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Géopolitique - Page 16

  • Pologne, Hongrie… Et bientôt France ? Manifeste pour une alliance des conservateurs au Parlement européen

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de David Engels, professeur à l’université libre de Bruxelles et à l’Instytut Zachodni à Poznań, et de Krzysztof Tyszka-Drozdowski, analyste dans une agence gouvernementale polonaise, consacré au besoin d'une union politique des populistes et conservateurs européens pour transformer l'Europe en puissance géopolitique indépendante.

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    Sommet des droites populistes et conservatrices à Madrid, le 29 janvier 2022

     

    Pologne, Hongrie… Et bientôt France ? Manifeste pour une alliance des conservateurs au Parlement européen

    Les partis conservateurs les plus importants de l’Europe ont enfin trouvé un accord de principe sur leurs valeurs et leur future collaboration – un accord qui pourra bientôt se manifester en une alliance politique au sein du Parlement européen. Certes, cette alliance pourrait devenir l’une des formations les plus fortes de cette assemblée ; néanmoins, vu la configuration politique actuelle, il y a peu d’espoir de rompre le “cordon sanitaire” et de passer d’une opposition de principe vers la réforme fondamentale dont ont si besoin les institutions européennes à la dérive.

    Assurément, la Pologne et la Hongrie montrent de jour en jour les succès qu’un gouvernement patriotique et conservateur peut remporter, mais la pression à laquelle elles sont soumises est telle que leur influence sur l’évolution de l’Europe reste restreinte. En revanche, une victoire électorale du RN (ou du mouvement d’Éric Zemmour en France) ou des deux partis conservateurs en Italie pourrait avoir l’effet d’une avalanche. Bien sûr, tout comme naguère aux États-Unis après l’élection de Donald Trump, le deep state et les élites bien-pensantes feront tout leur possible pour saboter un tel gouvernement, et surtout en France, il sera difficile d’apporter un changement sans majorité parlementaire. Néanmoins, l’ébranlement de l’ordre mondialiste serait considérable, surtout s’il s’inscrivait dans la logique d’une étroite collaboration avec les autres partis et gouvernements conservateurs en Europe.

    Dans le cas de la France, cela signifierait surtout de se tourner vers la Pologne – enfin, l’on serait tenté de dire, car le relatif désintérêt des élites conservatrices pour le gouvernement polonais actuel est une erreur tactique importante. Quels pourraient être les enjeux et perspectives d’une telle potentielle coopération entre le PiS polonais et la droite patriotique française, surtout en vue du dédoublement actuel des candidats présidentiels de cette dernière et de l’incertitude idéologique qui est en train de s’y installer ?

    Évolution interne

    Pendant longtemps, les conservateurs européens ont été si fractionnés qu’il serait pertinent de se demander si le terme même de “conservateur” a encore un sens. Souverainisme contre occidentalisme, russophilie contre atlantisme, christianisme contre laïcité, libéralisme contre chrétien-socialisme – le conservatisme est un univers à part avec des divisions internes souvent plus marquées que celles, largement feintes, entre la “gauche” et la “droite” bien-pensantes. Sera-t-il possible de surmonter ces divisions historiques, exacerbées bien souvent par de vieilles rancunes historiques entre factions, partis et États ? Oui, mais il y a un prix à payer : celui d’enterrer une série de ressentiments (et d’espoirs) afin de focaliser toute l’énergie sur les points essentiels à la victoire politique.

    La Pologne constitue un excellent exemple pour cette démarche, et les choix idéologiques du gouvernement actuel semblent pouvoir constituer une inspiration réaliste et pragmatique pour les autres partis conservateurs en Europe.

    Ainsi, la Pologne a opté pour l’euroréalisme : au lieu de viser une dissolution de l’Union européenne (qui ne mènerait qu’à l’émergence des vieilles asymétries politiques européennes et serait d’ailleurs fortement impopulaire chez le citoyen), la Pologne préfère miser sur une réforme fondamentale des institutions, et considère la coopération dans des domaines comme la défense, la politique migratoire, l’infrastructure, la lutte contre la criminalité, la recherche ou l’harmonisation économique et légale comme essentielle.

    Dans le domaine identitaire, la Pologne insiste sur l’importance de l’héritage chrétien, et considère la laïcité telle qu’elle est pratiquée en France, c’est-à-dire avec un biais clairement anti-chrétien et islamophile, comme une impasse : seule la défense d’une forte culture nationale ancrée dans une attitude positive face aux valeurs spirituelles du passé pourra permettre d’éviter l’atomisation résultant de la doctrine multiculturaliste. Dans le domaine économique, finalement, la Pologne insiste sur l’obligation de l’État de protéger le citoyen contre les dérives de l’ultra-libéralisme et a lancé un programme social d’une grande envergure afin de protéger les classes inférieures et moyennes.

    Ajoutons à cela une position extrêmement claire sur la migration, l’idéologie LGBTQ, l’avortement, le natalisme et l’euthanasie ; il devient rapidement clair que le gouvernement polonais a mis en place depuis de nombreuses années déjà une politique correspondant en de nombreux points aux revendications des conservateurs français. Une alliance approfondie entre le parti le plus fort de la droite française et le parti gouvernemental polonais pourrait donc être hautement intéressante pour les deux côtés afin de constituer un moteur puissant de la nouvelle alliance conservatrice européenne.

    Équilibre politique en Europe

    À première vue, la droite française devrait donc avoir tout en commun avec les conservateurs polonais. Nous sommes d’accord sur les échecs de l’Union européenne. Nous sommes d’accord sur la question de l’immigration. Nous sommes d’accord pour dire que le libéralisme est, comme l’exprime John Milbank, une erreur anthropologique, car la communauté doit primer sur les désirs de l’individu, élevés aujourd’hui au rang d’absolu. Nous sommes d’accord pour dire que les individus se développent pleinement à travers la communauté et non en dehors d’elle, que le bonheur dépend de l’enracinement, alors que le déracinement et le reniement du passé le sapent. Pourtant, malgré ces points communs, il n’y a pas seulement une pomme de discorde – la Russie –, mais bien une deuxième : l’Allemagne.

    La question russe est évidente : de nombreux intellectuels français entretiennent une vision romantique de la Russie, remontant au XIXe siècle et alimentée par le conservatisme patriotique de Vladimir Poutine. S’il est vrai qu’idéologiquement ce dernier peut sembler a priori plus en phase avec une vision traditionaliste du monde que la politique poursuivie par le gouvernement américain actuel, les Français feraient bien de ne pas fermer les yeux sur le côté obscur du gouvernement de Poutine dont la corruption défie toute comparaison, où les dissidents ne sont pas seulement privés de leurs comptes twitter et Facebook, mais aussi de leur liberté, et qui poursuit un agenda expansionniste et hégémonique, clairement opposée à l’inviolabilité des frontières si fondamentale pour l’équilibre européen – et si vitale pour la survie d’États comme la Pologne, le Bélarus, l’Ukraine et les pays baltiques. Dès lors, un compromis entre conservatisme polonais et français ne sera possible que sur la base d’une équidistance entre Est et Ouest.

    Cette équidistance se heurte à la deuxième pomme de discorde : l’Allemagne. Il est incontestable que l’Allemagne est (re)devenue le pouvoir hégémonique en Europe. Or le plus grand allié de la Russie en Europe n’est pas la France mais l’Allemagne. Un seul exemple, le plus récent : ce n’est pas la France qui a construit Nord Stream II. Il est vrai que les Français ont une vision romantique de la Russie, mais l’élite française vit surtout dans une illusion sur l’Allemagne. Le couple franco-allemand est une expression qui n’est utilisée que dans l’Hexagone ; les Allemands ne l’utilisent jamais.

    Ainsi, c’est l’Allemagne d’Angela Merkel qui a fait éclater le règlement de Dublin sur les immigrés, lorsque la chancelière a fait venir, sans demander l’avis de personne – et surtout sans tenir compte des peuples européens –, la vague d’immigrés qui a inondé l’Europe ; c’est l’Allemagne de Merkel qui a rejeté le projet de taxe européenne sur les géants du numérique, proposé par Bruno Le Maire, afin d’éviter une hausse des droits de douane sur les voitures allemandes ; c’est l’Allemagne qui a imposé une politique d’austérité ruinant durablement le sud du continent afin de pouvoir bénéficier d’un euro (allemand) sous-évalué et imposer son hégémonie industrielle ; c’est l’Allemagne qui est en train d’imposer à l’Europe son agenda idéologique écolo-gauchiste par le biais du Green deal d’Ursula von der Leyen, etc.

    Certes, il ne faut pas tomber dans le piège du nationalisme, car l’hégémonie allemande sur l’Europe a cette particularité qu’une grande partie des Allemands sont bel et bien persuadés d’être exploités par cette même Europe, allant même jusqu’à souhaiter la sortie de l’UE.

    Ils n’ont pas tort : tout ce pouvoir politique et économique cumulé par l’élite allemande ne bénéficie nullement au citoyen allemand dont la fortune médiane est de loin inférieure à celle de la plupart de ses voisins, mais alimente une machinerie politico-économique bien distante du commun des mortels. Ainsi, le contribuable allemand est réquisitionné pour financer les subsides européens versés en grande partie à des États à l’est de l’UE – mais les surplus générés là-bas ne reviennent pas seulement en grande partie à l’Allemagne, mais y enrichissent essentiellement banques, multinationales et holdings qui mettent ces gains en sécurité hors Europe.

    Dès lors, il est grand temps pour les conservateurs européens de reconnaître cette asymétrie et de tenter de la résoudre. Puisque, dans la situation politique actuelle, une restructuration volontaire de l’économie allemande semble exclue, la France ferait bien de se rappeler l’éternelle tradition française qui, de l’Ancien Régime à de Gaulle, a cherché à faire en sorte que l’Europe ne tombe jamais sous l’hégémonie d’une seule puissance. La France a exercé sa plus grande influence sur les événements du continent lorsqu’elle a rassemblé autour d’elle des États qui voulaient rester libres et ne voulaient pas de l’hégémonie d’un autre. Aujourd’hui, cette politique doit être recréée. La France seule est trop faible pour décider du sort du continent, tout comme la coalition d’Europe centrale. Une alliance entre Paris et les petites et moyennes nations restaurera une Europe des patries, dans laquelle l’Allemagne pourra trouver une place plus favorable à l’équilibre des pouvoirs et plus juste par rapport au contribuable.

    Recouvrir la souveraineté économique, numérique et énergétique

    L’idée de la souveraineté européenne n’appartient pas à Macron. C’est une idée gaulliste, car nous devons voir en de Gaulle le vrai père de l’Europe unie, plus encore que dans ceux que nous avons salués, à la mode américaine, comme des pères fondateurs. Aujourd’hui, tous les populistes et conservateurs européens intelligents devraient être gaullistes.

    L’Europe ne deviendra pas une puissance géopolitique indépendante tant qu’elle ne retrouvera pas sa souveraineté énergétique, industrielle et numérique. Cependant, cette souveraineté se heurte à des barrières idéologiques. L’énergie nucléaire, qui est le moyen le plus rapide de parvenir à la décarbonisation – comme l’a montré l’expérience de la France ou de la Corée du Sud – inspire encore des craintes, alimentées par un radicalisme vert désuet datant d’il y a 50 ans. Les progrès en matière d’énergie nucléaire sont freinés par une hystérie idéologique sanctionnée par les déclarations du gouvernement Merkel. Le New Green Deal doit être orienté vers le développement et la modernisation, et non vers le démantèlement de l’industrie européenne et l’abaissement du niveau de vie.

    Nous devons nous opposer à une écologie punitive qui veut non seulement nous priver du mode de vie européen, mais étouffer également toutes les forces de développement. Dans le même temps, il est nécessaire de prendre conscience que l’économie post-industrielle est un mythe, et que quiconque y croit se condamne à la faiblesse. L’Allemagne n’y a jamais cru, elle a conservé sa base industrielle et c’est d’elle que découle sa puissance économique, bien qu’elle soit de plus en plus mise en cause par l’idéologie suicidaire des Verts et de la gauche qui sonnerait non pas seulement le glas de l’Allemagne elle-même, mais de toute l’Europe. Une politique de réindustrialisation réfléchie à l’échelle du continent, liée à une large coopération sur les grands projets, est une condition de la souveraineté européenne. Pour la restaurer, il faut ramener les fabricants européens en Europe par des mesures incitatives et contraignantes. Il ne s’agit pas seulement de croissance économique mais aussi de sécurité. Pendant la crise du virus chinois, nous avons vécu ce que signifiait le déplacement des chaînes d’approvisionnement vers l’Asie : pas de masques, pas de médicaments essentiels. Il s’est révélé qu’il n’y avait même pas une seule usine de paracétamol en Europe.

    La reconquête de la souveraineté numérique ne passera pas seulement par un financement accru de la R&D et la création d’un réseau européen de coopération dans ces domaines. Un protectionnisme raisonnable doit être proposé, sans lequel les équivalents européens des GAFAM ne verront pas le jour.

    Parallèlement au protectionnisme visant à créer des géants européens du numérique, la situation des travailleurs européens doit être reconsidérée. La pression à la baisse sur les salaires ne cessera pas si nous n’arrêtons pas l’immigration. Les travailleurs européens sont notre priorité, c’est pourquoi la préférence européenne est à introduire. Ceux qui sont nés en Europe, dont les pères ont construit notre civilisation, ont le droit de travailler à son avenir.

    Les avantages d’une alliance conservatrice européenne centrée sur l’axe Paris-Varsovie paraissent donc évidents, et il serait à souhaiter que non seulement les hommes politiques, mais aussi les intellectuels et académiques conservateurs, puissent approfondir leurs contacts et lancer des échanges bilatéraux aboutissant en des projets stratégiques concrets. Le modèle polonais, nous en sommes persuadés, pourrait servir d’inspiration pour clarifier les dissensions internes à l’intérieur de la droite patriotique française.

    L’un des points les plus urgents d’une telle coopération serait d’approfondir la collaboration dans le domaine médiatique et académique, car de part et d’autre, les opinions sur les partenaires conservateurs voisins restent fortement dominés par les préjugés et diffamations véhiculés par les médias mainstream clairement orientés à gauche et les “experts” universitaires également biaisés : le citoyen ne pourra estimer la vérité sur les enjeux et acteurs des défis contemporains que s’il dispose d’une information de qualité et sans déformation idéologique.

    Nous, les autres conservateurs européens, nous avons attendu trop longtemps, raté trop d’occasions. Nous savons tous que ce n’est que si nous sommes unis que nous pourrons relever les défis du monde multipolaire. Nous ne pouvons nous rassembler ni sur la base d’illusions idéologiques, ni sur la base de faux calculs. Il serait naïf de penser que rien ne nous divise. Ce serait cependant une grande erreur de ne pas saisir le potentiel de ce qui nous unit.

    David Engels et Krzysztof Tyszka-Drozdowski (Visegrád Post, 16 février 2022)

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  • La navrante crise russo-ukrainienne...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Gérard Dussouy, cueilli sur Polémia et consacré à la crise ukrainienne. Professeur émérite à l'Université de Bordeaux, Gérard Dussouy est l'auteur de plusieurs essais, dont Les théories de la mondialité (L'Harmattan, 2011) et Contre l'Europe de Bruxelles - Fonder un Etat européen (Tatamis, 2013).

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    La navrante crise Russo-Ukrainienne

    Quels que soient les sentiments ou les affinités que l’on peut éprouver envers l’Ukraine ou la Russie, et quelles que soient les responsabilités que l’on peut imputer à l’une ou à l’autre dans la crise qui les voit s’affronter,  leur différend est lourd de conséquences pour elles-mêmes et pour l’Europe. Le risque principal est l’enlisement dans un schéma géopolitique de type « néo-Guerre froide » dans lequel les Américains et certains dirigeants européens timorés cherchent à l’entraîner. L’esprit de croisade des Démocrates américains est toujours de mise, comme on le constate avec Biden. Mais surtout, en raison de la nouvelle polarisation mondiale sur le Pacifique, les Etats-Unis maintenant obsédés par la Chine entendent conserver le contrôle de l’Europe et empêcher, à tout prix, son éventuel rapprochement avec la Russie. Leur opposition virulente au gazoduc germano-russe de la Baltique en est la parfaite illustration.

    Russie et Europe, dos à dos, face au reste du monde

    Le bouleversement des rapports de forces mondiaux, et par conséquent des positionnements des États les uns par rapport aux autres, est total. Il concerne la Russie et l’Europe de la même manière. En effet, c’est toute l’organisation de l’espace planétaire qui a été transformée par le déplacement du centre du monde depuis l’Atlantique Nord vers le Pacifique Nord. Une translation qui est à mettre en rapport, bien entendu, avec la compétition pour l’hégémonie qui a débuté entre les États-Unis et la Chine. Et au milieu de laquelle les États européens ne sont plus que des enjeux, parce qu’aucun d’entre eux, pas même la Russie, ne peut prétendre à la puissance globale. Par ailleurs, les changements profonds, qu’ils soient démographiques ou culturels, qui affectent la géographie humaine mondiale, lancent à tous les Européens, de l’Est comme de l’Ouest, des défis communs immenses pour les décennies qui viennent.

    De sorte que la nouvelle configuration mondiale fait des deux voisins que sont l’Europe et la Russie, deux « alliés naturels » face au reste du monde. Il se trouve que la topologie géopolitique (c’est-à-dire la position des États dans le système spatial mondial) s’associe maintenant- c’est la nouveauté- à la topographie géopolitique (c’est-à-dire la continuité territoriale, et l’absence d’obstacles naturels) pour suggérer à tous les Européens un réalisme politique qui dépasse les idéologies et les ethnocentrismes.

    Le jeu mondial est, désormais, entre les mains des USA et de la Chine. Les États européens, Russie comprise, malgré tout le mérite de son président, ne sont plus que des puissances petites ou moyennes, au mieux des puissances régionales. La comparaison est écrasante comme le montrent ces quelques chiffres (SIPRI) de 2019 : 19 390 milliards de dollars de PIB pour les USA, 12 014 pour la Chine et 1527 milliards pour la Russie ; 600 milliards de dollars pour le budget militaire américain, 216 milliards pour le chinois et 69 milliards pour le russe. Ce même budget est de 57 milliards de dollars pour la France et de 41 milliards pour l’Allemagne. Si l’économie germanique est brillante, celle de la France l’est moins et celle de la Russie encore moins

    Au fond, pour faire image, l’Europe et la Russie sont face au reste du monde comme deux duellistes de l’ancien temps qui se retrouvent entourés de spadassins, lesquels en veulent à chacun d’eux. Il ne leur reste plus qu’à s’entendre, et dos à dos, à se défendre mutuellement, sachant que tout mauvais coup porté par l’un des deux à l’autre se retournerait contre lui-même. C’est déjà ce qui arrive à cause de l’Ukraine.

    Comment sortir de l’impasse ?

    L’impasse actuelle incombe aux deux parties en présence. D’un côté, il y a l’incurie diplomatique et stratégique de l’Union européenne et de tous les dirigeants des États européens, tous incapables de mener une véritable réflexion géopolitique. Au lieu de faire de l’Ukraine un « pont » entre l’Europe et la Russie, ils en ont fait une pomme de discorde aux dépens des Ukrainiens eux-mêmes. Car il ne fallait pas présenter l’association de l’Ukraine à l’UE comme une victoire sur la Russie, et emboiter le pas des États-Unis en laissant entendre que cette association était l’antichambre à une adhésion à l’Otan! Une organisation qui devrait avoir été dissoute depuis belle lurette, à la suite de celle du Pacte de Varsovie. Du côté de la Russie, le complexe ancien de l’encerclement perdure et les maladresses occidentales ne font qu’aviver un nationalisme épidermique, tandis que l’on a du mal à cerner les préjugés et les arrière-pensées de Moscou dans tout ce qui a trait à l’Europe. Cette crise est assez désespérante parce qu’elle est avant tout d’origine idéologique et qu’elle défie la rationalité géopolitique. Elle renvoie aux querelles nationalistes du siècle dernier sur des enjeux passablement dérisoires dans le nouveau contexte mondial.

    Comment en sortir, alors même que l’on est, peut-être, à la veille d’un nouvel affrontement ? Avec les provocations et les surenchères des uns et des autres et les interférences internationales cela semble possible. Pour éviter sinon le pire, mais pour empêcher tout au moins une nouvelle déchirure du continent européen, il serait judicieux que les protagonistes les plus concernés recherchent le compromis sur la solution la plus équitable et la plus efficace possible.

    D’une part, il serait temps que l’Ukraine admette, et les Européens avec elle,  le retour de la Crimée à la Russie, à laquelle elle a toujours appartenu depuis qu’elle l’a reconquise sur les Turcs. En dépit du caprice, au milieu du siècle dernier, du potentat soviétique, ukrainien d’origine, Nikita Khrouchtchev. Dans cette même perspective l’Union européenne se devrait de tempérer le président ukrainien et de conditionner l’adhésion de l’Ukraine à son espace, tout en rejetant son entrée dans l’Otan, à un accord avec la Russie, avec laquelle, dans le même temps les termes du partenariat existant, mais presque lettre morte, seraient revus. D’autre part, et en contrepartie, les Européens sont en droit d’attendre de la Russie plus de clarté sur la façon dont elle appréhende ses rapports avec eux-mêmes, et plus de rigueur dans les engagements commerciaux. Elle a d’ailleurs tout à y gagner sachant que ses ressources financières sont limitées et que sa dépendance de la Chine dans ce domaine se paiera, tôt ou tard, au prix fort. La garantie assurée d’un approvisionnement énergétique continue des Européens est en la matière une clause attendue.

    Cependant, toute grande perspective géopolitique et tout espace de négociations ont, en toutes circonstances, leur pierre d’achoppement ; en l’occurrence le Donbass. Car c’est sur cette région frontalière et binationale que se cristallisent les inimitiés. Etant donné que l’Ukraine a refusé la solution fédérale ou celle d’un statut spécifique et qu’une rectification des frontières est considérée comme impraticable ou comme dangereuse à envisager, les protagonistes vont avoir du mal à trouver une issue à leur différend. On ne peut que le regretter car c’est la constitution d’un grand espace européen, dont il est légitime d’attendre des solutions aux immenses problèmes qui n’ont pas fini de se poser, qui est mise entre parenthèses ou même écartée.

    Si heureusement rien d’irréparable n’arrive, il reste à espérer dans les temps qui viennent un changement positif dans les perceptions mutuelles,  lui-même dicté par le renversement du monde. À l’européanité renouvelée de la Russie, imposée par la montée en puissance de la Chine et de tout l’Orient, répondrait alors l’abandon de la représentation occidentalo-centrée du monde des Européens de l’Ouest.

    Gérard Dussouy (Polémia, 11 février 2022)

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  • Ukraine : désescalade, quel agenda ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Emmanuel Goût cueilli sur Geopragma et consacré aux tensions ukraino-russes, attisées par l'OTAN. Emmanuel Goût, membre du Comité d’orientation stratégique de Geopragma.

     

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    Ukraine : désescalade, quel agenda ?

             Récemment, le groupe Normandie [1] a convenu d’une énième reprise des réunions quadri-latérales et conclut une nouvelle fois au bien-fondé des accords de Minsk tandis que certains leaders européens, à commencer par le Président français Emmanuel Macron en charge de la présidence européenne, invitent à la désescalade. Alors que dans le même temps, son ministre des Affaires Étrangères chausse déjà les bottes aux pieds – au moins ceux de nos enfants prêts à être déployés à l’est sous le drapeau Otanien – avant de se rendre en Ukraine. 

          Il convient par conséquent de s’interroger sur le sens à donner à une telle volonté affichée de désescalade et pour cela revenir aux sources de l’escalade.  

          Il y a ce terrible mal entendu sur l’accord tacite qui aurait eu lieu au début des années 90, entre Américains et Russes, sur le gel des positions de l’OTAN en deçà des pays de l’Europe centrale et de l’est. Chacun des deux protagonistes alimente sa propre version. 

          Il y a une Ukraine, rendue indépendante pour la première fois de son histoire en 1991, tiraillée entre un réflexe anti soviétique qui n’hésita pas de se faire complice de l’Allemagne nazie, et une tradition historique qui la place aux origines de la Russie et dans laquelle une partie de la population se retrouve, en particulier à l’est de son territoire.

          Il y a cette même Ukraine qui n’a pas su se libérer d’une oligarchie corrompue toute tendance confondue et qui voit dans Nord Stream 2, le gazoduc qui contourne l’Ukraine, les conditions de la fin d’une rente milliardaire.

          Il y a la Russie de Poutine qui n’a pas su en son temps trouver le leader ukrainien en mesure de redistribuer les richesses et créer ainsi les antidotes aux révolutions de couleur, plus ou moins entretenues par l’étranger. C’est ainsi que les révolutions ont pu trouver un milieu favorable dans ce pays gangrené par la corruption, sans pour autant y mettre fin

          Il y a ce que j’ai pu enfin souvent rappeler, cette incapacité à penser différemment le monde post-chute du mur de Berlin en 1989. La confrontation de deux mondes idéologiques qui voulaient s’exporter prenait alors fin en consacrant la victoire du capitalisme libéral des États-Unis. Ces derniers ont poursuivi et consolider leur dessin d’exporter leur modèle sous le couvert de mots aussi enchanteurs que souvent illusoires : liberté, démocratie… Les Russes, qui avaient opté pour une économie de type capitaliste, à la suite d’une transition particulièrement difficile dans les années 90, n’avaient plus aucun modèle idéologique à exporter et devaient se concentrer sur la reconstruction d’une crédibilité internationale, sur de nouvelles bases, sans aucune veine idéologique. C’est sans nul doute un important résultat obtenu ces 20 dernières années.

          Il aura suffi de manœuvres russes sur son propre territoire pour mettre en crise l’occident. Un grand média américain, encore très récemment, s’interrogeait sur la réaction des USA si les Chinois s’installaient au Mexique : nul doute sur la réaction américaine. Mais il n’y eut pas que des manœuvres militaires : s’en suivit, en effet, des exigences sur le positionnement de l’OTAN en Europe de l’Est et surtout au sujet de la possible adhésion de l’Ukraine à l’OTAN : la fameuse ligne rouge.

          Depuis le monde, surtout l’occident, s’enflamme virtuellement.

          Il est important à ce stade, et pour mieux tenter d’interpréter une possible « désescalade », de comparer les deux dynamiques de la surenchère verbale. Pour cela, il faut comprendre la différence fondamentale entre la Russie, son leader et les USA, la France, etc. et leurs leaders respectifs : il en va du rapport théorique et pratique entre l’action politique et la communication. Depuis plusieurs décennies, en Europe, en Occident en général, la communication a pris le pas sur l’action politique dont elle finit par conditionner les orientations, les directions, alors que la communication devrait exclusivement rester sujette de l’action. Dernier exemple en date, le voyage en plein « partygate » du Premier ministre  britannique en Ukraine.

          Il s’agit ici d’une réflexion fondamentale et d’une différence existentielle avec la Russie, où l’action pensée reste au cœur, à la base des stratégies et la communication – quand elle existe – au service de celles-ci. C’est une réflexion sociétale qu’il conviendrait de développer car cette inversion du rapport action-communication vient conditionner et troubler notre quotidien dans tous les domaines.

          Les leaders américains raisonnent désormais exclusivement en fonction de leur popularité et donc de leur opinion publique ; les leaders européens font de même. À ce propos, il convient de revenir sur une anecdote mise en lumière dans la récente et remarquable étude de Breznev par Susanna Shattenberg, qui raconte qu’une délégation soviétique se rendit aux USA pour rencontrer des homologues du Congrès américains pour discuter l’impact du cas Sakharov. En résumé, la délégation américaine précisa sans détour aux Soviétiques que la seule préoccupation américaine était celle de leur opinion publique ; le chef de la délégation américaine n’était autre que le jeune Joe Biden.

          En Occident, la crise dite ukrainienne donne lieu à une surenchère médiatique, souvent calculée, afin d’esquiver des questions ou problématiques internes qui viennent s’additionner à une tension internationale évidente et croissante. Cette tension internationale vient de franchir une nouvelle étape, la Chine offrant un soutien non déguisé à la Russie qui ne pourra que se consolider à l’occasion de la visite du Président russe en Chine le prochain 4 février, à l’occasion de l’ouverture des Jeux olympiques d’hiver, boycottés politiquement par une partie de l’Occident.

          Il ne manquerait plus que la Chine aligne ses navires face à Taiwan pour déstabiliser le monde et ouvrir un possible nouveau front.

          Côté russe, Poutine s’affiche, face à cette hystérie environnante, comme un leader au sang-froid, peut-être cynique, loin d’un leadership twitterisé. Poutine ne twitte pas. Comment peut-on penser que la diplomatie et la politique puisse se twitter, alors qu’une telle pratique des réseaux sociaux constitue une évidente violation de la valeur « temps ».

          La première désescalade ne passerait-elle donc pas d’abord par une chute de l’adrénaline médiatique du coté Occidental ? Il faut raison garder.

          Cette considération reste cependant « objectivement subjective ». Pas sûr, par conséquent, que cette voie puisse conduire au début d’une désescalade. Cette dernière ne peut advenir que si des hypothèses de solutions sont imaginées. C’est dans cette perspective qu’il convient de s’exercer à mettre sur la table les données du problème, distinguer le négociable de ce qui ne l’est pas, penser des compromis là où le bon sens peut encore se faire valoir, en surmontant des réflexes historiques qui trop souvent font obstacle à une évolution aussi pacifique qu’encadrée dans un monde de plus en plus multipolaire.

          Laissons tomber les lignes, les révolutions émotives de couleur pour revenir à la réalité des cartes. S’il y a bien deux aspects sur lesquels personne ne fera marche arrière, c’est d’une part la présence de l’OTAN en Europe de l’Est et d’autre part la Crimée russe. Il serait inutile de se fourvoyer et de penser une quelconque variation de cette géographie militaire et politique, aussi conviendrait-il aux parties de légitimer ces deux situations et de mettre fin réciproquement à tout ce qu’elles impliquent, comme par exemple les sanctions. 

          À ce stade, l’OTAN renoncerait de son côté à « toute nouvelle acquisition » à commencer par l’Ukraine, la Géorgie, la Moldavie. Quant à la Russie, elle pourrait entamer des négociations sur l’Ossétie et la Transnistrie. Ce nouvel environnement géopolitique rentrerait dans le cadre de la définition d’un accord sécuritaire global entre l’Union européenne – si elle se donne les moyens d’une politique indépendante – et la Russie. 

          Pour en venir à l’Ukraine qui est certainement au cœur d’un jeu qui la dépasse, elle trouverait dans cet accord sécuritaire sa garantie conditionnée à sa neutralité politique entre la Russie et l’Europe. L’Ukraine pourrait se donner une dimension fédérale pour consentir à ses différentes identités régionales et assurer un quotidien plus équilibré, loin des tensions entretenues ces dernières années.

          La désescalade n’a de sens que si elle est accompagnée de courage, d’une méthode comportementale, et de possibles solutions temporelles et stratégiques – parfois difficile à assumer – mais au service de la sécurité du monde dans lequel nous vivons. 

          Pour penser le monde, il nous faut des leaders qui redeviennent maîtres de leur agenda et de leur vision. À ce sujet, De Gaulle exprimait clairement son idée d’une Europe équilibrée possible de « l’Atlantique à l’Oural » en affirmant qu’une telle Europe « décidera du destin du monde». 

          Nous avons tout à gagner à pousser cette formule jusqu’à Vladivostok, et ainsi éviter un monde qui se dessinerait de Moscou à Pékin.

          Autrement, l’escalade risquera de nous ramener nos enfants drapés au milieu de l’esplanade des Invalides au prix d’une guerre inutile et évitable… En sommes-nous prêts ? 

    Emmanuel Goût (Geopragma, 1er février 2022)

     

    Note :

    [1] Après le déclenchement du conflit du Donbass, l'Allemagne et la France se sont réunis avec la Russie et l'Ukraine en Normandie à l'occasion de la commémoration du 6 juin 2014. Depuis, des négociations au sujet de l'Ukraine ont lieu occasionnellement sous ce format.

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  • Russie, Ukraine, OTAN : l’Europe en danger ?...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous Le samedi politique de TV Libertés, diffusé le 29 janvier 2022 et présenté par Élise Blaise, qui recevait Caroline Galactéros, pour évoquer la crise ukrainienne.

    Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et de Vers un nouveau Yalta (Sigest, 2019). Elle a créé en 2017, avec Hervé Juvin, entre autres, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

     

                                                

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  • Diplomatie casquée...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue d'Hervé Juvin, cueilli sur son site personnel et consacré au retour du commerce des armes comme instrument de la diplomatie.

    Économiste de formation et député européen, Hervé Juvin est notamment l'auteur de deux essais essentiels, Le renversement du monde (Gallimard, 2010) et La grande séparation - Pour une écologie des civilisations (Gallimard, 2013). Il a également publié un manifeste intitulé France, le moment politique (Rocher, 2018).

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    Diplomatie casquée

    Que nous dit de l’état de l’Europe et du monde la récente et très amicale rencontre Sanchez-Erdogan ? Les marins de la bataille de Lépante (1571) acceptent-ils le basculement espagnol du côté turc, la fourniture de porte-hélicoptères ou de sous-marins par les chantiers espagnols à la flotte turque ? Et, de leur côté, que pensent les Russes d’une alliance entre la Turquie et l’Ukraine qui se traduit entre autres par la livraison des fameux drones TB9 et Anka, ceux qui ont tant contribué à l’écrasante victoire de l’Azerbaïdjan sur l’Arménie au Nagorno-Karabakh, et qui pourraient donner aux Ukrainiens la bien mauvaise idée d’aller titiller les troupes russes massées de l’autre côté d’une incertaine frontière avec le Donbass ? Sans doute comprennent-ils bien l’intérêt du jeu turc, un coup à l’Est, un coup à l’Ouest, mais toujours en brandissant l’étendard de l’Islam, et toujours en quête de l’industrie des hélicoptères et des propulseurs navals que l’Ukraine a héritée de l’URSS…

    Le temps de la diplomatie armée est revenu. L’Union européenne a-t-elle les yeux ouverts sur une réalité qui a toujours été déterminante dans la structure du commerce international ? Les diplomates suivent les marchands d’armes, comme c’est le cas en Italie, au Qatar et ailleurs. Ou bien les marchands d’armes et les industriels suivent les directives de l’État, comme en France, en Russie ou en Espagne, où les chantiers navals sont 100 % propriété d’État… Et les grands contrats d’armement suivent ou précèdent les alliances, pour les concrétiser, pour les affermir, ou pour les renverser ; la France aura-t-elle tirée toutes les conclusions de l’affaire australienne, et de l’écart qui la sépare des « five eyes » ? Mais contrats d’armement et diplomatie se sont singulièrement rapprochés.

    Qu’il s’agisse des alliances en Méditerranée orientale, formidablement réarmée, avec d’un côté la Grèce, Chypre, l’Égypte et la France, de l’autre la Turquie, le Qatar, la Lybie, la Russie, avec Israël, les USA et la Chine en invités permanents. La montée en qualité et en quantité des armes est partout, qu’il s’agisse de la Grande-Bretagne et de son agressivité contre la Russie portée par diplomates, services et industriels de l’armement, avides de réarmer la Pologne avec les missiles fabriqués par MDBA GB venant compléter les Patriot américains, avec des bateaux fabriqués dans les chantiers britanniques pour l’Ukraine en Mer Noire, qu’il s’agisse d’une Allemagne qui risque de concourir encore plus à la subordination totale des industries de la défense et des exportations à l’OTAN, le constat est à une imbrication croissante de la politique et des contrats d’armement, et à des transformations d’alliance remarquables, spectaculaires et parfois déroutantes, la montée en puissance de la Turquie en Afrique, en Méditerranée et en Europe de l’Ouest n’étant pas la moindre.

    La plus spectaculaire est pourtant britannique. La Grande-Bretagne renoue avec des stratégies de la tension, de la division et de la zizanie qui lui sont familières. Finie la comédie de l’adhésion à l’Union européenne et du rattachement au continent eurasiatique, l’alliée des États-Unis en ajoute et en rajoute dans la provocation permanente à l’égard de la Russie et aussi de la Chine. Il suffit de lire les éditoriaux de The Economist pour s’en persuader ! Les colons qui ont pillé, corrompu et détruit l’Empire chinois ne pardonnent pas à ceux qui ont refait l’unité de la Chine et de Hong Kong. Les ennemis héréditaires de l’indépendance européenne et de la puissance continentale, qui ont toujours su diviser pour régner, ont un compte à régler avec l’Union européenne, encore plus avec une Union devenue allemande — pour une large part au service de la puissance et des intérêts industriels et commerciaux allemands.

    Tout le savoir-faire du pays qui a inventé la diplomatie européenne est à la manœuvre en Pologne, en Hongrie, en Roumanie et ailleurs. Avec trois objectifs manifestes, outre celui de montrer aux États-Unis à quel point l’Angleterre sera toujours prête à prendre le grand large et à combattre contre le continent. D’abord celui de diviser l’Europe, en utilisant la vieille tactique de la provocation ; pousser l’Union à réaffirmer le principe «  une Union toujours plus étroite », c’est tout simplement tôt ou tard la condamner à subir la réaction violente de peuples qui n’acceptent de se voir déposséder de leurs compétences que jusqu’à un certain point — et la Grande-Bretagne s’emploie à ce que ce point soit dépassé, par exemple sur les migrations, sur les mœurs, sur l’éducation.

    Ensuite, en sapant la politique allemande qui fait de la Russie, de la Chine et plus largement de l’Eurasie, ses partenaires commerciaux naturels, la source de ses excédents exceptionnels, et un champ d’expansion industriel, financier et aussi politique pratiquement sans limites — si les États-Unis ont eu leur Far West, l’Allemagne a son far east. Enfin, en développant sur le modèle américain un ensemble hétérogène, mais structuré de Fondations, d’ONG, de fonds d’investissement et de fonds de pension, d’entreprises, de sociétés de service, qui assurent à la Grande-Bretagne à la fois le contrôle de technologies décisives, l’information sur des entreprises clé, une vision en profondeur des flux commerciaux et financiers, et les moyens de manipuler l’information, d’orienter le débat public et de mobiliser les opinions publiques. L’histoire dira la part que Grande-Bretagne et USA jouent dans l’obsession militaire polonaise qui conduit à payer pour accueillir une base américaine, multiplier les achats d’armements — avec des fonds européens ? — et doubler les effectifs permanents de son armée, jusqu’à anticiper sur les plus chers désirs de l’OTAN.

    Elle dira la part d’intérêts marchands et de réalisme politique qui conduit à un surarmement de l’Ukraine, à un conditionnement permanent de la population de l’Ouest ukrainien, et aussi voire surtout de la diaspora ukrainienne aux États-Unis et au Canada, au point qu’à tout moment, une escalade est possible que seule, la placidité maîtrisée de l’ours russe laisserait sans sa conséquence légitime — une correction militaire que subiraient les forces ukrainiennes, les Britanniques envoyant comme ils savent bien le faire, en Syrie comme en Afghanistan, les autres se faire tuer à leur place.

    Une seule question l’emporte. Les armes sont-elles faites pour servir ? « Si vis pacem, para bellum » place sur toute réflexion sur ce sujet, et il est certain que l’équilibre des forces, c’est-à-dire l’incertitude sur l’issue d’un conflit, est le plus puissant facteur de paix qui soit. A deux conditions ; d’abord, que la décision soit celle d’acteurs rationnels, qui pèsent froidement les conséquences d’un conflit et acceptent que le prix à payer soit trop élevé pour être risqué, celle de dirigeants suffisamment forts pour ne pas se laisser emporter par des opinions publiques aisément manipulées. Ensuite, qu’aucun belligérant ne se laisse enfermer dans la position où il fera la guerre pour d’autres, enverra ses hommes et ses armes livrer une guerre que d’autres ne veulent pas risquer, et compter les morts que d’autres auront envoyé se faire tuer pour leur propre politique et leurs propres intérêts. Certaines des Nations de l’est européen, longtemps tributaires de l’Empire ottoman pour les unes, assujetties au Reich allemand ou à l’Empire russe puis soviétique pour d’autres, membres de l’Empire austro-hongrois pour d’autres encore, ou souvent les mêmes, ont une longue et tragique expérience d’une telle situation de dépendance stratégique, une expérience sacrificielle dont la Serbie comme la Pologne traînent les cicatrices.

    La situation actuelle suggère moins une réponse que d’autres interrogations. D’abord, celle de l’absolue primauté des intérêts nationaux et des logiques nationales. Seule face à la Turquie, la France a payé pour le savoir ; la diplomatie des armes reste nationale. En matière d’armements comme en matière de conduite de la guerre, et quelles que soient les prétentions de l’OTAN, les Nations demeurent, les Nations décident et les Nations poursuivent les intérêts qui leur sont propres, par des moyens qui leur sont propres. Quelle peut être l’utilité et quelles sont les compétences de l’Union dans ce domaine ? Question ouverte, et à laquelle nul ne répond.

    Ensuite, celle du contrôle des exportations d’armement. Non seulement l’Union européenne n’a rien entrepris pour protéger l’indépendance de ses industriels et combattre leur mise sous tutelle par le complexe américain auquel l’OTAN sert de faire-valoir, mais l’alignement atlantiste de la nouvelle coalition rouge-vert Allemande fait peser les plus graves menaces sur la capacité commerciale d’un des derniers secteurs industriels puissamment exportateurs de la France — ici encore, l’Union se trompe de combat ; lutter contre la règle « ITAR » et l’extraterritorialité du droit américain, plutôt que contre les capacités de ses industriels ! Enfin, le lien entre diplomatie, armement, et interventions directes.

    Le succès israélien dans ce domaine est largement lié à la présence sur le terrain, et sur le front, de « conseillers » et « d’experts » qui ne se contentent pas de démonstration dans les salons internationaux et de signature de contrats dans les bureaux, mais qui participent au déploiement, à l’adaptation et à la mise en œuvre des armes ou des systèmes d’arme qu’ils vendent. Inutile de dire que Russes et Américains, par des biais divers, savent accompagner leurs armes sans fausse pudeur. L’Union européenne se veut pleine de bonnes intentions, sans en prendre les moyens. Elle paralyse davantage les Nations européennes qu’elle ne les aide à développer leurs légitimes stratégies industrielles et militaires. Mais est-il dans son intérêt de refuser de voir cette réalité en face ; dans un XXIe siècle qui ne ressemble pas à ce qu’il devait être, la diplomatie suit les armes, et les armes font la diplomatie ?

    Hervé Juvin (Site officiel d'Hervé Juvin, 22 novembre 2021)

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  • Crise migratoire : le bal des hypocrites...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Renaud Girard, cueilli sur Geopragma et consacré au dernier épisode de la crise des migrants à la frontière polonaise, qui donne une nouvelle illustration de l'impuissance de l'Europe. Renaud Girard est correspondant de guerre et chroniqueur international du Figaro.

     

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    Crise migratoire : le bal des hypocrites

    Pourquoi les images où l’on voit des migrants du Moyen-Orient tenter de passer en force en Pologne à partir du territoire de la Biélorussie sont-elles pour nous si troublantes ? Seraient-elles significatives d’une triple impuissance de l’Union européenne (UE) ?

          En premier lieu, personne ne semble plus respecter les règlements de l’UE sur l’immigration extra-européenne, lesquels prévoient des procédures strictes quant à l’immigration de travail, ou l’obtention du statut de réfugié politique. Tout se passe comme si la loi européenne avait une vocation naturelle à être piétinée. On voit de solides jeunes hommes s’attaquer, en toute impunité, avec des cisailles et des pioches, aux barrières de la frontière polonaise. Depuis qu’Angela Merkel a pris la décision unilatérale d’ouvrir grand les frontières de l’Allemagne en septembre 2015 (pour les refermer un mois après), les jeunes gens débrouillards et dotés d’un bon réseau de passeurs se sont arrogés le droit de s’installer sur le territoire de l’Union européenne. Nulle part ailleurs dans le monde, on ne voit de frontière aussi laxiste, et une telle tolérance face aux réseaux criminels de trafic des êtres humains. En Afrique du nord et sahélienne, ces réseaux se livrent aussi au trafic de la drogue. Ils y financent les mouvements djihadistes. Ils sont passés maîtres dans l’art de solliciter, en Méditerranée, l’aide des ONG, qui sont devenues les idiots utiles du trafic des personnes.

          En deuxième lieu, l’UE est la seule organisation au monde à qui des Etats fassent aussi ouvertement du chantage. Au mois de février 2020, la Turquie d’Erdogan, furieuse du peu de soutien de l’Occident après la perte de 33 de ses soldats en Syrie, et désireux d’obtenir davantage d’argent de l’UE, avait mis à exécution sa menace d’ouvrir les vannes des flux migratoires. Les forces de sécurité turques avaient amené en autocars des milliers de migrants devant les postes frontières grecs. Équipés de béliers, ces jeunes hommes musulmans s’attaquaient aux barrières délimitant la frontière extérieure de l’UE, au cri de « Yunanistan ! », qui est le nom turc pour la Grèce.

          Depuis l’été 2021, nous avons vu la Biélorussie de Loukachenko faire preuve d’une incroyable mansuétude à l’égard des filières de trafics d’êtres humains, qui avaient repéré son pays comme une base de départ idéale pour l’immigration illégale vers l’UE. Des policiers biélorusses ont même conduit certains migrants moyen-orientaux vers la frontière polonaise. Le dictateur biélorusse aurait très bien pu, dès le mois d’août 2021, alors que le manège des trafiquants était devenu clair, arrêter ce flux de jeunes hommes moyen-orientaux vers son pays. Il ne l’a pas fait. Pour faire chanter l’UE, afin qu’elle reconnaisse son régime issu d’élections tronquées.

          Les 27 pays de l’UE ont eu raison de refuser le chantage et de brandir des sanctions contre les compagnies aériennes qui continueraient à se livrer à ce trafic. Par peur de nouvelles sanctions, Loukachenko a changé d’attitude le 15 novembre 2021. Il s’est engagé à ce que son administration persuade les migrants de retourner chez eux, tout en faisant mine d’être étonné par leur réticence.

          Enfin, l’UE étale son impuissance institutionnelle. En six ans, elle n’est pas parvenue à une réponse commune et efficace sur le problème des migrants. La décision solitaire de la chancelière allemande a créé un formidable appel d’air. Des dizaines et des dizaines de millions d’Africains et de Moyen-Orientaux rêvent désormais de venir s’installer dans la prospère et généreuse UE. Mais elle n’a ni les moyens économiques, ni la disposition culturelle, ni la volonté politique, de les accueillir.

          Face à cette réalité se déploie le bal des hypocrites. Les dirigeants européens se drapent dans leurs bons sentiments mais comptent sur le pays voisin pour faire le sale boulot de refouler les migrants. Dans l’UE, la démocratie ne va pas jusqu’à demander à ses citoyens s’ils souhaitent ou non vivre dans une société multiethnique. La présidente de la Commission européenne a osé déclarer que l’UE « ne saurait financer en Pologne des murs et des barbelés » mais elle ne propose aucune solution viable au problème de l’immigration clandestine.

          L’UE n’a toujours pas réussi à dire au monde combien de migrants elle était disposée à accueillir. Veut-elle se limiter aux véritables réfugiés politiques, persécutés dans leurs pays pour leur promotion des valeurs européennes ? Veut-elle élargir son accueil ? A qui ? Aux réfugiés économiques ? A quel rythme ? A quelles conditions ?Les frontières constituent un sujet politique sérieux. Si l’UE ne le traite pas très vite et une fois pour toutes, elle court à l’éclatement. Voici du pain sur la planche pour la France, qui prendra la présidence de l’UE à compter du 1er janvier 2022.

    Renaud Girard (Geopragma, 27 novembre 2021)

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