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Entretiens - Page 115

  • Quand l'idéologie du bien-être anesthésie notre liberté !...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Benoît Heilbrunn au Figaro Vox dans lequel il évoque l'idéologie du bien-être.  Philosophe, diplômé d'HEC et de l'EHESS, Benoît Heilbrunn développe depuis vingt-cinq ans une réflexion critique sur le marketing et les marques qui s'appuie sur les sciences humaines et sociales.

     

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    L'idéologie du bien-être anesthésie notre liberté!

    FIGAROVOX.- «Le bonheur», écrivez-vous, «est une des promesses non tenues de la modernité». Pourquoi?

    Benoît HEILBRUNN.- La modernité s'appuie sur des grands récits qui sont notamment le progrès, la liberté et le bonheur. La plupart des hommes des Lumières - et notamment Condorcet - sont en effet convaincus que le progrès technique est synonyme de progrès moral et que l'homme est capable en comprenant les ressorts du bonheur de vivre plus heureux. Il n'y a d'ailleurs pas de siècle qui ne se soit plus intéressé à la question du bonheur que celui des Lumières. Pour les hommes du XVIIIe siècle, il existe un lien évident, intime entre la liberté et le bonheur. Non seulement la liberté est le fondement d'un nouveau projet politique émancipateur, mais elle est aussi le maillon essentiel d'un contrat qui va structurer la société de consommation et qui postule que le libre choix est la condition sine qua non du bonheur ; c'est d'ailleurs pourquoi certains, assimilant la société au marché, ont fait du marketing (synonyme du libre choix des marchandises) un garant de la démocratie.

    Mais force est de constater que la modernité n'a pu tenir ses promesses de félicité: l'homme n'a pas fait de progrès historique significatif quant au bonheur. Les mesures montrent que nous ne sommes pas plus heureux que nos ancêtres, alors que nous disposons de plus de temps libre, de davantage de loisirs et d'une espérance de vie plus élevée grâce aux progrès de la médecine. La quête du bonheur est donc - avec la perte des illusions quant à la possibilité d'un progrès moral - l'un des échecs évidents du projet des Lumières. Mais que promettre aux individus si le bonheur n'est plus un horizon plausible? Le capitalisme a trouvé une réponse on ne peut plus claire à cette question: il s'agit de proposer à des individus globalement incapables d'être heureux un avatar qui est le bien-être. Toutefois, alors que le bonheur est un état durable qui induit l'idée de désir, d'attente et de perspective, le bien-être est une émotion passagère qui est essentiellement sensorielle. C'est pourquoi il y a une tradition philosophique du bonheur, mais pas du bien-être.

    Or le bien-être, comme l'argent, ne fait donc pas le bonheur?

    Contrairement à ce que véhicule le fameux dicton, l'argent fait bel et bien le bonheur… mais jusqu'à un certain point. Comme l'a montré l'économiste Richard Esterlin dès les années 60, une augmentation du revenu s'accompagne d'un accroissement du bonheur individuel jusqu'à un revenu de l'ordre de 50 000 dollars, puis a tendance à stagner ensuite. Autrement dit, un revenu supérieur à ce seuil ne permet pas d'accroître significativement son niveau de félicité.

    Mais l'essentiel n'est pas là. L'économie du bonheur est structurée par l'idée que les facteurs externes n'ont finalement pas de prise sur le bonheur des individus. La psychologie hédonique promeut l'idée que le revenu et les circonstances extérieures influent peu sur le niveau de bonheur perçu d'un individu. Cela signifie que l'on fait entièrement porter aux individus le poids de leur malheur. Non seulement ils sont tenus pour responsables s'ils ne se sentent pas heureux, mais en plus de cela on les culpabilise de ne pas être heureux dans une société qui valorise justement le bonheur comme une quête indiscutable. C'est donc le système de la double peine dont la technologie sous-jacente n'est autre que le marketing... Car finalement, qu'est-ce que le marketing? C'est une technologie surpuissante qui fait miroiter la félicité aux individus, tout en leur montrant en permanence qu'ils ne sont pas heureux car non conformes à ce qu'il faudrait être ou ce qu'ils voudraient être. Le marketing est cette mécanique insidieuse qui fragilise psychologiquement les individus en leur signifiant en permanence un écart entre une situation désirée et leur condition réelle d'existence. Cet écart incessamment creusé par l'imagerie et les discours de marques permet, par un effet de miroitement, de vendre du plaisir ou du bien-être en les faisant passer pour du bonheur. Ce tour de passe-passe qui renforce l'insatisfaction pour relancer le désir consommatoire et qui confond sournoisement le plaisir, le bonheur et le bien-être est le moteur essentiel du capitalisme émotionnel, c'est-à-dire d'un capitalisme qui considère que l'utilité de consommation se réduit à l'émotionnalisation de la marchandise.

    Je soutiens l'idée que le bien-être est devenu la marchandise iconique d'un capitalisme émotionnel qui a définitivement renoncé au bonheur comme horizon et comme projet de société.

    Vous citez régulièrement Tocqueville, comme un témoin privilégié de ce changement de paradigme...

    Tocqueville est effectivement très frappé lors de son voyage en Amérique par l'importance considérable prise par ce qu'il appelle le «Dieu confort» auquel nous vouons selon lui un culte immodéré. La recherche du confort est l'une des caractéristiques majeures des sociétés démocratiques. L'amour du bien-être est selon lui une passion que l'égalité dépose dans le cœur de chacun. C'est bel et bien le trait saillant et indélébile des âges démocratiques. Mais c'est aussi le premier à comprendre la dimension anesthésiante du bien-être. La poursuite du bien-être est, nous dit-il, centrée sur des intérêts égoïstes qui tendent à nous faire craindre toute manifestation de liberté. C'est pourquoi le fait que le bien-être devienne un horizon est le ferment d'une possible tyrannie, dans la mesure où quand l'on jouit du bien-être, c'est la peur d'être dérangé qui devient la principale préoccupation. Autrement dit, la passion du bien-être n'incite pas à la révolte et au combat. La jouissance du bien-être nous conduit selon lui à la recherche d'un gouvernement autoritaire, seul capable de maintenir cette répartition des biens matériels. En fait, la jouissance du confort peut pousser l'individu à abdiquer sa liberté.

    «L'obsession du bien-être» semble aussi une conséquence de l'entrée de l'Occident dans le matérialisme. Selon vous, c‘est ce qu'illustre l'aventure de Robinson Crusoë?

    Il faut faire attention à ce que recouvre la notion de matérialisme. Beaucoup l'assimilent à la possession de biens matériels, ce qui est en fait un contresens. Originellement le matérialisme est une philosophie qui ramène tout principe à la matière et ses modifications, rejetant de ce fait tout principe spirituel. L'aspiration au confort pose en effet la question de notre rapport à la matière, considérée sous l'angle de la nécessité. Avec l'essor de l'économie politique au XVIIIe siècle, on commence à se poser la question de savoir quelles sont les possessions irréductibles permettant de vivre décemment.

    C'est en effet Daniel Defoe qui va le premier répondre à cette question, en montrant quels sont les biens absolument nécessaires à Robinson pour que celui-ci puisse vivre de façon confortable. Robinson se procure en priorité: des vivres, des vêtements, de l'alcool, des livres, du tabac, des outils en métal, de quoi fabriquer un toit ; il remplit même ses poches d'argent, ce qui est évidemment une critique larvée de la logique d'accumulation puisque l'échange monétaire n'est justement plus possible sur l'île. Robinson Crusoé annonce d'ailleurs l'une des problématiques essentielles d'une idéologie du confort, puisque c'est finalement le premier ouvrage littéraire à poser la question de la société en supposant un être humain qui est irréductiblement seul. Il ne s'agit plus de savoir comment vivre avec ses semblables, mais de poser la question de l'individu face aux biens matériels. Parmi ces biens, quels sont ceux qui vont justement le ré-conforter?

    En quoi «l'injonction au bien-être» est-elle un subterfuge de la société de consommation?

    C'est un subterfuge, car il s'agit de prendre pour finalité ce qui ne devrait être qu'un moyen de l'existence. Notre culture est essentiellement téléologique - c'est-à-dire qu'elle conçoit nos comportements selon une articulation des moyens et des fins. C'est pourquoi les psychologues distinguent très clairement les valeurs instrumentales (les moyens) des valeurs terminales (celles qui ont leur fin en soi). Ainsi la fonctionnalité, la rapidité et la sécurité sont du ressort instrumental alors que l'amour, l'amitié et la liberté sont du ressort terminal. Or Milton Rokeach, qui fut le premier à établir cette distinction dans les années 60, signifia clairement que le confort était une valeur terminale, une fin en soi. C'est justement en considérant le confort comme une finalité que la société de consommation a pu transformer le bien-être en marchandises… en le faisant passer pour du bonheur, alors qu'il s'agit de vendre du plaisir.

    Le bien-être est également devenu un objectif des politiques publiques, aussi bien qu'une notion-clé du management en entreprise. Vous le déplorez: pourquoi?

    L'idéologie du bien-être prend notamment source dans la charte fondatrice de l'OMS, qui date de 1948, et qui étend le registre de la santé en considérant le bien-être dans sa dimension physique, psychologique et sociale. La conséquence de cette extension du domaine du bien-être est une psychologisation à outrance de la notion. Le bien-être devient un horizon indépassable de toute politique publique de santé et de société. D'où par exemple le déploiement d'une idéologie du care (mot anglais pour «sollicitude» ou «soin») dont certains ont même voulu faire un programme politique.

    Que la décence ordinaire et l'attention à autrui soient des idéaux politiques incontournables ne me semble pas discutable! Par contre, ne nous leurrons pas sur l'instrumentalisation de cette idéologie par les organisations marchandes. La croyance selon laquelle les entreprises se préoccuperaient désormais du bonheur de leurs salariés (comme de l'environnement, d'ailleurs) est une fable, qui a pour seul objectif de suspendre notre incrédulité. Le bien-être a d'abord une valeur marchande, car c'est une marchandise émotionnelle dont on peut accroître la valeur économique dans une économie de l'expérience. Mais c'est aussi un moyen d'accroître l'efficience et la productivité des salariés. Un salarié qui se sent bien dans son environnement professionnel sera plus coopératif, plus performant et moins revendicatif. L'emprise du bien-être s'adosse bien évidemment à une idéologie de la performance. Le bien-être n'est pas le nouvel opium du peuple, mais il permet d'endormir les salariés et de désamorcer toute velléité d'opposition, car ce qui caractérise l'idéologie du bien-être, c'est bien l'horizon d'une société n'opposant plus guère de résistance. Le bien-être est le plus puissant des anesthésiants quand il devient une idéologie dominante.

    Qu'est-ce que la «yogaïsation de l'Ouest»? Et quels sont vos griefs à l'encontre du yoga?

    Je n'ai absolument aucun grief à l'encontre du yoga ; je questionne l'usage qu'en fait notre société rongée par le stress, le narcissisme et la vacuité. J'observe simplement, comme l'ont fait d'autres avant moi, qu'il est une pratique importée de l'Orient qui a été digérée par la culture occidentale en le travestissant de son sens originel. Le yoga a d'abord été vidé de sa dimension spirituelle et philosophique quand il a été importé en Occident à la fin des années 40. Or la «yogaïsation» fait partie de ces pratiques qui ne découplent pas le corps et l'esprit. Même si le yoga a été dans un second temps respiritualisé en Occident, il demeure une pratique quasi-sportive qui est une sorte de parenthèse, de respiration dans la vie de la plupart de ses adeptes. Il est souvent conçu (comme d'ailleurs la méditation) comme une pratique de détente et de décélération, dans une société anxiogène dans laquelle tout s'accélère. On décloisonne donc cette pratique de la vie séculière, ce qui est totalement aux antipodes de sa signification originelle.

    L'arrivée du New Age souligne aussi un paradoxe: alors que l'Occident s'est largement sécularisé, nos contemporains semblent aspirés par une quête frénétique de spiritualité. En somme, c'est comme si le bien-être était une manière de faire descendre la promesse chrétienne du Ciel, mais sur Terre?

    L'idéologie du bien-être est en effet une des conséquences de l'orientalisation de l'Occident. L'un des dispositifs de transfert culturel de cette pratique est sans conteste le New Age qui postule une spiritualisation de l'existence. Il s'agit de retrouver une sorte de source originaire, un soi qui serait authentique en se dégageant des affres de la matière et des perversions de la société de consommation. Donc c'est une quête d'un sacré, mais d'un sacré qui aurait exclu toute idée de transcendance et d'extériorité d'un Dieu tout-puissant.

    Pour les adeptes du New Age, nous faisons partie d'un tout du fait d'une sorte d'équivalence de tous les êtres qui sont faits de la même matière. La conséquence de ce principe d'équivalence est que le sacré - et donc dieu - se loge en chacun de nous, en toute chose de l'existence. Tel est le principe des religions immanentes dont procède celle du bien-être. Mais à la différence du christianisme, il ne saurait y avoir de promesse et a fortiori de vie éternelle car c‘est une religion sans origine, sans récit et sans promesse. C'est pourquoi les adeptes de cette religion ne peuvent croire à l'immortalité et se focalisent sur la longévité. Quel terreau idéologique serait plus fertile pour nous vanter les mérites de la santé connectée…?

    Selon vous enfin, le bien-être nous plonge dans une expérience intérieure, qui nous isole de l'Autre et renforce l'individualisme?

    L'emprise du bien-être nous confronte à un monde sans autre dans lequel compte la seule expérience sensorielle et solipsiste. L'emprise du bien-être signe l'apologie d'un monde sans bord, dans lequel tout est finalement indifférencié car tout se vaut. C'et un monde qui délite justement l'individu au sens où l'autonomie de jugement, la pensée critique et la résistance caractériseraient justement ce qu'est un individu. C'est finalement l'ultime tour de passe-passe de l'économie du bien-être que de faire passer ce qui est en définitive de l'égoïsme pour de l'individualisme...

    Qu'opposer au bien-être? C'est tout de même difficile de souhaiter moins de confort!

    Le bien-être n'est pas répréhensible en soi. Le problème n'est pas le bien-être mais le fait qu'il soit devenu une finalité et un horizon indépassable. Or il n'est pas envisageable de construire un projet de société sur le confort ou le bien-être! Le bien-être sacrifie l'impulsion vitale à la conservation de soi. Il joue le repos de l'âme et du corps contre l'exploration et l'envie que quelque chose nous arrive.

    C'est cette puissance de dépense et d'action qui seule caractérise la grande vie, si l'on en croit Nietzsche.

    Benoît Heilbrunn, propos recueillis par Paul Sugy (Figaro Vox, 16 février 2019)

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  • Redécouvrir les bienfaits du commun dans une société individualiste...

    Vous pouvez ci-dessous découvrir un entretien avec Alain de Benoist, réalisé par Edouard Chanot pour son émission Parade - Riposte, et diffusé le 14 février 2019 sur Sputnik, dans lequel il évoque le mouvement des Gilets jaunes et son opposition au libéralisme. Philosophe et essayiste, directeur des revues Nouvelle École et Krisis, Alain de Benoist vient de publier Contre le libéralisme (Rocher, 2019).

     

                                          

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  • Globalisation : le début de la fin ?...

    Le 31 janvier 2019, Pierre Bergerot recevait, sur TV libertés, Piero San Giorgio, pour évoquer l'actualité française et internationale. Figure de proue dans le monde francophone d'une forme de survivalisme identitaire, Piero San Giorgio est notamment l'auteur de Survivre à l'effondrement économique (Le Retour aux sources, 2011) et de Rues barbares (Le Retour aux sources, 2012).

     

                                      

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  • Les Gilets jaunes et les ambiguïtés du populisme...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Xavier Eman à l'Academia Christiana dans lequel il évoque le populisme et le mouvement des Gilets jaunes.

    Animateur du site d'information Paris Vox , rédacteur en chef de la revue Livr'arbitres et collaborateur de la revue Éléments, Xavier Eman est l'auteur d'un recueil de chroniques intitulé Une fin du monde sans importance (Krisis, 2016) et d'un polar, Terminus pour le Hussard (Auda Isarn, 2019).

     

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    Les Gilets jaunes et les ambiguïtés du populisme

    Quel regard portez-vous sur ces dirigeants que l'on nous présente comme des "figures populistes" : Trump, Orban, Bolsonaro, Salvini ?

    Tout d'abord, cette simple énumération révèle toute la problématique et l'ambiguïté du concept de populisme tant ces personnalités sont diverses et n'incarnent pas les mêmes réalités politiques. Elles n'ont pratiquement rien de commun entre elles si ce n'est l'opprobre que leur voue la pseudo-élite politico-médiatico-intellectuelle d'Europe de l'ouest qui les rassemble de force sous le même étendard. Quel rapport, quelle communauté d'intérêts, entre un l'ex-communiste Salvini et le milliardaire libéral Trump, le protectionnisme de l'un se heurtant à celui de l'autre, les frappes militaires de l'un encourageant le chaos géopolitique que subit l'autre de plein fouet? A la rigueur on peut trouver comme seul point de convergence une certaine opposition à l'immigration incontrôlée. Sans rien nier de l'importance fondamentale de cette problématique, cela fait tout de même bien peu pour fonder une quelconque unité politique...

    D'un point de vue personnel, j'ai plutôt, pour le moment, du respect et de la sympathie pour la politique d'Orban et de Salvini, beaucoup moins pour celle de Trump (qui semble avoir des mérités en interne, mais je ne suis pas américain...) et encore moins pour Bolsonaro... De façon générale, je pense qu'il faut se méfier des excès d'enthousiasme, surtout quand il s'agit de situations étrangères que l'on connaît souvent fort mal, et toujours conserver un regard critique. Se réjouir (ou non) d'une élection en fonction du fait qu'elle navre plus ou moins les chroniqueurs bobos des rédactions parisiennes est vraiment le degré zéro de la réflexion politique...

    Qu'est-ce que le mot "populisme" vous inspire ?

    Un sentiment ambivalent dirais-je… D'une part, ce terme est tellement vilipendé, dénigré, méprisé par les élites oligarchiques et leurs domestiques médiatiques, qu'on pourrait avoir tendance , instinctivement, épidermiquement, « affectivement », à se l'approprier, à le défendre et à le revendiquer. Mais d'autre part, c'est un terme tellement vaste, tellement flou, tellement fourre-tout, qu'il ne me semble pas pouvoir représenter, incarner, concrétiser une véritable alternative, et encore moins un processus révolutionnaire. Une révolution exige une cohérence globale, un programme clair et solide, une alternative construite, cohérente, des cadres formés, etc. Or le « populisme » est avant-tout un phénomène de l'ordre du ressenti, du spontané, de l'affectif et du circonstanciel , qui a certainement ses qualités, mais aussi, très clairement, ses limites.

    Peut-on s'emparer de ce terme, lancé initialement comme une accusation par la gauche morale, et le revendiquer avec un contenu vraiment révolutionnaire ?

    Je ne pense pas, ne serait-ce que parce que c'est l'ennemi qui l'a imposé dans le débat public. Utiliser le vocabulaire de l'adversaire, c'est déjà une première défaite, c'est s'avancer sur le terrain choisi par l'autre. C'est en tout cas un terme à mon avis à manier avec la pus grande prudence, pour éviter de tomber dans la démagogie et dans une sorte de « systématisme inversé » qui nous pousserait à défendre toute action, tout mouvement ou tout phénomène qui serait dénoncé, à un degré ou un autre, par nos adversaires et leurs relais journalistiques comme étant justement « populiste ».

    Ce ne sont pas les éditorialistes de Libé ni les journalistes de BFM qui doivent définir et programmer notre agenda politique et nos affinités idéologiques. Par exemple, pour reparler d'une personnalité précédemment citée, si je suis un identitaire et un écologiste sincère, je ne vais pas me mettre à défendre et à louer un Bolsonaro qui veut encore accroître l'exploitation de la forêt amazonienne et « retirer le moindre pouvoir » aux populations indigènes indiennes... Et ce même si le dit Bolsonaro est présenté comme un « méchant facho » par les médias du système que par ailleurs je combats... Il faut se pencher sur la réalité des faits, des idées, des programmes, des actes, pour juger et jauger, et non sur le traitement médiatique de ceux-ci.

    Quel est l'ennemi numéro 1 d'un populisme authentique et comment lutter contre lui ?

    Pour moi le « populisme authentique » est le sens de l'intérêt général et le souci du bien commun. Il ne se confond donc aucunement (en tout cas pas de façon automatique) avec les soubresauts des masses, par nature vélléitaires. Je crois qu'il y a deux façons de faire le malheur d'un peuple : le nier et le diviniser, affirmer qu'il a toujours tort ou croire qu'il a systématiquement raison. Je n'ai jamais été démocrate – je ne crois pas à la validité par nature d'un choix majoritaire – et ne vais pas changer simplement parce qu'une cette majorité semble – à un instant T – adopter des positions plus ou moins proches des miennes ou même seulement vaguement « réactionnaires »... Pour moi le véritable « populisme authentique », c'est écouter et entendre le peuple pour bien savoir l'orienter et le diriger, mais certainement pas le suivre aveuglément ni se mettre à la remorque de tout mouvement collectif de plus ou moindre grande envergure, si « sympathique » puisse-t-il paraître au premier abord. Donc, pour moi, l'ennemi numéro du « populisme » c'est l'excès de populisme, qu'on pourrait appeler « populo-démagogisme » ou « populaciérisme ».

    La meilleure façon de lutter contre ce danger est d'avoir une colonne vertébrale idéologique et un corpus doctrinal solide, qui peut bien sûr s'adapter à de nouvelles problématiques et à la survenance d'événements particuliers, mais ne doit pas être soumis au moindre des aléas de l'opinion publique.

    Les Gilets jaunes sont-ils populistes ?

    Oui, dans le sens où ils mettent en avant des préoccupations diffuses dans une large part de la population et que leurs membres appartiennent à un spectre « socio-professionnel » assez large. Mais aussi nombreux soient-ils, ils ne restent qu'une « partie du peuple ». C'est d'ailleurs l'un des autres écueils du « populisme » : que chacun choisisse « SON » peuple, qui serait le seul légitime et digne d'incarner la France, débouchant sur une sorte de « communautarisme » de peuples « choisis » au sein de la nation, qui viendrait s'ajouter aux autres communautarismes qui atomisent déjà la société (religieux, ethnique, sexuel). Or, même s'ils me déplaisent davantage, les 60 % d'électeurs de Macron sont autant « le peuple » que les Gilets jaunes... D'ailleurs Macron lui-même pourrait être considéré comme un président populiste si l'on se base sur ses thèmes de campagne (« Sortir les sortants ! », « Place à la société civile ! », « Changement, jeunesse, modernité ! »), ses méthodes d'action et ses scores électoraux. Comme quoi un populisme peut en chasser un autre, et un populisme peut également très bien servir de marche-pied à un candidat de la finance mondialiste.

    Comment voyez-vous l'avenir de ce mouvement ?

    C'est toujours un exercice fort délicat que de faire des prévisions. Je pense que les choses dépendront beaucoup de l'intelligence politique de Macron, qui n'en manque pas. S'il sait doser un habile mélange de fermeté et une ou deux concessions symboliques, on peut penser que tout le monde rentrera à la maison. Sans cela, il est possible que le mouvement perdure mais je peine à lui voir des concrétisations politiques sur le long terme. On est plus bien proche de la jacquerie que de la révolution. Et il n'y a rien de dédaigneux dans ce constat. Dans une époque aussi amorphe et anesthésiée que la nôtre, les « gilets jaunes » restent un salutaire rappel du fait que tous les français ne sont pas prêts à se laisser martyriser ni à disparaître paisiblement et sans bruit.

    Que pensez-vous du RIC ?

    Je suis en fait assez circonspect. Bien sûr, je suis favorable à davantage de démocratie directe mais surtout locale. Pour moi, le RIC doit être articulé avec le principe de subsidiarité. La proximité de prise décision me parait fondamentale et tout ce qui peut-être réglé au niveau « le plus proche » doit l'être... Par contre, l'idée que « le peuple » puisse et doive décider « de tout » par voix référendaire me paraît à la fois aberrant et dangereux. C'est la porte ouverte à la pire des démagogies. Il me semble évident qu'un gouvernement digne de ce nom doit savoir également prendre des mesures impopulaires, posséder une hauteur de vue et une vision à long terme que n' a pas (et n'a pas vocation à avoir) le français lambda (ce qui n'a rien de honteux). Non, la majorité n'a pas toujours raison et le Bien Commun, l'intérêt général, le Vrai doivent parfois s'imposer aux aléas des modes, des mouvements d'opinion, des intérêts et préoccupations circonstancielles. La nullité actuelle des organes représentatifs ne doit pas non plus, par réaction, nous faire surévaluer ou fantasmer le « bon sens » et la « clairvoyance » du « peuple » (le fameux « pays réel » qui pris un sacré coup dans l'aile depuis Maurras). Quand aux gens « de chez nous » qui pensent que les résultats des RIC iraient majoritairement « dans notre sens » (sur l'immigration, la peine de mort, l'IVG, le mariage pour tous, la GPA, etc.) je pense qu'ils sont très naïfs ou exagérément optimistes. Et qu'ils ont, de plus, la mémoire courte concernant la versatilité des masses.

    Xavier Eman, propos recueillis par Julien Langella (Academia Christiana, 12 février 2019)

     

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  • Un grand débarras plutôt qu'un grand débat...

    Le 9 février 2019, la chaîne d'information RT France recevait François Bousquet, rédacteur en chef de la revue Éléments pour commenter la poursuite de la révolte des Gilets jaunes, et faire un point sur les revendications des manifestants et la réponse du gouvernement.

     

                                  

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  • Pour le référendum d'initiative populaire...

    Nous reproduisons ci-dessous entretien avec Alain de Benoist, cueilli sur Boulevard Voltaire, dans lequel il évoque la question du référendum d'initiative populaire remise sur le devant de la scène par les Gilets jaunes... Philosophe et essayiste, directeur des revues Nouvelle École et Krisis, Alain de Benoist a récemment publié Le moment populiste (Pierre-Guillaume de Roux, 2017), Ce que penser veut dire (Rocher, 2017) et Contre le libéralisme (Rocher, 2019).

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    Alain de Benoist : « Si le référendum d’initiative populaire existait en France, les gilets jaunes ne seraient jamais descendus dans la rue »

    Vous disiez, il y a peu, que les gilets jaunes devraient faire primer leur revendication en faveur d’un référendum d’initiative citoyenne (RIC). Or, voici qu’on nous annonce qu’Emmanuel Macron envisage lui-même de faire un référendum. Qu’en penser ?

    Le chef de l’État est aujourd’hui en campagne électorale. S’il va jusqu’au bout de son projet, on sait par avance qu’il y a des sujets qui ne seront pas soumis aux Français, à commencer par l’immigration. Édouard Philippe l’a dit clairement : pas question de faire un référendum « sur n’importe quel sujet ». La grande caractéristique du référendum d’initiative citoyenne, que je préfère appeler référendum d’initiative populaire, est au contraire qu’il permet aux citoyens de susciter une consultation sur tous les sujets d’intérêt collectif qu’ils veulent, dans le domaine politique, économique ou social.

    En France, le philosophe Emmanuel Mounier fut l’un des premiers à théoriser cette forme de référendum dans son Manifeste au service du personnalisme, paru en 1936. Il n’a rien à voir, bien entendu, avec le référendum d’initiative partagée mis en place en 2008 par Nicolas Sarkozy, dont la complexité et la lourdeur rendaient l’application impossible – ce qui était, d’ailleurs, le but recherché, car il est très difficile à un gouvernement de s’opposer à une majorité référendaire (encore que le même Sarkozy n’ait tenu aucun compte du « non » au référendum de 2005 sur le traité constitutionnel européen en faisant adopter, trois ans plus tard, le traité de Lisbonne par le seul Parlement).

    Comme près de 80 % des Français, je suis pour ma part très favorable à ce type de référendum, qui existe déjà (sous différentes formes) dans une quarantaine de pays et qui, dans la mesure même où il résulte de l’initiative populaire, sans que soit nécessaire l’accord du Parlement ou du chef de l’État, n’a pas le caractère plébiscitaire des référendums organisés par un gouvernement. Il a, en revanche, une légitimité supérieure dans la mesure où il réunit des gens qui peuvent par ailleurs voter pour des partis différents, voire opposés. Un tel référendum doit pouvoir être à la fois législatif, abrogatif, révocatoire et constitutionnel. S’il existait en France, les gilets jaunes ne seraient jamais descendus dans la rue.

    Quels sont les arguments que l’on oppose au référendum d’initiative populaire, voire à toute forme de référendum ?

    Passons sur les obstacles d’ordre technique, qui peuvent aisément être surmontés dès lors qu’un quorum de voix raisonnable (700.000 signatures, par exemple, soit 1,5 % du corps électoral) est fixé pour déclencher la procédure et que sont instaurés les délais nécessaires à la mise en œuvre de la « votation ».

    Viennent ensuite des arguments classiques : le peuple serait incompétent pour traiter des choses « complexes », il serait versatile, sensible aux simplifications outrancières des « démagogues », il s’empresserait d’exiger l’impossible, etc. On notera que ces objections pourraient tout aussi bien s’appliquer à n’importe quelle consultation électorale. Il est facile d’y répondre : la politique n’étant pas réductible à la technique dans la mesure même où elle doit arbitrer entre des idées ou des intérêts divergents, le peuple est certainement plus compétent que les élites pour décider de ce qui le concerne, et surtout mieux placé qu’elles pour dire ce qui, dans sa vie de tous les jours, lui apparaît ou non comme insupportable. Le but du référendum n’est, en outre, pas de dégager une « vérité » mais de faire en sorte que coïncident le plus possible la volonté populaire et la politique des dirigeants. Quant à l’« irréalisme » des électeurs, je rappellerai seulement qu’en mars 2012, une proposition visant à instituer une sixième semaine de congés payés a été rejetée par une forte majorité du peuple suisse.

    Il y a, enfin, les objections d’ordre idéologique. Les libéraux sont opposés au référendum parce qu’ils sont par principe hostiles à toute forme de souveraineté populaire, ce qui suffit d’ailleurs à montrer que libéralisme et démocratie ne sont pas synonymes. Les peuples ne son, dans l’optique libérale, que des agrégats d’individus : le tout n’est que la somme de ses parties et les collectivités ne peuvent, en tant que telles, exprimer une opinion. « De cette question de souveraineté, bien sûr, le libéral se fiche totalement », lisait-on, le 30 janvier dernier, sur le site libéral Contrepoints ! Une autre officine libérale, l’IREF, écrit sans rire que le référendum est inutile puisque « le marché est déjà l’expression des choix permanents et spontanés des consommateurs » ! Le libéralisme dénonce volontiers le « despotisme de la majorité », mais s’accommode fort bien de la dictature des minorités. Il récuse, en outre, toute décision, même démocratique, qui irait à l’encontre de l’idéologie des droits de l’homme – ce qui pose la question de la légitimité d’une assemblée non élue telle que le Conseil constitutionnel. L’article 3 de la Constitution dit que « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum ». Les libéraux, qui ne reconnaissent que la souveraineté de l’individu sur lui-même, s’en remettent aux seuls représentants, même (et surtout) lorsque ceux-ci ne représentent plus rien.

    Le référendum est-il pour autant la panacée ? Et la démocratie directe peut-elle se réduire à ce même référendum ?

    Évidemment pas. La démocratie directe est celle qui permet à un peuple d’être politiquement présent à lui-même. Elle a d’abord une dimension locale, voire communale, ce qui lui permet d’irriguer politiquement toute la vie sociale. Le référendum n’a pas non plus pour but de se substituer aux élections. Mais la loi électorale doit être modifiée par l’institution du mandat impératif, qui permet de destituer ou de révoquer tout représentant élu qui viole délibérément ses engagements ou engage une politique allant à l’encontre de ce que veulent ceux qui l’ont élu : le vote n’est, dès lors, plus un blanc-seing. L’autorité du Conseil constitutionnel, du Conseil d’État et des institutions supranationales du type de la Cour européenne des droits de l’homme devrait, par ailleurs, ne plus avoir la toute-puissance qu’on lui attribue actuellement.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Nicolas Gauthier (Boulevard Voltaire, 5 février 2019)

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