Dans mon pays, une «Association des professeur.e.s de français» a dénoncé la «langue poussiéreuse» que ses membres auraient le fardeau d'enseigner et de transmettre. À en croire son porte-parole, ils rêveraient la nuit de «moderniser» l'usage du participe passé avec l'auxiliaire avoir pour le rendre invariable. Enseigner des règles «décidées il y a 400 ans» prendrait trop de temps, et ne serait pas en phase avec la «réalité des jeunes».
Les «professeur.e.s.» ne savent plus faire ce que les « professeurs » savaient faire (ah bon, que s'est-il passé ?). Il serait donc urgent, non de corriger leur pédagogie, mais de changer les règles de grammaire, en affectant d'assouplir une langue qu'on aura pris soin de décréter raidie par les siècles. Ô Passé rigide, que de crimes commet-on en ton nom !
Prétendue élitiste, la langue française souffrirait de la comparaison avec un certain anglais mondialisé, qui emporterait l'adhésion de la jeunesse branchée. Pour «s'adapter» aux Gafam, il nous faudrait un français «liquide», débarrassé de ses scories et ouvert aux manipulations des linguistes, qui prendrait le pli du monde tel qu'il se décide en Californie. La langue n'est plus un héritage : elle devient une mise à jour d'iPhone sans fin.
Telle serait la manifestation du «sens de l'Histoire», qui nous placerait devant le choix de l'adhésion enthousiaste ou de l'exclusion aigrie. Les réfractaires qui trouveraient quoi que ce soit à y redire seraient ou des bêtes de cirque délirantes, qu'il importerait de calmer par de pédantesques appels à la mesure, ou des grincheux sous le joug de passions tristes (il est bien connu que ceux qui veulent soumettre la langue à leurs fantasmes politiques et en appellent à la mort sociale de leurs adversaires sont de joyeux drilles).
C'est la base du mensonge révolutionnaire : déclarer «mort» tant du point de vue du sens de l'Histoire («poussiéreux»), de la démocratie («discriminatoire»), de l'esthétique («ringard») que de l'efficacité («inutile») ce que l'on cherche à liquider. Le mensonge se pare de l'apparence de l'évidence, par des formules truquées, censées introduire des principes démocratiques inédits, que peu de citoyens auront l'idée de remettre en cause, sous peine de se voir expulsés du «cercle de la raison», cette nouvelle nef des fous.
Ainsi ladite «écriture inclusive», qui ment sur ce qu'elle est, en expropriant la langue qu'elle se propose de moraliser. D'abord parce qu'il ne s'agit pas d'écriture, mais bien de réécriture, soit de falsification : ladite «écriture inclusive» est un parasite qui se greffe sur la langue pour la vider de son sens – ou de son sang. Les complications qu'elle introduit par la porte d'en arrière n'augmentent pas la puissance ou la beauté du français, comme les «vieilles règles décidées il y a 400 ans», présumées vermoulues par les incultes, mais multiplient dans le maillage de la phrase les verrous contre la pensée, au nom de la vertu.
Que nous dit l'«Association des professeur.e.s. de français» lorsqu'elle se présente sous ce nom dégradé, sinon que la langue qu'elle revendique n'est justement plus le français, tel qu'il nous a été transmis par nos ancêtres, mais un ersatz qui promeut le faux et interdit le vrai ? Une non-langue, qui n'est pas, ne peut penser et exprimer ce qui est. Elle ne peut que ratifier le faux en rendant impraticable le vrai. Et séduire trois catégories de gens : les terroristes intellectuels, les notables qui «collaborent» et les conformistes.
L'apathie des élèves est-elle vraiment due aux Gafam, au manque d'heures d'enseignement, ou au mépris à peine voilé que leur vouent les adultes en autorité, qui leur destinent un français à rabais et plastifié, tout en ayant le culot de prétendre au passage que 1) c'est ce qu'ils demandent ; 2) c'est ce que la «réalité d'aujourd'hui» exige ?
Disons que j'offre à un adolescent de choisir entre un jeu vidéo ou un roman de Flaubert, et qu'il opte pour le jeu vidéo, dis-je toute la vérité si je prétends que c'est ce qu'il demande ? Rien ne suscite plus l'apathie des jeunes gens que d'être placés devant des adultes inconséquents, qui ne croient pas en ce qu'ils doivent enseigner et transmettre.
Ce qui détruit en premier les ressorts de la culture, n'est pas telle réforme ou méthode, mais le consentement au mensonge. Le principe de la table rase révolutionnaire repose sur la destitution du réel, la dépréciation de la culture et la calomnie de l'histoire, ainsi que sur l'embrigadement des consciences dans l'édification du monde nouveau. Or l'utopie – une abstraction dont les contours varient d'un mois à l'autre – exige de violer toujours plus la justice, pour forcer l'impossible coïncidence entre la réalité et l'idéologie.
Lorsqu'une association de professeurs de français assume la falsification du langage jusque dans son nom, elle fait plus que d'y céder : elle y consent pour en faire un point de doctrine. Elle invite ses membres à s'effacer derrière le signe abstrait du collectif. Faites le test, pour voir. Inscrivez-vous à une association avec un nom en «inclusif» et à une autre avec un nom régulier, et osez dire que vous y avez la même liberté de parole ?
Plus l'idéologie progresse dans son usurpation de la réalité et de l'être, plus elle prétend que la réalité et l'être ne sont qu'une fiction. Le critère de vérité ne se voit plus convoqué dans l'examen de la légitimité d'un propos : est «vrai» ce qui est digne d'exister, soit ce qui est jugé idéologiquement conforme. L'humilité devant le donné, qu'il vienne de la nature (différence sexuelle) ou de la culture (langue française), fait place à un orgueil prométhéen déviant, qui prétend pouvoir tout : changer arbitrairement les règles de grammaire ; décréter le bien et le mal, le moderne et le ringard ; mais aussi désigner dans la cité qui est le citoyen, le résident ou le paria – l'intellectuel, le polémiste ou le facho.
Puisqu'il ne leur a pas été donné de convertir les cœurs, de renouveler la langue de l'intérieur dans des œuvres belles qui leur survivent, ils se vengent en «moralisant» et en «changeant» le patrimoine de l'extérieur. «La-langue-qui-évolue» n'est qu'un alibi.
La langue française, ce continent englouti et ce merveilleux jardin, qu'une vie ne suffirait pas à explorer, fût-ce en partie (il suffit de plonger dans un gros tome Littré du XIXe siècle pour être saisi de vertige devant ce qu'elle peut), n'est plus reçue en tant que réalité organique, co-création des hommes et des siècles, mais comme un bibelot poussiéreux qu'on peut tripatouiller selon ses caprices. C'est toute une vision du monde qui se révèle.
Pour s'ouvrir au génie d'une langue ou entrer dans une œuvre, l'on commence par se mettre en retrait et par enlever ses sandales. Je m'inspire pour l'allégorie d'un prêtre, présent à la table ronde de la «Nuit Pascal», organisée récemment par le Figaro Histoire au collège des Bernardins, qui évoquait pour lors non le génie d'une langue ni l'esprit d'une œuvre, mais le geste de Moïse devant le Buisson-ardent. «Je me suis souvent demandé, a-t-il dit selon mon souvenir, ce qui se serait passé si Moïse n'avait pas retiré ses scandales, s'il n'avait pas fait ce que lui avait demandé le Seigneur.» La réponse du prêtre est extraordinaire : « je crois que le Buisson se serait tout simplement éteint ».
Si l'art et la littérature ne sont pas le sacré, ils en sont des reflets : la Lumière dont ils témoignent veut que l'homme diminue pour qu'Elle grandisse. Ce n'est qu'à cette condition que leur floraison peut donner ses fruits et élever les pauvres créatures que nous sommes. Or, les usurpateurs de la «réécriture inclusive» refusent de retirer leurs sandales. Ils s'en font même une fierté et y voient la marque de leur «indépendance».
«Écriture inclusive» et censure, «réécriture inclusive» et réécriture exclusive» marchent main dans la main. On inclut dans la langue des greffes artificielles qui la désarticulent et la défigurent, tandis qu'on viole l'intégrité des œuvres en excluant tout ce qui exprime l'altérité, la «négativité» de l'existence. Le projet : démettre le langage de son socle symbolique pour en faire un code binaire, une série de 0 et de 1 chargés de transmettre «l'information» ; réduire les langues nationales à l'état de flux marchand (l'anglais interchangeable des Gafam). Chaque jour, les esclaves des réseaux sociaux actualiseront leur fil pour savoir qui insulter ou qui applaudir, qui lyncher ou qui adorer.
Ne vous demandez pas si « Parent 1 » et « Parent 2 » et « personne qui s'identifie comme homme » ou « comme femme » est français et humain ; si cela sonne correctement dans la bouche et l'oreille d'un être pourvu d'entendement ; mais si les mêmes termes dans le microphone de ChatGPT sont plausibles. Demain, l'histoire des peuples ne sera plus racontée avec le verbe des écrivains et des artistes, qui peut seul dire l'unité concrète d'un destin, mais sera réécrite par une machine avec des mots qui n'existent pas, pour l'inculper de crimes qui auront été fabriqués en laboratoire. L'idole du progrès le veut.
Des faits isolés, sans lien les uns avec les autres, seront fondus en une unité abstraite, pour raconter toujours la même « histoire » (on sait laquelle). Le reste sera rejeté en tant que « fabulation mythique ». Rien n'échappera au révisionnisme de cette époque qui n'aime qu'elle-même, et ne veut voir dans l'histoire que la confirmation de sa supériorité.
Je suis Québécois. C'est au XVIIe siècle que nos ancêtres quittent la France. Une partie passe par l'Acadie, avant de migrer au Québec puis ailleurs en Amérique, notamment en Louisiane, dans la foulée de ce qu'on a appelé «le Grand dérangement». Entre 1755 et 1763, l'Acadie connaît un «nettoyage ethnique à grande échelle» (John Mack Faragher).
Le régime qui se met en place après la Conquête britannique (1760) et, davantage, après les Rébellions matées de 1837-38, s'établit sur la primauté anglaise et la servitude française. La survivance» qui s'inaugure au Québec au XIXe siècle, sous l'égide de l'Église, n'est pas déshonorante mais laisse un souvenir ambigu. La ponction sur ce peuple réduit à la pauvreté fut énorme. Si les rapports avec la France n'ont certes jamais cessé dans la période, ce n'est qu'avec les années 1960 qu'ils prennent un tour plus souverain.
Je suis ce que le poète Gaston Miron appelait un «Québecanthrope», un homme qui porte dans son corps, dans son esprit et dans son âme la mémoire de la patrie humiliée. Je me souviens de la honte ; je me souviens de l'espérance ; je me souviens de la langue tordue, verrouillée, nouée par l'humiliation de ne pas ressembler au maître, mais aussi de la langue rétablie, libérée, dénouée. Je me souviens de «l'effort inouï, inimaginable, qu'il nous a fallu pour nous mettre au monde, qui nous a pompé jusqu'à notre ombre» (Miron). Mais plus encore, je me souviens du rêve de nos pères et du cœur de nos mères.
Je me souviens des grands départs de La Rochelle, Honfleur et Dieppe ; de Champlain et de la Grande Tabagie de Tadoussac ; de Marie de l'Incarnation, venue couronner « ses petites princesses » au bout du monde ; de la Grande Paix de 1701, et du discours et de la mort de Kondiaronk ; de Brébeuf et des Grands Lacs, de La Vérendrye et de l'Ouest, de Cavelier de La Salle et du Mississippi ; de Guillaume Couture et du baron de Saint-Castin, que la forêt américaine a convertis et baptisés, avant d'en faire des héros de légende.
Bien avant que le fleuve Hudson fût le fleuve Hudson, le Français qui n'était déjà plus Français, y chantait sur son canot d'écorce À la claire fontaine, au Canadien qu'il devenait.
Le Québec et l'Acadie sont les orphelins, ou les bâtards mal-aimés, d'une Amérique qui aurait pu être franco-amérindienne, et que le Godon (surnom de l'Anglais) a parqué dans des enclaves. Résultat : deux siècles après la Conquête et la Déportation des Acadiens, nous étions « l'un des rares lieux dans le monde où le français est un signe d'infériorité », selon Miron en 1981 à Apostrophes. C'était quatre ans après l'adoption, par Camille Laurin et le gouvernement de René Lévesque, de la Loi 101, qui avait remis la langue française à sa juste place - la première ; ce qui ne s'était pas vu depuis la Nouvelle-France.
La langue, qui est symbolique, réunit ce qui a été séparé. La non-langue sépare ce qui avait été réuni, et introduit la division en interdisant toute communion. Plus que d'une « guerre culturelle », nous nous trouvons au milieu d'un combat métaphysique à même le langage, entre ce qui cherche à réunir par le haut (symbolus) et à désunir par le bas (diabolus). L'agressivité nihiliste contre la langue, contre les nations et leur histoire est une gifle à tous les dépossédés, qui attendent en périphérie de l'empire la fin du délire.
Dans L'homme rapaillé («rassemblé» et, par métaphore : «réconcilié»), Miron voit la langue comme l'instrument de l'unité retrouvée. Le poète y fait apparaître le pays blessé, par les « chemins défoncés de son histoire / aux hommes debout dans l'horizon de la justice » : il annonce une histoire de dignité reconquise qui reste à écrire, non à réécrire.
La révolution se manifeste quand la vérité et le mensonge deviennent une question de vie ou de mort, selon Soljénitsyne ; l'illusion de la mise en scène sociale, de la gauche et de la droite éclate. Chacun est renvoyé à sa conscience : dois-je continuer de consentir au mensonge ? Ou dois-je dire la vérité, en prenant le risque de me faire bannir de la cité ?
D'une certaine façon, par-delà ses horreurs qui ne sont pas souhaitables, on peut penser à l'instar d'un Berdiaeff que la révolution recèle un sens caché, pour des nations qui ont pensé pouvoir vivre indéfiniment de la rente du passé, à l'abri de l'épreuve de la liberté et du combat spirituel pour la vérité. Le mensonge de la «réécriture inclusive», qui scelle l'alliance de la perversité intellectuelle et de la lâcheté mondaine, ne veut pas la justice mais la parodie de la justice, au point de nous faire oublier et la justice et la possibilité du mal. C'est la ruse du diable, ce ringard absolu, que de se faire passer pour neuf, lui qui ne sait pas créer ; qui ne sait que parodier l'Esprit en altérant tout ce qu'il touche et réécrit.
Carl Bergeron (Figaro Vox, 4 mai 2023)