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Entretiens - Page 118

  • Quand la société n'est pas un marché...

    Le 4 mars 2019, Olivier Pichon et Pierre Bergerot recevaient sur TV libertés, dans l'émission Politique & Eco, Alain de Benoist, pour évoquer son dernier essai, Contre le capitalisme (Rocher, 2019). Philosophe et essayiste, Alain de Benoist est directeur des revues Nouvelle École et Krisis.

     

                            

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  • Pas de destin commun sans enracinement...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Paul-François Schira au Figaro Vox à l'occasion de la sortie de son essai La demeure des hommes (Tallandier, 2019). Juriste et énarque, Paul-François Schira enseigne le droit public à l’Ecole Nationale Supérieure, ainsi qu’à l’Université Panthéon-Sorbonne.

     

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    Paul-François Schira: «Il n'y a pas de destin commun sans enracinement»

    FIGAROVOX.- Votre livre part d'une interrogation sur la réaction de notre société aux attentats terroristes de 2015. Nous n'avons pas su répondre en profondeur à la menace djihadiste?

    Paul-François SCHIRA.- La chute du mur de Berlin et la fin des grandes idéologies ont engendré chez nous une méfiance durable à l'égard des mouvements collectifs. Pour ne plus qu'il y ait d'oppression, il fallut réduire les sociétés à un fourmillement d'individus libres de définir, en toute autonomie, leurs propres finalités. La politique ne fut plus le lieu particulier de la délibération en vue d'une finalité commune, mais un système neutre, donc universel, se bornant à réguler les irréductibles antagonismes de chacun. Sur ces décombres ont poussé des instincts grégaires de substitution. Très mobilisateurs, ils trouvent les démocraties libérales désarmées. Le djihadisme n'est pas affaire de précarité économique, ni de désirs individuels d'ascension sociale. Il répond à une triple quête de sens, d'appartenance et de reconnaissance. Notre erreur fondamentale, c'est de considérer que cette triple quête - qui agite aussi les mouvements dits «populistes» partout en Europe et aux États-Unis - est à elle seule la marque d'une déviance. Je pense, au contraire, que ces interrogations fondent la cité politique et expriment un besoin permanent de l'homme. En les délaissant, nous creusons à la fois son esseulement et son désespoir, deux conditions propices à sa radicalisation.

    Faire du terrorisme islamiste un produit endogène de l'Occident, n'est-ce pas faire preuve d'une forme d'autoflagellation?

    Le salafisme, sous-bassement idéologique du terrorisme islamiste, n'a bien sûr aucune trace historique dans notre civilisation. Pour autant, le succès qu'il rencontre aujourd'hui au cœur des populations européennes n'est pas anodin. Les témoignages de personnes qui s'y sont converties à partir d'une vague tradition laïque ou judéo-chrétienne affluent. Les radicalisés issus de l'immigration proviennent quant à eux de la deuxième, voire troisième génération: ils n'ont pas apporté le salafisme dans leurs bagages. Le terrorisme «homegrown» dit quelque chose de nos sociétés: il prospère sur le vide que nous lui laissons. Comme l'écrivait Polybe, «aucune civilisation ne cède à une agression extérieure si elle n'a pas d'abord développé un mal qui l'a rongée de l'intérieur». En se bornant à combattre le salafisme par le culte de l'individu-roi autour duquel elles espèrent que nous rassemblerons l'humanité, les démocraties libérales abandonnent à l'extrémisme ceux de leurs propres membres qui ne se retrouvent pas dans une société éclatée, brassée dans le grand bain de la mondialisation marchande.

    Vous dressez un parallèle inattendu entre totalitarismes et individualisme. Quel lien faites-vous entre ces mouvements a priori plutôt opposés?

    Nous avons intégré que l'individualisme était le meilleur rempart au totalitarisme, et que nous étions acculés à devoir choisir entre ces deux formes politiques. Or, cette summa divisio n'en est pas une. Totalitarisme et individualisme partagent une prémisse: celle de l'irréductibilité des rapports de force qui traversent la société. Ces deux mouvements réduisent la politique à la seule organisation du conflit social - par la domination ou l'indifférence. Entre l'écrasement de la société par un «je» uniforme, sorte de Léviathan collectiviste, et son éclatement en une multitude de «je» individuels qui sont autant de Léviathans autarciques, on professe la même impossibilité du «nous». Pour sortir de ce cycle infernal, il faut remettre en cause sa matrice: l'abdication à faire travailler les hommes ensemble au service de causes communes.

    Vous prônez le retour des finalités communes pour lutter contre l'individualisme. Mais n'est-ce pas trop tard? La possibilité même d'un Bien commun n'a-t-elle pas été sapée par un relativisme désormais ancré profondément dans les mentalités?

    Nous avons pris l'habitude de ne percevoir le monde qu'à travers notre subjectivité. À l'incertitude de ce qui lui est extérieur- le beau, le juste, le bon - a succédé la certitude de ce que le sujet décide pour lui-même. Nous ne cherchons plus à faire le bien, puisque nous décidons de ce qu'il est. Et quiconque remet en cause cet individualisme est renvoyé à sa propre individualité. Mais autant nous semblons désarmés face à cette hégémonie intellectuelle, autant les insatisfactions qu'elle engendre peuvent servir de point d'appui pour revoir notre conception du monde. Car l'individualisme précipite de lui-même un appauvrissement économique - en sapant la confiance nécessaire à l'échange marchand, en généralisant la loi de la concurrence et en favorisant les comportements spéculatifs - ainsi qu'un ensauvagement social - en creusant le fossé entre ses perdants et ses gagnants, en laissant chacun seul et envieux de ceux qui réussissent mieux, sans autre idéal que l'obsession de l'égalité et des possessions matérielles. C'est pourquoi nous sommes à un tournant: tous ces phénomènes menaçants que nous percevons aujourd'hui, partout en Occident, signent un échec de la part des démocraties libérales, mais si ces échecs agissent comme sonnette d'alarme alors tout n'est pas perdu.

    Vous prônez une «politique de l'enracinement», mais est-ce vraiment réaliste? N'est-il pas au contraire une lente sédimentation culturelle qui ne saurait faire l'objet de politiques publiques?

    La recherche des finalités communes, seule à même de vraiment rassembler les hommes, ne pourra jamais se traduire par un consentement parfait entre individus autonomes: cela, ce sont des utopies que nous laisserons à Rousseau et Kant. Il faut plutôt susciter l'attachement des hommes au-delà du résultat qu'ils sont susceptibles d'atteindre collectivement. Il faut donc qu'ils se reconnaissent dans des ensembles auxquels ils peuvent se donner. Une telle amitié ne se décrète pas: elle vient de mœurs partagées, de fréquentations durables, ancrées dans une histoire qui nous est proche. La «société ouverte» aboutit bien souvent à l'enfermement des individus sur eux-mêmes. Les démocraties ne peuvent être aussi désincarnées que les tenants de la bien-pensance le prétendent. Pas de paix sans destin commun, et pas de destin commun sans enracinement dans une communauté d'appartenance.

    Quelles pistes concrètes proposez-vous?

    La politique de l'enracinement suppose tout d'abord d'assumer la spécificité de chaque «commun», et de reconnaître la supériorité affective que certains peuvent avoir sur d'autres. Elle oblige par exemple à préserver ce qui fait la singularité de chaque culture, que ce soit par un soin apporté à la transmission de son patrimoine, y compris naturel, ou par une capacité à redonner du sens à ses frontières - sur la question migratoire comme en matière de commerce international. Elle suppose ensuite de permettre aux hommes de réellement habiter ces «communs», en multipliant les occasions d'y éprouver concrètement leurs responsabilités: ici, le rôle des collectivités locales, des entreprises, des familles et des associations dans la vie de la cité prend tout son sens. L'État ne peut pas être le seul acteur de l'intérêt général. La politique de l'enracinement exige par ailleurs de résister à toute appropriation de la chose publique par des groupes d'intérêts orientés par un vulgaire agenda de lobbyistes. Elle nécessite enfin une nouvelle échelle des mérites - économiques, sociaux - incitant l'homme à dépasser le «chacun fait ce qu'il veut, tant que cela ne nuit pas à autrui».

    On le voit pendant la crise des «gilets jaunes»: une demande paradoxale émerge de la société qui demande à la fois moins d'État et plus d'État. Comment expliquez-vous ce paradoxe? Libéralisme débridé et État-providence s'alimentent mutuellement?

    La poursuite illimitée de l'enrichissement des individus produit des «gagnants» et des «perdants». L'État, qui n'assume plus d'orienter le fonctionnement spontané du marché et des désirs individuels, est alors obligé de constamment courir derrière les inégalités engendrées par ces rapports de force afin de les corriger. Lorsque cette dynamique de déchirement est trop puissante et que la collectivité ne peut financièrement plus satisfaire les besoins des perdants de la mondialisation, ceux-ci commencent à se demander ce qu'ils lui doivent: ils s'en détachent alors, pour se reconstituer en classes d'individus tous semblables. Ce clivage théorisé par Guilluy n'est pas un clivage d'idées, car parmi les gagnants et les perdants de la mondialisation individualiste il y a consensus sur le droit de chacun à jouir librement. Il est un clivage sociologique: les perdants veulent remplacer les gagnants au sommet de la pyramide. Or ce type de clivage ne se résout que par la violence.

    Paul-François Schira, propos recueillis par Eugénie Bastié (Figaro Vox, 22 février 2019)

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  • Gilets jaunes : une insurrection dans l'impasse ?...

    Le 31 janvier 2019, Pierre Bergerot recevait, sur TV libertés, Michel Drac, pour évoquer la révolte des Gilets jaunes. Penseur non-conformiste, d'une honnêteté rigoureuse, Michel Drac est l'auteur de plusieurs essais, dont  Triangulation - Repères pour des temps incertains (Le Retour aux Sources, 2015) ou, dernièrement, Voir Macron - 8 scénarios pour un quinquennat (Le Retour aux Sources, 2018).  Il est également le fondateur des éditions le Retour aux Sources, qui publient notamment Piero San Giorgio , Dmitry Orlov ou Howard Kunstler.

     

                                

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  • Les Gilets jaunes, la Suisse et Slobodan Despot !...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un entretien donné par Slobodan Despot à Xavier Moreau pour Stratpol et consacré au regard des Suisses sur les Gilets jaunes. Editeur, directeur de la lettre hebdomadaire Antipresse, Slobodan Despot a publié deux romans, Le miel (Gallimard, 2014) et Le rayon bleu (Gallimard, 2017).

     

                                    

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  • Quand l'idéologie du bien-être anesthésie notre liberté !...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Benoît Heilbrunn au Figaro Vox dans lequel il évoque l'idéologie du bien-être.  Philosophe, diplômé d'HEC et de l'EHESS, Benoît Heilbrunn développe depuis vingt-cinq ans une réflexion critique sur le marketing et les marques qui s'appuie sur les sciences humaines et sociales.

     

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    L'idéologie du bien-être anesthésie notre liberté!

    FIGAROVOX.- «Le bonheur», écrivez-vous, «est une des promesses non tenues de la modernité». Pourquoi?

    Benoît HEILBRUNN.- La modernité s'appuie sur des grands récits qui sont notamment le progrès, la liberté et le bonheur. La plupart des hommes des Lumières - et notamment Condorcet - sont en effet convaincus que le progrès technique est synonyme de progrès moral et que l'homme est capable en comprenant les ressorts du bonheur de vivre plus heureux. Il n'y a d'ailleurs pas de siècle qui ne se soit plus intéressé à la question du bonheur que celui des Lumières. Pour les hommes du XVIIIe siècle, il existe un lien évident, intime entre la liberté et le bonheur. Non seulement la liberté est le fondement d'un nouveau projet politique émancipateur, mais elle est aussi le maillon essentiel d'un contrat qui va structurer la société de consommation et qui postule que le libre choix est la condition sine qua non du bonheur ; c'est d'ailleurs pourquoi certains, assimilant la société au marché, ont fait du marketing (synonyme du libre choix des marchandises) un garant de la démocratie.

    Mais force est de constater que la modernité n'a pu tenir ses promesses de félicité: l'homme n'a pas fait de progrès historique significatif quant au bonheur. Les mesures montrent que nous ne sommes pas plus heureux que nos ancêtres, alors que nous disposons de plus de temps libre, de davantage de loisirs et d'une espérance de vie plus élevée grâce aux progrès de la médecine. La quête du bonheur est donc - avec la perte des illusions quant à la possibilité d'un progrès moral - l'un des échecs évidents du projet des Lumières. Mais que promettre aux individus si le bonheur n'est plus un horizon plausible? Le capitalisme a trouvé une réponse on ne peut plus claire à cette question: il s'agit de proposer à des individus globalement incapables d'être heureux un avatar qui est le bien-être. Toutefois, alors que le bonheur est un état durable qui induit l'idée de désir, d'attente et de perspective, le bien-être est une émotion passagère qui est essentiellement sensorielle. C'est pourquoi il y a une tradition philosophique du bonheur, mais pas du bien-être.

    Or le bien-être, comme l'argent, ne fait donc pas le bonheur?

    Contrairement à ce que véhicule le fameux dicton, l'argent fait bel et bien le bonheur… mais jusqu'à un certain point. Comme l'a montré l'économiste Richard Esterlin dès les années 60, une augmentation du revenu s'accompagne d'un accroissement du bonheur individuel jusqu'à un revenu de l'ordre de 50 000 dollars, puis a tendance à stagner ensuite. Autrement dit, un revenu supérieur à ce seuil ne permet pas d'accroître significativement son niveau de félicité.

    Mais l'essentiel n'est pas là. L'économie du bonheur est structurée par l'idée que les facteurs externes n'ont finalement pas de prise sur le bonheur des individus. La psychologie hédonique promeut l'idée que le revenu et les circonstances extérieures influent peu sur le niveau de bonheur perçu d'un individu. Cela signifie que l'on fait entièrement porter aux individus le poids de leur malheur. Non seulement ils sont tenus pour responsables s'ils ne se sentent pas heureux, mais en plus de cela on les culpabilise de ne pas être heureux dans une société qui valorise justement le bonheur comme une quête indiscutable. C'est donc le système de la double peine dont la technologie sous-jacente n'est autre que le marketing... Car finalement, qu'est-ce que le marketing? C'est une technologie surpuissante qui fait miroiter la félicité aux individus, tout en leur montrant en permanence qu'ils ne sont pas heureux car non conformes à ce qu'il faudrait être ou ce qu'ils voudraient être. Le marketing est cette mécanique insidieuse qui fragilise psychologiquement les individus en leur signifiant en permanence un écart entre une situation désirée et leur condition réelle d'existence. Cet écart incessamment creusé par l'imagerie et les discours de marques permet, par un effet de miroitement, de vendre du plaisir ou du bien-être en les faisant passer pour du bonheur. Ce tour de passe-passe qui renforce l'insatisfaction pour relancer le désir consommatoire et qui confond sournoisement le plaisir, le bonheur et le bien-être est le moteur essentiel du capitalisme émotionnel, c'est-à-dire d'un capitalisme qui considère que l'utilité de consommation se réduit à l'émotionnalisation de la marchandise.

    Je soutiens l'idée que le bien-être est devenu la marchandise iconique d'un capitalisme émotionnel qui a définitivement renoncé au bonheur comme horizon et comme projet de société.

    Vous citez régulièrement Tocqueville, comme un témoin privilégié de ce changement de paradigme...

    Tocqueville est effectivement très frappé lors de son voyage en Amérique par l'importance considérable prise par ce qu'il appelle le «Dieu confort» auquel nous vouons selon lui un culte immodéré. La recherche du confort est l'une des caractéristiques majeures des sociétés démocratiques. L'amour du bien-être est selon lui une passion que l'égalité dépose dans le cœur de chacun. C'est bel et bien le trait saillant et indélébile des âges démocratiques. Mais c'est aussi le premier à comprendre la dimension anesthésiante du bien-être. La poursuite du bien-être est, nous dit-il, centrée sur des intérêts égoïstes qui tendent à nous faire craindre toute manifestation de liberté. C'est pourquoi le fait que le bien-être devienne un horizon est le ferment d'une possible tyrannie, dans la mesure où quand l'on jouit du bien-être, c'est la peur d'être dérangé qui devient la principale préoccupation. Autrement dit, la passion du bien-être n'incite pas à la révolte et au combat. La jouissance du bien-être nous conduit selon lui à la recherche d'un gouvernement autoritaire, seul capable de maintenir cette répartition des biens matériels. En fait, la jouissance du confort peut pousser l'individu à abdiquer sa liberté.

    «L'obsession du bien-être» semble aussi une conséquence de l'entrée de l'Occident dans le matérialisme. Selon vous, c‘est ce qu'illustre l'aventure de Robinson Crusoë?

    Il faut faire attention à ce que recouvre la notion de matérialisme. Beaucoup l'assimilent à la possession de biens matériels, ce qui est en fait un contresens. Originellement le matérialisme est une philosophie qui ramène tout principe à la matière et ses modifications, rejetant de ce fait tout principe spirituel. L'aspiration au confort pose en effet la question de notre rapport à la matière, considérée sous l'angle de la nécessité. Avec l'essor de l'économie politique au XVIIIe siècle, on commence à se poser la question de savoir quelles sont les possessions irréductibles permettant de vivre décemment.

    C'est en effet Daniel Defoe qui va le premier répondre à cette question, en montrant quels sont les biens absolument nécessaires à Robinson pour que celui-ci puisse vivre de façon confortable. Robinson se procure en priorité: des vivres, des vêtements, de l'alcool, des livres, du tabac, des outils en métal, de quoi fabriquer un toit ; il remplit même ses poches d'argent, ce qui est évidemment une critique larvée de la logique d'accumulation puisque l'échange monétaire n'est justement plus possible sur l'île. Robinson Crusoé annonce d'ailleurs l'une des problématiques essentielles d'une idéologie du confort, puisque c'est finalement le premier ouvrage littéraire à poser la question de la société en supposant un être humain qui est irréductiblement seul. Il ne s'agit plus de savoir comment vivre avec ses semblables, mais de poser la question de l'individu face aux biens matériels. Parmi ces biens, quels sont ceux qui vont justement le ré-conforter?

    En quoi «l'injonction au bien-être» est-elle un subterfuge de la société de consommation?

    C'est un subterfuge, car il s'agit de prendre pour finalité ce qui ne devrait être qu'un moyen de l'existence. Notre culture est essentiellement téléologique - c'est-à-dire qu'elle conçoit nos comportements selon une articulation des moyens et des fins. C'est pourquoi les psychologues distinguent très clairement les valeurs instrumentales (les moyens) des valeurs terminales (celles qui ont leur fin en soi). Ainsi la fonctionnalité, la rapidité et la sécurité sont du ressort instrumental alors que l'amour, l'amitié et la liberté sont du ressort terminal. Or Milton Rokeach, qui fut le premier à établir cette distinction dans les années 60, signifia clairement que le confort était une valeur terminale, une fin en soi. C'est justement en considérant le confort comme une finalité que la société de consommation a pu transformer le bien-être en marchandises… en le faisant passer pour du bonheur, alors qu'il s'agit de vendre du plaisir.

    Le bien-être est également devenu un objectif des politiques publiques, aussi bien qu'une notion-clé du management en entreprise. Vous le déplorez: pourquoi?

    L'idéologie du bien-être prend notamment source dans la charte fondatrice de l'OMS, qui date de 1948, et qui étend le registre de la santé en considérant le bien-être dans sa dimension physique, psychologique et sociale. La conséquence de cette extension du domaine du bien-être est une psychologisation à outrance de la notion. Le bien-être devient un horizon indépassable de toute politique publique de santé et de société. D'où par exemple le déploiement d'une idéologie du care (mot anglais pour «sollicitude» ou «soin») dont certains ont même voulu faire un programme politique.

    Que la décence ordinaire et l'attention à autrui soient des idéaux politiques incontournables ne me semble pas discutable! Par contre, ne nous leurrons pas sur l'instrumentalisation de cette idéologie par les organisations marchandes. La croyance selon laquelle les entreprises se préoccuperaient désormais du bonheur de leurs salariés (comme de l'environnement, d'ailleurs) est une fable, qui a pour seul objectif de suspendre notre incrédulité. Le bien-être a d'abord une valeur marchande, car c'est une marchandise émotionnelle dont on peut accroître la valeur économique dans une économie de l'expérience. Mais c'est aussi un moyen d'accroître l'efficience et la productivité des salariés. Un salarié qui se sent bien dans son environnement professionnel sera plus coopératif, plus performant et moins revendicatif. L'emprise du bien-être s'adosse bien évidemment à une idéologie de la performance. Le bien-être n'est pas le nouvel opium du peuple, mais il permet d'endormir les salariés et de désamorcer toute velléité d'opposition, car ce qui caractérise l'idéologie du bien-être, c'est bien l'horizon d'une société n'opposant plus guère de résistance. Le bien-être est le plus puissant des anesthésiants quand il devient une idéologie dominante.

    Qu'est-ce que la «yogaïsation de l'Ouest»? Et quels sont vos griefs à l'encontre du yoga?

    Je n'ai absolument aucun grief à l'encontre du yoga ; je questionne l'usage qu'en fait notre société rongée par le stress, le narcissisme et la vacuité. J'observe simplement, comme l'ont fait d'autres avant moi, qu'il est une pratique importée de l'Orient qui a été digérée par la culture occidentale en le travestissant de son sens originel. Le yoga a d'abord été vidé de sa dimension spirituelle et philosophique quand il a été importé en Occident à la fin des années 40. Or la «yogaïsation» fait partie de ces pratiques qui ne découplent pas le corps et l'esprit. Même si le yoga a été dans un second temps respiritualisé en Occident, il demeure une pratique quasi-sportive qui est une sorte de parenthèse, de respiration dans la vie de la plupart de ses adeptes. Il est souvent conçu (comme d'ailleurs la méditation) comme une pratique de détente et de décélération, dans une société anxiogène dans laquelle tout s'accélère. On décloisonne donc cette pratique de la vie séculière, ce qui est totalement aux antipodes de sa signification originelle.

    L'arrivée du New Age souligne aussi un paradoxe: alors que l'Occident s'est largement sécularisé, nos contemporains semblent aspirés par une quête frénétique de spiritualité. En somme, c'est comme si le bien-être était une manière de faire descendre la promesse chrétienne du Ciel, mais sur Terre?

    L'idéologie du bien-être est en effet une des conséquences de l'orientalisation de l'Occident. L'un des dispositifs de transfert culturel de cette pratique est sans conteste le New Age qui postule une spiritualisation de l'existence. Il s'agit de retrouver une sorte de source originaire, un soi qui serait authentique en se dégageant des affres de la matière et des perversions de la société de consommation. Donc c'est une quête d'un sacré, mais d'un sacré qui aurait exclu toute idée de transcendance et d'extériorité d'un Dieu tout-puissant.

    Pour les adeptes du New Age, nous faisons partie d'un tout du fait d'une sorte d'équivalence de tous les êtres qui sont faits de la même matière. La conséquence de ce principe d'équivalence est que le sacré - et donc dieu - se loge en chacun de nous, en toute chose de l'existence. Tel est le principe des religions immanentes dont procède celle du bien-être. Mais à la différence du christianisme, il ne saurait y avoir de promesse et a fortiori de vie éternelle car c‘est une religion sans origine, sans récit et sans promesse. C'est pourquoi les adeptes de cette religion ne peuvent croire à l'immortalité et se focalisent sur la longévité. Quel terreau idéologique serait plus fertile pour nous vanter les mérites de la santé connectée…?

    Selon vous enfin, le bien-être nous plonge dans une expérience intérieure, qui nous isole de l'Autre et renforce l'individualisme?

    L'emprise du bien-être nous confronte à un monde sans autre dans lequel compte la seule expérience sensorielle et solipsiste. L'emprise du bien-être signe l'apologie d'un monde sans bord, dans lequel tout est finalement indifférencié car tout se vaut. C'et un monde qui délite justement l'individu au sens où l'autonomie de jugement, la pensée critique et la résistance caractériseraient justement ce qu'est un individu. C'est finalement l'ultime tour de passe-passe de l'économie du bien-être que de faire passer ce qui est en définitive de l'égoïsme pour de l'individualisme...

    Qu'opposer au bien-être? C'est tout de même difficile de souhaiter moins de confort!

    Le bien-être n'est pas répréhensible en soi. Le problème n'est pas le bien-être mais le fait qu'il soit devenu une finalité et un horizon indépassable. Or il n'est pas envisageable de construire un projet de société sur le confort ou le bien-être! Le bien-être sacrifie l'impulsion vitale à la conservation de soi. Il joue le repos de l'âme et du corps contre l'exploration et l'envie que quelque chose nous arrive.

    C'est cette puissance de dépense et d'action qui seule caractérise la grande vie, si l'on en croit Nietzsche.

    Benoît Heilbrunn, propos recueillis par Paul Sugy (Figaro Vox, 16 février 2019)

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  • Redécouvrir les bienfaits du commun dans une société individualiste...

    Vous pouvez ci-dessous découvrir un entretien avec Alain de Benoist, réalisé par Edouard Chanot pour son émission Parade - Riposte, et diffusé le 14 février 2019 sur Sputnik, dans lequel il évoque le mouvement des Gilets jaunes et son opposition au libéralisme. Philosophe et essayiste, directeur des revues Nouvelle École et Krisis, Alain de Benoist vient de publier Contre le libéralisme (Rocher, 2019).

     

                                          

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