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poutine - Page 3

  • Crise de l’énergie : deux heures moins le quart avant le désastre...

    Nous reproduisons ci-dessous une tribune de François Bousquet, cueillie sur Boulevard Voltaire et consacrée au marché de l’énergie européen.

    Journaliste, rédacteur en chef de la revue Éléments, François Bousquet a aussi publié Putain de saint Foucauld - Archéologie d'un fétiche (Pierre-Guillaume de Roux, 2015), La droite buissonnière (Rocher, 2017), Courage ! - Manuel de guérilla culturelle (La Nouvelle Librairie, 2020) et Biopolitique du coronavirus (La Nouvelle Librairie, 2020).

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    Crise de l’énergie : deux heures moins le quart avant le désastre

    Ce qui préside à nos destinées, c’est le complot, mais un complot déconcertant : le complot de la médiocrité, la conjuration de l’incompétence, la conspiration de la nullité. On en a tous fait l’expérience dans nos vies professionnelles, quelles qu’elles soient. Souvent, les plus médiocres sont aux commandes. Quand ce n’est pas le cas, les meilleurs doivent se soumettre à l’étiage le plus bas. Les exceptions sont comme des anomalies. Combien de temps peut durer un système aussi structurellement défaillant ? Pas éternellement. L’Histoire est un cimetière d’aristocraties, enseignait le grand sociologue Vilfredo Pareto. La nôtre n’a pas encore été mise sous terre, mais ça ne saurait tarder. Aristocratie est du reste un bien grand mot. C’est plutôt un syndic de faillite, une collection de clones interchangeables, une « zéroligarchie » affectée d’un même défaut de fabrication et des mêmes vices cachés : prétention, arrogance, insuffisance.

    Jusqu’ici, la nullité de cette caste était à toute épreuve, comme le chiendent, les infections nosocomiales, les OQTF ou les déficits abyssaux. Elle a résisté à la crise de 2008, au covidisme, aux crises migratoires à répétition, à la guerre en Ukraine. Survivra-t-elle à la crise de l’énergie ? Il est permis d’en douter. Nul besoin d’être un prophète pour annoncer que l’Union européenne se fissurera sous peu. La crise de l’énergie est son chef-d’œuvre technocratique. Un travail d’orfèvre du désastre qui a été méthodiquement programmé, minutieusement planifié, idéologiquement organisé.

    L’État défaillant

    Inutile d’accabler Poutine. Certes, l’Europe a délibérément choisi de se priver de 40 % de ses approvisionnements en gaz. Une folie. Mais c’est prêter au mage du Kremlin des pouvoirs qu’il n’a pas. La Russie aura surtout été un révélateur et un accélérateur. La crise de l’énergie a des racines plus profondes, plus malignes, plus structurelles. Vingt-cinq ans d’égarements, un quart de siècle d’aberrations, deux décennies et demie de balivernes et de chimères.

    Sortons nos calculettes. Quand la facture d’un boulanger s’envole de 800 euros par mois à 10.000 euros, c’est une augmentation sèche de 1.150 % (jusqu’à 2.000 % pour certains). Comment expliquer cette hausse stratosphérique ? Tout indique qu’elle est artificielle, irrationnelle et factice. Pourquoi ? C’est qu’il est dans sa nature d’être d’abord spéculative. Tel est l’aboutissement, inscrit dans les archives des erreurs économiques, de la libéralisation du marché de l’énergie amorcée dans les années 1990. Ce devait être la panacée, suivant la croyance magico-religieuse dans les vertus immanentes de la concurrence libre et non faussée. Le marché de l’énergie européen devait être interconnecté, il est totalement déconnecté des coûts réels. Il devait être intégré, il est en train de nous désintégrer. Il devait tirer les prix vers le bas, il les tire vers le haut. Tout à l’avenant. Pas une décision qui ne se soit avérée pertinente. Partout l’imprévoyance, l’impréparation, le court-termisme. La politique funeste de la cigale, celle de la fourmi ayant été jugée par trop rétrograde.

    En France, on se flatte de ne pas avoir de pétrole, on découvre qu’on n’a pas non plus de gaz. Pour autant, on n’a toujours pas d’idées. Quand on en a, c’est qu’on les a achetées à l’étranger, à des cabinets de conseil américains. Résultat : on construit des usines à gaz sans gaz et des voitures électriques sans électricité. Cela fait longtemps qu’il n’y a plus d’État stratège. Il a disparu quelque part entre le traité de Maastricht et le traité de Lisbonne, aspiré par ce trou noir administratif qu’est l’Union européenne. L’État stratège, c’est aujourd’hui McKinsey plus Greta Thunberg. Du vent facturé au prix d’un cabinet new-yorkais et de l’éolien acheté au prix des cryptomonnaies – avant leur déroute. Rien d’étonnant à cela. C’est la génération climat qui fixe notre politique énergétique ; et son moteur auxiliaire est la génération startupper. La première veut sauver la planète, la seconde la privatiser. Mais la planète s’en fout. Elle est résiliente. Elle a survécu à quantité de crises, elle en traversera d’autres. Pas comme nous.

    Au choix : ubuesque ou kafkaïen

    L’écologie est une chose trop grave pour la confier aux écologistes. Dans leur esprit, la physique nucléaire, c’est de la pataphysique pour les clowns. Remercions la crise. Sans elle, la France était partie pour « tchernobyliser » son parc de réacteurs. Dénucléarisés, les Verts en auraient fait des ZAD et des centres d’art contemporain. Ubu roi repeint en vert.

    Mais si l’enfer écologique est pavé de bonnes intentions, l’enfer néolibéral l’est tout autant. La crise actuelle est à ce point de jonction. La Commission a même inventé la bureaucratie libérale, parfait oxymore (comme une prison ouverte ou la bêtise éclairée), en additionnant les tares du néolibéralisme et les vices du dirigisme. En Union soviétique, les apparatchiks organisaient la pénurie à partir d’une conception dévoyée de l’égalité. Dans l’UE, Bruxelles organise la pénurie au nom d’une conception dévoyée de la concurrence. Cela s’appelait le Gosplan, en URSS ; cela s’appelle, chez nous, le paquet climat. C’est la même chose. Les causes divergent, mais les effets convergent.

    Ce qu’a dit Emmanuel Todd des élites françaises s’applique au niveau de l’UE. Ce sont des aristocraties stato-financières hors-sol « en mode aztèque », c’est-à-dire qu’elles sacrifient leur propre population sur l’autel de leurs croyances. Elles vivent au crochet de l’État – qu’elles dépècent. Elles ne jurent que par le marché – dont elles ignorent les règles.

    Au demeurant, il ne s’agit pas d’être pour ou contre le marché. Le marché est une réalité. Il fonctionne quand il s’agit d’acheter une baguette, c’est du moins ce que proclamait le professeur Adam Smith, qui disait que ce n’est pas de la bienveillance du boulanger que nous attendons notre repas, mais plutôt du soin qu’il apporte à la recherche de son propre intérêt. Nous ne nous en remettons pas à son humanité, mais à son égoïsme, résumait-il. À voir. Demandez à votre boulanger ce qu’il en pense. La libéralisation des biens de première nécessité reste toujours aussi problématique, hier des grains, aujourd’hui de l’énergie. À la veille de la Révolution, elle a abouti à la guerre des farines. Aujourd’hui à la crise de l’énergie.

    Le mirage ravageur de la libéralisation

    La libéralisation est le cache-sexe de la financiarisation. Libéraliser, en bon sabir bruxellois, c’est ouvrir à la spéculation des domaines jusque-là sanctuarisés, ce qu’était naguère la souveraineté énergétique. Aucun acteur privé n’est susceptible de se lancer dans la construction de réacteurs, qui requièrent des investissements courant sur des décennies (plus de cinquante ans, pour l’hydraulique). Nous sommes ici au cœur du régalien, pas du reaganien, comme se plaisent à croire les eurocrates.

    Privatisé, le marché du gaz est devenu totalement opaque, volatil et incontrôlable, sans d’ailleurs aucun contrôle de la part de l’UE. Savez-vous que la Bourse du gaz, aux Pays-Bas, n’est même pas soumise aux règles les plus élémentaires de transparence, alors qu’il s’y échange 100 fois plus de gaz que les Européens n’en consomment réellement. Il y a dix ans, c’était dix fois plus – ce qui était encore dix fois de trop.

    Bienvenue chez les fous ! À Bruxelles, cela s’explique. Mais à Paris ? Quel intérêt la France a-t-elle à démanteler EDF ? Ce qu’elle projetait de parachever il y a un an avec le délirant plan Hercule (chef-d’œuvre du naming, comme disent les Anglo-Saxons. Quand on fait un vilain coup, on le baptise d’un nom ronflant, le projet Hercule consistant à transformer notre Gulliver national en unités lilliputiennes).

    On aurait pu en rester là, mais non. Errare humanum est, perseverare diabolicum. Le vieux dicton romain s’applique à la lettre à nos dirigeants. Car en juillet de cette année, ce sera au tour des particuliers de voir leur facture énergie déréglementée. Dérèglement : rien ne résume autant notre situation. Il est climatique, énergétique, idéologique. C’est lui, et pas Poutine, qui explique les variations du prix de l’énergie en forme de montagnes russes – et c’est bien la seule chose qui, ici, soit russe.

    François Bousquet (Boulevard Voltaire, 3 janvier 2023)

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  • Le calme avant la tempête ?...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Caroline Galactéros, cueilli sur Geopragma et consacré à ce qu'elle analyse comme l'usure des Occidentaux face au jusqu'au-boutisme du président ukrainien...

    Docteur en science politique, Caroline Galactéros est l'auteur de  Manières du monde, manières de guerre (Nuvis, 2013) et de Vers un nouveau Yalta (Sigest, 2019). Elle a créé en 2017, avec Hervé Juvin, entre autres, Geopragma qui veut être un pôle français de géopolitique réaliste.

     

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    Le calme avant la tempête

    On aimerait penser à autre chose. A la coupe du Monde de football qui débute au Qatar, aux fêtes de Noël qui approchent, à la crise qui s’installe, et même aux échauffourées politiques dérisoires qui animent parfois pathétiquement notre Assemblée nationale et paraissent bien insignifiantes au regard des enjeux de fond et de l’avenir de notre pays. Mais la guerre, une fois lancée, ne connait pas de répit et elle prend en Ukraine, des tours inquiétants avec la reprise des bombardements sur la centrale nucléaire de Zaporojie qui en vient à alarmer même le très tempérant directeur de l’AIEA, et dont il demeure difficile d’imaginer que c’est la Russie qui les initie contre ses propres forces…

    Que faire pour conduire le président Ukrainien à rompre avec son jusqu’au-boutisme suicidaire ? Les courants ultranationalistes qui l’environnent, le terrifient sans doute et le contrôlent ainsi que ses forces armées, le placent face à un tragique dilemme de style « loose-loose » : Négocier un compromis territorial avec Moscou, donc consentir peu ou prou à une partition du territoire ukrainien, comme l’enjoignent désormais à mi mots de le faire Américains et Britanniques ? Impossible sauf à se mettre lui-même en danger vital face à la fureur des ultras.  Maintenir ses positions de plus en plus intenables au regard de la réalité militaire sur le terrain, et prétendre reprendre tous les territoires conquis par Moscou, jusqu’à la Crimée, en espérant provoquer enfin l’engagement de l’OTAN, comme le montre son insistance à vouloir accréditer la responsabilité russe dans la pénétration d’un missile sur le territoire polonais contre toute évidence et malgré les démentis circonstanciés de Washington ? Cette attitude pourrait bien précipiter son lâchage par ses plus grands pourvoyeurs d’armements et de subsides. A-t-il compris que sa survie politique dépendra de sa capacité à retomber sur terre, à admettre que l’armée russe est en train de préparer son offensive d’hiver, que le rapport des forces est sans équivoque en sa défaveur, bref qu’il ne peut gagner militairement mais va devoir négocier un compromis s’il veut préserver le peu qui reste de son pays plongé dans le noir, le froid, le délabrement économique et dont même le système de télécommunications est de plus en plus aléatoire ?

    Bref, V. Zelinsky est entre le marteau et l’enclume. Il sait bien, comme d’ailleurs les Polonais, que seule une zone d’exclusion aérienne au-dessus du ciel ukrainien aurait une chance peut-être de préserver ce qu’il lui reste de forces. Mais c’est hors de question pour Washington. Ses alliés occidentaux semblent d’ailleurs connaitre une phase de lassitude et d’inquiétude devant le jusqu’au-boutisme de plus en plus désespéré de leur proxy. Les stocks européens et même américains d’armements sont en train de fondre, et nos armées vont bientôt refuser de s’affaiblir davantage pour le renforcer. Les armes qui sont données à Kiev de toute façon ne renverseront pas la donne militaire. « On » ne le peut ni surtout ne le veut pas, et le jeu des postures commence à montrer ses limites. Le premier ministre britannique Richie Sunak est venu le dire à Kiev il y a quelques jours. Rien n’a filtré de l’entretien qui a dû être désagréable aux oreilles de Zelenski…

    Certes il y a, aux États-Unis, les faucons démocrates néoconservateurs forcenés autour du secrétaire d’État Blinken et de son Département… Mais ils sont eux aussi de plus en plus en butte aux réserves, pour dire le moins, du Pentagone. Le Secrétaire d’État à la défense Lloyd Austin a très récemment rappelé lors d’une conférence à Halifax (où Zelenski est apparu pour dire qu’un cessez-le-feu n’avait aucune chance de durer, ce qui est probablement vrai à ce stade du conflit), que « la Russie disposait d’une armée puissante et d’armes impressionnantes ». Il a aussi dit l’indicible : « l’issue de la guerre en Ukraine définira les contours du monde du 21eme siècle » ! Rien de moins. Le CEMA américain, le Gal Milley a lui clairement affirmé que la seule issue à ce conflit est la négociation. Quant au secrétaire général de l’OTAN, il a abondé en rappelant qu’une défaite de l’Ukraine serait aussi celle de l’Alliance. Barak Obama lui-même, en 2016 déjà, avait reconnu que la Russie disposait d’une incontestable « dominance dans la capacité d’escalade ». Il parlait d’or. Mais cette soudaine lucidité arrive bien tard.

    Si l’enjeu est celui d’un retour à la réalité à Kiev comme à Washington, Londres ou Paris, le conflit des perceptions et surtout des « informations » brouille cette prise de conscience urgentissime. Les médias occidentaux persistent à voir dans les quelques avancées des forces ukrainiennes (par retrait des troupes russes) comme à Kharkov ou Kherson, les prémices d’une grande victoire militaire ukrainienne. On en est pourtant loin. Kherson, cadeau empoisonné, devient très difficile à approvisionner et les forces ukrainiennes toujours sous le feu russe depuis la rive est du Dniepr, commencent à appeler les habitants à la quitter. Les pertes sont lourdes, et les forces armées de Kiev sont de plus en plus suppléées par des troupes polonaises voir américaines présentes au nom d’une discrète « coalition des bonnes volontés » sans pour autant vouloir le moins du monde provoquer de trop une Russie en train de se préparer à une offensive d’hiver et d’injecter méthodiquement ses 300 000 réservistes récemment mobilisés. La Russie se prépare à durer et poursuivre sa guerre d’attrition avec des objectifs de moins en moins limités. L’échec de la politique de sanctions et la description récente par le vice-premier ministre russe de son pays comme d’une « île de stabilité » dans un monde chaotique, même si elle doit être évidemment pondérée, traduit une réalité douloureuse. Le fantasme des néoconservateurs américains de détruire l’économie, l’armée et le pouvoir russes a explosé en vol. Les USA et plus encore l’Europe se sont laissé entrainer par l’hubris belliqueux de certaines de leurs composantes gouvernementales et politiques dans un piège dont l’issue pourrait bien être la démonstration éclatante du déclin de l’Occident et la fin de l’hégémon américain.

    En fait, nous faisons face à la nécessité douloureuse de sortir de notre rêve- abattre la Russie- avant que la déroute ne soit trop humiliante. Deux méthodes s’offrent pour cela aux Américains : la méthode « douce », consistant à laisser Zelenski s’enfoncer en le lâchant progressivement et en lui disant que c’est à lui de décider quand il faudra négocier avec Moscou ; la méthode « radicale », en fait plus bénéfique dans ses effets pour le pays et le peuple ukrainien : négocier directement avec Moscou un compromis territorial et surtout stratégique (c’est-à-dire la neutralisation définitive de l’Ukraine), assécher brutalement le flux d’armes et d’argent  pour imposer les termes d’un accord réaliste à Zelenski qui devra faire de nécessité vertu et y trouverait une « excuse » auprès des ultras qui l’entourent.

    Dans un monde en noir et blanc tel que nous aimons le voir, supporter que « le méchant » gagne n’est pas facile. Mais c’est ce qui nous préserverait de pire encore. On pourrait inscrire une telle négociation dans une vaste refondation intelligente des équilibres de sécurité en Europe et reconstruire à grands frais l’Ukraine pour se faire pardonner de l’avoir instrumentalisée…Mais pour avoir le courage d’une telle approche, qui douchera les opinions publiques occidentales, il faudrait des hommes d’État capables de prendre ces décisions douloureuses et salutaires. Or, c’est une espèce en voie de disparition en Occident, où les politiques à courte vue appuyés sur des médias peu critiques, bercent complaisamment les peuples d’illusions et de « narratifs » engageants mais faux, pour obtenir leur consentement à l’affrontement tout en leur promettant qu’il ne leur en coutera pas grand-chose.  Cette fois-ci pourtant, ce mensonge devient trop gros : Les sanctions sont un échec, les Européens ont froid, voient leur richesse fondre à vue d’œil et commencent à se demander s’ils ne seraient pas les dindons ultimes de cette farce.

    Les États-Unis devraient aussi se demander pourquoi ils se sont engagés si loin et finalement ont accéléré la bascule du monde et notamment des pays du sud à leur détriment ? Sans doute auraient-ils eu plus à gagner en poussant les Ukrainiens à appliquer les Accords de Minsk 2 au lieu de les en dissuader, et plus encore à négocier un traité honnête et équilibré sur la sécurité en Europe avec la Russie quand celle-ci le demandait à toutes forces, encore en décembre dernier, au lieu de franchir la ligne rouge ukrainienne la fleur au fusil…des Ukrainiens.

    Nous sommes désormais engagés dans une longue guerre d’attrition et l’Occident risque d’en sortir avec un discrédit politique, stratégique et militaire massif. Ne parlons pas de l’OTAN…Quant à l’Europe, ainsi que l’a rappelé le Général de Villiers, cette guerre n’est pas de son intérêt, encore moins de celui de la France, qui doivent entretenir des relations normales et apaisées avec la Russie. Est-il trop tard pour casser cette spirale dangereuse et sortir de ce piège ? Il faudrait que Washington choisisse vite la méthode dure évoquée plus haut. Comme l’a récemment rappelé Dimitri Medvedev, les puissances occidentales sont piégées dans un soutien à un gouvernement irresponsable qui ne peut lui-même, sans précipiter sa propre perte, négocier le compromis indispensable ; car celui-ci va devoir se discuter « sur la base de la réalité existante » ainsi que récemment rappelé par Serguei Lavrov, c’est-à-dire sur la base du contrôle de plus en plus avancé des 4 oblasts intégrés formellement à la Fédération de Russie. Évidemment, en Europe et dans certains cercles de pouvoir à Washington, « la réalité existante » est un déni de la réalité militaire, c’est-à-dire un recul des forces russes dont on veut croire qu’elles sont exsangues…. Il faut souhaiter que dans ces querelles des chapelles washingtoniennes, les réalistes et les militaires l’emportent et entament une négociation directe avec Moscou. La récente rencontre entre les chefs du renseignement américain et russe est peut-être un heureux présage. Il faut le souhaiter pour le malheureux peuple ukrainien mais aussi pour notre sécurité à tous.

    Caroline Galactéros (Geopragma, 21 novembre 2022)

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  • L’intérêt national, mais lequel ?...

    Économiste de formation et député européen, Hervé Juvin est notamment l'auteur de deux essais essentiels, Le renversement du monde (Gallimard, 2010) et La grande séparation - Pour une écologie des civilisations (Gallimard, 2013). Il a également publié un manifeste localiste intitulé Chez nous ! - Pour en finir avec une économie totalitaire (La Nouvelle Librairie, 2022).

    point de vue

    L’intérêt national, mais lequel ?

    À partir de 1624, le cardinal de Richelieu, au conseil du roi Louis XIII, conduit la France à entretenir la guerre de Trente Ans, qui va ravager l’Allemagne jusqu’en 1648 et la tenir éloignée de toute prétention à l’unité pendant deux siècles. L’intérêt de la France commande de garder l’Allemagne divisée — François Mitterrand s’en souviendra en 1989… Mieux encore, le prince de l’Église construit une alliance de revers avec les Turcs contre l’empire chrétien des Habsbourg. Entre la religion et l’intérêt national de la France, il n’a pas hésité.

    En 1939, tout oppose Joseph Staline et Adolf Hitler. Le nazisme est arrivé au pouvoir sur fond d’anticommunisme violent. Et une communauté de valeurs devrait unir la jeune URSS et les majorités socialistes d’Europe de l’Ouest, notamment la chambre issue du Front populaire en France, nombre de militants antifascistes ayant côtoyé les partisans communistes sur le front de la guerre d’Espagne. Mais l’intérêt national appelle au partage de la Pologne, à l’invasion de la Finlande, et le pacte du 23 août 1939 entre la Russie soviétique et l’Allemagne nazie concrétise la primauté de l’intérêt national sur les idéologies revendiquées.

    Dans les années 2000, le rideau de fer est loin, et ce n’est plus l’idéologie qui sépare la Russie de l’Union européenne. La vision eurasiste d’Alexandre Douguine est marginale dans une Russie dont la classe dirigeante reste avide d’Europe, de ses produits, de ses services, de son mode de vie. Et les relations nouées entre le Vatican et le patriarcat de Moscou sont bien proches d’aboutir à un rapprochement qui mettrait fin à la rupture millénaire entre Chrétienté d’Occident et Chrétienté d’Orient, Rome et Constantinople. Mais les ennemis de l’Europe veillent, manipulent, désinforment.

    L’histoire dira peut être quelles inconsistances et quelles manoeuvres ont conduit l’Union européenne à refuser la main tendue de Vladimir Poutine, le Vatican à annuler la rencontre entre le pape et le patriarche, et la Russie à se tourner vers la Chine. L’intérêt britannique, l’intérêt américain ont toujours été de diviser le continent eurasiatique. Ils l’ont emporté. L’intérêt national de la France, l’intérêt collectif de l’Europe, ont-il été bien servis par des dirigeants sourds aux avertissements de Vladimir Poutine ? Ou trahis par des collaborateurs de l’occupant américain ?

    Nous vivons l’un de ces moments où l’histoire bascule. L’intérêt national, ou l’opinion qu’en ont les dirigeants est l’argument décisif de la décision, qu’elle engage un traité, une alliance, ou la guerre. Et il doit être le seul. Après six mois de guerre en Ukraine, après les emballements et les réticences maintes fois confrontés, après aussi que le brouillard de la guerre s’appesantit sur des scènes de cauchemar, il est temps de se poser la question ; que commande l’intérêt national de la France ? Où est l’intérêt collectif de l’Union européenne s’il en reste ?

    Pour arrêter la position de la France, pour construire une posture européenne, il faut regarder sans ciller les trois réalités de la guerre.

    Ce n’est une guerre hors limites, dans laquelle les péripéties sur le front ne sont qu’un des éléments, ni le plus décisif, ni le plus stratégique de tous. Au-delà de la guerre engagée par l’OTAN contre la Russie, c’est une guerre de systèmes. Or, monnaies, pétrole et gaz, terres, céréales et eau, voilà le front. Il est de plus en plus clair que les opérations décisives se passent sur le front des règlements internationaux, des réserves des banques centrales, de la place de l’or, et des conditions d’achat et de commerce des matières premières. Après le vol de la moitié des avoirs de la Banque centrale de Russie par le gouvernement démocrate américain, tout gouvernement s’interroge ; si mes intérêts sont en désaccord avec ceux de la ploutocratie financière américaine, vais-je perdre les réserves de ma banque centrale ? Et le véritable front est celui de la tutelle anglo-américaine sur le monde, tel que le dollar l’assure, au bénéfice des Américains et de leurs alliés ; le dollar va-t-il conserver dans les années qui viennent son injustifiable suprématie sur les échanges internationaux ?

    C’est une guerre totale, en ce qu’elle met en jeu, non pas deux civilisations entre elles, et parmi d’autres, mais la civilisation contre son envers, qui est l’uniformité. Le système national affronte le système global. Le conflit qui s’est engagé a pour enjeu un Nouveau Monde, dans lequel les Anglo-américains et la caste financière qu’ils ont placée au pouvoir ne joueront plus que le rôle que leur nombre, leurs mérites et leur territoire leur donneront. Il confronte les civilisations, qu’elles soient russes, chinoises, indiennes, iraniennes, mongoles ou maliennes, à leur inverse, qui est la destruction du monde comme monde par le totalitarisme numérique, juridique et marchand.

    C’est une guerre mondiale, au sens où elle engage bien plus que les belligérants avoués. Nos catégories politiques en sont ébranlées, comme nos certitudes d’abondance. Il suffit de voir le grand trouble suscité aux États-Unis par l’appel du Président Xi Jin Ping à la mobilisation de tous les Chinois résidents hors de Chine, pour défendre leur patrie ! Dur réveil pour le wokisme ahuri ; les origines comptent ! Un contrat ne fait pas une Nation ! Et il faut voir l’empressement des dirigeants français d’un côté, Allemands de l’autre, à s’assurer auprès des gouvernements algériens et turcs de la passivité de leurs ressortissants, en des périodes que beaucoup prévoient agitées…

    Le confort mental de ceux qui se croyaient l’avant-garde du monde et avaient substitué la colonisation insidieuse de la finance, de la propriété intellectuelle et du crédit à celle des missionnaires et des soldats, est ébranlé par le soutien ouvert ou tacite à la Russie de la majorité des Nations, et par l’opposition audible et croissante à tout ce qui peut venir de l’Occident — le décloisonnement de l’Iran en témoigne, comme cette carte diffusée par le PCC qui montre la réalité du monde allié des États-Unis — si peu de choses ! En Afrique comme en Amérique du Sud, en Asie comme dans le Pacifique, l’Occident se rétrécit comme un mirage — ou un mensonge…     

    Que reste-t-il de ce beau mensonge ? Les valeurs ? Comme le rappelait Thierry Mariani, que partageons-nous avec l’Ukraine, l’un des pays les plus corrompus du monde, qui emprisonne ses opposants, limoge ses juges sur injonction américaine et assassine ses critiques ? La paix ? Directement ou indirectement, les États-Unis sont les plus grands fauteurs de guerre des deux siècles passés. Ils n’ont jamais hésité à avoir recours aux armes, fabriquant à dessein les preuves, falsifiant l’histoire et défiant les faits.

    Ils l’ont fait en Syrie comme en Irak, en Libye comme en Serbie, avec une totale insouciance sur les conséquences de leurs agressions et l’impunité assurée à leurs dirigeants criminels. Le progrès ? La société américaine est l’une des plus dysfonctionnelles qui soit, depuis que les démocrates ont trahi le peuple au nom de la globalisation, comme les socialistes français l’ont fait au nom de l’ouverture des frontières.

    Un modèle de progrès ? L’Europe comme les États-Unis sont confrontés à un procès de sous-développement qui ne peut plus être caché ; les urgences médicales sont mieux assurées désormais en Inde ou dans certains pays africains qu’elles ne le sont en France !

    Les libertés ? L’épisode du Covid, comme celui des Gilets Jaunes ou de la dette grecque, comme les cas de censure privée par les réseaux ont révélé le peu de cas que les intérêts financiers font des libertés publiques et de la démocratie quand les rendements sont en jeu. Les élections elles-mêmes s’achètent, comme chaque chose au pays merveilleux du marché.

    Quant au totalitarisme de nos ennemis inventés ? À des régimes autoritaires, voire totalitaires, implantés dans un pays, en concurrence ou en confrontation avec d’autres régimes autoritaires, voire totalitaires, pour des territoires, des populations, des ressources, limitées dans l’espace et dans leurs emprises, s’oppose un totalitarisme sans territoire, sans limites et sans frontières. Jamais la Chine n’a prétendu régir le monde comme entendent le faire les zélateurs du Great Reset de Davos. Jamais la Russie n’a prétendu reprendre à l’Union soviétique sa vocation à sauver le monde. Et jamais les nouveaux géants que sont l’Inde, l’Indonésie, l’Iran ou le Nigeria ne prétendent apporter au monde leur loi — trop occupés à faire leur loi chez eux, et à demeurer ce qu’ils sont !   

    Le constat paraît établi. Pour le monde, ou ce qui en demeure comme diversité, séparation et liberté, le monde serait meilleur sans les États-Unis d’Amérique du Nord. À force de se croire la Nation indispensable, de se mêler de tout et à tout propos, les États-Unis sont devenus la Nation dont le monde se dispenserait bien volontiers. Et l’hystérie sécuritaire qui est en train de s’emparer d’États-Unis qui vont chercher dans la guerre le moyen de nier leur naufrage intérieur, provoquant une guerre avec la Russie acculée dans ses retranchements vitaux, confirme une analyse largement partagée ; les prétentions à la Justice, à la liberté et au Bien des Anglo-américains ne reposent que sur la plus grande violence, l’usage illimité de la force, et la détermination à l’emporter, quel qu’en soit le prix — surtout si les autres le paient.

    Voilà où se pose la question à la France et l’Europe. Voilà sans doute ce qui explique le revirement spectaculaire d’Emmanuel Macron, et l’alignement assumé de la France sur l’OTAN. Ni la justice, ni la démocratie, ni la force, ni de quelconques valeurs n’établissent l’intérêt national de la France, celui de l’Union européenne face à la guerre que les États-Unis ont si bien prévue puisqu’ils l’ont provoquée. En revanche, la réalité des intérêts économiques, la défense du mode de vie, et la protection des avoirs et des patrimoines font la décision.

    Et pour ceux qui les font passer avant l’indépendance nationale et le sentiment national — de quoi s’agit-il ? — ils lient plus étroitement la France et l’Europe aux États-Unis que tout autre argument. Trop peu de Français le mesurent, aveuglés par l’individualisme ambiant. La Présidence française en a une juste opinion, certains l’ont sans doute aidé à la concevoir. Du quart au tiers environ du niveau de vie français est lié au privilège de l’Ouest — au privilège du dollar américain. Voilà ce qui est en jeu derrière le maintien de l’alliance à l’Ouest. Ce qui reste de la classe moyenne ne mesure pas à quel point elle doit son confort à l’appartenance de la France au monde de l’Ouest — quel qu’en soit par ailleurs le prix.

    Confrontées au choix ; travailler avec le monde, ou travailler avec les États-Unis, à peu près toutes les entreprises confrontées aux sanctions américaines ont choisi, et elles ont choisi les États-Unis. Et d’aucuns qui proclamaient l’indépendance de l’Europe et sa souveraineté finissent du côté des think tanks américains ou, pire, des banques d’affaires — ont — ils le choix ?

    La réalité est que la France et l’Union européenne n’ont pas le choix — n’ont plus le choix. Ni de leurs alliances ni de leur système. Pour la France comme pour l’Union européenne, il est un monde pire que celui où les États-Unis décident de la paix et de la guerre, c’est celui où ils n’interviendraient plus. Il est un monde pire que celui où un dirigeant de Goldman Sachs affirme faire le travail de Dieu, c’est un monde où les acteurs privés ne peuvent plus commercer, échanger, arbitrer les taux, les monnaies et les prix librement. Et il est un monde plus dangereux que celui où les États-Unis et leurs alliés emploient des prétextes qui sont la Justice, la liberté et la démocratie pour justifier leurs interventions, c’est celui où des interventions s’engagent sans même les prétextes de la Justice, de la liberté et de la démocratie.

    Le piège s’est déjà refermé sur la France et sur l’Union européenne. Trop tard pour le Président Emmanuel Macron, critique sévère de l’unilatéralisme américain et analyste lucide du déclin de l’Occident qui prônait le dialogue avec la Russie encore en 2021. Son intérêt national à court terme ne laisse pas le choix à la France. En dépit des liens historiques avec la Russie, les occasions ratées ne se retrouvent pas. En dépit de l’insupportable arrogance américaine, le renversement des alliances n’est pas à notre portée. En dépit des multiples atteintes américaines à l’indépendance de la France, à l’autonomie de l’Union européenne, aux frontières de l’Europe et à la volonté des Nations, la France et l’Union européenne sont engagées dans la guerre américaine. Il est trop tard pour changer de camp. Qui peut raisonnablement aujourd’hui parmi les Nations européennes penser à un renversement d’alliance ? Qui en aurait la lucidité, le courage, ou la folie ?

    Devant la guerre, que chacun se répète la devise britannique ; « Right or wrong, my country ». Il est désolant, ou consolant que nous en soyons toujours là.

    Hervé Juvin (Site officiel d'Hervé Juvin, 2 septembre 2022)

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  • Opération Z...

    Les éditions max Milo viennent de publier un essai de Jacques Baud intitulé Opération Z. Ancien membre du renseignement stratégique suisse et spécialiste des pays de l’Est, il a participé à des négociations militaires de haut niveau avec les forces armées russes. Au sein de l’OTAN, il a suivi la crise ukrainienne de 2014 puis a participé à des programmes d’assistance à l’Ukraine. Il est l'auteur de plusieurs essais dont La guerre asymétrique ou la défaite du vainqueur (Rocher, 2003), Terrorisme - Mensonges politiques et stratégies fatales de l'Occident (Rocher, 2016) ou Poutine, maître du jeu (Max Milo, 2022).

     

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    " Pourquoi Poutine a-t-il déclenché l’opération Z en Ukraine ? Les forces ukrainiennes utilisent-elles des volontaires néonazis ? Quelles sont les forces en présence et la réalité du conflit militaire depuis six mois ? Que savons- nous des crimes de guerre comme Boutcha ? Les sanctions économiques occidentales ont-elles fonctionné ? L’envoi massif d’armes par les Occidentaux a-t-il un effet sur le conflit ?

     Après le best-seller Poutine: maître du jeu ?, dont le travail d’analyse a été salué dans le monde entier, Jacques Baud revient dans ce livre sur les causes profondes de la guerre en Ukraine et les raisons qui ont poussé Vladimir Poutine à intervenir le 24 février 2022. En s’appuyant sur les informations des services de renseignement et des rapports officiels, il analyse le déroulement des actions militaires et la manière dont elles ont été interprétées en Occident. Il explique le bouleversement de l’ordre mondial sur les plans politique et économique, ainsi que les conséquences à long terme des sanctions occidentales sur notre vie quotidienne. Il révèle comment le conflit aurait pu être évité et quelles pistes ont été volontairement délaissées par les États-Unis et l’Europe. "

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  • David Engels : « Je comprends le conflit intérieur de nombreux conservateurs lorsqu'il s'agit de prendre parti dans la guerre actuelle en Ukraine »...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par David Engels au site autrichien Die Tagesstimme et consacré à la fracture provoquée par la guerre russo-ukrainienne dans les milieux conservateurs et identitaires européens.

    Historien, essayiste, enseignant chercheur à l'Instytut Zachodni à Poznan après avoir été professeur à l'Université libre de Bruxelles, David Engels est l'auteur de deux essais traduits en français, Le Déclin. La crise de l'Union européenne et la chute de la République romaine (Toucan, 2013) et Que faire ? Vivre avec le déclin de l'Europe (Blauwe Tijger, 2019). Il a  également dirigé un ouvrage collectif, Renovatio Europae - Plaidoyer pour un renouveau hespérialiste de l'Europe (Cerf, 2020). 

     

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    « Les conservateurs européens ne sont qu'un instrument pour Poutine »

    Dr. Engels, vous êtes chercheur à l'Institut occidental de Poznan. Quelle est la situation en Pologne? Quel regard porte-t-on là-bas sur la guerre ? En quoi la vision polonaise de la guerre diffère-t-elle de celle du camp conservateur en Allemagne ? Ai-je raison de penser que la guerre d'agression russe - notamment en raison des tentatives historiques d'invasion russes - représente une menace beaucoup plus immédiate pour la Pologne que pour l'Allemagne ?

    En effet, l'Occident a longtemps ignoré les mises en garde polonaises, baltes ou ukrainiennes contre l'expansionnisme russe et les a reléguées au rang de choses du passé. Aujourd'hui, l'invasion de l'Ukraine par la Russie, et donc le déclenchement de la première guerre conventionnelle entre États sur le territoire européen depuis la Seconde Guerre mondiale, a provoqué un réveil amer. L'expérience polonaise se nourrit non seulement de la mémoire des siècles d’occupation d'une grande partie de la Pologne par les forces russes ou soviétiques, et de la répression de l'identité locale qui en a découlé, mais aussi d'une profonde familiarité avec la mentalité russe.

    L'Occident considère généralement la Russie comme un État-nation européen parmi d'autres, même s'il est grand, alors qu'il s'agit d'un État-civilisation autonome, uniquement voué à sa propre dynamique, et culturellement très étranger à l'Occident, dont la raison d'être n'est pas de trouver un équilibre avec ses voisins par le compromis et la concertation, mais plutôt d'accomplir la véritable mission du peuple russe, à savoir le "rassemblement de la terre russe", et donc la création d'un grand espace autarcique qui ne veut tolérer aucun concurrent à ses frontières.

    L'invasion russe de l'Ukraine fait apparaître des lignes de fracture au sein des conservateurs européens, qui n'étaient jusqu'à présent que masquées. Dans votre rapport sur la possibilité d'une coopération entre les groupes ID et ECR (1) au Parlement européen , vous aviez déjà souligné que la relation des conservateurs allemands avec la Russie était un élément de division dans leurs relations avec les partis de droite d'Europe de l'Est. Cette évolution vous surprend-elle moins que d'autres ?

    Engels : En Allemagne, mais aussi en France, en Italie et même en Espagne, de nombreux conservateurs entretiennent une image plutôt romantique de la Russie, toujours marquée par des réminiscences de Tolstoï, Dostoïevski, Tchaïkovski, Répine et de l'époque des tsars, mais qui n'a que très peu de rapport avec la Russie d'aujourd'hui. Pour beaucoup, la Russie est considérée comme une sorte de défenseur ultime de l'Occident qui, par idéalisme, ne se préoccupe que de cultiver et de défendre la tradition, le christianisme et la culture nationale. La réalité de la Russie réelle est tout autre : la Russie est marquée par la stagnation économique, la corruption politique, l'implosion de l'orthodoxie, la montée de l'islam, le cynisme en matière de politique étrangère, l'un des taux d'avortement les plus élevés au monde et ainsi de suite.

    L'utilisation sans scrupules des réfugiés à l'occasion de la crise migratoire polonaise ou de soldats musulmans lors de l'invasion de l'Ukraine a justement montré ce qu'il en est réellement de la Russie "chrétienne". Malgré cela, de nombreux conservateurs occidentaux continuent de croire que Poutine est leur allié prédestiné, mais ils ont du mal à voir qu'ils ne sont que les instruments d'une tentative de déstabilisation à grande échelle, dont le but est de diviser l'Occident encore plus qu'il ne l'a fait jusqu'à présent, afin de laisser les mains libres à une expansion russe sans entrave. Si les conservateurs parviennent effectivement à créer une Europe forte et patriotique, vous verrez que le voisin russe ne regardera pas ce projet d'un œil plus favorable que l'actuel hégémon libéral de gauche américain ...

    Dans quelle mesure une montée en puissance de la Russie représente-t-elle un danger pour une Europe unie et patriotique ? Certains journalistes conservateurs, voire de droite, ne voient aucun avantage à une victoire de l'Ukraine pour le conservatisme européen, qui serait plutôt une confirmation et une consolidation des structures de pouvoir mondialistes existantes. Mais dans une Europe jusqu'ici plongée dans le sommeil postmoderne, le retour du politique évoqué par les journalistes allemands comme polonais, ne pourrait-il pas aussi receler la possibilité d'une renaissance occidentale et d'une véritable unification ? Et ce, loin de tout romantisme : dans l'histoire, c'est souvent l'ennemi extérieur qui permet de souder les communautés hétérogènes.

    Engels : Je comprends en effet le conflit intérieur de nombreux conservateurs lorsqu'il s'agit de prendre parti dans la guerre actuelle en Ukraine : une victoire de la Russie transformerait une guerre d'agression mortelle en un dangereux précédent pour l'avenir de l'Europe et reléguerait en outre durablement de l'autre côté d'un nouveau rideau de fer un pays qui, dans sa grande majorité, souhaite adhérer aux institutions occidentales. D'un autre côté, une victoire de l'Occident en Ukraine pourrait également conduire à un renforcement de l'idéologie libérale de gauche, qui a déjà eu des conséquences si terribles dans le reste de l'Europe, et cimenter l'hégémonie américaine ébranlée.

    C'est pourquoi je crois qu'une guerre commune de l'OTAN contre la Russie ne conduirait pas à une véritable réconciliation entre la gauche et la droite ou entre l'Europe et les États-Unis, mais ne ferait qu'approfondir les lignes de fracture existantes à moyen terme. Le seul espoir que je vois, c’est donc la possibilité qu'une éventuelle victoire débouche sur l'intégration progressive de l'Ukraine dans le projet Trimarium, c'est-à-dire la tentative de construire un centre de pouvoir conservateur indépendant entre Berlin et Moscou, comme cela existait déjà avant les divisions polonaises sous la forme de la République polono-lituanienne, qui avait certainement fortement contribué à la stabilisation politique de l'Europe de l'Est.

    D'une manière générale, peut-on conjurer ce dualisme entre d’un côté une victoire russe qui renforce un ordre mondial multipolaire et de l’autre une victoire de l'Occident qui renforce un ordre mondial mono- ou bipolaire ? Ne voit-on pas aujourd'hui, notamment en raison des nombreuses sanctions qui - malgré leurs bases rationalistes et libérales (dans le sens de la croyance que l'ennemi se fonderait sur des considérations rationnelles et économiques et réduirait la voilure à cause de celles-ci) - prennent entre-temps des dimensions carrément antilibérales (pensez à l'annulation d'artistes russes), que cette guerre fait quelque chose à l'Europe ? Et qu'une Europe victorieuse ne peut pas être l'Europe d'hier ? Ne s'agirait-il pas plutôt d'une Europe qui s'éveille de rêves pacifistes béats ?

    Engels : En effet, nous assistons actuellement, du moins sur le plan rhétorique, à un certain réarmement des idéologues libéraux de gauche, qui semblent s'être éloignés, du moins dans leur évaluation de la situation en Ukraine, de la condamnation indifférenciée de la guerre, des armes, du patriotisme et de la masculinité prétendument toxique, et qui exigent résolument, outre des sanctions économiques, la construction d'une armée propre et puissante en Europe. Mais ce virage à droite apparent, du moins rhétorique, des élites dirigeantes politiques et médiatiques du continent, jusqu'ici plutôt situées à gauche, ne signifie en aucun cas un geste de réconciliation envers les conservateurs, mais doit plutôt être considéré avec un grand scepticisme, comme je l'ai montré dans un article paru dans Epoch Times. Le Parti communiste chinois a lui aussi opté, lorsque l'échec de l'Union soviétique est devenu évident, pour un surprenant revirement politique en remplaçant le socialisme par le capitalisme d'État, ce qui n'a toutefois pas affaibli, mais plutôt cimenté, sa position de force et sa capacité à réprimer les opposants politiques.

    Quelles seraient donc les conséquences pour l'Occident, voire pour le principe même de l'Europe, si Poutine, à la suite d'une victoire, établissait réellement un empire pan-eurasien "entre la Vistule et l'Amour" ?

    Engels : Les conséquences seraient tout à fait comparables à la situation d'une nouvelle guerre froide, mais cette fois-ci dans des conditions inégales et plus favorables, puisque même une Russie impérialement gonflée ne serait plus aujourd'hui que le partenaire junior de la superpuissance chinoise, dont la supériorité sur tout ce que l'Occident peut offrir est déjà évidente. Renforcée par cette alliance chinoise, la Russie, qui se voit à son tour de plus en plus opprimée par la Chine en Sibérie, consacrerait une grande partie de son énergie à étendre son influence en Europe et à renforcer sa base de pouvoir démographique en déclin, menacée à l'intérieur non seulement par la baisse de la natalité, mais aussi par l'augmentation de la population musulmane.

    Si la Russie, la Biélorussie et l'Ukraine venaient à fusionner pour former un nouveau grand ensemble russe, les États baltes, la Moldavie et peut-être même la Pologne seraient certainement plus que menacés dans leur intégrité territoriale et leur autonomie politique, et l'on pourrait s'attendre à une répétition des scénarios déjà connus en Géorgie, au Kazakhstan et en Ukraine. La Russie, qui était jusqu'à présent le patron des conservateurs européens, pratiquerait alors de plus en plus une politique de "divide et impera" qui, si l’Europe se détournait des États-Unis, ferait tomber celle-ci de Charybde en Scylla.

    Parlons encore de la situation concrète en Ukraine : quel scénario vous semble le plus probable en ce qui concerne l'issue de la guerre ? Et : certains conservateurs croient à la solution d'une Ukraine neutre - ou pensent même qu'un gouvernement russe fantoche pourrait apporter la paix. Qu'en pensez-vous ?

    Engels : Actuellement, toute issue possible à la guerre serait une catastrophe. Une Ukraine neutralisée ou indirectement réduite au statut de Biélorussie par un gouvernement fantoche légitimerait a posteriori la guerre d'agression de Poutine, porterait son influence politique directe loin à l'ouest et serait le prélude à une extension plus large dans les pays baltes et les Balkans, car il est dans la nature des zones tampons et de sécurité "neutres" exigées par la Russie que celles-ci se déplacent toujours plus loin en fonction des situations politiques de puissance du moment.

    La demande d'une Ukraine neutre, si elle était satisfaite, entraînerait bientôt la demande d'une région balte neutre et finalement d'une Pologne neutre. Si Poutine devait perdre la guerre, les perspectives seraient également sombres, car il faudrait s'attendre à une chute rapide du maître du Kremlin et à des troubles politiques correspondants dans l'ensemble de la Fédération de Russie, qui pourrait bien connaître un processus de déclin interne, l'immense empire étant déjà affaibli par de nombreux mouvements séparatistes, par exemple dans le Caucase ou en Sibérie.

    Si le pouvoir central russe devait effectivement disparaître pendant plusieurs années, nous devrions faire face à un foyer de troubles qui traverserait tout le continent eurasien et serait bien entendu exploité par d'autres puissances comme la Chine et le monde islamique. On pourrait alors espérer que des puissances régionales comme la Pologne parviennent au moins à conclure une alliance solide avec les pays riverains de l'est et du sud et à les aider à se stabiliser économiquement et politiquement, afin de protéger au moins le flanc est de l'Europe contre le chaos.

    Par ailleurs, le fait que Poutine veuille s'approprier la nation ukrainienne et ainsi l'anéantir de facto est également contesté en partie par les conservateurs et la droite. Beaucoup pensent que le droit à la vie de la nation ukrainienne pourrait être préservé malgré la domination russe. Cela ne contredirait-il pas fondamentalement la logique impérialiste que vous diagnostiquez pour la Russie ?

    Engels : Comme je l'ai dit, ce serait une erreur de vouloir appliquer à la Russie les critères classiques des États-nations européens. Il ne s'agit pas pour la Russie de Poutine de créer un peuple russe homogène sur le plan ethnique, religieux ou culturel, mais plutôt d'accomplir une mission métaphysique de rassemblement de la "terre" russe dans toute sa diversité et même ses contradictions internes. Bien entendu, cet objectif s'accompagne d'un certain chauvinisme grand-russe, qui s'efforce d'écraser et de réprimer autant que possible les mouvements régionalistes ou nationalistes ; mais au fond, ce projet est un phénomène tout à fait multiculturel et même multireligieux.

    Cela devient particulièrement clair avec l'exemple de l'islam qui, loin d'être combattu ou refoulé en Russie, est au contraire délibérément courtisé et renforcé tant qu’il s’engage dans une relation de loyauté politique avec le gouvernement en place. Ce n'est donc qu'en surface qu'il est paradoxal que le prétendu peuple frère ukrainien soit contraint de s'allier volontairement à la Russie par des mercenaires tchétchènes fondamentalistes.

    Une annexion russe de l'Ukraine, quelle qu'elle soit, ne déboucherait donc pas nécessairement sur une destruction génocidaire de la langue ou de la culture ukrainienne, mais plutôt sur une tentative de lui retirer son caractère d'Etat-nation et de la détacher ainsi de son contexte politico-culturel occidental. Il s'agit de transformer le territoire ukrainien par une décomposition et une assimilation culturelles et politiques multiples, de manière à lui ôter toute base d'autonomie en tant qu'État national et à faire à nouveau de l'ensemble du territoire une partie intégrante de l'immense zone d'influence de la Grande Russie.

    Merci beaucoup, Monsieur le Professeur Engels !

    David Engels (Die Tagesstimme, 2 septembre 2022)

    (Traduction Métapo infos, avec DeepL)

     

    Note :

    1 : ID, groupe Identité et Démocratie (avec les députés du RN) ; ECR, Conservateurs et Réformistes européens

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  • L'Amérique dans la guerre Russie-Ukraine...

    Dans cette émission du Plus d’Éléments, diffusée par TV Libertés, une partie de l'équipe de la revue, autour d'Olivier François, revient, à l'occasion de la sortie du dernier numéro, sur le conflit entre la Russie et l’Ukraine, sur fond d’offensive américaine en Europe de l’Est, d’encerclement de l’ex-empire des tsars et de déferlante médiatique contre Poutine. Au menu également, la façon dont le "wokisme" s’attaque à la gourmandise et à l’art de vivre français, la dernière présidentielle avec Jérôme Sainte-Marie, les conséquences du vote musulman en faveur de Jean-Luc Mélenchon, la folie sanitaire avec les docteurs Knock de la vaccination et la naissance du capitalisme dans le luxe des cours de la Renaissance... On trouvera sur le plateau, François Bousquet, rédacteur en chef, Patrick Lusinchi, directeur artistique, Christophe A. Maxime et Rodolphe Cart...

          

                                             

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