Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Géopolitique - Page 15

  • Quelle stratégie au Sahel...

    Après la mort de cinq soldats français, tués en opération au cours des derniers jours, nous reproduisons ci-dessous deux points de vue consacrés à la stratégie de la France au Sahel et au devenir d'une opération militaire débutée il y a près de huit ans, l'un de Renaud Girard, journaliste au Figaro, spécialiste des conflits armés, cueilli sur le site de Geopragma, et l'autre de Bernard Lugan, historien et africaniste, cueilli sur son blog.

     

    Barkhane 2020.jpg

     

    Repenser notre stratégie au Sahel

    Cela fait maintenant huit ans que l’armée française est déployée au Sahel. Dans la seule semaine chevauchant le jour du nouvel an 2021, cinq de ses soldats y ont trouvé la mort. Ils furent tués à l’est du Mali, par ces bombes artisanales cachées sous le sable des pistes, qu’on appelle IED (Improvised Explosive Devices) dans le jargon militaire, depuis les dernières interventions occidentales en Afghanistan et en Irak.

    Huit années, c’est déjà plus long que la guerre d’Algérie. Les résultats en matière de stabilisation régionale ne sont pas éblouissants, c’est le moins qu’on puisse dire. C’est un dossier où il vaut mieux éviter les y a qu’à et les faut qu’on, car personne ne possède de potion miracle pour garantir la réussite des interventions occidentales en terre d’islam. Il serait absurde de précipiter le départ des forces françaises, car elles sont aujourd’hui les seules à empêcher que le Mali, ancienne colonie de l’Afrique occidentale française, vaste comme deux fois et demi l’hexagone, se transforme en sanctuaire pour djihadistes internationalistes.

    Mais, au bout de huit ans sans résultat patent, ne convient-il pas de regarder la situation en face, afin de repenser notre stratégie ?

    Provoquée par l’intervention militaire franco-britannique du printemps 2011, la chute brutale du régime Kadhafi a aggravé une situation économique et sécuritaire déjà très précaire dans la région sahélienne. Les stocks d’armes de la Libye se sont retrouvées aux mains de milices incontrôlables professant l’islamisme, s’enrichissant du trafic de la drogue et des êtres humains, et profitant du sanctuaire du sud algérien.

    Au Mali, on peut se demander aujourd’hui s’il n’y a pas un lien entre l’arrivée dans le sud libyen de djihadistes syriens mercenaires de la Turquie et l’intensification des attaques par IED. Une chose est sûre : la région intéresse le président Erdogan, qui a proposé au Niger, il y a six mois, d’y installer une base militaire.

    Suite au sommet de Pau de janvier 2020, où les pays du G5 Sahel (Mauritanie, Mali, Burkina, Niger, Tchad) ont manifesté leur souhait du renforcement de la présence française, 5000 soldats français sont aujourd’hui déployés dans la région, aidés de plus en plus efficacement par 5000 soldats sahéliens, incapables cependant aujourd’hui de prendre le relais. Le Mali dispose en outre des forces onusiennes de la Minusma, 13000 hommes, statiques, mais dont le rôle reste essentiel pour la stabilité d’un pays dépourvue de réelle administration. 

    Malgré ces déploiements militaires, la perspective sécuritaire ne s’est guère améliorée au Mali, car les problèmes de fond n’y ont pas été réglés. C’est un pays artificiel, où les Touaregs du nord n’acceptent pas d’être gouvernés par les Noirs du sud, qui furent jadis leurs esclaves. Les idéologues islamistes ont su instrumentaliser à leur profit ces revendications anciennes. Aux exactions islamistes se sont ajoutées les luttes interethniques dans la boucle du Niger, notamment entre Peuls et Dogons, entre pasteurs et agriculteurs. L’armée malienne s’est montrée autant incapable de détruire les groupes djihadistes que de désarmer les milices d’autodéfense ethniques. On retrouve le même problème au nord du Burkina Faso.

    Les pays de l’UE apportent une aide au développement d’un milliard d’euros au Sahel, mais leurs hommes ne sont pas prêts à venir y mourir aux côtés des soldats français. La France parvient à tuer un certain nombre de chefs djihadistes plus ou moins médiatisés, sans parvenir à dissuader de nouvelles vocations. Dans la population, la perception de soldats étrangers en armes est forcément fluctuante : ils peuvent passer très rapidement du statut de protecteurs à celui d’occupants. Ils deviennent des boucs-émissaires s’ils se révèlent incapables de maintenir la paix civile, quand bien même son viol résulte de facteurs locaux totalement extérieurs à eux.

    La France a-t-elle vocation à redevenir le gendarme du Sahel, ce qu’elle fut de 1890 à 1960 ? Voici la question qu’il faut se poser avant de repenser notre stratégie. N’est-il pas temps de prévenir les Etats africains qu’il leur appartient de gérer leur sécurité et que l’armée française ne restera pas éternellement sur le terrain pour les protéger ? Un coup de main occasionnel, oui. Une protection parentale ad vitam aeternam, non ! Ce sont des configurations dynamiques qui conviennent à l’armée française sur le terrain africain. Pas des configurationsstatiques, car elles finissent fatalement par être perçues comme de l’administration coloniale.

    Au Sahel, il faut élaborer une stratégie de sortie progressive, reposant sur la montée en puissance des armées africaines, laquelle passe d’abord par de la formation, française mais aussi européenne. En Afrique, aide ton ami à se défendre. Mais si tu persistes à le faire à sa place, tu lui rendras à long terme le plus dangereux des services.

    Renaud Girard (Geopragma, 5 janvier 2021)

    Soleil noir.png

    Mali : allons-nous continuer encore longtemps à faire tuer nos soldats parce que les décideurs français ignorent ou refusent de prendre en compte les réalités ethno-politiques locales ?

    C’est très probablement en représailles de la mort de Bag Ag Moussa, un des principaux adjoints du chef touareg Iyad ag Ghali tué par Barkhane le 10 novembre 2020, que deux Hussards de Chamborant (2° de Hussards), ont perdu la vie le samedi 2 janvier, à quelques kilomètres de la base de Ménaka, quand leur VBL (véhicule blindé léger) a sauté sur une mine.

    A la différence de la mort de nos trois hommes du 1° Régiment de Chasseurs de Thierville survenue le lundi 28 décembre, au sud de Gao, l’explosion qui a provoqué celle des deux Hussards s’est produite plus au nord, dans une région qui était devenue « calme », les décideurs français semblant avoir enfin compris qu’ici, nous ne sommes pas face au même jihadisme que plus au sud. Comme je ne cesse de le dire depuis des années, et comme je le montre dans mon livre Les Guerres du Sahel des origines à nos jours, ici, le conflit n’est en effet pas à racine islamiste puisqu'il s’agit d’une fracture inscrite dans la nuit des temps, d’une résurgence ethno-historico-économico-politique touareg conjoncturellement abritée derrière le paravent islamiste.

    Pour bien comprendre la situation, il nous faut revenir en arrière, au mois de juin 2020 avec la mort de l’Algérien Abdelmalek Droukdal, le chef d’Al-Quaïda pour toute l’Afrique du Nord et pour la bande sahélienne, abattu par l’armée française sur renseignement algérien. Cette liquidation qui libérait le Touareg Iyad ag Ghali de toute sujétion à l’Arabe Abdelmalek Droukdal, s’inscrivait dans le cadre d’un conflit ouvert qui avait éclaté entre les deux branches du jihadisme régional. L’EIGS (Etat islamique dans le Grand Sahara), rattaché à Daech prône en effet la disparition des ethnies et des Etats et leur fusion dans le califat universel. Tout au contraire, le groupe d’Al-Qaïda, dirigé par Iyad ag Ghali « associé » aux services algériens privilégie l’ethnie touareg et ne demande pas la disparition du Mali.

    Le coup d’Etat qui s’est produit au Mali au mois d’août 2020, a ensuite permis de donner toute liberté à la négociation entre Bamako et la branche locale d’Aqmi, avec pour but de régler le conflit du nord Mali. Pour la France, l’opération était entièrement profitable car cela permettait de fermer le front du nord.


    Même si nous avons perdu ce « doigté » qui était une de nos spécialités à l’époque des « Affaires indigènes » et ensuite des emprises militaires permanentes, dans la durée, avec des unités dont c’était la culture, il allait donc être possible, avec un minimum d’intelligence tactique, et en jouant sur cette opposition entre jihadistes, de laisser se régler toute seule la question du nord Mali. Et cela, afin de commencer à nous désengager après avoir concentré tous nos moyens sur la région des « 3 frontières », donc sur l’EIGS, et également sur certains groupes peul jouant sur plusieurs tableaux à la fois [1].


    Or, le 10 novembre 2020, une insolite opération française menée près de Ménaka, donc en zone touareg, s’est soldée par la mort de Ba Ag Moussa, un des principaux adjoints de Iyad ag Ghali. Les Touareg ayant pris cette action comme une provocation, il était donc clair qu’ils allaient mener des représailles.

    Par devoir de réserve, je n’ai alors pas commenté cette opération sur mon blog, mais j’ai prévenu « qui de droit » que les Touareg allaient, d’une manière ou d’une autre, venger la mort de Ba Ag Moussa et qu’il allait falloir être vigilants dans la région de Ménaka. D’autant plus que, alors que, depuis plusieurs mois, les opérations françaises avaient évité la zone touareg, les derniers temps, elles y avaient repris. Comme si un changement de stratégie avait été décidé à Paris, un peu « à l’américaine », c’est-à-dire en « tapant » indistinctement tous les GAT (Groupes armées terroristes) péremptoirement qualifiés de « jihadistes », et peut-être pour pouvoir « aligner du bilan ». Une stratégie sans issue reposant sur une totale méconnaissance des réalités ethno-politiques locales, et dont nos soldats viennent de payer le prix sur le terrain.

    Le signal donné par les Touareg étant donc clair, aux autorités françaises d’en tirer maintenant les leçons. Veulent-elles oui ou non ré-ouvrir à Barkhane un deuxième front au nord ?

    En ce jour de tristesse, j’ai une pensée particulière pour le sergent Yvonne Huynh, avec lequel, à la veille de son deuxième séjour au Mali, j’avais longuement échangé sur les causes profondes du conflit, et je tiens, à travers ce communiqué, à faire part de mes sincères condoléances aux « Frères bruns », ses camarades de Chamborant hussards.

    Bernard Lugan (Blog de Bernard Lugan, 3 janvier 2021)

    Note :

    [1] L’on pourra à ce sujet se reporter à mon communiqué en date du 24 octobre 2020 intitulé « Mali : le changement de paradigme s’impose ».

    Lien permanent Catégories : Géopolitique, Points de vue 0 commentaire Pin it!
  • Ré-apprendre à montrer les dents...

    Nous reproduisons ci-dessus un point de vue de Caroline Galactéros, cueilli sur Geopragma et consacré à l'absence de vision de notre politique étrangère.

    Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et de Vers un nouveau Yalta (Sigest, 2019). Elle a créé en 2017, avec Hervé Juvin, entre autres, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

     

    Montrer les dents.jpg

    A la recherche du temps perdu

    La logique du temps court, a-stratégique par essence, et plus encore l’incapacité manifeste ou le refus de nos gouvernants de la contrer en adoptant enfin une démarche stratégique donc anticipative, plongent l’Europe et bien sûr notre pays dans une cécité dramatique pour le futur de notre positionnement sur la carte du monde. 

    Tandis qu’à Paris, on se passionne pour les péripéties comico-tragiques de l’élection américaine (alors même que la politique étrangère de notre « Grand allié » ne changera qu’à la marge avec la nouvelle Administration), tandis que devient flagrante notre marginalisation de nombre de négociations et médiations internationales (Caucase du sud, Syrie, Liban, Libye, Yémen), bref, tandis que la France disparaît diplomatiquement par excès de suivisme et inconséquence, incapable de penser par elle-même le monde tel qu’il est, d’autres exploitent magistralement ce flottement prolongé. Et il est à craindre qu’il ne suffise pas pour rétablir notre rang et préserver nos intérêts, d’exposer une prétendue « doctrine en matière internationale » sur le site d’un réseau social ami, dans une conversation courtoise sur l’air du temps, en brodant avec talent sur des lieux communs (il faut coopérer, s’entendre, être plus libres, etc…) et des inflexions souhaitables de la marche du monde. Une « doctrine » de chien d’aveugle, réduite à une promenade au hasard dans le grand désordre mondial, et qui fantasme le positionnement de la France – étoile polaire définitive en termes de « valeurs » universelles (sans même voir que plus personne ne supporte nos leçons) – autour d’enjeux n’ayant quasiment rien à voir avec le concret de l’affrontement stratégique actuel et futur. Discourir sur la biodiversité, le changement climatique, la transformation numérique et la lutte contre les inégalités (sic), est certes important. Mais ce n’est pas le climat qui va nous rendre notre puissance enfuie et notre influence en miettes ! Qui peut le croire ?! 

    C’est surtout une diversion ahurissante par rapport à l’impératif de projeter son regard sur le planisphère, de définir ce que l’on veut y faire, région par région, pays par pays, d’en déduire des priorités, des lignes d’efforts thématiques et d’y affecter des moyens et des hommes. Cela rappelle de manière angoissante la réduction de notre politique étrangère à de l’action humanitaire depuis 2007 (avec B. Kouchner comme ministre) puis à de la « diplomatie économique » sous Laurent Fabius. Résultat : les désastres de nos interventions en Libye et en Syrie, un suivisme stratégique suicidaire, une décrédibilisation de la parole et de la signature françaises sans précédent. Il semble bien que la nouvelle martingale soit désormais « la diplomatie environnementale », mantra d’une action diplomatique dénaturée et d’une France en perdition stratégique. Au nom du réalisme bien sûr, alors que c’est au contraire notre irréalisme abyssal et notre dogmatisme moralisateur indécrottable qui nous privent de tout ressort en la matière. On est piégés comme des rats dans un universalisme béat et on refuse d’admettre le changement de paradigme international et la marginalisation patente de l’Occident, lui-même à la peine et divisé. 

    Pendant ce temps, B. Netanyahu se rend en Arabie Saoudite (ce qui n’est pas du tout une bonne nouvelle pour l’Iran), la France fait la leçon au Liban et s’étonne d’être rabrouée puis marginalisée là encore, la Russie et la Turquie s’entendent dans le Caucase du sud et renvoient le Groupe de Minsk à ses stériles palabres, Moscou s’installe au Soudan, l’Allemagne s’affirme en chouchou européen de Washington et se tait face aux provocations de la Turquie…à moins qu’elle ne redécouvre son atavique et inquiétante inclinaison pour l’Ottoman, etc.

    Bref, les rapports de force se structurent à grande vitesse sans nous et même à nos dépens. Mais on n’en parle pas. Non par honte ou rage d’avoir été naïfs, dupes ou incapables de créativité diplomatique. Non. Juste parce qu’on a déjà renoncé à compter et que cela ne doit juste pas se voir. Et, tels certains responsables administratifs furieux de recevoir des informations démontant leurs partis pris, on les passe à la déchiqueteuse ! On les fait disparaître purement et simplement du champ du réel politique et médiatique. On ne veut surtout pas savoir que nous ne comptons plus ! Encore moins que les Français s’en aperçoivent. 

    Ainsi, la signature le 15 novembre, à l’initiative de Pékin, du RCEP (Regional Comprehensive Economic Partnership) par quinze pays d’Asie constitue une bascule stratégique colossale et inquiétante dont ni les médias ni les politiques français ne pipent mot. Voilà le plus grand accord de libre-échange du monde (30 % de la population mondiale et 30 % du PIB mondial) conclu entre la Chine et les dix membres de l’ASEAN (Brunei, la Birmanie, le Cambodge, l’Indonésie, le Laos, la Malaisie, les Philippines, Singapour, la Thaïlande et le Vietnam), auxquels s’ajoutent quatre autres puissantes économies de la région : le Japon, la Corée du Sud, la Nouvelle-Zélande et l’Australie. Cette nouvelle zone commerciale se superpose en partie au TPP (Trans-Pacific Partnership) conclu en 2018 entre le Mexique, le Chili, le Pérou et sept pays déjà membres du RCEP : l’Australie, la Nouvelle-Zélande, Brunei, le Japon, la Malaisie, Singapour et le Vietnam. Ainsi se révèle et s’impose soudainement une contre manœuvre offensive magistrale de Pékin face à Washington (les Etats-Unis s’étaient follement retirés du projet TPP en 2017). Mais chut ! Où est l’UE là-dedans ? Nulle part ! Même l’accord commercial conclu en juin 2019 entre l’Union européenne et le Mercosur doit encore être ratifié par ses 27 parlements… Le Moyen-Orient et l’Afrique eux sont clairement vus comme des territoires ouverts à toutes les prédations de ce mastodonte commercial en formation. Seule la Grande Bretagne, libérée de l’UE grâce au Brexit, en profitera car elle vient habilement de sa rapprocher du Japon signataire du RCEP et du TPP…

    Pendant ce temps, la France plonge dans une diplomatie décidément calamiteuse qui l’isole et la déconsidère partout. Elle vient d’abandonner le Franc CFA pour complaire au discours débilitant sur la repentance et les affres de la Françafrique. On expie. On ne sait pas quoi à vrai dire. Mais on s’y soumet et on laisse la place à Pékin, Washington, Moscou et même Ankara. Il ne sert à rien de geindre sur l’entrisme de ceux-là en Afrique quand on leur pave ainsi la voie. Il faudrait vraiment arrêter avec « le sanglot de l’homme blanc ». Il faut refondre notre diplomatie et aussi d’ailleurs nombre de nos diplomates au parcours brillant mais incapables de sortir d’un prêt-à-penser pavlovien (anti russe, anti iranien, anti syrien, anti turc même !) qui nous paralyse et nous expulse du jeu. Il faut enfin apprendre à répondre à l’offense ou à la provocation, et à ne pas juste se coucher dès que l’on aboie ou que l’on n’apprécie pas nos avancées souvent maladroites mais aussi parfois outrageuses. Tendre l’autre joue a ses limites. Mais évidemment pour être pris au sérieux, il ne faut pas toujours « calmer le jeu ». Il montrer les dents avec des « munitions », donc une vision et une volonté.

    Caroline Galactéros (Geopragma, 23 novembre 2020)

    Lien permanent Catégories : Géopolitique, Points de vue 0 commentaire Pin it!
  • Le nouveau parapluie atomique iranien...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros cueilli sur Geopragma et consacré au traité militaro-commercial en cours de négociation entre l'Iran et la Chine. Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et de Vers un nouveau Yalta (Sigest, 2019). Elle a créé en 2017, avec Hervé Juvin, entre autres, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

    Iran_Chine 2.jpg

    Le nouveau parapluie atomique iranien

    L’été fut chaud, prodigue en incendies dévastateurs de nos forêts, mais aussi en foyers savamment entretenus pour de futurs brasiers.

    L’officialisation tonitruante, le 15 septembre à la Maison Blanche, de l’alliance tactique conclue par Israël avec les Emirats arabes unis (EAU) et Bahreïn pourrait bien, le Gotha mondial n’étant pas à une indécence près, valoir à Donald Trump un Nobel de la Paix… Mais ce n’est pas le plus important. Car cet accord n’est pas un accord de paix. Il traduit la consolidation d’axes d’hostilité et de concurrence économico-militaro-idéologiques. Il s’inscrit dans un contexte hautement inflammable conjuguant l’affaiblissement aggravé de l’Europe sous les coups de boutoir turcs impunis en Méditerranée orientale, la poursuite des opérations en Syrie et en Libye, la déstabilisation du Liban et le chantage américain exercé sur Paris pour que la France boive le calice de la servitude jusqu’à la lie, et laisse tomber le pays du Cèdre en déniant au Hezbollah son rôle d’interlocuteur incontournable (que cela nous plaise ou non) dans l’équilibre politique libanais. Une façon efficace de nous décrédibiliser définitivement au Levant et de nous condamner à ne plus y servir à rien. Car, si le Hezbollah reste le rempart des communautés chrétiennes locales face à une emprise sunnite croissante, il est surtout, aux yeux de Washington, le prolongement de la capacité de nuisance Iranienne dans toute la région. Il s’agit donc de tarir son influence locale et régionale en s’attaquant aux avoirs économiques de certains leaders économiques du Hezbollah, et de démontrer que le Liban est un « Etat failli ».

    Derrière cette tragédie humaine et économique, c’est donc bien évidemment l’Iran qui est la cible ultime de Washington et de Tel-Aviv, et c’est avant tout le JCPOA (Accord sur le nucléaire iranien) qui a été le catalyseur de la conclusion de l’accord du 15 septembre. Le Liban, comme la Syrie, la Lybie, l’Irak ou le Yémen, ne sont que des espaces de manœuvre pour atteindre « l’effet final recherché » par les stratèges étatsuniens : affaiblir politiquement et financièrement le régime des Mollahs, pour le désolidariser de la population, couper les ressorts de la résilience patriotique, déstabiliser l’équilibre interne entre courants réformateur et conservateur, pousser le régime à la radicalisation puis à la faute. Et avoir enfin un prétexte pour frapper. Les salves de sanctions, les manœuvres au sein du Conseil de sécurité, les déclarations menaçantes du secrétaire d’Etat américain Pompeo et son intimidation ouverte de tous ceux, entreprises et pouvoirs européens, qui oseraient encore « travailler ou commercer avec l’Iran » ne laissent aucun doute sur sa détermination à poursuivre la diabolisation tous azimuts de la République islamique pour la pousser à la faute. Au point d’avoir fait du sanguinaire prince héritier saoudien MBS un parangon de démocratie et de modernité dans un assourdissant silence occidental et notamment français. Nous sommes dans une telle schizophrénie stratégique et diplomatique que l’on n’est plus même capables de réfléchir, moins encore de réagir. C’est l’histoire de la paille et de la poutre. Seul le Qatar, et Moscou avec prudence, semblent encore se ranger du côté de Téhéran sur qui pleuvent les sanctions unilatérales américaines (le 17 septembre contre 47 individus et entités iraniens pour détruire la capacité de nuisance cyber du régime) et désormais onusiennes, après la tragique activation le 20 septembre du mécanisme retors de « Snap Back » (piège destiné à en finir avec ce multilatéralisme récalcitrant et à neutraliser les droits de véto russe et chinois notamment sur la question de l’embargo sur les livraisons d’armes à Téhéran) qui vient de permettre la réimposition automatique de toutes les sanctions multilatérales contre l’Iran. La Russie grogne, la France, l’Allemagne et la Grande Bretagne se désolent. Mais il est trop tard. Notre impuissance consentie et finalement notre indifférence sont manifestes. Vive donc l’unilatéralisme brutal !

    Mais il y a un os dans ce brouet insipide qui sent le soufre et la poudre : l’Iran n’est pas, n’est plus seul. Il y a certes l’axe tactique d’Astana, qui le lie à Moscou et Ankara en Syrie et a empêché depuis 2015 le démembrement du pays et à son abandon aux milices islamistes sous label Daech ou Al Qaeda avec notre complaisante et suicidaire bénédiction. En Libye, le jeu est plus complexe et l’alignement aléatoire. Washington y laisse bon gré mal gré agir Ankara contre l’Egypte, la Grèce, Chypre et même contre certains intérêts israéliens dans le gazoduc East-Med, car la Turquie joue ici utilement contre l’influence russe et gêne la convergence du « format d’Astana ». Mais, si Erdogan fait merveille en tant que nouveau proxy américain en Syrie et contre l’Allemagne grâce au chantage migratoire – qui fragilise la chancelière Merkel et fait espérer aux néocons qu’elle renoncera à l’achèvement de Nord Stream 2 – Washington ne parvient pas à contrôler tout à fait les ambitions néo-ottomanes de cet éminent membre de l’Otan qu’on laisse sans états d’âme menacer Paris en haute mer ou Berlin, mais qui s’appuie aussi sur la munificence qatarie pour s’opposer à Ryad et à la bascule actuelle des EAU et de Bahreïn sous contrôle américano-saoudo-israélien.

    Las ! L’Iran a désormais un nouvel « ami » officiel, un protecteur discret mais redoutable, infiniment plus gênant pour Washington que Moscou : Pékin ! La Chine en effet, engagée dans un jeu planétaire de consolidation de ses zones d’influence, de captation de nouvelles clientèles et de marchés, mais aussi de sécurisation de ses approvisionnements notamment énergétiques, vient de pousser un pion cardinal en volant au secours de la République islamique au moment où celle-ci se préparait à essuyer un désaveu au Conseil de sécurité de l’ONU de la part des Européens. Car le multilatéralisme est en miettes, la loi de la jungle plus implacable que jamais et le nombre de grands animaux type « mâles dominants » augmente dangereusement…

    Pékin a donc saisi l’occasion de la curée américaine sur Téhéran pour lancer une contre-offensive redoutable à la manœuvre américaine, plus puissante qu’un droit de véto…. en offrant à Téhéran (l’accord en cours de négociations a opportunément « fuité » en juillet ) 400 milliards de dollars d’aide et d’investissements (infrastructures, télécommunications et transports) assortis de la présence de militaires chinois sur le territoire iranien pour encadrer les projets financés par Pékin, contre une fourniture de pétrole à prix réduit pour les 25 prochaines années… et un droit de préemption sur les opportunités liées aux projets pétroliers iraniens. Cet accord, véritable « Game changer », n’a quasiment pas fait l’objet d’analyse ni de commentaire…

    Ses implications sont pourtant cardinales : à partir de maintenant, toute provocation militaire américaine orchestrée pour plonger le régime iranien dans une riposte qui lui serait fatale reviendra à défier directement Pékin… En attaquant Téhéran, Washington attaquera désormais Pékin et son fournisseur de pétrole pour 25 ans à prix doux. Pékin qui se paie d’ailleurs aussi le luxe de mener parallèlement des recherches avec Ryad pour l’exploitation d’uranium dans le sous-sol saoudien…. Manifeste intrusion sur les plates-bandes américaines et prolégomènes d’un équilibre stratégique renouvelé.

    Ainsi, il est en train de se passer quelque chose de très important au plan du rapport de force planétaire et des jeux d’alliances. Les grandes manœuvres vont bien au-delà du seul Moyen-Orient qui comme le reste du globe, est réduit au statut de terrain de jeu pour le pugilat cardinal qui oppose désormais, dans une « guerre hors limites » assumée, Washington à Pékin.

    Dans ce contexte, notre incapacité à désobéir et surtout à définir enfin les lignes simples d’une politique étrangère indépendante et cohérente, nous coupe les ailes, sape notre crédibilité résiduelle et nous rend parfaitement incapables de protéger les « cibles » américaines qui ne sont pourtant pas les nôtres et ne servent en rien nos intérêts nationaux, qu’ils soient économiques ou stratégiques. Il faut sortir, et très vite, de cet aveuglement.

    Caroline Galactéros (Geopragma, 21 septembre 2020)

    Lien permanent Catégories : Géopolitique, Points de vue 0 commentaire Pin it!
  • Jusqu’où Erdogan veut-il pousser ses pions ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue du général Jean-Bernard Pinatel cueilli sur Geopragma et consacré aux frictions entre la Turquie et la Grèce, appuyée par la France, en Méditerranée orientale... Officier général en retraite et docteur en sciences politiques, Jean-Bernard Pinatel a déjà publié plusieurs essais dont Russie, alliance vitale (Choiseul, 2011) et Carnet de guerres et de crises 2011-2013 (Lavauzelle, 2014).

     

    Turquie_Erdogan.jpg

    Jusqu’où Erdogan veut-il pousser ses pions ?

    La France, Chypre, la Grèce, et l’Italie, ont lancé le 26 août l’initiative Eunomia, afin de « contribuer à la baisse des tensions en Méditerranée orientale ». Eunomia se traduira par une série d’exercices interarmées. Le premier se tiendra sur trois jours, entre Chypre et la Grèce, et rassemblera les quatre pays de l’initiative. La France a déployé dès le 24 août trois Rafale de la 4e escadre de chasse de Saint-Dizier. La France aligne en outre la frégate La Fayette, actuellement en mission MEDOR (Méditerranée orientale). Deux Rafale et le La Fayette avaient déjà participé à un exercice commun avec Chypre début août. Les chasseurs s’étaient ensuite posés en Crète, en forme de soutien à la Grèce. L’Italie a déployé une frégate, Chypre des hélicoptères et un navire, et la Grèce des F-16, des hélicoptères, et une frégate. Furieux de cette initiative, Erdogan a insulté la France et son Président qu’il a jugé « en état de mort cérébrale », et le 30 août il s’en est pris ouvertement à Athènes déclarant à propos des ressources gazières qu’il convoite illégalement : 

    « Le peuple grec accepte-t-il ce qui va lui arriver à cause de ses dirigeants cupides et incompétents ? Lorsqu’il s’agit de combattre nous n’hésitons pas à donner des martyrs. Ceux qui s’érigent contre nous en Méditerranée sont-ils prêts aux mêmes sacrifices ? »                               
     

    Erdogan veut retrouver le leadership spirituel et temporel que la Sublime Porte a exercé sur le pourtour méditerranéen, en Irak, et sur la péninsule arabique.

    Sa stratégie se déploie à plusieurs niveaux sur lesquels il est, plus ou moins, en position de force.

    Au niveau spirituel, il se voit incarner le renouveau islamique que voulait promouvoir Al Banna lorsqu’il créa les Frères Musulmans en 1933, et il veut s’en servir comme levier pour reconstituer l’Empire ottoman. La transformation de Sainte-Sophie en mosquée dans l’ancienne capitale de l’Empire byzantin constitue la preuve éclatante de son objectif islamique. Pour le mettre en œuvre, Erdogan s’appuie à l’intérieur de la Turquie sur le « Parti de la justice et du développement » ou AKP (Adalet ve Kalkınma Partisi) qui, malgré une érosion récente due aux difficultés économiques, reste le socle de son pouvoir. 

    Au niveau diplomatique, Recep Tayyip Erdogan se comporte comme le successeur des califes ottomans, agissant comme si le XXème siècle n’avait pas existé. Il développe une stratégie révisionniste, qui consiste à s’affranchir de tous les traités internationaux comme celui de Lausanne de 1923, et de ceux qui établissent le droit maritime international. Il vient de concrétiser cette stratégie près de l’île grecque de Kastellórizo, située à trois kilomètres de la Turquie, en y envoyant prospecter un bâtiment de recherche sismique escorté par des navires de guerre. La nature grecque de cette île a été reconnue par le Traité de Lausanne que la Turquie n’a d’ailleurs pas ratifié. Cette stratégie est habile car créant un fait accompli, il rend ainsi responsables d’escalade les grecs si ceux-ci décidaient d’employer la force pour l’obliger à se retirer de leur Zone économique exclusive (ZEE). A Ankara le 13 août, il menace de nouveau : « Nous disons que si vous attaquez notre Oruc Reis (le bâtiment de recherche sismique), vous aurez à payer un prix très élevé ».

    Au niveau militaire, il dispose une armée de terre importante presque entièrement déployée dans les zones de peuplement kurdes et aux frontières de la Syrie et de l’Irak. Et d’une bonne aviation mais d’une marine qui n’est pas compétitive face aux grandes marines occidentales car elle ne possède ni SNA ni porte-avion. La France seule, avec ses 5 SNA[1] dont trois sont opérationnels en permanence, est capable d’envoyer par le fond la flotte turque de méditerranée orientale. Ainsi, Erdogan n’a pas les moyens maritimes de ses ambitions. Néanmoins, la très grande proximité de la côte turque d’une vingtaine d’îles grecques comme Kastellorizo rend leur conquête possible par surprise sans réelle supériorité maritime, alors que leur reprise demanderait aux Grecs des moyens sans commune mesure avec ceux utilisés pour les occuper. 

    Au niveau économique, même si récemment la Turquie cherche à diversifier ses échanges vers la Russie, l’Irak et les pays du Golfe, elle reste très vulnérable à des sanctions économiques européennes. En effet, L’Union européenne à 28 demeure le premier partenaire commercial de la Turquie avec une part de marché stable (42% en 2018 et 41% en 2019). La Turquie a exporté pour $ 83 Mds de biens vers l’UE, qui absorbe ainsi 48,5% des exportations turques (contre 50% en 2018), et a importé pour $ 69 Mds de biens en provenance de l’UE (34,2% des importations turques), soit une baisse de 14% par rapport à 2018[2] .

    Quelles sont les cartes diplomatiques dans la main d’Erdogan pour mener à bien sa stratégie pan-Ottomane ?

    Erdogan est conscient qu’il ne peut bénéficier de l’appui des USA dans sa stratégie de reconquête. 

    Ses attaques contre les Kurdes en Syrie ont été très critiquées au Sénat et à la Chambre des représentants outre-Atlantique. Aussi dès le coup d’état manqué, il s’est tourné vers Poutine qui y voit une opportunité conjoncturelle pour son industrie de la défense.   Ainsi, le 5 avril 2018, la Turquie a acheté 4 systèmes S-400 à la Russie (contrat de $ 2,5 Mds) plus performants que le Patriot américain. Et le 12 juillet 2019, Ankara recevait les premiers composants du système de défense russe S-400. 

    La réponse américaine ne s’est pas fait attendre. Mi-juillet 2019, les États-Unis ont annoncé la décision d’exclure la Turquie du programme de chasseur-bombardier de 5e génération F-35 Lightning II[3]. De plus, des voix se sont élevées au Congrès pour exclure la Turquie de l’OTAN car son achat des S-400 russes est une violation de l’embargo sur les armes [4]

    Cette stratégie de renversement d’alliance militaire a des limites car il est évident que compte tenu du rôle que joue l’église orthodoxe en Russie, Poutine n’abandonnera pas la Grèce en cas de crise militaire. Ses liens actuels avec Erdogan lui permettront probablement de jouer une fois de plus le rôle de médiateur pour une désescalade en Méditerranée orientale.

    Ne pouvant bénéficier d’un appui ni de la Russie ni des Etats-Unis pour sa stratégie révisionniste et de reconquête, Erdogan a-t-il la capacité de dissuader l’UE de réagir face à une agression contre la Grèce ? 

    La communauté turque en Europe représente environ 6 millions de personnes dont presque la moitié résident en Allemagne (2.7 millions) et 600.000 en France. Erdogan essaie de se servir de cette diaspora tant sur le plan religieux que politique, pour dissuader les Européens de toute condamnation, sanction, et voire une réaction militaire, à sa politique. Mais sa capacité d’influencer la politique des Etats européens est limitée notamment parce qu’une partie de cette immigration est Kurde (1 million en Allemagne, 250.000 en France). Par ailleurs, la communauté turque en France est bien mieux intégrée que la communauté d’origine arabe ; la preuve : la délinquance y est beaucoup moins élevée. Les accusations et les mots d’ordre prononcés par des mouvements fascistes turcs seront peu suivis par les citoyens franco-turcs. En revanche, Erdogan entretient un réseau d’activistes nationalistes capables d’actions violentes comme ceux qui ont saboté les kiosques à journaux lorsque le Point avait comparé Erdogan à Hitler.  Ces activistes sont manipulés par les services secrets turcs et sont capables de mener des assassinats ciblés contre les Kurdes et les Arméniens, mais ils sont bien suivis par la DGSI et ne sont pas capables de dissuader le Président français d’agir. Cette diaspora n’est qu’un des facteurs qui explique la modération d’Angela Merkel vis à vis de la Turquie, les liens historiques et économiques étant plus déterminants. En revanche, la menace d’une nouvelle vague de migrants n’est plus aussi crédible, la Bulgarie et la Grèce ayant fermé leurs frontières avec la Turquie, et renforcé leurs moyens de contrôle depuis la pandémie. De plus l’UE, non sans mal, a officiellement décidé de renforcer Frontex, qui disposera d’un contingent permanent de 10.000 garde-frontières et garde-côtes d’ici 2027 pour assister les pays confrontés à une forte pression migratoire.

    Quelles peuvent être les options militaires d’Erdogan et les ripostes possibles de l’UE et donc les objectifs stratégiques d’Erdogan ?

    Option 1 

    Il a les moyens militaires de s’emparer par surprise et par la force d’une ou plusieurs îles grecques qui sont à seulement 3-5 kilomètres de la côte turque, et probablement de les conserver, car la Grèce ne disposera pas des alliés nécessaires pour les reconquérir, le prix humain étant trop élevé. 

    En revanche, son exclusion de l’OTAN serait inévitable. Déjà, depuis le coup d’état en 2016 et l’achat de plusieurs batteries S-400 à la Russie, des voix s’élèvent aux USA comme celles du sénateur Lindsay Graham et du représentant Eliot Angel, et au Canada, pour exclure de l’OTAN les états qui ne partagent pas les valeurs « démocratiques ». 

    La France trouverait des alliés pour bloquer le soutien qu’il fournit actuellement aux milices islamiques qui contrôlent Misrata et Tripoli en Lybie, et interdire tout mouvement aux navires de commerce et à la marine de guerre turque en Méditerranée orientale. 

    Sur le plan économique, il est difficile de voir comment l’UE pourrait justifier des sanctions économiques contre la Russie à cause de la Crimée, et ne pas sanctionner économiquement la Turquie. Cette option militaire semble être déraisonnable car le prix à payer serait supérieur au bénéfice tiré, et Erdogan ne l’envisagerait que s’il était assuré d’une neutralité allemande et anglo-saxonne. 

    Option 2 

    Erdogan pourrait poursuivre la recherche et la production illégale de gaz dans les ZEE qui, selon le traité de Lausanne et le droit maritime international, appartiennent à la Grèce et à Chypre[5], faisant porter à ses deux états la responsabilité d’une escalade militaire. 

    Ainsi, lorsque Chypre a annoncé le 8 novembre 2019 avoir signé son premier accord d’exploitation de gaz, d’une valeur de $ 9,3 Mds avec un consortium regroupant les sociétés anglo-néerlandaise Shell, l’américaine Noble, et l’israélienne Delek[6], Ankara lui a contesté le droit de procéder à des explorations et à de la production dans sa ZEE, arguant que les autorités chypriotes-grecques, qui contrôlent le sud de Chypre, ne peuvent exploiter les ressources naturelles de l’île, tant qu’elle n’est pas réunifiée. Mais, presque simultanément en juin 2019, la Turquie annonçait l’envoi d’un second navire de forage pour explorer les fonds marins au nord de Chypre à la recherche de gaz naturel. Chypre a immédiatement délivré un mandat d’arrêt pour les membres d’équipage du bateau de forage turc, le Fatih. 

    Dès avril 2019, le département d’Etat américain avait exprimé sa préoccupation et demandé à la Turquie de ne pas poursuivre ses projets visant à entamer des activités de forage de gaz dans la “ZEE de Chypre”.

    A l’issue du sommet des sept pays d’Europe du Sud à La Valette, le 14 juin 2019, une déclaration commune a été publiée enjoignant la Turquie de « cesser ses activités illégales » dans les eaux de la ZEE de Chypre. « Si la Turquie ne cesse pas ses actions illégales, nous demanderons à l’UE d’envisager des mesures appropriées »[7], ont-ils ajouté. 

    Le ministère turc des Affaires étrangères a estimé samedi que cette déclaration était « biaisée » et contraire aux lois internationales.

    Enfin, le 23 juillet 2020, en présence de son homologue chypriote Nicos Anastasiades à l’Élysée, le Président Macron a tenu « à réaffirmer une fois de plus l’entière solidarité de la France avec Chypre et aussi avec la Grèce face à la violation par la Turquie de leur souveraineté. Il n’est pas acceptable que l’espace maritime d’un État membre de notre Union soit violé ou menacé. Ceux qui y contribuent doivent être sanctionnés. »

    Conclusion

    La déclaration du Président Macron ouvre une nouvelle étape dans les relations de l’UE et de la France avec la Turquie : celle des sanctions.

    Le premier stade des sanctions serait des sanctions économiques ciblées. Elles accentueraient les difficultés économiques de la Turquie et éroderaient la base électorale de l’AKP, mais pourraient inciter Erdogan à choisir l’option militaire plutôt que de le calmer, car visiblement il est condamné à une sorte de fuite en avant. 

    L’autre option serait évidemment l’arraisonnement des bâtiments d’exploration et de production turcs dans les ZEE de la Grèce et de Chypre, ces derniers faisant partie de l’UE et de l’OTAN. 

    Cette option légitime risquerait de transformer ce différend en crise militaire aigüe.  Néanmoins, si la diplomatie échouait, on ne voit pas comment à long terme la Grèce et Chypre pourraient accepter sans réagir cette violation de leur ZEE. Rien ne dit qu’ils ne le feront pas, même sans l’appui initial diplomatique de l’UE et militaire d’au moins une grande puissance navale comme la France. 

    En revanche si la Turquie décidait de s’emparer par surprise d’iles grecques en espérant l’absence de réaction militaire à court terme, l’UE serait obligée d’infliger à la Turquie les mêmes sanctions qu’elle a infligé à la Russie pour son coup de force sur la Crimée ; l’exclusion de l’OTAN serait alors en jeu.

    Les récentes élections en Turquie ont montré la fragilisation de la base du pouvoir d’Erdogan notamment du fait des difficultés économiques. Il ne faut pas exclure que la fuite en avant nationaliste puisse lui paraître comme une solution pour sécuriser son pouvoir.

    Général (2s) Jean-Bernard Pinatel (Geopragma, 7 septembre 2020)

     

    Notes :

    [1] Le SNA à l’inverse des sous-marins classiques turcs est capable de rester en plongée tout le temps de s’y déplacer à grande vitesse ; alors qu’un sous-marin classique déchargerait ses batteries en quelques heures et devrait remonter son schnorkel pour les recharger. La furtivité d’un SNA est incomparable à celle d’un sous-marin classique. Pour mémoire, lors des manœuvres interalliées de Péan en 1998, le SNA Casabianca réussit à “couler” le porte-avions USS Dwight D. Eisenhower et le croiseur de classe Ticonderoga qui l’escortait. Lors de COMPTUEX 2015, un exercice mené par l’US Navy, le SNA Saphir a vaincu avec succès le porte-avions USS Theodore Roosevelt et son escorte, réussissant à “couler” le porte-avions américain

    [2] Le poids des trois principaux clients de la Turquie (Allemagne, Royaume-Uni et Italie, qui représentent respectivement 15,4 Mds USD, 10,9 Mds USD et 9,3 Mds USD) recule en 2019 de même que les exportations vers les Etats-Unis (8,1 Mds USD, qui demeure le 5ème client et vers l’Espagne (7,6 Mds USD) qui demeure le 6ème client de la Turquie. La part de la France (7ème client) parmi les clients de la Turquie est passée de 4,3% en 2018 à 4,5% en 2019, soit une progression constante depuis 2017.  A l’inverse, les exportations vers l’Irak (4ème client) augmentent de 7,8% (9 Mds USD) de même que celles vers la Hollande (8ème client, +14,4%), vers Israël (+11,9%) qui devient le 9ème client et vers la Russie (+13,4%) qui devient le 11ème client de la Turquie. In fine, on notera que les exportations des principaux fournisseurs de la Turquie ont toutes enregistré des baisses importantes en 2019 par rapport à 2018, sauf la Russie.     

    [3]  Ergodan au Salon international de l’aéronautique et de l’espace MAKS qui s’est tenu dans la région de Moscou du 27 août au 1er septembre 2019 se fait présenter Su-57 « Frazor », le nouveau chasseur-bombardier russe de 5e génération. D’après plusieurs agences de presse dont Associated Press le président turc a demandé à M. Poutine si cet appareil était « disponible à la vente pour des clients et Poutine a répondu oui. 

    [4] Le 20 aout 2020, Monsieur Cardin un haut administrateur de la commission des affaires étrangères du Sénat a envoyé une lettre au secrétaire d’État Rex Tillerson et au secrétaire au Trésor Steve Mnuchin au sujet de l’achat des S-400 par la Turquie où il indique : « La législation impose des sanctions à toute personne qui effectue une transaction importante avec les secteurs de la défense ou du renseignement de la Fédération de Russie », a déclaré M. Cardin dans la lettre. M. Cardin a également demandé à l’administration Trump d’évaluer comment l’achat turc pourrait affecter l’adhésion de la Turquie à l’OTAN et l’aide américaine à la sécurité à Ankara.

    [5] L’indépendance de l’île est proclamée en 1960. En 1974 le régime des colonels au pouvoir en Grèce fomente un coup d’Etat afin d’annexer l’île. Des soldats turcs débarquent alors dans le nord. Ils créent la République Turque de Chypre du Nord (38% du territoire), reconnue uniquement par la Turquie, soumise à un embargo et trois fois plus pauvre que le sud de l’île. Les Chypriotes grecs réfugiés dans le sud sont expropriés. L’armée turque est présente dans le Nord de l’Ile. 

    [5] La licence d’exploitation, d’une durée de 25 ans, concerne le champ gazier Aphrodite, le premier découvert au large de l’île méditerranéenne, par la société Nobel en 2011. Ses réserves sont estimées à 113 milliards de mètres cubes de gaz.

    [7] « Nous réitérons notre soutien et notre entière solidarité avec la République de Chypre dans l’exercice de ses droits souverains à explorer, exploiter et développer ses ressources naturelles dans sa zone économique exclusive, conformément au droit de l’UE et au droit international. Conformément aux conclusions précédentes du Conseil et du conseil européen, nous rappelons l’obligation incombant à la Turquie de respecter le droit international et les relations de bon voisinage. Nous exprimons notre profond regret que la Turquie n’ait pas répondu aux appels répétés de l’Union européenne condamnant la poursuite de ses activités illégales en Méditerranée orientale et dans la mer Égée et nous manifestons notre grande inquiétude au sujet de réelles ou potentielles activités de forage au sein de la zone économique exclusive de Chypre. Nous demandons à l’Union européenne de demeurer saisie de cette question et, au cas où la Turquie ne cesserait pas ses activités illégales, d’envisager les mesures appropriées, en toute solidarité avec Chypre ». https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2019/06/14/sommet-des-pays-du-sud-de-lunion-europeenne

    Lien permanent Catégories : Géopolitique, Points de vue 0 commentaire Pin it!
  • L'Europe verte des bisounours...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Renaud Girard cueilli sur Geopragma et consacré au plan de relance européen... Renaud Girard est correspondant de guerre et chroniqueur international du Figaro.

     

    Bisounours vert.jpg

    L'Europe verte des bisounours

    A Bruxelles, le 21 juillet 2020, après une longue et dure négociation, les dirigeants des Etats membres de l’Union européenne (UE) ont adopté un plan de relance économique sans précédent dans l’histoire du vieux continent. Fondé, pour la première fois, sur un emprunt commun, il prévoit d’accorder pour 750 milliards d’euros de prêts et de subventions aux économies de l’UE. La Commission européenne lui a donné le nom de « Next Generation EU ». Il s’agit d’« investir pour la nouvelle génération », c’est-à-dire de préparer un avenir meilleur aux enfants de cette Europe qui a été affaiblie, depuis le début du millénaire, par un triple déclin relatif face aux autres continents (démographique, industriel, technologique). Ces sommes considérables s’ajouteront au budget pluriannuel de l’UE, qui prévoit de dépenser quelque 1100 milliards d’euros de 2021 à 2027.

    La légitime ambition de ce New Deal enfanté à Bruxelles est de rendre le vieux continent plus « résilient ». Les peuples européens réclament de l’UE davantage de protections. Ils ont été choqués de constater qu’elle s’était montrée incapable d’anticiper, et ensuite de bien gérer, trois grandes crises successives :  la crise financière de 2008 venue des Etats-Unis ; la crise migratoire de 2015 venue des rives arabo-islamiques de la Méditerranée ; la crise sanitaire de 2020, venue de Chine.

    Sur le principe d’un sursaut de l’Europe, nous ne pouvons qu’être d’accord. Mais sur la forme et sur le fond, on est en droit de questionner le travail réalisé pour le moment par la Commission et le Conseil européens. Sur la forme : qu’est ce qui nous garantit que l’argent ira dans des infrastructures pérennes et non dans des actions de saupoudrage destinées, en bout de ligne, à camoufler des régimes sociaux structurellement déséquilibrés ? Sur le fond : l’UE a-t-elle dessiné une hiérarchie crédible de ses priorités ?

    Le document de la Commission sur lequel ont travaillé les dirigeants européens dit que la stratégie de relance de l’UE est, en premier, fondée sur un « pacte vert européen ». Qui ne serait d’accord avec la « vague de rénovationde nos bâtiments et de nos infrastructures » que propose le pacte ? Ou avec ses « projets d’énergie renouvelable » et son « économie de l’hydrogène propre » ? Ou avec ses « transports et une logistique plus propres, y compris l’installation d’un million de points de recharge pour les véhicules électriques » et son « coup de fouet au transport ferroviaire et à la mobilité propre dans nos villes et régions » ?

    Il n’y a aucun mal à vouloir faire de l’Europe un paradis vert. Mais cette action doit être le résultat, et non la prémisse, d’une réelle stratégie de relance. Laquelle doit viser à renforcer la recherche et l’innovation, à restaurer l’industrie européenne, à lui redonner une compétitivité pérenne, afin de créer la prospérité qui permettra, dans un second temps, de financer la révolution verte. L’objectif prioritaire de l’Europe aujourd’hui devrait être de construire chez elle un modèle productif ouvert, horizontal, supérieur en efficacité au modèle chinois vertical. S’ils veulent être pris au sérieux à Washington, Pékin, Tokyo, Delhi ou Moscou, les Européens ne peuvent se borner à faire de leur continent un gigantesque parc d’attractions décarboné.

    Il est grand temps que les Européens se convertissent au réalisme et qu’ils regardent le monde tel qu’il est. C’est un univers de compétition impitoyable pour la suprématie technologique et industrielle, laquelle finit toujours par se transformer en suprématie politique. Dans ce gigantesque combat, la Chine, l’Inde, la Russie – et même leur alliée l’Amérique – ne leur feront aucun cadeau.

    A travers ce « Next Generation EU », on ne voit hélas pas l’UE investir massivement dans les biotechnologies, dans l’intelligence artificielle, dans l’espace, dans la défense. On ne voit pas de relance proprement industrielle. L’Allemagne est-elle indifférente, parce qu’elle a déjà son propre programme, excellent, intitulé Industrie 4.0, où elle va produire les usines connectées de demain, avec des machines intelligentes coordonnant de façon autonome les chaînes de production ?

    A écouter les interventions récentes des dirigeants français, on les sent sous l’emprise d’une nouvelle idéologie verte. Une sorte de maoïsme écologique. Déjà, il y a eu des décisions aberrantes, comme la fermeture de la centrale nucléaire de Fessenheim. Veut-on à présent construire l’Europe verte des bisounours ? 

    L’UE grignote ses dépenses de défense. Cela ne correspond pas à la réalité conflictuelle de notre nouvelle décennie. Le virage néo-ottoman de la Turquie devrait nous faire réfléchir. L’Union soviétique est morte des excès de son idéologie rouge. Notre Europe doit se sauver des excès de son idéologie verte. 

    Renaud Girard (Geopragma, 31 juillet 2020)

     

    Lien permanent Catégories : En Europe, Géopolitique, Points de vue 0 commentaire Pin it!
  • Géopolitique de la datasphère...

    Hérodote, la revue de géographie et de géopolitique, dirigée par Béatrice Giblin, qui a succédé à Yves Lacoste, publie un nouveau numéro consacré à la géopolitique de la datasphère.

     

    Hérodote_Géopolitique de la datasphère.jpg

    " La révolution numérique provoquée par l’adoption massive des technologies numériques et l’interconnexion mondiale des systèmes d’information et de communication connaît une accélération fulgurante depuis deux décennies. Elle bouleverse nos économies et nos modes de vie et ouvre de nouveaux horizons de développement encore largement inexplorés. Elle transforme également en profondeur l’environnement stratégique et la manière dont les grandes puissances se mesurent et s’affrontent désormais. La notion de datasphère, tout juste émergente, permet d’englober dans un même concept les enjeux stratégiques liés au cyberespace et, plus généralement, à la révolution numérique, pour mieux appréhender les défis présents et à venir de la dépendance croissante aux technologies et aux données numériques dans un monde de plus en plus gouverné par les algorithmes et l’intelligence artificielle. Ce numéro réunit – entre autres – un grand nombre d’auteurs issus de l’équipe Géopolitique de la datasphère (<geode.science>), un centre de recherche et de formation dédié à l’étude des enjeux géopolitiques et stratégiques de la révolution numérique, porté par l’équipe de l’Institut français de géopolitique de l’université Paris 8. "

    Lien permanent Catégories : Géopolitique, Revues et journaux 0 commentaire Pin it!