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europe - Page 16

  • Entre l'analogie et la géographie, l'Europe devra choisir...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Max-Erwann Gastineau cueilli sur Figaro Vox et consacré au refus de la géopolitique par l'Union européenne.  Diplômé en histoire et en science politique, Max-Erwann Gastineau est essayiste et a publié Le Nouveau procès de l'Est (Éditions du Cerf, 2019).

     

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    Max-Erwann Gastineau : «Entre l'analogie et la géographie, l'Europe devra choisir»

    Dans un article remarquable d'anticipation, «La diplomatie et le progrès», publié en 1894, le grand historien de la diplomatie française, Albert Sorel (1842-1906), mettait en garde les États contre la culture de l'instant favorisée par l'essor des télécommunications : «Imaginez un Richelieu et un Bismarck, un Louis XIV et un Frédéric, enfermés chacun dans son cabinet à téléphones, resserrant en un dialogue précipité les querelles séculaires des dynasties et des nations.» Sorel avertissait notamment « les pays libres et démocratiques»«les passions collectives s'irritent et s'exaspèrent de leur propre fièvre (…)». Successeur d'Hippolyte Taine à l'Académie française, l'historien craignait l'avènement de diplomaties à courte vue, où la réaction dictée par les humeurs de l'opinion supplanterait l'action, qui suppose une politique étrangère cohérente, des «desseins arrêtés de longue date», imprégnés du temps long de l'histoire et des aspérités de la géographie. À l'heure des visioconférences et des télétransmissions smartphonisées, la prophétie de Sorel prend tout son sens. Les passions s'aiguisent par éditos et tweets interposés, pressant les gouvernements de réagir, et ce d'autant plus qu'à l'emprise technologique s'ajoute l'emprise analogique.

    Les Européens raisonnent par analogie. Ainsi l'effroi suscité par l'agression russe de l'Ukraine s'est-il doublé d'appels à ne pas laisser se produire un «nouveau Munich» ; ce jour de septembre 1938 où les démocraties occidentales, pensant calmer l'ogre hitlérien, acceptèrent le partage de la Tchécoslovaquie, ce compromis qui, loin d'empêcher le pire, en hâta l'augure.

    Une collectivité humaine se distingue par ses mœurs et ses institutions. Elle se révèle aussi dans l'expression contrastée de ses sentiments. Ainsi «l'esprit de Munich» désigne-t-il, à chaque conflit, la mauvaise conscience historique qui nous anime. Au lendemain de la chute du Mur, cette mauvaise conscience devança l'interventionnisme occidental. Le très influent Robert Kaplan, alors en faveur de l'engagement des États-Unis dans les Balkans, raconte : «la peur d'un nouveau Munich était une constante des années 1990». Elle fut mobilisée lors de la guerre du Golfe de 1991 contre Saddam Hussein ; elle légitima le bombardement de Belgrade en 1999 ; elle préfaça l'ubris des années 2000-2010, marquées par les interventions américaine en Irak et franco-britannique en Libye, l'ambition d'asseoir un ordre international ignorant les limites de l'histoire et de la géographie. «Dénoncer l'esprit de Munich, ajoute Kaplan, c'était en appeler à l'universalisme, au souci pour le destin du monde et la liberté des peuples». C'est désormais en appeler à la défense de la démocratie contre les autocraties, à la sauvegarde de «nos valeurs» contre «la loi du plus fort».

    Dans le champ théorique des relations internationales, il est de coutume d'opposer à cette conception «morale», mettant l'accent sur les normes et les valeurs, une grille de lecture «réaliste».Le réalisme se veut descriptif. Les régimes (démocraties, dictatures) l'intéressent peu. Il prétend dire ce qui est, lire le monde tel qu'il est, tel que la géographie, le climat, l'histoire des peuples, les affinités culturelles des civilisations l'ont fragmenté et constellé d'États concurrents. «Toutes les nations sont tentées (…) de revêtir de leurs propres aspirations et actions le destin de l'univers», rappelle Morgenthau, figure du réalisme américain. Mais cette tentation n'est jamais que rhétorique dans la compétition que se livrent les États pour préserver leur sécurité et maximiser leurs intérêts. Aussi, en langue réaliste, est-ce davantage la conscience que la guerre est dans l'ordre des choses que la confiance dans les normes internationales, dont la solidité est toujours suspendue au bon vouloir des puissances, qui permet d'anticiper et d'éviter les conflits.

    On peut ainsi rêver à l'avènement d'une autre Russie, démocratique, libérale, «occidentalisante», mais la question centrale est ailleurs ; sauf à supposer qu'une Russie plus démocratique cesserait de se faire une certaine idée de son rôle et de sa puissance. Ce qui en dit peut-être davantage sur notre propre conception de la démocratie, notre difficulté à concilier ce terme avec l'idée de puissance et d'intérêt national. La nature politique de la Russie est d'autant moins la question que, comme le rappelle Samuel Huntington dans Le choc des civilisations , la démocratie n'empêche nullement l'élection de dirigeants nationalistes, restaurant les rêves de grandeur et d'indépendance d'un peuple vaincu.

    Qui dirigerait la Chine si ses dirigeants devaient être élus au suffrage universel ? Un gouvernement occidentalisant, favorable à nos intérêts ? Figure du réalisme français, Raymond Aron invitait ses contemporains à ne pas ignorer une autre variable : la force des sentiments nationaux, la vie des hommes «ne [s'accomplissant] pas en dehors de « communauté nationale », dont chacune tend à promouvoir des valeurs singulières (…), l'unité d'une culture, d'un ensemble singulier de croyances et de conduites.»

    Aussi la question centrale n'est-elle pas de savoir si la défense de l'Ukraine est juste et l'invasion russe illégale. La réponse à ces deux énoncés ne saurait faire débat. Juste et illégale, elles le sont. La question, pour nous autres Européens, est la suivante : comment vivre aux côtés d'un État disposant des ressources «nationales» (conscience patriotique), militaires, technologiques, énergétiques et financières nécessaires à l'instauration de rapports de force ou au renversement de statu quo jugés contraires à sa quête de puissance, qui est aussi la condition de sa sécurité ? Du côté de Vladimir Poutine, c'est bien la poursuite du statu quo assimilé à l'«occidentalisation» rampante de l'Ukraine qui fut jugée plus désastreuse pour l'intégrité du «monde russe» que les conséquences d'une guerre, par ailleurs mal appréciée, ignorant la force de résistance ukrainienne et l'ampleur du soutien occidental.

    La question de la coexistence euro-russe, que la défaite ou le remplacement du régime poutinien ne rendra nullement caduque, sauf à considérer comme raisonnable la prise de Moscou et la partition de son territoire, a dessiné trois options.

    La première option est américaine. Elle date de la Guerre froide mais continue, plus que jamais, d'apparaître comme la plus sage, aucun État européen ne disposant de la force de feu nécessaire pour tempérer l'impérialisme russe. Elle justifie l'existence de l'Otan et son extension à de nouveaux pays. Elle légitime les regrets d'avoir laissé l'Ukraine en dehors de l'Alliance atlantique et les attaques contre la « naïveté » française ou allemande.

    La deuxième option a été pratiquée le plus ardemment par l'Allemagne réunifiée. Jusqu'au matin du 24 février 2022, elle consacra l'illusion libérale selon laquelle des nations liées par le commerce ne sauraient risquer de se délier.

    La troisième option a été formulée par la France, pays dont la façade atlantique l'oriente vers le duo anglo-américain et, par effet mécanique, la quête de contrepoids sans lesquels sa voix – qu'elle ose encore parfois présenter comme «singulière» - s'en trouverait diluée. Dans son passionnant Passeport diplomatique, résumé de près de quarante ans de vie diplomatique, Gérard Araud, ancien ambassadeur de France en Israël et aux États-Unis, raconte le poids du prisme « réaliste » à son arrivée au Quai d'Orsay, au début des années 1980. «Il était interdit d'utiliser l'adjectif occidental dans notre correspondance». Ce terme consacrait l'hégémonie anglo-américaine, l'effacement de la singularité française. Un «tiers-mondisme gaullien » dominait. Il préfaça la synthèse «gaullo-mitterrandienne» chère à Hubert Védrine et un certain nombre d'initiatives diplomatiques, comme l'idée de «confédération européenne » torpillée par les États-Unis, au sein de laquelle la Russie postsoviétique devait siéger. «Paris, se remémore Brzeziński, était fin prête à jouer de toutes les ressources tactiques que lui offrent ses liens traditionnels avec la Russie pour gêner les initiatives américaines en Europe». Les mots de son ministre des affaires étrangères, prononcés en août 1996, l'illustrent : «Si la France veut jouer un rôle international, elle tirera profit de l'existence d'une Russie plus forte. Elle doit l'aider à réaffirmer sa puissance…»

    La France des années 1990 utilisait le levier russe pour promouvoir au sein de l'Otan l'émergence d'un «pilier européen», qu'elle serait ensuite appelée à diriger, la sécurité de l'Europe passant par une relation renouvelée avec la Russie - ce qu'Emmanuel Macron, dans la continuité de ses prédécesseurs, n'a jamais manqué de rappeler, de Paris à Varsovie.

    L'audace diplomatique suppose une conscience claire de son identité et de ses intérêts. La France conserve l'idée qu'elle ne saurait confondre l'Europe avec les États-Unis, mais ne comprend pas ou feint d'ignorer que son déclin économique, incarné par sa désindustrialisation, l'empêche de détenir les moyens de son verbe.

    Ainsi l'option «française» a-t-elle vécu, l'«allemande» aussi. Reste la première option, «américaine», signe d'une ambition renouvelée pour l'Occident retrouvé ? Face à l'agresseur russe, les Européens s'enorgueillissent d'avoir su réagir et s'adapter. Qui subit s'adapte. Les Américains, eux, ne s'adaptent pas. Ils «stratégisent». Ils se donnent des fins et disposent pour les atteindre d'un appareil conceptuel dont l'Europe s'est progressivement dépourvue, par moralisme, croyance dans les effets pacificateurs du droit et du doux commerce, mépris de l'histoire et de la géographie. Trois géostratèges d'envergure, issus de générations différentes, Halford Mackinder, Nicholas Spykman et Zbigniew Brzeziński, illustrent la force de cet appareil et son tropisme «eurasien».

    Fondateur à la fin du XIXe siècle de l'école de géographie britannique, professeur à Oxford, Mackinder estimait que le cœur battant du monde, le heartland (ou l’île monde), composé principalement de l'Europe de l'Est et de la Sibérie occidentale, déterminait le sort des puissances :

    «Qui contrôle l'Europe de l'Est contrôle le cœur de l'Eurasie :

    Qui contrôle le cœur de l'Eurasie contrôle l'île-monde

    Qui contrôle l'île monde contrôle le monde»

    Durant l'entre-deux-guerres, Nicholas Spykman ajoute au «heartland» de Mackinder le concept de «Rimland». Le Rimland est une ceinture côtière, un arc de «terres bordières» allant de l'Europe atlantique à l'extrême orient, en passant par le Moyen-Orient (Mer Méditerranée, Mer rouge) et le sud asiatique (Océan indien). Elle entoure les richesses géologiques du heartland eurasiatique. Considéré comme le père de la géopolitique américaine, qui inspira notamment la politique d' «endiguement» du communisme, Spykman ne croyait pas en l'établissement d'une paix durable et universelle. Le monde est trop hétérogène. «Les ministres vont et viennent, même les dictateurs meurent, mais les chaînes de montage demeurent immuables ». Raison pour laquelle, écrit-il, la géographie est « la variable la plus importante en politique étrangère».

    Dans son fameux Grand échiquier, publié en 1997, Brzeziński se réfère à ces deux maîtres et complète le tableau. Pour garder pied sur la plaque eurasiatique, où se joue la stabilité et la prospérité des nations, l'ancien conseiller de Jimmy Carter à la Maison Blanche appelait les États-Unis «à exploiter» deux éléments : le levier ukrainien et la «position dominante de l'Allemagne», dont la quête de «rédemption» la rend plus facile à manœuvrer qu'une France en quête de «réincarnation» (sic).

    La géographie est une variable consciente lorsqu'elle permet de dessiner des stratégies. Elle est aussi une variable inconsciente lorsque l'on se penche sur les deux grandes tendances paradigmatiques américaines : l'isolationnisme et l'idéalisme ; la première qui appelle les États-Unis à se tenir éloigné des tumultes du monde, pour tirer au mieux profit de leur position avantageuse, cerclée de deux océans protecteurs ; la seconde qui découle aussi de cette position quasi «ilienne», qui permet d'agir sur la carte du monde sans risquer de nuire à l'intégrité de son propre territoire.

    Dans l'histoire des relations internationales, la géographie prime le droit et la morale. Il est ainsi plus facile de se faire le combattant de la liberté lorsque des frontières naturelles vous protègent que lorsque la configuration des lieux vous condamne aux joutes continentales. La Grande-Bretagne aurait-elle été la nation du commerce et du libéralisme si elle avait dû composer avec la géographie allemande, dépourvue de frontières naturelles ? « Elle aurait été, selon toute vraisemblance, en proie à la tyrannie d'un seul homme», répondait Alexander Hamilton, père du fédéralisme américain. Il en est de même pour la France, dont la culture stratégique fut longtemps accaparée par la vulnérabilité «naturelle» de son flanc nord-est. Maginot et Clémenceau ont hérité des «angoisses de César et de Louis XIV face à la perméabilité de la frontière avec l'Allemagne», résumait Spykman.

    L'Europe contemporaine aura du mal à accepter cette grille de lecture «géographiste», «déterministe», qui n'est d'ailleurs pas sans limites, dans laquelle le destin des peuples et des régimes ne peut complètement échapper à la nature des lieux. Le projet européen l'interdit. L'Europe est une «construction», non une civilisation plongeant ses racines dans le temps long d'une histoire millénaire. Elle a des «valeurs» plus que des traditions. Ses traités visent l'«intégration», «l'union sans cesse plus étroite». Le projet européen est plus devenir que continuité, à l'image de ses frontières, qu'il repousse par élargissements successifs. C'est sa différence. C'est aussi ce qui préface son infirmité géopolitique. Car il n'y a de géopolitique sans considération pour la géographie, sans considération pour les effets de la terre, qui se dit géo en grec, sur la vie des hommes. L'école de géographie française fondée par Paul Vidal de La Blache ne l'ignorait nullement, bien qu'elle fût plus «possibiliste« que l'anglaise ou l'allemande, dessinant un «déterminisme possibiliste», selon l'expression de Raymond Aron, qui accorde les variables conscientes (l'action des hommes : politique, technico-économique, démographique) aux variables inconscientes qui limitent la rationalité des acteurs et surdéterminent la diversité de leurs représentations.

    Mépriser l'importance de la géographie, c'est oublier ces permanences formant autant de contrepoids au diktat de l'évènement qui prive les démocraties européennes de stratégies et les expose aux décisions de ceux qui, armés du pessimisme du géographe, en disposeraient pour elles.

    Le 13 février dernier, The Washington Post évoquait «un moment charnière» (pivotal moment) à la suite du «coup de pression» des Américains sur l'Ukraine. Le grand quotidien révélait notamment l'existence de possibles négociations en vue d'une sortie de crise à l'automne. Il n'est en effet pas impossible de se demander si les États-Unis n'ont pas déjà atteint leurs principaux objectifs (au-delà sans doute de l'imaginable) : ressusciter l'Otan, croître leurs exportations de gaz (plus cher que le russe), couper durablement l'Europe - et notamment l'Allemagne - de la Russie, comme le symbolise la destruction des gazoducs Nord Stream. Pas impossible non plus d'imaginer Washington se préserver de tout risque d'enlisement, avant l'élection présidentielle de 2024.

    Face à l'échec irakien, une autre analogie supplanta la référence à «l'esprit de Munich» : le Vietnam. Les bourbiers irakien et afghan furent les derniers «Vietnam» des États-Unis. Et ces échecs pèsent encore dans la conscience nationale. Dès le début du conflit, le coût et les finalités de l'intervention en Ukraine furent davantage posés par la presse américaine, notamment conservatrice, qu'européenne. Les Américains n'iront pas au-delà d'une certaine limite. Ce qui ne veut pas dire que la sortie de crise sera chose aisée. Souvenons-nous de la Syrie : dès lors qu'il fut clair que le régime de Bachar al-Assad tiendrait, l'illusoire troisième voie «démocratique», le vœu d'une Syrie plus «occidentale» vécut et, avec lui, la nécessité d'une présence prolongée. La fin arrangea tout le monde. L'Occident put se concentrer sur Daesh, arguer d'avoir su neutraliser l'État islamique ; la Russie d'avoir su protéger son allié syrien. Ce qui doit nous inquiéter, concernant la guerre que subit le peuple ukrainien, est l'impossibilité d'imaginer, à ce stade, une voie de sortie convenable pour l'ensemble des camps en présence.

    Au fond, la question est la suivante : les Américains ont leur agenda, les Russes leurs desseins ; quels sont ceux des Européens ? Alors que l'inefficacité des sanctions européennes rappelle combien la désoccidentalisation du monde, la montée en puissance du monde non occidental - qu'aucun fond idéologique ne rassemble sinon la quête de l'intérêt national, qui passe souvent par le maintien de liens avec la Russie, et le ressentiment anti-occidental - est une donnée que nous ne saurions plus longtemps ignorer, le risque pour l'Europe est de voir s'affirmer un monde multipolaire dans lequel l'Europe ne serait pas elle-même un pôle ; mais tout au mieux le bras moral, le versant « idéaliste » du réalisme américain, faute de narratif indépendant, de conscience claire de ses propres spécificités historiques et géographiques.

    À supposer que nos marges de manœuvre soient encore réelles, ce risque est devant nous. Il placera de nouveau la Pologne en première ligne ; elle dont l'histoire et la géographie la posent en nouvelle force motrice de l'Europe géopolitique. La nation de Solidarnosc et de Jean Paul II, dont l'esprit de résistance «christiano-patriotique» milite depuis des années en faveur d'une Europe plus «réaliste», consciente de la diversité des nations et de leurs traditions, devra s'en souvenir. Son nouveau poids lui donne des responsabilités, qui ne sauraient conduire à ne prôner pour l'Europe que le strict alignement sur les visées géostratégiques américaines. À moins que l'injonction à «l'unité de l'Europe» n'entame déjà la construction de son hypothétique «autonomie» ?

    L'Europe fait de l'unité une fin en soi. Ainsi a-t-on vu fleurir ces derniers mois, notamment à Berlin, l'idée de mettre fin au vote à l'unanimité des membres du Conseil européen sur les questions de politique étrangère, oubliant que la division de l'Europe fut aussi une chance. Si la décision de soutenir l'invasion de l'Irak en 2003 avait dû être réglée par un vote à la majorité qualifiée, la France aurait-elle pu jouer pleinement son rôle de membre du Conseil de Sécurité des Nations Unis et entraîner dans son sillage d'autres États ?

    La France n'a pas dit «non» en 2003 parce que l'invasion de l'Irak reposait sur un mensonge. La presse américaine dénonçait l'«esprit de Munich» des Français, coupables de laisser la menace irakienne peser sur le destin du monde. La France eut la force de résister à cette entreprise «moralisatrice», celle que les «néoconservateurs» ont réactivée sous George W. Bush ; celle qui divise le monde entre le «jardin» occidental et la «jungle» non occidentale, selon la formule du théoricien néoconservateur Robert Kagan, reprise en octobre 2022 par le représentant de la diplomatie européenne, Josep Borrell.

    Avec le discours de Dominique de Villepin au Conseil de sécurité des Nations unies, dont nous venons de célébrer le vingtième anniversaire, la France n'incarnait pas le Bien s'opposant au Mal rongeant l'Amérique. Elle avait convoqué le temps long, l'histoire, l'expérience d'un «vieux pays», pour prévenir le «moralisme» américain des conséquences prévisibles de ses actes sur une région aussi dense et plurielle que le Moyen-Orient. Elle avait appelé avec Jacques Chirac à s'ouvrir à la diversité du monde, matérialisée par l'ouverture en 2006, sous le patronage de Claude Lévi-Strauss, du musée du Quai Branly.

    L'Europe aura besoin d'une France forte, consciente du monde pluriel qui est désormais le nôtre, pour apprendre à exister par elle-même, à projeter sa propre particularité à partir de ses propres concepts et dans la réalisation de ses propres buts. Car la question de demain ne sera pas de savoir si nous sommes «pro-russes» ou «pro-américains» (la cause est entendue). Elle sera de savoir si nous pouvons encore devenir pro-européens.

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  • Guerre en Ukraine et intérêts des puissances...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous l'entretien donné par Maurice Gourdault-Montagne à Régis Le Sommier sur Omerta, dans lequel il évoque les intérêts des différentes puissances dans le conflit ukrainien.

    Diplomate français, anciennement ambassadeur au Japon, au Royaume-Uni, en Allemagne et en Chine, Maurice Gourdault-Montagne a également été conseiller diplomatique de Jacques Chirac lors de son second mandat de président de la république (2002-2007).

     

                                                 

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  • Alain de Benoist : « Séparer l’identité et le social est un non-sens.»...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec Alain de Benoist, cueilli sur Breizh-Info, dans lequel il évoque la question de l'identité à l'occasion de la sortie de son dernier essai, Nous et les autres (Rocher, 2023).

    Philosophe et essayiste, directeur des revues Nouvelle École et Krisis, Alain de Benoist a récemment publié Le moment populiste (Pierre-Guillaume de Roux, 2017), Contre le libéralisme (Rocher, 2019),  La chape de plomb (La Nouvelle Librairie, 2020),  La place de l'homme dans la nature (La Nouvelle Librairie, 2020), La puissance et la foi - Essais de théologie politique (La Nouvelle Librairie, 2021) et L'homme qui n'avait pas de père - Le dossier Jésus (Krisis, 2021).

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    Alain de Benoist : « C’est une erreur de croire que l’ampleur des préoccupations identitaires replace les questions d’ordre économique à un niveau secondaire »

    Alain de Benoist vient de publier un (nouvel) essai remarquable intitulé «Nous et les autres » qui s’attaque à la question de l’identité. Pour en discuter, nous l'avons interrogé.

    Breizh-Info.com : Tout d’abord, est-ce que ce livre part de la volonté d’apporter une réponse aux débats actuels sur l’identité ou les identités, débats monopolisés médiatiquement et curieusement par l’extrême gauche et par une certaine gauche ?

    Je dirais plutôt qu’il part de la volonté d’y voir plus clair dans ces débats qui, aujourd’hui, ressemblent à des foires d’empoigne. De nos jours, tout le monde parle de l’identité, mais c’est le plus souvent sur le mode de la litanie ou du slogan. Quand on demande à ceux qui en parlent le plus de dire ce qu’ils entendent par là, quel contenu ils donnent à l’identité, quelle idée ils s’en font, on obtient des réponses parfaitement contradictoires. Mon livre est une tentative de mise au point. La première partie, la plus théorique, s’efforce de montrer comment la notion d’identité s’est formée au cours de l’histoire sociale et de l’histoire des idées, en liaison notamment avec la montée de l’individu. La seconde, plus actuelle et plus polémique, analyse l’identitarisme racialiste proprement délirant des milieux indigénistes ou « postcoloniaux ».

    Je dis dans l’introduction que l’identité est à la fois vitale et floue. Vitale parce qu’on ne peut pas vivre sans identité, floue parce que l’identité est toujours complexe : elle comprend différentes facettes qui peuvent entrer en conflit les unes avec les autres. Les deux erreurs à ne pas commettre sont de croire que l’identité n’est pas vitale parce qu’elle est floue, ou qu’elle ne peut pas être floue si elle est vraiment vitale.

    Pour bien comprendre ce dont il s’agit dans la narration identitaire, il faut prendre en compte trois catégories de différences : entre l’identité héritée, en général à la naissance, et l’identité acquise (qui est tout aussi déterminante que la première : quand on meurt pour ses idées, on meurt pour une identité acquise), entre l’identité individuelle et l’identité collective, et surtout entre l’identité objective et la perception subjective que l’on s’en fait. Les différentes facettes de notre identité n’ont en effet pas à nos yeux la même importance, et c’est ce qui détermine notre sentiment de proximité par rapport aux autres. Si je suis un Breton, un Français et un Européen, est-ce que je me sens plus breton que français ou l’inverse ? Plus français qu’européen ou l’inverse ? Si je suis chrétien, est-ce que je me sens plus proche d’un chrétien du Mali que d’un païen norvégien (pour des raisons religieuses), ou l’inverse (pour des raisons culturelles) ? Si je suis une lesbienne de droite, est-ce que je me sens plus proche d’un homme de droite (pour des raisons politiques) ou d’une lesbienne de gauche (pour des raisons d’ordre sexuel) ? On peut imaginer mille questions de ce genre. Elles nous montrent que les différents aspects de notre identité ne s’harmonisent nécessairement entre eux.

    Breizh-Info.com : L’ère de la globalisation, l’avènement de la société libérale, notamment après les conflits civils du XXe siècle en Europe, semblaient avoir effacé en partie la question identitaire, qui revient aujourd’hui sous d’autres aspects. Le signe d’une force bien plus importante que toute question d’ordre économique notamment ?

    La question identitaire ne fait pas retour, elle surgit tout simplement. Dans les sociétés traditionnelles, la question de l’identité ne se pose même pas. C’est à l’époque moderne qu’elle commence à se poser parce que les repères s’effacent, et que de plus en plus de gens s’interrogent sur ce qu’ils sont et sur ce à quoi ils appartiennent. « Qui suis-je ? », « qui sommes-nous ? » sont des questions qui ne se posent que lorsque l’identité est menacée, incertaine, ou qu’elle a déjà disparu. C’est ce qui rend cette notion intrinsèquement problématique. Censée constituer la solution, elle fait aussi partie du problème.

    C’est une erreur de croire que l’ampleur des préoccupations identitaires replace les questions d’ordre économique à un niveau secondaire. L’économique et le social font aussi partie de l’identité. Notre identité économique, sociale, professionnelle ou autre, n’est pas dissociable des autres facettes de notre personnalité. C’est tout particulièrement vrai pour les classes populaires, qui sont bien conscientes de faire actuellement l’objet d’une discrimination à la fois culturelle et sociale : elles se sentent étrangères dans leur propre pays et subissent un mépris de classe constant. Elles se sentent donc doublement exclues. Séparer l’identité et le social est un non-sens. C’est ce que n’a pas compris Eric Zemmour, qui a cru pouvoir ressusciter le clivage gauche-droite en associant un discours anti-immigration des plus anxiogènes à des options économiques libérales. Les classes populaires lui ont tout naturellement préféré Marine Le Pen.

    Breizh-Info.com : Ce début de XXIe siècle semble également marquer le retour de la question de la race, du racialisme, dans le débat identitaire, notamment du fait des mouvements indigénistes (mais pas que). Estimez-vous que ce débat soit fondamental ou bien qu’il constitue au contraire une forme de retour en arrière, d’essentialisation de l’identité au travers de ce prisme ?

    Les races existent, et les facteurs raciaux sont à prendre en compte comme tous les autres. Leur donner une importance centrale, vouloir tout expliquer par eux, est inconséquent. J’ai déjà publié trois livres contre le racisme, je n’y reviendrai pas. La véritable nature de l’homme, c’est sa culture (Arnold Gehlen) : la diversité des langues et des cultures résulte de la capacité de l’homme à s’affranchir des limitations de l’espèce. Vouloir fonder le politique sur la bioanthropologie revient faire de la sociologie une annexe de la zoologie, et interdit de comprendre que l’identité d’un peuple, c’est d’abord son histoire. Ce n’est pas seulement une régression de type réductionniste, c’est aussi profondément impolitique. On en voit le résultat avec les délires racialistes de l’idéologie « woke », qui sont parfaitement comparables aux délires du suprémacisme blanc américain : le degré zéro de la pensée politique.

    Breizh-Info.com : Pourquoi avez-vous choisi de vous attarder particulièrement sur la question de l’identité juive ? Qu’est-ce qu’elle nous dit aujourd’hui ?

    Breizh-Info.com : Je consacre à cette question un « excursus » placé en appendice de mon livre. La raison en est simple. Au cours des deux derniers millénaires écoulés, le peuple juif n’a cessé d’être confronté (et de se confronter) à la question de son identité. Alors que tant d’autres peuples ont disparu au cours de l’histoire, il a réussi à se maintenir en diaspora par une discipline intellectuelle constante et par le moyen de la proscription des mariages mixtes. Sans cette endogamie rigoureuse, il aurait sans doute disparu. Ce qui est également intéressant, c’est que la pensée juive a toujours été tiraillée entre un pôle universaliste et un pôle particulariste. La réponse que le judaïsme orthodoxe donne à la question : « Qui est juif ? » diffère totalement des législations antisémites qui distinguent des « demi-juifs », des « quarts de juifs », ce qui ne veut pas dire grand-chose. Selon la tradition de la halakha, ce qui prévaut est la loi du tout ou rien : on est juif si l’on est né d’une mère juive, on ne l’est pas si l’on est né d’un père juif et d’une mère non juive. Bien sûr, au fil des siècles, tout cela a donné lieu à des discussions passionnées, qui se sont encore amplifiées après la création de l’Etat d’Israël. J’ai choisi cet exemple pour montrer que l’identité n’est jamais une chose simple.

    Breizh-Info.com : Vous avez consacré l’essentiel de votre vie à la défense de l’identité, et notamment de la civilisation européenne. Comment votre regard, et votre propre perception de ce que vous êtes et de ce que les autres sont, ont-ils évolué sur plusieurs décennies ? Et aujourd’hui, qui êtes-vous, qui sont les autres ?

    Mon regard s’est sans doute affiné, mais il n’a jamais changé. Personnellement, je me définis fondamentalement comme un Européen, solidaire de son histoire et de sa culture. A l’heure de la crise généralisée des doctrines universalistes, je souhaite que l’Europe devienne une puissance civilisationnelle autonome. Mais cette définition de la « nostrité » n’est pas exclusive des autres. Elle n’entraîne ni la xénophobie ni le refus de reconnaître les valeurs et la grandeur des autres cultures du monde, bien au contraire (sur certains points, nous devrions même prendre exemple sur elles). Dans nos rapports avec les autres, nous devons comprendre que toute identité est dialogique : on n’a pas d’identité si l’on est seul. Les systèmes universalistes s’efforcent de faire disparaître l’altérité au profit d’un monde unidimensionnel. Ce sont ces systèmes qui représentent l’ennemi principal, parce qu’ils veulent éradiquer les différences entre tous les peuples.

    Alain de Benoist, propos recueillis par Yann Vallerie (Breizh-Info, 13 février 2023)

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  • La fin de la globalisation joyeuse...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Jean-Philippe Duranthon, cueilli sur Geopragma et consacré aux tensions géopolitique du monde fragmenté. Jean-Philippe Duranthon est haut-fonctionnaire et membre fondateur de Geopragma.

     

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    Ce que l’IRA nous dit

    Les Etats-Unis ont adopté un plan massif de soutien à l’économie poétiquement dénommé « Inflation Reduction Act » (IRA) qui promet aux entreprises et aux particuliers américains des aides s’élevant à 500 Md$ sur dix ans. Abrité derrière la lutte contre l’inflation et le réchauffement climatique, ce plan prévoit notamment de nombreux crédits d’impôts et subventions en faveur de l’investissement et de la production de technologies nouvelles. Depuis quelques semaines Paris et Berlin, soutenus mollement par Bruxelles, s’élèvent contre ce dispositif qui, parce qu’il réserve les soutiens aux activités réalisées sur le sol américain, incite les entreprises européennes à se délocaliser aux Etats-Unis.

    Au-delà des enjeux de ce dossier, les débats qu’il occasionne sont révélateurs d’évolutions et de tensions géopolitiques plus vastes.

    1/ La première chose que l’IRA nous dit est que nous vivons désormais dans un monde fragmenté. Le constat n’est pas nouveau, mais l’intensification des tensions entre les Etats-Unis et la Chine et surtout la Russie entraîne une diminution importante des relations diplomatiques, économiques mais aussi culturelles[1] entre les blocs antagonistes. En outre, on observe parallèlement des tentatives plus ou moins abouties de constitution d’entités régionales restreintes qui ont pour origine la volonté de faire face à la politique expansionniste de la Chine dans le Pacifique, d’échapper aux contraintes résultant de l’utilisation du dollar dans les transactions internationales ou de ne pas choisir entre les camps qui s’opposent à propos de l’Ukraine. L’IRA, quant à lui, montre que cette fragmentation est plus forte que les alliances régionales et que les intérêts nationaux priment sur les solidarités militaires que l’on se plait pourtant à invoquer : les pays occidentaux proclament chaque jour l’unité indéfectible de leur alliance face à la Russie mais le plus puissant d’entre eux ne se gêne pas pour favoriser les intérêts de ses entreprises.

    Les temps de la « globalisation joyeuse » sont donc bien finis, aussi bien dans le domaine militaire que pour les relations commerciales et financières. Même le forum de Davos, le club des mondialistes convaincus, a cette année placé sa réunion sous le thème “Cooperation in a Fragmented World”.

    2/ L’adoption de l’IRA illustre également l’impuissance, voire la disparition de toute régulation internationale. Le constat est évident dans le domaine militaire puisque l’ONU est totalement absente des débats sur l’Ukraine, alors que, face à des Etats ne se préoccupant que des opérations militaires en cours ou prochaines, il aurait pu rechercher les conditions d’une paix durable fondée sur un équilibre des intérêts des parties en cause. Mais le constat vaut aussi dans le domaine commercial puisque personne ne cherche à soumettre l’IRA à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), dont la mission est pourtant d’éviter ou de sanctionner les atteintes à la liberté des échanges internationaux ainsi que l’adoption de dispositifs nationaux de soutien illicites. On voit là les résultats de la décision prise par D. Trump, et maintenue par J. Biden, de ne pas nommer de juge à l’organe de règlement des différends de l’OMC, privant cette dernière de toute possibilité d’action contraignante.

    3/ En troisième lieu, les Etats-Unis ajoutent avec l’IRA un nouvel élément à leur panoplie déjà considérable d’instruments de prééminence ou de domination. Depuis longtemps la suprématie du dollar leur permet de faire financer leur déficit par les pays étrangers et, grâce à l’extraterritorialité du droit américain, de soumettre aux tribunaux américains les entreprises étrangères, y compris celles de leurs alliés[2] ; l’OTAN leur permet d’agréger leurs alliés à leur stratégie « géopolitico-militaire » et de leur vendre leurs matériels militaires ; plus récemment, les décisions prises en matière d’approvisionnement énergétique pour affaiblir la Russie leur ont permis de devenir le principal fournisseur de l’Europe en gaz naturel, celui-ci étant de surcroît vendu aux Européens à un prix nettement supérieur à celui auquel les entreprises américaines ont accès, accroissant ainsi le handicap compétitif européen résultant de la façon dont l’Europe a conçu son marché de l’électricité. A ces instruments l’IRA ajoute désormais un appel d’air destiné à attirer les entreprises étrangères, notamment européennes, les plus dynamiques et performantes[3].

    4/ L’IRA met également en lumière le fonctionnement bureaucratique de l’Union européenne. Il est révélateur que celle-ci ait mis autant de temps à réagir : la loi américaine est en gestation quasiment depuis l’élection de J. Biden à la présidence et, même s’il a fallu de nombreux mois pour parvenir à un accord au Congrès, cet accord a été concrétisé par un vote de la Chambre des Représentants le 7 août 2022 entraînant la promulgation de la loi le 16 août. On peut s’étonner que les chancelleries européennes n’aient rien vu venir et que l’Europe ne soit pas intervenue avec vigueur avant même l’adoption de la loi et n’ait pas réfléchi à la façon dont elle réagirait en cas de mauvaise surprise : manque de vigilance ou excès de naïveté ? Le président du Conseil européen a beau déclarer qu’« il est crucial que nous répondions à l’initiative américaine de manière lucide et rapide[4] », rien ne sera décidé au mieux avant un sommet de l’Union programmé les 9 et 10 février prochains, soit environ six mois après l’entrée en vigueur de la loi. A supposer même que des décisions de principe soient prises alors, ce qui n’a rien d’évident compte tenu des divergences actuelles entre Etats membres, d’autres délais seront nécessaires pour mettre en œuvre les mesures une fois que les grands principes auront été adoptés.

    Ces délais seront d’autant plus importants que la réponse européenne prendra vraisemblablement la forme d’un assouplissement de l’encadrement des règles d’Etat, d’un redéploiement de dotations déjà votées et d’un nouveau « fonds européen de souveraineté »[5], lequel semble avoir davantage pour objectif de répartir une manne financière entre les Etats que de renforcer rapidement les entreprises de l’Union. Alors qu’aux Etats-Unis les crédits d’impôts pourront être appliqués sans délai, tout laisse penser que les aides européennes ne seront mobilisables qu’à l’issue de procédures bureaucratiques longues et à l’issue incertaine.

    Mais la Commission européenne est-t-elle vraiment, dans le contexte lié à la guerre en Ukraine, prête à affronter les autorités américaines ? Déclarer, comme Paolo Gentiloni, le commissaire européen à l’Economie, que « la relation transatlantique est [actuellement] au plus haut depuis des décennies »[6] ou se réjouir, comme Valdis Dombrovskis, le commissaire européen au Commerce, de ce que les Américains adoptent, dans les discussions, « un ton constructif »[7], est-il le meilleur moyen d’affirmer sa détermination à défendre ses intérêts[8] ?

    5/ L’IRA montre enfin les limites de la solidarité européenne. La France et l’Allemagne ont été les seuls pays à protester contre la loi américaine et la Commission ne les a suivis que tardivement et parce que les deux pays exerçaient sur elle une pression politique forte.

    L’entente entre la France et l’Allemagne n’est d’ailleurs pas totale puisque la première soutient la création du fonds européen de souveraineté alors que la seconde y est très réticente et souhaite surtout que les automobiles allemandes échappent à l’application de l’IRA. Les manifestations et déclarations d’amitié[9] auxquelles a donné lieu, le 22 janvier, le 60ème anniversaire du traité de réconciliation entre les deux pays n’ont pas un contenu bien concret[10] et la dizaine de pages de la déclaration conjointe rendue publique à l’issue du conseil des ministres franco-allemand est étonnamment muette sur l’IRA et se contente d’un paragraphe général sur la nécessité d’un commerce ouvert, équitable, loyal, etc.

    Il est frappant de constater que le clivage entre les pays de l’Union qui veulent réagir contre l’IRA et ceux qui ne se mobilisent guère à son propos est voisin de celui qui a été observé à propos de la livraison de chars à l’Ukraine, réclamée avec véhémence par la Pologne et les Pays Baltes mais regardée avec réticence par l’Allemagne et la France. On peut d’ailleurs se demander si la Commission n’a pas repris à son compte les revendications françaises et allemandes concernant l’IRA dans le seul but de faciliter en contrepartie l’acceptation par ces deux pays des demandes relatives à la livraison des chars, dont on peut d’ailleurs douter que les protagonistes aient tous une pleine conscience des conséquences potentielles.

    Jean-Philippe Duranthon (Geopragma, 5 février 2023)

     

    Notes :

    [1] Les pressions exercées par les autorités ukrainiennes pour empêcher la représentation à la Scala de Milan de Boris Godounov de Modeste Moussorgski, mort en 1881, en sont un dernier et stupéfiant exemple.

    [2] Et, à l’issue d’un litige, de les contraindre à accepter la présence en leur sein d’un représentant de l’administration américaine.

    [3] Le déséquilibre économique entre les Etats-Unis et la France et, plus largement, l’Europe ne peut pas, toutefois, être interprété à l’aune des seuls soutiens publics. Ainsi la productivité du travail a, depuis 1998, augmenté de 62 % aux Etats-Unis mais de seulement 14 % dans la zone euro, le taux d’investissement net est aujourd’hui de 4 % aux Etats-Unis et de 2 % dans la zone euro et la R&D représente 3,5 % du PIB des premiers contre 2,4 % de la seconde. Voir Patrick Artus, « Croissance, pourquoi les Etats-Unis battent toujours la zone euro », Les Echos, 26 janvier 2023.

    [4] Interview de Charles Michel, président du Conseil européen, Les Echos, 23 janvier 2023.

    [5] Voir le projet de « Pacte vert » proposé par Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne le 1er février 2023.

    [6] Les Echos, 10 janvier 2023.

    [7] Les Echos, 19 janvier 2023.

    [8] On peut aussi s’étonner que le président de Business Europe, le patronat européen, parte quasiment battu en affirmant qu’« il est extrêmement important de parvenir, au moins, à atténuer les mesures discriminatoires pour éviter les délocalisations de nos entreprises » (Interview de Fredrik Persson, Les Echos, 30 janvier 2023). Atténuer, pas supprimer…

    [9] Dans son discours à la Sorbonne, Emmanuel Macron a fait référence à l’image de « deux âmes battant à l’unisson dans la même poitrine ».

    [10] La seule décision concrète concerne le lancement d’un réseau de transport d’hydrogène mais l’Allemagne refuse toujours que l’hydrogène soit fabriqué à partir d’électricité d’origine nucléaire. Par ailleurs les deux pays restent en désaccord sur la réforme du marché de l’électricité et l’Allemagne n’a pas renoncé à s’équiper de matériels militaires et de systèmes d’armes américains.

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  • Tolkien - un regard sur l'Europe...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous un entretien donné par David Engels à Hector Burnouf pour l'émission le Libre journal des littératures du 26 janvier 2023, dans lequel il évoque l’œuvre de J.R.R. Tolkien.

    Historien, essayiste, enseignant chercheur à l'Instytut Zachodni à Poznan après avoir été professeur à l'Université libre de Bruxelles, David Engels est l'auteur de deux essais traduits en français, Le Déclin. La crise de l'Union européenne et la chute de la République romaine (Toucan, 2013) et Que faire ? Vivre avec le déclin de l'Europe (Blauwe Tijger, 2019). Il a  également dirigé un ouvrage collectif, Renovatio Europae - Plaidoyer pour un renouveau hespérialiste de l'Europe (Cerf, 2020). 

     

                                              

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