Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Métapo infos - Page 232

  • L'homo œconomicus est-il le seul avenir de l'homme ?...

    Nous reproduisons ci-dessus un entretien donné par Frédéric Saint-Clair au Figaro Vox dans lequel il évoque son essai, Comment sortir de l'impasse libérale ? - Essai de philosophie politique civilisationnelle (L'Harmattan, 2022).

     

    homo-economicus.jpg

    L'homo-œconomicus est-il le seul avenir de l'homme ?

    FIGAROVOX. - Vous publiez « Comment sortir de l'impasse libérale ? », aux éditions L'Harmattan. Selon vous, est-ce la fin de la « fin de l'histoire » ?

    Frédéric SAINT-CLAIR. - Le concept de « fin de l'Histoire » est un héritage de la philosophie allemande qui a connu un regain d'intérêt au début des années 90, lors de l'effondrement du régime soviétique, grâce à la publication du désormais célèbre ouvrage de Francis Fukuyama qui annonçait une telle fin de l'Histoire, c'est-à-dire le fait d'avoir atteint un modèle politique et économique indépassable : la démocratie libérale. Sauf que le choc des civilisations, théorisé à la même époque par Samuel Huntington et inscrit dans les faits depuis, est venu bousculer les certitudes des Occidentaux, de même que la résurgence des modèles politiques illibéraux, tel celui de Viktor Orbán au cœur de l'Europe, qui semble mieux résister à la violence des chocs civilisationnels que le nôtre, et surtout l'incroyable essor des modèles capitalistes autoritaires, comme en Chine, qui est le véritable gagnant de la mondialisation. Trente ans après, l'Occident est déclassé, l'hyperpuissance américaine n'est qu'un lointain souvenir, l'Europe est au bord de la désintégration, quoi qu'en disent ses thuriféraires, et la France des métropoles ressemble à s'y méprendre à un pays du tiers-monde. Donc, pour répondre à votre question, non, ce n'est pas la fin de l'Histoire, non le modèle libéral n'est pas un must indépassable. Mais, dire cela, c'est ne rien dire, car tout le monde s'en était rendu compte. La question qui m'a occupé dans ce livre a été : une fois ce constat d'échec posé, que fait-on ?

    La réponse a consisté, dans un premier temps, à opérer une relecture de l'ouvrage de Francis Fukuyama, « La fin de l'Histoire et le dernier Homme ». Pourquoi ? Principalement parce que s'il a été beaucoup critiqué, il a surtout été mal lu ! Disons-le : Fukuyama est absolument brillant, et il a indiqué lui-même qu'il y avait un problème dans son modèle. Ses critiques l'on fait passer pour un néolibéral standard, adepte du capitalisme américain, mais Fukuyama s'inscrit dans la continuité de la philosophie allemande, Kant, Hegel et Nietzsche ; et il est un disciple de Kojève, lequel relit Hegel à travers la dialectique du Maître et de l'Esclave. Qu'est-ce à dire ? Tout d'abord que Fukuyama n'a rien d'un néolib' idéaliste façon « Mozart de la finance », et surtout que le véritable pivot de son argumentaire, et en même temps sa grande faiblesse conceptuelle, ne réside pas dans « la fin de l'Histoire », mais dans « le dernier Homme »… Or, tout le monde est passé à côté ! Interrogeons-nous : à quoi ressemble-t-il, ce « dernier Homme » ? Fukuyama y répond, sans détour : à un bourgeois déraciné, repu, gavé de richesses, qui renonce à la guerre au profit d'une vie toute de consommation. En d'autres termes, il ressemble à un « chien bien nourri ». Le voilà, l'idéal anthropologique des libéraux. Et là, chacun comprendra aisément qu'on a un sérieux problème !

    Francis Fukuyama décrivait dans « La Fin de l'histoire et le dernier homme », la contradiction anthropologique du libéralisme : « [Les êtres humains] voudront être des citoyens plutôt que des bourgeois, trouvant la vie d'esclave sans maître – la vie de consommateur rationnelle – en fin de compte lassante. Ils voudront avoir des idéaux au nom de quoi vivre et mourir, même si les plus importants ont été réalisés hic et nunc, et ils voudront aussi risquer leur vie, même si le système international des États a réussi à abolir toute possibilité de guerre ». Cette contradiction a-t-elle été et peut-elle être résolue ?

    Vous mettez le doigt sur le sérieux problème, que Hegel, et après lui Marx, nomment « contradiction ». Celle-ci est de nature anthropologique, c'est-à-dire qu'elle concerne l'essence de l'homme. Francis Fukuyama a bien évidemment conscience, au moment où il écrit son ouvrage, que le modèle libéral qu'il défend n'est pas libre de contradictions, car le « dernier Homme » tel qu'il l'envisage ne saurait exister. Quel individu a envie de ressembler aux bourgeois tartuffes illustrés par Daumier, nombrilistes préoccupés uniquement de satisfaire leur bien-être matériel ? L'homo-œconomicus sera empêché de céder à la médiocrité de l'idéal libéral par sa vanité, ou, pour le dire de façon plus philosophique, par son « désir de reconnaissance », ou, pour le dire de façon encore plus philosophique, à la mode platonicienne : par son thymos, et plus particulièrement par sa mégalothymia, sa volonté de puissance.

    Posons-nous cette question : pourquoi les sociétés occidentales, au tournant de la Révolution industrielle, renoncent-elles peu à peu au modèle aristocratique de la guerre au profit du modèle bourgeois de l'échange ? Cela a pris plus d'un siècle, et il y a eu des allers-retours (et il y en a encore), mais la dynamique historique est bien celle-là. Pourquoi la production et l'échange plutôt que la guerre et la conquête ? Benjamin Constant y répond ainsi : « La guerre et le commerce ne sont que deux moyens différents d'arriver au même but : celui de posséder ce que l'on désire ». Pour le dire autrement : La richesse est aussi un synonyme de puissance. L'enrichissement est un autre moyen pour un individu (comme pour un État) d'assouvir sa volonté de puissance, d'asseoir son désir de reconnaissance, de satisfaire son thymos, de se distinguer des autres individus (ou de dominer les autres États).

    Fukuyama, à la suite d'Alexandre Kojève, a cru que le libéralisme, politique et économique, permettrait de maîtriser, voire d'annihiler, la volonté de puissance des individus comme celle des États, et d'obtenir une société entièrement pacifiée. Le XXIe siècle leur a apporté un cinglant démenti, en consacrant la victoire de Machiavel sur John Locke. Le seul moyen de maîtriser la volonté de puissance, c'est de lui opposer une autre volonté de puissance : thymos contre thymos. Le libéralisme a permis de modifier les formes de la rivalité, entre individus comme entre États, non de mettre un terme à cette rivalité. Tout l'enjeu consiste donc à continuer de faire évoluer les formes de la rivalité mégalothymique afin de nous libérer des contradictions propres au libéralisme, de son incapacité à tenir ses promesses en matière économique et sociale, et de sa propension à détruire la beauté du monde, à brûler la nature et à ruiner les civilisations. En d'autres termes, d'en finir avec le libéralisme…

    Ne craignez-vous pas, en en finissant avec le libéralisme, d'en finir avec la liberté ?

    Le concept de liberté a existé bien avant l'apparition du libéralisme. Il survivra aisément à sa disparition. D'autant que l'enjeu n'est pas de devenir des illibéraux, mais des post-libéraux, c'est-à-dire de prendre le recul nécessaire pour développer un modèle qui permette d'insérer l'idéal de liberté dans un écrin plus majestueux que celui, en toc, qui nous a été livré par les Lumières anglo-saxonnes : l'accroissement indéfini des droits et de la richesse des individus.

    La question est : comment faire ? Certains envisagent de revenir à un concept de liberté plus proche de celui qu'avaient les Anciens, dans l'Antiquité grecque notamment. Je préfère penser que nous sommes Modernes et que nous le resterons ! Le grand coup de génie politique des Modernes réside dans la création de cet espace de liberté incroyable qu'est la « société civile ». Nous devons en repenser les formes politiques afin de la protéger et de lui rendre son intégrité, et sa spécificité occidentale, et nationale.

    Notons que ce n'est pas l'État, mais la société civile qui est ciblée, autant par l'Islam civilisationnel que par le capitalisme américain ou chinois ; et le libéralisme facilite leur emprise progressive par l'extension indéfinie, et aveugle, de ces libertés dites « fondamentales ». Rappelons qu'avant la multiplication des hidjabs et du halal, la France a connu la multiplication des jeans, basket et des hamburgers. Le libéralisme, y compris sous sa forme socialisée, a-t-il constitué un rempart efficace face à ces softs powers civilisationnels agressifs ? Absolument pas ! Notre société civile, notre lieu de vie en commun, nos mœurs, nos traditions, notre environnement, ont été américanisés hier, ils sont islamisés aujourd'hui, et ils seront sans nul doute sinisés demain. Les responsables politiques, quels qu'ils soient, se paient de mots lorsqu'ils parlent de protéger notre civilisation. La vérité c'est que leurs modèles politiques de référence sont tous, peu ou prou, rattachés à une forme de social-libéralisme, d'une impuissance totale parce qu'entièrement aveugle au fait civilisationnel.

    Face aux deux blocs que sont la Chine et les États-Unis, comment la France peut-elle encore exister en tant que modèle civilisationnel ?

    À vrai dire, développer un modèle politique civilisationnel digne de ce nom – c'est-à-dire qui soit autre chose qu'une caricature d'autoritarisme politique allié à un libéralisme économique déguisé – est le seul moyen d'exister face à la Chine et aux États-Unis. Qui peut croire sérieusement que le modèle libéral mondialisé nous permettra de rendre à la France sa puissance et de rivaliser avec la Chine ou les USA ? Qui peut croire qu'une dose de protectionnisme économique nous permettra de sauver notre économie, de revitaliser nos territoires, de redorer notre patrimoine ? C'est une véritable révolution intellectuelle et politique qui est attendue si nous voulons éviter d'être fossilisés.

    Nous avons progressé cependant, il convient de le noter, car nous posons désormais collectivement – gauche radicale exceptée – le constat de la menace qui pèse sur notre héritage civilisationnel. Le fait d'avoir renoncé au terme « identité nationale » au profit du terme « civilisation » est une première victoire qui reflète une prise de conscience culturelle salutaire. Mais c'est insuffisant. Car, nous nous soumettons encore, sans l'avouer, à l'éternel modèle économique et politique libéral. En gros, nous moquons publiquement la « fin de l'Histoire » de Fukuyama, nous nous rions ouvertement de la prétendue victoire des démocraties libérales, mais intérieurement, nous y souscrivons pleinement, et nos réflexes intellectuels, politiques, et même électoraux, en témoignent. Nous nous comportons comme si le libéralisme avait réellement gagné. Nous sommes intellectuellement restés bloqués au XXe siècle, prisonniers de concepts tels que : démocratie, croissance, réduction des inégalités, protection des libertés individuelles, Laïcité, Innovation, Défis technologiques, réduction de la dette… Rien de tout cela ne nous permettra de résister face aux géants de demain, car ces concepts relèvent d'un même et unique paradigme : le libéralisme. Or, celui-ci est dans l'impasse. Il n'a pas gagné ! Faut-il le répéter ? Lisez Kishore Mahbubani ! Demain, la Chine gagnera.

    L'unique solution consiste à changer de paradigme. Le paradigme civilisationnel n'est pas seulement une bizarrerie d'intellectuel, c'est un moyen de rendre à l'Occident son influx. Cela suppose de transformer notre conception de la puissance. Pour le dire vite : neutraliser les ferments de la conquête comme ceux de la concurrence. Pour y parvenir, il nous faut plonger au cœur du libéralisme, et principalement du libéralisme économique, pour exhumer ce qui pourrait permettre de le dépasser, la fameuse contradiction non résolue, la faiblesse du « dernier Homme ». Kojève nous offre la solution. Il a, en effet, abandonné son idéal du dernier Homme libéral lors d'un voyage au Japon, en 1958, lorsqu'il a découvert les merveilles de la civilisation japonaise et son idéal de beauté, au travers du théâtre Nô, de la cérémonie du thé, de la composition florale…

    Vous en appelez à une esthétisation du monde… La beauté peut-elle sauver notre civilisation ?

    Elle seule peut le faire, aussi étonnant que puisse paraître cette réponse. La beauté est, dans sa dimension politique, le grand impensé de notre époque. Même Simone Weil, lorsqu'elle égrène la longue liste des besoins de l'âme : ordre, liberté, obéissance, responsabilité, etc., n'en dit pas un mot. Se pourrait-il que l'âme puisse se dispenser de beauté ? Bien évidemment pas, mais la considérer sous sa forme politique est un défi – sauf à l'ancrer dans une conception civilisationnelle du politique.

    La beauté occupe dans le paradigme civilisationnel la place de la morale dans le paradigme libéral. Car, en effet, de Jean-Claude Michéa, adepte de la common decency orwellienne, à Amartya Sen, prix Nobel d'économie, la moralisation de l'économie semble être l'unique réponse à notre mal-être libéral. Le hic ? La morale est impuissante à prendre en charge les attentes du thymos, elle est incapable de dompter la mégalothymia visible dans le processus d'accumulation indéfinie de capital.

    La beauté peut y parvenir, en revanche. Pourquoi ? Parce qu'elle se trouve au cœur de la mécanique d'acquisition des richesses, au cœur de la mécanique capitaliste. Il faut lire l'ouvrage de Lipovetsky et Serroy, « L'esthétisation du monde », lesquels décrivent cela très bien – sans pour autant en tirer les conséquences qu'on pourrait attendre, de façon étonnante… Pour le dire de façon imagée : ce ne sont pas les vertus des aristocrates qui sidéraient le peuple naguère, mais le faste de leurs vêtements et de leurs palais. C'est aussi la beauté de notre patrimoine, naturel et culturel, qui attire chaque année des millions de touristes. Car la beauté est, comme la richesse, synonyme de puissance. Dans tout ce que nous achetons, nous visons la beauté : nos vêtements, nos meubles, nos voitures, jusqu'à la brosse qui sert à nettoyer nos WC. Tout passe entre les mains des designers, sans lesquels rien n'est aujourd'hui commercialisable.

    Rendre à la beauté la place qui lui est due politiquement aura une conséquence immédiate : faire descendre l'homo-œconomicus libéral de son piédestal, et y faire monter à sa place l'homo-æsthéticus. Notons que cet homo-æsthéticus n'est pas une création d'intellectuel. Il a existé très largement en Europe, dans ce qui a été le berceau de la Modernité : l'Italie de la Renaissance. Il revêtait à l'époque le visage de l'humaniste lettré, avant d'endosser l'habit de l'aristocrate durant le Grand Siècle français, initiateur du « paradigme des manières » cher à Montesquieu, dans des salons où le rôle des femmes était central tant féminité et civilisation sont inséparables. Il n'est nulle part mieux décrit que dans l'ouvrage de Baldassar Castiglione, « Il Cortegiano », qui surpassait largement le bourgeois urbain contemporain par… sa grâce. De cette grâce qui est venue aux hommes, dit-on, par le Christ, et qui n'est pas seulement synonyme de beauté – Alain Pons nous expliquant qu'elle est aussi « l'acte par lequel on s'attire de la reconnaissance ». Revoilà donc le thymos, dès la Renaissance italienne, pris en charge d'une manière qui n'a rien à envier au libéralisme tant l'humanisme a su créer les merveilles de notre civilisation que le libéralisme n'a de cesse de ruiner.

    Frédéric Saint-Clair, propos recueillis par Alize Le Corre (Figaro Vox, 6 janvier 2022)

    Lien permanent Catégories : Entretiens 0 commentaire Pin it!
  • La nuit nous sauvera...

    Les éditions Buchet Chastel ont publié en octobre dernier une nouvelle de Philippe Ségur intitulée La nuit nous sauvera et consacrée à l'éco-terrorisme. Philippe Ségur est professeur de droit constitutionnel et de philosophie politique à l'université de Perpignan.

    Ségur_La nuit nous sauvera.jpg

    L'explosion d'un réacteur à la centrale nucléaire de Nogent-sur-Seine est le premier acte d'une attaque éco-terroriste de vaste envergure qui va plonger la France dans le chaos.

    Lien permanent Catégories : Livres 0 commentaire Pin it!
  • 36 nuances de populisme...

    Pour cette nouvelle édition de Cette année-là, Patrick Lusinchi, avec François Bousquet, rédacteur en chef d’Éléments, Olivier François, Christophe A. Maxime et Rodolphe Cart, évoque l'année 2019, avec le numéro que la revue avait consacré aux 36 familles du populisme. Au menu du jour, de quel populisme parle-t-on, une fois qu’on a dégagé le dénominateur commun des populismes : le peuple contre les élites ?...

     

                                            

    Lien permanent Catégories : Débats, Multimédia 0 commentaire Pin it!
  • L'Hiver du Connétable...

    Les éditions Regain de lecture viennent de rééditer un essai de Pierre Joannon intitulé L'Hiver du Connétable - Charles De Gaulle et l'Irlande. Historien spécialiste de l’Irlande, Pierre Joannon a déjà publié une Histoire de l'Irlande et des Irlandais (Perrin, 2005),  Il était une fois Dublin (Perrin, 2013) et Michael Collins, une biographie (Table Ronde, 2017).

     

    Joannon_L'Hiver du Connétable.jpg

    " Après l’échec en avril 1969 du référendum sur la régionalisation, Charles de Gaulle s’exila temporairement au pays du clan Mac Cartan, ses ancêtres irlandais. Sur ce périple mélancolique du chêne foudroyé, des plages du Kerry aux landes désertes du Connemara, sur sa rencontre à Dublin avec le président de Valera, personnage historique au destin similaire au sien, et sur ses rapports étroits avec l’histoire et les mythes de la Verte Erin, cet essai riche et pénétrant fournit une ample moisson de détails éclairant un pan ignoré de la vie du fondateur de la Ve république, lequel devait faire en termes cachant mal son émotion le bilan de ces étranges retrouvailles : « En ce moment grave de ma vie, j’ai trouvé ici ce que je cherchais : être en face de moi-même. L’Irlande me l’a offert de la façon la plus délicate, la plus amicale »."

    Lien permanent Catégories : Livres 0 commentaire Pin it!
  • Crise de l’énergie : deux heures moins le quart avant le désastre...

    Nous reproduisons ci-dessous une tribune de François Bousquet, cueillie sur Boulevard Voltaire et consacrée au marché de l’énergie européen.

    Journaliste, rédacteur en chef de la revue Éléments, François Bousquet a aussi publié Putain de saint Foucauld - Archéologie d'un fétiche (Pierre-Guillaume de Roux, 2015), La droite buissonnière (Rocher, 2017), Courage ! - Manuel de guérilla culturelle (La Nouvelle Librairie, 2020) et Biopolitique du coronavirus (La Nouvelle Librairie, 2020).

    Urgence gaz.jpg

    Crise de l’énergie : deux heures moins le quart avant le désastre

    Ce qui préside à nos destinées, c’est le complot, mais un complot déconcertant : le complot de la médiocrité, la conjuration de l’incompétence, la conspiration de la nullité. On en a tous fait l’expérience dans nos vies professionnelles, quelles qu’elles soient. Souvent, les plus médiocres sont aux commandes. Quand ce n’est pas le cas, les meilleurs doivent se soumettre à l’étiage le plus bas. Les exceptions sont comme des anomalies. Combien de temps peut durer un système aussi structurellement défaillant ? Pas éternellement. L’Histoire est un cimetière d’aristocraties, enseignait le grand sociologue Vilfredo Pareto. La nôtre n’a pas encore été mise sous terre, mais ça ne saurait tarder. Aristocratie est du reste un bien grand mot. C’est plutôt un syndic de faillite, une collection de clones interchangeables, une « zéroligarchie » affectée d’un même défaut de fabrication et des mêmes vices cachés : prétention, arrogance, insuffisance.

    Jusqu’ici, la nullité de cette caste était à toute épreuve, comme le chiendent, les infections nosocomiales, les OQTF ou les déficits abyssaux. Elle a résisté à la crise de 2008, au covidisme, aux crises migratoires à répétition, à la guerre en Ukraine. Survivra-t-elle à la crise de l’énergie ? Il est permis d’en douter. Nul besoin d’être un prophète pour annoncer que l’Union européenne se fissurera sous peu. La crise de l’énergie est son chef-d’œuvre technocratique. Un travail d’orfèvre du désastre qui a été méthodiquement programmé, minutieusement planifié, idéologiquement organisé.

    L’État défaillant

    Inutile d’accabler Poutine. Certes, l’Europe a délibérément choisi de se priver de 40 % de ses approvisionnements en gaz. Une folie. Mais c’est prêter au mage du Kremlin des pouvoirs qu’il n’a pas. La Russie aura surtout été un révélateur et un accélérateur. La crise de l’énergie a des racines plus profondes, plus malignes, plus structurelles. Vingt-cinq ans d’égarements, un quart de siècle d’aberrations, deux décennies et demie de balivernes et de chimères.

    Sortons nos calculettes. Quand la facture d’un boulanger s’envole de 800 euros par mois à 10.000 euros, c’est une augmentation sèche de 1.150 % (jusqu’à 2.000 % pour certains). Comment expliquer cette hausse stratosphérique ? Tout indique qu’elle est artificielle, irrationnelle et factice. Pourquoi ? C’est qu’il est dans sa nature d’être d’abord spéculative. Tel est l’aboutissement, inscrit dans les archives des erreurs économiques, de la libéralisation du marché de l’énergie amorcée dans les années 1990. Ce devait être la panacée, suivant la croyance magico-religieuse dans les vertus immanentes de la concurrence libre et non faussée. Le marché de l’énergie européen devait être interconnecté, il est totalement déconnecté des coûts réels. Il devait être intégré, il est en train de nous désintégrer. Il devait tirer les prix vers le bas, il les tire vers le haut. Tout à l’avenant. Pas une décision qui ne se soit avérée pertinente. Partout l’imprévoyance, l’impréparation, le court-termisme. La politique funeste de la cigale, celle de la fourmi ayant été jugée par trop rétrograde.

    En France, on se flatte de ne pas avoir de pétrole, on découvre qu’on n’a pas non plus de gaz. Pour autant, on n’a toujours pas d’idées. Quand on en a, c’est qu’on les a achetées à l’étranger, à des cabinets de conseil américains. Résultat : on construit des usines à gaz sans gaz et des voitures électriques sans électricité. Cela fait longtemps qu’il n’y a plus d’État stratège. Il a disparu quelque part entre le traité de Maastricht et le traité de Lisbonne, aspiré par ce trou noir administratif qu’est l’Union européenne. L’État stratège, c’est aujourd’hui McKinsey plus Greta Thunberg. Du vent facturé au prix d’un cabinet new-yorkais et de l’éolien acheté au prix des cryptomonnaies – avant leur déroute. Rien d’étonnant à cela. C’est la génération climat qui fixe notre politique énergétique ; et son moteur auxiliaire est la génération startupper. La première veut sauver la planète, la seconde la privatiser. Mais la planète s’en fout. Elle est résiliente. Elle a survécu à quantité de crises, elle en traversera d’autres. Pas comme nous.

    Au choix : ubuesque ou kafkaïen

    L’écologie est une chose trop grave pour la confier aux écologistes. Dans leur esprit, la physique nucléaire, c’est de la pataphysique pour les clowns. Remercions la crise. Sans elle, la France était partie pour « tchernobyliser » son parc de réacteurs. Dénucléarisés, les Verts en auraient fait des ZAD et des centres d’art contemporain. Ubu roi repeint en vert.

    Mais si l’enfer écologique est pavé de bonnes intentions, l’enfer néolibéral l’est tout autant. La crise actuelle est à ce point de jonction. La Commission a même inventé la bureaucratie libérale, parfait oxymore (comme une prison ouverte ou la bêtise éclairée), en additionnant les tares du néolibéralisme et les vices du dirigisme. En Union soviétique, les apparatchiks organisaient la pénurie à partir d’une conception dévoyée de l’égalité. Dans l’UE, Bruxelles organise la pénurie au nom d’une conception dévoyée de la concurrence. Cela s’appelait le Gosplan, en URSS ; cela s’appelle, chez nous, le paquet climat. C’est la même chose. Les causes divergent, mais les effets convergent.

    Ce qu’a dit Emmanuel Todd des élites françaises s’applique au niveau de l’UE. Ce sont des aristocraties stato-financières hors-sol « en mode aztèque », c’est-à-dire qu’elles sacrifient leur propre population sur l’autel de leurs croyances. Elles vivent au crochet de l’État – qu’elles dépècent. Elles ne jurent que par le marché – dont elles ignorent les règles.

    Au demeurant, il ne s’agit pas d’être pour ou contre le marché. Le marché est une réalité. Il fonctionne quand il s’agit d’acheter une baguette, c’est du moins ce que proclamait le professeur Adam Smith, qui disait que ce n’est pas de la bienveillance du boulanger que nous attendons notre repas, mais plutôt du soin qu’il apporte à la recherche de son propre intérêt. Nous ne nous en remettons pas à son humanité, mais à son égoïsme, résumait-il. À voir. Demandez à votre boulanger ce qu’il en pense. La libéralisation des biens de première nécessité reste toujours aussi problématique, hier des grains, aujourd’hui de l’énergie. À la veille de la Révolution, elle a abouti à la guerre des farines. Aujourd’hui à la crise de l’énergie.

    Le mirage ravageur de la libéralisation

    La libéralisation est le cache-sexe de la financiarisation. Libéraliser, en bon sabir bruxellois, c’est ouvrir à la spéculation des domaines jusque-là sanctuarisés, ce qu’était naguère la souveraineté énergétique. Aucun acteur privé n’est susceptible de se lancer dans la construction de réacteurs, qui requièrent des investissements courant sur des décennies (plus de cinquante ans, pour l’hydraulique). Nous sommes ici au cœur du régalien, pas du reaganien, comme se plaisent à croire les eurocrates.

    Privatisé, le marché du gaz est devenu totalement opaque, volatil et incontrôlable, sans d’ailleurs aucun contrôle de la part de l’UE. Savez-vous que la Bourse du gaz, aux Pays-Bas, n’est même pas soumise aux règles les plus élémentaires de transparence, alors qu’il s’y échange 100 fois plus de gaz que les Européens n’en consomment réellement. Il y a dix ans, c’était dix fois plus – ce qui était encore dix fois de trop.

    Bienvenue chez les fous ! À Bruxelles, cela s’explique. Mais à Paris ? Quel intérêt la France a-t-elle à démanteler EDF ? Ce qu’elle projetait de parachever il y a un an avec le délirant plan Hercule (chef-d’œuvre du naming, comme disent les Anglo-Saxons. Quand on fait un vilain coup, on le baptise d’un nom ronflant, le projet Hercule consistant à transformer notre Gulliver national en unités lilliputiennes).

    On aurait pu en rester là, mais non. Errare humanum est, perseverare diabolicum. Le vieux dicton romain s’applique à la lettre à nos dirigeants. Car en juillet de cette année, ce sera au tour des particuliers de voir leur facture énergie déréglementée. Dérèglement : rien ne résume autant notre situation. Il est climatique, énergétique, idéologique. C’est lui, et pas Poutine, qui explique les variations du prix de l’énergie en forme de montagnes russes – et c’est bien la seule chose qui, ici, soit russe.

    François Bousquet (Boulevard Voltaire, 3 janvier 2023)

    Lien permanent Catégories : Points de vue 0 commentaire Pin it!
  • Tour d'horizon... (235)

    Tankiste russe.jpg

    Au sommaire cette semaine :

    - dans le cadre du Collège International de Philosophie, Stéphane Zagdanski évoque la pensée de Guy Debord...

    Guy Debord.jpg

     - sur le site d’Égalité et Réconciliation, Laurent Guyénot évoque l'importance du culte des ancêtres...

    Éloge du culte des ancêtres

    Stéphane Zagdanski, Guy Debord, spectacle

     

    Lien permanent Catégories : Tour d'horizon 0 commentaire Pin it!