a une Europe belligérante de facto et désormais prête à s’exposer toujours plus militairement, tandis que de l’autre, il y a une Alliance atlantique qui se redécouvre défensive et curieusement attentiste, comme en témoignent les propos du secrétaire Stoltenberg, selon lequel « l’OTAN n’enverra pas de troupes ni ne déplacera d’avions dans l’espace aérien ukrainien » (7).

    Une nouvelle volonté de puissance européenne naîtra-t-elle de la crise ?

    Cette fois, en somme, un autre pas, certes par réaction, pourrait avoir été réellement franchi vers l’émancipation européenne.

    Si l’on poursuit dans cette voie, le processus européen ne s’arrêterait pas face à la crise ukrainienne, mais pourrait au contraire progresser avec une vigueur croissante vers une libération de l’OTAN et de l’asservissement à l’anglosphère.

    Nous voulions faire l’Europe grâce à Poutine, maintenant nous la ferons peut-être à cause de lui, malgré et en dépit de sa stratégie géopolitique désastreuse. Le premier cas aurait été préférable, mais ce n’est certainement pas notre faute si, au moment décisif, le président russe a fait le choix inverse, en trahissant les pactes.

    L’Europe ira tout de même de l’avant, avec ou sans Moscou : si une nouvelle volonté de puissance émerge réellement, ce sera à nous, Européens, de la soutenir et de la diriger.

    Andrea d'Ottavi (Institut Iliade, 6 mars 2022)

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  • L'invasion de l'Ukraine, une faute cardinale ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Renaud Girard, cueilli sur le site de Geopragma et consacré à la décision de Vladimir Poutine de faire envahir l'Ukraine par l'armée de la Fédération de Russie. Grand reporter au Figaro, Renaud Girard est membre du comité d'orientation stratégique de Geopragma.

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    Les trois erreurs de jugement de Vladimir Poutine

    Quelle dégringolade stratégique !

    A l’été 2021, Vladimir Poutine était au plus haut de sa cote dans la savane des grands fauves de la géopolitique. Il était à la fois craint et respecté dans le monde. Le président américain s’était déplacé au mois de juin jusqu’à Genève pour s’entretenir avec lui. Avec Joe Biden, Poutine avait reconduit pour cinq ans le traité START de limitation des armements stratégiques. Un cessez-le feu dans la cyber guerre avait également été trouvé entre les Etats-Unis et la Russie. Biden avait même fini par accepter l’ouverture du gazoduc North Stream 2, amenant directement, par la Baltique, le gaz russe à l’Allemagne. En Asie, Poutine avait établi d’excellentes relations avec la Chine, tout en maintenant le lien historique de l’Inde et de la Russie. Il n’avait pas de mauvaises relations avec le Japon et la Corée du Sud. Au Moyen-Orient, Poutine n’avait que des amis, son soutien militaire à la dictature syrienne de septembre 2015 ne lui ayant aliéné ni Israël, ni l’Arabie saoudite, l’ex grand argentier de la rébellion syrienne. En Europe, Poutine avait établi une relation presque amicale avec les leaders français et allemand. Juste avant de se retirer de la politique, la chancelière Merkel lui avait rendu visite à Moscou, le 20 août 2021, afin de lui faire ses adieux. Une visite de courtoisie qu’elle ne fera pas au maître de la Chine.

    En reniant ses promesses et en agressant militairement l’Ukraine à l’aube du jeudi 24 février 2022, Vladimir Poutine a commis un acte quasi-suicidaire. Il s’est, tout seul, déplacé du Capitole vers la Roche Tarpéienne. Son invasion d’un pays voisin, pacifique, historiquement frère, reconnu librement par la Russie depuis 1991, est incompréhensible. C’est un acte géopolitiquement irrationnel. Je ne l’avais pas du tout vu venir, je dois le reconnaître humblement.

    Envahir l’Ukraine : pour gagner quoi ? La condamnation du monde civilisé ? La haine définitive des Ukrainiens ? La démotivation puis l’embourbement de son armée ? La mort de jeunes soldats russes par milliers ? L’isolement de la Russie et sa faillite économique ? L’intégration de l’Ukraine dans l’Union européenne ?

    Annexer la Crimée, sans effusion de sang comme il l’avait fait en mars 2014, était un geste qu’on ne pouvait pas légalement entériner (son prédécesseur au Kremlin ayant garanti l’intégrité territoriale de l’Ukraine par le mémorandum de Budapest de décembre 1994) mais qu’on pouvait comprendre : Poutine voulait éviter que Sébastopol, port militaire de la flotte russe en Mer Noire, tombe aux mains de l’Otan. Faire, en 2014 et 2015, couler le sang russe et ukrainien au Donbass, avait déjà été une erreur stratégique de Poutine. Il n’avait fait que consolider le nationalisme ukrainien – en 2010, une moitié des Ukrainiens avait voté pour un président prorusse ; au premier tour des élections présidentielles de 2019, le candidat prorusse n’obtiendra que 11,7% des voix.

    Mais, en envahissant la totalité de l’Ukraine, Poutine a commis une faute cardinale. Il a d’ores et déjà perdu quatre guerres. La guerre morale, en violant la Charte des Nations Unies. La guerre de la communication en traitant Zelensky de nazi : le président ukrainien, courageux et stratège, est devenu un héros pour le monde entier. La guerre économique, car même les banques chinoises se conformeront à la fermeture de l’accès au dollar et à l’euro, imposée aux banques russes. La guerre diplomatique, en effaçant le sentiment de culpabilité qu’avait Berlin envers Moscou depuis l’opération Barbarossa, ainsi que le désir de neutralité de la Finlande et de la Suède. Pourtant Poutine avait été maintes fois averti, notamment par Emmanuel Macron, qu’il courrait au fiasco en passant l’acte.

    Cinq jours après son agression, Poutine est tombé au plus bas de sa cote internationale. Il n’est plus respecté, ni même craint, comme le montre la décision allemande de livrer des missiles antiaériens portatifs Stinger à la Résistance ukrainienne.

    Cette dégringolade est dû au cumul de trois erreurs de jugement, toutes inspirées par le mépris. Poutine a pensé à tort que les Ukrainiens ne se défendraient pas et que son expédition militaire serait une promenade de santé. Son mépris affichée pour l’UE l’a conduit à sous-estimer la capacité d’union des Européens face au danger. Enfin, sa bunkérisation, loin des élites intellectuelles russes (très opposées à cette guerre), l’a empêché de prendre conseil dans son propre pays.

    Le président français continue à parler à son homologue du Kremlin. Macron a raison car la priorité est d’arrêter le bain de sang entre frères ukrainiens et russes. Poutine a exigé la démilitarisation puis la finlandisation de l’Ukraine, ainsi que la reconnaissance de l’annexion de la Crimée. En utilisant ses blindés, il les a rendues plus improbables que jamais.

    Renaud Girard (Geopragma, 1er mars 2022)

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  • Notre chemin...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Xavier Eman sur la douloureuse affaire ukrainienne.

    Animateur du site Paris Vox, rédacteur en chef de la revue Livr'arbitres et collaborateur de la revue Éléments, Xavier Eman est l'auteur de deux recueils de chroniques intitulés Une fin du monde sans importance (Krisis, 2016 et la Nouvelle Librairie, 2019), d'un polar, Terminus pour le Hussard (Auda Isarn, 2019) et, dernièrement, d'Hécatombe - Pensées éparses pour un monde en miettes (La Nouvelle Librairie, 2021).

     

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    Notre chemin

    Il faut se méfier des réponses simples à des problèmes complexes. Ce serait un truisme affligeant que de dire cela si notre époque n’avait pas en détestation la tempérance, la nuance, la gradation, et même la simple analyse. Notre temps n’aime rien davantage que le manichéisme, l’hystérie et les vociférations.  Chacun est sommé de choisir son héros et de combattre à mort (sur les réseaux sociaux ou les plateaux télé, n’exagérons rien…) pour celui-ci, abandonnant au passage toute bribe d’honnêteté et tout semblant de mesure. Un monde d’idolâtres, de « groupies », de « supporters » sans cervelle, aussi pavloviens qu’agressifs.

    Ainsi, il semble qu’il soit impossible d’être favorable à l’autonomie et l’indépendance ukrainienne sans devenir immédiatement un abject « anti-russe » et, plus grave encore, un horrible « anti-Poutine ». Pourtant, n’étant ni Russe ni Ukrainien, mais Français, c’est une position qui n’a rien d’absurde ni d’intenable, à part, bien sûr, pour les fanatiques (à distance) des deux camps qui semblent s’être trouvés de tristes patriotismes de substitution.

    Dans le monde chaotique et hyper-interconnecté dans lequel nous vivons, où des intérêts immenses et contradictoires s’entrecroisent et des lobbys multiples se concurrencent, il faut être bien présomptueux pour prétendre connaître l’issue et les conséquences concrètes des événements et des crises qui secouent le monde. Souvenons-nous, par exemple,  du drame Yougoslave. Faut-il cracher rétrospectivement sur ceux qui avaient choisi le camp Croate ?

    Face aux nouvelles pythies de facebook et d’instagram, aux Nostradamus de la géopolitique et autres grands spécialistes du billard diplomatique à douze bandes, le militant sincère n’a qu’un choix qui paraît à peu près digne: tenter d’être fidèle à des principes immuables et transcendants et servir les seuls intérêts de son pays.

    Ainsi, au nom de l’anti-impérialisme et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, il convient de défendre le combat des ukrainiens pour vivre dans leur patrie, selon leurs règles, traditions et lois, sans avoir à être les domestiques obligés de leur puissant voisin. Et ce quelques soient les contingences et les circonstances. Est-ce nous qui vivons dans un pays membre fondateur de l’Otan qui allons insulter (ou simplement dénigrer le combat) des nationalistes ukrainiens parce que le leur va peut-être un jour rejoindre cette organisation ? Avons-nous des leçons à leur donner sur la divergence entre le combat mené et les gouvernements qui nous représentent ? Un peu de décence et d’humilité, en ce domaine comme en bien d’autres, ne serait pas superflu…

    Ensuite, au nom des intérêts de la France, il est impérieux de refuser le suivisme Otanesque et la subordination aux Etats-Unis, et il est urgent de rompre avec la criminelle niaiserie de la prétendue  « défense des droits de l’homme » qui n’est que le cache-sexe de la stratégie d’hégémonie américaine.

    Mais, entre deux Empires, nous n’avons pas à choisir notre vassalité.

    C’est avec cette fameuse « troisième voie », qui fait sans doute ricaner les cyniques rebaptisés « réalistes » et « pragmatiques » après un voyage semi-officiel et trois coupes de champagne, qu’il faut renouer, sous peine de disparaître. Car l’époque ne manque pas de gens prêts à se soumettre et à servir le puissant du jour, mais les volontés et les intelligences pour forger notre propre puissance se sont, quant à elles, tragiquement raréfiées.

    Xavier Eman (A moy que chault ! , 23 février 2022)

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  • L'Europe en tant que cible...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Hervé Juvin, cueilli sur son site personnel et consacré aux trois questions auxquelles l'Europe doit impérativement se confronter sous peine d'impuissance stratégique : celle du Brexit et de sa véritable signification, celle de l'Eurasie et celle des Etats-Unis...

    Économiste de formation et député européen, Hervé Juvin est notamment l'auteur de deux essais essentiels, Le renversement du monde (Gallimard, 2010) et La grande séparation - Pour une écologie des civilisations (Gallimard, 2013). Il a également publié un manifeste intitulé France, le moment politique (Rocher, 2018).

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    L'Europe en tant que cible

    Pendant que la mécanique à produire de la règle, de la norme et du règlement fonctionne à plein régime au sein de l’Union européenne, l’Europe est en proie à une guerre qui ne dit pas son nom, livrée par des ennemis qui ne disent pas leur nom et que nul en son sein n’ose désigner.

    Pour que la boussole stratégique ait quelque chance d’être autre chose qu’une machine à cacher le réel, mieux vaudrait sortir du non-dit et regarder en face trois réalités éclatantes.

    D’abord, le Brexit. Le choix incontestable de sortir de l’Union européenne décidée par les Britanniques à une nette majorité à l’occasion d’un referendum marqué par une très forte participation n’a pas été vu pour ce qu’il était et pour ce qu’il entraînait. Ce qu’il était ? Le choix du grand large, le choix d’une puissance maritime rejoignant les États-Unis dans la défiance à l’égard d’un continent qui pourrait disputer aux Anglo-saxons la suprématie mondiale. Ce qu’il entraînait ? La mobilisation de la diplomatie et des services britanniques contre une Union européenne qu’après l’avoir quittée, après s’être jugée mal traitée par les négociateurs européens, la Grande-Bretagne n’a aucune raison de ménager.

    Dans les Balkans comme en Ukraine, en mer Baltique comme dans l’Indo-Pacifique, en Afrique subsaharienne comme aux Proche et Moyen Orients, nous commençons seulement à voir les effets d’un jeu britannique qui retrouve avec bonheur ses constantes ; diviser pour régner, semer les graines de la discorde et de la guerre à l’extérieur pour avoir la paix chez soi, confronter les Unions bricolées à leur inconsistance et à leur faiblesse existentielle. Inutile d’ajouter que l’Union dans ses dérives prête le flanc aux opérations britanniques !

    Ensuite, l’Eurasie. L’avertissement de Mackinder est dans toutes les consciences américaines et britanniques ; qui contrôle l’océan de terre qu’est l’Eurasie contrôle le monde. Chacun connaît la constante de la politique britannique à l’égard du continent ; semer la division et la discorde pour que jamais aucune puissance terrestre européenne ne puisse menacer la suprématie britannique sur les mers ; les familiers de la thèse de doctorat de Kissinger se rappelleront que c’est à une science consommée de l’équilibre européen que Metternich et Castelreagh, avec l’aimable appui de Talleyrand, doivent de rétablir très vite la France de 1815 dans l’intégrité de son territoire afin de prévenir une suprématie de la Russie tsariste incontrôlable — une science qui fera totalement défaut à Woodrow Wilson et aux Alliés quand ils imposeront à l’Allemagne une paix introuvable en 1918.

    Moins nombreux sans doute sont ceux qui distinguent les forces à l’œuvre. Et chacun devrait voir que la sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne a changé le jeu, ce que l’alliance Aukus signifie — pas une affaire de sous-marins, une affaire de puissance dominatrice dont l’Europe est exclue. Ajoutons cette conviction rappelée par Kissinger ; un système ternaire est par nature instable, tôt ou tard les « non -alignés » doivent choisir leur camp. Dans l’affrontement déjà en cours entre l’hyperpuissance américaine fondée sur l’attractivité unique d’un modèle de société qui promettait à chacun d’avoir toutes ses chances, et un « rêve chinois » qui prend une consistance imprévue et largement sous-estimée en Europe, Russie comme Europe sont les variables d’ajustement que ne sont pas l’Afrique, l’Amérique latine ou même l’Inde.

    Tout le jeu anglo-américain consiste à éviter l’émergence d’une Europe libre comme troisième puissance mondiale, une place qui lui reviendrait à bien des égards (à l’exception du militaire), tout en s’assurant que jamais l’Europe ne puisse lier son destin à l’Eurasie et à son indépendance. Cette position suit le mot d’ordre du premier patron de l’OTAN, Lord Jenkins ; «  tenir l’Allemagne en bas et la Russie dehors ». Elle est aussi justifiée par l’attitude de la majorité des pays européens, fort heureux d’avoir financé un luxe social sans équivalent dans le monde en faisant payer leur sécurité extérieure par les États-Unis, et en abandonnant le soin d’y veiller à l’OTAN (la France représentant une partielle et remarquable exception).        

    Enfin, les États-Unis. Tout citoyen d’une Nation européenne sait ce qu’il doit aux États-Unis — ou devrait savoir qu’il leur doit bien moins la victoire sur le nazisme, remportée par la Russie soviétique au prix d’inconcevables sacrifices, que la libération de l’Europe de l’Est du joug soviétique, provoquée par une pression stratégique intense aboutissant à l’explosion interne du régime. Sans guerre, faut-il rappeler à ceux qui s’obstinent à voir dans la Russie une puissance belliqueuse ; un Empire qui se dissout sans conflit est une exception dans l’histoire trop peu signalée. Tout Européen doit aussi savoir que pour l’Europe notamment, les États-Unis ont été une puissance d’ordre et de progrès, maître pendant cinquante ans (jusqu’au bombardements de la Serbie) de la paix sur un continent recru de guerres civiles.

    Mais tout citoyen européen devrait aussi savoir que le moralisme dévoyé qui continue de dominer la posture stratégique américaine — nous le Bien, les autres, le Mal, revu et corrigé par le mouvement LGBT, l’idéologie « Woke » et le racialisme — ne laisse que peu de place au réalisme, à des alliances entre égaux, ou à la définition d’ententes partielles et d’accords limités. « Vous êtes avec nous, ou vous êtes contre nous » ; l’oukaze de Georges Bush jr exprime une position constante de la diplomatie américaine dont les Européens devraient tirer toutes les conséquences ; les États-Unis n’ont pas d’alliés, ils n’acceptent que des supplétifs — ou des mercenaires.

    A l’exception incertaine de la Grande-Bretagne, les pays européens qui se reposent sur l’alliance américaine ne doivent pas s’y tromper ; ils peuvent être requis à tout moment de s’engager dans des guerres qui ne sont pas les leurs, pour des enjeux qui ne sont pas les leurs, au nom de choix qui ne sont pas les leurs, et d’ailleurs qu’ils ne comprennent pas. Et ils sont instrumentalisés par des campagnes de désinformation d’une exceptionnelle violence notamment contre la Russie et désormais contre la Chine, destinée à faire oublier cette réalité ; sur les cinquante ans écoulés depuis la décision de Nixon de suspendre la convertibilité du dollar en or, le plus constant adversaire de l’indépendance européenne et de l’avènement d’une Europe puissance d’équilibre dans un monde multipolaire, aura été les États-Unis, malgré, ou en raison même de la dépendance consentie à leur égard.

    S’il est un thème qui sonne juste dans le discours d’Emmanuel Macron, c’est celui de l’autonomie européenne, au prix d’un effort de défense dont chacun voit qu’il s’inscrit en dehors de l’OTAN — mais un thème qui résonne dans le vide, aucun des États membres de l’Union ne le reprenant à son compte.

    Ces trois facteurs déterminent la situation actuelle ; l’Union européenne est attaquée de l’extérieur. Ceux qui l’attaquent pour la diviser et l’affaiblir sont ses alliés désignés qui entendent la ranger à leurs côtés dans la lutte naissante pour un nouveau partage du monde. La lecture la plus vraisemblable de l’épisode ukrainien est simple ; provoquer la Russie en multipliant les bases américaines à ses frontières immédiates, et en ignorant au nom de grands principes sa légitime préoccupation de sécurité (principe de liberté des alliances et d’immuabilité des frontières, au mépris en Crimée et dans le Donbass ou à Donetzk de la volonté des peuples) a d’abord pour effet d’assurer la dépendance stratégique des pays d’Europe, une dépendance marquée aussi bien par les achats démesurés au complexe militaro-industriel américain que par l’absence totale de sens critique à l’encontre des manipulations de l’information — allant jusqu’à reprocher à la Russie de faire manœuvrer ses troupes sur son propre territoire, mais ignorant la présence coloniale de troupes américaines en Europe !

    Combien de collaborateurs de l’occupation américaine au sein du Parlement européen ? Combien s’empressent de saper les volontés françaises d’autonomie affirmées dans la PFUE au nom des soumissions confortables au parti de l’étranger ?

    Il est clair que l’Union européenne est la grande perdante de l’affaire ukrainienne. Elle en sort marginalisée, dépendante, et apeurée. Il est clair que, malgré les réserves allemandes et françaises, un suivisme européen béat a dégradé les conditions du dialogue stratégique entre la Russie et les pays de l’Union européenne. Et des pays ont accepté les bases américaines et les systèmes d’armes américains qu’ils refusaient jusque là, l’exemple de la Bulgarie parlant de lui-même !

    Comme il est clair que les tensions régionales réveillées à cette occasion, y compris avec la Serbie, la Bosnie et Républika Srpska ou avec l’importation de djihadistes de Syrie vers les foyers de crise européenne préparent déjà les opérations de déstabilisation qui permettront de couper les « Routes de la Soie » et de réaliser ce « containment » de la Chine qui, sous prétexte de « conditionnalité », est l’obsession actuelle des « puissances de la mer » pour diviser, opposer et affaiblir l’Europe.  

    L’Union européenne est sur le reculoir. La haute prétention du Haut représentant, Josep Borrell — représentant de quoi ? — ne fera pas longtemps illusion. En Europe comme en Afrique, aux Moyen et Proche-Orient comme en Asie, l’Union européenne réalise la sentence de Kant ; elle a les mains propres, mais elle n’a pas de mains ! Et répond en écho la question de Staline ; l’Union européenne, combien de divisions ?

    Que ce soit aux Balkans ou dans le Donbass, la Grande-Bretagne et les États-Unis n’auront aucun mal à provoquer les conflits locaux qui feront éclater l’inconsistance stratégique de l’Union. Pour améliorer sa situation, elle doit au plus vite intégrer les conséquences géopolitiques du Brexit, reconnaître sa condition continentale et eurasiatique, accepter qu’à la fois le « toujours plus d’Union » et le bénéfice de l’adhésion à l’Union ne vont plus de soi. Elle doit plus encore reconnaître que l’intérêt national ne commande plus l’adhésion à l’Union comme par le passé. Aujourd’hui, pour nombre de pays et pas seulement à l’Est, entre la sujétion à une Union intrusive et punitive, et la sécurité fournie à bas prix par les États-Unis, le calcul est vite fait !

    D’autant que le Brexit change la stature de l’Union, et son intérêt. D’abord parce que la France demeure la seule puissance dont la diplomatie est mondiale et l’empreinte présente sur cinq continents et quatre océans — oublions même sa force nucléaire. La capacité d’intelligence du monde dont peut faire preuve l’Union n’en sort pas grandie. Le départ de la Grande Bretagne prive l’Union de bien plus qu’un État membre de 60 millions d’habitants ; d’une conscience du monde et d’une présence au monde.

    Est-ce un hasard si les accords de coopération militaire de Lancaster House ont laissé plus de bons souvenirs à nos armées que les accords de coopération franco-allemands ? Ensuite, parce que la dynamique britannique qui a abouti au Brexit donne à réfléchir ; plus la pression post nationale, intégratrice, destructrice des libertés nationales augmente, plus les bénéfices concrets de l’Union doivent être tangibles, plus l’Union doit délivrer de la valeur pour faire passer ses « valeurs » frelatées — la dissolution des Nations qui livre les peuples sans résistance aux élites du capital. Des Pays-Bas à la Pologne et de la Grèce à la Bulgarie, chaque Nation fait la balance des coûts et des bénéfices, chaque Nation compare les coûts de l’Union et ses avantages. Voilà ce qui est en jeu derrière les débats avec le groupe de Visegrad, et voilà ce qui devrait rendre prudente l’Union dans ses menaces et ses sanctions à l’encontre de la Pologne et de la Hongrie.

    Car elles sont loin d’être seules à se poser la question ; cette Union qui prétend décider d’un modèle de société et d’un type de vie, où en sera-t-elle demain ? Le Pacte de Migration, la soumission au lobby LGBT, les injonctions touchant aux mœurs et à la parentalité n’ont jamais été dans les traités. Le coup d’État permanent qu’entendent conduire les Cours européennes insulte l’histoire et la civilisation européennes. Et les Nations européennes sont nombreuses à envisager une réponse détonante ; si la sécurité extérieure est fournie par les États-Unis à bas prix, si les accords commerciaux sont mondiaux, globalisés et le marché intérieur européen inconsistant, le rapport coût-avantage ne joue plus en faveur de l’Union. Un Polexit, avant et avec d’autres, devient d’autant plus possible que la diplomatie britannique et l’empreinte américaine se font plus présentes, plus engageantes et plus pressantes.

    Et l’alliance de la diplomatie britannique et de l’argent américain peut faire merveille en ce domaine. La boussole stratégique en parlera-t-elle ? Nous vivons un moment semblable à celui de 1974, quand tout le poids des États-Unis se porta sur une Europe qui faisait semblant de diverger de la voie qui lui était tracée, entre Michel Jobert, Willy Brandt, Edward Heath, et qu’une autre génération de dirigeants, dont Valéry Giscard d’Estaing, ramena bien vite à la soumission. La Communauté européenne avait vécu son moment gaullien ; il reviendra aux travaillistes d’abord, puis aux socialistes, de la plier à l’agenda américain.   

    Le grand jeu qui oppose la Chine et les États-Unis lui aussi va peser lourd sur l’Union. Bien sûr, les États-Unis souhaitent isoler, contrôler et enrôler l’Union dans leur combat, comme ils l’expriment sans fards avec cette « conditionnalité » généralisée des échanges qui est un autre nom du protectionnisme intelligent. Mais il faudrait être naïf pour s’enfermer dans la vieille équation ; «  les ennemis de mes ennemis sont mes amis ». La Chine elle non plus ne fait pas preuve d’un immense respect pour la souveraineté des Nations européennes, comme elle le montre face à la Lithuanie, elle ne manifeste pas une admiration révérencielle pour l’Union, et son soutien à l’affirmation d’une Europe puissance est pour le moins réservé.

    La réalité est que la Chine s’accommode bien du face à face avec les États-Unis, et de la simplicité d’un système binaire qui conduit au partage du monde — toute la question étant ; qui contient l’autre, des États-Unis qui multiplient les bases militaires et les laboratoires de guerre biologique aux confins de la Russie (Géorgie, Bulgarie, etc.) ou de la Chine qui étend ses « Routes de la Soie » à l’Argentine et à l’Équateur ? Les provocations américaines en Ukraine ont eu pour premier effet que la Russie tourne le dos à l’Union européenne et même, qu’elle ferme ses portes à ses vieux interlocuteurs qu’étaient la France et l’Allemagne — mieux vaut parler au maître qu’au serviteur, doit penser le Kremlin.

    Ont-elles un autre objectif que l’abaissement de l’Europe, aussi bavarde qu’impuissante ? Et la Chine ne peut que se réjouir du reclassement en cours depuis bientôt quinze ans, qui attire la Russie à l’Est et fait du Pacifique le cœur géopolitique du moment. L’Union européenne comme la Russie devraient se souvenir qu’à l’origine, le rapprochement sino-américain s’est fait contre l’Union soviétique, et que l’histoire coloniale oppose bien davantage la Chine à l’Europe et la Russie qu’à des États-Unis qui ont longtemps soutenu la lutte anticoloniale puis antisoviétique de la République populaire de Chine !        

    Dans le grand jeu du renversement du monde qui s’engage, l’Europe est une cible. Comme l’industrie automobile allemande a été une cible désignée à maintes reprises par Donald Trump, désormais réduite à dépendre à 80 % des USA pour le soft et à 80 % de la Chine pour les batteries. Comme l’industrie européenne et d’abord française de l’armement est une cible, qui doit être privée de sa capacité à exporter des matériels non soumis aux contraintes américaines — et la coalition allemande de s’y employer. Le mode de vie européen est une cible, que les Verts émargeant aux Fondations américaines agressent avec une énergie punitive que rien ne justifie sur le continent le plus respectueux de l’environnement qui soit, et qui a vu la pollution dans ses villes se réduire par un facteur 5 en cinquante ans (d’où l’absurdité des mesures qui frappent des millions d’automobilistes) !

    Le commerce européen est une cible, qui doit se plier aux conditions imposées par Washington, aux embargos et sanctions unilatérales frappant les pays non alignés, et à la dictature financière des géants de Wall Street et de la City. L’Europe doit être réduite à la dépendance du GNL américain, donc Nordstream2 doit être coupé et plus encore, le nucléaire Européen doit être fragilisé pour que la précarité énergétique réduise l’Europe à l’obéissance. L’Europe est une cible, et tout l’intérêt de la manœuvre ukrainienne est d’avoir réduit à rien le dialogue stratégique de l’Europe avec la Russie, malgré les efforts pour une fois méritoires d’Emmanuel Macron et les arrière-pensées manifestes de l’Allemagne.

    Qui a envie de dépendre du gaz de schiste et du GNL américain ? Le recul stratégique de l’Europe est considérable, et il faudra des années pour le rattraper. La Chine a pris conscience de la faiblesse et de l’inconsistance européenne ; qu’il lui sera facile de diviser pour régner ! La Russie ne croit plus que soit utile le dialogue avec l’Europe, et l’Europe ne mesure pas ce qu’elle a perdu en souscrivant aux manipulations américaines — et d’abord, tout respect pour son intelligence stratégique.

    Car voilà le vrai jeu, le grand jeu du moment. La recomposition de l’Eurasie est en cours. Elle est d’importance mondiale. Aukus en est un signe, comme en sont tant d’autres, par exemple ces « five eyes » dont la France est exclue. L’arbitraire des sanctions économiques et commerciales comme celui des embargos, la menace de rupture des relations financières à travers Swift, comme la montée en puissance des contrats en yuan gagés sur le marché de l’or de Shanghaï (de l’or physique, pas du papier or !), ont pour effet de coaliser les cibles, des cibles qui représentent les deux tiers de la population et la moitié de l’économie mondiale.

    Et le moment est venu pour chaque Nation d’Europe de s’interroger ; son intérêt est-il de rester lié à un système parasité par les monopoles et par une finance tentaculaires, qui se mue en économie de rente, et à une puissance qui ne sème que le chaos et la destruction sur son passage, ou bien de se tourner vers le soleil qui se lève à l’Est, et promet à l’Europe le beau destin d’une puissance d’équilibre, capable de faire la balance entre toute puissance qui entendrait dominer le monde, capable de se tenir debout, et fière, et seule, entre terre et mer, entre Est et Ouest, sans dépendance, sans soumission, et sans collaboration ?

    Hervé Juvin (Site officiel d'Hervé Juvin, 18 et 20 février 2022)

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  • Pologne, Hongrie… Et bientôt France ? Manifeste pour une alliance des conservateurs au Parlement européen

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de David Engels, professeur à l’université libre de Bruxelles et à l’Instytut Zachodni à Poznań, et de Krzysztof Tyszka-Drozdowski, analyste dans une agence gouvernementale polonaise, consacré au besoin d'une union politique des populistes et conservateurs européens pour transformer l'Europe en puissance géopolitique indépendante.

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    Sommet des droites populistes et conservatrices à Madrid, le 29 janvier 2022

     

    Pologne, Hongrie… Et bientôt France ? Manifeste pour une alliance des conservateurs au Parlement européen

    Les partis conservateurs les plus importants de l’Europe ont enfin trouvé un accord de principe sur leurs valeurs et leur future collaboration – un accord qui pourra bientôt se manifester en une alliance politique au sein du Parlement européen. Certes, cette alliance pourrait devenir l’une des formations les plus fortes de cette assemblée ; néanmoins, vu la configuration politique actuelle, il y a peu d’espoir de rompre le “cordon sanitaire” et de passer d’une opposition de principe vers la réforme fondamentale dont ont si besoin les institutions européennes à la dérive.

    Assurément, la Pologne et la Hongrie montrent de jour en jour les succès qu’un gouvernement patriotique et conservateur peut remporter, mais la pression à laquelle elles sont soumises est telle que leur influence sur l’évolution de l’Europe reste restreinte. En revanche, une victoire électorale du RN (ou du mouvement d’Éric Zemmour en France) ou des deux partis conservateurs en Italie pourrait avoir l’effet d’une avalanche. Bien sûr, tout comme naguère aux États-Unis après l’élection de Donald Trump, le deep state et les élites bien-pensantes feront tout leur possible pour saboter un tel gouvernement, et surtout en France, il sera difficile d’apporter un changement sans majorité parlementaire. Néanmoins, l’ébranlement de l’ordre mondialiste serait considérable, surtout s’il s’inscrivait dans la logique d’une étroite collaboration avec les autres partis et gouvernements conservateurs en Europe.

    Dans le cas de la France, cela signifierait surtout de se tourner vers la Pologne – enfin, l’on serait tenté de dire, car le relatif désintérêt des élites conservatrices pour le gouvernement polonais actuel est une erreur tactique importante. Quels pourraient être les enjeux et perspectives d’une telle potentielle coopération entre le PiS polonais et la droite patriotique française, surtout en vue du dédoublement actuel des candidats présidentiels de cette dernière et de l’incertitude idéologique qui est en train de s’y installer ?

    Évolution interne

    Pendant longtemps, les conservateurs européens ont été si fractionnés qu’il serait pertinent de se demander si le terme même de “conservateur” a encore un sens. Souverainisme contre occidentalisme, russophilie contre atlantisme, christianisme contre laïcité, libéralisme contre chrétien-socialisme – le conservatisme est un univers à part avec des divisions internes souvent plus marquées que celles, largement feintes, entre la “gauche” et la “droite” bien-pensantes. Sera-t-il possible de surmonter ces divisions historiques, exacerbées bien souvent par de vieilles rancunes historiques entre factions, partis et États ? Oui, mais il y a un prix à payer : celui d’enterrer une série de ressentiments (et d’espoirs) afin de focaliser toute l’énergie sur les points essentiels à la victoire politique.

    La Pologne constitue un excellent exemple pour cette démarche, et les choix idéologiques du gouvernement actuel semblent pouvoir constituer une inspiration réaliste et pragmatique pour les autres partis conservateurs en Europe.

    Ainsi, la Pologne a opté pour l’euroréalisme : au lieu de viser une dissolution de l’Union européenne (qui ne mènerait qu’à l’émergence des vieilles asymétries politiques européennes et serait d’ailleurs fortement impopulaire chez le citoyen), la Pologne préfère miser sur une réforme fondamentale des institutions, et considère la coopération dans des domaines comme la défense, la politique migratoire, l’infrastructure, la lutte contre la criminalité, la recherche ou l’harmonisation économique et légale comme essentielle.

    Dans le domaine identitaire, la Pologne insiste sur l’importance de l’héritage chrétien, et considère la laïcité telle qu’elle est pratiquée en France, c’est-à-dire avec un biais clairement anti-chrétien et islamophile, comme une impasse : seule la défense d’une forte culture nationale ancrée dans une attitude positive face aux valeurs spirituelles du passé pourra permettre d’éviter l’atomisation résultant de la doctrine multiculturaliste. Dans le domaine économique, finalement, la Pologne insiste sur l’obligation de l’État de protéger le citoyen contre les dérives de l’ultra-libéralisme et a lancé un programme social d’une grande envergure afin de protéger les classes inférieures et moyennes.

    Ajoutons à cela une position extrêmement claire sur la migration, l’idéologie LGBTQ, l’avortement, le natalisme et l’euthanasie ; il devient rapidement clair que le gouvernement polonais a mis en place depuis de nombreuses années déjà une politique correspondant en de nombreux points aux revendications des conservateurs français. Une alliance approfondie entre le parti le plus fort de la droite française et le parti gouvernemental polonais pourrait donc être hautement intéressante pour les deux côtés afin de constituer un moteur puissant de la nouvelle alliance conservatrice européenne.

    Équilibre politique en Europe

    À première vue, la droite française devrait donc avoir tout en commun avec les conservateurs polonais. Nous sommes d’accord sur les échecs de l’Union européenne. Nous sommes d’accord sur la question de l’immigration. Nous sommes d’accord pour dire que le libéralisme est, comme l’exprime John Milbank, une erreur anthropologique, car la communauté doit primer sur les désirs de l’individu, élevés aujourd’hui au rang d’absolu. Nous sommes d’accord pour dire que les individus se développent pleinement à travers la communauté et non en dehors d’elle, que le bonheur dépend de l’enracinement, alors que le déracinement et le reniement du passé le sapent. Pourtant, malgré ces points communs, il n’y a pas seulement une pomme de discorde – la Russie –, mais bien une deuxième : l’Allemagne.

    La question russe est évidente : de nombreux intellectuels français entretiennent une vision romantique de la Russie, remontant au XIXe siècle et alimentée par le conservatisme patriotique de Vladimir Poutine. S’il est vrai qu’idéologiquement ce dernier peut sembler a priori plus en phase avec une vision traditionaliste du monde que la politique poursuivie par le gouvernement américain actuel, les Français feraient bien de ne pas fermer les yeux sur le côté obscur du gouvernement de Poutine dont la corruption défie toute comparaison, où les dissidents ne sont pas seulement privés de leurs comptes twitter et Facebook, mais aussi de leur liberté, et qui poursuit un agenda expansionniste et hégémonique, clairement opposée à l’inviolabilité des frontières si fondamentale pour l’équilibre européen – et si vitale pour la survie d’États comme la Pologne, le Bélarus, l’Ukraine et les pays baltiques. Dès lors, un compromis entre conservatisme polonais et français ne sera possible que sur la base d’une équidistance entre Est et Ouest.

    Cette équidistance se heurte à la deuxième pomme de discorde : l’Allemagne. Il est incontestable que l’Allemagne est (re)devenue le pouvoir hégémonique en Europe. Or le plus grand allié de la Russie en Europe n’est pas la France mais l’Allemagne. Un seul exemple, le plus récent : ce n’est pas la France qui a construit Nord Stream II. Il est vrai que les Français ont une vision romantique de la Russie, mais l’élite française vit surtout dans une illusion sur l’Allemagne. Le couple franco-allemand est une expression qui n’est utilisée que dans l’Hexagone ; les Allemands ne l’utilisent jamais.

    Ainsi, c’est l’Allemagne d’Angela Merkel qui a fait éclater le règlement de Dublin sur les immigrés, lorsque la chancelière a fait venir, sans demander l’avis de personne – et surtout sans tenir compte des peuples européens –, la vague d’immigrés qui a inondé l’Europe ; c’est l’Allemagne de Merkel qui a rejeté le projet de taxe européenne sur les géants du numérique, proposé par Bruno Le Maire, afin d’éviter une hausse des droits de douane sur les voitures allemandes ; c’est l’Allemagne qui a imposé une politique d’austérité ruinant durablement le sud du continent afin de pouvoir bénéficier d’un euro (allemand) sous-évalué et imposer son hégémonie industrielle ; c’est l’Allemagne qui est en train d’imposer à l’Europe son agenda idéologique écolo-gauchiste par le biais du Green deal d’Ursula von der Leyen, etc.

    Certes, il ne faut pas tomber dans le piège du nationalisme, car l’hégémonie allemande sur l’Europe a cette particularité qu’une grande partie des Allemands sont bel et bien persuadés d’être exploités par cette même Europe, allant même jusqu’à souhaiter la sortie de l’UE.

    Ils n’ont pas tort : tout ce pouvoir politique et économique cumulé par l’élite allemande ne bénéficie nullement au citoyen allemand dont la fortune médiane est de loin inférieure à celle de la plupart de ses voisins, mais alimente une machinerie politico-économique bien distante du commun des mortels. Ainsi, le contribuable allemand est réquisitionné pour financer les subsides européens versés en grande partie à des États à l’est de l’UE – mais les surplus générés là-bas ne reviennent pas seulement en grande partie à l’Allemagne, mais y enrichissent essentiellement banques, multinationales et holdings qui mettent ces gains en sécurité hors Europe.

    Dès lors, il est grand temps pour les conservateurs européens de reconnaître cette asymétrie et de tenter de la résoudre. Puisque, dans la situation politique actuelle, une restructuration volontaire de l’économie allemande semble exclue, la France ferait bien de se rappeler l’éternelle tradition française qui, de l’Ancien Régime à de Gaulle, a cherché à faire en sorte que l’Europe ne tombe jamais sous l’hégémonie d’une seule puissance. La France a exercé sa plus grande influence sur les événements du continent lorsqu’elle a rassemblé autour d’elle des États qui voulaient rester libres et ne voulaient pas de l’hégémonie d’un autre. Aujourd’hui, cette politique doit être recréée. La France seule est trop faible pour décider du sort du continent, tout comme la coalition d’Europe centrale. Une alliance entre Paris et les petites et moyennes nations restaurera une Europe des patries, dans laquelle l’Allemagne pourra trouver une place plus favorable à l’équilibre des pouvoirs et plus juste par rapport au contribuable.

    Recouvrir la souveraineté économique, numérique et énergétique

    L’idée de la souveraineté européenne n’appartient pas à Macron. C’est une idée gaulliste, car nous devons voir en de Gaulle le vrai père de l’Europe unie, plus encore que dans ceux que nous avons salués, à la mode américaine, comme des pères fondateurs. Aujourd’hui, tous les populistes et conservateurs européens intelligents devraient être gaullistes.

    L’Europe ne deviendra pas une puissance géopolitique indépendante tant qu’elle ne retrouvera pas sa souveraineté énergétique, industrielle et numérique. Cependant, cette souveraineté se heurte à des barrières idéologiques. L’énergie nucléaire, qui est le moyen le plus rapide de parvenir à la décarbonisation – comme l’a montré l’expérience de la France ou de la Corée du Sud – inspire encore des craintes, alimentées par un radicalisme vert désuet datant d’il y a 50 ans. Les progrès en matière d’énergie nucléaire sont freinés par une hystérie idéologique sanctionnée par les déclarations du gouvernement Merkel. Le New Green Deal doit être orienté vers le développement et la modernisation, et non vers le démantèlement de l’industrie européenne et l’abaissement du niveau de vie.

    Nous devons nous opposer à une écologie punitive qui veut non seulement nous priver du mode de vie européen, mais étouffer également toutes les forces de développement. Dans le même temps, il est nécessaire de prendre conscience que l’économie post-industrielle est un mythe, et que quiconque y croit se condamne à la faiblesse. L’Allemagne n’y a jamais cru, elle a conservé sa base industrielle et c’est d’elle que découle sa puissance économique, bien qu’elle soit de plus en plus mise en cause par l’idéologie suicidaire des Verts et de la gauche qui sonnerait non pas seulement le glas de l’Allemagne elle-même, mais de toute l’Europe. Une politique de réindustrialisation réfléchie à l’échelle du continent, liée à une large coopération sur les grands projets, est une condition de la souveraineté européenne. Pour la restaurer, il faut ramener les fabricants européens en Europe par des mesures incitatives et contraignantes. Il ne s’agit pas seulement de croissance économique mais aussi de sécurité. Pendant la crise du virus chinois, nous avons vécu ce que signifiait le déplacement des chaînes d’approvisionnement vers l’Asie : pas de masques, pas de médicaments essentiels. Il s’est révélé qu’il n’y avait même pas une seule usine de paracétamol en Europe.

    La reconquête de la souveraineté numérique ne passera pas seulement par un financement accru de la R&D et la création d’un réseau européen de coopération dans ces domaines. Un protectionnisme raisonnable doit être proposé, sans lequel les équivalents européens des GAFAM ne verront pas le jour.

    Parallèlement au protectionnisme visant à créer des géants européens du numérique, la situation des travailleurs européens doit être reconsidérée. La pression à la baisse sur les salaires ne cessera pas si nous n’arrêtons pas l’immigration. Les travailleurs européens sont notre priorité, c’est pourquoi la préférence européenne est à introduire. Ceux qui sont nés en Europe, dont les pères ont construit notre civilisation, ont le droit de travailler à son avenir.

    Les avantages d’une alliance conservatrice européenne centrée sur l’axe Paris-Varsovie paraissent donc évidents, et il serait à souhaiter que non seulement les hommes politiques, mais aussi les intellectuels et académiques conservateurs, puissent approfondir leurs contacts et lancer des échanges bilatéraux aboutissant en des projets stratégiques concrets. Le modèle polonais, nous en sommes persuadés, pourrait servir d’inspiration pour clarifier les dissensions internes à l’intérieur de la droite patriotique française.

    L’un des points les plus urgents d’une telle coopération serait d’approfondir la collaboration dans le domaine médiatique et académique, car de part et d’autre, les opinions sur les partenaires conservateurs voisins restent fortement dominés par les préjugés et diffamations véhiculés par les médias mainstream clairement orientés à gauche et les “experts” universitaires également biaisés : le citoyen ne pourra estimer la vérité sur les enjeux et acteurs des défis contemporains que s’il dispose d’une information de qualité et sans déformation idéologique.

    Nous, les autres conservateurs européens, nous avons attendu trop longtemps, raté trop d’occasions. Nous savons tous que ce n’est que si nous sommes unis que nous pourrons relever les défis du monde multipolaire. Nous ne pouvons nous rassembler ni sur la base d’illusions idéologiques, ni sur la base de faux calculs. Il serait naïf de penser que rien ne nous divise. Ce serait cependant une grande erreur de ne pas saisir le potentiel de ce qui nous unit.

    David Engels et Krzysztof Tyszka-Drozdowski (Visegrád Post, 16 février 2022)

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  • La navrante crise russo-ukrainienne...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Gérard Dussouy, cueilli sur Polémia et consacré à la crise ukrainienne. Professeur émérite à l'Université de Bordeaux, Gérard Dussouy est l'auteur de plusieurs essais, dont Les théories de la mondialité (L'Harmattan, 2011) et Contre l'Europe de Bruxelles - Fonder un Etat européen (Tatamis, 2013).

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    La navrante crise Russo-Ukrainienne

    Quels que soient les sentiments ou les affinités que l’on peut éprouver envers l’Ukraine ou la Russie, et quelles que soient les responsabilités que l’on peut imputer à l’une ou à l’autre dans la crise qui les voit s’affronter,  leur différend est lourd de conséquences pour elles-mêmes et pour l’Europe. Le risque principal est l’enlisement dans un schéma géopolitique de type « néo-Guerre froide » dans lequel les Américains et certains dirigeants européens timorés cherchent à l’entraîner. L’esprit de croisade des Démocrates américains est toujours de mise, comme on le constate avec Biden. Mais surtout, en raison de la nouvelle polarisation mondiale sur le Pacifique, les Etats-Unis maintenant obsédés par la Chine entendent conserver le contrôle de l’Europe et empêcher, à tout prix, son éventuel rapprochement avec la Russie. Leur opposition virulente au gazoduc germano-russe de la Baltique en est la parfaite illustration.

    Russie et Europe, dos à dos, face au reste du monde

    Le bouleversement des rapports de forces mondiaux, et par conséquent des positionnements des États les uns par rapport aux autres, est total. Il concerne la Russie et l’Europe de la même manière. En effet, c’est toute l’organisation de l’espace planétaire qui a été transformée par le déplacement du centre du monde depuis l’Atlantique Nord vers le Pacifique Nord. Une translation qui est à mettre en rapport, bien entendu, avec la compétition pour l’hégémonie qui a débuté entre les États-Unis et la Chine. Et au milieu de laquelle les États européens ne sont plus que des enjeux, parce qu’aucun d’entre eux, pas même la Russie, ne peut prétendre à la puissance globale. Par ailleurs, les changements profonds, qu’ils soient démographiques ou culturels, qui affectent la géographie humaine mondiale, lancent à tous les Européens, de l’Est comme de l’Ouest, des défis communs immenses pour les décennies qui viennent.

    De sorte que la nouvelle configuration mondiale fait des deux voisins que sont l’Europe et la Russie, deux « alliés naturels » face au reste du monde. Il se trouve que la topologie géopolitique (c’est-à-dire la position des États dans le système spatial mondial) s’associe maintenant- c’est la nouveauté- à la topographie géopolitique (c’est-à-dire la continuité territoriale, et l’absence d’obstacles naturels) pour suggérer à tous les Européens un réalisme politique qui dépasse les idéologies et les ethnocentrismes.

    Le jeu mondial est, désormais, entre les mains des USA et de la Chine. Les États européens, Russie comprise, malgré tout le mérite de son président, ne sont plus que des puissances petites ou moyennes, au mieux des puissances régionales. La comparaison est écrasante comme le montrent ces quelques chiffres (SIPRI) de 2019 : 19 390 milliards de dollars de PIB pour les USA, 12 014 pour la Chine et 1527 milliards pour la Russie ; 600 milliards de dollars pour le budget militaire américain, 216 milliards pour le chinois et 69 milliards pour le russe. Ce même budget est de 57 milliards de dollars pour la France et de 41 milliards pour l’Allemagne. Si l’économie germanique est brillante, celle de la France l’est moins et celle de la Russie encore moins

    Au fond, pour faire image, l’Europe et la Russie sont face au reste du monde comme deux duellistes de l’ancien temps qui se retrouvent entourés de spadassins, lesquels en veulent à chacun d’eux. Il ne leur reste plus qu’à s’entendre, et dos à dos, à se défendre mutuellement, sachant que tout mauvais coup porté par l’un des deux à l’autre se retournerait contre lui-même. C’est déjà ce qui arrive à cause de l’Ukraine.

    Comment sortir de l’impasse ?

    L’impasse actuelle incombe aux deux parties en présence. D’un côté, il y a l’incurie diplomatique et stratégique de l’Union européenne et de tous les dirigeants des États européens, tous incapables de mener une véritable réflexion géopolitique. Au lieu de faire de l’Ukraine un « pont » entre l’Europe et la Russie, ils en ont fait une pomme de discorde aux dépens des Ukrainiens eux-mêmes. Car il ne fallait pas présenter l’association de l’Ukraine à l’UE comme une victoire sur la Russie, et emboiter le pas des États-Unis en laissant entendre que cette association était l’antichambre à une adhésion à l’Otan! Une organisation qui devrait avoir été dissoute depuis belle lurette, à la suite de celle du Pacte de Varsovie. Du côté de la Russie, le complexe ancien de l’encerclement perdure et les maladresses occidentales ne font qu’aviver un nationalisme épidermique, tandis que l’on a du mal à cerner les préjugés et les arrière-pensées de Moscou dans tout ce qui a trait à l’Europe. Cette crise est assez désespérante parce qu’elle est avant tout d’origine idéologique et qu’elle défie la rationalité géopolitique. Elle renvoie aux querelles nationalistes du siècle dernier sur des enjeux passablement dérisoires dans le nouveau contexte mondial.

    Comment en sortir, alors même que l’on est, peut-être, à la veille d’un nouvel affrontement ? Avec les provocations et les surenchères des uns et des autres et les interférences internationales cela semble possible. Pour éviter sinon le pire, mais pour empêcher tout au moins une nouvelle déchirure du continent européen, il serait judicieux que les protagonistes les plus concernés recherchent le compromis sur la solution la plus équitable et la plus efficace possible.

    D’une part, il serait temps que l’Ukraine admette, et les Européens avec elle,  le retour de la Crimée à la Russie, à laquelle elle a toujours appartenu depuis qu’elle l’a reconquise sur les Turcs. En dépit du caprice, au milieu du siècle dernier, du potentat soviétique, ukrainien d’origine, Nikita Khrouchtchev. Dans cette même perspective l’Union européenne se devrait de tempérer le président ukrainien et de conditionner l’adhésion de l’Ukraine à son espace, tout en rejetant son entrée dans l’Otan, à un accord avec la Russie, avec laquelle, dans le même temps les termes du partenariat existant, mais presque lettre morte, seraient revus. D’autre part, et en contrepartie, les Européens sont en droit d’attendre de la Russie plus de clarté sur la façon dont elle appréhende ses rapports avec eux-mêmes, et plus de rigueur dans les engagements commerciaux. Elle a d’ailleurs tout à y gagner sachant que ses ressources financières sont limitées et que sa dépendance de la Chine dans ce domaine se paiera, tôt ou tard, au prix fort. La garantie assurée d’un approvisionnement énergétique continue des Européens est en la matière une clause attendue.

    Cependant, toute grande perspective géopolitique et tout espace de négociations ont, en toutes circonstances, leur pierre d’achoppement ; en l’occurrence le Donbass. Car c’est sur cette région frontalière et binationale que se cristallisent les inimitiés. Etant donné que l’Ukraine a refusé la solution fédérale ou celle d’un statut spécifique et qu’une rectification des frontières est considérée comme impraticable ou comme dangereuse à envisager, les protagonistes vont avoir du mal à trouver une issue à leur différend. On ne peut que le regretter car c’est la constitution d’un grand espace européen, dont il est légitime d’attendre des solutions aux immenses problèmes qui n’ont pas fini de se poser, qui est mise entre parenthèses ou même écartée.

    Si heureusement rien d’irréparable n’arrive, il reste à espérer dans les temps qui viennent un changement positif dans les perceptions mutuelles,  lui-même dicté par le renversement du monde. À l’européanité renouvelée de la Russie, imposée par la montée en puissance de la Chine et de tout l’Orient, répondrait alors l’abandon de la représentation occidentalo-centrée du monde des Européens de l’Ouest.

    Gérard Dussouy (Polémia, 11 février 2022)

    Lien permanent Catégories : En Europe, Géopolitique, Points de vue 0 commentaire Pin it!