La question de la vulnérabilité s'est immiscée dans l'ensemble du débat public. Presse écrite, télé, radio et réseaux sociaux nourrissent la névrose de l'époque contemporaine : le repli sur soi. Dieu est mort et la modernité a fait voler en éclats l'idée d'un cosmos unique et enveloppant, ouvrant la voie à l'ère du Narcisse, à la formation de ce que Peter Sloterdijk appelle les «écumes». «La sphère Une a implosé, déclare le philosophe allemand. Mais quoi, les écumes vivent» (Écumes, Sphère III, Maren Sell Éditeurs, 2005). Que sont les écumes ? Nous tous, humains, qui vivons repliés sur nous-mêmes, tels des Narcisses, dans le creux de bulles que nous habitons et qui, agglomérées, forment la société. L'enjeu de l'écume, c'est notre immunité. Nous nous tapissons par protection entre des parois censées rassurer notre moi. Hélas, dans un monde globalisé en proie au réchauffement climatique, à l'inflation et à un risque pandémique latent, les parois semblent de plus en plus poreuses et le sentiment de vulnérabilité atteint son acmé.
La vulnérabilité a été le moteur de l'évolution de l'humanité pendant des centaines de milliers d'années. Sans défenses naturelles, l'humain est l'être vivant le plus vulnérable. Pour pallier ses insuffisances, il a développé sa meilleure arme, l'intelligence. Au gré des siècles, il a œuvré à son infaillibilité jusqu'à la confiner dans des programmes informatiques bien plus pérennes que sa boîte crânienne. Ainsi s'est ouverte la voie de l'intelligence artificielle. Ses progrès sont confondants et ses perspectives, infinies. Grâce à elle, des start-up promettent aujourd'hui l'immortalité virtuelle ou, comme l'annonce le slogan de la société DeepBrain AI, «le souvenir sans regret». Se faire consoler par un défunt revitalisé est désormais possible, grâce à sa plateforme dénommée «Re;Memory» qui construit une version numérique des disparus à partir de l'ensemble des données recueillies de leur vivant. On imagine aisément le roi Charles III, sous son épaisse cape d'hermine et auréolé de ses regalia, se recueillir après son couronnement, auprès d'une Elizabeth II reconstituée. «Je crois, Maman, avoir fait, pour une fois, un tabac !» s'enorgueillirait-il, la larme à l'œil. La vanité n'a pas fini de faire pleurer.
Au XXIe siècle, le souvenir s'émancipe de la douleur car plus rien ne doit perturber nos sens, tant et si bien, qu'à la notion de vulnérabilité siérait davantage celle de vulnérabilisme. La vulnérabilité a, en effet, pris une ampleur considérable dans notre rapport au monde. Le développement du «care» et l'essor des politiques du «prendre soin» le confirment : elle est devenue la pierre angulaire de notre société, une fin plutôt qu'un moyen. Est-ce souhaitable ? Si protéger les plus fragiles est une nécessité, faut-il ériger la vulnérabilité de tout un chacun en matrice de notre pensée ? «Ce qui ne me fait pas mourir me rend plus fort» écrit Nietzsche, en 1888, dans Le Crépuscule des idoles (GF Flammarion, 1985). Cette phrase, devenue l'une des plus célèbres maximes philosophiques, semble cruellement d'actualité alors que nous nous employons à anticiper la moindre de nos fragilités. Nous traitons le corps humain en bonne santé comme un condamné. À ce titre, la médicamentation chronique touche une part croissante de la population. Selon l'hebdomadaire The Economist, 20% des 40 à 79 ans vivants aux États-Unis et au Canada, prendraient cinq prescriptions ou plus par jour.
Et cela, sans compter les nouveaux partisans de la minceur sans effort, heureux consommateurs de sémaglutide, le principe actif d'Ozempic. Une injection, et puis s'en va. Fini les tracas des régimes fastidieux : adieu la faim et bienvenu dans l'air de la miraculeuse satiété injectée. Et tant pis pour les pancréas qui ne suivraient pas. Déliés, les corps peuvent s'adonner aux plaisirs de la chair en toute impunité. Là encore, le sentiment de sécurité doit primer. Le cumul des traitements préventifs aux infections sexuellement transmissibles (IST) devient une pratique de plus en plus courante, comme l'explique le professeur Éric Caumes, infectiologue et ancien chef de service d'infectiologie de l'hôpital de La Pitié-Salpêtrière. Dans son livre intitulé Sexe, Les nouveaux dangers (Bouquins, 2022), il met en garde contre la promotion tous azimuts de la PrEP, le traitement médicamenteux pris pour prévenir l'infection par le VIH. En effet, le sentiment d'immunité procuré par le traitement n'empêche pas la transmission d'autres IST et, par conséquent, l'augmentation de notre résistance collective aux antibiotiques.
De quoi se demander si l'invulnérabilité tant recherchée ne serait pas le corollaire d'une soif d'irresponsabilité ? Qu'est-ce qu'être responsable, si ce n'est accepter les conséquences, heureuses ou douloureuses, de ses actes comme de ses paroles ? De ce fait, l'émergence de la «cancel culture» n'a, elle non plus, rien d'étonnant. Comme on immunise le corps, on immunise la pensée. On annule un discours, une œuvre, un film au prétexte d'être affecté : ici les reproductions du David de Michel-Ange, là les réalisations de Jean-Luc Godard… En conséquence, on s'autocensure et on se refuse à toute exposition de peur d'entacher la chimère de l'immaculé. Point de soubresaut, aucun mot de trop comme si, tels des funambules, nous devions avancer sur un fil tendu sans balancier au-dessus du bûcher des moralisateurs. Même les rappeurs aseptisent leur style, misant tout sur le larmoyant. Aurait-on, un jour, imaginé un Fifty-Cent apitoyé ? Gainsbourg sans Gainsbarre ?
La vulnérabilité s'est imposée comme l'abscisse et l'ordonnée d'un monde qui, par peur de l'inattendu, de ce qu'il ne maîtrise pas, se vautre dans l'inertie au risque d'abîmer le principe cardinal de toute vie en société : l'altérité. Le Narcisse du XXIe siècle n'est malheureusement pas plus insensible au repli sur soi que ne l'était celui d'Ovide. Et les métamorphoses que ce rapport au monde engendre sont profondes. En pénétrant tous les pores du corps sociétal, le vulnérabilisme s'insinue au cœur de notre démocratie. Régime de crise par excellence, la démocratie nécessite, ce que Nietzsche appelle, «une grande santé», un mouvement de dépassement qui permette de résister aux tensions qui la traversent. La liberté a un prix, celui de notre capacité à surmonter l'inattendu, car à vouloir trop protéger le système, on le détruit. Qu'est-ce que la démocratie sans la confrontation d'idées divergentes, qui dérangent, auxquelles on ne s'attend pas et qui ouvrent le débat ?
Il en va de même dans le secteur financier. D'éminents économistes, à l'instar de Larry Summers, ancien Secrétaire du Trésor américain, estiment qu'en matière financière, l'interventionnisme des gouvernements et le paternalisme des banques centrales montrent certaines limites. Summers déclare ainsi qu'un «objectif d'inflation de 2%» est inenvisageable, «jusqu'à et à moins que l'économie ne ralentisse considérablement.» La persistance de l'inflation serait-elle, elle aussi, la conséquence d'une surprotection d'un système capitaliste qui ne peut se passer sainement d'une dose minimale d'autorégulation ? Le néo-libéralisme ploierait-il, lui aussi, sous le joug de la vulnérabilité, et ce, au détriment des plus défavorisés ? Qu'en disent nos paniers ? Qu'un système en mauvaise santé est un système qui ne peut pas protéger ses foyers.
Alors, d'où vient ce besoin irrépressible de protection ? De l'idée que le monde est mû par une intention ? Que cette intention serait nuisible à l'homme ? L'humain a toujours tenté de se cramponner à des croyances, celle du progrès notamment, afin d'oublier sa finitude. La science a beau évoluer rapidement, l'horizon cosmologique situé à 13,8 milliards d'années-lumière de la Terre, reste une énigme. La limite de l'univers observable nous rappelle, si besoin était, que le monde est absurde, mais qu'au milieu de cette absurdité, faite d'ordre et d'imprévisibilité, la vie subsiste. Vivre, n'est-ce pas justement admettre l'aléa, autrement dit l'impossibilité de contrôler totalement l'univers que nous habitons ? Qu'il nous affecte positivement ou négativement, l'aléa est aussi ce qui nous rend vivants. Accéder à la «grande santé», ce n'est pas exclure la maladie, mais c'est l'accepter pour mieux la dépasser. Suppléons à notre vulnérabilité, mais condamnons le vulnérabilisme, acceptons de nouveau de prendre des risques mesurés, d'être forts dans notre fragilité. En faisant du vulnérabilisme notre chemin de croix, nous nous enfermons dans un carcan politique et moral de plus en plus étouffant, nous nous condamnons à la stagnation, à l'observation inane et narcissique du même. Car, comme le dit Kafka, «l'important n'est pas d'être, mais de devenir.» Pour devenir, prenons le risque d'exister et d'exister ensemble.